Salon double - Contemporain http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/412/0 fr Combattre le cliché par le cliché http://salondouble.contemporain.info/lecture/combattre-le-cliche-par-le-cliche <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/hollywood">Hollywood</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">Au moment d’écrire ces lignes, une chaîne de télévision d’information en continu diffuse des images de la guerre civile syrienne entre deux capsules sur le lock-out de la Ligue nationale de hockey. Cet exemple parmi tant d’autres de la médiatisation superficielle de graves conflits armés autour du monde illustre l’apathie des sociétés industrialisées face à la douleur d’autrui. En faisant du confliet serbo-croate du début des années 1990 la toile de fond de son deuxième roman, <em>Hollywood </em>(2012), Marc Séguin cherche hors de tout doute à attirer l’attention de ses concitoyens occidentaux sur ce climat éhonté qui perdure.</p> <p style="text-align: justify;"><em>Hollywood</em> relate la rencontre d’un personnage-narrateur avec Branka Svetidvra, une survivante croate du conflit à Sarajevo, de qui il tombe amoureux. Le 24 décembre 2009, à la veille de son accouchement, Branka meurt d’une balle dans la nuque tirée au hasard dans les rues de Jersey City. Au même moment, le suicide en orbite du cosmonaute Stanislas Konchenko, ancien ami de cœur de Branka et ami d’enfance du narrateur, attire l’attention des médias du monde entier. Le narrateur secourt son bébé en éventrant la mourante puis erre dans les rues de New York où il se saoule pour enfin aboutir chez un couple qui lui redonnera peut-être goût à la vie. La narration se concentre surtout sur le récit du périple nocturne du narrateur sans nom et des analepses fréquentes expliquent ses réflexions.</p> <p style="text-align: justify;">Malgré cette trame relativement claire, la désignation générique «roman» que fournit l’éditeur me semble équivoque. Avec ses nombreuses digressions, <em>Hollywood </em>s’apparente davantage à l’essai philosophique, voire à un récit en prose poétique, qu’à une fiction narrative. La prose de Séguin se laisse régulièrement dériver en des associations purement langagières qui traduisent davantage les errements d’une pensée qu’un quelconque développement diégétique. Afin d’illustrer mon point de vue, je fournis ici une longue citation du roman qui illustre à merveille le processus discursif anarchique du narrateur&nbsp;:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">J’aurais voulu récolter les trophées de la guerre sans avoir à tuer. Sans perdre quelqu’un que j’aime. Les honneurs sans les périls. Je me suis persuadé que nous étions des milliards à manquer cruellement d’insistance. Tout est connu d’avance, comme la trajectoire d'une planète qui tourne sur elle-même et qui se répète.</p> <p style="text-align: justify;">Il y a pourtant un centre dont on s’éloigne de plus en plus. On va finir par l’oublier à force d’élargir l’espace avec des nouveaux télescopes toujours plus performants. L’épicentre absolu et invisible est une force gravitationnelle. On sait quand on s’en approche: les doutes se dissipent une fraction de seconde, il n’y a plus quarante chemins. Et pour une majorité parmi nous, c’est souvent la maladie, une naissance, le désir d’un homme ou d’une femme, une peine d’amour brûlante, le temps qui s’effrite comme du ciment, des craques sur la peau, ou la mort d’un proche. Ou un baiser sur une banquette. La programmation est triste. Les autres pages du calendrier émotif ne sont pas très originales. Des reprises. Aussi régulières que les comètes&nbsp;(73-74).<br />&nbsp;</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Ces phrases souvent nominales transgressent systématiquement le code syntaxique et leur cohérence repose sur une logique associative chaotique. À travers ces libres enchaînements −pour ne pas dire ces coq-à-l’âne− et ce chevauchement des métaphores spatiales et scientifiques, on saisit néanmoins le cœur de la réflexion existentielle que le narrateur met en relief: <em>Hollywood </em>propose une quête de la transcendance, de l’authentique au delà du quotidien trivial du monde contemporain, bref une recherche du sacré dans un monde irrémédiablement désacralisé ayant perdu contact avec certaines expériences fondamentales telles que la vie, la mort et l’amour. Autrement dit, comme dans son roman précédent, <em>La foi du braconnier</em> (2010), qui portait sur les tribulations d’un braconnier moitié mohawk en quête d’absolu, ou dans ses œuvres picturales dans lesquelles il peint des personnalités médiatiques avec des cendres humaines, Séguin évoque l’hégémonie du profane sur le sacré. La mort de Branka et, dans un tout autre registre, le suicide hypermédiatisé de l’astronaute, illustrent à leur façon le désespoir du narrateur.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>La faute à l’Amérique</strong></p> <p style="text-align: justify;">Au-delà de l’histoire d’amour entre Branka et le narrateur, <em>Hollywood</em>, comme l’évoque son titre, se concentre avant tout à faire le procès de l’Amérique contemporaine. Le narrateur explique justement qu’il vit des émotions «loin du feutre d’Hollywood. Loin de la rédemption et des effets spéciaux. À l’écart de cette polarisation simpliste qui tente d’expliquer ce que nous ne sommes pas» (143). L’Amérique profane que décrit le narrateur semble dégénérer dans une perte totale de sens, laissant l’individu asservi à la surconsommation, aveuglé par&nbsp; «l’illusion du bonheur» (82) et se prosternant devant une science erronée. Le décès de Branka à Jersey City ne semble dès lors pas innocent: le narrateur mentionne d’une part que «Jersey City est la ville la plus meurtrière de l’Est américain. Normal que les balles s’y promènent sans but» (20). D’autre part, il est difficile, de nos jours, de ne pas associer cette ville à la minable téléréalité à succès <em>Jersey Shore </em>dans laquelle une bande d’écervelés envahit les côtes du New Jersey afin d’assouvir ses désirs de fornication et d’intoxication. <em>Hollywood</em>, dans cette optique, se situerait d’emblée dans l’épicentre de l’insignifiance nord-américaine. La narration semble d’ailleurs explicitement associer New York à une synecdoque de la condition américaine: «C’est à New York que le dernier homme de la terre devrait s’éteindre. Dans les États-Unis d’Amérique. Dans ce qui a été autrefois une terre de rêve et de foi en attendant que mieux se présente. Dans les souvenirs dilués d’un mensonge politique et d’idéaux lézardés» (158). Le narrateur enchaîne de telles dénonciations avec un ton tantôt moralisateur, tantôt carrément péremptoire. Celui qui prophétise «l’échec de l’Amérique» (158) souligne ainsi qu’«en Amérique, on oublie souvent le poids d’un état religieux parce que nous sommes anesthésiés par le divertissement» (28).&nbsp;Dans cet «empire qui implose» (53) les déchets sont des «débris américains» (47). Pour couronner son sermon sur le matérialisme et le vacuum existentiel américains, il indique: «La majorité d’entre nous éviteront les deux ou trois sentiments qui comptent et la seule véritable pulsion en trouvant refuge dans une consolation matérielle» (132). Certes, certaines des critiques du narrateur pourraient s’appliquer à la collectivité nord-américaine. Or, la rhétorique réactionnaire simpliste agace. <em>Hollywood </em>aurait peut-être gagné en qualité si sa critique des mœurs américaine s’était déployée selon un mode satirique, comme les romanciers américains tels que Don DeLillo (<em>White Noise</em>), Bret Easton Ellis (<em>American Psycho</em>, <em>Glamorama</em>), ou Chuck Palahniuk (<em>Fight Club</em>) l’ont proposé avec grand succès précédemment.</p> <p style="text-align: justify;">Un tel point de vue prouve néanmoins la pérennité du discours antiaméricain dans les sociétés et littératures québécoises et canadiennes. En faisant de son narrateur un Québécois, Séguin parvient néanmoins à se singulariser en incluant le Québec, par ricochet, à ce néant américain. L’argumentation du narrateur, par conséquent, ne reconduit pas les mythes de la «supériorité spirituelle et culturelle» des Canadiens français qu’on retrouvait notamment dans les textes de Jules-Paul Tardivel et de l’abbé Henri-Raymond Casgrain ou, plus récemment, dans le recueil pamphlétaire <em>Trois essais sur l’insignifiance </em>(1983) de Pierre Vadeboncoeur.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>L’amour salvateur</strong></p> <p style="text-align: justify;">La condamnation du vide existentiel américain dans <em>Hollywood </em>devient plus intéressante lorsque le narrateur <em>montre</em> comment son empêtrement dans cette société provoque sa propre néantisation au lieu de l’énoncer –c’est la règle reconnue du «<em>show, don’t tell</em>». À ce sujet, le choix de Séguin de ne pas nommer son narrateur s’impose comme davantage qu’une simple coquetterie. Il s’agit plutôt de mettre en relief comment ce narrateur, produit de l’univers profane américain, est une coquille vide, une caricature par défaut: «Je suis un homme générique. Sans brevet. Je ne vaux rien de plus pour un autre que la richesse que je peux produire» (48). Son emploi au sein d’une firme informatique nommée «Antimatière» s’avère hautement révélateur du vortex identitaire qui le définit: l’entreprise offre la possibilité à ses clients d’effacer les traces de leur présence en ligne. Cet effacement le transforme en emblème de l’homme blanc d’Amérique vivant une sorte de culpabilité face à son hégémonie sur le monde. Comme il l’indique avec peu de subtilité au début du roman, «je n’ai pas vécu de guerre. C’est le drame contemporain de l’homme blanc d’Amérique. Je suis moins crédible. Peut-être même moins libre parce que je n’ai jamais connu la contrainte» (8). Il se définit toujours, en fait, par ce qu’il n’est pas: exilé, apatride, déporté, torturé, orphelin, miséreux, sinistré, noir, victime d’un génocide tribal, etc. Comme si cette absence de souffrance lui supprimait l’accès à la plénitude. L’Amérique profane l’empêche d’accéder à la Vérité: «Je ne sais de la nature humaine que ce que les livres, la télévision ou le quotidien américain veulent bien célébrer et financer» (8).</p> <p style="text-align: justify;">Pour tout dire, son attrait pour Branka semble résider justement dans une sorte de <em>projection</em>: cette femme ayant éprouvé les pires atrocités lui permet de vivre par procuration les catastrophes qu’il aurait rêvé expérimenter. Comme il l’affirme lui-même: «J’ai beaucoup plus existé à travers elle qu’à travers moi» (14). Branka donne une vie, une tangibilité aux phénomènes violents qu’il se sent coupable de vivre à partir de supports médiatiques. N’affirme-t-il pas presque candidement que «si elle était une histoire, dans un film ou un livre, elle pourrait gagner des prix comme celles qui témoignent avec style du malheur» (8)? Cette comparaison traduit l’objectification de Branka en œuvre d’art. Le narrateur aime-t-il réellement Branka, ou plutôt l’idée d’une vie qui lui permettrait de transcender sa propre médiocrité?</p> <p style="text-align: justify;">Ceci dit, malgré ces doutes sur le bien-fondé du sentiment amoureux du narrateur, il reste que celui-ci y perçoit la source de sacré qu’il manque à son monde soi-disant anesthésié. Le narrateur base de nombreuses réflexions sur la puissance du sentiment amoureux. Si cette réflexion donne lieu à certaines phrases profondes et judicieuses −«L’amour d’un homme pour une femme, c’est aussi l’amour du temps et des traces qu’il laisse sur nos corps et ailleurs» (43)−,&nbsp;d’autres frôlent la mièvrerie: «L’impression d’être compris dans un lit vaut plus que tout l’or du monde» (43). Ou encore: «Pour l’amour, le grand, on sait tout de suite» (90). Malgré ces résultats mitigés, l’intention du narrateur reste, selon moi, de montrer le caractère potentiellement sacré de l’amour. D’ailleurs, Branka insiste sur la dimension spirituelle de sa relation au monde: «Ce qui nous définit tous, sans exception, c’est un principe de croyance… et c’est ça qui meurt quand on s’éteint. Comme le cœur est un muscle involontaire, la conscience, par défaut, doit croire aussi qu’elle est involontaire, donc dirigée à partir d’ailleurs» (60). Bien que l’analogie de Branka m’apparaît maladroite, son objectif reste de montrer que l’amour semble le seul refuge spirituel contre l’insanité du monde contemporain.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>L’astronaute suicidaire</strong></p> <p style="text-align: justify;">Malgré l’ennuyeuse tendance du narrateur à recourir aux sophismes et aux clichés pour étayer ses réflexions sur l’amour et le sacré –le couple qui le recueille s’aime «comme dans la vraie vie. Celle qu’on vit, pas celle qu’on évite en allant à la messe ou en regardant la télé» (40)…−, <em>Hollywood </em>n’échoue pas totalement en tant que système romanesque et ce en grande partie grâce à la figure récurrente de Stanislas Konchenko. Ce cosmonaute, en même temps que Branka expire, rompt son lien avec la navette spatiale volontairement, se laissant dériver en orbite en attendant que sa réserve d’oxygène s’épuise. Ayant grandi au Canada avec le narrateur, il choisit à l’adolescence de retourner en URSS mener une carrière militaire. On l’engage comme mercenaire pour l’armée serbe où il viole une jeune Branka lors d’attaques à Sarajevo. Dix ans après la guerre, Konchenko, devenu médecin, retrouve Branka à Paris par hasard où ils tombent amoureux. Reconnaissant sa victime, Konchenko s’enfuit en Russie. Désormais astronaute, il se suicide afin de «s’affranchir de son passé» (84) en demandant au narrateur de confesser son crime à Branka, ce qu’il s’apprêtait à faire avant le décès de cette dernière. Ironiquement, une intrigue aussi improbable et maniérée ressemble dangereusement à la structure d’un mauvais film hollywoodien où se multiplient les coïncidences et les invraisemblances… Par contre, la figure récurrente de Konchenko qui apparaît sur tous les écrans que le narrateur croise, elle, se voit pourvue d’un remarquable pouvoir métaphorique. Pendant son errance éthylique, le narrateur perçoit le spectacle médiatique que génère l’acte démesuré de Konchenko. En fait, on retrouve sept allusions à l’omniprésence médiatique de l’astronaute dans la narration<a href="#_edn1" name="_ednref1" title="">[1]</a>, au point où cette figure apparaît comme une obsession. Bien que le narrateur se refuse à interpréter la symbolique du geste, puisqu’il en connaît la véritable nature tragique, reste que pour un observateur extérieur, le suicide spectaculaire de Konchenko correspond à une métaphore hautement significative. L’image de l’homme en orbite autour de la terre, errant dans l’espace, vivant selon une durée limitée et déterminée, évoque à merveille la condition contemporaine que le narrateur dénonce au fil de son discours. L’astronaute à la dérive n’évoque-t-il pas le soliloque de l’insensé nietzschéen qui clamait la mort de Dieu dans <em>Le gai savoir</em>? «Qu’avons-nous fait quand nous avons détaché la chaîne qui liait cette terre au soleil?&nbsp;Où va-t-elle maintenant?&nbsp;Où allons-nous nous-mêmes?&nbsp;Loin de tous les soleils? Ne tombons-nous pas sans cesse?&nbsp;En avant, en arrière, de tous côtés? Est-il encore un en-haut, un en bas?&nbsp;N’allons-nous pas errant comme par un néant infini? (<em>Le gai savoir</em>, §125) Konchenko, en ce sens, incarne précisément une figure de l’impuissance humaine dans un contexte athée où l’individu évolue dans une perte de repères pouvant mener au repli sur de «fausses idoles» telles que le divertissement et la consommation. En une seule image mentale, Séguin livre une métaphore de tout le discours qu’il développe pendant 180 pages. On reconnait ici, peut-être, l’habileté du peintre sachant exploiter le pouvoir évocateur de l’image, bien qu’elle soit ici littéraire plutôt que matérielle.&nbsp;</p> <div> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="edn1"> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ednref1" name="_edn1" title="">[1]</a> Voir les pages 34, 40, 45, 56, 62, 68 et 84.</p> </div> </div> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/combattre-le-cliche-par-le-cliche#comments Amérique Contemporain Contestation DELILLO, Don Deuil ELLIS, Bret Easton Espace culturel Lieux communs NIETZSCHE, Friedrich PALAHNIUK, Chuck Québec SÉGUIN, Marc VADEBONCOEUR, Pierre Roman Mon, 18 Mar 2013 16:40:05 +0000 Pierre-Paul Ferland 705 at http://salondouble.contemporain.info Comparaison, avec raisons http://salondouble.contemporain.info/lecture/comparaison-avec-raisons <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/the-raw-shark-texts">The Raw Shark Texts</a> </div> </div> </div> <p style="text-align: justify;">Eric Sanderson se réveille chez lui au beau milieu de la nuit. Il est en proie à une panique totale, puisqu’il a l’impression de se noyer en eaux profondes. Après quelques instants angoissants, il reprend ses esprits et constate qu’il n’est pas en mer mais bien sur la terre ferme, au pied de son lit. Mais il constate rapidement qu’il n’est pas hors de danger pour autant, puisqu’il prend soudainement conscience qu’il n’a aucune idée d’où il peut bien se trouver, ni, surtout, de <em>qui il peut bien être</em>.<br /></p> <!--break--><!--break--><p><br />Sans être une prémisse des plus originales, la scène d’ouverture du roman de Steven Hall, <em>The Raw Shark Texts</em>, a de quoi piquer la curiosité, et lance de belle manière un roman qui se dévore avec la même intensité qu’un bon polar. Sauf qu’il n’est pas ici question de meurtre, puisqu’Eric Sanderson apprend qu’il a perdu la mémoire après avoir été attaqué par un «Ludovician», énorme <em>requin conceptuel</em> qui nage dans un environnement abstrait, à savoir le flux invisible de transmission des pensées – un peu comme si le <em>zeitgeist </em>était une voie de circulation. Sanderson est la proie répétée de cette créature depuis un voyage dans les îles grecques effectué avec sa conjointe Clio, morte dans des circonstances troubles. Il apprend tout ceci d’abord au contact de sa psychologue, déjà au courant de la situation particulière de son patient, puis grâce à des lettres qu’il reçoit chaque jour, écrites par «The First Eric Sanderson» – c’est-à-dire lui-même, avant qu’il ne perde la mémoire. Il obtient également un étrange enregistrement vidéo, qui présente une ampoule nue clignotant à intervalle irrégulier, dont il extraira un message grâce à un code de déchiffrement fourni par The First Eric Sanderson. Ces informations le mettront sur la piste du Ludovician et d’un certain Dr. Fidorous, qui pourrait lui permettre de lutter contre la créature. Pour ce faire, il lui faudra explorer la dimension du «un-space» (des lieux désertés ou soustraits au regard du public) afin d’aboutir à une issue qui, espère-t-il, le mènera sur les traces de son passé…<br /><br />Je crois que ce long résumé, volontairement formulé à grand renforts de clichés, indique clairement combien conventionnel peut être, par moments, le roman de Steven Hall; on pourrait en dresser un schéma actanciel en quelques secondes, on peut anticiper les revirements dramatiques pour autant que l’on prenne la peine d’y penser, et la forme que prend le principal antagoniste – un requin monstrueux – force la référence intertextuelle au film <em>Jaws</em>, que la finale du roman reconduit avec très peu de variations.<br /><br />En dépit de ces aspects prévisibles, <em>The Raw Shark Texts</em> sait se montrer assez peu conventionnel par moments. Par exemple, les créatures conceptuelles qui peuplent le roman sont représentées à l’aide de dispositions étonnantes du texte sur la page, dans une approche qui n’est pas sans rappeler la poésie concrète (voir Figure 1); les instructions de décodage du vidéo de l’ampoule transmises par The First Eric Sanderson sont étalées sur quatre pages,&nbsp; reproduisant un clavier QWERTY afin d’en expliquer la logique; le texte est interrompu à quelques occasions par l’intrusion de documents photographiques ou schématiques (Figure 2), et une séquence importante, dans le dernier quart du roman, prend la forme d’un flipbook à même les pages du livre. De plus, le roman est doté d’un index de cinq pages listant des noms propres, des personnages ou des lieux visités par Eric Sanderson. Curieusement baptisée «Undex (incomplete), Negative 36/36», cette section annexe au livre est évidemment très inhabituelle pour une œuvre de fiction.<br /><br />&nbsp;<span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/hall_the_raw_shark_texts_p._217.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Hall, The Raw Shark Texts, p. 217"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/hall_the_raw_shark_texts_p._217.jpg" alt="147" title="Hall, The Raw Shark Texts, p. 217" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style="" width="441" height="573"/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Hall, The Raw Shark Texts, p. 217</span></span></span><span style="color:#696969;">(Figure 1)</span><br />&nbsp;<span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/hall_the_raw_shark_texts_p._298.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Hall, The Raw Shark Texts, p. 282"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/hall_the_raw_shark_texts_p._298.jpg" alt="148" title="Hall, The Raw Shark Texts, p. 282" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style="" width="421" height="411"/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Hall, The Raw Shark Texts, p. 282</span></span></span><br /><span style="color:#696969;">(Figure 2)</span><br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>La comparaison inévitable</strong></span><br />La description du roman n’aura peut-être pas suffi, mais la recension des aspects plus originaux du roman de Steven Hall n’aura pas manqué d’interpeller les lecteurs de<em> <span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>, le roman vertigineux de Mark Z. Danielewski publié six années avant <em>The Raw Shark Texts</em>. En effet, on retrouve également dans <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em> des dispositions textuelles bigarrées, des voix narratives croisées, des documents visuels en annexe et un immense index apparemment superflu.<br /><br />Résumer un roman complexe et ambitieux tel <em><span style="color:#000080;">House </span>of Leaves</em> n’est pas une mince affaire, c’est pourquoi je citerai —paresseusement— celui fait&nbsp; par Anaïs Guilet:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">[<em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>] débute par les confessions de Johnny Truant, un antihéros qui entre par hasard en possession du manuscrit d’un vieil original nommé Zampanò. Ce dernier a remisé dans une malle l’intégralité de son œuvre: un essai volumineux et prodigalement annoté portant sur un film qui n’existe pas, <em>The Navidson Record</em> (…) [film] tourné par Will Navidson, un photoreporter qui décide d’immortaliser son emménagement qui s’avère posséder des dimensions intérieures supérieures à ses dimensions extérieures, et où des couloirs apparaissent, incitant les protagonistes à y tenter des explorations. <a href="#note1">[1]</a><a name="renvoi1"></a></p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cette œuvre volumineuse – 709 pages – contient une quantité énorme de notes de bas de page, souvent utilisées afin de fournir des sources fictives aux citations fournies dans le texte. De plus, le roman met en place trois instances auctoriales – Zampanò, Johnny Truant et Pelafina, la mère de Johnny,— et il s’avère impossible de déterminer de qui, parmi ces trois candidats possibles, origine le texte. Danielewski a réussi un tour de force consistant à amalgamer un récit passionnant – l’exploration de la maison aux proportions incongrues est relatée de manière aussi palpitante et haletante que peut l’être la lecture d’un des romans réussis de Stephen King – et une dissertation critique à propos de celui-ci. L’œuvre lance le lecteur sur de multiples pistes interprétatives, qui débouchent plus souvent qu’autrement sur des cul-de-sac.<br /><br />De son propre aveu, Danielewski a mis dix années à écrire son <em>Opus Magnum</em>. L’auteur montre qu’il avait visiblement prévu l’accueil critique qui serait réservé à son texte lorsqu’il fait dire à l’un de ses personnages, à propos du film <em>The Navidson Record</em>, mais en référence implicite à son propre roman, «Navidson’s film seems destined to achieve at most cult statut. Good story telling alone will guarantee a healthy sliver of popularity in the years to come but its inherent strangeness will permanently bar it from any mainstream interest.» (p. 7) Preuve qu’il ne s’est pas fourvoyé, les lecteurs obsessifs vouant un culte au roman de Danielewski s’épivardent en conjectures sur le forum Web <a href="http://www.houseofleaves.com">www.houseofleaves.com</a> depuis 2001, et ils demeurent actifs à ce jour…<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Dans l’ombre d’un géant</strong></span><br />À la suite de cet aperçu de <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>, il est aisé de comprendre que la comparaison avec <em>The Raw Shark Texts</em> n’est pas injustifiée, et relève même de l’évidence. D’autant plus qu’au cœur du labyrinthe au centre de la maison dans l’œuvre de Danielewski se tapit un monstre fantastique, un peu comme le Ludovician que le Eric Sanderson du roman de Hall débusque dans son exploration du <em>Un-Space</em>…<br /><br />Mentionnons, à la décharge de Steven Hall, que suivant l’obtention du statut de livre-culte par <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em> et avant que ne paraisse <em>The Raw Shark Texts</em>, aucun écrivain, à ma connaissance, n’avait cherché à suivre les traces de Danielewski et à proposer une expérience de lecture aussi fourmillante, s’appuyant sur des jeux formels complexes constitués à partir des propriétés matérielles du texte. Hall devait être conscient des comparaisons qui ne manqueraient pas de suivre lors de la réception critique de son roman, mais il a décidé de relever ce colossal défi. L’œuvre de Danielewski avait, en quelque sorte, créé un géant à l’aune duquel les écrivains cherchant à s’inscrire dans son sillage devraient se mesurer. Or, après tout, un David confiant en sa précision pourrait croire qu’il serait en mesure de tenir tête à Goliath. Assumant jusqu’au bout sa source d’inspiration, et souhaitant sans doute voir naître une communauté de lecteurs enthousiastes, Hall, à l’instar de Danielewski, a mis en place sur son site Web un forum de discussion à propos de son roman, à l’adresse <a href="http://rawsharktexts.com/">http://rawsharktexts.com/</a>.<br /><br />Or, Hall n’a pas su reproduire le résultat du récit biblique. L’échec relatif de <em>The Raw Shark Texts</em> s’explique sans doute par le choix d’une forme linéaire, qui trouve son accomplissement au terme du récit, même si certains détails, notamment une mention dans l’ «Undex» de l’existence de «chapitres négatifs», indiquent clairement au lecteur qu’il y aurait davantage à trouver par un travail de décryptage. Ce processus de lecture exégétique seyait mieux à <em><span style="color:#000080;">House </span>of Leaves</em>, principalement parce que cette œuvre se déployait dans une forme réticulaire qui obligeait le lecteur à composer avec plusieurs niveaux narratifs et des instances auctoriales multiples, des systèmes de codification élaborés <a href="#note2">[2]</a><a name="renvoi2"></a> et des renvois incessants vers des portions éloignées du texte: l’investissement immersif du lecteur est pratiquement indispensable à une expérience satisfaisante de <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>.<br /><br />Le roman de Danielewski, avec sa thématique et sa structure labyrinthique, devenait une métaphore du processus herméneutique; que l’on s’y perde en cherchant la sortie était autant l’objectif de l’auteur que le plaisir du lecteur. On n’atteint jamais véritablement le terme de <em><span style="color:#000080;">House </span>of Leaves</em>, puisque les dédales de ses significations démultipliées font penser au paradoxe de Zénon tant le lecteur, découvrant sans cesse de nouvelles avenues d’exploration qui relancent ses réflexions, se sent comme la flèche qui n’atteindra jamais sa cible puisqu’elle est condamnée à n’effectuer éternellement que la moitié de sa trajectoire. En contrepartie, après une première lecture, on sent avoir atteint le terme de <em>The Raw Shark Texts</em> malgré sa finale ouverte: l’indication, dans l’étrange «Undex», de la possible existence de chapitres négatifs n’est pas assez émoustillante pour inciter à replonger dans un roman dont on sent déjà avoir découvert les tenants et aboutissants. À titre indicatif du peu d’enthousiasme soulevé par le projet d’exégèse de <em>The Raw Shark Texts</em>, le forum mis en place par Hall a été considérablement moins fréquenté que celui de Danielewski.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Créer un monstre?</strong></span><br />J’ai voulu lire <em>The Raw Shark Texts</em> pour ce qu’il était mais je n’ai pu m’empêcher d’y déceler constamment des comparaisons avec <em><span style="color:#000080;">House </span>of Leaves</em>. J’ai ensuite voulu écrire sur <em>The Raw Shark Texts</em> mais je constate qu’il m’a été impossible de le faire sans me référer abondamment à une autre lecture, qui s’est inscrite autant en filigrane qu’en filtre entre le roman de Hall et moi.<br /><br />D’une certaine manière, ce constat pourrait être inquiétant. Est-ce que Mark Z. Danielewski a réussi dans son projet de créer un roman contemporain qui, au plan formel, accomplit ce que Katherine Hayles décrit de la manière suivante: «As if learning about omnivorous appetite from the computer, <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>, in a frenzy of remediation, attempts to eat all the other media » <a href="#note3">[3]</a><a name="renvoi3"></a>, et au plan du contenu, a parfaitement internalisé les approches déconstructivistes et poststructuralistes, à un point tel qu’il intimide les écrivains aspirant à s’en inspirer?? Est-ce qu’en écrivant <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>, l’auteur a créé un monstre qui terrorise les futurs écrivains, attirés par une approche similaire mais démoralisés d’avance?<br /><br />Bien sûr que non. Le roman de Danielewski n’est pas parfait, sa plume sombre parfois dans des élans lyriques alambiqués et une seconde lecture de son roman fait prendre conscience d’aspects forts agaçants, notamment sa propension à vouloir contrôler les interprétations possibles de son texte tout en prêchant une liberté complète du lecteur face à son propre investissement herméneutique.<br /><br />Il y aura toujours place au renouveau en littérature. À preuve, Visual Editions a proposé en 2010 une réédition de <em>Tristram Shandy</em> qui reprend le texte de Laurence Sterne pour y investir des procédés typographiques imaginatifs, que l’écrivain écossais aurait sans doute grandement appréciés. Et pour revenir à <em>The Raw Shark Texts</em> en terminant, si la comparaison avec <em><span style="color:#000080;">House </span>of Leaves</em> s’avère peu avantageuse au final, je dois reconnaître que la figuration du monstre par Hall m’a semblé plus probante et efficace que celle déployée par Danielewski. En plus de l’incarnation, dans les pages du roman, du requin conceptuel par le biais de segments textuels disposés en forme de requin, la couverture crée la silhouette du Ludovician par un trou sur sa surface, qui donne accès à un texte d’introduction à même la page de garde (figure 3). Cette béance frappante, brillant dispositif représentant une paradoxale <em>absence présente</em>, signifie à merveille la nature abstraite mais saillante d’une créature immatérielle.<br /><br />&nbsp;<span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/couverture.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Hall, The Raw Shark Texts, couverture"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/couverture.jpg" alt="149" title="Hall, The Raw Shark Texts, couverture" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style="" width="437" height="583"/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Hall, The Raw Shark Texts, couverture</span></span></span><br />(Figure 3)<br />&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#renvoi1">[1]</a><a name="note1"></a> Guilet, Anaïs, « Folie marginale et marginaux fous: Le traitement des notes de bas de page dans House of Leaves de Mark Z. Danielewski », dans <em>Postures</em> (Marie-Pierre Bouchard, dir.), numéro 11, printemps 2009, pp. 141-153, page 142</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#renvoi2">[2]</a><a name="note2"></a> À titre d’exemple, certains des symboles utilisés pour les renvois en bas de page prenaient la forme de signes utilisés comme code de communication sol-air en aviation militaire, et la révélation, dans une des lettres de Pelafina, d’une formule de décryptage fonctionnant sur le principe de l’anagramme a amené des lecteurs très patients à débusquer des messages cachés dans certains passages de <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#renvoi3">[3]</a><a name="note3"></a> Hayles, Katherine, « Saving the Subject: Remediation in House of Leaves. », dans&nbsp; <em>American Literature</em>, numéro 74 (2002), p. 781<br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/comparaison-avec-raisons#comments Angleterre Contemporain DANIELEWSKI, Mark Z. Déconstruction Doute Éclatement textuel Expérimentation formelle Fantastique GUILET, Anaïs HALL, Steven HAYLES, N. Katherine Mélange des genres Oubli Quête Roman Thu, 21 Feb 2013 19:26:34 +0000 Gabriel Gaudette 688 at http://salondouble.contemporain.info Révolution(s) abandonnée(s) http://salondouble.contemporain.info/lecture/r-volutions-abandonn-es <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/kapow">Kapow!</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><strong>Révolution(s) abandonnée(s)</strong></p> <p><em>Avertissement: l’essentiel de cette lecture porte sur les aspects formels de </em>Kapow!<em> En raison des particularités matérielles de l’œuvre commentée, il m’est apparu contre-indiqué d’inclure à titre d’exemple des numérisations de certaines pages du texte, puisque la numérisation aurait mis à plat les caractéristiques de cet objet-livre qui trouvent leur pleine extension dans sa tridimensionnalité. Je vous invite donc, avant d’amorcer votre lecture du texte ici-bas, à vous rendre sur l’hyperlien suivant, <a href="http://www.visual-editions.com/our-books/kapow">http://www.visual-editions.com/our-books/kapow</a>, afin de consulter la galerie de photographies proposée par l’éditeur, qui donne la pleine mesure de la forme incongrue de </em>Kapow!</p> <p>La jeune maison d'édition londonienne Visual Editions s'est jusqu'à présent signalée par des ouvrages magnifiques et originaux: une réédition du <em>Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentlemen</em> de Laurence Sterne qui fait la part belle aux interventions visuelles et typographiques prévues par le texte original, la première traduction en anglais de <a href="http://www.visual-editions.com/our-books/composition-no-1">Composition No.1</a> de Marc Saprota (texte présenté dans une boîte et qui a ceci de particulier qu'il faut mélanger ses feuillets pour composer un ordre de lecture personnel, comme on brasse un jeu de Tarot pour en faire une lecture divinatoire) et <a href="http://www.visual-editions.com/our-books/tree-of-codes"><em>Tree of Codes</em></a>, le plus récent roman de Jonathan Safran Foer, confectionné à partir d'un roman de Bruno Schultz et dont les pages ont été littéralement trouées afin de créer un nouveau texte. À chacune de ses parutions, Visual Editions crée un livre d'artiste à grand tirage, une expérience sensorielle multiple (engageant la tactilité et la vision de manière plus prégnante qu'un roman traditionnel) et, en somme, commet un acte de résistance envers le passage du papier à l'écran par une œuvre qui ne peut être envisagée que dans sa forme matérielle. Le plus récent titre de Visual Editions s'inscrit résolument dans cette posture éditoriale éclectique et aventureuse. Issu de la plume d'Adam Thirlwell, jeune auteur londonien, <em><u>Kapow!</u></em> s'attaque au récit linéaire en le faisant éclater à la surface de la page, par le biais d'interventions à même la mise en page, tours de passe-passe formels audacieux mais qui se révèlent rapidement répétitifs.</p> <p><em>Kapow! </em>a comme thème général la révolution. Le narrateur, d’abord anonyme mais qui s’avère à mi-chemin être l’auteur de par la référence à ses romans antérieurs, observe à distance les agitations populaires dans plusieurs pays du Moyen-Orient, période de remue-ménage qui a depuis été recoupée sous l’appellation «&nbsp;Printemps Arabe&nbsp;». Avec une posture de détachement, qui serait selon l’auteur commune au citoyen occidental moyen, il suit les soulèvements de ces pays en développement, mais sa rencontre avec Faryaq, un chauffeur de taxi émigré qui lui relate des anecdotes à propos de ses amis au cœur des événements, le pousse à s’intéresser davantage à ces révolutions. La suite du roman fait alterner une narrativisation du printemps arabe focalisée sur quelques citoyens ordinaires prenant part aux manifestations publiques, et des commentaires généraux du narrateur face à son processus d’écriture et ses réflexions politiques et esthétiques sur l’Histoire en mouvement. Avec cette structure narrative mixte, Thirlwell se ménage une ouverture pour donner lieu aux facéties de tout roman post-moderne qui se respecte&nbsp;: la narration regorge de passages autoréflexifs, de moments métanarratifs, de télescopages improbables, etc. Il invoque ouvertement la malléabilité du langage très tôt dans le roman: «My theory was that language was a trampoline which pushed you everywhere, even inside-out, even into an apartment block I had never visited in a country I didn’t really know» (2011, p. 10), ce qui lui autorise la plus grande des libertés.</p> <p>Dès la première page, le narrateur indique qu’il est perpétuellement dans un état second: «I kept thinking one thing, then another, then another. It’s true that recently I’d got back into the practice of dope but still. My crisis was very much deeper than dope. (…) I was, let’s say, in a doped yet caffeinated state– a blissful state of suspension. This total seamlessness had just arrived in my thinking from nowhere». (2011, p. 5) Cet état d’esprit affecte et justifie non seulement le style de Thirlwell, ponctué d’achoppements et de coq-à-l’âne, mais aussi la dimension matérielle et visuelle du texte. Il s'avère en effet que le corps du texte s'écartèle, se dilate, s'épanche et se troue en des tailles et des directions diverses, allant parfois jusqu'à déborder de la double page et nécessitant le recours à des pages à volets que le lecteur doit déployer pour laisser le texte dévaler, voire déraper, dans la direction souhaitée. Dans la première page du texte, Thirlwell fait une allusion amusante à cette poétique de déchirure visuelle du texte à l’honneur dans son roman, en mentionnant son étonnement devant la facilité avec laquelle la foule agitée parvient à démanteler le pavé: «While in the miniature movies on the internet people were gathering in squares and ripping up the pavements. It surprised me how easily you could do this– just prise up pavement, like a lawn» (2011, p. 5). Or, après tout, cette friabilité insoupçonnée d’une matière jusqu’alors perçue comme unie et compacte, c’est aussi celle du corps de texte, habituellement présenté avec ordre, régularité et rigueur, et que Thirlwell s’apprête à démantibuler, ce à quoi il fait d’ailleurs allusion en disant à la suite de la citation précédente: «I understood this urge to disrupt and savage things and so on.» (2011, p. 5)</p> <p>Les voies multiples ouvertes dans la linéarité du texte sont signalées par un symbole à mi-chemin entre la lettre Y et le pictogramme d’une sortie d’autoroute, qui permet instantanément de comprendre qu’il faut aller lire le passage de texte en incise, superposé au corps principal du texte mais disposé dans une orientation déviante. Ces interruptions ne se donnent à lire ni comme une information complémentaire similaire à une note de bas de page, ni comme des trajectoires de lecture alternatives à la manière d’un hypertexte de fiction; tout comme face à un texte de David Foster Wallace, il faut se garder de sauter ces portions de texte comme le ferait un lecteur paresseux. De plus, la forme affectée par ces incises participe parfois à la signification de son contenu. Par exemple, page 20, les personnages au cœur de la révolution arabe se rendent au lieu public où se tiennent les manifestations quotidiennes, et une incise en forme de cercle précise: «Backing onto this was the second grandest hotel in the city– containing three restaurants, a café, a shopping complex, a business center, three banqueting halls, and a gym» (2011, p. 20). Le contraste entre la pauvreté ambiante de la ville en crise et cet espace de luxe décrit dans l’incise motive la forme de cercle, marquant un espace enchâssé, replié sur lui-même. Trois pages plus loin, une incise, tellement longue qu’elle déborde de la page principale et force l’intégration d’un encart dépliable, prend une forme irrégulière rappelant une trajectoire en zig-zag, et décrit le procédé narratif complexe au cœur de <em>Don Quichotte</em>, dans lequel Cervantès attribue la paternité des aventures du Chevalier à la Triste Figure à un scribe arabe, Cide Hamete Ben Engeli; la forme irrégulière de l’incise textuelle rappelle la stratégie ludique quelque peu tordue par laquelle Cervantès renvoie à un personnage fictif la véracité douteuse du récit de son roman.</p> <p>Thirlwell assume son procédé jusqu’à en décrire ouvertement l’origine et les motivations au cœur même de son texte:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>I didn’t want to be topical. I think instead it just had something to do with this new mania for connections, my idea of integrity that meant you had to follow every thought as far as you could, into all the sad dead ends. And to present this new way of thinking I began to imagine new forms, like pull-out sentences, and multiple highspeed changes in direction. I imagined concertina pages of stories, pasted pictures. And why not? It wasn’t that I wanted to make words visual, like the former futuristi. I didn’t believe like those marionetti that doing things to their look could increase the expressive power of words. But I was imagining a story that was made up of so many digressions and evasions that in order to make it readable it would need to be divided in every direction. So that if you wrote it out as continuous block it would be the same but also different. I wasn’t because my ideal was some kind of simultaneià. It was more like the Russians I’d adored, like Mayakovsky and El Lissitzky – this idea of trying to make things as fast as possible. (2011. p. 18)</p></blockquote> <p>Il revient plus loin sur sa volonté d’accentuer la dimension visuelle de son texte en déclarant: «It was what I wanted too – this spreading a given volume as closely to pure surface as possible. I wanted montage, as I said. I wanted a system where as many things as possible were visible at once.» (2011, p.32)</p> <p>Et c’est là que le bât blesse. Thirlwell annonce un programme esthétique qu’il n’endosse pas entièrement, ou du moins pas jusqu’au bout. L’éclatement du texte est certes spectaculaire aux premiers abords, mais l’auteur ne met pas complètement son procédé au service de sa diégèse. Si, comme je l’ai mentionné plus tôt, certaines incises ont une&nbsp; motivation claire et qu’il emploie à l’occasion les ressources formelles des pages déployées avec brio – notamment à la page 62, lorsqu’il déplace une discussion entre deux protagonistes à propos des juifs, où l’un des deux interlocuteurs tient des propos racistes, au creux d’un encart, comme voilé au regard et relégué loin du texte principal afin de ne pas le contaminer -, la plupart des incises ne font pas un usage bien motivé de la ressource, et la constante nécessité de retourner le livre dans tous les sens afin d’en lire des bribes conduit à l’agacement. L’auteur qui annonçait vouloir aller au bout de ses idées n’est pas parvenu à porter à bout de bras son projet.</p> <p>Il existe pourtant des exemples convaincants de telles œuvres expérimentales. Dès les années 1960-1970, des chefs-d’œuvre oubliés comme <em>The Exagggerations of Peter Prince</em>, de Steve Katz, qui disloque constamment le cours de la narration par des mises en page incongrues et des illustrations hétéroclites, ou encore <em>Double or Nothing</em> de Raymond Federman, qui étend la concomitance texte-image, chère à la <em>pattern poetry</em> médiévale et à la poésie concrète moderne à la grandeur d’un roman, étaient parvenus à mettre des trouvailles formelles au service du récit, et des auteurs plus connus comme Donald Barthelme dans certaines nouvelles de <em>Guilty Pleasures</em> ou Kurt Vonnegut Jr. dans <em>Breakfast of Champions</em>, ont brillamment fait usage de l’iconotextualité (voir Krüger, 1990) dans des œuvres aussi originales que délicieuses. Ces approches ont été amalgamées avec succès dans des œuvres contemporaines comme <em>House of Leaves</em> de Mark Z. Danielewski et <em>The Raw Shark Texts</em> de Steven Hall. J’espérais sincèrement que <em>Kapow!</em> puisse s’ajouter à cette liste, mais les procédés employés par Thirlwell s’avèrent au final trop limités et tièdes pour obtenir une place au Panthéon des romans à la matérialité expérimentale.</p> <p>L’échec relatif des ambitions de l’auteur est en quelque sorte assumé par le roman lui-même. Il est difficile de ne pas faire le lien entre le thème de la révolution politique qui traverse le texte et l’approche innovatrice préconisée par l’auteur, ce que l’auteur ne fait pas explicitement dans les pages de son roman. Or, tant le narrateur que les personnages émettent des doutes quant au succès éventuel de la révolution en cours, notamment vers le début lorsque le narrateur déclare: «But I didn’t know if this was revolution. I didn’t really know if I even Cared. Amigos, I had my doubts. Because basically I tended to prefer the irony of counter-revolution, the hipster sarcasm which wasn’t sure if there was any way of fighting that didn’t end up being a fight to be further enslaved.» (2011, p. 11). De manière conséquente, au cours du récit, les personnages constatent que les soulèvements révolutionnaires n’entraînent pas de résultats impressionnants.</p> <p>Au terme du roman, les personnages de la diégèse sise dans un pays arabe jamais nommé font face à diverses désillusions&nbsp;: Rustam, ayant surmonté ses réticentes initiales pour prendre part aux manifestations, sera incarcéré et trouvera son salut dans un intégrisme religieux qui faisait initialement l’objet de sa résistance; sa femme Niqora renoncera à la relation illicite qu’elle entrevoyait avec le jeune réalisateur Ahmad, rencontré dans la foulée des soulèvements, et l’auteur lui-même, dans le plus long passage en incise (visible à l’image 4 de la galerie disponible sur le site Web de Visual Editions), déclare que le cinéma, dont le montage constitue la grammaire formelle, est le plus à même de rendre compte de la réalité, sorte de désaveu en creux du médium qu’il emploie.</p> <p>On peut saluer l’honnêteté de l’auteur, qui assume l’incapacité à exploiter pleinement son projet esthétique. Il a voulu s’élever contre ce qu’il considère être une pratique de lecture contemporaine basée sur l’accumulation d’informations, spécifiée dans le passage suivant: «In one of my bouts of reading – and this very much felt like one aspect of the modern which depressed me, the way everyone was reading, was trying to find out the <em>facts</em>, the way everyone was lugging along their reading lists&nbsp;» (p. 18). Pour ce faire, il a opté pour une approche expérimentale ostentatoire, frappante comme un coup de poing à la figure ou comme un immense point d’exclamation, à l’image de celui dans le titre de l’œuvre et ornant la couverture du livre. Or, passé le choc initial, le lecteur constate que l’édifice littéraire s’écroule, en partie parce qu’il a ployé sous le poids d’une ambition lourde à porter et en partie parce que le matériau employé dans la construction n’était pas assez solide. Ce n’est pas pour rien que l’auteur, convoquant les propos de Zizek et de Arendt, passe plus de temps à réfléchir autour de l’idée de révolution qu’à la mettre en acte par la diégèse et sa propre écriture; ce n’est pas pour rien que ma lecture a porté quasi-exclusivement sur la forme que prend son projet de révolution formelle que sur son contenu même.</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Barthelme, Donald. <em>Guilty Pleasures</em>. New York : Farrar, Strauss &amp; Giroux, 1974</p> <p>Danielewski, Mark Z. <em>House of Leaves</em>. New York : Pantheon, 2000</p> <p>Federman, Raymond. <em>Double or Nothing</em>. Boulder : Fiction Collective Two, 1992 (1979)</p> <p>Hall, Steven. <em>The Raw Shark Texts</em>. New York : Canongate Books, 2007</p> <p>Katz, Steve. <em>The Exagggerations of Peter Prince</em>. New York : Holt, Rinehart and Winston, 1968</p> <p>Krüger, Reinhard. «&nbsp;L’écriture et la conquête de l’espace plastique&nbsp;: comment le texte est devenu image&nbsp;», dans Montandon, Alain (dir. publ.) <em>Signe/Texte/Image,</em> Paris&nbsp;: Ophrys, 1990.</p> <p>Thirlwell, Adam. Kapow! Londres&nbsp;: Visual Editions, 2011</p> <p>Vonnegut, Jr, Kurt. <em>Breakfast of Champions or Goodbye Blue Monday</em>. New York : Delcorte Press, 1973</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/r-volutions-abandonn-es#comments Action politique Angleterre Autofiction Autoréflexivité Avant-garde BARTHELME, Donald Cinéma Contemporain Culture de l'écran Culture numérique DANIELEWSKI, Mark Z. Dialogues culturels Éclatement textuel FEDERMAN, Raymond Guerre HALL, Steven Hipster KATZ, Steve KRÜGER, Reinhard Limites de la représentation Télévision THIRLWELL, Adam VONNEGUT Jr, Kurt Roman Sun, 25 Nov 2012 21:33:52 +0000 Gabriel Gaudette 639 at http://salondouble.contemporain.info Performance toxicomaniaque : comment recoller ensemble des milliers de petits bouts de soi http://salondouble.contemporain.info/article/performance-toxicomaniaque-comment-recoller-ensemble-des-milliers-de-petits-bouts-de-soi <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/monette-annie">Monette, Annie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/a-million-little-pieces">A Million Little Pieces</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/critures-sous-influence-pr-sence-des-drogues-en-litt-rature-contemporaine">Écritures sous influence: présence des drogues en littérature contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">Lorsqu’on s’intéresse à ce qui est le plus souvent nommé la littérature de la drogue, on remarque très rapidement un consensus chez les critiques et les historiens: cette littérature particulière serait plus ou moins morte à la fin des années 1960. C’est effectivement le constat que fait Max Milner (2000), pour qui Henri Michaux<strong><a href="#1a" name="1">[1]</a></strong> représente le dernier auteur de la drogue<strong><a href="#2a">[2]</a></strong><a name="2"></a>. Cette conclusion soulève un problème si on souhaite réfléchir aux textes de la drogue du point de vue de la littérature contemporaine. Car en apposant une date de péremption au-delà de laquelle toute littérature de la drogue devient impossible, Milner tire en effet un trait sur toutes les productions littéraires publiées après les années 1960, qui ont pourtant elles aussi traité de l’expérience de la drogue. Ce découpage assez artificiel, sans ignorer complètement ces textes, postule par avance leur non-valeur. Il est vrai que cette vision repose en partie sur un véritable désintérêt envers les substances toxiques: désintérêt de la psychiatrie, qui cesse d’y voir un outil pour comprendre la maladie mentale ou un remède pour la soigner; désintérêt des entreprises pharmaceutiques qui abandonnent leur production et leurs recherches; désintérêt «social» également, qui se traduit notamment par une moins grande acceptabilité de l’usage des drogues (qui peut être en partie expliquée par le durcissement des lois contre le trafic et la possession de substances illicites); désintérêt, au moins apparent, des artistes, poètes et intellectuels pour des substances de moins en moins exotiques<strong><a href="#3a">[3]</a></strong><a name="3"></a>.<br /><br />Mais plutôt qu’un point de non-retour, ne faudrait-il pas plutôt voir une transformation, un changement dans/de la littérature de la drogue? À mon sens, il est plus intéressant de chercher à voir ce que cette littérature est devenue que d’annoncer prématurément sa fin, sur la base que les moyens ne sont plus les mêmes.</p> <p style="text-align: justify;"><br />C’est en ayant en tête ces prémisses que j’ai abordé <em>A Million Little Pieces</em> (2003), de James Frey et c’est en considérant ce texte comme un exemple d’une potentielle «nouvelle» écriture de la drogue que je l’ai parcouru et que je souhaite, dans les pages suivantes, y réfléchir.<br /><br /><strong><span style="color:#808080;">Du vrai et du faux</span></strong><br /><br />Le «scandale» autour de la publication de ce texte est connu. Frey a présenté, d’abord à son éditeur, puis à son lectorat, <em>A Million Little Pieces</em> comme un récit «totalement» authentique sur le plan biographique: ce «cauchemar américain» était le sien et il le livrait, sans pudeur, aux yeux des lecteurs — ce qui a achevé, on le comprend, de les émouvoir et d’attiser leur curiosité (et de mousser les ventes). En effet, le succès, tant populaire que critique, a été très rapide. Frey a enchaîné les entrevues télévisuelles et a été l’invité d’Oprah qui l’a rapidement sacré l’un des auteurs les plus géniaux de sa génération. Or on sait qu’il y avait une part de jeu, de contrefaçon, voire de fraude dans cette affaire. Tout ce qu’a écrit Frey n’est pas vrai. Des faits ont été gonflés, d’autres inventés. C’est au site Internet «The Smoking Gun» qu’on doit la révélation de ce «scandale»<strong><a href="#4a" name="4">[4]</a></strong>. Frey nie d’abord, puis jongle avec les idées de «vérité» et d’«authenticité» avant d’avouer. Son éditeur, qui d’emblée le défend bec et ongles, doit se rétracter devant les faits. Une note de l’auteur et une autre de l’éditeur accompagnent désormais la nouvelle édition.<br /><br />Au-delà de ce prétendu scandale<strong><a href="#5a" name="5">[5]</a></strong>, ce qui m’apparaît particulièrement intéressant est l’idée de la performance. Se présenter sur les plateaux de télévision, arguer que son récit est «purement autobiographique», établir une correspondance sans équivoque entre le narrateur et l’auteur, témoigner devant tous de sa «vie de toxico» relève en effet d’une certaine forme de performance, d’un certain <em>acting</em>. En effet, Frey s’est en quelque sorte composé un personnage (le narrateur du texte) qu’il a ensuite incarné, interprété: c’est dans la peau de ce narrateur qu’il s’est présenté à ses lecteurs, aux critiques, aux caméras. Certes, la ligne est ici mince entre la réalité et la fiction: malgré les inventions, Frey demeure proche de ce personnage de toxicomane. Mais démêler le vrai du faux, l’invention de l’authentique, est-ce au fond intéressant ou important? Ce qui m’apparaît digne d’intérêt, c’est que Frey a intentionnellement levé la frontière, il a prétendu qu’elle n’existait pas. Il s’est dès lors mis, dans une certaine mesure, à performer son texte, à incarner «James», à jouer son propre rôle. Cette performance s’est toutefois menée <em>autour</em> du texte. On peut alors se demander comment elle agit <em>dans</em> le texte.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le corps du toxicomane, objet d’une performance</strong></span></p> <p style="text-align: justify;"><br />L’idée de la performance, considérée au sens de représentation, implique de façon presque inévitable le corps. Dans la performance artistique, par exemple, c’est lui qu’on met de l’avant, c’est lui qu’on soumet à l’action exécutée en même temps qu’aux regards des spectateurs. Dans le texte de la drogue, le corps est pareillement sujet à la représentation: parce que c’est en lui que la drogue a pénétré, sur lui qu’elle s’est imprimée et qu’elle a laissé des traces, parfois ineffaçables. Chez Frey, le corps trouve plusieurs formes de «performation». D’abord, dans les descriptions inévitables de l’agonie, des maux, des blessures et de l’état d’abjection dans lequel se retrouve le corps. C’est d’ailleurs sur un tel tableau disgracieux que s’ouvre <em>A Million Little Pieces</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />I wake to the drone of an airplane engine and the feeling of something warm dripping down my chin. I lift my hand to feel my face. My front four teeth are gone, I have a hole in my cheek, my nose is broken and my eyes are swollen nearly shut. […] I look at my clothes and my clothes are covered with a colorful mixture of spit, snot, urine, vomit and blood. (p. 1)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cet incipit introduit assez brutalement le lecteur à ce qui lui sera, dans la suite du texte, constamment re-présenté: une enveloppe corporelle malmenée, incomplète, trouée, d’où fuient des fluides écœurants, comme si le corps se recrachait lui-même. Les scènes répétitives de dégurgitation montrent en ce sens non seulement un corps malade, mais encore un corps qui se désagrège de l’intérieur:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />[…] I crawl into the Bathroom and I grab the sides of the toilet and I wait. It sweat and my breath is short and my heart palpitates. My body lurches and I close my eyes and I lean forward. Blood and bile and chunks of my stomach come pouring from my mouth and my nose. (p. 20)<br />&nbsp;</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">À l’écoulement et à l’expulsion répond une action contraire, mais en même temps complémentaire: le remplissage. Le corps du toxicomane en est un qui demande sans cesse à être rempli. De drogues, évidemment, mais, lorsque la cure de désintoxication est entamée, de tout ce qui peut être ingurgité: nourriture, fumée du tabac, café sont consommés en quantité et de façon constante, comme s’il était impossible d’atteindre la satiété: «Get something. Get something hard and get something fast. Fill me. Fill me till I die.» (p. 81) «Once a junky, always a junky» (2003, p. 97), disait Burroughs: qu’on se bourre de crack jusqu’aux yeux ou qu’on mange jusqu’à s’en faire éclater, peu importe. Il est question de combler un besoin:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />The food is a drug, a drink, a chemical, a substance. No one cares that they are getting all they can handle, that they have more than they need. If they could, the men would eat the furniture, the bookshelves, the plates, the napkins, the banquet tables, the coffee machine. (p. 334)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />La double action récursive vider/emplir, emplir/vider devient donc une expression, une&nbsp; manifestation de la consommation. La mécanique toxicomaniaque est incarnée, elle est <em>incorporée</em>.<br /><br />D’autres scènes récurrentes dans<em> A Million Little Pieces</em> participent de façon similaire à la mise en scène du corps. Les scènes que j’appellerais «du miroir», dans lesquelles James observe d’abord les ravages et les blessures, puis, lentement, les améliorations, les guérisons ont évidemment pour but de montrer le corps, non seulement au lecteur, mais encore au narrateur qui se retrouve à se (re)voir: la difficulté éprouvée par James à regarder (dans) ses yeux illustre d’ailleurs la peine éprouvée à la monstration du corps; le spectacle du corps du toxicomane n’en est pas un facile à contempler. Les «scènes de la douche», quant à elles, montrent la souffrance imposée par le drogué sur son corps: l’eau volontairement trop chaude qui pique et brûle la peau de James reproduit la souffrance que le toxicomane s’est infligée avec la drogue. Ici, cependant, il s’agit de reprendre contact avec le corps, par le moyen contradictoire de la douleur.<br /><br />Mais je pense plus précisément à la scène effroyable de l’opération chez le dentiste; James, étant toxicomane, ne peut recevoir d’anesthésiant. Il doit subir «à froid» la reconstruction de sa dentition<strong><a href="#6a">[6]</a></strong><a name="6"></a>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />The drills come out and a vacuum starts sucking the dying flesh surrounding my root from the canal that holds it. The agony does not subside. The vacuum stops and the remaining flesh is scraped from the interior of the canal with some sort of sharp pointed instrument. The agony does not subside. The vacuum goes back and comes out, the scraping continues. The agony does not subside. (p. 63)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Je ne donne qu’un très court extrait de cette scène qui s’étend sur plusieurs pages. On se trouve ici à la limite du soutenable, pour le narrateur comme pour le lecteur: le dernier seuil de la souffrance est franchi. La performance du corps dans cet épisode dépasse la représentation: le but consiste moins à décrire en mots la torture horrible à laquelle James doit se soumettre que d’utiliser les mots pour rejouer la scène, pour réactiver par eux la douleur et refaire cette expérience corporelle extrême.<br /><br /><strong><span style="color:#808080;">Les mots comme outils de la performance</span></strong></p> <p style="text-align: justify;"><br />La performance, justement, c’est aussi une affaire de mots, d’écriture et de langage. En effet, performer signifie un mode d’expression, une mise en acte de la parole. Dans l’écriture de la drogue, la performance consiste à soumettre le langage à une opération qui permet de <em>dire</em> la drogue. Car l’expérience vécue (parce qu’elle est avant tout affaire de perception, parce qu’elle correspond à une réalité unique, non partageable et non reproductible) dépasse très souvent les capacités langagières de l’auteur. Elle tient de l’indicible. En cela, Frey n’est pas différent de ses prédécesseurs: sa performance textuelle repose sur une série de moyens employés pour faire correspondre l’écrit et l’expérience. Je ne les passerai pas tous en revue<strong><a href="#7">[7]</a></strong><a name="7"></a>, mais je signale par exemple l’usage de phrases très courtes qui décrivent les gestes posés entre les paroles échangées par les protagonistes: «She pulls away and we stand. She speaks./ Have a good night./ I will. She turns and she starts to walk away. I speak./Lilly./ She stops and she looks back./ What?/ I’ll miss you./ She smiles./ Good.» Ces passages donnent au texte un rythme particulier, en venant en quelque sorte découper les dialogues et en leur ajoutant une dimension «visible»: au-delà des paroles prononcées, le lecteur «voit» les réactions, les gestes, les mimiques. Le corps refait surface par/dans la lettre. Je remarque également la façon dont Frey construit ses dialogues (nous en avons déjà un exemple dans la citation précédente). Ceux-ci ne sont pas indiqués par des tirets et sont dépourvus des renvois (tel «dit-il» ou «demande-t-elle») qui permettent normalement de bien suivre l’échange et qui distinguent le dialogue de la narration. Ses dialogues se présentent plutôt comme une succession de phrases (souvent brèves) placées les unes sous les autres, comme à la chaine:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Tell me a story.<br />It’s your turn.<br />I want you to start.<br />Why?<br />Because you’re braver than me.<br />Why do you think that.<br />Just tell me a story.<br />What do you want to hear?<br />Tell me a story about love. (p. 204)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Cette façon d’écrire les dialogues produit un certain effet graphique<strong><a href="#8a">[8]</a></strong><a name="8"></a>: la disposition des lignes sur la page attire automatiquement l’œil et déclenche en même temps un rythme particulier de lecture, rapide, descendant. L’absence d’artifices expressifs donne de même l’impression d’une oralité renforcée: dans une véritable conversation, évidemment, on ne dispose pas de tirets et d’indications sur les renvois de parole. Les dialogues de Frey tendent à reproduire ce réalisme de l’échange, à mettre en acte une «parole parlée». Si on rapproche cette écriture particulière du dialogue de la stratégie précédente (les deux se confondent souvent, d’ailleurs), on s’aperçoit que la performance appelle la performativité: par l’écriture, il s’agit de réaliser ce qui a été vécu.</p> <p style="text-align: justify;">Frey fait aussi un usage répété et orthographiquement incorrect de la majuscule en début de mots. Outre accorder une importance à certains termes, je pense que ce procédé relève d’une certaine fonction identificatrice. En effet, «I», en anglais, s’écrit invariablement avec une majuscule; le «je» est toujours un nom propre. On pourrait donc avancer que les mots auxquels Frey met une majuscule sont des termes qui lui servent à s’identifier, à s’affirmer, à se reconnaître. L’exemple le plus illustratif réside sûrement en cette phrase, répétée en plusieurs endroits dans le texte: «I am an Alcoholic and I am a Drug Addict and I am a Criminal.» Frey affirme ce qu’il est, ce qu’il sera toujours, malgré la désintox, malgré le renoncement à la drogue et à l’alcool, malgré la réinsertion sociale: «I am what I am because I made myslef so.» (p. 221). L’utilisation de la majuscule en début de mots apparaît ainsi comme un procédé de re-présentation de soi.<br /><br /><strong><span style="color:#808080;">Nouvelle littérature de la drogue ou nouveau regard sur une littérature singulière?</span></strong></p> <p style="text-align: justify;"><br />Cette performance que je me suis efforcée de mettre au jour dans ces quelques pages constitue sans aucun doute une particularité de l’écriture de la drogue chez Frey. Mais peut-elle être plus largement comprise comme une marque distinctive d’une «nouvelle» littérature de la drogue? Il me parait difficile d’affirmer que la re-présentation de soi et du corps consiste en une innovation: dès<em> Confessions of an English Opium-Eater</em>, de Thomas de Quincey (1821), considéré comme le premier texte de la drogue, il a été question de mettre le sujet et son corps sous les projecteurs. De même pour la performance de/dans l’écriture, le langage: Michaux, qui a voulu saisir dans l’instant le phénomène psychotrope, et Burroughs, qui a établi tout un langage du toxicomane, avaient tous deux déjà ouvert la voie à ce type de performance. Cependant, un changement semble s’être opéré: la performance, au moins chez Frey, est <em>devenue</em> texte (et elle est, dans un second temps, venue du texte, comme le montre le jeu joué par l’auteur après sa publication). Et ce texte-performance m’apparaît, plus qu’un témoignage, plus qu’un compte rendu expérientiel, plus qu’une expérience d’écriture, comme une vaste entreprise d’énonciation de soi. La «performance toxicomaniaque» à laquelle se livre James Frey vise à parvenir à recoller ensemble des milliers de petits bouts de soi. Il serait bon, à la lumière de cette réflexion, de dépasser les limites (im)posées par les historiens et les critiques pour voir comment cette performance peut se retrouver dans d’autres œuvres littéraires contemporaines de la drogue et comment elle peut renouveler notre regard sur cette littérature singulière.</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>BURROUGHS, William S., <em>Junky</em>, Londres, Penguins Book, 2003 [1953].<br /><br />FREY, James, <em>A Million Little Pieces</em>, New York,Knopf Publishing Group, 2003.<br /><br />MICHAUX, Henri, <em>Misérable miracle</em>, Paris, Gallimard, 2003 [1956].<br /><br />MILNER, Max, <em>L’imaginaire des drogues. De Thomas De Quincey à Henri Michaux</em>. Paris: Gallimard, 2000.</p> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#1">[1]</a></strong><a name="1a"></a> Le «corpus mescalinien» d’Henri Michaux est composé de quatre ouvrages: <em>Misérable miracle</em> (1956), <em>L’Infini turbulent</em> (1957), <em>Connaissance par le gouffre</em> (1961) et <em>Les Grandes épreuves de l’esprit </em>(1966).</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#2">[2]</a></strong><a name="2a"></a> Selon Milner, la consommation des drogues après cette époque n’engendre plus, comme c’était le cas au XIXe siècle et jusqu’à la moitié du XXe siècle, de poètes et de créateurs. Sa conclusion pose problème. En effet, sans tout à fait reposer la question du potentiel créateur et inspirateur de la drogue — invalidée déjà par Baudelaire dans ses <em>Paradis artificiels</em> en 1860 et récusée à nouveau par Michaux, un peu plus de cent ans plus tard, dans <em>Misérable miracle</em>, où le poète affirme que la mescaline est «l’ennemie de la poésie» (1961, p. 64) —, Milner semble du moins inverser l’équation: selon sa formulation, la drogue paraît produire le poète, l’écrivain, l’artiste. Les substances psychotropes ont pu représenter pour certains une voie singulière d’exploration — tantôt littéraire ou poétique, tantôt spirituel ou métaphysique. Elles ont tout à fait pu participer d’une démarche esthétique ou ont pu infléchir, par leur action, le processus d’écriture ou l’entreprise de création. Mais la démarche consistait à voir ce qui pouvait ou non être tiré de la drogue: celle-ci a été un instrument; ce n’est pas l’écrivain ou le poète qui a été instrumentalisé. Aussi faut-il selon moi déplacer le rapport et s’attarder à ce qu’a produit l’auteur des suites de la consommation d’une ou de plusieurs drogues: le texte qui, pour le lecteur, demeure la seule trace toujours visible, le seul effet encore «actif» du psychotrope absorbé.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#3">[3]</a></strong><a name="3a"></a> Ici, on pourrait suggérer un glissement de la sphère artistique et littéraire à celle de la culture populaire: le milieu de la musique, notamment, aurait-il pris le relais des artistes et écrivains des générations précédentes?</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#4">[4]</a></strong><a name="4a"></a> Je ne donnerai pas le détail de ce que The Smoking Gun révèle, mais on peut lire le texte «A million little lies» à cette adresse : <a href="http://www.thesmokinggun.com/documents/celebrity/million-little-lies" title="http://www.thesmokinggun.com/documents/celebrity/million-little-lies">http://www.thesmokinggun.com/documents/celebrity/million-little-lies</a></p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#5">[5]</a></strong><a name="5a"></a> Ce qui me semble le plus étonnant, ce n’est pas que <em>A Million Little Pieces</em> ne soit pas aussi «véridique» que l’auteur l’ait laissé entendre, mais qu’autant de gens aient pu croire que tout dans ces quelques trois cent quatre-vingts pages était entièrement vrai…</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#6">[6]</a></strong><a name="6a"></a> L’effet que produit ce passage sur le lecteur est puissant, notamment à cause de la longueur de la scène et des nombreuses répétitions et de la profusion de détails, très concrets, immédiats, crus qui rendent la douleur plus vive encore, plus violente.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#">[7]</a></strong><a name="7a"></a> Je signale tout de même, à titre illustratif, quelques-unes de ces stratégies. La syntaxe disruptive exprime certainement le décalage du drogué d’avec la réalité, son inadéquation; les nombreuses répétitions&nbsp; mettent en évidence des moments clés, mais sont aussi les marques d’une temporalité détraquée, de gestes qui s’épuisent dans la compulsion: «I breathe and I shake and I can feel it coming and rage and need and confusion regret horror shame and hatred fuse into a perfect Fury a great and beautiful and terrible and perfect Fury the Fury and I can’t stop the Fury or control the Fury I can only let the Fury come come come come come come.»&nbsp; (p. 153). Les différents niveaux de langage, en particulier les mots et expressions issus d’un langage plus populaire, voire vulgaire («fuck», «fucking», «fuck you», utilisés à toutes les sauces) font écho à la rudesse, dans les mœurs comme dans les paroles, du toxicomane et de son univers; l’utilisation des caractères gras et des lettres majuscules («<strong>How clean are the toilets now, Motherfucker?</strong> […] HELP HELP HELP […] <strong>HOW CLEAN ARE THEY NOW?</strong>» (p. 45) renforcent ces deux derniers moyens.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#8">[8]</a></strong><a name="8a"></a> Cette technique ajoute de même une part de subjectivité aux dialogues. Les paroles prononcées par James et ses interlocuteurs sont désormais ramenées sur un même plan, comme s’il n’y avait plus vraiment de distinction entre l’échange et l’introspection. La narration s’arroge le dialogue; le narrateur se réapproprie les discours.</p> Autobiographie Autofiction BURROUGHS, William Contemporain Effet de réel États-Unis d'Amérique FREY, James Manque MICHAUX, Henri MILNER, Max Représentation du corps Témoignage Roman Mon, 05 Nov 2012 00:03:14 +0000 Annie Monette 621 at http://salondouble.contemporain.info Un monde fantôme http://salondouble.contemporain.info/article/un-monde-fant-me <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/bouchard-eric">Bouchard, Eric </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/ghost-world">Ghost World</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/daniel-clowes">Daniel Clowes</a> </div> </div> </div> <p>Ma lecture de<em> Ghost World</em> remonte à plusieurs années déjà. En fait, c’est à la traduction en français de cet album emblématique par le petit éditeur parisien Vertige graphic que je dois la découverte de Daniel Clowes en 1999, soit l’année où il est révélé au public francophone, alors que paraît quasi-simultanément <em>Comme un gant de velours pris dans la fonte</em> chez Cornélius.</p> <p>À l’origine, c’est cette description chirurgicale de l’état d’âme des deux jeunes filles perdues à la frontière de l’adolescence et de l’âge adulte qui m’a laissé une forte impression ; ainsi que l’auteur présente lui-même son projet, <em>Ghost World</em> se veut «&nbsp;l’examen de la vie de deux récentes diplômées du secondaire depuis la position privilégiée d’un épieur (pratiquement) indétectable, avec le détachement incertain d'un scientifique qui s'est pris d’affection pour les précieux microbes évoluant dans sa boîte de Petri » <a name="renvoi1"></a><a href="#note1">[1]</a>. S’est ensuite imposée à l’appréciation cette idée même de frontière – voire plus précisément de <em>no man’s land</em> –, où perte de repères, critique de la culture populaire américaine et quête de soi s’imbriquent pour construire cette atmosphère si caractéristique, mêlée de lucidité acide, de doute et de mélancolie, devenue au fil du temps l’une des marques de fabrique de Clowes.</p> <p>Mais les années ont passé, les relectures se sont doucement espacées et l’intérêt signifiant pour cet album-culte semblait s’être émoussé ; tout me laissait croire que <em>Ghost World</em> ne représentait plus qu’une empreinte affective intimement liée à mon expérience personnelle du devenir adulte. Cependant, il appert que de ces oeuvres marquantes qui nous accompagnent peuvent se dégager avec le temps de nouvelles couches de signification. Aux premières lectures, à partir desquelles l’œuvre est plutôt enracinée dans l’état d’esprit de la crise existentielle de la jeune vingtaine, vient – au fil d’une nouvelle, une douzaine d’années plus tard – se superposer une relecture où <em>Ghost World</em> devient discours sur la nature même de la bande dessinée.</p> <p><strong>De l’apparition</strong></p> <p>Aujourd’hui, nos rapports au texte et à l’image se déplacent peu à peu « d’une culture du livre à une culture de l’écran » <a href="#note2" name="renvoi2">[2]</a>, ce qui nous amène notamment à repenser les structures sur lesquelles s’appuient nos conceptions des médiums textuels et iconiques traditionnels. L’une des modifications évidentes entraînées par ce changement de support est bien sûr le passage de l’œuvre <em>imprimée</em> sur papier à celle <em>apparaissant</em> sur un écran ; alors que l’encre sur papier montre un acte accompli, figé, la relation du pixel à l’écran en est une mouvante, processive (et éphémère)&nbsp;: l’image apparaît, puis se transforme pour en laisser apparaître une nouvelle. En ce qui concerne la bande dessinée, sauterait-on pour autant à la conclusion que ce qui n’est en définitive qu’une évolution technologique transforme <em>de facto</em> la nature du médium&nbsp;? Au contraire, cette dynamique d’apparition n’était-elle pas présente avant la transition de la <em>neuvième chose</em> <a name="renvoi3"></a><a href="#note3">[3]</a> vers l’écran ? Et encore, plus que déjà présente, ne serait-elle pas constitutive du médium ?</p> <p>On ne retrouve pas sur une planche de bande dessinée que des éléments énoncés de manière « positive » ; contrairement à ce qui est graphiquement énoncé, l’ellipse, en premier chef, propose un espace négatif, virtuel, où le lecteur articule les unités énonciatives. Suivant cette prémisse, l’espace virtuel vierge de la planche figure un champ potentiel, tandis que la case, unité énonciative, trace graphique, en est la portion actualisée, manifeste. Pour appuyer cette posture, je convoquerai deux exemples.</p> <p>Le premier est cette « chute virtuelle » du capitaine Haddock à la page 9 de <em>Tintin au Tibet</em>, rendue fameuse par Benoît Peeters, qui la qualifie de « ‘‘blanc’’ mémorable » dans son ouvrage <em>Case, planche, récit</em>. Rappelons que la séquence montre Tintin et Haddock courant sur le tarmac pour attraper leur avion ; mais, gêné par une poussière dans l’œil, le capitaine emprunte un escalier mobile qui traîne au milieu de la piste, tandis que Tintin, plus loin, tente en vain de lui crier son erreur. On voit ensuite Haddock assis dans l’avion, une hôtesse couvrant son visage de bandages : « Et après ça, on regardera ce que vous avez sous la paupière… ». Peeters cite ce passage pour signaler qu’une portion de récit (la chute du capitaine) peut sembler avoir été « vue » par tous les lecteurs sans avoir pour autant été montrée. Il observe que l’« habile construction de la scène et le souvenir d’autres albums sont parvenus à engendrer ce que l’on pourrait nommer une case fantôme, vignette virtuelle entièrement construite par le lecteur. » (Peeters, 1998, p. 32) &nbsp;Je nuancerai toutefois cette observation, car cette scène non-vue, mais lue, n’est pas forcément assimilable à une vignette : il pourrait s’agir d’une séquence, etc. Aussi, je lui préfère l’étiquette de <em>portion non-actualisée</em>, ou <em>non-énoncée</em>, du récit. En somme, ce premier exemple illustre bien en quoi la planche peut être perçue en tant que <em>lieu de manifestation de l’image</em> et la case, en tant qu’unité de manifestation du récit, ainsi que le fait que le récit de bande dessinée est supérieur à l’ensemble des cases qui le composent ; une case de bande dessinée n’est qu’une portion choisie, qu’un fragment du récit, de l’univers, du continuum narratif qui la dépasse, et que le lecteur déduit à partir de son encyclopédie personnelle</p> <p>Je convoque comme second exemple une réalité interne de la case, soit une réalité liée à la représentation graphique elle-même. Pour illustrer ce cas de figure, observons le travail d’Emmanuel Guibert, qui, dans<em> La guerre d’Alan </em>(2000), joue la carte d’un mode de représentation partiel, imprécis&nbsp;:</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/guibert001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Emmanuel Guibert, La guerre d&#039;Alan tome 1, p. 27"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/guibert001.jpg" alt="48" title="Emmanuel Guibert, La guerre d&#039;Alan tome 1, p. 27" width="580" height="425" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Emmanuel Guibert, La guerre d'Alan tome 1, p. 27</span></span></span></p> <p>Alors que le temps passé depuis les événements dont se souvient Alan Ingram Cope se traduit par un dessin que «&nbsp;l’oubli&nbsp;» a gommé de larges parts, où des détails percent çà et là à travers de «&nbsp;blanchissants » flashs <a name="renvoi4"></a><a href="#note4">[4]</a>. La virginité de l’espace blanc y évoque le brouillard de la mémoire, dans lequel l’élément graphique émerge tel le souvenir. En outre, dans cet exemple précis, alors que le narrateur appelle une ellipse temporelle, le personnage (déjà représenté d’une manière très synthétisée) paraît retourner se réfugier dans ce même blanc elliptique. Ainsi, au-delà de l’ellipse, toute surface « blanche » (ou négative), possède elle aussi un potentiel signifiant que l’auteur peut choisir de mettre en scène.</p> <p>Ces deux exemples supportent l’idée que planche et case de bande dessinée, chacune à leur échelle, peuvent être perçues en tant qu’espaces intrinsèques de <em>manifestation</em>&nbsp;de l’image, phénomène dont l’écran n’offrirait en définitive qu’une version exacerbée. La bande dessinée reposerait donc fondamentalement sur une tension entre le récit manifeste, apparu, que le lecteur<em> voit</em>, apprécie pour sa dimension plastique, et le récit «&nbsp;virtuel&nbsp;», que le lecteur <em>lit</em>, reconstitue et/ou extrapole.</p> <p><strong>Images d’un monde flottant</strong></p> <p>Dans un tout autre paradigme culturel, d’aucuns s’accordent pour reconnaître l’héritage que doit le manga à l’<em>ukiyo-e</em> – tradition assimilée aux célèbres estampes japonaises –, qui signifie de manière littérale « image du monde flottant ». D’ailleurs, on attribue généralement la paternité du mot <em>manga</em> [ 漫画 ] lui-même à l’un des plus illustres représentants de l’<em>ukiyo-e</em>, ce « vieux fou de dessin » de Katsushika Hokusai (1760-1849). Cependant, ce que Hokusai qualifiait de «&nbsp;manga&nbsp;» n’a plus grand chose à voir avec la production contemporaine. Selon Karyn Poupée, la translittération courante que l’Occident fait généralement aujourd’hui du vocable, « image [ga] dérisoire [man] » (2010, pp. 22-24), si elle trouvait sa légitimité par rapport au travail de l’estampiste, se trouve dénaturée lorsque associée à la réalité actuelle ; néanmoins, Poupée affirme que la conservation de ce terme générique s’explique alors par une autre acception de [man], celle d’<em>écoulement</em>, ce sens suggérant alors le déroulement, la succession, la longueur indéfinie, la multitude. Dès lors, une nouvelle traduction littérale de <em>manga</em> par « suite d’images » ou « série d’images » devient beaucoup plus pertinente. Il en reste que l’expression « image du monde flottant », liée à la culture bouddhiste, renvoie au caractère <em>impermanent</em> des choses du monde. Mais encore ?</p> <p>Dans les carnets de croquis qu’il a baptisé <em>Hokusai manga</em>, le Vieux fou de dessin cultive quelques sujets de prédilection, notamment le surnaturel. Spectres et créatures imaginaires – ou dérisoires ? – issues du folklore japonais (les <em>yōkai</em>) y font régulièrement leur apparition…</p> <p>Et voilà où ce parallèle lexical et thématique du côté des mangas cherchait à conduire&nbsp;: une bande dessinée considérée en tant que médium d’« apparition » tisse un lien sémantique vers la figure… du&nbsp;spectre <a name="renvoi5"></a><a href="#note5">[5]</a>. Voyons donc si les bandes dessinées faisant évoluer des personnages de fantômes nous renseignent sur une nature propre à la bande dessinée&nbsp;même.</p> <p>À moins que ne se dessine plutôt l’idée que cette figure du spectre serait davantage à prendre au pied de la lettre, soit la considérer par rapport à la case même. Finalement, ce monde flottant ne serait-il pas ce récit virtuel duquel émergent les images sur la page ?</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Livret%20de%20phamille_extrait.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Jean-Christophe Menu, Livret de Phamille, pp. 52-53"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Livret%20de%20phamille_extrait.jpg" alt="62" title="Jean-Christophe Menu, Livret de Phamille, pp. 52-53" width="580" height="850" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Jean-Christophe Menu, Livret de Phamille, pp. 52-53</span></span></span></p> <p><em>« Hantons sous la pluie »&nbsp;: dans </em>Livret de phamille<em>, l’alter ego de Jean-Christophe Menu est un spectre retournant «&nbsp;hanter&nbsp;» une mémoire d’images anciennes pour faire surgir le récit.</em></p> <p><strong>Images d’un monde fantôme</strong></p> <p>Daniel Clowes nous offre justement une superbe mise en abyme de la figure du spectre – et ce, à plusieurs niveaux – dans cet album inoubliable justement titré…<em>Ghost World</em>. La bande dessinée, un monde fantôme ?</p> <p>Dans son premier grand succès, Clowes tente de capturer ce moment fugitif de la vie où l’adolescence se dérobe pour laisser place à l’âge adulte, alors qu’Enid et Rebecca, deux amies d’enfance, anticipent puis subissent progressivement les effets d’une « rupture » inévitable, l’une d’elles devant bientôt aller entreprendre ses études universitaires dans un établissement situé de l’autre côté du pays.</p> <p>À l’image de la bande dessinée, le récit de&nbsp;<em>Ghost World</em>&nbsp;en est justement un de fragments&nbsp;: la mise bout à bout d’un ensemble de moments partagés dans la vie des deux jeunes femmes en devenir. Puis à mesure que la séparation approche, le récit se fait de plus en plus elliptique, radicalise en quelque sorte le morcellement de sa narration.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 53"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world001.jpg" alt="49" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 53" width="580" height="454" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, p. 53</span></span></span></p> <p>Au cours d’un des derniers moments de réelle intimité qu’elles auront partagé, les deux amies parcourent un vieil album de photographies de l’enfance d’Enid, recueil de photos éparses et parfois énigmatiques (Clowes, 1998, p. 53). Sur l’une d’elles, un graffiti tracé sur une porte de garage&nbsp;: « <em>ghost world</em> ».&nbsp;<em>Ghost World</em>&nbsp;–&nbsp;<em>monde fantôme</em>&nbsp;–, ce signe inscrit de manière répétée au sein du récit, hantant&nbsp;ce dernier tout au long.</p> <p>Qu’essaient à ce moment-là de faire ces deux pré-adultes, sinon hanter une jeunesse perdue, et de manière générale dans le récit, que font-elles sinon hanter le&nbsp;<em>no man’s land</em>&nbsp;entre adolescence et vie adulte, sinon tenter coûte que coûte de refuser la fin de leur moment partagé comme on tenterait en vain de vouloir retenir l’eau qui fuit d’une passoire&nbsp;? Et ce regard porté par les deux jeunes filles sur un album de photographies, sur un ensemble d’images disjointes, ne pointe-t-il pas un regard métaphorique sur le travail et la lecture de la bande dessinée elle-même ?</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world002.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 79"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world002.jpg" alt="50" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 79" width="580" height="911" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, p. 79</span></span></span><em>Le dénouement est imminent, et la trace du signe « </em>ghost world<em> » est de plus en plus fraîche, répétée, prégnante – soit de plus en plus près de son traçage, de l’acte créatif, de la frontière de son apparition, de la tension entre sa virtualité et sa manifestation – alors qu’Enid se résout à retourner dans cette virtualité, soit à ce que l’histoire se termine (1998, p. 79).</em></p> <p><em>Ghost World</em>, d’abord perçu comme l’anti-récit d’une attente, devient alors image de la bande dessinée. Ainsi, de même qu’était expliqué plus haut que les cases d’une bande dessinée n’étaient que les portions choisies d’un récit supérieur à ce qui était montré, peut-on percevoir une bande dessinée comme un ensemble de spectres issus d’un monde invisible… que l’auteur, puis le lecteur, épient.</p> <p><strong>Épier depuis la gouttière</strong></p> <p>Pour revenir à la traduction de la citation de Clowes, j’ai buté sur le terme<em> eavesdropper</em>, une expression figée que la plupart des dictionnaires traduisent par « oreille indiscrète », soit une autre expression figée qui lui fait quelque peu perdre son sens. Car l’activité à laquelle se prête l’<em>eavesdropper</em> n’en est pas qu’une d’écoute sans être vu&nbsp;: elle en est aussi une d’observation, ou encore d’espionnage, voire de voyeurisme ; voilà pourquoi j’ai préféré le terme plus général quoique peu usité d’<em>épieur</em>, qui convoque aussi bien le guet visuel qu’auditif.</p> <p>Quoi qu’il en soit, l’étymologie cachée derrière l’expression anglophone amène une autre troublante coïncidence lexicale&nbsp;: eaves signifie avant-toit, tandis que drop, soit goutte, évoque l’eau qui coule. Originellement, le terme eavesdropper renvoie à l’idée d’une personne qui épie de si près ce qui se passe dans une maison que la pluie qui dégoutte du toit lui tombe sur la tête. Plus concrètement, on peut donc dire que cet épieur se tient sous la gouttière, et c’est là que cette autre parabole lexicale devient féconde, étant donné que, en bande dessinée, on nomme aussi gouttière l’espace intericonique, celui qui sépare les vignettes, cependant que celles-ci sont considérées par Clowes comme autant d’images épiées («&nbsp;l’examen de la vie de deux récentes diplômées du secondaire depuis la position privilégiée d’un épieur (pratiquement) indétectable […] »).</p> <p><strong>Entrevoyeurs</strong></p> <p>Cette analyse de l’œuvre peut aisément s’étayer à même le récit. Ainsi, Rebecca et Enid prolongent cette dynamique en «&nbsp;épiant&nbsp;» nombre de personnages secondaires – sur cette activité reposant pour ainsi dire leur mode de vie – à travers certains « écrans »&nbsp;ou «&nbsp;prismes » : la télévision, notamment, mais aussi les restaurants Angel’s et Hubba Bubba, la table du vide-grenier d’Enid, l’épicerie Giant, la boutique Zine-o-phobia, voire les annonces matrimoniales ou la rue, etc.</p> <p>De manière « directe », Enid et Rebecca ont ainsi pu épier le couple des adorateurs de Satan (chez Angel’s puis jusqu’à l’intérieur de leur panier d’épicerie), Bob Skeetes ou des commérages à son endroit, les obsessions pédophiles d’un curé défroqué, ou même le personnage de l’auteur, à qui Enid s’est contenté de jeter un regard en coin sans oser l’approcher lors d’une séance de dédicaces.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world003.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 13"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world003.jpg" alt="51" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 13" width="580" height="611" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, p. 13</span></span></span></p> <p><em>Point de vue subjectif d’Enid épiant les occupants de la table voisine, suivi d’un contrechamp où on la voit précisément en train d’épier. Mais il semble qu’elle ne soit pas la seule&nbsp;à le faire…</em></p> <p>À travers des fenêtres de restaurants – des cadres, quasiment des <em>strips</em> –, elles ont pu entrevoir Carrie Vandenburg, dont le visage est déformé par une énorme tumeur, ou le «&nbsp;barbu au coupe-vent », frustré d’avoir été ridiculisé par des adolescents.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world004.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 23"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world004.jpg" alt="52" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 23" width="580" height="611" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, p. 23</span></span></span></p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/p45_8%2C%20p46_1-2.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, pp. 45-46"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/p45_8%2C%20p46_1-2.jpg" alt="59" title="Daniel Clowes, Ghost World, pp. 45-46" width="580" height="294" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, pp. 45-46</span></span></span></p> <p>Cette dynamique se retourne même parfois contre elles. En effet, Enid et Rebecca deviennent arroseuses arrosées en passant sous la fenêtre d’une afro-américaine à tendance autiste dont l’essentiel de la vie semble consister à comparer à haute voix chaque passant à l’une ou l’autre des innombrables références de la culture télévisuelle américaine.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world006.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 28"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world006.jpg" alt="54" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 28" width="580" height="304" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, p. 28</span></span></span></p> <p>Même la mise en scène de Clowes amène souvent le lecteur lui-même à « épier » Enid et Rebecca, au moyen de cases doublement encadrées. En effet, à l’intérieur de nombreuses cases, perce, à travers une zone noire par laquelle le lecteur peut « s’installer » à l’intérieur de la case, un second cadre lui permettant d’<em>entrevoir</em> les deux personnages.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/p14_7%2C%20p30_1%2C%20p31_4.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, pp. 14, 30 et 31."><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/p14_7%2C%20p30_1%2C%20p31_4.jpg" alt="60" title="Daniel Clowes, Ghost World, pp. 14, 30 et 31." width="580" height="198" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, pp. 14, 30 et 31.</span></span></span></p> <p><strong>Voyeurisme et apparition</strong></p> <p>Le principal émule de Clowes, Adrian Tomine, nous fournit quant à lui une démonstration matérielle concrète de cette dynamique de voyeurisme/apparition avec la couverture de <em>Summer Blonde</em> (2002).</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/summer%20blonde_couverture.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Adrian Tomine, Summer Blonde, première de couverture."><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/summer%20blonde_couverture.jpg" alt="61" title="Adrian Tomine, Summer Blonde, première de couverture." width="350" height="483" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Adrian Tomine, Summer Blonde, première de couverture.</span></span></span></p> <p>En effet, ce recueil de quatre nouvelles est recouvert, <a href="http://www.amazon.com/Summer-Blonde-Adrian-Tomine/dp/1896597491/ref=tmm_hrd_title_0">dans son édition originale</a>, d’une jaquette unie percée d’une fenêtre circulaire&nbsp; – trou dans la serrure laissant voir le visage d’une jeune femme en gros plan –, soit un détail de l’image de couverture se trouvant sous la jaquette&nbsp;: une scène plus large où figurent de nombreux personnages devant une distributrice de tickets de métro. Cette image fait écho à la nouvelle qui donne son titre au recueil, dans laquelle Neil, un trentenaire introverti, se met à <em>épier</em> son nouveau voisin de palier, un don juan qui vient d’emballer cette <em>summer blonde</em> par qui Neil est obsédé depuis des mois, mais à qui il n’ose déclarer sa flamme, la considérant inaccessible, se bornant à lui tourner autour.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/tomine%20summer%20blonde.png" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Adrian Tomine, Summer Blonde, page de garde"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/tomine%20summer%20blonde.png" alt="58" title="Adrian Tomine, Summer Blonde, page de garde" width="580" height="392" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Adrian Tomine, Summer Blonde, page de garde</span></span></span></p> <p>Ainsi, le trou dans la jaquette s’affirme d’abord comme une métaphore du voyeurisme de Neil, mais aussi, connaissant l’influence thématique qu’a exercée cet « <em>eavesdropper</em> » de Clowes sur Tomine, et à la lumière de cette analyse pratiquée sur <em>Ghost World</em>, une métaphore du dispositif énonciatif de la bande dessinée, la case pouvant être vue comme l’apparition d’une portion de l’univers narratif en jeu, comme un échantillon de ce qui est épié – énoncé manifeste d’un récit potentiel.</p> <p>De manière plus générale, on pourrait dire que toutes ces idées trouvent une allégorie bien sentie dans la double page proposée en préambule à l’histoire (pp. 2-3).</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/p2-3.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, pp. 2-3"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/p2-3.jpg" alt="63" title="Daniel Clowes, Ghost World, pp. 2-3" width="550" height="403" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, pp. 2-3</span></span></span></p> <p>S’impose dans cette scène une double fenêtre&nbsp;rappelant deux cases juxtaposées, soit la base de la narration en bande dessinée, et encore, deux ouvertures pratiquées sur un «&nbsp;monde fantôme », le bâtiment graffité, près duquel erre – n’ayant pas encore fait son apparition dans l’histoire, qui n’a pas débuté – le noir personnage (l’ombre) d’Enid, pratiquement inversé par rapport à la blancheur dominante de l’image (notons par ailleurs que le bleu pâle choisi pour la bichromie confère une apparence spectrale au tout). À travers les ouvertures, on entrevoit des portions de détails par lesquels on devine un personnage sirotant une boisson gazeuse devant sa télévision, sans plus. Car le lecteur, trop loin du bâtiment, n’est pas encore l’<em>eavesdropper</em> qui lui permettra d’en épier, d’en voir apparaître davantage.</p> <p>Du monde fantôme au médium d’apparition et à la case spectrale, du brouillard de la mémoire à l’élément graphique-souvenir, des images du monde flottant à l’écoulement d’images, du « hanteur sous la pluie » au <em>eavesdropper</em>, ces différents concepts s’enchaînent, tressent un réseau de sens pour tenter de définir un médium dont l’impalpable définition semble justement toujours résider dans l’entre-deux, au propre comme au figuré.</p> <p>Et pour tirée par les cheveux que toute cette spéculation sémantique puisse paraître, d’autres semblent remonter des pistes similaires. En effet, l’écho a voulu que je tombe sur un commentaire de Jessie Bi à propos du sombre <em>Pin &amp; Francie, The Golden Bear Days (Artifacts and Bones Fragments)</em> d’Al Columbia, qui associe dans un même flot la plupart des signifiants ici évoqués&nbsp;:</p> <p>« Oui, de cette neuvième chose comme art de la gouttière, de ce remplissage par la mémoire de lectures et d’expériences de cet entre-deux d’images condensant une pluie de signes. Al Columbia filerait alors la métaphore, et constaterait que ces eaux «mémorielles» vont de la gouttière à l’égout, de l’aérien au souterrain. » (Bi, 2010)</p> <p>Riche formule à partir de laquelle il serait en outre plaisamment loisible de déduire que la bande dessinée <em>underground</em>, et ses signes « pervertis », s’abreuve en collectant les eaux usées de la bande dessinée <em>mainstream</em> – courant principal –, prolonge la gouttière… jusqu’au caniveau.</p> <p><em>Les </em><em>directeurs du dossier</em><em> tiennent à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui leur a accordé une autorisation de reproduction d'extraits des oeuvres de ce dernier.</em></p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>BI, Jessie, « Pin &amp; Francie, The Golden Years », dans <em>du9</em>, en ligne : <a href="http://www.du9.org/chronique/pim-francie-the-golden-bear-days/">http://www.du9.org/chronique/pim-francie-the-golden-bear-days/</a> (page consultée le 19 avril 2012).</p> <p>CLOWES, Daniel,<em> Ghost World</em>, Seattle, Fantagraphics, 1998</p> <p>GUIBERT, Emmanuel, <em>La guerre d’Alan</em>, <em>tome1</em>, Paris, L’association, 2000.</p> <p>HERGÉ, <em>Tintin au Tibet</em>, Tournai&nbsp;: Casterman 1960</p> <p>MENU, Jean-Christophe Menu, <em>Livret de phamille</em>, Paris, L’association, 1995</p> <p>PEETERS, Benoît, <em>Case, planche, récit&nbsp;: Lire la bande dessinée</em>, Tournai, Casterman, 1998</p> <p>POUPÉE, Karyn, <em>Histoire du Manga</em>, Paris, Tallandier, 2010</p> <p>TOMINE, Adrian,<em> Summer blonde</em>, Montréal,&nbsp; Drawn &amp; Quarterly, 2002</p> <p><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a> Ma traduction de <em>« the examination of the lives of two recent high school graduates from the advantaged perch of a constant and (mostly) undetectable eavesdropper, with the shaky detachment of a scientist who has grown fond of the prize microbes in his petri dish »</em>, courte préface de l’auteur dans l’édition originale.</p> <p><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2] </a>Ainsi que le fait remarquer le texte de présentation du <em>9e congrès international sur l’étude des rapports entre texte et image&nbsp;:</em> <a href="http://aierti-iawis-2011.uqam.ca/fr">http://aierti-iawis-2011.uqam.ca/fr</a>.</p> <p><a name="note3"></a><a href="#renvoi3">[3] </a>Neuvième <em>art</em>&nbsp;: un choix terminologique ambigu. Suite à Thierry Groensteen qui ironise sur le statut de la bande dessinée (<em>Un objet culturel non-identifié</em>, 2006, Paris&nbsp;: Éditions de l’An 2), Jessie Bi du site Du9 (<a href="http://www.du9.org/">www.du9.org</a>) lui appose cet euphémisme, « […] du constat d'une bande dessinée de plus en plus heureusement protéiforme et semblant défier toute tentative de définition. » (communication personnelle de l’auteur)</p> <p><a name="note4"></a><a href="#renvoi4">[4]</a> L'éditeur américain de <em>La guerre d’Alan</em> a par ailleurs réalisé un court film (<a href="http://www.youtube.com/watch?v=zIMdBK8yr_g">http://www.youtube.com/watch?v=zIMdBK8yr_g</a>) montrant la surprenante technique de dessin avec laquelle travaille Guibert sur ce projet : un traçage à l’eau, sur lequel l’encre agit à titre… de révélateur.</p> <p><a name="note5"></a><a href="#renvoi5">[5]</a> Je remercie Samuel Archibald pour la suggestion de ce parallèle entre <em>médium d’« apparition »</em> et <em>figure du spectre</em>.</p> Aliénation Autoréflexivité BI, Jessie CLOWES, Daniel Contemporain Désillusion États-Unis d'Amérique GUIBERT, Emmanuel HERGÉ PEETERS, Benoît POUPÉE, Karyn Relations humaines TOMINE, Adrian Voyeurisme Bande dessinée Thu, 12 Jul 2012 19:02:21 +0000 Eric Bouchard 543 at http://salondouble.contemporain.info Comme un long striptease http://salondouble.contemporain.info/lecture/comme-un-long-striptease <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/premier-bilan-apr-s-lapocalypse">Premier bilan après l&#039;apocalypse</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><em>Premier bilan après l’apocalypse</em>, c’est d’une certaine façon un écho de Beigbeder à son <em>Dernier inventaire avant liquidation</em>, paru dix ans plus tôt, dans lequel il commentait la liste des «50 livres du siècle» tels que choisis par 6 000 Français, lecteurs du journal <em>Le Monde</em> et clients de la FNAC. Cette fois-ci, Beigbeder se fait plaisir: il présente à son lecteur non pas une liste de romans choisis par un vote populaire, mais plutôt ses 100 livres préférés, «À LIRE SUR PAPIER AVANT QU’IL NE SOIT TROP TARD» (p.21).</p> <p><span style="color:#a9a9a9;"><strong>«L’apocalypse» numérique</strong></span></p> <p>On pourrait gloser longtemps sur la nostalgie un peu clichée qu’affecte Beigbeder dans son «Making of», sorte de préface où il oppose bêtement le livre numérique au livre papier et où il exprime un fétichisme lui aussi convenu pour le format qu’il considère à l’article de la mort<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a>: Beigbeder y fait rimer numérique avec «bêtise» (p.26) et annonce une Apocalypse «d’amnésie et de vulgarité» (p.26). On pourrait dénoncer les raccourcis qu’il emprunte, les comparaisons bâclées qu’il sert à ses lecteurs, ainsi que le manichéisme de sa prise de position. Mais laissons ces considérations à d’autres, notamment à François Bon —qui se passe ici de présentation—, apôtre du tout numérique dont le dernier bouquin, <em>Après le livre</em>, aborde justement cette question. Messieurs Bon et Beigbeder discutent d’ailleurs du sujet dans un entretien publié sur le site Internet de <em>L’Express</em> et que l’on peut lire en suivant le lien fourni ici (Martinet, 2001: [<a href="http://www.lexpress.fr/culture/livre/frederic-beigbeder-face-a-francois-bon-le-livre-numerique-est-il-une-apocalypse_1051089.html">en ligne</a>]). On pourrait applaudir, toutefois, le pessimisme lucide —qu’on me passe l’expression légèrement oxymorique— de certains de ses arguments, comme celui concernant «le syndrome de déconcentration qui touche de plus en plus de victimes des ordinateurs, [et qui] est démultiplié lorsqu’on lit sur une tablette qui reçoit des e-mails, des vidéos, des chansons, des chats, des posts, alertes, skype, tweets, et des beeps et des blurps, sans compter les virus et les pannes qui vous interrompent en plein monologue intérieur de Molly Bloom» (p.19).</p> <p>Il y a malgré tout une certaine étroitesse d’esprit de la part de Beigbeder dans cet essai, mais elle ne se fait sentir que dans l’introduction fataliste dans laquelle il condamne à la fois le numérique et la «culture-buffet», pour reprendre un terme de Michel Biron (2010: 7), que cette nouvelle ère permet ou encourage:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:2.0cm;"><span style="color:#a9a9a9;">Un roman de papier ne s’écrivait pas comme un script sur Word. On ne lisait pas sur papier comme on zappe sur un écran. On n’écrivait pas au stylo comme on tape sur un clavier. L’écriture et la lecture sur papier avaient une lenteur qui leur conférait une noblesse: en aplanissant toutes les formes d’écriture, l’écran les rend interchangeables. Le génie est ravalé au rang d’un simple blogueur. Léon Tolstoï ou Katherine Pancol sont identiques, inclus dans le même objet. L’écran est… communiste! Tout le monde y est logé à la même enseigne, lisible dans la même police: la prose de Cervantès est ravalée au même rang que Wikipédia. Toutes les révolutions ont pour but de détruire les aristocraties (p.16-17).</span></p> </blockquote> <p>Car le palmarès dressé par Beigbeder est loin d’être conservateur: en témoigne la présence du premier album du groupe Téléphone, des poèmes de Cocteau, du journal de Kurt Cobain et, en première position, du roman <em>American Psycho</em> de Bret Easton Ellis. Beigbeder a osé davantage que les 6 000 Français qui se sont prêtés à l’exercice dix ans plus tôt en présentant, oui, certains romans très souvent cités dans des palmarès du genre, mais aussi des oubliés, des marginaux, des recueils de poèmes, des journaux, des autobiographies, et même un album rock. J’aborderai donc l’essai de Beigbeder par d’autres voies que celles que la préface peut mettre de l’avant, en l’occurrence par celle de la réflexion qu’il propose, en filigrane, sur la littérature contemporaine.</p> <p><span style="color:#a9a9a9;"><strong>Une certaine littérature contemporaine</strong></span></p> <p>En effet, il est possible d’aborder ce livre par ce qu’il dit de Beigbeder et, par extension, par ce qu’il dit de la littérature, notamment d’une certaine littérature contemporaine. <em>Premier bilan après l’apocalypse</em>, au final, c’est un long striptease pendant lequel on en apprend tout autant sur Beigbeder que sur les romans qu’il a choisi de faire figurer dans ce grand palmarès. On y voit, bien sûr, qu’il a un faible pour un certain type de littérature qu’il produit lui-même, qu’il a un faible pour les drogués, les alcooliques, les paumés, les auteurs morts jeunes, les homosexuels, les dandys, les provocateurs, etc. Il s’intéresse aux personnages malheureux, désespérés, aux bourgeois en crise, peu importe de quel côté de la page ils se trouvent. Il cherche aussi à retracer les filiations symboliques qui traversent le XX<sup>e</sup> siècle; c’est la figure tutélaire de Francis Scott Fitzgerald —et non pas celle d’Ernest Hemingway comme on aurait pu s’y attendre— qui domine ce bilan.</p> <p>Beigbeder a un parti pris pour les auteurs vivants, malgré ce qui a été énoncé plus haut. Il dénonce d’ailleurs le peu d’attention qu’ils reçoivent de la part des historiens de la littérature:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:2.0cm;"><span style="color:#a9a9a9;">Je dois beaucoup à mes contemporains: je ne vois pas pourquoi la plupart des historiens de la littérature punissent certains auteurs d’être toujours en vie. […] L’avantage des auteurs vivants, c’est qu’on peut les croiser, devenir leur copain ou leur ennemi, leur poser des questions sur leur méthode de travail et (éventuellement) écouter leurs réponses, s’influencer, se comparer, s’estimer, se disputer, se réconcilier, coucher avec, vomir dessus. Une bonne partie des auteurs cités dans mon hit-parade n’ont jamais été mentionnés dans aucun essai littéraire. […] [P]endant que la littérature française s’endormait sur ses lauriers depuis la mort de Proust, Céline, Sartre et Camus, un certain nombre d’auteurs étrangers l’ont réveillée, et une bande d’écrivains français est née de ce bazar planétaire nommé mondialisation. Cette génération […] est en train de s’imposer petit à petit, à l’usure, un peu partout dans le monde […]. Pour la première fois, les voici tous (français et étrangers) inventoriés par un petit confrère qui a contribué, quelquefois, par son agitation désordonnée, à en révéler certains (p.22-23).</span></p> </blockquote> <p>À travers la présentation de ses 100 livres préférés, Beigbeder réfléchit inévitablement à l’époque contemporaine et aux défis auxquels la littérature doit faire face. Par exemple, à propos de Viktor Pelevine, il pose la question suivante: «comment raconter des histoires à des gens qui en ont marre qu’on leur raconte des histoires?» (p.36) La question est juste, et il propose une piste de solution à partir de la démarche d’écriture et des romans de l’écrivain russe. Selon Beigbeder, Pelevine a trouvé la façon d’éviter cet écueil du contemporain en décrivant «un monde où tout s’équivaut»:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:2.0cm;"><span style="color:#a9a9a9;">Quand on a vécu la chute du communisme, puis l’explosion de Tchernobyl et de l’oligarchie, on n’a plus confiance en rien. […] Pelevine pond une littérature onirique et transsexuelle, où les contrôles d’identité sont permanents, entrelardés de délires mêlant <em>Matrix</em> et Tolstoï. Ses personnages passent leur temps à contrôler leurs papiers d’identité comme pour se rassurer de leur propre existence (p.36).</span></p> </blockquote> <p>Néanmoins, un peu plus loin, Beigbeder suggère que «l’amour reste le meilleur sujet de littérature, peut-être même le seul» (p.51). «Sans amour, pas de romans» (p.51), ajoute-t-il, ce qui semble aller un peu à l’encontre de ce qu’il avait affirmé tout juste quelques pages plus tôt à propos de Pelevine. La question se pose en effet&nbsp;: si l’amour est possible dans un univers déjanté comme celui que met en scène l’auteur russe dans ses fictions, lui est-il essentiel pour autant? Chose certaine, on voit mal comment raccorder la production romanesque plutôt <em>trash</em> de Pelevine aux romans, par exemple, de Françoise Sagan et de Colette, que Beigbeder encense également. Aussi, il considère que «tous les grands livres racontent la même chose: comment leur auteur est devenu un écrivain. Tous les grands livres racontent pourquoi ils sont des grands livres: pour combler le vide, sans y parvenir» (p.141). Reste que, pour Beigbeder —et ça se sent—, c’est le <em>trash</em> qui sauvera la littérature<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a>. Il écrit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:2.0cm;"><span style="color:#a9a9a9;">Dans un entretien resté mythique, Ballard a déclaré (et tous ceux qui désirent comprendre quelque chose à la littérature du XXI<sup>e</sup> siècle feraient bien de recopier ceci noir sur blanc dans leurs petits calepins): «Je crois à mes obsessions personnelles, à la beauté de l’accident de voiture, à la paix de la forêt engloutie, à l’émoi des plages estivales désertes, à l’élégance des cimetières de voitures, au mystère des parkings à étages, à la poésie des hôtels abandonnés.» Il aurait pu ajouter les hélicoptères foudroyés, les tsunamis atomiques, les publicités tridimensionnelles, les attentats télévisés, les mannequins en plastique, et «les autoroutes filant au-dessus de nos têtes» (p.97).</span></p> </blockquote> <p>Beigbeder propose sa propre vision de la littérature du XXI<sup>e</sup> siècle, hystérique, plurielle, hallucinée. Pour lui, c’est Bret Easton Ellis, qui figure deux fois dans le palmarès —et qui occupe entre autres la première position—, qui a inventé le roman du XXI<sup>e</sup> siècle: «Eh bien, oui: ce schizophrène bisexuel a INVENTÉ, vous m’entendez, INVENTÉ le roman du XXI<sup>e</sup> siècle et n’a pas l’intention de changer son fusil d’épaule. Sa force est justement de ne pas se déjuger, de creuser le même sillon, toujours plus superficiellement profond. Aucun écrivain de la planète n’ose aller aussi loin dans l’étalage du N’IMPORTE QUOI» (p.106).</p> <p>Ce «n’importe quoi» que prône Beigbeder, l’absurde et le chaos qui semblent lui plaire particulièrement dans les romans de son palmarès, sont possibles aujourd’hui puisqu’il endosse l’idée que l’humanité a connu sa fin, en quelque sorte, au XX<sup>e</sup> siècle. En effet, «[u]n autre Livre [que la Bible] raconte la fin de l’humanité» (p.198): <em>Si c’est un homme</em> de Primo Levi. «Si l’on lit ces deux livres, on a tout lu, ajoute-t-il. Entre les deux, il y eut l’homme.» (p.198) Il ajoute: «Depuis 1944, nous vivons sans pourquoi. Nous sommes devenus des post-humains, des zombies, des clones, des robots, des individus matériels, des hédonistes égoïstes, des mammifères» (p.199). Ici, Beigbeder rejoint peut-être un peu Richard Millet, qui titrait son dernier essai ainsi: <em>L’enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature </em>(2010). Bien que les deux auteurs partagent une certaine opinion du numérique —et on peut lire le texte que Manon Auger et moi avons publié ici même, au <em>Salon</em>, pour le constater (Auger et Landry, 2011: [<a href="../../lecture/dans-le-vestibule-de-lenfer">en ligne</a>])—, Beigbeder s’éloigne la plupart du temps de la position réactionnaire et cynique de Millet<a href="#_ftn3" name="_ftnref3" title="">[3]</a>, notamment en ce qui concerne les programmes de «creative writing» offerts dans les universités étasuniennes, que Millet décriait et à propos desquels Beigbeder affirme que la technique «ne doit pas être une entourloupe si l’on en juge par la quantité de bons écrivains qu’elle produit en Amérique depuis trente ans» (p.319).</p> <p><span style="color:#a9a9a9;"><strong>Beigbeder superlatif</strong></span></p> <p>Dans la dernière ligne droite de son palmarès, à partir de la 15<sup>e</sup> position, Beigbeder se déchaîne: les superlatifs pleuvent, et l’auteur se permet <em>d’affirmer</em>.&nbsp;</p> <p>Il sacre <em>Paludes</em> d’André Gide «premier récit du XX<sup>e</sup> siècle» (p.409). Si, pour Beigbeder —et pour plusieurs autres critiques, cette opinion étant assez répandue—, «[d]epuis ses origines, le roman rabâche <em>Don Quichotte</em>» (p.410), c’est depuis <em>Paludes</em> «que la littérature a le droit de pratiquer le second degré» (p.410). C’est une chose attestée en effet que Gide aurait été «l’inventeur», en quelque sorte, de la mise en abyme, du moins serait-il celui qui aurait nommé le procédé ainsi dans son <em>Journal</em>. Beigbeder va plus loin, toutefois, et ajoute que <em>Paludes</em> a changé la façon dont on lit la littérature. Il s’agirait donc, véritablement, du premier roman du XX<sup>e</sup> siècle. Publié en 1895, «<em>Paludes</em> est à la fois un point de départ et un point d’arrivée. <em>Paludes</em> ne sert qu’à être <em>Paludes</em>: le livre composite, imparfait, vain, le plus cohérent, parfait et indispensable de ma bibliothèque» (p.411). Ce <em>Jacques le fataliste </em>du XX<sup>e</sup> siècle ouvre la voie et s’impose, pour Beigbeder, au numéro 3 de son palmarès, comme roman ayant entamé le siècle.</p> <p>«[L]e livre le plus branché de 2011 a été écrit en 1965» (p.377), affirme Beigbeder. Ce livre, c’est à Georges Perec qu’on le doit: <em>Les Choses</em>, pour Beigbeder, parle définitivement de notre époque:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:2.0cm;"><span style="color:#a9a9a9;">Saurons-nous échapper aux choses? Il m’est arrivé d’évoquer la guerre entre l’écrit et l’image; il est évident qu’une autre guerre est déclarée entre l’homme et les machines. Dans le premier <em>Terminator</em> (1984), le grand film de James Cameron avec Arnold Schwarzenegger, les machines prenaient le pouvoir. Vous vous souvenez? Un ordinateur géant nommé Skynet asservissait les êtres humains et lançait les vilains Terminators à leurs trousses pour les exterminer. Savez-vous quelle était la date de leur victoire dans le film? Le 29 août 1997. Il y a quatorze ans. Plutôt flippant, non? Aujourd’hui Facebook dévoile notre vie privée, le livre numérique veut remplacer le livre papier, les centrales nucléaires menacent d’exploser, Google privatise la mémoire du monde. Perec avait raison de se méfier des choses: elles voulaient notre place, et elles l’ont obtenue (p.378-379).</span></p> </blockquote> <p>Bien que cette vision des choses soit bourrée de raccourcis (Facebook ne dévoile que ce que l’on veut bien dévoiler, après tout…), reste que la lecture contemporaine d’un roman de <a>1965</a> <a>en </a><a>dit</a> <a>beaucoup </a>sur l’actualité de Perec. N’empêche que ce ne sont pas <em>Les Choses</em> qui closent le XX<sup>e</sup> siècle, mais bien plutôt <em>American Psycho</em> d’Ellis, numéro 1 du palmarès, qui vient «assassiner» le siècle selon Beigbeder. «Tout est là» (p.418), affirme-t-il: «<em>American Psycho</em> est le meilleur roman du XX<sup>e</sup> siècle car il a digéré tous les autres. […] C’est ce roman qui a donné de la force et de l’ambition au roman du XXI<sup>e</sup> siècle[.] […] [P]ersonne ne peut plus faire comme si <em>American Psycho</em> n’avait pas tout changé» (p.420-421). On peut ne pas être d’accord avec Beigbeder, mais mon objectif ici n’est pas de discuter de son effort de catégorisation. Pour lui, c’est véritablement Ellis qui vient clore le siècle. Et puisqu’un siècle vient de se terminer, un autre peut s’entamer.</p> <p>Le XXI<sup>e</sup> siècle, donc, débute selon Beigbeder avec Édouard Levé et son <em>Autoportrait</em> publié en 2005. Ce livre est écrit d’une façon plutôt particulière: il suit les méandres du monologue intérieur non pas à la manière de Joyce et des autres, mais en utilisant un procédé accumulatif dans lequel les phrases se suivent mais ne se ressemblent pas, n’ont pas nécessairement de lien entre elles. Pour Beigbeder, «[c]ette trouvaille est peut-être la plus importante dans le roman français depuis le Nouveau Roman» (p.349). Le numéro 15 du palmarès ouvre un nouveau siècle, comme <em>Paludes </em>l’avait fait 110 ans auparavant:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:2.0cm;"><span style="color:#a9a9a9;">Toute personne qui ouvre ce livre comprendra immédiatement son originalité: chaque phrase est unique, personnelle, non liée à la précédente, et cependant l’ensemble est un miroir. C’est une installation d’art contemporain drolatique et intime. C’est surtout l’un des textes les plus novateurs publiés dans les années zéro. Si <em>Paludes</em> est le premier livre du XX<sup>e</sup> siècle, l’<em>Autoportrait</em> de Levé est peut-être le <em>Paludes</em> du XXI<sup>e</sup> (p.350).</span></p> </blockquote> <p><span style="color:#a9a9a9;"><strong>Pour conclure</strong></span></p> <p>Au final, c’est une lecture du présent à travers la littérature d’un passé somme toute assez proche que Beigbeder propose dans <em>Premier bilan après l’apocalypse</em>. Qu’on soit d’accord ou pas avec les théoriciens qui affirment que la «fin du monde» littéraire a eu lieu au XX<sup>e</sup> siècle et avec l’idée que le numérique annonce la fin du livre, on trouve indéniablement un certain plaisir à lire cet essai-palmarès. Si j’en ai proposé une lecture immanente et rapide, me contentant parfois de résumer les propos de l’auteur, c’est parce que c’est ainsi qu’il est intéressant de lire l’essai de Beigbeder: comme s’il s’agissait, après tout, d’une biographie, d’un essai personnel, d’un livre dans lequel il nous parle de lui et de lui seul, mais à travers les livres qu’il a aimés. Parce que, bien sûr, on sort de ce <em>Premier bilan après l’apocalypse</em> avec l’envie d’aller lire autre chose, quelques-uns des romans qui auront été abordés dans ce palmarès, mais on en sort aussi avec une connaissance accrue de l’auteur, du personnage, connaissance qui nous invite peut-être à lire ou relire son œuvre à l’aune des révélations qui auront été faites au fil de l’essai. Beigbeder en est d’ailleurs conscient, nul doute là-dessus. Dans son <em>Dernier inventaire avant liquidation</em>, il annonçait noir sur blanc qu’un&nbsp;«critique est un lecteur comme les autres: lorsqu’il donne son avis, favorable ou défavorable, il n’engage que lui-même, et encore, une de ses nombreuses facettes contradictoires» (Beigbeder, 2001: 16). <em>Premier bilan après l’apocalypse</em>, c’est comme si Beigbeder s’était <em>mis à nu</em> pendant un long striptease qui aura duré tout un siècle, un siècle vu à travers 100 romans.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p>Manon AUGER et Pierre-Luc LANDRY (2011), «Dans le “vestibule de l’enfer”», dans <em>Salon double, observatoire de la littérature contemporaine</em>, [en ligne]. <a href="../../lecture/dans-le-vestibule-de-lenfer">http://salondouble.contemporain.info/lecture/dans-le-vestibule-de-lenfer</a> [Texte paru en ligne le 4 avril 2011].</p> <p>Frédéric BEIGBEDER (2001), <em>Dernier inventaire avant liquidation</em>, Paris, Gallimard (Folio).</p> <p>Frédéric BEIGBEDER (2011), <em>Premier bilan après l’apocalypse</em>, Paris, Grasset.</p> <p>Michel BIRON (2010), <em>La conscience du désert. Essais sur la littérature au Québec et ailleurs</em>, Montréal, Boréal (Papiers collés).</p> <p>François BON (2011), <em>Après le livre</em>, Paris, Seuil.</p> <p>Laurent MARTINET (2011), «Frédéric Beigbeder face à François Bon: le livre numérique est-il une apocalypse?», dans <em>L’Express</em>, [en ligne].&nbsp; <a href="http://www.lexpress.fr/culture/livre/frederic-beigbeder-face-a-francois-bon-le-livre-numerique-est-il-une-apocalypse_1051089.html">http://www.lexpress.fr/culture/livre/frederic-beigbeder-face-a-francois-bon-le-livre-numerique-est-il-une-apocalypse_1051089.html</a> [Texte paru en ligne le 15 novembre 2011].</p> <p>Richard MILLET (2010), <em>L’enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature</em>, Paris, Gallimard.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a> Au passage, on pourrait aussi lui reprocher que sa nostalgie ne soit pas dirigée vers des questions plus pressantes, comme celle de la survie du français, alors qu’il adopte des expressions anglophones («Making of», par exemple)&nbsp;là où il pourrait facilement utiliser des termes équivalents en français. Mais ce serait une tout autre question…</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a> On voit bien à la lecture des commentaires de Beigbeder que l’amour est possible dans le <em>trash</em> et que l’un n’exclut pas l’autre. Toutefois, même s’il affirme que l’amour est le seul sujet possible de toute littérature, reste qu’il insiste davantage sur le pouvoir salvateur des esthétiques déjantées, qui viendront selon lui sauver la littérature.</p> </div> <div id="ftn3"> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3" title="">[3]</a> S’il manque de nuance et adopte une position très pamphlétaire en introduction, Beigbeder n’exploite pas ce filon dans le reste de son ouvrage et se contente de révéler ses goûts en matière de lecture, son (humble) opinion sur la littérature du XX<sup>e</sup> siècle.</p> </div> </div> <div> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div> <div id="_com_1"> <p>&nbsp;</p> </div> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/comme-un-long-striptease#comments AUGER, Manon et LANDRY, Pierre-Luc BEIGBEDER, Frédéric BON, François Contemporain Critique littéraire Culture numérique Déclin de la littérature France MARTINET, Laurent MILLET, Richard Essai(s) Tue, 29 Nov 2011 19:17:25 +0000 Pierre-Luc Landry 415 at http://salondouble.contemporain.info Pour une contemporanéité de l’imaginaire http://salondouble.contemporain.info/antichambre/pour-une-contemporan-it-de-l-imaginaire <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gauvin-francis">Gauvin, Francis</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p align="right"><span style="color:#808080;">Le temps ne fait pas que s’écouler; il travaille.</span></p> <p align="right"><span style="color:#808080;">Georges Didi-Huberman (2002: 320)</span></p> <p>&nbsp;</p> <p><em>Qu’est-ce que le contemporain?</em> Après deux publications récentes (Agamben, 2008; Ruffel, 2010) posant cette question, sans compter les conférences et articles à ce sujet, la contemporanéité demeure un phénomène obscur. Cette indétermination se répercute jusque dans l’utilisation du terme. Par exemple, <em>Salon double</em> se veut un portrait de la littérature contemporaine en préconisant une réflexion sur des œuvres récemment publiées, et ce, à partir d’enjeux théoriques ou esthétiques qui sont également dits contemporains. Cela dit, il est difficile de distinguer où la contemporanéité commence et où elle s’achève, étant donné la relativité du contemporain. Ce qui l’est aujourd’hui est appelé à ne plus l’être demain. Une telle incertitude se remarque également lorsqu’on dit d’une personne qu’elle est contemporaine à tel ou tel phénomène, et ce, même si la concordance historique n’est pas tout à fait précise.&nbsp;Comprise ainsi, la contemporanéité devient une sorte d’espace-temps plus ou moins élastique qui permet de relever le parfum d’une époque. Dans cette mesure, il serait tentant de savoir jusqu’où cette élasticité peut tenir le coup; mais je pense que cette manière d’envisager le contemporain est inadéquate. Il n’est pas une période historique malléable.</p> <p>Le véritable problème qui relève de ces exemples est d’ordre phénoménologique, puisqu’ils font de la contemporanéité une simple extension de l’actualité. Ce qui est actuel, c’est ce qui est en acte, ce qui s’actualise à tout instant. Que tel phénomène soit contemporain d’un autre, cela signifie simplement que tous deux s’actualisent à peu près en même temps. De la même manière que la proposition <em>ce qui est contemporain aujourd’hui ne le sera plus demain</em> ne fait qu’illustrer l’actualité dans sa succession. En aucun cas ces exemples ne permettent d’atteindre quelconque phénomène de contemporanéité. Il faut donc pousser l’examen plus loin si l’on veut se rendre à l’origine de ces manifestations.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Une approche du contemporain</strong></span></p> <p><em>Le Grand Robert</em> définit le contemporain comme ce qui est «en même temps que» ou «du même temps que». Bien que ces deux acceptions semblent identiques, elles sont phénoménologiquement distinctes. «En même temps» suppose que certaines choses se produisent au même moment, alors que «du même temps» suggère plutôt que ces choses se produisent à peu près durant la même période historique. L’un signifie une simultanéité temporelle, tandis que l’autre, une concordance historique. Au-delà de cette distinction (sur laquelle je ne peux insister<a href="#_ftn1" name="_ftnref" title="">[1]</a>), l’idée de <em>mêmeté</em> revient à travers ces deux acceptions, et c’est à partir de celle-ci qu’il faut réfléchir à ce qu’est la contemporanéité.</p> <p>Le «même» est un concept embêtant car il sous-entend que plusieurs entités, reconnues comme étant différentes, sont perçues identiquement. Il faut d’emblée admettre qu’il y a la présence effacée –mais non moins silencieuse– d’un observateur qui soutient cette <em>mêmeté</em>. En ce qui concerne le contemporain, il serait impossible de faire fi de l’interaction imaginaire d’un sujet qui, par l’entremise d’opérations sémiotiques, constate au mieux de ses perceptions un rapprochement historico-temporel. La validité du «en même temps que» et «du même temps que» est toujours déterminée par une présence subjective. Aussi simple et naïve que puisse être cette constatation, ses implications ne le sont pas.</p> <p>Cela implique de savoir si le sujet est témoin du contemporain, ou s’il en est lui-même sujet. Autrement dit, est-ce que la contemporanéité se résume à l’image actuelle des choses, ou participe-t-elle d’un processus de l’imaginaire, sans lequel il ne peut y avoir de temporalité? Évidemment il serait absurde de penser que le sujet est similaire à une caméra qui observe les choses telles qu’elles sont, toujours en distinguant le moment présent du passé et de l’avenir. La relation entre moments passés, présents et futurs est beaucoup plus complexe puisqu’elle fait intervenir la mémoire. Sans son support, il serait impossible de juxtaposer diverses images afin d’assumer quelconque chronologie.</p> <p>Mais encore, il faut une faculté permettant cette juxtaposition. Mon hypothèse est que la contemporanéité n’est pas un simple effet du cours des choses, mais qu’elle est un véritable travail de l’intérieur, sorte de tension temporale au sein de l’imaginaire. Pour reprendre l’expression de Bertrand Gervais, elle serait une des <em>logiques de l’imaginaire</em><a href="#_ftn2" name="_ftnref" title="">[2]</a>. Je propose en ce sens de pénétrer au cœur de l’imaginaire afin d’observer, à la source, le phénomène de contemporanéité. Cette entreprise permettra ultérieurement d’étudier ses manifestations à partir d’un regard porté sur son origine.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Pour une contemporanéité de l’imaginaire</strong></span></p> <p>Afin d’illustrer l’implication de l’imaginaire dans toute manifestation de contemporanéité, il serait opportun de mettre en parallèle les notions de temps et d’histoire avec celle de récit. Que l’histoire soit un récit, cela va pratiquement de soi; mais qu’en est-il du temps? À prime abord, le temps est irreprésentable. Au mieux on peut le considérer comme une intuition qui ne se démontre qu’à partir de sa mesure. Ceci dit, toute unité de temps correspond à un <em>micro-récit</em>. Par exemple, une année correspond à une révolution de la Terre autour du soleil. En disant&nbsp;:&nbsp;«il y a un an de cela», il est sous-entendu que depuis ce jour la Terre a tourné une fois autour du soleil. Un récit est ainsi mis en parallèle. Lors de chaque mesure temporelle, deux événements sont toujours comparés l’un par rapport à l’autre, et cette comparaison suppose une activité sémiotique qui dépasse la prise de mesure. Il y a une mise en perspective entre deux événements perçus.</p> <p>Conséquemment, la perspective à l’intérieur de laquelle il y a mise en relation détermine la valeur de la mesure. Ce fait s’observe aisément dans notre rapport à l’histoire. Selon les conditions socio-historiques dans lesquelles nous évoluons, notre façon d’interpréter le cours des événements peut varier. Il n’y a pas d’Histoire universelle, puisque les balises servant à définir les périodes historiques ne sont pas unanimes. Notre perspective est toujours orientée par les points de repère employés; et c’est là que l’imaginaire intervient de la manière la plus déterminante. Les points de repère sont –et il ne peut pas en être autrement– des figures de l’imaginaire. Bien que ce à quoi ces figures référent puisse être réel (nous pouvons croire dur comme fer qu’il y a un soleil et qu’il y a une Terre), il n’en demeure pas moins que ces entités sont d’abord et avant tout des figures de notre imaginaire. Une preuve de cela, c’est l’évolution de notre conception de la Terre. Seule une figure peut passer d’une surface plane à une sphère, puisque l’imaginaire offre la souplesse nécessaire à ce que nos représentations se défigurent.</p> <p>Étant donné que ce n’est qu’à partir de figures de l’imaginaire qu’il y a perspective, il résulte que toute conception historique ou temporelle des choses corresponde en une juxtaposition de figures qui sont <em>déjà présentes</em> au sein de l’imaginaire. Des figures du passé, du présent et de l’avenir se rencontrent <em>en même temps</em> pour penser <em>une même histoire</em>. Dans cette optique, la contemporanéité n’est donc pas une simple concordance historique ou temporelle, pas plus qu’elle n’est réductible à l’actualité. Elle est l’horizon à l’intérieur duquel il y a temps et histoire. En d’autres termes, elle est leur condition de possibilité, soit la tension temporale permettant à ce que certaines choses soient considérées temporellement ou historiquement.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p>Giorgio AGAMBEN (2008), <em>Qu’est-ce que le contemporain?</em>, Paris, Payot &amp; Rivages.</p> <p>Georges DIDI-HUBERMAN (2002), <em>L’image survivante</em>, Paris, Minuit.</p> <p>Bertrand GERVAIS (2007), <em>Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire tome I</em>, Montréal, Le Quartanier.</p> <p>Bertrand GERVAIS (2008), <em>La ligne brisée</em><em>: labyrinthe, oubli et violence</em><em>. Logiques de l’imaginaire tome II</em>, Montréal, Le Quartanier.</p> <p>Bertrand GERVAIS (2009), <em>L'imaginaire de la fin: temps, mots et signes. Logiques de l’imaginaire. Tome III</em>, Montréal, Le Quartanier.</p> <p>Martin HEIDEGGER ([1927] 1985), <em>Être et temps</em>, traduit de l’allemand par Emmanuel Martineau, édition numérique hors-commerce, Authentica, &nbsp;[en ligne]. <a href="http://nicolas.rialland.free.fr/heidegger/">http://nicolas.rialland.free.fr/heidegger/</a> (Texte consulté le 17 novembre 2011).</p> <p>Lionel RUFFEL [dir.] (2010), <em>Qu’est-ce que le contemporain?</em>, Nantes, Cécile Defaut.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn1" title="">[1]</a> Ce serait laborieux d’entrer ici dans les détails au sujet de la distinction entre temporalité et histoire. À ce compte, le paragraphe §72 de l’ouvrage <em>Être et temps </em>(Heidegger, [1927] 1985) est assez explicite.</p> </div> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn2" title="">[2]</a> Cette formulation sert de titre à un ouvrage en trois tomes: <em>Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire tome I</em>, Montréal, Le Quartanier, 2007; <em>La ligne brisée</em><em>: labyrinthe, oubli et violence</em><em>. Logiques de l’imaginaire tome II</em>, Montréal, Le Quartanier, 2008; <em>L'imaginaire de la fin: temps, mots et signes. Logiques de l’imaginaire. Tome III</em>, Montréal, Le Quartanier, 2009.</p> <p>&nbsp;</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/pour-une-contemporan-it-de-l-imaginaire#comments AGAMBEN, Giorgio Contemporain DIDI-HUBERMAN, Georges GERVAIS, Bertrand HEIDEGGER, Martin Histoire Imaginaire Présentisme Récit RUFFEL, Lionel Temps Essai(s) Sun, 20 Nov 2011 23:40:31 +0000 Francis Gauvin 409 at http://salondouble.contemporain.info Un journal très utile http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-journal-tr-s-utile <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/singher-charles">Singher, Charles </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/une-vie-inutile">Une vie inutile</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>&nbsp;</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">Comme je n’ai rien d’autre à faire, j’écris dans mon journal. Ce qui, au final, n’est pas un bien gros legs à l’humanité, étant donné ce que je viens d’y écrire, à savoir le fait que je possède un journal, ou encore que j’ai envie d’uriner.<br />-Simon Paquet</span></p> <p>&nbsp;</p> <p>Nous sommes dans un moment de relâchement crispé, je parle de la couleur du temps. Utilisez le mot «postmodernisme» dans une conversation mondaine, et vous comprendrez. Il ne s’agit plus simplement aujourd’hui de détruire les conventions aliénantes de l’art ou de tenter de mener plus loin un sentiment de rachitisme artistique. Le relâchement brandi par Lyotard en 1979 et 1988 continue de tenir une place bien à lui dans la faune (artistique) littéraire contemporaine –pour le constater, il fallait passer par la Remise le 18 juin dernier pour assister au lancement du recueil de poésie <em>Les monstres spectaculaires</em> publié par Rodrigol, inspiré du spectacle éponyme de destruction–, et la crispation peut difficilement rester une nuance apportée aux présupposés du postmodernisme (Sébastien Charles,<em> L’hypermodernisme expliqué aux enfants</em>), en considérant toute la place qu’elle a aujourd’hui en art –lisons Marc Lévy, Marie Laberge, Nora Roberts et tout le reste. C’est donc une période charnière d’une histoire qu’on veut chronologique durant laquelle un moment subsiste pendant qu’un deuxième commence. Partage des écoles pour dire que les «écoles» existent toujours. Mais surtout, mélange, métissage universel.</p> <p>Constat facile. Lieu commun des lieux communs. Recyclage. C’est pourtant la réflexion qui est provoquée par la lecture d’<em>Une vie inutile</em> de Simon Paquet. Il y a dans ce roman un jeu entre l’humour cynique, la lourdeur intertextuelle –d’un certain postmodernisme– et l’inutile quête du bonheur, la peur généralisée par rapport à l’avenir –d’un certain hypermodernisme. Normand –le protagoniste– est un homme en milieu de vie qui utilise d’infinies références littéraires et culturelles pour commenter son quotidien –Voltaire, Agatha Christie, Margaret Thatcher, Alphonse Daudet et Romain Gary y passent en seulement sept pages– et qui, somme toute, vit le tragique contemporain de celui pour qui rien ne fonctionne dans une société qui demande que tout soit productif et rempli de bonheur immédiat. Il y a plusieurs éléments en jeu dans ce roman. Le contrat de lecture humoristique qui s’installe dès les premières pages –«il faut cultiver son jardin, certes, comme l’a écrit celui-ci [Voltaire]. Il est vrai qu’il n’a rien mentionné à propos de sa piscine» (Paquet, p.11)– permet une lecture cinglante du moment contemporain nord-américain par le biais du bain hypermoderne qui va bien au-delà du simple misérabilisme crispé qui s’écrit tous les jours. Normand est prisonnier de son «minuscule» (Paquet, p.9) demi-sous-sol, au même titre qu’il ne répond pas de son époque. Il illustre et incarne la fin d’une époque. L’échec de Normand ne s’étaie «ni comme le sigle d’un mouvement (qui n’existe pas), ni comme la désignation d’un état d’esprit (trop flottant, trop contradictoire), mais simplement comme le symptôme d’une crise, d’une fin d’époque» (Scarpetta, p.18). Sur le fond, cette fin est caractérisée par la traditionnelle impasse de la quête du bonheur, par son corollaire: l’ennui, par l’urgence d’avoir des «projets» et par le tragique contemporain qui oppose l’individu et les dieux –ici, la <em>doxa</em>.<br /><br /><strong><span style="color: rgb(105, 105, 105);">À la recherche du bonheur perdu</span></strong><br /><br />En poursuivant un bonheur qui n’est jamais atteint, Normand témoigne du moment hypermoderne. «Le bonheur est encore un idéal et le monde de la consommation, censé nous l’apporter sur un plateau d’argent, ne l’a pas rendu plus actuel pour autant» (Charles, p.12). Ainsi, «[sa] vie est un échec» (Paquet, p.139) dans la mesure où le succès contemporain –d'un point de vue occidental– consiste en une certaine définition du bonheur. N’arrivant pas à jouir de ce bonheur, Normand se trouve enfoncé dans une vie des plus vides. En ce sens, un bonheur inaccessible provoque une profonde «lassitude». Le journal du protagoniste témoigne de la modernité qui a échoué depuis longtemps</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">en laissant la totalité de la vie se briser en spécialités indépendantes abandonnées à la compétence étroite des experts, cependant que l’individu concret vit le «sens désublimé» et «la forme déstructurée» non pas comme une libération, mais sur le mode de cet immense ennui que Baudelaire écrivait il y a plus d’un siècle&nbsp;(Lyotard, p.11).</span></p> <p>Normand est au centre d’un cercle vicieux: il ne trouve pas le bonheur; il vit donc l’ennui; l’ennui le pousse à chercher le bonheur; il ne trouve pas le bonheur; etc. Cette spirale ne lui permet pas de s’inscrire dans la société qui sans cesse le repousse. En effet, Normand est un homme laissé seul «en régime postmoderne&nbsp;[durant lequel]&nbsp;la tradition a perdu du terrain face à l’autonomisation des individus dont le parcours a plus été conçu comme fait de bric et de broc que comme une voie toute tracée par les instances traditionnelles de la socialisation» (Charles, p.20). Normand est un homme de l’époque des grands récits qui orientent la vie considérée comme collectivité. L’effort de tracer son propre parcours sans l’aide des «instances traditionnelles» est fatal pour lui dans le moment contemporain. Il n’arrive pas à se mettre au diapason de ses voisins. Il est reclus, ne cherchant le bonheur qu’à tâtons aléatoires.<br /><br /><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>L’avenir est un bouquet de projets</strong></span><br /><br />Plus précisément, l’idée de bonheur est rapidement liée à celle d’avoir des «projets». Le bonheur n’est donc pas exactement l’accumulation d’argent ou de biens matériels, mais plutôt le fait d’avoir toujours quelque chose à faire. Il en va du «sens» qu’on donne à notre vie. Sans cesse, Normand tente alors d’avoir des «projets». Constatant que les gens vivent à travers les leurs, en avoir aussi lui semble une solution parfaite à son ennui eurythmique.</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">Un des policiers, derrière le cordon, me demande de circuler, de «continuer mes petites affaires».<br />-Si vous saviez… C’est ce dont je rêve, monsieur, d’avoir de ces fameuses petites affaires, pour m’occuper. J’aimerais, j’adorerais être archi-débordé. Crouler sous les dossiers, avoir des clients à rencontrer, une partie de tennis à disputer avec mes associés… Mais je n’ai absolument rien d’autre à faire aujourd’hui (Paquet, p.147).</span></p> <p>Si l’individu hypermoderne de Jacqueline Barus-Michel est «conduit à développer des compétences nouvelles et à se saisir de divers outils et techniques pour aider [sa] prise de décision» (Barus-Michel, p.282), c’est surtout à propos de la gestion du temps. À ce propos, ces «compétences» ou ces «méthodes» sont liées à la question du projet: l’individu est «contraint d’avoir un ou plusieurs projets pour pouvoir avoir une bonne raison d’agir» (Barus-Michel, p.183). La légitimité d’une vie est en adéquation avec la quantité d’activités planifiées qui l’anime.</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">Le projet a ainsi le grand intérêt de transformer un contexte incertain en contexte d’action, et de faire de l’événement une occasion, une «opportunité» comme on dit aujourd’hui. L’individu et l’entreprise qui n’ont pas de projet sont ballottés, voire submergés, par l’événement, car c’est lui qui dicte sa loi (Barus-Michel, p.183).</span></p> <p>C’est bien dans cette position du «sans projet» que Normand est emprisonné entre les murs de son demi-sous-sol. Il n’a pas de «représentation du (de son) futur» puisqu’il n’a pas de projet. Il n’arrive pas à passer au «contexte d’action». Au contraire de la famille de sa sœur, fardée jusqu’au front d’activités, l’inaction règne dans la sienne. Normand a bien un «projet» plus ou moins constant: celui de garder ses neveux. Néanmoins, ce «projet» est vécu par procuration. «J’ai souvent la garde de mes deux neveux, les fois où ma sœur a ses cours d’aérobie, de Feng Shui et de Dieu sait quoi d’autre» (Paquet, p.18). C’est bien plus le projet de sa sœur qu’il vit par ricochet –avoir des enfants, une famille, des activités– que le sien durant ses épisodes de gardiennage.</p> <p>Normand comprend l’adéquation entre le bonheur et le bouquet de projets. Il cherche donc à sortir de son apathie en s’organisant des activités. Cependant, les unes après les autres, elles échouent.</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">Je ne suis jamais parvenu à me faire des souvenirs de qualité. Si je vais camper, il pleut. Si je veux aller au musée, il est fermé; à l’hôtel, des marteaux-piqueurs rugissent à côté de mon balcon. Je suis certain que si je me rends un jour en Égypte, les pyramides se seront écroulées la veille de mon atterrissage (Paquet, p.96).</span></p> <p>Ses échecs ponctuent sa vie. S’il déménage, le moteur du camion qu’il a loué s’arrête durant le voyage. Et arrivé à son nouvel appartement, le propriétaire lui annonce qu’il a loué en double et que ce sera l’autre locataire qui conservera l’appartement. S’il va au ciné-parc, personne ne veut lui offrir de le raccompagner en ville et il doit marcher toute la nuit jusqu’à chez lui. S’il doit engraisser pour un tournage, les scènes dans lesquelles il apparaissait sont coupées au montage et il conserve le poids qu’il a en trop, incapable de le perdre.</p> <p>L’impossibilité pour le protagoniste de réussir quoi que ce soit est aussi symptomatique d’un rejet plus important. Normand est ignoré par la société. Il n’est pas adapté pour survivre dans son milieu urbain où le bonheur passe par les projets. C’est un homme emprisonné dans un demi-sous-sol où il «ne peu[t] recevoir personne» (Paquet, p.10), dans un demi-sous-sol sans rideaux qui fait de lui «une bête en cage que les passants peuvent admirer à loisir» (Paquet, p.23). Normand vit un double rejet: celui qui l’empêche de vivre un bonheur rempli de projets et, sur le plan physique, celui qui le met en cage pour que les passants puissent observer cet homme d’une autre époque sorti de son habitat naturel. Lequel des deux rejets résulte de l’autre? Il n’est pas facile de démêler la question. Néanmoins, Normand appelle une vie alternative qui ne correspond pas à celle de son moment contemporain. Il est l’élément qui reste de la dernière chaîne d’une évolution sociale rapide.<br /><br /><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>Le tragique cherche le calme</strong></span><br /><br />Sans réellement s’inscrire dans un récit qui met en scène un dialogisme tragique à l’image du théâtre classique, <em>Une vie inutile</em> est d’abord le récit d’un homme qui n’arrive pas à vivre une vie comme celle que sa société attend de ses citoyens. Il y a un sentiment tragique contemporain. Parasite d’un système duquel il est exclu, sa présence soulève un bouleversement auprès des gens qui le côtoient. Sa famille l’a toujours considéré comme «le petit con» (Paquet, p.40), sa concierge et son patron le traitent sans respect, son oncle «de onze ans» ne cesse de lui donner des ordres, ses collègues se trompent de nom en lui parlant, sa mère lui achète une banderole et des ballons imprimés «Bonne fête Marc» parce qu’ils étaient au rabais –Normand était probablement un enfant au rabais, lui aussi. C’est un homme exclu. Il est nuisible pour la société. «Je suis au niveau du sol, aussi vois-je toutes les bestioles qu’on dit nuisibles» (Paquet, p.61). Il vit avec elles. Il est, lui aussi, une bestiole nuisible. S’ajoutant aux références littéraires qui ponctuent le roman, ce motif de l’insecte n’est pas sans rappeler <em>La métamorphose</em> de Kafka.</p> <p>Le tragique ici, c’est celui de Hegel. C’est le résumé qu’il en fait: «Par la Tragédie, une pierre a été lancée dans cette mare calme de la sérénité, le repos des dieux a été troublé, des rides sont apparues à la surface d'une eau qui exige le retour unifié de sa limpidité» (Gravel, p.124). Normand est cette pierre jetée dans la mare calme de la société. Les dieux ne sont pas incarnés dans ce «roman tragique», mais ils sont remplacés par des signes envoyés au protagoniste. Dans la foulée des tragiques grecs, la Tragédie commence lorsque le «‘’sujet’’ humain peut s’autoriser, d’une manière souveraine, à prendre ses distances à l’égard des valeurs collectives transmises par le groupe» (Bibeau, s.p.). Normand ne respecte pas les valeurs collectives. Il reste chez lui sans bouger. Même s’il tente malgré tout de parvenir à vivre selon les valeurs qui l’entourent, ses tentatives échouent. Il trouble ainsi le «calme» de la société en vivant en dehors de ses règles et appelle involontairement une intervention divine qui pourra ramener le calme qu’il a troublé.</p> <p>Malgré l’idée du suicide qui revient sans cesse –«Note pour moi-même: songer à acheter un crochet pour le plafond, et un tabouret» (Paquet, p.34)– Normand ne disparaîtra pas par lui-même. Un échafaudage de signes que j’appellerai «divins» l’avertit pourtant de la précarité de sa vie, d’un retour au calme péremptoire qui nécessite son évacuation. Ainsi, Normand bouge rapidement pour répondre au téléphone et détruit par inadvertance un casse-tête; au bout du fil, c’est un mauvais numéro. La serveuse d’un restaurant renverse sa soupe. Des machines à laver apparaissent devant la porte de son appartement et lui bloquent l’entrée. Son demi-sous-sol est inondé. Il est le seul spectateur choisi comme volontaire lors d’un spectacle d’humour durant lequel il est déshabillé et humilié. Son patron perd ses informations et ne l’appelle plus pour qu’il travaille. Du début à la fin, Normand est le sujet de ce genre d’«avertissements divins». À l’image des policiers qui s’installent devant la maison d’un suspect dans une fourgonnette blanche de fleuristes pour espionner sa vie, ce qui reste des dieux semble être installé dans un énorme camion de goudron qui suit Normand partout pour observer ce qui se passe dans son demi-sous-sol. C’est ce même camion que Normand croit être disparu un matin qui revient rapidement mettre un terme aux troubles causés par le protagoniste. Le mystérieux conducteur semble profiter de l’inattention de Normand pour lui rouler dessus, permettant enfin au calme de revenir. Nous voilà témoins de dieux chauffards. Parce qu’une seule solution permet au calme de la société de «projets» de revenir: l’élimination de l’élément perturbateur.</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">La Tragédie représente une destruction de l’individualité qui s'est ainsi élevée jusqu'à s'identifier à la substance morale elle-même; c'est là, pour Hegel, l'aspect apaisant ou reposant de la Tragédie, c'est-à-dire le moment du retour à l'unité initiale, ce retour qui s'obtient par la suppression de l'unilatéralité. (Gravel, p.123).</span></p> <p>Le retour au calme est expéditif dans <em>Une vie inutile</em>. Il n’est pas commenté. Il n’y a en effet rien à dire à propos du calme où tout se passe comme les dieux –la <em>doxa</em>– ont prévu. Les chroniques du perturbateur sont terminées.</p> <p>Le dernier roman de Simon Paquet s’inscrit dans une écriture de la subjectivité –<em>Une vie inutile</em> est le journal du protagoniste– qui permet une fiction-témoignage d’un homme aux prises avec son époque. Époque hypermoderne dans les valeurs véhiculées; et témoignage qui a hérité son humour cynique et son bagage de citations du postmodernisme. C’est donc une triade forme-fond-fond (journal–postmodernisme–hypermodernisme) qui est mise en scène. Au profit de la rumeur d’une réflexion sur les canons, ou au profit d’une forme qui se doit à jamais contemporaine.<br /><br /><br /><br /><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />Barus-Michel, Jacqueline, «L’hypermodernité, dépassement ou perversion de la modernité?», dans <em>L’individu hypermoderne</em>, Ramonville Saint-Agne, Éditions Érès, 2004.</p> <p>Bibeau, Gilles, «Une éthique du tragique: considérations anthropologiques sur la condition humaine», <em>Anthropologie et Sociétés</em>, vol.33, n°3, 2009, p.101-117 [En ligne: http://id.erudit.org/iderudit/039683ar].<br /><br />Charles, Sébastien, <em>L’hypermoderne expliqué aux enfants</em>, Montréal, Liber, 2007.</p> <p>Gravel, Pierre, «Pour une logique de l’action tragique: Hegel et la tragédie», <em>Philosophiques</em>, vol.5, n°1, 1978, p.111-131.</p> <p>Lyotard, Jean-François, <em>Le postmoderne expliqué aux enfants</em>, Paris, Galilée, 1988.</p> <p>Paquet, Simon, <em>Une vie inutile</em>, Montréal, Héliotrope, 2010.</p> <p>Scarpetta, Guy, <em>L’impureté</em>, Paris, Grasset, coll. Figures, 1985.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-journal-tr-s-utile#comments BARUS-MICHEL, Jacqueline BIBEAU, Gilles CHARLES, Sébastien Contemporain GRAVEL, Pierre Hypermodernité Journaux et carnets LYOTARD, Jean-François PAQUET, Simon Postmodernité Québec SCARPETTA, Guy Roman Wed, 27 Jul 2011 15:31:02 +0000 Charles Singher 359 at http://salondouble.contemporain.info Dans le « vestibule de l'enfer » http://salondouble.contemporain.info/lecture/dans-le-vestibule-de-lenfer <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/auger-manon">Auger, Manon</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lenfer-du-roman-reflexions-sur-la-postlitterature">L&#039;enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <div class="rteindent4"><br /><br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Écrire aujourd’hui, c’est être condamné au roman puis tenter d’en sortir, en écrivant, dans un immense effort de recentrement sur la bouche même de la littérature.<br /><br />—Richard Millet, <em>L’enfer du roman</em></span></div> <p><br />Dans ce recueil de réflexions au titre saisissant —qui n’est pas sans rappeler <em>Malaise dans la littérature</em> d’Alain Nadaud (1993), <em>Essai sur la fin de la littérature </em>d’Henri Raczymow (1994) ou encore <em>L’adieu à la littérature</em> de William Marx (2005)—, Richard Millet tente de livrer une définition du «cauchemar contemporain nommé roman», qu’il nommera «tantôt tel, tantôt roman international, tantôt postlittérature» (p.13). Voilà bien une entreprise pour le moins complexe et téméraire, si on en juge par la position privilégiée qu’occupe la littérature narrative en régime contemporain. Mais c’est justement là, on le devine, l’intérêt du propos de Millet, qu’il présente toutefois de façon fragmentaire, fragilisant par là l’entreprise de synthèse. Certes, le choix de cette forme&nbsp; n’est pas innocent; Millet explique qu’il a voulu «garder [les 555 fragments] dans l’ordre de leur surgissement, au prix de quelques petites redites, ou contradictions, pour maintenir haute l’attention du guerrier comme celle du lecteur» (p.12). Dès lors, si la définition du «postlittéraire» «s’éclair[e] à mesure qu’on avanc[e] dans une lecture que l’on peut aussi effectuer par à-coups, piqués, retours en arrière» (p.13), on ne peut que glaner des éléments ça et là pour parvenir à établir les grands traits de celle-ci. Le jeu, frustrant au premier abord parce qu’étourdissant, n’est toutefois pas dépourvu de charme, surtout dans la mesure où il convoque un sens qui n’est recomposable qu’après coup, et qu’il propose une lecture qui s’effectue, justement, «par à-coups», par bonds et par rebonds pourrait-on dire, les réflexions de Millet faisant parfois sursauter, mais laissant également à réfléchir, à prendre et à reprendre le fil de la réflexion comme de la lecture.<br /><br />Par ailleurs, même si cet essai n’émerge pas d’une «quelconque intention polémique ou [d’une] haine à l’égard du roman» (p.12) —mais bien plutôt, comme Millet l’affirme, d’un «désespoir»—, il serait facile de s’en prendre à l’écrivain (qui revendique pleinement toutes les opinions exprimées dans le recueil) et de dénoncer son hypocrisie de romancier ou son eurocentrisme —pour ne pas dire son <em>gallocentrisme</em>. Néanmoins, cette utilisation à des fins polémiques des réflexions de Millet n’est pas celle qui nous a semblé d’emblée la plus féconde, même si cet essai y invite indubitablement. Nous avons plutôt préféré aller au-delà des «montées de lait» occasionnelles —qui confinent parfois à la caricature, Millet présentant, par exemple, le roman postlittéraire comme un «mixte de roman policier, de gnose sociologique et de psychologisme de magazine féminin, rédigé dans un sous-état de langue par quoi l’idéologie du Bien se répand irrésistiblement» (p.105)—, afin de faire émerger la réflexion plus fondamentale qui est au cœur de la démarche de l’écrivain. Car notre ambition n’est pas de rendre Millet sympathique ou antipathique, mais bien plutôt de dégager les grands éléments de sa pensée par rapport à cette notion de postlittérature, notion qui nous paraît, sinon opératoire, du moins intéressante pour penser la production littéraire actuelle, qu’elle soit française, québécoise ou —pour reprendre un terme maintes fois utilisé par Millet lui-même— «internationale».<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L’hégémonie du roman</strong></span><br /><br />Nous l’avons posé d’emblée, il faut être fin détective et rassembler soi-même les quelques indices disséminés ici et là pour saisir avec plus ou moins d’exactitude ce que Millet qualifie de postlittérature. En avant-propos, il explique brièvement ce qu’il a tenté de faire avec ce recueil de réflexions et en profite pour laisser planer la «menace» d’une véritable définition de concept:</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce que j’appelle postlittérature correspond à ce que d’autres appellent «posthumanisme», «ère de l’épilogue», «spectaculaire intégré», et qui est non pas ce qui se survit à soi-même dans un monde dévasté par la technique, mais l’imposture qui se produit universellement sous le nom de roman et qui n’est qu’un instrument du mensonge général, une falsification, un dévoiement au service du Nouvel Ordre moral ou, si l’on préfère, du moralisme postéthique américain (p.13).</span></div> <p><br />Millet ne s’en cache pas, donc, il en a contre le roman et, plus spécifiquement, contre l’hégémonie du roman à l’échelle de la littérature mondiale. Mais c’est surtout l’imposture et le despotisme d’un&nbsp; type de roman —qualifié péjorativement d’«américain»— qu’il tente, «au moins pour l’honneur, de mesurer —et d’inverser, en rappelant que la littérature ne se réduit pas au roman et que celui-ci peut encore échapper à lui-même, étant en fin de compte une expérience de l’enfer» (p.13). Ainsi, si la postlittérature ne se réduit pas à la seule hégémonie de la forme romanesque, celle-ci en constitue tout de même le trait le plus prégnant. Qui plus est, cette hégémonie prend non seulement la forme d’une surabondance de romans sur le marché —surabondance qui écrase les autres formes et les autres genres telle la poésie—, mais elle implique aussi que tout est désormais publié, ou à peu près, sous cette étiquette générique, de telle sorte que le terme perd même de son sens. L’influence capitaliste aurait donc des effets jusque dans le choix des&nbsp; mentions éditoriales et des catégories génériques; puisqu’il faut vendre à tout prix, s’attirer le plus de lecteurs possibles et courir la chance de remporter les grands prix littéraires (qui à leur tour font vendre encore plus), on use semble-t-il à tort et à travers de l’appellation de «roman». Autrement dit, le roman en vient à digérer les frontières génériques au profit d’un «horizon d’attente» convenu et formaté, essentiellement commercial en somme, reléguant dans une marge de plus en plus étroite les formes inclassables qui, pour Millet, rassemblent pourtant souvent le meilleur de la littérature actuelle.<br /><br />Dès lors, le paradoxe est bien ici le fait que «le succès du roman» et la prolifération des romanciers seraient ce qui menace le plus sûrement la littérature, dans la mesure où ce succès&nbsp; entraîne, d’une part, une diminution générale de la qualité de ce qui se publie et, d’autre part, la disparition des «gros lecteurs» (ceux qui faisaient leur profit de tous les genres littéraires et des sciences humaines), sans lesquels la véritable littérature ne peut plus exister. Désormais, selon Millet, «[o]n en est à la lecture <em>allégée</em>, voire à l’allégement de la lecture, ce que nul, professeurs, éditeurs, écrivains, libraires, journalistes, ne veut reconnaître publiquement, de peur de scier la branche sur laquelle ils perpétuent un mensonge officiel» (p.19). S’il y a bien certains chercheurs, tel Olivier Bessard-Banquy, qui confirment la disparition des «gros lecteurs» comme fait social, et que les éditeurs en tiennent bel et bien compte<a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a>,&nbsp; il demeure que cette modification du lectorat semble avoir un impact sensible non seulement sur l’idée même de littérature en régime contemporain, mais également dans la façon qu’ont les écrivains de penser leur rapport au monde —à cet égard, le parti pris pour le moins radical de Millet est probant. Il y aurait d’ailleurs là un parallèle à établir avec ce que Michel Biron, dans son plus récent recueil d’essais, nomme «la conscience du désert», dans la mesure où, pour lui,</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">[l]’écrivain canadien-français, comme l’écrivain contemporain en général, ne se définit pas comme un écrivain de la rupture. Ou plutôt si, il voudrait bien rompre, mais rompre avec quoi? Il n’y a personne autour de lui pour lui donner la réplique. Même lorsqu’il se révolte, cet écrivain se heurte le plus souvent au silence et finit par se plaindre à qui veut l’entendre qu’il écrit dans un désert. Comment écrire contre le silence? La plainte elle-même ne tombe-t-elle pas dans le néant? Si violente soit-elle, l’œuvre la plus audacieuse ne risque-t-elle pas de perdre son sens si elle ne s’oppose à rien qui lui offre une véritable résistance?<a href="#note2a" name="note2"><strong>[2]</strong></a> </span></div> <p><br />Cela n’est pas non plus sans rappeler la question que Bessard-Banquy pose en conclusion de son ouvrage, <em>La vie du livre contemporain</em>:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La France a de bons auteurs, de bons éditeurs, de bons libraires. Mais a-t-elle encore de bons lecteurs? Il est clair que l’on est entré depuis ces dernières années dans un monde où le livre n’occupe plus la place qui a pu être la sienne auparavant. L’audiovisuel supplante l’écrit dans les pratiques de divertissement et de culture, et les effets de ce décrochage intellectuel ne se sont pas encore pleinement fait sentir <a href="#note3a" name="note3"><strong>[3]</strong></a>. </span></div> <p><br />Et Millet de poser à peu près les mêmes questions, tout juste autrement:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Y aura-t-il, dans les années à venir, des lecteurs pour ce que nous écrivons? Serons-nous bientôt seuls, ou bien aimés pendant quelque temps encore? L’évacuation de la littérature comme champ référentiel pédagogique et le bradage de la langue à la sphère médiatico-publicitaire font de l’écrivain un marginal de fait dans un monde où la redéfinition génético-cybernétique de l’homme a lieu non plus dans les songes mais dans un nouvel ordre de langage dont le roman postlittéraire est le code civique (p.52).</span></div> <p><br />Cependant, alors que, pour Biron, cette «conscience du désert» de la part des écrivains ne serait pas particulièrement symptomatique de l’époque contemporaine —puisqu’il la relève chez Octave Crémazie qui déplorait lui aussi, à son époque, le sentiment d’écrire <em>dans le vide</em>—, il s’agit, pour Millet, d’une caractéristique nommément postlittéraire qu’il attribue à ses contemporains. Qui plus est, il avance que le succès du roman entraînera à court terme la disparition de la littérature parce que celle-ci aurait «noué avec le seul roman un pacte servile» (p.20). Le roman serait devenu un autre «instrument de présentification, de légitimation sociale, comme la télévision, le cinéma, le rock et ses dérivés, le Prozac et le Viagra, et l’accroissement de la tolérance» (p.24). Dans ces conditions, la littérature actuelle ne serait plus que la répétition de l’idée d’elle-même; le roman, quant à lui, ne serait plus que le «miroir de sa totalité», dès lors qu’il «cesse d’être un moyen de connaissance, de découverte» (p.98). Le roman, cette incroyable redite, serait devenu «le vestibule de l’enfer, dont on sait qu’une des formes est le ressassement» (p.98). Au-delà de la conscience du désert, donc, se profile pour les écrivains une possibilité encore pire: celle d’être condamné au silence, à l’indifférence, voire à la dépersonnalisation. Et, pour la littérature, celle de perpétuer sa propre fin, voire sa propre agonie, sans même que personne ne prenne la véritable mesure de cette perte.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La <em>lingua franca</em> de la postlittérature</strong></span><br /><br />À cette omniprésence du roman sur le marché actuel —toujours de plus en plus saturé par des produits culturels de toutes sortes— se superposeraient&nbsp; également l’hégémonie de la langue anglaise et, plus généralement, celle de la culture anglo-saxonne qui devient en quelque sorte la représentante par excellence de la démocratisation à tout vent de la culture. Car la langue anglaise, contrairement au français qui demeure une langue aristocratique, est malléable et «universelle», elle est une langue fondamentalement démocratique car elle appartient désormais à tous. Conséquemment, Millet constate un épuisement et une «hostilité générale envers la langue» (p.92) chez les écrivains qui continuent d’écrire en français. Ce mouvement d’anglicisation de la littérature participerait du renoncement à celle-ci, affirme-t-il:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L’anglais est bien la langue de la postlittérature: non seulement une langue neutre dans laquelle tout effet de style serait vain, mais aussi le lieu de l’effondrement de toute langue, y compris l’anglaise. Écrire en anglais est donc une forme de renoncement à la littérature (p.106).</span></div> <p><br />Ce glissement vers l’anglais serait dû, en partie, à la dégradation de la qualité de la langue chez les romanciers français, l’ignorance de la langue devenant un trait typique de l’esthétique postlittéraire qui se traduit globalement par une «mort du style» (p.40) ayant pour précurseur le registre familier dont Dostoïevski a doté la littérature. Au contraire de Bakhtine, qui voit la diversité des langages «<em>comme la base du style</em>» et non pas comme la mort de celui-ci<a href="#note4a" name="note4"><strong>[4]</strong></a>, Millet considère pour sa part que le familier relève du «<em>mal écrit</em>»:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Cette langue, qui refuse le bien écrire pour privilégier l’efficacité narrative, n’est pas seulement hantée par l’oralité ou contaminée par les innombrables conversations dont sont constitués les romans dostoïevskiens; elle est encore moins l’objet d’une visée pédagogique, comme chez Tolstoï; elle est, loin du populaire comme du populisme, la proie d’une fièvre à nulle autre pareille qui, avec les plongées dans les bas-fonds de l’âme, en fait le prix, la garde extraordinairement jaillissante, par contagion du vivant (p.50).</span></div> <p><br />Millet n’adhère donc pas au plurilinguisme bakhtinien et profite de cet essai pour faire la liste des disparitions qui précèdent ou suivent celle du style, dans le roman français. C’est ainsi qu’il déplore la disparition du passé simple dans la narration moderne, ajoutant que «peu de romanciers savent encore décrire» (p.99) et que «l’à-peu-près est devenu règle» (p.99). Le français aurait donc été la langue de la littérature, mais celle-ci étant morte, finie, le roman est passé à autre chose —l’anglais, en l’occurrence. Les traducteurs auraient d’ailleurs un rôle à jouer dans la dégradation du sentiment linguistique; nous serions «entrés, selon Millet, dans le règne de la traduction, autre figuration infernale puisqu’elle impose le roman anglo-saxon comme unique modèle» (p.239). Ainsi, les écrivains français —francophones— n’écriraient plus qu’en «“américain traduit”» (p.239), par la force des choses. Les romans écrits en français correct seraient taxés, à cette époque postlittéraire, de «“trop littéraires”» et seraient «“surécrit[s]”, ce qui veut dire, tout simplement, écrit[s] en un français qui respecte la syntaxe et la déploie dans un style personnel, la haine de la grammaire et celle du style étant désormais la chose du monde la mieux partagée» (p.264).<br /><br />Cette mort du style, Millet la lie entre autres à la popularité des ateliers d’écriture et des cours de <em>creative writing </em>offerts dans les universités de langue anglaise, qui véhiculent «une espèce d’ontologie démocratique où l’on serait écrivain de fait —sinon de droit» (p.40). Car ces ateliers démocratisent l’écriture comme on a auparavant démocratisé la culture, affirme Millet, et ils mènent ainsi l’écriture à sa perte, d’une certaine façon, puisque tout le monde y a désormais accès. Millet en arrive donc, au terme d’une critique plutôt virulente (et pour tout dire manquant de nuances) des cours de création littéraire, à qualifier le roman contemporain de «maladie de la postmodernité»:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Refuser le style signifie aussi qu’on pourrait l’apprendre hors de l’expérience solitaire qui consiste en grande partie à lire et à écouter la langue: d’où l’idée, américaine, d’ateliers d’écriture, qui ouvrent la voie à une idée spécifique de la littérature, qui serait arrachée à l’inenseignable. Cette poudre aux yeux repose sur un principe démocratique vicié: la culture et l’écriture accessibles à tous. La culture ne suppose pas la création ni la connaissance. Lire ne revient pas forcément à écrire. À ce compte-là, je connais des lecteurs qui, dans leurs lettres, et sans éprouver le besoin de publier une seule ligne, écrivent mieux que bien des romanciers américains sortis de cours de <em>creative writing</em> par quoi le roman postlittéraire a conquis le monde au lieu de s’y perdre. La perte comme modalité quasi heureuse de l’échec, l’éclat plus ou moins sonore ou brillant ou lointain de ce qui est perdu, voilà qui diffère absolument de cette perdition, de cette maladie de la postmodernité qu’est le roman contemporain (p.187-188).</span></div> <p><br />À plus forte raison encore, Millet prédit la fin des littératures nationales, qui sont appelées à se perdre dans le monde postlittéraire presque exclusivement américain. Les littératures qui survivent seraient, d’une certaine façon, maintenues artificiellement en vie à cause de leur «expansion américaine» (p.212). Se «débarrasser non seulement de ces carcans que sont les langues nationales, mais de l’écriture elle-même en tant que style» (p.17), voilà qui serait l’un des principaux mots d’ordre de la postlittérature, pavant la voie à une nouvelle forme de roman «hanté par le cinéma au point de se réduire à un scénario» (p.68)…<br /><br /><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le cinéma comme grand roman américain</span></strong><br /><br />Le roman se simplifie, donc, pour ne devenir qu’une marchandise de la société du spectacle, un «scénario potentiel: un passe-temps dégradé, qui cherche son salut par la nostalgie dans l’art qui l’a détrôné» (p.68). Une marchandise télévisuelle, en somme, qui s’appuie, affirme Millet, sur les décors américains plantés par Hollywood. Il en ressort que «les romans ne s’écrivent plus que pour devenir des films, lesquels sont souvent d’une facture aussi médiocre que les romans» (p.154). Pour Millet, le roman est donc comme «du cinéma en attente de lui-même» (p.162) qui aurait désormais la même fonction régulatrice que la télévision. «La globalisation romanesque n’est rien d’autre que la réduction anglophone du monde» (p.260), écrit-il, et condamne le roman à être écrit en anglais parce que «les États-Unis ignorent l’idée de déclin, n’ayant pas intégré celle de Temps modernes, vivant dans une utopie perpétuelle, y compris celle du “grand roman américain”, lequel n’est autre que sa scénarisation hollywoodienne, même pour les plus <em>européens</em> d’entre les écrivains» (p.109-110).<br /><br />Dans ce contexte, le statut de l’écrivain se trouve précarisé au point qu’il peut difficilement, selon Millet, se réclamer de ce titre qui a par ailleurs perdu de son prestige:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pas de mot pour désigner l’écrivain postlittéraire. Auteur pourrait convenir, mais il est ambivalent. Écrivain est dévalorisé, tout comme artiste, et poète semble appartenir à un règne disparu. Scénariste conviendrait mieux, vu que la plupart des romans contemporains sont hantés par le cinéma, quand ils ne se réduisent pas à un scénario, le «pitch» à quoi tout roman doit se résumer pour être «lisible». En vérité, le romancier postlittéraire est un écrivain sans littérature, et son quasi-anonymat n’est pas de même nature que celui de l’écrivain véritable, lequel travaille dans l’innommable (p.134).</span></div> <p><br />La perte du sacré qui caractérise la postlittérature ferait ainsi de nombreuses victimes, et cette dégradation de «l’ancien ordre littéraire», si on peut dire, se complique davantage par la présence des nouvelles technologies, et d’Internet en particulier, devenu le véhicule par excellence de la propagande romanesque:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Un écrivain qui n’a ni blog ni site, et qui ne fréquente pas les espaces prostitutionnels de Facebook et de Twitter, n’est-il pas voué à la marge, voire à l’inexistence, sachant que c’est là que se font et se défont aujourd’hui les réputations, que le silence, le retrait, la discrétion, l’ombre, sont suspects au Nouvel Ordre moral et que le making of d’un roman devient non pas un bonus mais une sorte de devoir plus important que le livre lui-même? (p.157)</span></div> <p><br />C’est désormais l’écrivain qui se fait voir, et non plus vraiment ce qu’il écrit, ce qui achève de transformer l’individu et son livre en un seul et même objet —marchandable, il va sans dire: «[L]e “livre” doit être “convivial”, “éthique”, “sympa”, tout ça pouvant aussi se dire de l’auteur, si bien qu’il n’y a aucune différence entre celui-ci et son livre —l’un étant le <em>roman</em> de l’autre, et inversement, le mot roman ne désignant plus seulement un objet mais la condition objectale de l’individu nommé auteur» (p.66). Auteurs «sympas» qui se donnent à voir sur Internet, mais qui en même temps disparaissent petit à petit des catalogues des grands éditeurs, qui ne pourront bientôt plus publier ce que Millet désigne sous le nom de «littérature»; comme à Hollywood où le tournage de films d’auteurs est désormais chose presque impossible, l’auteur de littérature est appelé à devenir «collectif»<a href="#note5a" name="note5"><strong>[5]</strong></a>.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L’épuisement de la littérature</strong></span><br /><br />On le constate aisément, l’hégémonie du roman est pour Millet le symptôme davantage que la cause véritable de l’ère postlittéraire. Ce qui est vraiment en jeu ici, c’est la démocratisation de la culture, la mondialisation et l’effacement progressif d’une culture lettrée au profit d’une culture marchande. S’il y a quelque chose de nostalgique —voire de passéiste— dans le discours de Millet, il n’en demeure pas moins que plusieurs de ses constats paraissent justes ou, à tout le moins, invitent à réfléchir sur la place effective qu’occupe actuellement la littérature dans l’ensemble des pratiques culturelles. À la manière d’un François Ricard, par exemple, qui voyait lui aussi dans la démocratisation de la littérature la mort de la littérature québécoise<a href="#note6a" name="note6"><strong>[6]</strong></a>, Millet manifeste une crainte sans doute légitime d’un «épuisement de la littérature», alors que, paradoxalement, celle-ci n’a jamais été aussi bruyante et accessible que de nos jours. Car la démocratisation de la culture, c’est aussi la perte des repères, le mélange du savant et du populaire, l’omniprésence du tout et du rien, tous phénomènes qui, s’ils ont certainement du bon, entraînent aussi une redéfinition de ce qu’est, concrètement, la littérature.<br /><br />C’est donc dans cet esprit que Millet affirme qu’il s’agit d’une <em>post</em>littérature, au sens où elle incarne elle-même son propre épuisement: «On pourrait dire que la postlittérature est la mort de la littérature française, donc d’une certaine idée de la littérature» (p.107). Une littérature <em>après</em> la littérature, en somme, et non pas une <em>nouvelle</em> littérature, qui ne revendique rien sinon une universalité toute américaine. Une littérature, écrit Millet, qui</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">ne perpétue cependant plus que l’idée d’elle-même; une idée creuse, une coquille vide, un simulacre dépourvu de cette substance héroïque, mystique, ou obscure qui faisait d’elle une expérience absolue et qui n’est plus que divertissement, puissance nihiliste qui combat l’unité s’opposant à l’idée même d’œuvre grâce à quoi non seulement l’écrivain et l’individu mais l’époque seraient sauvés —ce salut demeurât-il un songe (p.91).</span></div> <p><br />Le cynisme étant désormais la seule «posture d’authenticité» possible (bien qu’elle sonne faux), le romancier contemporain serait donc «bien plus occupé de la représentation narcissique de la littérature que par l’essence de la littérature: falsification qui peut faire passer la représentation pour l’essence, donc pour la vérité» (p.13). Il s’agit véritablement d’une «<em>littérature de l’après</em>» dont tente de rendre compte Millet, une littérature dont le refus d’hériter «est en vérité le consentement servile à l’héritage du roman dix-neuviémiste, tandis que la littérature, elle, continue de se confronter à elle-même en un mouvement désespéré mais fécond, cette fécondité eût-elle le silence pour espace» (p.183-184). Poursuivant ainsi ce que la postmodernité avait déjà entamé, les écrivains postlittéraires useraient de la rupture non plus comme d’un effet d’avant-garde, mais bien plutôt comme d’un refus de toute filiation, de tout héritage<a href="#note7a" name="note7"><strong>[7]</strong></a>.<br /><br />Autrement dit —et c’est une image forte—, «le roman postlittéraire est à la littérature ce que le protestantisme est au catholicisme: une écriture de la sortie de la littérature» (p.117). Pour Millet, «[é]crire, aujourd’hui, c’est […] en appeler à l’oubli, à la haine de la mémoire, des abîmes personnels, de la littérature non pas en tant qu’elle est le “tout le reste” verlainien, mais en son essence même» (p.53). Il y a là, encore une fois, reprise du constat posé il y a plus de quinze ans déjà par Nadaud et par Raczymow. Alors que Raczymow déplorait le règne de l’actualité<a href="#note8a" name="note8"><strong>[8]</strong></a>, Nadaud n’y allait pas de main morte en comparant le livre à un yaourt: «La marchandise littéraire —car c’est bien ce qu’elle est en partie— se périme aussi vite qu’un yaourt. Elle n’est rien d’autre, et ne peut dépasser cet état, si l’exigence qui la traverse ne parvient à débusquer, sous la surface du réel, ce qui se refuse à voir le jour<a href="#note9a" name="note9"><strong>[9]</strong></a>». S’il n’est pas question dans <em>L’enfer du roman </em>de «l’“évidence” tranquille qu’avec Sartre s’est éteint le “dernier grand écrivain”», pour reprendre le phrasé choc de Denis Saint-Jacques<a href="#note10a" name="note10"><strong>[10]</strong></a>, reste que le spectre de ce constat plane sur la postlittérature. Il serait possible alors de départager ce qui est littéraire de ce qui est plus précisément <em>post</em>littéraire: la littérature, pour Millet, ne serait plus que «ce qui se dérobe à l’hégémonie romanesque» (p.59).<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un roman débarrassé du roman?</strong></span><br /><br />Au terme de cette lecture, il appert que Millet en dit beaucoup et peu à la fois; il est ainsi difficile de bien saisir et présenter les nuances de sa pensée sans tomber nous-mêmes dans la caricature, voire dans le catastrophisme qui règne au sein d’une large frange de la critique contemporaine, heureusement compensé par un intérêt grandissant de la critique universitaire pour la littérature contemporaine<a href="#note11a" name="note11"><strong>[11]</strong></a>. Nous nous sommes tout de même attardés ici à en synthétiser les grandes lignes, car ce discours nous semble symptomatique d’une posture critique contemporaine qui s’était jusqu’à maintenant rarement exprimée de façon si véhémente, du moins chez un écrivain. Autrement dit, il appert que, sous le vernis antiaméricaniste, Millet développe une réflexion tout à fait dans l'air du temps, mais avec des accents qui sont les siens. L’exercice nous a ainsi paru d’autant plus intéressant que la lecture de cet essai peut être double; car si, d’un côté, l’ouvrage de Millet se fait pamphlet, on peut aussi y lire, en creux, ce qui constituerait de la «bonne» littérature pour lui; il faudrait, entre autres, que «le roman se débarrasse du roman» (p.198-199) et qu’il enlève tout sentiment de «déjà lu» (p.199). Il faudrait, de même, qu’il fasse plus que simplement raconter une histoire, mais qu’il se donne également <em>à lire</em> par un travail sur le style, sur l’écriture, dans et par la langue qui en est le support. L’essai de Millet est à cet égard parsemé d’exemples d’œuvres et d’auteurs appartenant nommément à la «littérature», mais ces exemples, on le devine, n’appartiennent que rarement à la littérature contemporaine. Ce n’est donc pas seulement en tant qu’écrivain que Millet prend la parole, mais aussi en tant que lecteur érudit, au nom de «ces contemporains par défaut, ou secrets, que sont les derniers lecteurs» (p.12).<br /><br />Mais est-ce encore le temps de rêver à ce roman <em>littéraire</em> ou la littérature est-elle réellement vouée à se perdre dans le cinéma, dans le ressassement et dans l’oubli comme le proclame Millet? Si «postlittéraire signifie non pas que la littérature soit morte mais qu’elle connaît dans le roman un processus continu de dévalorisation» (p.247), la voie proposée par Millet serait sans doute d’investir les autres genres, c’est-à-dire ceux où est susceptible de se faire et de se penser la véritable littérature, loin de toute hégémonie romanesque, voire narrative, et dans l’absolue nécessité de la langue comme expression du sens. C’est du moins ainsi que son essai se donne à lire, témoignant doublement (c’est-à-dire tant dans son propos que dans sa forme fragmentaire) de la nécessité de déployer de nouveaux espaces où l’écriture peut s’engager autrement que sur la pente romanesque, sans sacrifier au style et à la langue.<br /><br /><br /><br /><br /><a href="#note1" name="note1a"><strong>[1]</strong></a> Bessard-Banquy explique: «Moins de gros lecteurs, plus de lecteurs moins érudits, souvent moins à l’aise financièrement —les éditeurs comprennent que la production doit s’adapter à cette mutation de la lecture et offrir des textes plus grand public […]. L’explosion du poche des années 1980, l’avènement du livre à très bas prix des années 1990 sont inscrits en creux dans ces mutations structurelles, dans cette inédite diminution des gros lecteurs.» Olivier Bessard-Banquy, <em>La vie du livre contemporain. Étude sur l’édition littéraire 1975-2005</em>, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux et Du Lérot, 2009, p.53.<br /><a href="#note2" name="note2a"><strong>[2]</strong></a> Michel Biron, <em>La conscience du désert. Essais sur la littérature au Québec et ailleurs</em>, Montréal, Boréal (Papiers collés), 2010, p.9.<br /><a href="#note3" name="note3a"><strong>[3]</strong></a> Olivier Bessard-Banquy, <em>La vie du livre contemporain. op. cit.</em>, p.345.<br /><a href="#note4" name="note4a"><strong>[4]</strong></a> En effet, Bakhtine considère l’hybride (langagier) romanesque comme «un système de fusion des langages, littérairement organisé, un système qui a pour objet d’éclairer un langage à l’aide d’un autre, de modeler une image vivante d’un autre langage». (Mikhaïl Bakhtine, <em>Esthétique et théorie du roman</em>, traduit du russe par Daria Olivier, préface de Michel Aucouturier, Paris, Gallimard (Tel), [1975] 2008, p.178 et p.129.)<br /><a href="#note5" name="note5a"><strong>[5]</strong></a> «La liste horripilante des personnes remerciées à la fin des romans américains dit bien que nous sommes sortis de la solitude et de la question de l’œuvre, dont la postlittérature réfute jusqu’à la possibilité» (p.268).<br /><a href="#note6" name="note6a"><strong>[6]</strong></a> François Ricard, «Après la littérature. Variation délirante sur une idée de Pierre Nepveu», <em>L’inconvénient</em>, no 15, novembre 2003, p.59-77. Il importe toutefois de distinguer la posture de Ricard et celle adoptée par Nepveu dans son essai intitulé <em>L’écologie du réel: mort et naissance de la littérature québécoise</em> (Boréal, coll. «Papiers collés», 1988). En effet, alors que Nepveu pressent l’avènement d’une littérature contemporaine québécoise dans laquelle l’adjectif même de «québécois» aurait perdu de sa pertinence au profit d’un certain renouveau, Ricard postule plutôt la mort de la littérature dans la «littérature» même, la littérature s’étant carrément, selon lui, absentée de la pratique littéraire québécoise au profit, elle aussi, d’une culture du Spectacle maintenue artificiellement en vie par les subventions.<br /><a href="#note7" name="note7a"><strong>[7]</strong></a> Il importe de préciser que Millet ne confond pas postlittérature et postmodernité. Autrement dit, la postlittérature n’est pas, comme l’écrirait Lyotard, «une “incrédulité à l’égard des métarécits” à quoi se réduisent la raison, l’Histoire et le sens» (p.117). Plutôt, Millet suppose que la postlittérature «est pleine de foi dans la posture mimétique par quoi elle reproduit l’idéal littéraire à partir de la pulvérulence ludique du langage» (p.117). Dès lors, «[i]l s’agit d’en finir avec la littérature comme espace sacral ou solipsiste; refusant d’hériter, l’écrivain postlittéraire n’est plus qu’une figure sociale dont le roman est l’insignifiant curriculum vitae» (p.117). Précisons également que le préfixe «post» utilisé par Millet pour qualifier le roman actuel ne fait pas référence à un quelconque refus de penser le contemporain, ou encore à «une démission suggérée par le Spectacle». Au contraire, «[l]a postlittérature s’est […] bel et bien installée comme élément du Spectacle, sur les ruines de la langue autant que de cette somme patiemment élevée qu’on appelle œuvre et qui n’a plus de sens, dans un monde horizontal, où le geste d’écrire relève du collectivisme démocratique» (p.133).<br /><a href="#note8" name="note8a"><strong>[8]</strong></a> «Et en effet, ce qui frappe, c’est l’extrême vitesse de l’effacement des noms aussitôt périmés, comme si un aspirateur tout-puissant n’avait de cesse qu’il ne les avale toujours plus vite: c’est ce qu’on nomme l’actualité. Être actuel, c’est être, à tel moment, en position de visibilité. Et la minute d’après vous aspire.» Henri Raczymow, <em>La mort du grand écrivain. Essai sur la fin de la littérature</em>, Paris, Stock, 1994, p.40.<br /><a href="#note9" name="note9a"><strong>[9]</strong></a> Alain Nadaud, <em>Malaise dans la littérature</em>, Paris, Champ Vallon, 1993, p.50.<br /><a href="#note10" name="note10a"><strong>[10]</strong></a> Denis Saint-Jacq<em>ues, «Conflits de culture et valeur littéraire», dans Denis Saint-Jacques [dir.], </em>Que vaut la littérature?, Québec, Éditions Nota Bene (Les Cahiers du CRELIQ), 2000, p.5-6.<br /><a href="#note11" name="note11a"><strong>[11]</strong></a> Pensons, notamment, aux nombreux travaux de Dominique Viart et de Bruno Blanckeman sur la littérature française contemporaine.</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/dans-le-vestibule-de-lenfer#comments BAKHTINE, Mikhaïl BESSARD-BANQUY, Olivier BIRON, Michel Cinéma Conscience linguistique Contemporain Culture française Déclin de la littérature Démocratisation France LYOTARD, Jean-François MARX, William MILLET, Richard NADAUD, Alain Polémique Postlittérature Postmodernité RACZYMOW, Henri RICARD, François Roman SAINT-JACQUES, Denis Société du spectacle Essai(s) Mon, 04 Apr 2011 21:42:01 +0000 Pierre-Luc Landry 337 at http://salondouble.contemporain.info Les gros bras du conteur http://salondouble.contemporain.info/lecture/les-gros-bras-du-conteur <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/grenier-daniel">Grenier, Daniel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/the-four-fingers-of-death">The Four Fingers of Death</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;exploration spatiale </strong></span></p> <p><em>The Four Fingers of Death</em>, le tr&egrave;s massif roman de l&rsquo;am&eacute;ricain Rick Moody, auteur de <em>The Ice Storm</em> et <em>The Black Veil</em>, est assez facile &agrave; r&eacute;sumer. Dans une longue introduction r&eacute;dig&eacute;e en 2026, le narrateur, un &eacute;crivain qui se qualifie d&rsquo;ultra-minimaliste <a name="renvoinote1" href="#note1"><strong>[1]</strong></a> appel&eacute; Montese Crandall explique comment il en est venu &agrave; &ecirc;tre l&rsquo;auteur de la nov&eacute;lisation de <em>The Four Fingers of Death</em>, la nouvelle version du film culte de 1963 <em>The Crawling Hand</em>&nbsp;<strong><a name="renvoinote2" href="#note2">[2]</a>.</strong></p> <p>La suite du roman de Moody est la nov&eacute;lisation en tant que telle, divis&eacute;e en deux parties <em>(Book I </em>et <em>Book II</em>), &eacute;crites de la plume de Crandall; la premi&egrave;re racontant, sous forme d&rsquo;entr&eacute;es de journal/blogue, les m&eacute;saventures d&rsquo;une &eacute;quipe d&rsquo;astronautes durant le voyage interplan&eacute;taire de plusieurs mois qu&rsquo;ils doivent faire pour se rendre sur Mars; la seconde d&eacute;crivant en d&eacute;tails les cons&eacute;quences effroyables de cette premi&egrave;re mission humaine de la NASA en vue de l&rsquo;exploitation et de la colonisation de la plan&egrave;te rouge. &Agrave; la page 702, apr&egrave;s avoir inscrit les mots <em>THE END</em>, Montese Crandall revient au premier plan, le temps d&rsquo;une courte postface qui cl&ocirc;t le livre.</p> <p>Bien entendu, on pourrait complexifier infiniment ce r&eacute;sum&eacute; b&ecirc;tement structurel en ajoutant des d&eacute;tails sur ce qui se d&eacute;roule &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de chacune des parties. C&rsquo;est probablement ce que Moody aurait voulu, le roman s&rsquo;inscrivant r&eacute;solument, et d&egrave;s les premi&egrave;res lignes, dans une esth&eacute;tique de la surench&egrave;re, alors allons-y. </p> <p>Dans son introduction, Montese Crandall explique que ce contrat de nov&eacute;lisation est pour lui un moyen de sortir de sa zone de confort litt&eacute;raire et de reconqu&eacute;rir le respect de sa femme malade, &agrave; l&rsquo;article de la mort, qui vient de se faire transplanter des poumons. L&rsquo;id&eacute;e lui est venue lors d&rsquo;une conversation avec un homme myst&eacute;rieux se faisant appeler D. Tyrannosaurus qui, apr&egrave;s avoir assist&eacute; &agrave; la seule et unique lecture publique de Crandall, devient son ami et lui confie qu&rsquo;il travaille souvent &agrave; &eacute;crire ces versions romanc&eacute;es pour le compte de l&rsquo;industrie florissante des<em> e-books</em>. D. Tyrannosaurus vient d&rsquo;&ecirc;tre engag&eacute; pour romanciser un film de science-fiction &agrave; petit budget intitul&eacute; <em>The Four Fingers of Death</em> et Crandall lui propose de parier le contrat sur une partie d&rsquo;&eacute;chec qu&rsquo;il sait tr&egrave;s bien qu&rsquo;il va gagner, &eacute;tant un ancien champion du jeu. Le d&eacute;nouement cette partie ne sera r&eacute;v&eacute;l&eacute; explicitement que lors de la conclusion, mais on devine que Montese Crandall a effectivement gagn&eacute; puisque c&rsquo;est sa version romanc&eacute;e de <em>The Four Fingers of Death</em> que nous lisons. </p> <p>Une entr&eacute;e du journal/blogue de l&rsquo;astronaute Jed Richards, dat&eacute;e du 30 septembre 2025, ouvre la premi&egrave;re partie du r&eacute;cit lui-m&ecirc;me, c&rsquo;est-&agrave;-dire le &laquo;roman&raquo; qu&rsquo;a fait Montese Crandall &agrave; partir du film de s&eacute;rie B <em>The Four Fingers of Death</em>. Au cours de cette premi&egrave;re partie de plus de trois cents pages, &eacute;crite enti&egrave;rement sous la forme d&rsquo;un journal de bord adress&eacute; aux internautes int&eacute;ress&eacute;s &agrave; suivre la mission (qu&rsquo;il appelle affectueusement &laquo;kids&raquo;), le colonel Jed Richards raconte le d&eacute;roulement du voyage vers Mars et les complications qui ne tardent par &agrave; survenir. Trois vaisseaux sont en route vers Mars, s&eacute;par&eacute;s d&rsquo;une vingtaine de milliers kilom&egrave;tres les uns des autres, abritant neuf astronautes, &agrave; raison de trois &eacute;quipages de trois personnes. &Agrave; travers les commentaires et les &eacute;tats d&rsquo;esprits de Richards, le lecteur est invit&eacute; &agrave; suivre la mission de l&rsquo;int&eacute;rieur. Les relations avec la NASA se d&eacute;t&eacute;riorent alors que l&rsquo;&eacute;quipage est confront&eacute; &agrave; la folie, la d&eacute;pression et la parano&iuml;a. Et une fois sur Mars, les choses ne vont qu&rsquo;empirer. Une myst&eacute;rieuse bact&eacute;rie s&rsquo;attaque aux astronautes, mettant en p&eacute;ril le retour sur Terre, puisqu&rsquo;ils se mettent &agrave; s&rsquo;entretuer. La premi&egrave;re partie se cl&ocirc;t avec le d&eacute;part pr&eacute;cipit&eacute; et d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, en direct de Mars, de l&rsquo;unique astronaute encore sain d&rsquo;esprit, soit le narrateur Jed Richards.</p> <p>S&rsquo;ouvre ensuite la seconde partie du r&eacute;cit, mais pas avant que Montese Crandall n&rsquo;ait repris bri&egrave;vement les r&ecirc;nes de la narration afin de nous expliquer, dans une note de deux pages, que tout ce qu&rsquo;on vient de lire est en fait accessoire &agrave; la compr&eacute;hension de ce qui va suivre, qui est en fait la r&eacute;elle nov&eacute;lisation. Toute la premi&egrave;re partie est en fait une invention de sa part, son ajout personnel au sc&eacute;nario d&rsquo;un film qu&rsquo;il jugeait incomplet. Il a cru bon de situer l&rsquo;effroyable &eacute;pid&eacute;mie qui frappe la Terre en l&rsquo;&eacute;tayant d&rsquo;une longue explication, sorte de r&eacute;cit ant&eacute;rieur o&ugrave; le lecteur aurait acc&egrave;s au pourquoi du comment :</p> <div class="rteindent2"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Astute fans of the genre in whose field I am plowing [&hellip;] will notice I have already taken liberties in one very basic way. I mean, if it is my responsibility to render exactly the film in question, I have failed. All of this backstory about the Mars shot, on which I have just expended a number of pages, does not actually appear in the film. I plead guilty on this point. But do I need to defend myself? (p. 321)<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Dans la seconde partie, la narration passe en mode extradi&eacute;g&eacute;tique et change constamment de registre, selon les multiples personnages, alternant entre une focalisation externe assez neutre et un discours indirect libre extr&ecirc;mement cibl&eacute;. Une galerie de protagonistes est ici pr&eacute;sent&eacute;e. Le r&eacute;cit nous les d&eacute;crit d&rsquo;abord un &agrave; un, pour ensuite y revenir en alternance, afin de nous raconter leurs destins crois&eacute;s. </p> <p>L&rsquo;arriv&eacute;e en catastrophe de la navette du colonel Jed Richards que la NASA a refus&eacute; de d&eacute;truire malgr&eacute; les avertissements r&eacute;p&eacute;t&eacute;s de l&rsquo;astronaute (qui se sait infect&eacute; par la bact&eacute;rie), et qui explose &agrave; la derni&egrave;re minute au-dessus du d&eacute;sert de l&rsquo;Arizona relie tous ses personnages. Le corps de Richards a &eacute;t&eacute; presque enti&egrave;rement pulv&eacute;ris&eacute;, mais comme la myst&eacute;rieuse bact&eacute;rie ayant d&eacute;cim&eacute; ses coll&egrave;gues a le pouvoir de r&eacute;animer les morts, un des bras de l&rsquo;astronaute se lib&egrave;re des d&eacute;combres et se met aussit&ocirc;t &agrave; semer la terreur, l&rsquo;infection et la mort dans la r&eacute;gion, jusqu&rsquo;&agrave; ce que le gouvernement am&eacute;ricain se voit dans l&rsquo;obligation d&rsquo;envisager des mesures radicales, pour ne pas dire nucl&eacute;aires, afin d&rsquo;enrayer la menace.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les d&eacute;fauts m&eacute;caniques</strong></span></p> <p>Avant de poursuivre cette lecture, il est pertinent de citer le critique et auteur Dale Peck, qui a fait para&icirc;tre en 2004 le recueil d&rsquo;essais <em>Hatchet Jobs</em>, un br&ucirc;lot dans lequel il ridiculisait abondamment une certaine frange de la fiction am&eacute;ricaine contemporaine qu&rsquo;il qualifie d&rsquo; &laquo;hysterical realism&raquo;, l&rsquo;accusant d&rsquo;&ecirc;tre inutilement digressive, superficiellement critique des institutions et trop ouvertement comique et grotesque (dans le mauvais sens de &laquo;provocation facile&raquo;). Peck &eacute;crit par exemple :</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">All I'm suggesting is that these writers (and their editors) see themselves as the heirs to a bankrupt tradition. A tradition that began with the diarrheic flow of words that is <em>Ulysses</em>; continued on through the incomprehensible ramblings of late Faulkner and the sterile inventions of Nabokov; and then burst into full, foul life in the ridiculous dithering of Barth and Hawkes and Gaddis, and the reductive cardboard constructions of Barthelme, and the word-by-word wasting of a talent as formidable as Pynchon's; and finally broke apart like a cracked sidewalk beneath the weight of the stupid &mdash; just plain stupid &mdash; tomes of DeLillo</span>.<a name="renvoinote3" href="#note3"><strong>[3]<br /> <br type="_moz" /><br /> </strong></a></div> <p>L&rsquo;essai de <em>Hatchet</em> Jobs consacr&eacute; &agrave; Moody commence avec la phrase suivante : &laquo;Rick Moody is the worst writer of his generation.&raquo; <a name="renvoinote4bis" href="#note4bis"><strong>[4]</strong></a> Un jugement aussi cavalier ne peut que faire sourire, Moody &eacute;tant consid&eacute;r&eacute; par la tr&egrave;s grande majorit&eacute; de ses pairs et des critiques comme une figure sinon importante, du moins respectable, des lettres am&eacute;ricaines des vingt derni&egrave;res ann&eacute;es. L&rsquo;invective adress&eacute;e par Peck &agrave; Moody, chouchou de la critique et des &eacute;crivains, &eacute;tait probablement un moyen pour Peck d&rsquo;attirer l&rsquo;attention sur ses id&eacute;es particuli&egrave;res, mais &agrave; la lecture de <em>The Four Fingers of Death</em>, on se demande s&rsquo;il n&rsquo;avait pas un peu raison, dans la mesure o&ugrave; l&rsquo;ouvrage de Moody semble rassembler, &agrave; la puissance dix, tous les d&eacute;fauts que reprochait Peck aux auteurs dont il traite.</p> <p>Lors d&rsquo;une entrevue pr&eacute;c&eacute;dant la sortie de son livre, Moody l&rsquo;avait d&eacute;crit comme un roman humoristique de 900 pages &agrave; propos d&rsquo;un bras d&eacute;sincarn&eacute; se d&eacute;roulant dans le d&eacute;sert en 2026 <a name="renvoinote4" href="#note4"><strong>[5]</strong></a>. Finalement, le roman ne fait <em>que</em> 725 pages mais, comme nous allons tenter de le d&eacute;montrer, c&rsquo;est peu dire qu&rsquo;il aurait pu &ecirc;tre encore bien plus court. </p> <p>&Agrave; sa d&eacute;charge, il est &agrave; noter que du point de vue d&rsquo;une &eacute;tude sur l&rsquo;imaginaire contemporain, le roman de Moody est une mine d&rsquo;or, un feu roulant d&rsquo;informations digestes et indigestes sur les obsessions d&eacute;finissant notre &eacute;poque et qui, &agrave; travers la fiction, sont projet&eacute;es dans un futur proche n&rsquo;&eacute;tant au fond qu&rsquo;une exaltation du pr&eacute;sent. On y traite du post-humain et de ses diverses d&eacute;clinaisons, de la fin de l&rsquo;histoire, des manipulations biotechnologiques, de la conqu&ecirc;te spatiale, du complexe militaro-industriel sino-indien, des d&eacute;rives religieuses et fanatiques; tout cela au sein d&rsquo;une fiction qui se veut plus grande que nature, pour ne pas dire <em>ob&egrave;se</em>. Comme le dit le narrateur Montese Crandall, qui &eacute;crit habituellement des textes de sept mots maximum, il s&rsquo;agirait ici de prendre le pouls de son &eacute;poque et de le traduire par le monumental r&eacute;cit fictif d&rsquo;une catastrophe invraisemblable ayant frapp&eacute; le d&eacute;sert de l&rsquo;Arizona.</p> <p>Or, le projet esth&eacute;tique de Crandall (et par extension celui de Moody) se lit trop comme un<em> tour de force</em> d&eacute;lib&eacute;r&eacute;, comme une sorte de d&eacute;monstration artificielle, plaqu&eacute;e, de l&rsquo;<em>id&eacute;e</em> d&rsquo;ambition litt&eacute;raire, pour &ecirc;tre vraiment satisfaisante. En effet, pour ambitieux qu&rsquo;il soit, le roman de Moody reste un exercice assez plat.&nbsp; </p> <p>La plupart des gros romans publi&eacute;s aux &Eacute;tats-Unis durant les derni&egrave;res d&eacute;cennies, qu&rsquo;on pense &agrave; <em>The Public Burning</em> de Robert Coover, &agrave; <em>Gravity&rsquo;s Rainbow</em> de Thomas Pynchon, &agrave; <em>Infinite Jest</em> de David Foster Wallace, ou encore au tout r&eacute;cent <em>The Instructions</em> de Adam Levin, se d&eacute;marquent par leur pr&eacute;tention &agrave; cr&eacute;er des univers autarciques dans lesquels le lecteur est appel&eacute; &agrave; entrer en acceptant de laisser derri&egrave;re lui ses rep&egrave;res habituels, ou encore de c&eacute;der toute la place &agrave; ces univers di&eacute;g&eacute;tiques de roman-monde. Il ne s&rsquo;agit pas tant de romans exp&eacute;rimentaux que de romans totalisants, encyclop&eacute;diques, cherchant &agrave;<em> &eacute;puiser</em>, d&rsquo;une certaine mani&egrave;re, la litt&eacute;rature et ses potentialit&eacute;s, comme le disait John Barth<a name="renvoinote5" href="#note5"><strong>[6]</strong></a>. C&rsquo;est dans cette lign&eacute;e de romans totaux que <em>The Four Fingers of Death</em> se place volontiers, en tant que projet esth&eacute;tique du moins &ndash; Moody ayant affirm&eacute; plusieurs fois vouloir rendre hommage ici &agrave; ces &oelig;uvres d&eacute;mesur&eacute;es qui ont berc&eacute; son apprentissage d&rsquo;&eacute;crivain, comme celle de Pynchon &ndash; mais &eacute;galement dans la lign&eacute;e (aussi pynchonnienne) du roman d&rsquo;anticipation humoristique et parodique, dont Kurt Vonnegut est le repr&eacute;sentant le plus typique. Le livre est d&rsquo;ailleurs d&eacute;di&eacute; &agrave; la m&eacute;moire de ce dernier, ce qui a bien s&ucirc;r amen&eacute; bien des commentateurs et critiques &agrave; parler d&rsquo;un roman vonnegutien. Pourtant, le seul aspect qui pourrait rapprocher un tant soit peu l&rsquo;univers de Vonnegut et celui de Moody est la figure de Montese Crandall, &eacute;crivain un peu path&eacute;tique et rat&eacute;, probablement inspir&eacute;e du romancier de science-fiction Kilgore Trout, qui appara&icirc;t dans plusieurs &oelig;uvres de Vonnegut, dont <em>Slaughterhouse Five </em>et <em>Breakfast of Champions</em>.</p> <p>Malheureusement, ce que Moody semble surtout avoir retenu de ces &oelig;uvres, c&rsquo;est une fascination pour la digression, un penchant pour la divagation et une obsession pour l&rsquo;humour scabreux. Le probl&egrave;me est que la digression semble plus une fin en soi qu&rsquo;un outil de travail et que la technique et l&rsquo;artillerie lourde d&rsquo;une volont&eacute; d&rsquo;atteindre une virtuosit&eacute; litt&eacute;raire, deviennent visibles partout. <br /> &nbsp;<br /> L&rsquo;incipit est un bon exemple de cette utilisation un peu fastidieuse de la digression. Crandall se met rapidement &agrave; divaguer, apr&egrave;s avoir ouvert la narration avec les phrases suivantes, &laquo;People often ask me where I get my ideas. Or on one occasion back in 2024 I was asked. This was at a reading in an old-fashioned used-media outlet right here in town, the store called Arachnids, Inc.&raquo; (p. 3) Le lecteur ne sera inform&eacute; sur la personne qui lui a pos&eacute; cette question qu&rsquo;apr&egrave;s un d&eacute;tour de plus de dix pages, une longue digression sur les cartes de baseball et l&rsquo;av&egrave;nement des premiers sportifs cybern&eacute;tiques au cours des d&eacute;cennies pr&eacute;c&eacute;dant le point de d&eacute;part temporel du r&eacute;cit.</p> <p>Il n&rsquo;y rien de particuli&egrave;rement choquant dans cette propension &agrave; digresser, bien s&ucirc;r, apr&egrave;s tout c&rsquo;est l&rsquo;une des forces et des caract&eacute;ristiques majeures d&rsquo;un grand pan de la litt&eacute;rature postmoderne des &Eacute;tats-Unis, mais le probl&egrave;me r&eacute;side dans le fait que ces tirades infinies ne sont finalement reli&eacute;es &agrave; rien, qu&rsquo;elles n&rsquo;aboutissent pas &agrave; une r&eacute;solution ou un effet de synth&egrave;se qui viendrait expliquer leur pr&eacute;sence. Par l&agrave; m&ecirc;me, elles finissent par laisser au lecteur une impression de futilit&eacute; compl&egrave;te, paraissant n&rsquo;avoir &eacute;t&eacute; &eacute;crite que dans le but d&rsquo;emp&ecirc;cher l&rsquo;action d&rsquo;avancer, en jouant de fa&ccedil;on st&eacute;rile sur l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;un r&eacute;cit spiralaire, c&rsquo;est-&agrave;-dire n&rsquo;ayant ni commencement ni fin et tournant sur lui-m&ecirc;me ind&eacute;finiment. Ceci tient surtout &agrave; un probl&egrave;me structurel, parce qu&rsquo;en s&eacute;parant ainsi son livre, en offrant la plume &agrave; un &eacute;crivain extr&ecirc;mement verbeux pour ensuite nous donner acc&egrave;s au roman que cet &eacute;crivain a r&eacute;dig&eacute;, Moody lui coupe la parole, en quelque sorte, et nous emp&ecirc;che de s&rsquo;int&eacute;resser correctement &agrave; ce qu&rsquo;il avait commenc&eacute; &agrave; raconter au cours de l&rsquo;introduction, &agrave; propos de sa vie et de ses opinions. Il n&rsquo;est en bout de ligne qu&rsquo;un &eacute;crivain rat&eacute; dont, de surcroit, nous devrons lire la longue &oelig;uvre int&eacute;grale. </p> <p>Une t&acirc;che ardue qui l&rsquo;est d&rsquo;autant plus que jamais au fil du texte cette longueur n&rsquo;est justifi&eacute;e par les propos tenus par Crandall, d&rsquo;abord au sujet du contrat qu&rsquo;il a sign&eacute; et ensuite au sujet de l&rsquo;&eacute;tat actuel de sa production personnelle et de la litt&eacute;rature en g&eacute;n&eacute;ral. En effet, si le contrat de nov&eacute;lisation stipule, comme le dit Crandall, qu&rsquo;il doit &eacute;crire en trois semaines un court texte compos&eacute; du sc&eacute;nario en ajoutant ici et l&agrave; quelques passages narratifs afin de le rendre agr&eacute;able &agrave; un lectorat branch&eacute; et logophobique, et si Montese Crandall est un sp&eacute;cialiste du texte r&eacute;duit &agrave; sa plus simple expression, le lecteur doit comprendre &agrave; la lecture du roman que Crandall a non seulement refus&eacute; d&rsquo;honorer ses engagements, mais qu&rsquo;il nie sa propre d&eacute;marche par le fait m&ecirc;me, offrant un texte extr&ecirc;mement touffu, charg&eacute;, interminable, qui n&rsquo;est pas du tout dans l&rsquo;air du temps, en 2026. Autrement dit, d&rsquo;un point de vue purement structurel, rien ne justifie ni ne l&eacute;gitime les explications de Montese Crandall, po&egrave;te minimaliste obs&eacute;d&eacute; par la perfection dans la retenue, persuad&eacute; d&rsquo;&eacute;crire une &oelig;uvre au diapason de son &eacute;poque num&eacute;rique, fragmentaire, se transformant soudainement en conteur loquace au bras longs et &agrave; la verve quasi imparable.<br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> Les rat&eacute;s de l&rsquo;envol&eacute;e</strong></span></p> <p>Comme nous l&rsquo;avons dit plus haut, cette &laquo;&oelig;uvre int&eacute;grale&raquo; de Montese Crandall que nous lirons aurait donc d&ucirc; &ecirc;tre la version romanesque du film <em>The Four Fingers of Death</em>, lui-m&ecirc;me une nouvelle version d&rsquo;un film culte de 1963, <em>The Crawling Hand</em>. </p> <p>En fait, Montese Crandall, apr&egrave;s avoir h&eacute;rit&eacute; du contrat de nov&eacute;lisation, se lance dans la r&eacute;daction de son livre en se permettant des libert&eacute;s, et nous le laisse savoir, lui qui va jusqu&rsquo;&agrave; inventer de toute pi&egrave;ce la premi&egrave;re partie. Et on finit par comprendre que le &laquo;roman&raquo; n&rsquo;a plus grand-chose &agrave; voir avec le &laquo;sc&eacute;nario&raquo; duquel il est suppos&eacute; s&rsquo;inspirer, puisqu&rsquo;il n&rsquo;a pu s&rsquo;emp&ecirc;cher d&rsquo;y mettre du sien:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Similarly, in the film <em>The Four Fingers of Death</em> the entire action takes place in the San Diego area. I felt I had no choice but to remove the story to a location I know more about &ndash; Rio Blanco itself. One ought to write about what one knows, correct? The desert of my part of the world, after all, is more like Mars, which always forces one to reflect back on when it might have had water, as it once apparently did. [&hellip;] So the Mars of <em>The Four Fingers of Death</em> is really just the contemporary American Southwest, the Southwest of 2025 or thereabouts, with its parboiled economy, its negative population growth, its environmental destruction, its deforestation, its smoldering political rage. (p. 321)<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Bien entendu, il s&rsquo;agit ici d&rsquo;une mise en ab&icirc;me repr&eacute;sentant habilement les libert&eacute;s prisent par Moody lui-m&ecirc;me dans son adaptation loufoque et tentaculaire de <em>The Crawling Hand</em> qu&rsquo;est en v&eacute;rit&eacute; ce livre que nous tenons entre nos mains.</p> <p>Au fond, et c&rsquo;est l&agrave; le probl&egrave;me central, tout le projet esth&eacute;tique (qu&rsquo;on parle de celui de Crandall ou de celui de Moody, ce qui revient au m&ecirc;me dans ce cas) r&eacute;side dans l&rsquo;id&eacute;e qu&rsquo;il est possible de faire de la grande litt&eacute;rature <em>&agrave; partir </em>d&rsquo;un mauvais film, qu&rsquo;il est possible de faire de l&rsquo;humour raffin&eacute; <em>&agrave; partir</em> de clich&eacute;s &eacute;cul&eacute;s de science-fiction, qu&rsquo;il est possible de cr&eacute;er une &oelig;uvre transcendante <em>&agrave; partir</em> d&rsquo;une &oelig;uvre de mauvais go&ucirc;t. Rick Moody n&rsquo;est pas le premier &agrave; tenter de travailler sur la fronti&egrave;re entre la culture de masse et la culture d&rsquo;&eacute;lite en proposant un roman dit &laquo;litt&eacute;raire&raquo;, difficile, qui prend sa source directement dans une manifestation culturelle populaire (on pense tout de suite au <em>Don Quichotte</em> de Cervant&egrave;s), mais il devient avec<em> The Four Fingers of Death</em>, un de ceux qui ne sont pas parvenus &agrave; bien exploiter la tension entre les deux. Peut-&ecirc;tre que le probl&egrave;me se situe dans l&rsquo;id&eacute;e de s&rsquo;&ecirc;tre inspir&eacute; ouvertement d&rsquo;une &oelig;uvre pr&eacute;-existante dont il a le projet double et paradoxal de se moquer et d&rsquo;hommager. </p> <p>Parce qu&rsquo;en bout de ligne, son long roman reste le r&eacute;cit d&eacute;bilitant, grotesque et pas tr&egrave;s int&eacute;ressant qu&rsquo;il &eacute;tait au d&eacute;part dans le film de Herbert L. Strock, celui d&rsquo;un bras assassin qui se d&eacute;place tout seul et qui attrape et/ou &eacute;trangle et/ou masturbe ses victimes. Que l&rsquo;histoire de ce bras porteur d&rsquo;une bact&eacute;rie tueuse soit envelopp&eacute;e d&rsquo;une myriade d&rsquo;anecdotes allant de la plus farfelue (un chimpanz&eacute; s&rsquo;exprimant dans le meilleur anglais d&rsquo;Oxford, amoureux de sa ma&icirc;tresse) &agrave; la plus &laquo;tragique&raquo; (un scientifique tentant d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment de faire revivre sa d&eacute;funte femme en d&eacute;tournant ses fonds de recherche sur les cellules souches) ne change rien &agrave; sa maigreur initiale. </p> <p><em>The Four Fingers of Death</em> est un roman qui n&rsquo;aboutit pas et qui n&rsquo;&eacute;puise rien. Ce n&rsquo;est pas un livre qui prend le pouls de son &eacute;poque, comme l&rsquo;aurait souhait&eacute; Montese Crandall, son auteur putatif. Au lieu d&rsquo;&ecirc;tre une &oelig;uvre exigeante, porteuse d&rsquo;une r&eacute;flexion sur le monde contemporain, c&rsquo;est une &oelig;uvre qui h&eacute;site constamment entre le clich&eacute; facile de l&rsquo;ironique et de l&rsquo;antiphrase et une pseudo lourdeur m&eacute;ta-discursive (qui au fond ne se retrouve que dans le poids du livre lui-m&ecirc;me). Rick Moody a &eacute;crit un roman qui laisse une fausse <em>impression</em> de densit&eacute;, mais qui se lit de fa&ccedil;on tr&egrave;s lin&eacute;aire et qui n&rsquo;est complexe ni dans sa structure narrative, ni dans les th&egrave;mes qu&rsquo;il aborde. Un roman o&ugrave; tout s&rsquo;empile et o&ugrave; rien ne s&rsquo;imbrique.&nbsp;&nbsp;&nbsp; </p> <hr /> <br /> <a name="note1" href="#renvoinote1"><strong>[1]</strong></a>&nbsp; Crandall explique que comme la litt&eacute;rature &agrave; l&rsquo;&egrave;re virtuelle s&rsquo;est dirig&eacute;e de plus en plus vers une pratique de la fragmentation et du r&eacute;cit court, il en est venu &agrave; un minimalisme extr&ecirc;me prenant la forme d&rsquo;une &eacute;puration de ses textes au point de ne rester qu&rsquo;avec une seule phrase, cisel&eacute;e au point d&rsquo;&ecirc;tre parfaite, la fronti&egrave;re entre prose et po&eacute;sie : &laquo;Upon the advent of the digital age, as you know, writers who went on and on just didn&rsquo;t<em> last</em>. You couldn&rsquo;t read all that nonsense on a screen. Fragmentation became the right true way. Fragmentation offered a point-and-click interface. Additionally, this strategic reduction blurred the line between poetry and prose which is where I, Montese Crandall, come into the story.&raquo; (p. 8) <p><a name="note2" href="#renvoinote2"><strong>[2]</strong></a>&nbsp; <em>The Crawling Hand</em> est un vrai film de science-fiction tourn&eacute; en 1963, r&eacute;alis&eacute; par Herbert L. Strock et mettant en vedette Peter Breck, Kent Taylor et Sirry Steffen. Pour consulter la fiche IMDB : <a href="http://www.imdb.com/title/tt0056961/ ">http://www.imdb.com/title/tt0056961/ </a></p> <p><a name="note3" href="#renvoinote3"><strong>[3]</strong></a>&nbsp; Peck, Dale, &laquo;The Moody Blues&raquo;,<span style="font-style: italic;"> Hatchet Jobs, </span><em><span style="font-style: italic;">New York, The New Press, 2004, p. 184-185</span></em>. Dans son livre, Peck pr&eacute;tend entre autres que les &laquo;probl&egrave;mes&raquo; de la litt&eacute;rature am&eacute;ricaine contemporaine ont r&eacute;ellement commenc&eacute;s il y a une trentaine d&rsquo;ann&eacute;es avec la publication de <em>Gravity&rsquo;s Rainbow</em>, de Thomas Pynchon, qui aurait donn&eacute; lieu &agrave; une &eacute;poque marqu&eacute;e par des &laquo;chef-d&rsquo;&oelig;uvres&raquo; froids et auto-indulgents.</p> <p><a name="note4bis" href="#renvoinote4bis"><strong>[4]</strong></a> <em>Ibid.</em>, p. 170.</p> <p><a name="note4" href="#renvoinote4"><strong>[5]</strong>&nbsp;</a> &laquo;Anyway, the result is a 900 page comic novel about a disembodied arm set in the desert in 2026.&raquo; Cit&eacute; dans &laquo;Interview : Rick Moody&raquo;, <em>Night Train Magazine</em>. Url : <a href="http://www.nighttrainmagazine.com/contents/moody_int.php">http://www.nighttrainmagazine.com/contents/moody_int.php</a>. Consult&eacute; le 2 f&eacute;vrier 2011.</p> <p><a name="note5" href="#renvoinote5"><strong>[6]</strong></a>&nbsp; Voir John Barth, &laquo;The Literature of Exhaustion&raquo;, <em>The Friday Book</em>, New York, Putnam, 1984. </p> <p></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/les-gros-bras-du-conteur#comments Autorité narrative BARTH, John Cinéma Contemporain COOVER, Robert Culture populaire Déclin de la littérature Divertissement États-Unis d'Amérique Fabulation Fiction FOSTER WALLACE, David Guerre Imaginaire technologique LEVIN, Adam MOODY, Rick Post-histoire PYNCHON, Thomas Violence VONNEGUT Jr, Kurt Roman Sun, 20 Mar 2011 14:30:10 +0000 Gabriel Gaudette 332 at http://salondouble.contemporain.info