Salon double - Communisme
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frUne violente mélancolie
http://salondouble.contemporain.info/lecture/une-violente-m-lancolie
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<a href="/equipe/lefort-favreau-julien">Lefort-Favreau, Julien</a> </div>
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<a href="/biblio/kampuch-a">Kampuchéa</a> </div>
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<p><em>Kampuchéa</em> naît d’une fascination ancienne chez Patrick Deville pour les aventuriers et pour les voyages dans les pays éloignés et peu connus, de préférence des anciennes colonies ou des dictatures bureaucratiques sur le déclin. On devine donc que c’est autant du récit de voyage que du reportage politique que tient ce nouvel ouvrage, qui fait suite à<em> Pura Vida. Vie & mort de William Walker</em> (2004), <em>La tentation des armes à feu</em> (2006) et <em>Équatoria</em> (2009). Après avoir traîné ses carnets en Amérique du Sud, en Amérique centrale et en Afrique, il rend compte dans <em>Kampuchéa</em> d’un voyage en Asie du Sud-est, l’Indochine de jadis, plus particulièrement au Cambodge où il s’arrête longuement. Prenant une distance ironique avec le pèlerinage mondain où le voyageur marche sur les traces de ses prédécesseurs afin de renouer avec l’atmosphère du bon vieux temps de l’ère coloniale, Deville est plutôt préoccupé par les traces des conflits du passé dans les tensions politiques du présent.<br /><br />Le nouveau volet de cette «petite entreprise braudelienne» (68) a comme ambition de mettre au jour les rapports de proximité entre la France et le Cambodge. Mais derrière cette visée quelque peu didactique se dessine un plan nettement plus retors. Avec comme prétexte officiel d’assister aux récents procès des Khmers rouges, Deville en profite plutôt pour monter ce «roman», bric à brac baroque constitué de cinquante-quatre courts chapitres présentant en alternance biographies réelles ou à demi imaginaires, considérations autobiographiques, références littéraires (Conrad, Loti, Malraux, Greene, Lowry), cinématographiques (Mankiewicz, Coppola), notes de voyage et stratégies géopolitiques. Partant de l’explorateur Henri Mouhot<strong><a href="#note1a">[1]</a></strong><a name="note1"></a>, dont la découverte des temples d’Angkor en 1860 marque l’année-zéro de ce récit, Deville reconstitue les différentes guerres d’Indochine, les voyages d’un géographe sous la colonisation, puis les années de jeunesse des principaux Khmers rouges à Paris au début des années cinquante, pour finalement aboutir aux fameux procès qui ont récemment attiré l’attention sur le Cambodge. Partant d’un premier postulat assez simple, qui vise à regarder les événements d’actualité avec un léger recul historique, il se garde bien de donner une «explication» à de telles associations, sinon que les récents procès auxquels il assiste n’ont de sens que si on les soumet à une mise en perspective «dans une durée moyenne, sur un siècle et demi» (143). Du milieu du dix-neuvième siècle jusqu’au début du vingt et unième, il y aurait une seule période historique que Deville tente de saisir comme une entité organique.</p>
<p><span style="color:#808080;"><strong>La tentation des armes à feu</strong></span><br /><br />Ce ne sont pas les sentiers balisés qui intéressent Patrick Deville, mais il n’a pas non plus l’âme de l’explorateur; il aime bien repasser là où d’autres ont laissé des marques, marques visibles, mais sur le point de s’effacer. Devant l’impossibilité d’arpenter de nouveaux territoires comme le faisaient les cartographes du dix-neuvième siècle, il se voit contraint de marcher dans leurs pas et d’observer les changements du monde. Il tente donc de saisir la grande Histoire en la personnalisant, en l’incarnant dans les hommes l’ayant façonnée, car «une vie d’homme de durée moyenne est un bon instrument pour mesurer l’Histoire» (22). Mais à quelle mesure peut-on soumettre le bloc monolithique de l’histoire? Il s’agit de jauger son poids, son pouvoir, la façon dont elle broie les hommes, les innocents comme ceux qui ont eu «la tentation des armes à feu» (72). Cette tentation est insistante dans l’œuvre de Deville. Toutefois, à la ferveur révolutionnaire, se mêle aussi un goût tout rimbaldien pour une sortie de la littérature. «Souvent, les écrivains, à l’inverse, voudraient agir, peser sur l’Histoire, la marche du monde, ou brasser des millions, quitter le labeur du papier. Vendre des armes en Abyssinie. Souvent les écrivains pourtant ne savent qu’écrire. Bons qu’à ça» (69). Les récits de voyage auxquels se livre Deville apparaissent donc comme un retrait du monde, le choix d’une posture d’observateur qui témoigne d’un manque de foi quant à la possibilité de «peser sur l’Histoire» (69). Le fantasme de l’Abyssinie trahit une sorte d’impensé: faut-il préciser qu’il existe une grande différence entre vendre des armes et les utiliser?<br /><br />À la fin des années soixante, plusieurs militants de la Gauche Prolétarienne, afin de mieux se mesurer au mouvement de l’histoire, décident d’aller travailler en usine, et de suivre l’injonction de Mao qui invitait à brûler les livres et à se fondre dans les masses. Ce postulat anti-autoritaire visait à invalider l’idée que les intellectuels peuvent enseigner aux masses la conscience de leur domination. Deux amis de l’auteur, les frères Olivier et Jean Rolin ont d’ailleurs fait récit de ce moment singulier de l’histoire politique française<strong><a href="#note2a" name="note2">[2]</a></strong>. Cette amitié, loin d’être anecdotique, semble indiquer une filiation à la fois littéraire et politique. Ainsi, si Deville est trop jeune pour avoir milité dans la GP (il est né en 1957), il est néanmoins l’héritier de cette conception de la littérature. Mais cette sortie de la littérature est une arme à deux tranchants, une tentation doublée d’un danger. Et si Deville peut doucement fantasmer sur la possibilité pour l’écrivain de sortir de l’inaction de l’écriture, les Khmers rouges, eux, peuvent provoquer une réelle disparition de la littérature. Pol Pot a lu <em>Une saison en enfer </em>et dès qu’il prend le pouvoir, il en interdit la publication. La pulsion révolutionnaire de la <em>tabula rasa</em> se manifeste par une disparition du papier, de l’écrit, des traces que la littérature peut laisser. Les seules traces écrites du régime de Pol Pot sont les retranscriptions des interrogatoires des prisonniers politiques. Ce péril semble alimenter chez Deville un certain scepticisme face à la volonté «d’agir sur le monde». Il ne contribue pas à la «marche du monde», il la regarde, décidant finalement de ne pas «sortir» de la littérature. En effet, observateur détaché, quelque peu dandy avec ses goûts pour les alcools forts, il se livre à l’exercice quotidien de la lecture de journaux et c’est entre autres par cette lorgnette qu’il observe le monde. Comme dans ses autres livres, c’est souvent par des faits divers (par exemple: la suffocation de David Carradine par autostrangulation érotique) ou par les événements politiques du présent que Deville accède à l’histoire. Loin d’une méthode historienne rigoureuse, l’observation des mœurs de ses contemporains et ses lectures souvent inusitées le font pénétrer les rouages de l’histoire. Il y entre par la petite porte, posture édictée par son peu de foi dans la possibilité pour les écrivains d’avoir un impact sur le cours des événements. Le désenchantement qui suit l’échec des entreprises collectivistes semble se transformer carrément en méfiance du politique.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Les deux corps de Pol Pot</strong></span><br /><br />La mise en scène de la mort (ridicule) de David Carradine fait écho à celles, historiquement plus importantes, de Che Guevara ou de Pol Pot. Dans notre époque «plus warholienne qu’hegelienne» (107), les rois ont encore et toujours deux corps. Or, l’opposition ancienne entre corps réel et corps dynastique est ici soumise à une étrange mutation, Deville troquant le second pour un corps médiatique: «Mais comme le roi autrefois, chacun aujourd’hui a deux corps. Celui-là est médiatique.» (65) Ainsi, le corps médiatique, «inconscient, sanguinolent», de Sondhi Limthongkhul, leader des Chemises jaunes de Thaïlande, est exposé à la télévision. L’incinération de Pol Pot, sa mise en bière, puis sa carcasse jetée parmi les pneus arrosés d’essence, elles aussi, seront filmées.<br /><br />Cette référence aux deux corps du roi, plus qu’une allusion érudite comme Deville a l’habitude d’en faire, indique véritablement une réflexion sur le pouvoir et sur le temps. Cette doctrine élisabéthaine permet de saisir les rapports de la royauté à ses modes de représentation<a name="note3"></a><strong><a href="#note3a">[3]</a></strong>, mais aussi à sa <em>pérennité</em>. La pérennité du régime monarchique se maintenait dans la foi: non pas une foi en Dieu, mais bien une foi dans l’éternité du roi par son élection <em>par</em> Dieu. Deville attire notre attention sur les similitudes entre les différentes représentations du roi qui l’inscrivent dans une temporalité longue. Mais plus concrètement, le pouvoir de l’image du roi ne survit que le temps d’une dynastie ou d’un régime monarchique ― ne l’oublions pas, les rois se font parfois trancher la tête, liquidant du même coup leurs deux corps. Toutefois, les représentations royales ont maintenant cédé leur place à de plus éphémères représentations médiatiques.<br /><br />La substitution du corps monarchique par un corps médiatique éclaire l’ensemble de l’entreprise de Deville. Contrairement à Michon, ce ne sont pas les écrivains qui l’intéressent ici, mais bien les hommes politiques. Dans <em>Corps du roi</em> (Lagrasse, Verdier, 2002), Pierre Michon s’amuse à représenter les écrivains en rois déchus, inadéquats dans une république démocratique des lettres contemporaine. Sur les photographies les représentant, on voit à la fois leurs carcasses mortelles d’écrivains pochards, et leur pérennité dans la Grande Littérature qui les dépasse. Légèrement plus iconoclaste, Deville dénature les deux corps du roi pour les ridiculiser. Dans notre monde warholien, les représentations ne revêtent plus aucune signification sacrée, et c’est à la jungle médiatique que sont livrés les morts. On peut alors se demander ce qui est plus macabre: la «gloire anthume» qui pesait sur David Carradine, ou la gloire posthume d’un dictateur dont l’exécution fut filmée puis diffusée?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le fond de l’air est rouge</strong></span><br /><br />À quoi rime cette quête à travers le Cambodge, cette pulsion d’aller au bout du monde pour assister au procès des Khmers rouges sinon à une volonté de voir les têtes des rois tomber, ne serait-ce que symboliquement? Deville reste discret sur ses velléités révolutionnaires même s’il est clair qu’il a eu jadis des sympathies pour les «utopies». On peut tout de même légitimement s’interroger sur les raisons paradoxales qui le poussent à s’intéresser aux dictatures communistes, à insister sur la déroute des régimes «rouges». À l’inverse du roi dont la postérité s’incarnait dans la carcasse mortelle du roi suivant, Pol Pot trouve bien peu de mortels pour reprendre le flambeau. Les dictatures communistes se font de plus en plus rares. Sur la rue de l’Insurrection Générale, à Saigon, on peut voir la «météorite rouge sang d’une Ferrari Testa Rossa, devant la boutique Louis Vuitton» (93). Si le fond de l’air a déjà été rouge en l’Indochine, maintenant, les voitures de sport lui font bonne compétition.<br /><br />Mais au-delà de l’opposition un peu schématique entre l’ancien monde communiste et le nouveau monde capitaliste, ce que Deville met en scène, c’est surtout le chevauchement des temporalités qui rend compte de la courte durée des régimes politiques, souvent plus courts qu’une vie d’homme. Ainsi, il constate la lenteur des procès [«toutes ces années pour juger» (105)] alors que les Khmers rouges avaient fait un à deux millions de morts en quatre ans, soit le quart de la population totale du Cambodge. Cette brièveté de ces régimes politiques implique nécessairement une sorte de rapidité dans leur cristallisation. Ainsi, les Khmers rouges, avant de devenir des bourreaux sanguinaires, vivaient leur jeunesse à Paris, jeunes idéalistes qui lisaient <em>Le Monde</em> et passaient leur journée sur les terrasses. «La Terreur peut naître ainsi.» (45) Le rêve du communisme appartient au passé pour Deville et, comme pour plusieurs historiens aux allégeances conservatrices, la Révolution est toujours associée à la Terreur: «[...] au milieu des années soixante-dix, j’ai rêvé des tables rases. On arrête tout, on recommence. Le slogan courait de l’Europe à l’Amérique latine. D’autres jeunes idéalistes sans doute préparent aujourd’hui les utopies meurtrières de demain.» (38) Deville pose ainsi une question quelque peu cynique, qui témoigne de l’ambivalence de sa position politique: les révolutions deviennent-elles systématiquement des utopies meurtrières?<br /><br />Le temps déployé dans <em>Kampuchéa</em> est double. Il est certes assez commun de parler d’un temps écartelé ou d’un temps spectral<a name="note4"></a><strong><a href="#note4a">[4]</a></strong> dans les récits contemporains. Mais ici, c’est plutôt un temps de l’éphémère et du pérenne qui cohabitent: la vie d’un homme s’avère la mesure idéale pour voir ce qui disparaît (en l’occurrence ici: pratiquement tous les communismes de la planète) et ce qui reste (la barbarie et toutes les formes qu’elle peut prendre). La conscience de cette double temporalité fait prendre à Deville une nette distance par rapport à tout engagement, dont la forme la plus contemporaine prendrait ici les apparences d’une foi envers la justice internationale. Il donne d’ailleurs la parole à plusieurs intervenantes entretenant de sérieux doutes quant aux effets réels du procès des Khmers Rouges monté de toutes pièces par les Occidentaux. À quoi bon s’engager si toute manifestation du politique se transforme en barbarie et de plus, est complètement éphémère?<br /><br />Sous ses apparences de dandy détaché, Deville conserve-t-il tout de même quelque chose de l’idéal révolutionnaire? Après avoir exposé le cynisme absolu des dictatures communistes, il finit son livre avec l’espoir du printemps arabe et de la Révolution. Ne se laissant pas tout à fait aller à un naïf optimisme, il conclut, sarcastique:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
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</div>
<div class="quote_end">
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</div>
<p>Et il m’était apparu ce soir-là, silencieux tous les deux, à un léger haussement d’épaules du vieillard après le passage des hordes rouges sous la pluie battante, alors que nos regards s’étaient croisés, qu’il retrouvait son calme, posait deux petits verres d’alcool de riz sur la table, que nous pouvions souscrire ensemble à ce principe selon lequel, s’agissant de nos contemporains, dès lors que nous ne sommes ni emprisonnés, ni réduits en esclavage, ni suppliciés, il n’y a décidément rien à leur reprocher. (253)</p>
</blockquote>
<p><em>Kampuchéa</em> présente les signes d’une politique de la littérature paradoxale. Comme plusieurs écrivains de sa génération, Deville entretient un rapport pour le moins ambivalent aux utopies collectivistes et aux possibilités émancipatrices des masses. Mais ce désaveu du politique est contredit par ce fantasme alimenté d’une sortie de littérature, d’un <em>passage à l’action</em>, passage toutefois interdit par le risque qu’il comporte. L’écrivain est ici pris dans une double impasse: avoir une prise sur l’histoire s’avère une chose impossible dans l’espace littéraire (d’où la volonté de s’en échapper), et il est tout aussi impossible pour les projets collectifs de ne pas se transformer en machine barbare. Les précédents ouvrages de Deville investissaient ce paradoxe de façon fertile. Sa folle érudition conjuguée à son humour grinçant formaient un cocktail légèrement acidulé, mais tout à fait buvable. Ici, le paradoxe semble se transformer en cul-de-sac: en reste une littérature qui certes, n’est pas aveuglée par les lumières de la révolution, mais qui risque de patauger dans une ambivalence à la mélancolie quelque peu morbide. Même si visiter les ruines d’Angkor à la suite de Pierre Loti peut receler un parfum exotique, cela peut aussi mener à la certitude qu’il est impossible que l’histoire ne se répète autrement qu’en tragédie.</p>
<p> </p>
<hr />
<p><strong>Bibliographie</strong></p>
<p>APOSTOLIDÈS, Jean-Marie,<em> Le roi-machine</em>, Paris, Minuit, 1981.<br />DEVILLE, Patrick,<em> Kampuchéa</em>, Paris, Seuil (coll. Fiction & cie), 2011.<br />KAPLAN, Leslie, <em>L’excès-usine</em>, P.O.L., 1987 [1982].<br />KANTOROWICZ, Ernst, <em>Les deux corps du roi</em> dans <em>Œuvres</em>, Paris, Gallimard, 2000 [1957].<br />MARIN, Louis, <em>Le portrait du roi</em>, Paris, Minuit, 1981.<br />ROLIN, Jean, <em>L’organisation</em>, Paris, P.O.L., 1996.<br />ROLIN, Olivier, <em>Tigre en papier</em>, Paris, Seuil, (coll. Fiction & cie), 2002.<br />RUSSEL, Lionel, <em>Le Dénouement</em>, Lagrasse, Verdier (coll. Chaoïd), 2005.</p>
<p><strong><a href="#note1">[1] </a></strong><a name="note1a"></a> Henri Mouhot (1826-1861): explorateur français qui fit connaître la culture khmère aux Français par son journal, publié en feuilleton dans <em>Le Tour du monde</em>. C’est la gloire disparue de cette civilisation que les Khmers rouges tenteront de faire revivre. On le sait, l’histoire se répète...</p>
<p><strong><a href="#note2">[2]</a></strong> <a name="note2a"></a>Jean Rolin, <em>L’organisation</em>, Paris, P.O.L., 1996; Olivier Rolin, <em>Tigre en papier</em>, Paris, Seuil. coll. «Fiction & cie», 2002. On lira aussi à profit le récit de Leslie Kaplan, <em>L’excès-usine </em>(P.O.L., 1987 [1982]) qui rend magnifiquement compte de l’expérience de «l’établissement».</p>
<p><strong><a href="#note3">[3]</a></strong> <a name="note3a"></a>C’est ce qui a intéressé Ernst Kantorowicz dans<em> Les deux corps du ro</em>i (<em>Œuvres</em>, Paris, Gallimard, 2000 [1957]), mais aussi Louis Marin (<em>Le portrait du roi</em>, Paris, Minuit, 1981) et Jean-Marie Apostolidès (<em>Le roi-machine</em>, Paris, Minuit, 1981).</p>
<p><strong><a href="#note4">[4]</a></strong><a name="note4a"></a> Lionel Russel en a fait l’exposition dans <em>Le Dénouement</em>, Lagrasse, Verdier (Chaoïd), 2005.</p>
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<a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div>
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<a href="/biblio/teen-spirit">Teen Spirit</a> </div>
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<a href="/biblio/bye-bye-blondie">Bye Bye Blondie</a> </div>
</div>
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<div>«D’un certain point de vue, ça m’aurait contrariée, je veux pas y aller de mon couplet marxiste, mais j’aurais pas trouvé moral qu’on épargne le seul vrai bourge qu’on croise.»<br />
Virginie Despentes, <em>Baise-moi</em></div>
<div> </div>
<div>À l’évidence, la lutte des classes dans la littérature tient d’une autre époque. La théorie littéraire marxiste est passée de mode, et sans doute nos contemporains espèrent-ils que la littérature d’aujourd’hui se soit enfin débarrassée des divisions de classe. Comme l’explique Frederic Jameson dans la conclusion d’<em>Aesthetics and Politics </em>[1977], un livre qui retrace les célèbres débats à propos de l’esthétique de plusieurs penseurs d’inspiration marxiste tels que Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Bertolt Brecht et Georg Lukács, l’attaque la plus récurrente et percutante contre les marxistes est celle qui leur reproche l’utilisation des classes sociales pour appréhender les textes littéraires : «Nothing has, of course, more effectively discredited Marxism than the practice of affixing instant class labels (generally ‘petty bourgeois’) to textual or intellectual objects<a name="note1b" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>». Le travail de Lukács, qui a notamment contribué aux développements théoriques du concept de médiation<a name="note2b" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>, a montré la désolante réification du monde inhérente à l’œuvre chez les écrivains naturalistes. D’une certaine manière, on reproche à leur tour aux penseurs marxistes de réifier les individus par l’utilisation des classes sociales. Or, Jameson montre que l’analyse idéologique des discours que défendent les intellectuels marxistes est indissociable d’une conception théorique des classes sociales. La théorie littéraire marxiste ne peut pas se passer d’une réflexion en profondeur à propos des divisions de classe. Elle ne peut donc pas s’en détacher pour plaire à ses détracteurs. Les penseurs postmodernes, qui nous ont montré que les étiquettes sont fautives et dangereuses, sont du nombre. Tous les termes qui désignent un groupe d’individus, comme ceux de «prolétaire» et «bourgeois», sont suspects selon eux, car ils sont trop limités et pas suffisamment nuancés pour décrire le monde rempli de différences qui est le nôtre. Dans les deux derniers romans de Virginie Despentes, <em>Teen Spirit</em> [2002] et <em>Bye Bye Blondie </em>[2004], les divisions de classe ne sont pourtant pas désuètes; elles sont bien au contraire au cœur des déchirements que vivent les personnages qu’ils mettent en scène. J’aimerais réfléchir à cette tension importante dans ces romans entre prolétaire et bourgeois afin de comprendre pourquoi Despentes juge pertinent d’utiliser ces nominatifs dans un contexte littéraire. Elle tire ces catégories de la culture politique punk de gauche radicale, qui s’est complètement réappropriée le vocabulaire marxiste.</div>
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<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Despentes, la parvenue</strong></span></p>
<p>En 1998, à l’émission culturelle française <em>Le Cercle de minuit</em>, Virginie Despentes est reçue le même jour que Sophie Calle pour la sortie de leurs derniers livres respectifs. Pour Despentes, il s’agit de la parution de <em>Les jolies choses</em>. L’animateur tient à opposer les deux écrivaines. Défendant l’idée que Calle travaille à partir de sa vie imaginaire et que Despentes écrit plutôt à partir de sa vie réelle, il dit de Despentes qu’elle est l’anti-Sophie Calle. Despentes, qui affirme être devenue écrivaine «par inadvertance», rétorque qu’elle invente beaucoup au contraire. Elle considère la différence entre les deux femmes comme une différence de classe sociale. Sophie Calle, fille de petits bourgeois<a name="note3b" href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>, écrit pour son milieu, un milieu qui connaît bien l’écriture, alors que Despentes appartient, au moment où elle rédige son premier roman <em>Baise-moi</em> [1993], au monde de ceux qui n’écrivent pas, comme elle l’explique à l’animateur : </p>
<div class="rteindent1">
<span style="color: rgb(128, 128, 128);">Il y a un courage de ma part, d’où je viens, de faire des livres. Il y a un courage comme ça, mais à part ça, il n’y a rien d’autre. […] Je ne suis pas rendue compte que j’étais en train de faire un truc qui n’appartenait pas à ma classe sociale, je ne m’en suis pas rendue compte du tout, je m’en suis rendue compte une fois que je suis arrivée dans une classe sociale nouvelle<a name="note4b" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>. </span><br />
</div>
<p>Au tout début de <em>Teen Spirit</em> apparaît d’ailleurs cette idée que la parole des bourgeois serait plus légitime que celle des prolétaires : </p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
Une jolie voix de femme, très classe, petit accent de bourge pointu, une façon de dire les voyelles et de prononcer chaque mot nettement, comme font les gens qui savent qu’ils ont le droit au temps de parole et à l’articulation précieuse, m’a tout de suite mis une légère gaule. Une voix qui évoquait le tailleur et les mains bien manucurées. (TS, p. 11)</span><br />
</div>
<p>La bourgeoise qui téléphone au narrateur ne parle pas mieux que les autres parce qu’elle serait plus éduquée, mais parce qu’elle se sait détenir «le droit au temps de parole», droit qui lui permet de prendre son temps lorsqu’elle s’exprime et de rendre tous les mots dans l’entièreté de leur forme. Cette voix séduit tout autant qu’elle dégoûte le narrateur. </p>
<p>Sur le plateau de <em>Tout le monde en parle</em>, en 2002, Thierry Ardisson demande à Despentes : «Dites-moi, Virginie, vous êtes embourgeoisée ou non?» On peut déceler dans cette question une critique qui viserait à remettre Despentes à sa place; elle ne peut plus jouer à l’écrivaine <em>trash</em> et rebelle si elle appartient désormais au monde des petits bourgeois. La question contient aussi une injonction à travers la formule «oui ou non» : elle impose de faire le point une fois pour toutes sur le statut de «parvenue» de l’écrivaine. Pas du tout heurtée par la question, Despentes répond sans hésitation<a name="note5b" href="#note5a"><strong>[5]</strong></a> : «Par rapport à l’époque de <em>Baise-moi</em> [le roman], oui carrément. C’est pas vraiment la même vie quoi<a name="note6b" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>». Pour cette émission, elle était d’ailleurs habillée selon les mœurs de sa nouvelle classe, tailleur et lunettes sérieuses, elle ne s’y présentait pas habillée en punk comme elle a pu le faire à d’autres occasions. De toute évidence, elle accepte sa nouvelle place dans le monde. Peut-être déçu qu’elle réagisse si bien à sa question, Ardisson renchérit : «Vous avez l’impression d’avoir été récupérée par le système? ». Elle répond le sourire aux lèvres : « Non, vu la sortie du film [<em>Baise-moi</em><a name="note7b" href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>], ça va. Je suis tranquille de ce côté-là.» L’écrivaine s’est embourgeoisée peut-être, mais loin est encore l’époque où le film <em>Baise-moi</em> fera partie du grand répertoire cinématographique bourgeois. La frontière trop mince entre le film d’auteur et la pornographie <em>hardcore</em> fait de <em>Baise-moi</em> un film qui résiste à une récupération par le système. Du moins, pour le moment<a name="note8b" href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>. </p>
<p>Dans <em>King Kong Théorie</em>, essai féministe puissant et important de Despentes, elle donne un exemple bien concret de la parole nécessairement irrecevable de certains individus. Elle se réfère aux sorties médiatiques qu'elle a entreprises pour la promotion du film <em>Baise-moi </em>avec Coralie Trinh Thi, ex-porn star et co-réalisatrice du film. Elle s'est aperçue que certaines citations de Trinh Thi lui étaient souvent injustement attribuées :</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Les uns et les autres tombaient d’accord sur un point essentiel : il fallait lui ôter [à Coralie Trinh Thi] les mots de la bouche, lui couper la parole, l’empêcher de parler. Jusque dans les interviews, où ses réponses ont souvent été imprimées, mais m’étaient attribuées. Je ne focalise pas ici sur des cas isolés, mais sur des réactions quasi systématiques. Il fallait qu’elle disparaisse de l’espace public. Pour protéger la libido des hommes, qui aiment que l’objet du désir reste à sa place, c’est-à-dire désincarné, et surtout muet<a name="note9b" href="#note9a"><strong>[9]</strong></a>. </span><br />
</div>
<p>Entre les deux femmes, l'écrivaine, nouvellement petite bourgeoise, a plus d’autorité auprès de la classe dominante que l'ex-porn star. Il est plus logique que ce soit elle qui parle, parce qu'elle est la seule des deux qui a un certain droit à la parole.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les moins que rien du </strong><em><strong>Lumpenproletariat</strong></em></span></p>
<p>Je ne tenterai pas dans ce texte de démontrer la validité ou l’invalidité politique des classes sociales aujourd’hui. Cependant, pour réfléchir à <em>Teen Spirit</em> et à <em>Bye Bye Blondie</em>, cette question refait nécessairement surface. Virginie Despentes, l’écrivaine, aborde le monde autour d’elle selon ces divisions de classes, sa sensibilité connaît cette tension entre prolétaires et bourgeois. C’est à partir de cette séparation que Despentes se positionne. Je l’ai montré avec l’exemple de <em>Tout le monde en parle</em>, c’est aussi à partir des classes sociales qu’on s’adresse à elle. Bruno, le narrateur de <em>Teen Spirit</em>, et Gloria, le personnage principal de <em>Bye Bye Blondie</em>, sont tous les deux des prolétaires. On pourrait même dire, pire encore, qu’ils appartiennent au <em>Lumpenproletariat</em><a name="note10b" href="#note10a"><strong>[10]</strong></a>. Ils sont des ratés, des déclassés, des êtres totalement sans intérêt pour le monde bourgeois puisqu’ils ne s’adaptent même pas à la vie de salarié. Le scénario des deux romans se ressemblent beaucoup, d’où l’intérêt de réfléchir à ces livres ensemble. Bruno reprend contact au tout début du roman avec une ancienne amante bourgeoise, Alice Martin, et Gloria revoit un ex-amoureux bourgeois, Éric, vingt ans après leur séparation.</p>
<p><em>Bye Bye Blondie</em> raconte l’histoire d'amour entre Gloria, une «punkette destroy» (<em>BBB</em>, p. 95), et Éric, un «skin psychopathe» (<em>BBB</em>, p. 95), qui se rencontrent, adolescents, dans un hôpital psychiatrique alors qu'on tente de les réhabiliter. Ils partagent à ce moment le même mal de vivre, le même dégoût devant l’obligation de s’adapter au système. Gloria ne cède jamais. Pour elle, son dégoût est bien réel, bien trop profond pour que cela passe en vieillissant. Gloria ira jusqu’à s’exclure du monde en refusant le travail salarié, alors qu’Éric travaillera fort pour s’adapter. Il réussit tellement bien qu’il devient une vedette du système, l’icône séduisante de ceux auxquels il refusait jadis de ressembler. Les parents d'Éric sont des bourgeois, cette appartenance de son amoureux à ce milieu la rebute d'emblée. Lorsqu'elle visite sa chambre la première fois, après qu’ils aient tous les deux quitté l’hôpital, elle voit bien leur différence : «Chaîne hi-fi, collection de disques, magnétoscope, télé, jeu vidéo, consoles, maquettes d'avion. Gloria était touchée, en même temps que catastrophée, qu'il n'ait pas honte de l'emmener là» (<em>BBB</em>, p. 97). Comme la voix de la bourgeoise Alice Martin, dans <em>Teen Spirit</em>, qui excite et dégoûte Bruno, Gloria est à la fois attirée et repoussée par cette exhibition de sa fortune familiale. Les parents d'Éric ne trouvent pas que Gloria est une assez bonne fréquentation pour leur fils; ils le menacent donc de l'envoyer dans une école militaire suisse s'il continue de la voir. Il décide alors de quitter la maison. </p>
<p>Avec Gloria, il part en cavale dans la France à la recherche de concerts punk. Au cours du voyage, les amoureux sont arrêtés par la police. Dans les romans de Despentes, on ne fait jamais un bon accueil aux policiers. Il faut dire que ses personnages sont souvent des parias, ils sont de ceux qui connaissent de près la violence que peuvent exercer les forces de l'ordre au nom du maintien des privilèges des mieux nantis. Dans une scène du roman <em>Baise-moi</em>, par exemple, Manu est témoin d’un accident. Elle veut sauver la victime, Karla : «Elle appelle les pompiers dans la foulée ; les flics, elle n’a pas trop confiance parce qu’elle parle trop mal. Mais les pompiers lui inspirent davantage confiance<a name="note11b" href="#note11a"><strong>[11]</strong></a>». Manu se sent condamnée d’avance, elle ne peut demander l’aide des policiers en toute confiance parce qu’elle ne maîtrise pas correctement le langage, le langage de ceux au secours desquels on vient. Après la nuit que Gloria et Éric passent en prison, ils sont séparés. Les policiers, qui jugent le fils de bourgeois inadéquat pour la vie de punk, décident de le remettre à ses parents. Du jour au lendemain, Gloria se retrouve seule. Elle ne peut plus prendre contact avec lui. </p>
<p>Éric et Gloria se retrouvent vingt ans plus tard. Non seulement Éric est-il devenu un bourgeois, il est en plus une star de la télévision, l’animateur en vue d’une émission culturelle. Malgré tout ce succès, il est malheureux et veut revoir Gloria. Il sait que sa nouvelle vie la dégoûte, mais il recherche son aversion. Il désire près de lui cette femme qui rejette son métier plus que toutes les autres. Il a toujours aimé cette colère immense qu’elle porte en elle. Lors de leurs premières rencontres, Éric lui a dit : «Moi, je ne m'énerve jamais. J'aimerais beaucoup que ça m'arrive.» (<em>BBB</em>, p. 67) Il a besoin de sa colère pour survivre. La narratrice de <em>Bye Bye Blondie</em> ne critique pas les divisions sociales, elle se les approprie totalement. Elle explique les problèmes qu’elle vit avec Éric à partir d’une incompatibilité de classe, qu’ils tentent de surmonter pour vivre ensemble<a name="note12b" href="#note12a"><strong>[12]</strong></a>.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L’étonnant destin d’un raté</strong></span></p>
<p>Comme je l’écrivais, dans <em>Teen Spirit</em>, Despentes construit le scénario similaire. Au tout début du roman, Bruno reçoit un appel d’une ancienne amante qui lui apprend qu’elle a eu un enfant de lui. N’étant plus capable de contrôler sa fille qui veut à tout prix connaître son père, Alice fait ce qu’elle croyait jusqu’alors impensable, elle propose à Bruno d’entrer dans leur vie en rencontrant sa fille. La jeune adolescente est ravie, elle aime ce père que sa mère lui avait présenté comme un «clodo» (<em>TS</em>, p. 81); la présence négative de Bruno, qui est tout le contraire de sa mère, l’enchante. Au grand dam d’Alice, qui espère que cette folie –celle de faire de Bruno un père– ne se prolonge pas trop longtemps, Bruno se révèle plutôt doué dans son rôle : </p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Alice était déçue que j’arrive à l’heure, en pleine forme et de bonne humeur. Elle s’était fait une idée de moi : zonard, incapable, pas fiable et caractériel. Reposant sur de vieilles images, et sur un fantasme de bad boy. C’était ce genre de bourge, déçue que je ne sois plus destroy. Elle avait toutes ses dents, ses cheveux bien brillants et sa peau bien soignée, mais, pour le folklore, elle aurait bien voulu d’un punk traînant dans ses barrages. (<em>TS</em>, p. 128)</span><br />
</div>
<p>Elle n’a aucune envie de connaître ce Bruno transformé qui prend ses responsabilités et qui s’occupe avec joie de sa fille. Comme sa fille et comme Éric dans <em>Bye Bye Blondie</em>, Alice recherche elle aussi dans sa vie une présence négative. On aime les ratés à leur place, dans leur rôle bien rassurant et apaisant de perdant. </p>
<p>À la fin de <em>Teen Spirit</em>, un événement extérieur à la vie des protagonistes survient : les tours du World Trade Center tombent, détruisant au passage le monde financier sur lequel repose la vie d’Alice. Despentes propose ainsi sa lecture à la sauce anticapitaliste du 11 septembre 2001, mais très efficacement elle nuance son portrait. Devant l’événement qui bouleverse Alice, Bruno devient subitement une présence réconfortante, il lui permet de reposer ses craintes sur quelqu’un. Confronté à un événement tragique, Bruno est plus résistant qu’Alice, plus apte qu’elle à s’adapter aux bouleversements du monde : «Je faisais partie des gens mal adaptés que les situations de chaos remettaient paradoxalement en phase» (TS, p. 221) Personne n’est préparé à être confronté à un événement, un événement est toujours de trop, toujours imprévisible. Judith Butler situe brièvement de façon théorique, dans un passage du <em>Pouvoir des mots</em> [1997], l’événement traumatique et le trauma social :</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L’événement traumatique est une expérience prolongée qui échappe [<em>defies</em>] à la représentation et la propage simultanément. Le trauma social prend la forme non d’une structure qui se répète mécaniquement, mais plutôt celle d’une sujétion continuelle, celle de la remise en scène de l’injure par des signes qui à la fois oblitèrent et rejouent la scène<a name="note13b" href="#note13a"><strong>[13]</strong></a>. </span><br />
</div>
<p>L’événement est un phénomène, au sens philosophique, qui n’est jamais à l’arrêt. Il est fuyant, comme l’écrit Butler, et cette fuite, hors de l’immédiate représentation, lui permet de prolonger son insaisissable bouleversement. Le déclassé, victime d’un certain trauma social, est celui qui a réussi à survivre à sa manière aux violences de ce monde qui l’exclut. Peut-être cette expérience lui donne-t-elle quelque chose de plus pour tenir le coup face à une grande catastrophe ? C’est ce que la finale de <em>Teen Spirit</em> donne à réfléchir. Les deux derniers romans de Despentes nous révèlent ainsi une vérité à la fois belle et horrible : on a besoin des marginaux, des déclassés, pour survivre. </p>
<hr />
<br />
<strong><a name="note1a" href="#note1b">[1]</a> </strong>Frederic Jameson, «Reflections in Conclusion», in Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Bertolt Brecht et Georg Lukács, <em>Aesthetics and Politics</em>, coll. «Radical Thinkers», London-New York, Verso, 2007, p. 201.<strong><br />
<a name="note2a" href="#note2b">[2]</a> </strong>Au sens marxiste, la «médiation» est le concept qui permet d’expliquer que le sujet n’est en contact directement avec la nature. Il n’y a pas d’immédiateté entre la conscience historique du sujet et sa position dans le monde.<strong> <br />
<a name="note3a" href="#note3b">[3]</a> </strong>L’expression «petits bourgeois» est aussi tirée du vocabulaire marxiste. Elle sert à désigner la classe moyenne qui est plus libre que les prolétaires puisqu’elle possède un certain contrôle sur ses moyens de production, sans être «propriétaire» ou «dirigent d’entreprise» comme le bourgeois. Le père de Calle, par exemple, est médecin.<br />
<a name="note4a" href="#note4b"><strong>[4]</strong></a><strong> </strong>J’ai visionné l’extrait de l’émission en ligne à cette adresse url : <a href="http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-despentes-invitee-au-cercle-de-minuit.fr.html" title="http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-despentes-invitee-au-cercle-de-minuit.fr.html">http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-de...</a> [consulté le 17 juin 2010]<br />
<a name="note5a" href="javascript:void(0);/*1276790150881*/"><strong>[5]</strong></a> Enfin, on le suppose en regardant l’émission. S’il y a eu une hésitation, elle fut coupée au montage! <br />
<a name="note6a" href="#note6b"><strong>[6]</strong></a> J’ai visionné l’extrait de l’émission en ligne à cette adresse url : <a href="http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1846747682" title="http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1846747682">http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1...</a> [consulté le 17 juin 2010]<br />
<a name="note7a" href="#note7b"><strong>[7]</strong></a><strong> </strong>Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, <em>Baise-moi</em>, France, 2000, 77 minutes.<strong> <br />
</strong><a name="note8a" href="#note8b"><strong>[8] </strong></a>Marie-Hélène Bourcier, qui fait de <em>Baise-moi</em> le grand film de la théorie féministe queer, en résume efficacement l’enjeu : « Baise moi veut dire à la fois Fuck me ! et Fuck off ! C’est là que réside la prouesse du film : constituer une resignification opérée par des femmes, féministe et politique, qui ne fait pas l’économie de la sexualité». Tant que le film constituera une « resignification » inacceptable aux yeux du monde, il continuera, selon elle, de résister à sa récupération. Marie-Hélène Bourcier, <em>Queer zones. Politiques des identités sexuelles, des représentations et des savoirs</em>, Paris, Balland, 2001, p. 26. <strong><br />
</strong><a name="note9a" href="#note9b"><strong>[9] </strong></a>Virginie Despentes, <em>King Kong théorie</em>, Paris, Le livre de poche, 2007 [2006], p. 97.<strong><br />
</strong><a name="note10a" href="#note10b"><strong>[10]</strong></a><strong> </strong>Le <em>Lumpenproletariat</em>, selon le terme de Marx, qu’on traduit en français par «sous-prolétariat», signifie littéralement en allemand : le prolétariat en haillons. <strong><br />
</strong><a name="note11a" href="#note11b"><strong>[11]</strong></a><strong> </strong>Virginie Despentes, <em>Baise-moi</em>, Paris, J’ai lu, 1994 [2000], p. 68.<strong><br />
</strong><a name="note12a" href="#note12b"><strong>[12]</strong></a><strong> </strong>Il s’agit aussi d’un conflit homme-femme. J’ai choisi de ne pas lire le roman sous cet angle. D’abord, bien qu’il s’agisse d’un thème très important chez Despentes, elle le développe plus efficacement dans <em>Baise-moi</em>, <em>Les chiennes savantes</em> et <em>Les jolies choses</em>. Aussi, dans la version cinématographique de <em>Bye Bye Blondie</em> qui serait actuellement en cours de tournage, Despentes a remplacé Éric par une femme, soulignant ainsi l’aspect secondaire du conflit homme-femme dans le récit.<strong><br />
</strong><a name="note13a" href="#note13b"><strong>[13]</strong></a><strong> </strong>Judith Butler, <em>Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif</em>, Paris, Amsterdam, 2004, p. 59. <br />
<strong>
<p></p></strong>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-rassurante-presence-des-declasses#commentsBOURCIER, Marie-HélèneBUTLER, JudithCALLE, SophieCommunismeCulture populaireDESPENTES, VirginieEngagementÉvénementFéminismeFranceIdéologieJAMESON, FredericLuttes des classesMARX, KarlMarxismePolitiqueSociocritiqueRomanThu, 17 Jun 2010 15:20:59 +0000Amélie Paquet236 at http://salondouble.contemporain.infoPenser au présent
http://salondouble.contemporain.info/antichambre/penser-au-present
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<a href="/equipe/hope-jonathan">Hope, Jonathan</a> </div>
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La conférence d'Alain Badiou et de Slavoj Žižek </div>
</div>
</div>
<!--break--><!--break--><p>
<span class="Apple-style-span" style="color: rgb(128, 128, 128); font-weight: bold; "><br />
Pourquoi le philosophe? <br />
</span><br />
Quel est le rôle du philosophe aujourd’hui? Quelle est sa place dans la société, dans l’organisation du travail, dans la vie intellectuelle?</p>
<p>Au moins depuis Socrate, nous savons que le philosophe trouve des problèmes et tente de les formuler correctement —il n’y apporte pas nécessairement des solutions. Mais cette définition ne fait pas nécessairement consensus; on pourrait douter, de manière tout à fait juste, de la primauté de la forme problématisante de la philosophie. Si la pensée ne pose que des problèmes, comment expliquer la formulation de vérités générales? La question est tout à fait capitale compte tenu du fait que la pensée s’organise souvent, voire prioritairement, autour de concepts universaux.</p>
<p>Cette hésitation ne doit pas nous concerner dans l’immédiat, nous y reviendrons. Pour l’instant, c’est plutôt le rôle du «philosophe entremetteur» qui nous intéresse. Alain Badiou et Slavoj Žižek, deux penseurs qui ont une certaine réputation à cet égard<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>, ont publié ensemble une conférence intitulée <em>Philosophy in the Present</em> qui défend et revalorise cette position. Il s’agit d’un texte oral et spontané qui devrait, dans les mots de mots de l’éditeur, «stimuler la contradiction, la pensée et des lectures supplémentaires.» (XI)<a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a> Badiou et Žižek ne sont pas unanimes dans leurs positions philosophiques. Néanmoins, ils s’entendent et réaffirment systématiquement cette entente au cours de l’entretien. C’est la nature complexe de cette entente et de son incidence sur la pensée qui fera l’objet d’analyse ici.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les débuts conjoints de la pensée et la politique</strong></span></p>
<p>Tous deux extrêmement politisés, Badiou et Žižek jugent capitale l’articulation entre la philosophie fondamentale et la philosophie politique. Cela ne signifie pas qu’à leurs yeux ces deux domaines se recouvrent entièrement. Au contraire, la politique porte sur des situations collectives, tandis que le philosophe est concerné par les problèmes. Néanmoins, considérant leur expérience politique, c’est sans surprise que les auteurs définissent le philosophe comme quelqu’un qui intervient dans les affaires du monde et qui s’implique dans les affaires communes. Cet engagement est pourtant bien particulier. Selon Badiou et Žižek, il n’est pas attendu du philosophe qu’il prenne position dans un débat en se justifiant avec des arguments plus intelligents que la moyenne. Fondamentalement, la philosophie ne génère pas des opinions. L’engagement politique du philosophe consiste plutôt à reformuler les termes du débat, à montrer que ces termes, institués typiquement par les médias ou par les politiciens, posent de faux problèmes.</p>
<p>Par conséquent, les auteurs s’entendent tout particulièrement à dire que, essentiellement, le philosophe problématise et désordonne. Cette idée partagée donne un ton plus ou moins uniforme à l’ensemble du livre. Par exemple, Badiou affirme: <span style="color: rgb(128, 128, 128);"></span></p>
<p></p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">C’est cette histoire que la philosophie nous dit toujours, sous plein d’allures différentes: d’être dans l’exception, dans le sens de l’événement, de garder ses distances du pouvoir, et d’accepter les conséquences d’une décision, aussi reculées et difficiles qu’elles puissent être. (13)</span><br />
</div>
<div>Badiou revient avec insistance sur l’idée et déclare quelques pages plus loin:<br />
</div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je crois que c’est très important à comprendre: un engagement philosophique authentique, dans des situations, crée une étrangeté. Dans un sens général, il est étranger. Et quand il est simplement quelconque, quand il ne possède pas cette étrangeté, quand il n’est pas immergé dans ce paradoxe, alors c’est un engagement politique, un engagement idéologique, l’engagement d’un citoyen, mais ce n’est pas nécessairement un engagement philosophique. L’engagement philosophique est marqué par son étrangeté interne. (23-24)</span><br />
</div>
<div>Žižek tient des propos similaires:<br />
</div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Là où je veux diriger l’attention, c’est vers ce moment d’étrangeté qui émerge par déplacement; depuis les touts débuts —c’est ce que veut nous dire Heidegger— la philosophie n’était pas le discours de ceux qui ressentent la certitude d’être chez soi. Elle a toujours nécessité un minimum d’effondrement de la société organique. Depuis Socrate nous rencontrons encore et encore cette altérité, ces trous, et c’est intéressant que nous puissions même découvrir l’étranger chez Descartes —et donc exposer ses détracteurs. Dans la seconde section du <em>Discours de la méthode</em>, il y a, je crois, sa remarque célèbre où il raconte comment il a découvert dans les voyages non seulement l’étrangeté des autres coutumes, mais aussi le fait que sa propre culture était encore plus étrange, même risible, vu d’ailleurs. À mon opinion, c’est là le point zéro de la philosophie. Chaque philosophe adopte ce lieu de déplacement. (70-71)</span><br />
</div>
<div>La pensée apparaît ainsi essentiellement comme une affaire de ruptures. Ces ruptures —des relations impossibles— sont des moments clés de la philosophie. Que l’on conçoive ces ruptures en termes de décisions, d’instants, de paradoxes ou d’événements, le résultat est le même: il s’agit de définir la philosophie comme la discipline qui brise la douce cyclicité du sens. La pensée a nécessairement un début radical, une naissance qui se déterminent par opposition à tout ce qui est autre. La pensée est essentiellement négative et émerge lorsque le sujet décide de se positionner hors de lieux communs. Comme la plupart des textes qu’ont publiés ces auteurs, <em>Philosophy in the Present</em> est un plaidoyer pour des philosophies radicales et des politiques révolutionnaires actuelles.
<p>Dans ce sens, la pensée ne consiste pas à générer des applications dites «concrètes». Selon Žižek, rien de plus éloigné de la philosophie que la liste des dix crises humanitaires (chômage, drogue, etc.) que J. Derrida compile dans les <em>Spectres de Marx</em> (1993). La pensée doit résister à la tentation pragmatique de s’immiscer dans le monde et doit, au contraire, assumer sa nature idéale. Un exemple donné par Žižek est tout à fait éclairant: dans les débats concernant la biogénétique, la tâche du philosophe n’a rien à voir avec les problèmes éthiques. Ou, du moins, si le philosophe offre une réponse à ces débats, ce n’est pas <em>en tant que</em> philosophe —il n’en sait rien de plus que n’importe quel citoyen. La tâche du philosophe consiste plutôt à réfléchir aux implications qu’ont les pratiques biologiques nouvelles sur <em>l’idée</em> de l’homme.</p>
<p>Précisément parce qu’ils résistent à la tentation pragmatique, Badiou et Žižek s’en prennent aux philosophes de la signification, de l’ordre et de la continuité<a href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>. Le problème qu’ils exposent ne concerne pas le rapport de la pensée au monde, mais la (re)formulation d’une philosophie qui reconnaît le caractère essentiellement et excessivement transcendantal de la pensée. D’ailleurs, que <em>Philosophy in the Present</em> soit une transcription d’un événement <em>oral</em> n’est pas un hasard, compte tenu du fait que la parole est de l’ordre du présent, un éternel maintenant arraché de son contexte temporel<a href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>. De manière analogue, l’organisation des idées immuables, c’est-à-dire la pensée, est absolument actuelle. </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L’organisation politique et la vérité</strong></span></p>
<p>Dans la démocratie telle que nous la vivons en Occident, on ne cesse de prôner l’harmonie entre les termes. On fait l’éloge du dialogue où tous les partis se parlent confortablement et conformément à certaines règles. Le dialogue est la manifestation d’une commensurabilité entre les différents discours. Le dialogue est, d’une certaine manière, le symptôme du sens raisonné, harmonieux et triomphant. La politique telle qu’elle se déploie dans la majorité des pays dits civilisés, où règne une forme standardisée et tranquille de parlementarisme, est une image claire de ce triomphe. Les différents partis politiques sont commensurables, sinon carrément interchangeables. Une rotation assez courtoise des rôles est la norme: l’opposition devient éventuellement la majorité, tous ont leur tour pour être chef.</p>
<p>Selon Badiou et Žižek ce dialogue est justement non-philosophique. Ce n’est pas dans les rapports (dialogue) entre les différents termes qu’émerge la philosophie, mais dans les ruptures (parole). Parce que la philosophie est contrariante, cela implique que la politique l’est également —ou plutôt elle devrait l’être. C’est ainsi que les auteurs pourfendent la politique usuelle: le parlementarisme standard, douceâtre et mou, propageant ses valeurs de bon sens et de continuité, est ce qu’il y a de plus éloigné de la pensée. La politique doit se mettre à l’heure de la philosophie, en s’ouvrant à sa réalité paradoxale et en reconnaissant qu’elle est effectivement fondée sur une impossible résolution. Choisir une option c’est également en refuser une autre: tout se joue dans ces instants décisifs et insensés où les sujets penchent vers les excès.</p>
<p>Emboîtant le pas sur Badiou, Žižek affirme: «Il n’y aura à peine un dialogue entre nous, parce que nous sommes en grande partie d’accord. Mais est-ce que cela pourrait être —pour commencer avec une provocation— un signe de philosophie réelle?» (49) L’accord évoqué ici n’est pas d’ordre dialogique, ni le fruit d’un pseudodébat concernant de petites nuances. D’ailleurs, il s’agit moins d’un commun accord que d’un même combat radical: la philosophie n’est pas une entreprise où se consolide le sens, mais une activité de destruction. Le <em>take home</em> message, comme disent les Anglais, c’est que la révolte ne suffit pas.<em> Philosophy in the Present</em> est, ni plus ni moins, qu’un appel à la pleine révolution, l’exigence philosophique par excellence<a href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>.</p>
<p>Un doute se profile peut-être à la réception d’un discours si frappant et engagé. Si la philosophie est essentiellement contrariante et si, de surcroît, elle formule des problèmes afin de désordonner, qu’en est-il de la <em>vérité</em>? Si l’on définit le travail de la pensée philosophique et politique comme disrupteur, comment soutenir des affirmations universelles? Car à lire Badiou et Žižek on constate sans difficulté que leurs affirmations sur la philosophie et la politique sont énoncées avec assurance. J’ai signalé en introduction cette hésitation: la forme problématisante de la pensée est-elle originale? La question est cruciale, car la pensée négocie avec des idées, des représentations abstraites, des formes infinies et immuables. Mais comment y arrive-t-elle?</p>
<p>Ce problème n’en est qu’un qu’à condition que l’on voie une sorte d’opposition entre la rupture singulière et la vérité universelle. Cette opposition a été soutenue par des «déconstructivistes de carrière» (86); mais Badiou et Žižek se distinguent des philosophes de cette génération précédente en déclarant que l’on doit cesser les valses-hésitations devant des choix, oser prendre des décisions et postuler des vérités. C’est dans ce sens qu’il faut lire les huit thèses que formule Badiou à propos de l’universalité<a href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>. Il n’est pas nécessaire d’étudier ici méticuleusement l’institution technique et méthodique de l’universalité (sur laquelle Badiou a longtemps œuvré) pour voir ce qu’elle implique. Essentiellement ces thèses défendent l’idée selon laquelle l’universalité se manifeste dans les exceptions, dans les décisions radicales et renversantes d’un instant. L’universel se révèle dans les situations paradoxales, la multiplicité infinie de singularités événementielles, précisément ce que Badiou désigne —à la suite de Lacan— comme «le vide de n’importe quel et chaque sujet.» (47)</p>
<p>Dégagé de tout contexte partisan, de toute particularité nationale, ou de toute condition naturelle, la philosophie et, dans son sillage, la politique, doivent se réconcilier avec leur potentiel universaliste. Žižek affirme clairement:<br />
</p></div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L’idée d’un débat intellectuel qui brise avec l’ordre particulier, dément la doctrine conservatrice selon laquelle seule l’identification complète avec nos racines rend possible l’être humain dans le sens emphatique du terme. Vous n’êtes complètement humain que lorsque vous êtes complètement autrichien, slovène, français et ainsi de suite. Le message fondamental de la philosophie dit, plutôt, que vous pouvez immédiatement participer à l’universalité, au-delà des identifications particulières. (72)</span><br />
</div>
<div>Dans la même veine, Badiou déclare:<br />
</div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je pense que, depuis Platon, la philosophie a fait face à l’inhumain, et c’est là que se dessine sa vocation. Chaque fois que la philosophie se confine à l’humanité telle qu’elle a été historiquement constituée et définie, elle se diminue et à la fin elle se supprime. Elle se supprime, parce que sa seule utilité devient celle de conserver, répandre et consolider le modèle établi de l’humanité. (74-75)
<p>
</p></span></div>
<div>Si la philosophie doit effectivement dépasser l’homme et assumer l’universalité, la politique devra également prendre les moyens nécessaires afin de répondre à de telles exigences. Pour Badiou et Žižek c’est l’idée du communisme qui se présente comme étant la réponse politique la plus adéquate, sinon la seule réellement adaptée, a cette exigence de la pensée<a href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>. En effet, loin d’être morte, seule l’idée du communisme possède le caractère fondamentalement émancipatoire —allant bien au-delà de contingences historiques et humaines— nécessaire à la rupture et le renouveau.
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bilan</strong></span></p>
<p>Badiou et Žižek insistent sur une définition contrariante de la philosophie. En découlent des implications politiques: finis les pseudodébats et le parlementarisme mou, les politiques radicales et révolutionnaires doivent être prises au sérieux, car seules elles posent les problèmes en leurs termes véritables. </p>
<p>Ce qui rend le projet de Badiou et Žižek d’autant plus novateur et urgent, tient du fait qu’ils restaurent l’exigence de la vérité entendue comme principe universel. De cette manière, ils développent une filiation philosophique à l’opposé des théories du sens qui ont dominé le XXe siècle, modélisées trop souvent sur les totalités rhizomatiques et organiques. Les auteurs optent plutôt pour une dialectique radicale et deviennent ainsi les représentants d’une forme d’idéalisme mutante et nouvelle. Leur entente particulière s’établit précisément sur ce terrain transcendantal d’idées et de paroles pures.</p>
<p>Dans ce sens, les relativismes culturels, nationaux, sexuels, naturels, etc., sont trop étroits pour définir la philosophie et la politique actuelle —même l’humanité ne suffit plus. Si le penseur trouve et formule des problèmes, comme je l’ai indiqué en introduction, il ne doit pas pour autant se méfier de la vérité. Au contraire, il doit la rechercher et se risquer à affirmer les choses qui l’ont convaincu de leur caractère absolu. Pour aborder les problèmes philosophiques et les situations collectives politiques, la pensée doit dorénavant assumer son caractère excessif et universel.<br />
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</strong></a><a name="note1a" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a><strong> </strong>En effet, les deux philosophes n’ont pas leur langue dans la poche. Badiou a provoqué toute une polémique en France avec son livre <em>De quoi Sarkozy est-il le nom?</em> (2007), où il a attaqué vigoureusement le gouvernement français actuel, qualifiant le président de la république «d’homme au rats». Žižek a, quant à lui, une forte notoriété académique. Dans sa conférence «On the Idea of Communism. A Year After» (The Birkbeck Institute for the Humanities, University of London, 1er mars 2009), il a provoqué un tollé dans l’assistance après avoir déclaré que Ghandi pouvait bien aller se faire enculer…<strong> </strong>Évidemment, ce sont là des cas singuliers dans des contextes très particuliers. Mais la polémique parcourt leur œuvre et dans bien des cas la fonde. À la fin de sa conférence, Žižek a déclaré que la pensée doit nécessairement être traversée par l’obscénité. Bien qu’il négocie l’obscénité mieux que quiconque —Badiou inclus— Žižek a révélé l’importance qu’accordent les deux penseurs à l’antagonisme et au conflit.<strong></strong></p>
<p><a name="note2a" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a> Toutes les citations sont des traductions personnelles d’un texte anglais, lui-même déjà traduit de l’allemand.<strong></strong></p>
<p><a name="note3a" href="#note4a"><strong>[3]</strong></a> Le sens n’a pas sa place dans la pensée. C’est ainsi que Heidegger, éminent penseur du sens (qui s’est évertué à critiquer le thème Moderne de rupture et de révolution) se retrouve dans la ligne de mire de nos auteurs. Žižek déclare: «fondamentalement, Heidegger n’a compris personne» (50). Cette critique extrêmement sévère et crue n’est pas d’hier. Žižek consacre le premier tiers de son ouvrage <em>The Ticklish Subject. The Absent Centre of Political Ontology</em> (1999) à une minutieuse déconstruction de la philosophie du Dasein et montre qu’elle est fondamentalement corrompue. Badiou s’est également mesuré à Heidegger depuis longtemps, rejetant dans <em>L’Être et l’événement</em> (1988), l’équivalence heideggérienne entre l’ontologie et la vérité.</p>
<p><a name="note4a" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a> Je ne peux développer cette idée plus longuement —cela nécessiterait un long détour de Lacan jusqu’à Hegel, en passant par Heidegger, trois références cruciales dans les pensées de Badiou et Žižek. Cela dit, l’on peut intuitivement saisir le caractère présent de la parole. En effet, la parole s’efface au fur et à mesure qu’elle s’exprime; elle relève ainsi d’une sorte d’intemporalité et n’est pas soumise aux conditions humaines. La parole offre un début radical de la pensée et se constitue, comme l’avait bien vu Lacan, de purs signifiants. À son tour, le sujet qui s’en sert se voit conférer le statut ambigu de «transcendantal».<br />
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</strong><a name="note5a" href="#note6a"><strong>[5]</strong></a><strong> </strong>Paraphrasant et critiquant Miller et Kristeva, Žižek affirme: «Les révoltes sont bonnes, elles apportent de l’énergie créatrice, elles rendent les choses dynamiques; la révolution est mauvaise, car elle introduit un nouvel ordre. C’est incroyable: dans un sens, une vulgarité absolument libérale.» (103-104)<strong></strong></p>
<p><a name="note6a" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a><strong> </strong>Ces «Huit thèses sur l’universel» sont également disponibles à l’adresse suivante: <a href="http://www.lacan.com/baduniversel.htm" title="http://www.lacan.com/baduniversel.htm">http://www.lacan.com/baduniversel.htm</a> [consulté le 13 mai 2010].<strong></strong></p>
<p><a name="note7a" href="#note7a"><strong>[7]</strong></a> Récemment parus, <em>L’hypothèse communiste. Circonstances 5</em> (Badiou, 2009), ainsi que <em>L’idée du communisme. Conférence de Londres 2009</em> (Badiou, Žižek et al., 2010) indiquent clairement, ne serait-ce que par leurs titres, que les auteurs sont d’abord et avant tout intéressés par le communisme comme notion. Une forme d’idéalisme est ainsi au cœur de leur entreprise.</p></div>
http://salondouble.contemporain.info/antichambre/penser-au-present#commentsBADIOU, AlainCommunismeEngagementFranceIdéologieOntologiePhilosophiePolitiqueSlovénieŽIŽEK, SlavojConférenceMon, 14 Jun 2010 17:42:03 +0000Jonathan Hope233 at http://salondouble.contemporain.info