Salon double - Marxisme http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/424/0 fr Une violente mélancolie http://salondouble.contemporain.info/lecture/une-violente-m-lancolie <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lefort-favreau-julien">Lefort-Favreau, Julien</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/kampuch-a">Kampuchéa</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><em>Kampuchéa</em> naît d’une fascination ancienne chez Patrick Deville pour les aventuriers et pour les voyages dans les pays éloignés et peu connus, de préférence des anciennes colonies ou des dictatures bureaucratiques sur le déclin. On devine donc que c’est autant du récit de voyage que du reportage politique que tient ce nouvel ouvrage, qui fait suite à<em> Pura Vida. Vie &amp; mort de William Walker</em> (2004), <em>La tentation des armes à feu</em> (2006) et <em>Équatoria</em> (2009). Après avoir traîné ses carnets en Amérique du Sud, en Amérique centrale et en Afrique, il rend compte dans <em>Kampuchéa</em> d’un voyage en Asie du Sud-est, l’Indochine de jadis, plus particulièrement au Cambodge où il s’arrête longuement. Prenant une distance ironique avec le pèlerinage mondain où le voyageur marche sur les traces de ses prédécesseurs afin de renouer avec l’atmosphère du bon vieux temps de l’ère coloniale, Deville est plutôt préoccupé par les traces des conflits du passé dans les tensions politiques du présent.<br /><br />Le nouveau volet de cette «petite entreprise braudelienne» (68) a comme ambition de mettre au jour les rapports de proximité entre la France et le Cambodge. Mais derrière cette visée quelque peu didactique se dessine un plan nettement plus retors. Avec comme prétexte officiel d’assister aux récents procès des Khmers rouges, Deville en profite plutôt pour monter ce «roman», bric à brac baroque constitué de cinquante-quatre courts chapitres présentant en alternance biographies réelles ou à demi imaginaires, considérations autobiographiques, références littéraires (Conrad, Loti, Malraux, Greene, Lowry), cinématographiques (Mankiewicz, Coppola), notes de voyage et stratégies géopolitiques. Partant de l’explorateur Henri Mouhot<strong><a href="#note1a">[1]</a></strong><a name="note1"></a>, dont la découverte des temples d’Angkor en 1860 marque l’année-zéro de ce récit, Deville reconstitue les différentes guerres d’Indochine, les voyages d’un géographe sous la colonisation, puis les années de jeunesse des principaux Khmers rouges à Paris au début des années cinquante, pour finalement aboutir aux fameux procès qui ont récemment attiré l’attention sur le Cambodge. Partant d’un premier postulat assez simple, qui vise à regarder les événements d’actualité avec un léger recul historique, il se garde bien de donner une «explication» à de telles associations, sinon que les récents procès auxquels il assiste n’ont de sens que si on les soumet à une mise en perspective «dans une durée moyenne, sur un siècle et demi» (143). Du milieu du dix-neuvième siècle jusqu’au début du vingt et unième, il y aurait une seule période historique que Deville tente de saisir comme une entité organique.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>La tentation des armes à feu</strong></span><br /><br />Ce ne sont pas les sentiers balisés qui intéressent Patrick Deville, mais il n’a pas non plus l’âme de l’explorateur; il aime bien repasser là où d’autres ont laissé des marques, marques visibles, mais sur le point de s’effacer. Devant l’impossibilité d’arpenter de nouveaux territoires comme le faisaient les cartographes du dix-neuvième siècle, il se voit contraint de marcher dans leurs pas et d’observer les changements du monde. Il tente donc de saisir la grande Histoire en la personnalisant, en l’incarnant dans les hommes l’ayant façonnée, car «une vie d’homme de durée moyenne est un bon instrument pour mesurer l’Histoire» (22). Mais à quelle mesure peut-on soumettre le bloc monolithique de l’histoire? Il s’agit de jauger son poids, son pouvoir, la façon dont elle broie les hommes, les innocents comme ceux qui ont eu «la tentation des armes à feu» (72). Cette tentation est insistante dans l’œuvre de Deville. Toutefois, à la ferveur révolutionnaire, se mêle aussi un goût tout rimbaldien pour une sortie de la littérature. «Souvent, les écrivains, à l’inverse, voudraient agir, peser sur l’Histoire, la marche du monde, ou brasser des millions, quitter le labeur du papier. Vendre des armes en Abyssinie. Souvent les écrivains pourtant ne savent qu’écrire. Bons qu’à ça» (69). Les récits de voyage auxquels se livre Deville apparaissent donc comme un retrait du monde, le choix d’une posture d’observateur qui témoigne d’un manque de foi quant à la possibilité de «peser sur l’Histoire» (69). Le fantasme de l’Abyssinie trahit une sorte d’impensé: faut-il préciser qu’il existe une grande différence entre vendre des armes et les utiliser?<br /><br />À la fin des années soixante, plusieurs militants de la Gauche Prolétarienne, afin de mieux se mesurer au mouvement de l’histoire, décident d’aller travailler en usine, et de suivre l’injonction de Mao qui invitait à brûler les livres et à se fondre dans les masses. Ce postulat anti-autoritaire visait à invalider l’idée que les intellectuels peuvent enseigner aux masses la conscience de leur domination. Deux amis de l’auteur, les frères Olivier et Jean Rolin ont d’ailleurs fait récit de ce moment singulier de l’histoire politique française<strong><a href="#note2a" name="note2">[2]</a></strong>. Cette amitié, loin d’être anecdotique, semble indiquer une filiation à la fois littéraire et politique. Ainsi, si Deville est trop jeune pour avoir milité dans la GP (il est né en 1957), il est néanmoins l’héritier de cette conception de la littérature. Mais cette sortie de la littérature est une arme à deux tranchants, une tentation doublée d’un danger. Et si Deville peut doucement fantasmer sur la possibilité pour l’écrivain de sortir de l’inaction de l’écriture, les Khmers rouges, eux, peuvent provoquer une réelle disparition de la littérature. Pol Pot a lu <em>Une saison en enfer </em>et dès qu’il prend le pouvoir, il en interdit la publication. La pulsion révolutionnaire de la <em>tabula rasa</em> se manifeste par une disparition du papier, de l’écrit, des traces que la littérature peut laisser. Les seules traces écrites du régime de Pol Pot sont les retranscriptions des interrogatoires des prisonniers politiques. Ce péril semble alimenter chez Deville un certain scepticisme face à la volonté «d’agir sur le monde». Il ne contribue pas à la «marche du monde», il la regarde, décidant finalement de ne pas «sortir» de la littérature. En effet, observateur détaché, quelque peu dandy avec ses goûts pour les alcools forts, il se livre à l’exercice quotidien de la lecture de journaux et c’est entre autres par cette lorgnette qu’il observe le monde. Comme dans ses autres livres, c’est souvent par des faits divers (par exemple: la suffocation de David Carradine par autostrangulation érotique) ou par les événements politiques du présent que Deville accède à l’histoire. Loin d’une méthode historienne rigoureuse, l’observation des mœurs de ses contemporains et ses lectures souvent inusitées le font pénétrer les rouages de l’histoire. Il y entre par la petite porte, posture édictée par son peu de foi dans la possibilité pour les écrivains d’avoir un impact sur le cours des événements. Le désenchantement qui suit l’échec des entreprises collectivistes semble se transformer carrément en méfiance du politique.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Les deux corps de Pol Pot</strong></span><br /><br />La mise en scène de la mort (ridicule) de David Carradine fait écho à celles, historiquement plus importantes, de Che Guevara ou de Pol Pot. Dans notre époque «plus warholienne qu’hegelienne» (107), les rois ont encore et toujours deux corps. Or, l’opposition ancienne entre corps réel et corps dynastique est ici soumise à une étrange mutation, Deville troquant le second pour un corps médiatique: «Mais comme le roi autrefois, chacun aujourd’hui a deux corps. Celui-là est médiatique.» (65) Ainsi, le corps médiatique, «inconscient, sanguinolent», de Sondhi Limthongkhul, leader des Chemises jaunes de Thaïlande, est exposé à la télévision. L’incinération de Pol Pot, sa mise en bière, puis sa carcasse jetée parmi les&nbsp; pneus arrosés d’essence, elles aussi, seront filmées.<br /><br />Cette référence aux deux corps du roi, plus qu’une allusion érudite comme Deville a l’habitude d’en faire, indique véritablement une réflexion sur le pouvoir et sur le temps. Cette doctrine élisabéthaine permet de saisir les rapports de la royauté à ses modes de représentation<a name="note3"></a><strong><a href="#note3a">[3]</a></strong>, mais aussi à sa <em>pérennité</em>. La pérennité du régime monarchique se maintenait dans la foi: non pas une foi en Dieu, mais bien une foi dans l’éternité du roi par son élection <em>par</em> Dieu. Deville attire notre attention sur les similitudes entre les différentes représentations du roi qui l’inscrivent dans une temporalité longue. Mais plus concrètement, le pouvoir de l’image du roi ne survit que le temps d’une dynastie ou d’un régime monarchique ― ne l’oublions pas, les rois se font parfois trancher la tête, liquidant du même coup leurs deux corps. Toutefois, les représentations royales ont maintenant cédé leur place à de plus éphémères représentations médiatiques.<br /><br />La substitution du corps monarchique par un corps médiatique éclaire l’ensemble de l’entreprise de Deville. Contrairement à Michon, ce ne sont pas les écrivains qui l’intéressent ici, mais bien les hommes politiques. Dans <em>Corps du roi</em> (Lagrasse, Verdier, 2002), Pierre Michon s’amuse à représenter les écrivains en rois déchus, inadéquats dans une république démocratique des lettres contemporaine. Sur les photographies les représentant, on voit à la fois leurs carcasses mortelles d’écrivains pochards, et leur pérennité dans la Grande Littérature qui les dépasse. Légèrement plus iconoclaste, Deville dénature les deux corps du roi pour les ridiculiser. Dans notre monde warholien, les représentations ne revêtent plus aucune signification sacrée, et c’est à la jungle médiatique que sont livrés les morts. On peut alors se demander ce qui est plus macabre: la «gloire anthume» qui pesait sur David Carradine, ou la gloire posthume d’un dictateur dont l’exécution fut filmée puis diffusée?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le fond de l’air est rouge</strong></span><br /><br />À quoi rime cette quête à travers le Cambodge, cette pulsion d’aller au bout du monde pour assister au procès des Khmers rouges sinon à une volonté de voir les têtes des rois tomber, ne serait-ce que symboliquement? Deville reste discret sur ses velléités révolutionnaires même s’il est clair qu’il a eu jadis des sympathies pour les «utopies». On peut tout de même légitimement s’interroger sur les raisons paradoxales qui le poussent à s’intéresser aux dictatures communistes, à insister sur la déroute des régimes «rouges». À l’inverse du roi dont la postérité s’incarnait dans la carcasse mortelle du roi suivant, Pol Pot trouve bien peu de mortels pour reprendre le flambeau. Les dictatures communistes se font de plus en plus rares. Sur la rue de l’Insurrection Générale, à Saigon, on peut voir la «météorite rouge sang d’une Ferrari Testa Rossa, devant la boutique Louis Vuitton» (93). Si le fond de l’air a déjà été rouge en l’Indochine, maintenant, les voitures de sport lui font bonne compétition.<br /><br />Mais au-delà de l’opposition un peu schématique entre l’ancien monde communiste et le nouveau monde capitaliste, ce que Deville met en scène, c’est surtout le chevauchement des temporalités qui rend compte de la courte durée des régimes politiques, souvent plus courts qu’une vie d’homme. Ainsi, il constate la lenteur des procès [«toutes ces années pour juger» (105)] alors que les Khmers rouges avaient fait un à deux millions de morts en quatre ans, soit le quart de la population totale du Cambodge. Cette brièveté de ces régimes politiques implique nécessairement une sorte de rapidité dans leur cristallisation. Ainsi, les Khmers rouges, avant de devenir des bourreaux sanguinaires, vivaient leur jeunesse à Paris, jeunes idéalistes qui lisaient <em>Le Monde</em> et passaient leur journée sur les terrasses. «La Terreur peut naître ainsi.» (45) Le rêve du communisme appartient au passé pour Deville et, comme pour plusieurs historiens aux allégeances conservatrices, la Révolution est toujours associée à la Terreur: «[...] au milieu des années soixante-dix, j’ai rêvé des tables rases. On arrête tout, on recommence. Le slogan courait de l’Europe à l’Amérique latine. D’autres jeunes idéalistes sans doute préparent aujourd’hui les utopies meurtrières de demain.» (38) Deville pose ainsi une question quelque peu cynique, qui témoigne de l’ambivalence de sa position politique: les révolutions deviennent-elles systématiquement des utopies meurtrières?<br /><br />Le temps déployé dans <em>Kampuchéa</em> est double. Il est certes assez commun de parler d’un temps écartelé ou d’un temps spectral<a name="note4"></a><strong><a href="#note4a">[4]</a></strong> dans les récits contemporains. Mais ici, c’est plutôt un temps de l’éphémère et du pérenne qui cohabitent: la vie d’un homme s’avère la mesure idéale pour voir ce qui disparaît (en l’occurrence ici: pratiquement tous les communismes de la planète) et ce qui reste (la barbarie et toutes les formes qu’elle peut prendre). La conscience de cette double temporalité fait prendre à Deville une nette distance par rapport à tout engagement, dont la forme la plus contemporaine prendrait ici les apparences d’une foi envers la justice internationale. Il donne d’ailleurs la parole à plusieurs intervenantes entretenant de sérieux doutes quant aux effets réels du procès des Khmers Rouges monté de toutes pièces par les Occidentaux. À quoi bon s’engager si toute manifestation du politique se transforme en barbarie et de plus, est complètement éphémère?<br /><br />Sous ses apparences de dandy détaché, Deville conserve-t-il tout de même quelque chose de l’idéal révolutionnaire? Après avoir exposé le cynisme absolu des dictatures communistes, il finit son livre avec l’espoir du printemps arabe et de la Révolution. Ne se laissant pas tout à fait aller à un naïf optimisme, il conclut, sarcastique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Et il m’était apparu ce soir-là, silencieux tous les deux, à un léger haussement d’épaules du vieillard après le passage des hordes rouges sous la pluie battante, alors que nos regards s’étaient croisés, qu’il retrouvait son calme, posait deux petits verres d’alcool de riz sur la table, que nous pouvions souscrire ensemble à ce principe selon lequel, s’agissant de nos contemporains, dès lors que nous ne sommes ni emprisonnés, ni réduits en esclavage, ni suppliciés, il n’y a décidément rien à leur reprocher. (253)</p> </blockquote> <p><em>Kampuchéa</em> présente les signes d’une politique de la littérature paradoxale. Comme plusieurs écrivains de sa génération, Deville entretient un rapport pour le moins ambivalent aux utopies collectivistes et aux possibilités émancipatrices des masses. Mais ce désaveu du politique est contredit par ce fantasme alimenté d’une sortie de littérature, d’un <em>passage à l’action</em>, passage toutefois interdit par le risque qu’il comporte. L’écrivain est ici pris dans une double impasse: avoir une prise sur l’histoire s’avère une chose impossible dans l’espace littéraire (d’où la volonté de s’en échapper), et il est tout aussi impossible pour les projets collectifs de ne pas se transformer en machine barbare. Les précédents ouvrages de Deville investissaient ce paradoxe de façon fertile. Sa folle érudition conjuguée à son humour grinçant formaient un cocktail légèrement acidulé, mais tout à fait buvable. Ici, le paradoxe semble se transformer en cul-de-sac: en reste une littérature qui certes, n’est pas aveuglée par les lumières de la révolution, mais qui risque de patauger dans une ambivalence à la mélancolie quelque peu morbide. Même si visiter les ruines d’Angkor à la suite de Pierre Loti peut receler un parfum exotique, cela peut aussi mener à la certitude qu’il est impossible que l’histoire ne se répète autrement qu’en tragédie.</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>APOSTOLIDÈS, Jean-Marie,<em> Le roi-machine</em>, Paris, Minuit, 1981.<br />DEVILLE, Patrick,<em> Kampuchéa</em>, Paris, Seuil (coll. Fiction &amp; cie), 2011.<br />KAPLAN, Leslie, <em>L’excès-usine</em>, P.O.L., 1987 [1982].<br />KANTOROWICZ, Ernst, <em>Les deux corps du roi</em>&nbsp; dans <em>Œuvres</em>, Paris, Gallimard, 2000 [1957].<br />MARIN, Louis, <em>Le portrait du roi</em>, Paris, Minuit, 1981.<br />ROLIN, Jean, <em>L’organisation</em>, Paris, P.O.L., 1996.<br />ROLIN, Olivier, <em>Tigre en papier</em>, Paris, Seuil, (coll. Fiction &amp; cie), 2002.<br />RUSSEL, Lionel, <em>Le Dénouement</em>, Lagrasse, Verdier (coll. Chaoïd), 2005.</p> <p><strong><a href="#note1">[1] </a></strong><a name="note1a"></a> Henri Mouhot (1826-1861): explorateur français qui fit connaître la culture khmère aux Français par son journal, publié en feuilleton dans <em>Le Tour du monde</em>. C’est la gloire disparue de cette civilisation que les Khmers rouges tenteront de faire revivre. On le sait, l’histoire se répète...</p> <p><strong><a href="#note2">[2]</a></strong>&nbsp;<a name="note2a"></a>Jean Rolin, <em>L’organisation</em>, Paris, P.O.L., 1996; Olivier Rolin, <em>Tigre en papier</em>, Paris, Seuil. coll. «Fiction &amp; cie», 2002. On lira aussi à profit le récit de Leslie Kaplan, <em>L’excès-usine </em>(P.O.L., 1987 [1982]) qui rend magnifiquement compte de l’expérience de «l’établissement».</p> <p><strong><a href="#note3">[3]</a></strong> <a name="note3a"></a>C’est ce qui a intéressé Ernst Kantorowicz dans<em> Les deux corps du ro</em>i (<em>Œuvres</em>, Paris, Gallimard, 2000 [1957]), mais aussi Louis Marin (<em>Le portrait du roi</em>, Paris, Minuit, 1981) et Jean-Marie Apostolidès (<em>Le roi-machine</em>, Paris, Minuit, 1981).</p> <p><strong><a href="#note4">[4]</a></strong><a name="note4a"></a> Lionel Russel en a fait l’exposition dans <em>Le Dénouement</em>, Lagrasse, Verdier (Chaoïd), 2005.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/une-violente-m-lancolie#comments Action politique Art et politique Colonisation Combat Communisme Contestation Décolonisation DEVILLE, Patrick Dictature Engagement France KAPLAN, Leslie Lutte des classes Marxisme MICHON, Pierre Parole littéraire Politique Pouvoir et domination Récit de voyage ROLIN, Jean ROLIN, Olivier Roman Mon, 11 Jun 2012 17:47:14 +0000 Julien Lefort-Favreau 527 at http://salondouble.contemporain.info La rassurante présence des déclassés http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-rassurante-presence-des-declasses <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/teen-spirit">Teen Spirit</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/bye-bye-blondie">Bye Bye Blondie</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div>&nbsp;</div> <div>&laquo;D&rsquo;un certain point de vue, &ccedil;a m&rsquo;aurait contrari&eacute;e, je veux pas y aller de mon couplet marxiste, mais j&rsquo;aurais pas trouv&eacute; moral qu&rsquo;on &eacute;pargne le seul vrai bourge qu&rsquo;on croise.&raquo;<br /> Virginie Despentes, <em>Baise-moi</em></div> <div>&nbsp;</div> <div>&Agrave; l&rsquo;&eacute;vidence, la lutte des classes dans la litt&eacute;rature tient d&rsquo;une autre &eacute;poque. La th&eacute;orie litt&eacute;raire marxiste est pass&eacute;e de mode, et sans doute nos contemporains esp&egrave;rent-ils que la litt&eacute;rature d&rsquo;aujourd&rsquo;hui se soit enfin d&eacute;barrass&eacute;e des divisions de classe. Comme l&rsquo;explique Frederic Jameson dans la conclusion d&rsquo;<em>Aesthetics and Politics </em>[1977], un livre qui retrace les c&eacute;l&egrave;bres d&eacute;bats &agrave; propos de l&rsquo;esth&eacute;tique de plusieurs penseurs d&rsquo;inspiration marxiste tels que Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Bertolt Brecht et Georg Luk&aacute;cs, l&rsquo;attaque la plus r&eacute;currente et percutante contre les marxistes est celle qui leur reproche l&rsquo;utilisation des classes sociales pour appr&eacute;hender les textes litt&eacute;raires&nbsp;: &laquo;Nothing has, of course, more effectively discredited Marxism than the practice of affixing instant class labels (generally &lsquo;petty bourgeois&rsquo;) to textual or intellectual objects<a name="note1b" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>&raquo;. Le travail de Luk&aacute;cs, qui a notamment contribu&eacute; aux d&eacute;veloppements th&eacute;oriques du concept de m&eacute;diation<a name="note2b" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>, a montr&eacute; la d&eacute;solante r&eacute;ification du monde inh&eacute;rente &agrave; l&rsquo;&oelig;uvre chez les &eacute;crivains naturalistes. D&rsquo;une certaine mani&egrave;re, on reproche &agrave; leur tour aux penseurs marxistes de r&eacute;ifier les individus par l&rsquo;utilisation des classes sociales. Or, Jameson montre que l&rsquo;analyse id&eacute;ologique des discours que d&eacute;fendent les intellectuels marxistes est indissociable d&rsquo;une conception th&eacute;orique des classes sociales. La th&eacute;orie litt&eacute;raire marxiste ne peut pas se passer d&rsquo;une r&eacute;flexion en profondeur &agrave; propos des divisions de classe. Elle ne peut donc pas s&rsquo;en d&eacute;tacher pour plaire &agrave; ses d&eacute;tracteurs. Les penseurs postmodernes, qui nous ont montr&eacute; que les &eacute;tiquettes sont fautives et dangereuses, sont du nombre. Tous les termes qui d&eacute;signent un groupe d&rsquo;individus, comme ceux de &laquo;prol&eacute;taire&raquo; et &laquo;bourgeois&raquo;, sont suspects selon eux, car ils sont trop limit&eacute;s et pas suffisamment nuanc&eacute;s pour d&eacute;crire le monde rempli de diff&eacute;rences qui est le n&ocirc;tre. Dans les deux derniers romans de Virginie Despentes, <em>Teen Spirit</em> [2002] et <em>Bye Bye Blondie </em>[2004], les divisions de classe ne sont pourtant pas d&eacute;su&egrave;tes; elles sont bien au contraire au c&oelig;ur des d&eacute;chirements que vivent les personnages qu&rsquo;ils mettent en sc&egrave;ne. J&rsquo;aimerais r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; cette tension importante dans ces romans entre prol&eacute;taire et bourgeois afin de comprendre pourquoi Despentes juge pertinent d&rsquo;utiliser ces nominatifs dans un contexte litt&eacute;raire. Elle tire ces cat&eacute;gories de la culture politique punk de gauche radicale, qui s&rsquo;est compl&egrave;tement r&eacute;appropri&eacute;e le vocabulaire marxiste.</div> <div class="rteright">&nbsp;</div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Despentes, la parvenue</strong></span></p> <p>En 1998, &agrave; l&rsquo;&eacute;mission culturelle fran&ccedil;aise <em>Le Cercle de minuit</em>, Virginie Despentes est re&ccedil;ue le m&ecirc;me jour que Sophie Calle pour la sortie de leurs derniers livres respectifs. Pour Despentes, il s&rsquo;agit de la parution de <em>Les jolies choses</em>. L&rsquo;animateur tient &agrave; opposer les deux &eacute;crivaines. D&eacute;fendant l&rsquo;id&eacute;e que Calle travaille &agrave; partir de sa vie imaginaire et que Despentes &eacute;crit plut&ocirc;t &agrave; partir de sa vie r&eacute;elle, il dit de Despentes qu&rsquo;elle est l&rsquo;anti-Sophie Calle. Despentes, qui affirme &ecirc;tre devenue &eacute;crivaine &laquo;par inadvertance&raquo;, r&eacute;torque qu&rsquo;elle invente beaucoup au contraire. Elle consid&egrave;re la diff&eacute;rence entre les deux femmes comme une diff&eacute;rence de classe sociale. Sophie Calle, fille de petits bourgeois<a name="note3b" href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>, &eacute;crit pour son milieu, un milieu qui conna&icirc;t bien l&rsquo;&eacute;criture, alors que Despentes appartient, au moment o&ugrave; elle r&eacute;dige son premier roman <em>Baise-moi</em> [1993], au monde de ceux qui n&rsquo;&eacute;crivent pas, comme elle l&rsquo;explique &agrave; l&rsquo;animateur : </p> <div class="rteindent1"> <span style="color: rgb(128, 128, 128);">Il y a un courage de ma part, d&rsquo;o&ugrave; je viens, de faire des livres. Il y a un courage comme &ccedil;a, mais &agrave; part &ccedil;a, il n&rsquo;y a rien d&rsquo;autre. [&hellip;] Je ne suis pas rendue compte que j&rsquo;&eacute;tais en train de faire un truc qui n&rsquo;appartenait pas &agrave; ma classe sociale, je ne m&rsquo;en suis pas rendue compte du tout, je m&rsquo;en suis rendue compte une fois que je suis arriv&eacute;e dans une classe sociale nouvelle<a name="note4b" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>.&nbsp; </span><br /> &nbsp;</div> <p>Au tout d&eacute;but de <em>Teen Spirit</em> appara&icirc;t d&rsquo;ailleurs cette id&eacute;e que la parole des bourgeois serait plus l&eacute;gitime que celle des prol&eacute;taires&nbsp;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Une jolie voix de femme, tr&egrave;s classe, petit accent de bourge pointu, une fa&ccedil;on de dire les voyelles et de prononcer chaque mot nettement, comme font les gens qui savent qu&rsquo;ils ont le droit au temps de parole et &agrave; l&rsquo;articulation pr&eacute;cieuse, m&rsquo;a tout de suite mis une l&eacute;g&egrave;re gaule. Une voix qui &eacute;voquait le tailleur et les mains bien manucur&eacute;es. (TS, p. 11)</span><br /> &nbsp;</div> <p>La bourgeoise qui t&eacute;l&eacute;phone au narrateur ne parle pas mieux que les autres parce qu&rsquo;elle serait plus &eacute;duqu&eacute;e, mais parce qu&rsquo;elle se sait d&eacute;tenir &laquo;le droit au temps de parole&raquo;, droit qui lui permet de prendre son temps lorsqu&rsquo;elle s&rsquo;exprime et de rendre tous les mots dans l&rsquo;enti&egrave;ret&eacute; de leur forme. Cette voix s&eacute;duit tout autant qu&rsquo;elle d&eacute;go&ucirc;te le narrateur. </p> <p>Sur le plateau de <em>Tout le monde en parle</em>, en 2002, Thierry Ardisson demande &agrave; Despentes&nbsp;: &laquo;Dites-moi, Virginie, vous &ecirc;tes embourgeois&eacute;e ou non?&raquo; On peut d&eacute;celer dans cette question une critique qui viserait &agrave; remettre Despentes &agrave; sa place; elle ne peut plus jouer &agrave; l&rsquo;&eacute;crivaine <em>trash</em> et rebelle si elle appartient d&eacute;sormais au monde des petits bourgeois. La question contient aussi une injonction &agrave; travers la formule &laquo;oui ou non&raquo;&nbsp;: elle impose de faire le point une fois pour toutes sur le statut de &laquo;parvenue&raquo; de l&rsquo;&eacute;crivaine. Pas du tout heurt&eacute;e par la question, Despentes r&eacute;pond&nbsp;sans h&eacute;sitation<a name="note5b" href="#note5a"><strong>[5]</strong></a> : &laquo;Par rapport &agrave; l&rsquo;&eacute;poque de <em>Baise-moi</em> [le roman], oui carr&eacute;ment. C&rsquo;est pas vraiment la m&ecirc;me vie quoi<a name="note6b" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>&raquo;. Pour cette &eacute;mission, elle &eacute;tait d&rsquo;ailleurs habill&eacute;e selon les m&oelig;urs de sa nouvelle classe, tailleur et lunettes s&eacute;rieuses, elle ne s&rsquo;y pr&eacute;sentait pas habill&eacute;e en punk comme elle a pu le faire &agrave; d&rsquo;autres occasions. De toute &eacute;vidence, elle accepte sa nouvelle place dans le monde. Peut-&ecirc;tre d&eacute;&ccedil;u qu&rsquo;elle r&eacute;agisse si bien &agrave; sa question, Ardisson rench&eacute;rit&nbsp;: &laquo;Vous avez l&rsquo;impression d&rsquo;avoir &eacute;t&eacute; r&eacute;cup&eacute;r&eacute;e par le syst&egrave;me? &raquo;. Elle r&eacute;pond le sourire aux l&egrave;vres&nbsp;: &laquo;&nbsp;Non, vu la sortie du film [<em>Baise-moi</em><a name="note7b" href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>], &ccedil;a va. Je suis tranquille de ce c&ocirc;t&eacute;-l&agrave;.&raquo; L&rsquo;&eacute;crivaine s&rsquo;est embourgeois&eacute;e peut-&ecirc;tre, mais loin est encore l&rsquo;&eacute;poque o&ugrave; le film <em>Baise-moi</em> fera partie du grand r&eacute;pertoire cin&eacute;matographique bourgeois. La fronti&egrave;re trop mince entre le film d&rsquo;auteur et la pornographie <em>hardcore</em> fait de <em>Baise-moi</em> un film qui r&eacute;siste &agrave; une r&eacute;cup&eacute;ration par le syst&egrave;me. Du moins, pour le moment<a name="note8b" href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>. </p> <p>Dans <em>King Kong Th&eacute;orie</em>, essai f&eacute;ministe puissant et important de Despentes, elle donne un exemple bien concret de la parole n&eacute;cessairement irrecevable de certains individus. Elle se r&eacute;f&egrave;re aux sorties m&eacute;diatiques qu'elle a entreprises pour la promotion du film <em>Baise-moi </em>avec Coralie Trinh Thi, ex-porn star et co-r&eacute;alisatrice du film. Elle s'est aper&ccedil;ue que certaines citations de Trinh Thi lui &eacute;taient souvent injustement attribu&eacute;es&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Les uns et les autres tombaient d&rsquo;accord sur un point essentiel&nbsp;: il fallait lui &ocirc;ter [&agrave; Coralie Trinh Thi] les mots de la bouche, lui couper la parole, l&rsquo;emp&ecirc;cher de parler. Jusque dans les interviews, o&ugrave; ses r&eacute;ponses ont souvent &eacute;t&eacute; imprim&eacute;es, mais m&rsquo;&eacute;taient attribu&eacute;es. Je ne focalise pas ici sur des cas isol&eacute;s, mais sur des r&eacute;actions quasi syst&eacute;matiques. Il fallait qu&rsquo;elle disparaisse de l&rsquo;espace public. Pour prot&eacute;ger la libido des hommes, qui aiment que l&rsquo;objet du d&eacute;sir reste &agrave; sa place, c&rsquo;est-&agrave;-dire d&eacute;sincarn&eacute;, et surtout muet<a name="note9b" href="#note9a"><strong>[9]</strong></a>. </span><br /> &nbsp;</div> <p>Entre les deux femmes, l'&eacute;crivaine, nouvellement petite bourgeoise, a plus d&rsquo;autorit&eacute; aupr&egrave;s de la classe dominante que&nbsp; l'ex-porn star. Il est plus logique que ce soit elle qui parle, parce qu'elle est la seule des deux qui a un certain droit &agrave; la parole.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les moins que rien du </strong><em><strong>Lumpenproletariat</strong></em></span></p> <p>Je ne tenterai pas dans ce texte de d&eacute;montrer la validit&eacute; ou l&rsquo;invalidit&eacute; politique des classes sociales aujourd&rsquo;hui. Cependant, pour r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; <em>Teen Spirit</em> et &agrave; <em>Bye Bye Blondie</em>, cette question refait n&eacute;cessairement surface. Virginie Despentes, l&rsquo;&eacute;crivaine, aborde le monde autour d&rsquo;elle selon ces divisions de classes, sa sensibilit&eacute; conna&icirc;t cette tension entre prol&eacute;taires et bourgeois. C&rsquo;est &agrave; partir de cette s&eacute;paration que Despentes se positionne. Je l&rsquo;ai montr&eacute; avec l&rsquo;exemple de <em>Tout le monde en parle</em>, c&rsquo;est aussi &agrave; partir des classes sociales qu&rsquo;on s&rsquo;adresse &agrave; elle. Bruno, le narrateur de <em>Teen Spirit</em>, et Gloria, le personnage principal de <em>Bye Bye Blondie</em>, sont tous les deux des prol&eacute;taires. On pourrait m&ecirc;me dire, pire encore, qu&rsquo;ils appartiennent au <em>Lumpenproletariat</em><a name="note10b" href="#note10a"><strong>[10]</strong></a>. Ils sont des rat&eacute;s, des d&eacute;class&eacute;s, des &ecirc;tres totalement sans int&eacute;r&ecirc;t pour le monde bourgeois puisqu&rsquo;ils ne s&rsquo;adaptent m&ecirc;me pas &agrave; la vie de salari&eacute;. Le sc&eacute;nario des deux romans se ressemblent beaucoup, d&rsquo;o&ugrave; l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t de r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; ces livres ensemble. Bruno reprend contact au tout d&eacute;but du roman avec une ancienne amante bourgeoise, Alice Martin, et Gloria revoit un ex-amoureux bourgeois, &Eacute;ric, vingt ans apr&egrave;s leur s&eacute;paration.</p> <p><em>Bye Bye Blondie</em> raconte l&rsquo;histoire d'amour entre Gloria, une &laquo;punkette destroy&raquo; (<em>BBB</em>, p. 95), et &Eacute;ric, un &laquo;skin psychopathe&raquo; (<em>BBB</em>, p. 95), qui se rencontrent, adolescents, dans un h&ocirc;pital psychiatrique alors qu'on tente de les r&eacute;habiliter. Ils partagent &agrave; ce moment le m&ecirc;me mal de vivre, le m&ecirc;me d&eacute;go&ucirc;t devant l&rsquo;obligation de s&rsquo;adapter au syst&egrave;me. Gloria ne c&egrave;de jamais. Pour elle, son d&eacute;go&ucirc;t est bien r&eacute;el, bien trop profond pour que cela passe en vieillissant. Gloria ira jusqu&rsquo;&agrave; s&rsquo;exclure du monde en refusant le travail salari&eacute;, alors qu&rsquo;&Eacute;ric travaillera fort pour s&rsquo;adapter. Il r&eacute;ussit tellement bien qu&rsquo;il devient une vedette du syst&egrave;me, l&rsquo;ic&ocirc;ne s&eacute;duisante de ceux auxquels il refusait jadis de ressembler. Les parents d'&Eacute;ric sont des bourgeois, cette appartenance de son amoureux &agrave; ce milieu la rebute d'embl&eacute;e. Lorsqu'elle visite sa chambre la premi&egrave;re fois, apr&egrave;s qu&rsquo;ils aient tous les deux quitt&eacute; l&rsquo;h&ocirc;pital, elle voit bien leur diff&eacute;rence : &laquo;Cha&icirc;ne hi-fi, collection de disques, magn&eacute;toscope, t&eacute;l&eacute;, jeu vid&eacute;o, consoles, maquettes d'avion. Gloria &eacute;tait touch&eacute;e, en m&ecirc;me temps que catastroph&eacute;e, qu'il n'ait pas honte de l'emmener l&agrave;&raquo; (<em>BBB</em>, p. 97). Comme la voix de la bourgeoise Alice Martin, dans <em>Teen Spirit</em>, qui excite et d&eacute;go&ucirc;te Bruno, Gloria est &agrave; la fois attir&eacute;e et repouss&eacute;e par cette exhibition de sa fortune familiale. Les parents d'&Eacute;ric ne trouvent pas que Gloria est une assez bonne fr&eacute;quentation pour leur fils; ils le menacent donc de l'envoyer dans une &eacute;cole militaire suisse s'il continue de la voir. Il d&eacute;cide alors de quitter la maison. </p> <p>Avec Gloria, il part en cavale dans la France &agrave; la recherche de concerts punk. Au cours du voyage, les amoureux sont arr&ecirc;t&eacute;s par la police. Dans les romans de Despentes, on ne fait jamais un bon accueil aux policiers. Il faut dire que ses personnages sont souvent des parias, ils sont de ceux qui connaissent de pr&egrave;s la violence que peuvent exercer les forces de l'ordre au nom du maintien des privil&egrave;ges des mieux nantis. Dans une sc&egrave;ne du roman <em>Baise-moi</em>, par exemple, Manu est t&eacute;moin d&rsquo;un accident. Elle veut sauver la victime, Karla : &laquo;Elle appelle les pompiers dans la foul&eacute;e ; les flics, elle n&rsquo;a pas trop confiance parce qu&rsquo;elle parle trop mal. Mais les pompiers lui inspirent davantage confiance<a name="note11b" href="#note11a"><strong>[11]</strong></a>&raquo;. Manu se sent condamn&eacute;e d&rsquo;avance, elle ne peut demander l&rsquo;aide des policiers en toute confiance parce qu&rsquo;elle ne ma&icirc;trise pas correctement le langage, le langage de ceux au secours desquels on vient. Apr&egrave;s la nuit que Gloria et &Eacute;ric passent en prison, ils sont s&eacute;par&eacute;s. Les policiers, qui jugent le fils de bourgeois inad&eacute;quat pour la vie de punk, d&eacute;cident de le remettre &agrave; ses parents. Du jour au lendemain, Gloria se retrouve seule. Elle ne peut plus prendre contact avec lui. </p> <p>&Eacute;ric et Gloria se retrouvent vingt ans plus tard. Non seulement &Eacute;ric est-il devenu un bourgeois, il est en plus une star de la t&eacute;l&eacute;vision, l&rsquo;animateur en vue d&rsquo;une &eacute;mission culturelle. Malgr&eacute; tout ce succ&egrave;s, il est malheureux et veut revoir Gloria. Il sait que sa nouvelle vie la d&eacute;go&ucirc;te, mais il recherche son aversion. Il d&eacute;sire pr&egrave;s de lui cette femme qui rejette son m&eacute;tier plus que toutes les autres. Il a toujours aim&eacute; cette col&egrave;re immense qu&rsquo;elle porte en elle. Lors de leurs premi&egrave;res rencontres, &Eacute;ric lui a dit&nbsp;: &laquo;Moi, je ne m'&eacute;nerve jamais. J'aimerais beaucoup que &ccedil;a m'arrive.&raquo; (<em>BBB</em>, p. 67) Il a besoin de sa col&egrave;re pour survivre. La narratrice de <em>Bye Bye Blondie</em> ne critique pas les divisions sociales, elle se les approprie totalement. Elle explique les probl&egrave;mes qu&rsquo;elle vit avec &Eacute;ric &agrave; partir d&rsquo;une incompatibilit&eacute; de classe, qu&rsquo;ils tentent de surmonter pour vivre ensemble<a name="note12b" href="#note12a"><strong>[12]</strong></a>.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;&eacute;tonnant destin d&rsquo;un rat&eacute;</strong></span></p> <p>Comme je l&rsquo;&eacute;crivais, dans <em>Teen Spirit</em>, Despentes construit le sc&eacute;nario similaire. Au tout d&eacute;but du roman, Bruno re&ccedil;oit un appel d&rsquo;une ancienne amante qui lui apprend qu&rsquo;elle a eu un enfant de lui. N&rsquo;&eacute;tant plus capable de contr&ocirc;ler sa fille qui veut &agrave; tout prix conna&icirc;tre son p&egrave;re, Alice fait ce qu&rsquo;elle croyait jusqu&rsquo;alors impensable, elle propose &agrave; Bruno d&rsquo;entrer dans leur vie en rencontrant sa fille. La jeune adolescente est ravie, elle aime ce p&egrave;re que sa m&egrave;re lui avait pr&eacute;sent&eacute; comme un &laquo;clodo&raquo; (<em>TS</em>, p. 81); la pr&eacute;sence n&eacute;gative de Bruno, qui est tout le contraire de sa m&egrave;re, l&rsquo;enchante. Au grand dam d&rsquo;Alice, qui esp&egrave;re que cette folie &ndash;celle de faire de Bruno un p&egrave;re&ndash; ne se prolonge pas trop longtemps, Bruno se r&eacute;v&egrave;le plut&ocirc;t dou&eacute; dans son r&ocirc;le&nbsp;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Alice &eacute;tait d&eacute;&ccedil;ue que j&rsquo;arrive &agrave; l&rsquo;heure, en pleine forme et de bonne humeur. Elle s&rsquo;&eacute;tait fait une id&eacute;e de moi&nbsp;: zonard, incapable, pas fiable et caract&eacute;riel. Reposant sur de vieilles images, et sur un fantasme de bad boy. C&rsquo;&eacute;tait ce genre de bourge, d&eacute;&ccedil;ue que je ne sois plus destroy. Elle avait toutes ses dents, ses cheveux bien brillants et sa peau bien soign&eacute;e, mais, pour le folklore, elle aurait bien voulu d&rsquo;un punk tra&icirc;nant dans ses barrages. (<em>TS</em>, p. 128)</span><br /> &nbsp;</div> <p>Elle n&rsquo;a aucune envie de conna&icirc;tre ce Bruno transform&eacute; qui prend ses responsabilit&eacute;s et qui s&rsquo;occupe avec joie de sa fille. Comme sa fille et comme &Eacute;ric dans <em>Bye Bye Blondie</em>, Alice recherche elle aussi dans sa vie une pr&eacute;sence n&eacute;gative. On aime les rat&eacute;s &agrave; leur place, dans leur r&ocirc;le bien rassurant et apaisant de perdant. </p> <p>&Agrave; la fin de <em>Teen Spirit</em>, un &eacute;v&eacute;nement ext&eacute;rieur &agrave; la vie des protagonistes survient&nbsp;: les tours du World Trade Center tombent, d&eacute;truisant au passage le monde financier sur lequel repose la vie d&rsquo;Alice. Despentes propose ainsi sa lecture &agrave; la sauce anticapitaliste du 11 septembre 2001, mais tr&egrave;s efficacement elle nuance son portrait. Devant l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement qui bouleverse Alice, Bruno devient subitement une pr&eacute;sence r&eacute;confortante, il lui permet de reposer ses craintes sur quelqu&rsquo;un. Confront&eacute; &agrave; un &eacute;v&eacute;nement tragique, Bruno est plus r&eacute;sistant qu&rsquo;Alice, plus apte qu&rsquo;elle &agrave; s&rsquo;adapter aux bouleversements du monde&nbsp;: &laquo;Je faisais partie des gens mal adapt&eacute;s que les situations de chaos remettaient paradoxalement en phase&raquo; (TS, p. 221) Personne n&rsquo;est pr&eacute;par&eacute; &agrave; &ecirc;tre confront&eacute; &agrave; un &eacute;v&eacute;nement, un &eacute;v&eacute;nement est toujours de trop, toujours impr&eacute;visible. Judith Butler situe bri&egrave;vement de fa&ccedil;on th&eacute;orique, dans un passage du <em>Pouvoir des mots</em> [1997], l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement traumatique et le trauma social&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;&eacute;v&eacute;nement traumatique est une exp&eacute;rience prolong&eacute;e qui &eacute;chappe [<em>defies</em>] &agrave; la repr&eacute;sentation et la propage simultan&eacute;ment. Le trauma social prend la forme non d&rsquo;une structure qui se r&eacute;p&egrave;te m&eacute;caniquement, mais plut&ocirc;t celle d&rsquo;une suj&eacute;tion continuelle, celle de la remise en sc&egrave;ne de l&rsquo;injure par des signes qui &agrave; la fois oblit&egrave;rent et rejouent la sc&egrave;ne<a name="note13b" href="#note13a"><strong>[13]</strong></a>. </span><br /> &nbsp;</div> <p>L&rsquo;&eacute;v&eacute;nement est un ph&eacute;nom&egrave;ne, au sens philosophique, qui n&rsquo;est jamais &agrave; l&rsquo;arr&ecirc;t. Il est fuyant, comme l&rsquo;&eacute;crit Butler, et cette fuite, hors de l&rsquo;imm&eacute;diate repr&eacute;sentation, lui permet de prolonger son insaisissable bouleversement. Le d&eacute;class&eacute;, victime d&rsquo;un certain trauma social, est celui qui a r&eacute;ussi &agrave; survivre &agrave; sa mani&egrave;re aux violences de ce monde qui l&rsquo;exclut. Peut-&ecirc;tre cette exp&eacute;rience lui donne-t-elle quelque chose de plus pour tenir le coup face &agrave; une grande catastrophe ? C&rsquo;est ce que la finale de <em>Teen Spirit</em> donne &agrave; r&eacute;fl&eacute;chir. Les deux derniers romans de Despentes nous r&eacute;v&egrave;lent ainsi une v&eacute;rit&eacute; &agrave; la fois belle et horrible&nbsp;: on a besoin des marginaux, des d&eacute;class&eacute;s, pour survivre. </p> <hr /> <br /> <strong><a name="note1a" href="#note1b">[1]</a> </strong>Frederic Jameson, &laquo;Reflections in Conclusion&raquo;, in Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Bertolt Brecht et Georg Luk&aacute;cs, <em>Aesthetics and Politics</em>, coll. &laquo;Radical Thinkers&raquo;, London-New York, Verso, 2007, p. 201.<strong><br /> <a name="note2a" href="#note2b">[2]</a> </strong>Au sens marxiste, la &laquo;m&eacute;diation&raquo; est le concept qui permet d&rsquo;expliquer que le sujet n&rsquo;est en contact directement avec la nature. Il n&rsquo;y a pas d&rsquo;imm&eacute;diatet&eacute; entre la conscience historique du sujet et sa position dans le monde.<strong>&nbsp; <br /> <a name="note3a" href="#note3b">[3]</a> </strong>L&rsquo;expression &laquo;petits bourgeois&raquo; est aussi tir&eacute;e du vocabulaire marxiste. Elle sert &agrave; d&eacute;signer la classe moyenne qui est plus libre que les prol&eacute;taires puisqu&rsquo;elle poss&egrave;de un certain contr&ocirc;le sur ses moyens de production, sans &ecirc;tre &laquo;propri&eacute;taire&raquo; ou &laquo;dirigent d&rsquo;entreprise&raquo; comme le bourgeois. Le p&egrave;re de Calle, par exemple, est m&eacute;decin.<br /> <a name="note4a" href="#note4b"><strong>[4]</strong></a><strong> </strong>J&rsquo;ai visionn&eacute; l&rsquo;extrait de l&rsquo;&eacute;mission en ligne &agrave; cette adresse url&nbsp;: <a href="http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-despentes-invitee-au-cercle-de-minuit.fr.html" title="http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-despentes-invitee-au-cercle-de-minuit.fr.html">http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-de...</a> [consult&eacute; le 17 juin 2010]<br /> <a name="note5a" href="javascript:void(0);/*1276790150881*/"><strong>[5]</strong></a> Enfin, on le suppose en regardant l&rsquo;&eacute;mission. S&rsquo;il y a eu une h&eacute;sitation, elle fut coup&eacute;e au montage! <br /> <a name="note6a" href="#note6b"><strong>[6]</strong></a> J&rsquo;ai visionn&eacute; l&rsquo;extrait de l&rsquo;&eacute;mission en ligne &agrave; cette adresse url&nbsp;: <a href="http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1846747682" title="http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1846747682">http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1...</a> [consult&eacute; le 17 juin 2010]<br /> <a name="note7a" href="#note7b"><strong>[7]</strong></a><strong> </strong>Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, <em>Baise-moi</em>, France, 2000, 77 minutes.<strong> <br /> </strong><a name="note8a" href="#note8b"><strong>[8] </strong></a>Marie-H&eacute;l&egrave;ne Bourcier, qui fait de <em>Baise-moi</em> le grand film de la th&eacute;orie f&eacute;ministe queer, en r&eacute;sume efficacement l&rsquo;enjeu : &laquo; Baise moi veut dire &agrave; la fois Fuck me ! et Fuck off ! C&rsquo;est l&agrave; que r&eacute;side la prouesse du film&nbsp;: constituer une resignification op&eacute;r&eacute;e par des femmes, f&eacute;ministe et politique, qui ne fait pas l&rsquo;&eacute;conomie de la sexualit&eacute;&raquo;. Tant que le film constituera une &laquo;&nbsp;resignification &raquo; inacceptable aux yeux du monde, il continuera, selon elle, de r&eacute;sister &agrave; sa r&eacute;cup&eacute;ration. Marie-H&eacute;l&egrave;ne Bourcier, <em>Queer zones. Politiques des identit&eacute;s sexuelles, des repr&eacute;sentations et des savoirs</em>, Paris, Balland, 2001, p. 26. <strong><br /> </strong><a name="note9a" href="#note9b"><strong>[9] </strong></a>Virginie Despentes, <em>King Kong th&eacute;orie</em>, Paris, Le livre de poche, 2007 [2006], p. 97.<strong><br /> </strong><a name="note10a" href="#note10b"><strong>[10]</strong></a><strong> </strong>Le <em>Lumpenproletariat</em>, selon le terme de Marx, qu&rsquo;on traduit en fran&ccedil;ais par &laquo;sous-prol&eacute;tariat&raquo;, signifie litt&eacute;ralement en allemand&nbsp;: le prol&eacute;tariat en haillons. <strong><br /> </strong><a name="note11a" href="#note11b"><strong>[11]</strong></a><strong>&nbsp;</strong>Virginie Despentes, <em>Baise-moi</em>, Paris, J&rsquo;ai lu, 1994 [2000], p. 68.<strong><br /> </strong><a name="note12a" href="#note12b"><strong>[12]</strong></a><strong> </strong>Il s&rsquo;agit aussi d&rsquo;un conflit homme-femme. J&rsquo;ai choisi de ne pas lire le roman sous cet angle. D&rsquo;abord, bien qu&rsquo;il s&rsquo;agisse d&rsquo;un th&egrave;me tr&egrave;s important chez Despentes, elle le d&eacute;veloppe plus efficacement dans <em>Baise-moi</em>, <em>Les chiennes savantes</em> et <em>Les jolies choses</em>. Aussi, dans la version cin&eacute;matographique de <em>Bye Bye Blondie</em> qui serait actuellement en cours de tournage, Despentes a remplac&eacute; &Eacute;ric par une femme, soulignant ainsi l&rsquo;aspect secondaire du conflit homme-femme dans le r&eacute;cit.<strong><br /> </strong><a name="note13a" href="#note13b"><strong>[13]</strong></a><strong> </strong>Judith Butler, <em>Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif</em>, Paris, Amsterdam, 2004, p. 59. <br /> <strong> <p></p></strong> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-rassurante-presence-des-declasses#comments BOURCIER, Marie-Hélène BUTLER, Judith CALLE, Sophie Communisme Culture populaire DESPENTES, Virginie Engagement Événement Féminisme France Idéologie JAMESON, Frederic Luttes des classes MARX, Karl Marxisme Politique Sociocritique Roman Thu, 17 Jun 2010 15:20:59 +0000 Amélie Paquet 236 at http://salondouble.contemporain.info