Salon double - Sociocritique http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/425/0 fr Pour une écriture sous ecstasy : Beigbeder coke en stock http://salondouble.contemporain.info/article/pour-une-criture-sous-ecstasy-beigbeder-coke-en-stock <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/larange-daniel-s">Larangé, Daniel S.</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/vacances-dans-le-coma">Vacances dans le coma</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/99-francs">99 francs</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/nouvelles-sous-ecstasy">Nouvelles sous ecstasy</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/legoiste-romantique">L&#039;égoïste romantique</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/un-roman-francais">Un roman français</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/critures-sous-influence-pr-sence-des-drogues-en-litt-rature-contemporaine">Écritures sous influence: présence des drogues en littérature contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>La consommation endémique de toute espèce d’excitant, si fréquente dans les sociétés postindustrielles, dénonce le besoin d’artificialité dans un monde où toute réalité plonge inexorablement dans l’absurde et le grotesque. La cohérence de l’univers se déconstruit avec la fin des Grands récits (Lyotard, 1979) et ouvre ainsi l’ère du «bonheur paradoxal» en régime d’hyperconsommation (Lipovetsky, 2006). Les romans de Frédéric Beigbeder, qui se revendique haut et fort être un écrivain de la postmodernité, sont disponibles dans les magasins de grandes surfaces. Aussi n’hésite-t-il pas à qualifier son écriture comme celle d’un «&nbsp;néo-néo-hussard de gauche, d[’un] sous-Blondin aux petits pieds pour cocaïnomanes germanopratins, truffé[e] d’aphorismes lourdingues dont même San-Antonio n’aurait pas voulu dans ses mauvais trimestres&nbsp;». (Beigbeder, 1994&nbsp;: 10) On l’a compris: l’artiste postmoderne, jouisseur du totalitarisme des loisirs, se parodie lui-même; il est ce «bouffon» qui se prend au sérieux à force de mêler un égocentrisme exaspéré à de pseudo-révolutionnaires stupéfiants.</p> <p><br />Ainsi Octave, publicitaire à succès, se complaît-il dans l’autodénigrement en s’adressant à son propre reflet:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Tu es tellement coké que tu sniffes ta vodka par la paille. Tu sens le collapse arriver. Tu vois ta déchéance dans le miroir: savais-tu qu’étymologiquement «narcissique» et «narcotique» viennent du même mot? (Beigbeder, [2000] 2007: 119)</p> </blockquote> <p><br />L’engourdissement et le sommeil permettent en effet de rêver d’une meilleure vie. La drogue apparaît alors comme la solution artificielle à tous les problèmes existentiels car elle crée une accoutumance à une «ère de l’éphémère» (Lipovetsky, 1987) où fidélité et constance sont devenues des mots dénués de sens.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Je me frotte les gencives, elles me démangent sans cesse. En vieillissant, j’ai de moins en moins de lèvres. J’en suis à quatre grammes de cocaïne par jour. Je commence au réveil, la première ligne précède mon café matinal. Quel dommage de n’avoir que deux narines, sinon je m’en enfilerais davantage: la coke est un «briseur de souci», disait Freud. Elle anesthésie les problèmes. (Beigbeder, [2000] 2007: 53)</p> </blockquote> <p><br />Le thème de la drogue forme un leitmotiv sous la plume de Beigbeder. Dans son univers romanesque, c’est un phénomène de société. Sa consommation relève justement d’une manière d’être postmoderne, dans la mesure où elle procure l’assurance nécessaire pour sortir du nombrilisme et améliorer les rapports aux autres en effaçant toute inhibition. Elle devient alors un mode d’existence permettant sortir de soi-même, de s’oublier, de se libérer de soi. Car l’homme est devenu un monstre pour lui-même.</p> <p>À cet égard, <em>Vacances dans le coma</em> (1994) met en scène l’esseulement tragique de l’homme contemporain, malade de son bien-être et malheureux de son bonheur. Marc Maronnier, son personnage fétiche, sorte de projection fantasmagorique de l’écrivain, souffre justement de cette incapacité d’empathie dans un univers obnubilé par le tout-multi-média:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Chroniqueur-nocturne, concepteur-rédacteur, journaliste-littéraire: Marc n’exerce que des métiers aux noms composés. Il ne peut rien faire entièrement. Il refuse de choisir une vie plutôt qu’une autre. De nos jours, selon lui, «tout le monde est fou, on n’a plus le choix qu’entre la schizophrénie et la paranoïa: soit on est plusieurs à la fois, soit on est seul contre tous». Or, comme tous les caméléons (Fregoli, Zelig, Thierry Le Luron), s’il y a une chose qu’il déteste, c’est bien la solitude. Voilà pourquoi il y a plusieurs Marcs Marroniers. (Beigbeder, 1994: 17)</p> </blockquote> <p><br />L’univers postmoderne se caractérise en général par l’impossibilité de définir la moindre identité dans un système qui ne cesse de vous immatriculer, classer et ordonner. L’homme se retrouve morcelé en une infinité d’éclats. S’il ne cherche plus qu’à «s’éclater», c’est que justement il y voit un mode d’existence et l’opportunité de se valoriser. Autrement, il ne reste plus qu’à se recomposer en <em>hommes-valises</em>. Le paradoxe est ainsi mondialisé et la vie n’est plus concevable que comme une interminable mascarade où chacun (se) joue de tous:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Dans une société hédoniste aussi superficielle que la nôtre, les citoyens du monde entier ne s’intéressent qu’à une chose: la fête. (Le sexe et le fric étant, implicitement, inclus là-dedans: le fric permet la fête qui permet le sexe.) (Beigbeder, 1994&nbsp;: 18)</p> </blockquote> <p>Le constat reste flagrant: les relations manquent de profondeur, de stabilité et de sincérité pour déboucher sur la copulation où même le plaisir égotiste reste en deçà d’un désir toujours inassouvi. Les personnages dissimulent difficilement un romantisme rabroué derrière leur <em>je-m’en-foutisme</em> de rigueur, comme c’est le cas de <em>L’égoïste romantique</em> (2005). Seuls l’alcool et la drogue permettent donc de jouir librement de nos émotions, puisque la société ne juge plus que sur les apparences forcément trompeuses. C’est pourquoi «Paris est un faux décor de cinéma. [Marc Maronnier] voudrait que toute cette ville soit volontairement factice au lieu de se prétendre réelle». La consommation d’excitants capables d’amplifier les sens, «donne sens» à l’existence: «Euphoria. Tu en gobes une comme ça et tu deviens ce que tu <em>es</em>. Chaque gélule contient l’équivalent de dix pilules d’ecstasy.» (Beigbeder, 1994: 33) Aussi l’hyperbole est la figure grotesque d’une vie magnifiée une fois vidée de son essence: sans elle, il n’y aurait plus de signification. Il n’y a plus de proportion dans une société comprise entre Alberto Giacometti et Fernando Botero, entre la modèle anorexique et l’homme d’affaire ventru.</p> <p>Phénomène social, la consommation en masse de stupéfiants rassure – par marque déposée – un Occident en pleine mutation sociale, économique et culturelle, dans lequel la satisfaction immédiate (et commerciale) doit garantir la fidélisation par <em>manque et procuration</em>. Autrement dit, la drogue devient une métaphore globalisée du système néolibéral qui entretient la masse dans une insatisfaction et une frustration permanentes. Le divertissement généralisé n’est plus seulement un droit garanti par l’État mais un devoir d’état de droit.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Rien n’a changé depuis Pascal: l’homme continue de fuir son angoisse dans le divertissement. Simplement le divertissement est devenu si omniprésent qu’il a remplacé Dieu. (Beigbeder, [2000] 2007: 152)</p> </blockquote> <p>Au faîte de la civilisation, entretenue dans l’attente d’une joyeuse apocalypse, la situation postmoderne est celle d’une fête constante où la jouissance morbide découle de la marchandisation élevée à l’universalité.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Marc a su que la fête serait réussie en voyant le monde qu’il y avait aux toilettes des filles, en train de se remaquiller ou de sniffer de la coke (ce qui revient sensiblement au même, la cocaïne n’étant que du maquillage pour le cerveau). (Beigbeder, 1994: 53)</p> </blockquote> <p>Le discours tenu par Octave est tout aussi déplorable et témoigne de la diffusion de la drogue à une échelle beaucoup plus grande qu’on ne le croit car toute notre société repose sur un mensonge hallucinatoire dont le publicitaire fait l’éloge (de Cortanze, 2012):</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Vous êtes les produits d’une époque. Non. Trop facile d’incriminer l’époque. Vous êtes des produits tout courts. La mondialisation ne s’intéressant plus aux hommes, il vous fallait devenir des produits pour que la société s’intéresse à vous. Le capitalisme transforme les gens en yaourts périssables, drogués au Spectacle, c’est-à-dire dressés pour écraser leur prochain. (Beigbeder, [2000] 2007: 256)</p> </blockquote> <p>Le désenchantement est profond. Plus aucun espoir n’est alors permis dans le réel. D’où le recours immodéré à l’altération de la réalité. Le discours de Beigbeder reflète donc bien un état d’esprit de la (haute) société en période de crise: plus cela va mal plus «l’argent dégouline de partout». (Beigbeder, 1994: 41) L’absence de temps incite l’humanité à en finir par un suicide collectif afin de fuir paradoxalement l’inéluctabilité d’une mort programmée.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Le monde ne veut plus changer […]. Nous menons tous des vies absurdes, grotesques et dérisoires, mais comme nous les menons tous en même temps, nous finissons par les trouver normales. Il faut aller à l’école au lieu de faire du sport, puis à la fac au lieu de faire le tour du monde, puis chercher un boulot au lieu d’en trouver un… Puisque tout le monde fait pareil, les apparences sont sauves. (Beigbeder, 1994: 78)</p> </blockquote> <p>En effet, «il faut tout pour défaire un monde». (Beigbeder, 1994: 78) <em>Vacances dans le coma </em>durent le temps d’une fête donnée dans le night-club le plus prisé de Paris, «Les Chiottes», et se termine par l’actionnement de la chasse d’eau:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>C’est donc ça, la solution festive: une apocalypse turbide, une dernière transe, une saine noyade. Marc signe son testament de fêtard. Il nage dans le carnage. Du blob dans les bleeps. Du Slime sur Smiley. Amer acid. Le bal est démasqué. (Beigbeder, 1994: 117)</p> </blockquote> <p>Finalement la drogue est tout un système idéologique qui aveugle le citoyen-consommateur lui promettant d’autant plus de liberté qu’il l’asservit (Cohen, 2009). Notre propre copyright s’avère être vérolé. Notre propre ADN ne nous appartient plus car d’anonymes compagnies en ont fait l’acquisition à notre insu pour nous (dé)doubler (Kahn et Papillon, 1998). Octave, toxicomane invétéré, s’est rendu compte que la société fonctionne entièrement sur et par le trafic de stupéfiants. La normalité est dorénavant anormale. Il s’agit bien de sortir des normes par une pratique régulière de l’℮-norme – <em>des règlements numériques</em> où tout bascule dans le nombre transcendant, réel et complexe, formant la constante de Neper, autrement dit symbole de l’emballement et de la précipitation des puissances de la science et des techniques – afin de rester dans le jeu social et le réseau, comme les autres. Ce n’est plus la religion qui est l’opium du peuple mais bien l’opium qui est devenu la religion du peuple. Tel est le message du spot publicitaire conçu par Octave et dans lequel le Christ distribue les doses de crack en guise de nourriture spirituelle à ses apôtres lors de la Cène, alors qu’une voix off (se) signe par un «LA COCAÏNE: L'ESSAYER, C'EST LA RÉESSAYER». (Beigbeder, [2000] 2007: 175) En effet, tout devient itératif, faute de devenir interactif, et les jours, les scènes, les rencontres, les paroles et promesses se répètent de plus en plus souvent, à l’infini, en boucle dans un bogue final.<br /><br />Une pareille production littéraire, à la frontière de la schizophrénie et de la paranoïa, ne peut être exempte de pathologie. Dans un dernier soubresaut de bouffonnerie, l’auteur reconnaît avoir écrit des textes sous l’influence de l’ecstasy, dans l’avertissement au recueil <em>Nouvelles sous ecstasy</em>, indiquant précisément que la MDMA (méthylène-dioxymétamphétamine), responsable des effets psycho-actifs combinant certains effets des stimulants et ceux des hallucinogènes, et distribuée sous forme de petits bonbons bien innocents, est le pur produit synthétique de notre société: dans un premier temps une certaine euphorie, une sensation de bien-être, une satisfaction et un plaisir de communion et d’empathie avec son entourage, puis une sensation d’angoisse, une incapacité totale à communiquer, une «descente» qui s’apparente à une forme de dépression plus ou moins intense, entraînant des nausées, des sueurs, des maux de tête et aboutissant à une pulsion de mort concrétisée par le suicide, de préférence en public, une fois sur le Web.</p> <p>L’effet se retrouve dans l’écriture même. Langage et pensée se désarticulent:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Il réfléchit comme quand on donne des coups de poing sur une machine à écrire. Cela donne à peu près ceci&nbsp;: «uhtr&nbsp;!B&nbsp;&nbsp; &nbsp;! jgjikotggbàf&nbsp;! ngègpenkv(&nbsp;&nbsp; &nbsp;ntuj,kguk […]». Ses pensées ressemblent bel et bien à une œuvre de Pierre Guyotat. (Beigbeder, 1994: 132)</p> </blockquote> <p>Autrement le narrateur, sous les effets de la drogue, ne cesse de se poser et reposer des questions qui l’emportent dans une paranoïa totale:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>T’as gobé? T’as gobé? Tagobétagobétagobé? Qui êtes-vous? Pourquoi on se parle à deux centimètres du visage? Est-il exact que vous avez lu mon dernier livre? Pouvez-vous me garantir que je ne rêve pas? Qu’il n’y a plus de fuite possible? Qu’on ne pourra jamais s’évader de soi-même? Que les voyages ne mènent nulle part? Qu’il faut être en vacances toute la vie ou pas du tout? (Beigbeder, 1999: 15)</p> </blockquote> <p>Peu à peu, la langue même devient pour l’écrivain la drogue nécessaire pour se convaincre de son génie. Suite à son interpellation pour consommation de cocaïne sur la voie publique à la sortie d’une boite de nuit, Frédéric Beigbeder est placé en garde à vue au commissariat. Il lutte contre sa claustrophobie en se remémorant son enfance, ce qui le conduit à rédiger <em>Un roman français</em> (2009) qui obtient le prix Renaudot. La fuite est la seule illusion qui demeure. Fuir par l’écriture. Fuir par la lecture. Passer du réel au virtuel car «on peut combattre la réalité de bien d’autres manières qu’en sombrant chaque nuit dans le coma…» (Beigbeder, 1999: 22) Les stupéfiants participent ainsi à la déshumanisation de l’homme (Dyens, 2008) ne faisant plus de lui <em>un roseau pensant</em> mais «un robot qui pense, voilà la vérité». (Beigbeder, 1994: 134)</p> <p>L’écriture sous ecstasy conduit certes à des moments d’extase qui couvrent le travail lancinant de l’angoisse liée à notre mortalité de plus en plus présente: «Attendre que le siècle s’achève. Il meurt de mort lente» (Beigbeder, 1999: 27).</p> <p>La consommation de stupéfiants permet ainsi d’expérimenter l’universel dans le minimalisme. Tel est le sens de la référence à la nouvelle «alchimique» faite à Philippe Delerm – son «négatif» littéraire – dans «La première gorgée d’ecstasy». L’ivresse, première des promesses de l’or, finit par laisser place à la désillusion:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>L’ecstasy fait payer très cher ses quelques minutes de joie chimique. Il donne accès à un monde meilleur, une société où tout le monde se tiendrait par la main, où l’on ne serait plus seul&nbsp;; il fait rêver d’une ère nouvelle, débarrassée de la logique aristotélicienne, de la géométrie euclidienne, de la méthode cartésienne et de l’économie Friedmanienne. Il vous laisse entrevoir tout ça, et puis, tout d’un coup, sans prévenir, il vous claque la porte au nez. (Beigbeder, 1999: 40)</p> </blockquote> <p>«S’il est un terme qui sème, en particulier en France, un effroi dans les esprits, c’est bien celui de postmodernité» (Maffesoli, 2008: 165). L’œuvre de Beigbeder, à la fois sarcastique et dépressive, est fondamentalement eschatologique: elle annonce dès le commencement la fin. Il n’y a donc plus de raison de s’étonner car les bonnes surprises ne font plus partie de ce monde. Toute la réflexion qu’il poursuit au fil de ses textes veut justement témoigner de la <em>peur collective</em> en Occident à l’heure des grands changements. Il ne parvient pas alors à trouver d’autre issue à l’irrémédiable qu’en se débauchant entre Bacchus et Dionysos avant de se réfugier, exténué, dans les bras trompeurs de Morphée.</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Beigbeder, Frédéric, <em>Vacances dans le coma</em>, Paris, Librairie générale française, coll. «Livre de poche; 4070», 2002 [1994].<br />Beigbeder, Frédéric, <em>99 francs (14,99 €)</em>, Paris, Gallimard, coll. «Folio&nbsp;; 4062», 2007 [2000].<br />Beigbeder, Frédéric, <em>Nouvelles sous ecstasy</em>, Paris, Gallimard, 1999.<br />Beigbeder, Frédéric, <em>L’égoïste romantique</em>, Paris, Grasset, 2005.<br />Beigbeder, Frédéric, <em>Un roman français</em>. Paris, Grasset, 2009.<br />Cohen, Daniel, <em>La Prospérité du vice: une introduction (inquiète) à l’économie</em>, Paris, Albin Michel, 2009.<br />Cortanze, Gérard de, <em>Éloge du mensonge</em>, Monaco, Le Rocher, 2012.<br />Dyens, Ollivier, <em>La Condition inhumaine: essai sur l’effroi technologique</em>, Paris, Flammarion, 2008.<br />Kahn, Axel et Papillon, Francis, <em>Copies conformes: le clonage en question</em>, Paris, Nil, 1998.<br />Lipovetsky, Gilles, <em>Le bonheur paradoxal: essai sur la société d’hyperconsommation</em>, Paris, Gallimard, 2006.<br />Lipovetsky, Gilles, <em>L’Empire de l’éphémère&nbsp;: la mode et son destin dans les sociétés modernes</em>, Paris, Gallimard, 1987.<br />Lyotard, Jean-François, <em>La Condition postmoderne: rapport sur le savoir</em>, Minuit, 1979.<br />Maffesoli, Michel, <em>Iconologies: nos idol@tries postmodernes</em>, Paris, Albin Michel, 2008.<br />&nbsp;</p> Autofiction BEIGBEDER, Frédéric COHEN, Daniel Contre-culture CORTANZE, Gérard de Culture française Cynisme DYENS, Ollivier France Idéologie Imaginaire médiatique Individualisme KAHN, Axel LIPOVETSKY, Gilles LYOTARD, Jean-François Marchandisation PAPILLON, Francis Postmodernité Présentisme Société de consommation Société du spectacle Sociocritique Transgression Nouvelles Roman Sun, 04 Nov 2012 22:01:56 +0000 Daniel S. Larangé 613 at http://salondouble.contemporain.info Symphonie sans vuvuzela http://salondouble.contemporain.info/lecture/symphonie-sans-vuvuzela <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/groulez-raphael">Groulez, Raphaël</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/journal-dune-annee-noire">Journal d&#039;une année noire</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></div> <div class="rteright rteindent2"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Mon bureau est au deuxi&egrave;me &eacute;tage; il est tourn&eacute; vers l'ouest, <br /> et surplombe une vall&eacute;e de pierres sur laquelle des hauts pins <br /> jettent leur ombre. J'&eacute;cris sur une table face &agrave; un mur blanc. </span><br /> J.M Coetzee, interview avec Didier Jacob.</div> <p> &Eacute;voquer l&rsquo;Afrique du Sud sans lui accoler la Coupe du Monde; faire dialoguer les g&eacute;n&eacute;rations sans discuter du mode de financement des retraites: de la science-fiction? Pas tout &agrave; fait. Prix Nobel de litt&eacute;rature en 2003, J.M. Coetzee, originaire du Cap, a souvent laiss&eacute; le pass&eacute; planer sur ses personnages. Au-del&agrave; de la vision id&eacute;alis&eacute;e d&rsquo;une &laquo;nouvelle Afrique du Sud&raquo; multiraciale, le romancier s&rsquo;int&eacute;resse &agrave; la d&eacute;stabilisation sociale engendr&eacute;e par cette &eacute;volution radicale. En d&eacute;truisant une &laquo;construction sociale de la r&eacute;alit&eacute;&raquo;, l&rsquo;abolition de l&rsquo;apartheid a substitu&eacute; une fracture sociale, interg&eacute;n&eacute;rationnelle (avant et apr&egrave;s apartheid), &agrave; une fracture raciale. La recr&eacute;ation d&rsquo;un monde commun, fruit d&rsquo;une n&eacute;gociation entre g&eacute;n&eacute;rations cliv&eacute;es, est-elle envisageable? Comment s&rsquo;all&eacute;ger du poids de la culpabilit&eacute;, re&ccedil;ue en h&eacute;ritage? </p> <p>Autrement dit, le dialogue peut-il &ecirc;tre r&eacute;tabli, d&eacute;passant les tensions et la tentation du mutisme? L&agrave; o&ugrave; la parole est en jeu, le romancier entre en sc&egrave;ne et donne vie &agrave; l&rsquo;enjeu sociologique. L&rsquo;apartheid ronge les romans de Coetzee. S&rsquo;il n&rsquo;est pas toujours mentionn&eacute;, les effets de son abolition semblent sans cesse interrog&eacute;s. Notamment &agrave; travers ces &laquo;microtensions&raquo; qui parcourent les relations entre personnages: quels que soient leur nom, leur situation, les interactions font souvent penser &agrave; ces &laquo;histoires d&rsquo;anthropophages&raquo; qu&rsquo;&eacute;voque, inqui&egrave;te, la narratrice d&rsquo;un des <em>Tropismes</em> de Nathalie Sarraute<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>. D&eacute;vorer l&rsquo;autre pour survivre, ou l&rsquo;ignorer. Le conflit ou le silence. C&rsquo;est le dilemme que mettent en sc&egrave;ne, entre autres, <em>Foe</em><a href="#Note2a"><strong>[2]</strong></a> et <em>Disgr&acirc;ce</em><a href="#Note3a" name="Note3"><strong>[3]</strong></a>. Dans le premier, r&eacute;&eacute;criture du <em>Robinson Cruso&eacute;</em> de Defoe, Coetzee invente un t&eacute;moin f&eacute;minin, voix de l&rsquo;&icirc;le apr&egrave;s la mort de Robinson, dont le r&eacute;cit et l&rsquo;identit&eacute;&nbsp;sont progressivement absorb&eacute;s par l&rsquo;imagination du romancier auquel elle se confie. Quant &agrave; <em>Disgr&acirc;ce</em>, il met en sc&egrave;ne, dans l&rsquo;Afrique du Sud post-apartheid, le dialogue impossible entre un professeur d&eacute;chu, accus&eacute; d&rsquo;abus d&rsquo;autorit&eacute; envers une de ses &eacute;l&egrave;ves, et sa fille, victime d&rsquo;un viol et de son irr&eacute;pressible sentiment de culpabilit&eacute;. Viol&eacute;e par des Noirs, elle l&rsquo;interpr&egrave;te comme un &laquo;tribut&raquo; historique &agrave; payer. </p> <p>Noirs: les romans de Coetzee le sont, intens&eacute;ment. Aussi le titre de son dernier roman, <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em>, traduit aux &Eacute;ditions du Seuil en 2008, ne surprend-il pas. Il semble expliciter les antagonismes que ses livres pr&eacute;c&eacute;dents exploraient. Le singulier du titre est trompeur. &Agrave; chaque page du &laquo;journal&raquo;, trois narrations se distinguent, s&eacute;par&eacute;es d&rsquo;un trait: des essais &eacute;crits par un professeur &agrave; la retraite (JC, surnomm&eacute; <em>Se&ntilde;or</em> C); le r&eacute;cit que celui-ci fait de sa vie; puis, apr&egrave;s quelques pages, la voix de sa jeune voisine, Anya, qu&rsquo;il engage comme dactylo pour lui dicter ses &laquo;Opinions tranch&eacute;es<a name="Note4" href="#Note4a"><strong>[4]</strong></a>&raquo;. Ces trois types de narration semblent s&rsquo;entre-d&eacute;vorer, rivalisant pour accaparer l&rsquo;attention du lecteur, tiraill&eacute; entre les points de vue. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un livre ouvert </strong></span></p> <p>Impossible de lire ce <em>Journal</em> de mani&egrave;re traditionnelle. On parcourt difficilement chaque page d&rsquo;une traite: les trois voix se succ&egrave;deraient trop brusquement, dans une discontinuit&eacute; cacophonique qui rappellerait certaines pages de <em>Belle du Seigneur</em><a name="Note5" href="#Note5a"><strong>[5]</strong></a>. Mais il est p&eacute;rilleux de se focaliser sur une des trois narrations, de la mener &agrave; son terme avant d&rsquo;en commencer une autre: les lignes ignor&eacute;es attirent l&rsquo;&oelig;il et attisent la curiosit&eacute;. On se lance donc dans un bricolage lectoral, tout en allers-retours, joyeusement d&eacute;sordonn&eacute;, sans rep&egrave;res tangibles&mdash; car le d&eacute;coupage en chapitres ne correspond qu&rsquo;aux pens&eacute;es du vieux, les deux autres r&eacute;cits ne s&rsquo;interrompant jamais. Selon son rythme, selon sa curiosit&eacute;, chaque lecteur approfondit l&rsquo;un des r&eacute;cits, distance les autres, s&rsquo;arr&ecirc;te, fait marche arri&egrave;re, change de point de vue, jusqu&rsquo;&agrave; d&eacute;passer le premier, <em>ad lib</em>, dans une symphonie qui lui est propre. Ce rythme de lecture est &agrave; la fois jubilatoire et &eacute;reintant. Comme l&rsquo;exprime la dactylo dans son r&eacute;cit, &laquo;c&rsquo;est difficile de trouver le ton quand le sujet change &agrave; tout bout de champ&raquo;. Mais, finalement, &laquo;c&rsquo;est plut&ocirc;t ing&eacute;nieux, quand on y r&eacute;fl&eacute;chit, [ce] mode de fonctionnement dans les deux dimensions en m&ecirc;me temps&raquo; (p.105). </p> <p>Car cette construction fait de chaque lecteur un interpr&egrave;te de la partition de Coetzee. Autant de t&ecirc;tes, autant d&rsquo;<em>ann&eacute;es noires</em>. Chacun navigue d&rsquo;un r&eacute;cit &agrave; l&rsquo;autre au gr&eacute; de ses envies: on peut se laisser porter par une voix, ou choisir d&rsquo;en moduler le rythme en changeant de point de vue. La lecture est bien, ici, une &laquo;fiction seconde&raquo;: elle donne vie &agrave; la &laquo;fiction premi&egrave;re&raquo; (le texte en tant que tel) en la modifiant<a name="Note6" href="#Note6a"><strong>[6]</strong></a>.</p> <p>Le livre ainsi dispers&eacute; parmi ses lecteurs, que reste-t-il de l&rsquo;auteur? Il n&rsquo;est pas &laquo;mort&raquo;, mais &laquo;sa&raquo; version de l&rsquo;histoire, la version &laquo;originale&raquo;, n&rsquo;est pas moins fictionnelle que celle des autres lecteurs. Ses motivations originelles sont englouties par la &laquo;secousse sismique<a name="Note7" href="#Note7a"><strong>[7]</strong></a>&raquo; que chaque lecture fait subir au texte. Ce n&rsquo;est, apr&egrave;s tout, qu&rsquo;un juste retour des choses: le romancier lui-m&ecirc;me ne vampirise-t-il pas ses sources d&rsquo;inspiration? &Agrave; plusieurs reprises, le fianc&eacute; d&rsquo;Anya, Alan, la met en garde contre cette d&eacute;possession: &laquo;S&rsquo;il t&rsquo;utilise dans son livre, tu peux engager des poursuites. [&hellip;] C&rsquo;est pire que du plagiat. Tu es quelqu&rsquo;un avec une identit&eacute; qui n&rsquo;appartient qu&rsquo;&agrave; toi seule&raquo; (p.81-82). Entre identit&eacute;s vol&eacute;es et v&eacute;rit&eacute; relativis&eacute;e: &agrave; travers la voix d&rsquo;Alan, Coetzee proposerait ainsi l&rsquo;image mena&ccedil;ante d&rsquo;une litt&eacute;rature anthropophage, dont seraient victimes personnages, romanciers, lecteurs. En litt&eacute;rature comme dans toute soci&eacute;t&eacute; en transition, les relations humaines reproduiraient caricaturalement l&rsquo;&eacute;tat de nature hobbesien: l&rsquo;homme est un loup pour l&rsquo;homme, et il faut manger pour &eacute;viter d&rsquo;&ecirc;tre mang&eacute;. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Des anthropophages civilis&eacute;s </strong></span></p> <p>Mais ces lectures concurrentes sont moins une menace qu&rsquo;une invitation. Elles incitent &agrave; la comparaison&mdash; au partage d&rsquo;un repas entre anthropophages civilis&eacute;s. D&rsquo;une part, elles ouvrent pour chaque lecteur de nouvelles lectures possibles: le livre, jamais d&eacute;finitivement &laquo;lu&raquo;, devient espace de cr&eacute;ation. Les lectures concurrentes offrent d&rsquo;autre part un domaine de reconnaissance de soi. Comme a pu l&rsquo;&eacute;crire un trublion de la critique litt&eacute;raire, parler d&rsquo;une &oelig;uvre &laquo;lue&raquo; (ou <em>non</em> lue, selon le point de vue), c&rsquo;est avant tout parler de soi: &laquo;C&rsquo;est dire combien le discours sur les livres non lus [&hellip;] offre, [&hellip;] &agrave; qui sait en saisir l&rsquo;opportunit&eacute;, un espace privil&eacute;gi&eacute; pour la d&eacute;couverte de soi<a name="Note8" href="#Note8a"><strong>[8]</strong></a>&raquo;. C&rsquo;est dans cette voie de la d&eacute;couverte de soi par l&rsquo;autre que s&rsquo;engagent les protagonistes du <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em>. La relation entre JC et Anya passe de la fr&eacute;quentation distante aux d&eacute;bats m&eacute;fiants, avant l&rsquo;&eacute;laboration d&rsquo;un dialogue o&ugrave; deux voix &eacute;gales se reconnaissent r&eacute;ciproquement. JC, longtemps engonc&eacute; dans ses certitudes abstraites, finit par accepter son &eacute;volution: &laquo;Je devrais r&eacute;viser mes opinions de fond en comble, voil&agrave; ce que je devrais faire. [&hellip;] Y a-t-il un march&eacute; des opinions neuves?&raquo; (p.189-191). Anya, de son c&ocirc;t&eacute;, avait accept&eacute; de jouer un r&ocirc;le de poup&eacute;e parfaite, perdue dans l&rsquo;ombre d&rsquo;Alan, son fianc&eacute;. Son interaction avec <em>El Se&ntilde;or</em> lui conf&egrave;re, progressivement, une conscience de soi; elle affirme ses propres pens&eacute;es: &laquo;Je suis avec Alan, et &ecirc;tre avec un homme &ccedil;a veut dire qu&rsquo;on est de son c&ocirc;t&eacute;. Mais tout r&eacute;cemment, j&rsquo;ai commenc&eacute; &agrave; me sentir &eacute;cras&eacute;e entre lui et <em>Se&ntilde;or</em> C, entre les certitudes absolues d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; et les opinions arr&ecirc;t&eacute;es de l&rsquo;autre&raquo; (p.141). </p> <p>Avec l&rsquo;identit&eacute; des personnages, c&rsquo;est &laquo;l&rsquo;autorit&eacute; dans la fiction<a name="Note9" href="#Note9a"><strong>[9]</strong></a>&raquo; qui semble remise en question. Les id&eacute;es du &laquo;professeur&raquo; JC croisent l&rsquo;exp&eacute;rience d&rsquo;Anya &laquo;la dactylo&raquo;; chaque personnalit&eacute; s&rsquo;affirme, les deux personnages gagnent en &eacute;paisseur, et l&rsquo;on ne sait plus qui suivre, &agrave; qui se fier. Tout argument d&rsquo;autorit&eacute; perd son sens. Voil&agrave; illustr&eacute;e l&rsquo;affirmation de Kundera selon laquelle &laquo;dans le corps du roman, la m&eacute;ditation change d&rsquo;essence: une pens&eacute;e dogmatique devient hypoth&eacute;tique<a name="Note10" href="#Note10a"><strong>[10]</strong></a>&raquo;. &Agrave; ce moment de la lecture, il n&rsquo;y a plus de hi&eacute;rarchie, entre les genres (essai et r&eacute;cit) comme entre les voix. En un sens, le lecteur ne confronte plus JC et Anya, il les entrem&ecirc;le d&eacute;j&agrave;: il n&rsquo;y a plus trois variations mais un roman, o&ugrave; les points de vue sont mis sur un pied d&rsquo;&eacute;galit&eacute;. <br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> Le silence de l&rsquo;amer </strong></span></p> <p>Cependant, cette harmonie des voix n&rsquo;est encore qu&rsquo;un lointain &eacute;cho: longtemps, elle est domin&eacute;e par &laquo;la vie sous-marine des sentiments cach&eacute;s, des d&eacute;sirs et des pens&eacute;es qui se nient et qui luttent<a name="Note11" href="#Note11a"><strong>[11]</strong></a>&raquo;. Peu avant la fin du &laquo;premier journal&raquo;, l&rsquo;intensit&eacute; du duel est port&eacute;e &agrave; son comble. Anya raconte, &agrave; demi-mot, le viol qu&rsquo;elle a subi, et d&eacute;fend l&rsquo;honneur de la victime d&rsquo;un tel acte. Face &agrave; elle, JC soutient que le d&eacute;shonneur ressenti par la personne viol&eacute;e ne s&rsquo;efface jamais&mdash; elle se sent &agrave; la fois victime et coupable, ce qui entrave sa volont&eacute; de justice. Pour Anya, il est inadmissible&nbsp;que JC porte un tel jugement tranch&eacute; sur une exp&eacute;rience qu&rsquo;il n&rsquo;a pas v&eacute;cue: &laquo;Ce n&rsquo;est pas &agrave; vous de me dire ce que je ressens! [&hellip;] Qu&rsquo;est-ce que vous en savez?&raquo; (p.150-153). Le &laquo;premier journal&raquo; s&rsquo;ach&egrave;ve ainsi sur le mutisme d&rsquo;Anya. Si les protagonistes se sont rapproch&eacute;s, ils restent in&eacute;luctablement s&eacute;par&eacute;s par leur relation &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience&mdash; Anya a v&eacute;cu, JC ne fait que r&eacute;fl&eacute;chir. </p> <p>S&rsquo;il s&rsquo;en &eacute;tait tenu l&agrave;, le <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em> n&rsquo;aurait &eacute;t&eacute; qu&rsquo;un &eacute;cho de <em>Disgr&acirc;ce</em>. Ce dernier roman consacre le caract&egrave;re insurmontable des barri&egrave;res de l&rsquo;exp&eacute;rience, de l&rsquo;&acirc;ge et du sexe&mdash; qui s&eacute;pare Lucy de son p&egrave;re, le professeur David Lurie. Les raisons que donne Lucy pour ne pas se confier &agrave; Lurie sont proches des termes employ&eacute;s par Anya dans le <em>Journal</em>. Elle a v&eacute;cu un drame, le ressent dans sa chair, quand lui ne peut s&rsquo;emp&ecirc;cher de penser par abstraction: &laquo;Tu continues &agrave; ne pas me comprendre. La culpabilit&eacute; et le salut sont des abstractions. Tant que tu n&rsquo;essaieras pas de voir &ccedil;a, je ne peux pas t&rsquo;aider &agrave; me comprendre<a name="Note12" href="#Note12a"><strong>[12]</strong></a>&raquo;. Entre deux g&eacute;n&eacute;rations au v&eacute;cu et &agrave; la vision oppos&eacute;s, le partage est impensable. Elles ne peuvent que coexister, tant bien que mal, sans rien construire. C&rsquo;est sur ce m&ecirc;me duel &agrave; distance que s&rsquo;ach&egrave;ve la premi&egrave;re partie du <em>Journal</em>. Mais le <em>Journal</em> n&rsquo;est pas <em>Disgr&acirc;ce</em>. En composant un &laquo;deuxi&egrave;me journal&raquo;, Coetzee ouvre une voie vers la compr&eacute;hension, la &laquo;r&eacute;demption&raquo; mutuelle, en opposition &agrave; la responsabilit&eacute; irr&eacute;vocable de <em>Disgr&acirc;ce</em>. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>V&eacute;rit&eacute; et r&eacute;conciliation</strong></span><a name="Note13" href="#Note13a"><strong>[13] </strong></a></p> <p>Dans ce second journal les changements op&eacute;r&eacute;s chez chaque personnage sont men&eacute;s &agrave; leur terme. Les &laquo;opinions&raquo; du vieux sont moins &laquo;tranch&eacute;es&raquo;: l&rsquo;exp&eacute;rience apport&eacute;e par Anya, contrebalan&ccedil;ant ses th&eacute;ories &laquo;pures&raquo;, l&rsquo;a amen&eacute; &agrave; personnaliser ses abstractions. C&rsquo;est ce que note Anya, cit&eacute;e par le vieux dans son r&eacute;cit: &laquo;Je me souviens qu&rsquo;un jour vous m&rsquo;avez dit que vous ne parleriez pas de vos r&ecirc;ves dans le livre, parce que les r&ecirc;ves ne sont en rien des opinions, alors cela fait plaisir de voir que l&rsquo;une de vos opinions adoucies est un r&ecirc;ve&raquo; (p.252). Du c&ocirc;t&eacute; d&rsquo;Anya, son ind&eacute;pendance de pens&eacute;e, cultiv&eacute;e par sa relation avec JC, la m&egrave;ne &agrave; se d&eacute;solidariser d&eacute;finitivement d&rsquo;Alan. Elle rompt avec lui et prend conscience du r&ocirc;le qu&rsquo;a jou&eacute; JC ans cette &eacute;volution: &laquo;Vous m&rsquo;avez un peu ouvert les yeux, je le reconnais. Vous m&rsquo;avez montr&eacute; qu&rsquo;il y a une autre fa&ccedil;on de vivre, qu&rsquo;on peut avoir des id&eacute;es et les exprimer clairement, et tout &ccedil;a&raquo; (p.258). </p> <p>JC et Anya r&eacute;alisent donc leur influence r&eacute;ciproque&mdash; et cette &laquo;r&eacute;alisation&raquo; est double: ils <em>&eacute;voluent</em> et en <em>prennent conscience</em>. Aussi ne pr&ecirc;tons-nous pas attention &agrave; Alan quand il dit: &laquo;Contrairement &agrave; ce que vous vous plaisez &agrave; croire, la vie est en fait une lutte. Une lutte de tous contre tous, qui se poursuit sans rel&acirc;che&raquo; (p.247). L&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;Alan est obsol&egrave;te, ce n&rsquo;est qu&rsquo;un &eacute;cho de la premi&egrave;re opinion tranch&eacute;e du vieux, qui citait Hobbes dans ses &laquo;origines de l&rsquo;&Eacute;tat<a name="Note14" href="#Note14a"><strong>[14]</strong></a>&raquo; (p.10). &Agrave; quelques pages de la fin du roman, le vieux n&rsquo;est plus en lutte, Anya ne se d&eacute;bat plus. Les anthropophages sont sortis de table&nbsp;et dialoguent. Le duel est devenu duo. </p> <p>Dialogue et construction mutuelle sont possibles. Ils d&eacute;bouchent, dans les bouleversantes derni&egrave;res pages, sur le th&egrave;me de la &laquo;reconnaissance&raquo; (p.287). Reconnaissance de soi: r&eacute;v&eacute;lation, li&eacute;e &agrave; une forme d&rsquo;intersubjectivit&eacute;. D&rsquo;o&ugrave; la reconnaissance de l&rsquo;autre, reconnaissance envers l&rsquo;autre. Dans une lettre qui cl&ocirc;t le r&eacute;cit de JC, Anya manifeste sa reconnaissance envers <em>El Se&ntilde;or</em> en signant &laquo;Anya (une admiratrice, elle aussi)&raquo; (p.&nbsp;287). R&eacute;ciproquement, le lecteur imagine la reconnaissance de JC, quand Anya ach&egrave;ve son r&eacute;cit en promettant de lui rendre le plus beau des services. Enfin, dans son ultime opinion, JC exprime sa reconnaissance envers la Russie, envers Dosto&iuml;evski. Parlant des personnages de Dosto&iuml;evski, il &eacute;voque indirectement sa relation avec Anya, ce qu&rsquo;ils ont &eacute;t&eacute; l&rsquo;un pour l&rsquo;autre puis l&rsquo;un et l&rsquo;autre pour le lecteur: &laquo;Ils nous ouvrent les yeux; ils fortifient notre bras&raquo; (p.287). Car finalement, r&eacute;alise-t-il, Anya avait raison: chez Dosto&iuml;evski, &laquo;[c]&rsquo;est la voix d&rsquo;Ivan [&hellip;] et non pas son raisonnement qui nous bouleverse&raquo; (p.284). &nbsp; </p> <p>Chez Coetzee aussi. </p> <p>&Agrave; la paralysie de <em>Disgr&acirc;ce</em> r&eacute;pond ainsi la d&eacute;couverte et la reconnaissance mutuelle du <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em>. Une d&eacute;couverte &agrave; laquelle le lecteur participe, &agrave; sa fa&ccedil;on, &agrave; travers sa lecture&mdash; son interpr&eacute;tation. Ce <em>Journal</em> est d&rsquo;abord un partage, une invitation au partage, une fa&ccedil;on de montrer que &laquo;l&rsquo;amour [&hellip;] est un moyen d&rsquo;&ecirc;tre encore davantage soi-m&ecirc;me dans l&rsquo;autre qui, &agrave; son tour, se retrouvera davantage lui-m&ecirc;me en vous<a name="Note15" href="#Note15a"><strong>[15]</strong></a>&raquo;. </p> <p>De fait, le singulier du titre se justifie: l&rsquo;alternance des voix est devenue dialogue&mdash; les interlocuteurs y construisent une v&eacute;rit&eacute; commune, un monde en commun, &agrave; la diff&eacute;rence du d&eacute;bat, o&ugrave; des points de vue s&rsquo;opposent. Au-del&agrave; des histoires parall&egrave;les et des voix distinctes, au c&oelig;ur de la symphonie, dans la nuit des ann&eacute;es noires, un duel s&rsquo;est fait duo. En Afrique du Sud comme ailleurs, &laquo;[l]a nuit, les rails se rejoignent<a name="Note16" href="#Note16a"><strong>[16]</strong></a>&raquo;.</p> <hr /> <br /> <a name="note1a" href="#note1"><strong>[1]</strong></a> Nathalie Sarraute, &laquo;XIV&raquo;, dans <em>Tropismes</em>, Paris, &Eacute;ditions de Minuit, 1939.<br /> <a href="#Note2" name="Note2a"><strong>[2]</strong> </a>J.M. Coetzee, <em>Foe</em>, traduit de l&rsquo;anglais (Afrique du Sud) par Sophie Mayoux, Paris, &Eacute;ditions Jos&eacute; Corti (Points), 2003.<br /> <a href="#Note3" name="Note3a"><strong>[3]</strong></a> J.M Coetzee, <em>Disgr&acirc;ce</em>, traduit de l&rsquo;anglais (Afrique du Sud) par Catherine Laugas du Plessis, Paris, &Eacute;ditions Jos&eacute; Corti (Points), 2001.<br /> <a name="Note4a" href="#Note4"><strong>[4]</strong></a> Le r&eacute;cit d&rsquo;Anya appara&icirc;t &agrave; la page 39, chapeaut&eacute; par un essai sur &laquo;Les syst&egrave;mes de guidage&raquo;. R&eacute;trospectivement, ce titre ressemble &agrave; un clin d&rsquo;&oelig;il&mdash; &eacute;tant donn&eacute; le r&ocirc;le que joue Anya dans l&rsquo;&eacute;volution de JC, on peut dire qu&rsquo;elle est elle-m&ecirc;me &laquo;un syst&egrave;me de guidage&raquo; pour le romancier, voire pour le <em>Journal</em> dans sa globalit&eacute;.<br /> <a name="Note5a" href="#Note5"><strong>[5]</strong></a> Albert Cohen, <em>Belle du Seigneur</em>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard (Folio), 1968. Voir par exemple les pages 853-860. Ariane et Solal reviennent &agrave; l&rsquo;h&ocirc;tel o&ugrave; ils ont pass&eacute; leur premi&egrave;re nuit, mais ne s&rsquo;entendent plus, n&rsquo;entendent plus que le bruit des conversations qui les entourent. Le passage est une suite de bribes de phrases saisies &agrave; la vol&eacute;e, qu&rsquo;il est impossible de lire lin&eacute;airement six pages durant.<br /> <a name="Note6a" href="#Note6"><strong>[6]</strong></a> D&rsquo;apr&egrave;s la terminologie d&rsquo;Alain Trouv&eacute; dans <em>Le roman de la lecture</em>, Wavre, &Eacute;ditions Mardaga, 2004. Trouv&eacute; justifie l&rsquo;expression &laquo;roman de la lecture&raquo; en d&eacute;finissant celle-ci comme &laquo;un objet de langage construit, &agrave; dimension partiellement fictive, le produit d&rsquo;une exploration m&ecirc;lant des savoirs d&rsquo;un type in&eacute;dit &agrave; des zones d&rsquo;ombre sans doute n&eacute;cessaires&raquo; (p.20). Il pr&eacute;cise plus loin que &laquo;la verbalisation de la lecture maintient un certain degr&eacute; de fictionalit&eacute; [sic] li&eacute; &agrave; l&rsquo;accomplissement herm&eacute;neutique&raquo; (p.28). Dans le <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em>, la &laquo;verbalisation de la lecture&raquo; est la lecture elle-m&ecirc;me: c&rsquo;est la voie que se fraye le lecteur entre les diff&eacute;rentes voix. La notion de &laquo;fictionnalit&eacute;&raquo; est alors n&eacute;cessairement assum&eacute;e, chaque lecteur suivant un parcours qui lui est propre.<br /> <a name="Note7a" href="#Note7"><strong>[7]</strong></a> Alain Trouv&eacute;, <em>op.cit</em>., p.187. Trouv&eacute; note la difficult&eacute; qu&rsquo;il y a &agrave; &eacute;voquer la figure de l&rsquo;auteur dans le cadre de sa th&eacute;orie de la lecture: &laquo;[L]e texte n&rsquo;est pas un objet d&eacute;sincarn&eacute;, mais le sujet qui lui a donn&eacute; vie s&rsquo;est pourtant d&eacute;finitivement absent&eacute;&raquo;. Il d&eacute;veloppe une analogie entre texte litt&eacute;raire et secousse sismique: &laquo;[&Agrave;] l&rsquo;&eacute;branlement initial impos&eacute; au syst&egrave;me de la langue par la parole singuli&egrave;re correspondraient une s&eacute;rie de r&eacute;pliques d&rsquo;ampleur variable: les textes de lecture&raquo;.<br /> <a name="Note8a" href="#Note8"><strong>[8]</strong></a> Pierre Bayard, <em>Comment parler des livres qu&rsquo;on n&rsquo;a pas lus?</em>, Paris, &Eacute;ditions de Minuit, 2007, p.155.<br /> <a name="Note9a" href="#Note9"><strong>[9]</strong></a> D&rsquo;apr&egrave;s le titre (ironique?) de la pens&eacute;e qui cl&ocirc;t la premi&egrave;re partie du journal, &laquo;De l&rsquo;autorit&eacute; dans la fiction&raquo;, p.197.<br /> <a name="Note10a" href="#Note10"><strong>[10]</strong></a> Milan Kundera, &laquo;Entretien sur l&rsquo;art de la composition&raquo;, dans <em>L&rsquo;art du roman</em>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard (Folio), 1986, p.98.<br /> <a name="Note11a" href="#Note11"><strong>[11]</strong></a> Vercors, <em>Le silence de la mer</em>, Paris, &Eacute;ditions Albin Michel (Le livre de poche), 1951, p.48.<br /> <a name="Note12a" href="#Note12"><strong>[12]</strong></a> J.M. Coetzee, <em>Disgr&acirc;ce, op.cit</em>., p.143.<br /> <a name="Note13a" href="#Note13"><strong>[13]</strong></a> D&rsquo;apr&egrave;s le nom d&rsquo;une Commission mise en place en Afrique du Sud en 1995. Pour plus de d&eacute;tails: Amor Guidoum, <em>V&eacute;rit&eacute; et r&eacute;conciliation: exp&eacute;rience de l&rsquo;Afrique du Sud</em>, [en ligne]. <a href="http://fondation.cordoue.ch/Publications/AfriqueduSud.pdf" title="http://fondation.cordoue.ch/Publications/AfriqueduSud.pdf">http://fondation.cordoue.ch/Publications/AfriqueduSud.pdf</a> [Page consult&eacute;e le 21 juin 2010].<br /> <a name="Note14a" href="#Note14"><strong>[14]</strong></a> &laquo;Dans le mythe de la fondation de l&rsquo;&Eacute;tat que nous donne Thomas Hobbes, notre descente vers l&rsquo;impuissance a &eacute;t&eacute; volontaire: afin d&rsquo;&eacute;chapper &agrave; la violence de perp&eacute;tuelles guerres sanglantes (repr&eacute;sailles sur repr&eacute;sailles, vengeance r&eacute;pondant &agrave; la vengeance, la vendetta), nous avons individuellement et solidairement c&eacute;d&eacute; &agrave; l&rsquo;&Eacute;tat le droit d&rsquo;user de la force physique&raquo; (p.10).<br /> <a name="Note15a" href="#Note15"><strong>[15]</strong></a> Pierre Reverdy, &laquo;Une &eacute;motion appel&eacute;e po&eacute;sie&raquo;, dans <em>Sable mouvant</em>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard, 2003, p.104.<br /> <a name="Note16a" href="#Note16"><strong>[16]</strong></a> Jean-Bernard Pouy, <em>La petite &eacute;cuy&egrave;re a caft&eacute;</em>, Paris, Librio (noir), 1998, p.5. Afrique du Sud Apartheid BAYARD, Pierre COETZEE, J.M. COHEN, Albert Engagement GUIDOUM, Amor Histoire HOBBES, Thomas KUNDERA, Milan Polyphonie POUY, Jean-Bernard REVERDY, Pierre SARRAUTE, Nathalie Sociocritique TROUVÉ, Alain VERCORS Roman Tue, 14 Sep 2010 15:06:39 +0000 Raphaël Groulez 265 at http://salondouble.contemporain.info La rassurante présence des déclassés http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-rassurante-presence-des-declasses <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/teen-spirit">Teen Spirit</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/bye-bye-blondie">Bye Bye Blondie</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div>&nbsp;</div> <div>&laquo;D&rsquo;un certain point de vue, &ccedil;a m&rsquo;aurait contrari&eacute;e, je veux pas y aller de mon couplet marxiste, mais j&rsquo;aurais pas trouv&eacute; moral qu&rsquo;on &eacute;pargne le seul vrai bourge qu&rsquo;on croise.&raquo;<br /> Virginie Despentes, <em>Baise-moi</em></div> <div>&nbsp;</div> <div>&Agrave; l&rsquo;&eacute;vidence, la lutte des classes dans la litt&eacute;rature tient d&rsquo;une autre &eacute;poque. La th&eacute;orie litt&eacute;raire marxiste est pass&eacute;e de mode, et sans doute nos contemporains esp&egrave;rent-ils que la litt&eacute;rature d&rsquo;aujourd&rsquo;hui se soit enfin d&eacute;barrass&eacute;e des divisions de classe. Comme l&rsquo;explique Frederic Jameson dans la conclusion d&rsquo;<em>Aesthetics and Politics </em>[1977], un livre qui retrace les c&eacute;l&egrave;bres d&eacute;bats &agrave; propos de l&rsquo;esth&eacute;tique de plusieurs penseurs d&rsquo;inspiration marxiste tels que Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Bertolt Brecht et Georg Luk&aacute;cs, l&rsquo;attaque la plus r&eacute;currente et percutante contre les marxistes est celle qui leur reproche l&rsquo;utilisation des classes sociales pour appr&eacute;hender les textes litt&eacute;raires&nbsp;: &laquo;Nothing has, of course, more effectively discredited Marxism than the practice of affixing instant class labels (generally &lsquo;petty bourgeois&rsquo;) to textual or intellectual objects<a name="note1b" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>&raquo;. Le travail de Luk&aacute;cs, qui a notamment contribu&eacute; aux d&eacute;veloppements th&eacute;oriques du concept de m&eacute;diation<a name="note2b" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>, a montr&eacute; la d&eacute;solante r&eacute;ification du monde inh&eacute;rente &agrave; l&rsquo;&oelig;uvre chez les &eacute;crivains naturalistes. D&rsquo;une certaine mani&egrave;re, on reproche &agrave; leur tour aux penseurs marxistes de r&eacute;ifier les individus par l&rsquo;utilisation des classes sociales. Or, Jameson montre que l&rsquo;analyse id&eacute;ologique des discours que d&eacute;fendent les intellectuels marxistes est indissociable d&rsquo;une conception th&eacute;orique des classes sociales. La th&eacute;orie litt&eacute;raire marxiste ne peut pas se passer d&rsquo;une r&eacute;flexion en profondeur &agrave; propos des divisions de classe. Elle ne peut donc pas s&rsquo;en d&eacute;tacher pour plaire &agrave; ses d&eacute;tracteurs. Les penseurs postmodernes, qui nous ont montr&eacute; que les &eacute;tiquettes sont fautives et dangereuses, sont du nombre. Tous les termes qui d&eacute;signent un groupe d&rsquo;individus, comme ceux de &laquo;prol&eacute;taire&raquo; et &laquo;bourgeois&raquo;, sont suspects selon eux, car ils sont trop limit&eacute;s et pas suffisamment nuanc&eacute;s pour d&eacute;crire le monde rempli de diff&eacute;rences qui est le n&ocirc;tre. Dans les deux derniers romans de Virginie Despentes, <em>Teen Spirit</em> [2002] et <em>Bye Bye Blondie </em>[2004], les divisions de classe ne sont pourtant pas d&eacute;su&egrave;tes; elles sont bien au contraire au c&oelig;ur des d&eacute;chirements que vivent les personnages qu&rsquo;ils mettent en sc&egrave;ne. J&rsquo;aimerais r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; cette tension importante dans ces romans entre prol&eacute;taire et bourgeois afin de comprendre pourquoi Despentes juge pertinent d&rsquo;utiliser ces nominatifs dans un contexte litt&eacute;raire. Elle tire ces cat&eacute;gories de la culture politique punk de gauche radicale, qui s&rsquo;est compl&egrave;tement r&eacute;appropri&eacute;e le vocabulaire marxiste.</div> <div class="rteright">&nbsp;</div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Despentes, la parvenue</strong></span></p> <p>En 1998, &agrave; l&rsquo;&eacute;mission culturelle fran&ccedil;aise <em>Le Cercle de minuit</em>, Virginie Despentes est re&ccedil;ue le m&ecirc;me jour que Sophie Calle pour la sortie de leurs derniers livres respectifs. Pour Despentes, il s&rsquo;agit de la parution de <em>Les jolies choses</em>. L&rsquo;animateur tient &agrave; opposer les deux &eacute;crivaines. D&eacute;fendant l&rsquo;id&eacute;e que Calle travaille &agrave; partir de sa vie imaginaire et que Despentes &eacute;crit plut&ocirc;t &agrave; partir de sa vie r&eacute;elle, il dit de Despentes qu&rsquo;elle est l&rsquo;anti-Sophie Calle. Despentes, qui affirme &ecirc;tre devenue &eacute;crivaine &laquo;par inadvertance&raquo;, r&eacute;torque qu&rsquo;elle invente beaucoup au contraire. Elle consid&egrave;re la diff&eacute;rence entre les deux femmes comme une diff&eacute;rence de classe sociale. Sophie Calle, fille de petits bourgeois<a name="note3b" href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>, &eacute;crit pour son milieu, un milieu qui conna&icirc;t bien l&rsquo;&eacute;criture, alors que Despentes appartient, au moment o&ugrave; elle r&eacute;dige son premier roman <em>Baise-moi</em> [1993], au monde de ceux qui n&rsquo;&eacute;crivent pas, comme elle l&rsquo;explique &agrave; l&rsquo;animateur : </p> <div class="rteindent1"> <span style="color: rgb(128, 128, 128);">Il y a un courage de ma part, d&rsquo;o&ugrave; je viens, de faire des livres. Il y a un courage comme &ccedil;a, mais &agrave; part &ccedil;a, il n&rsquo;y a rien d&rsquo;autre. [&hellip;] Je ne suis pas rendue compte que j&rsquo;&eacute;tais en train de faire un truc qui n&rsquo;appartenait pas &agrave; ma classe sociale, je ne m&rsquo;en suis pas rendue compte du tout, je m&rsquo;en suis rendue compte une fois que je suis arriv&eacute;e dans une classe sociale nouvelle<a name="note4b" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>.&nbsp; </span><br /> &nbsp;</div> <p>Au tout d&eacute;but de <em>Teen Spirit</em> appara&icirc;t d&rsquo;ailleurs cette id&eacute;e que la parole des bourgeois serait plus l&eacute;gitime que celle des prol&eacute;taires&nbsp;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Une jolie voix de femme, tr&egrave;s classe, petit accent de bourge pointu, une fa&ccedil;on de dire les voyelles et de prononcer chaque mot nettement, comme font les gens qui savent qu&rsquo;ils ont le droit au temps de parole et &agrave; l&rsquo;articulation pr&eacute;cieuse, m&rsquo;a tout de suite mis une l&eacute;g&egrave;re gaule. Une voix qui &eacute;voquait le tailleur et les mains bien manucur&eacute;es. (TS, p. 11)</span><br /> &nbsp;</div> <p>La bourgeoise qui t&eacute;l&eacute;phone au narrateur ne parle pas mieux que les autres parce qu&rsquo;elle serait plus &eacute;duqu&eacute;e, mais parce qu&rsquo;elle se sait d&eacute;tenir &laquo;le droit au temps de parole&raquo;, droit qui lui permet de prendre son temps lorsqu&rsquo;elle s&rsquo;exprime et de rendre tous les mots dans l&rsquo;enti&egrave;ret&eacute; de leur forme. Cette voix s&eacute;duit tout autant qu&rsquo;elle d&eacute;go&ucirc;te le narrateur. </p> <p>Sur le plateau de <em>Tout le monde en parle</em>, en 2002, Thierry Ardisson demande &agrave; Despentes&nbsp;: &laquo;Dites-moi, Virginie, vous &ecirc;tes embourgeois&eacute;e ou non?&raquo; On peut d&eacute;celer dans cette question une critique qui viserait &agrave; remettre Despentes &agrave; sa place; elle ne peut plus jouer &agrave; l&rsquo;&eacute;crivaine <em>trash</em> et rebelle si elle appartient d&eacute;sormais au monde des petits bourgeois. La question contient aussi une injonction &agrave; travers la formule &laquo;oui ou non&raquo;&nbsp;: elle impose de faire le point une fois pour toutes sur le statut de &laquo;parvenue&raquo; de l&rsquo;&eacute;crivaine. Pas du tout heurt&eacute;e par la question, Despentes r&eacute;pond&nbsp;sans h&eacute;sitation<a name="note5b" href="#note5a"><strong>[5]</strong></a> : &laquo;Par rapport &agrave; l&rsquo;&eacute;poque de <em>Baise-moi</em> [le roman], oui carr&eacute;ment. C&rsquo;est pas vraiment la m&ecirc;me vie quoi<a name="note6b" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>&raquo;. Pour cette &eacute;mission, elle &eacute;tait d&rsquo;ailleurs habill&eacute;e selon les m&oelig;urs de sa nouvelle classe, tailleur et lunettes s&eacute;rieuses, elle ne s&rsquo;y pr&eacute;sentait pas habill&eacute;e en punk comme elle a pu le faire &agrave; d&rsquo;autres occasions. De toute &eacute;vidence, elle accepte sa nouvelle place dans le monde. Peut-&ecirc;tre d&eacute;&ccedil;u qu&rsquo;elle r&eacute;agisse si bien &agrave; sa question, Ardisson rench&eacute;rit&nbsp;: &laquo;Vous avez l&rsquo;impression d&rsquo;avoir &eacute;t&eacute; r&eacute;cup&eacute;r&eacute;e par le syst&egrave;me? &raquo;. Elle r&eacute;pond le sourire aux l&egrave;vres&nbsp;: &laquo;&nbsp;Non, vu la sortie du film [<em>Baise-moi</em><a name="note7b" href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>], &ccedil;a va. Je suis tranquille de ce c&ocirc;t&eacute;-l&agrave;.&raquo; L&rsquo;&eacute;crivaine s&rsquo;est embourgeois&eacute;e peut-&ecirc;tre, mais loin est encore l&rsquo;&eacute;poque o&ugrave; le film <em>Baise-moi</em> fera partie du grand r&eacute;pertoire cin&eacute;matographique bourgeois. La fronti&egrave;re trop mince entre le film d&rsquo;auteur et la pornographie <em>hardcore</em> fait de <em>Baise-moi</em> un film qui r&eacute;siste &agrave; une r&eacute;cup&eacute;ration par le syst&egrave;me. Du moins, pour le moment<a name="note8b" href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>. </p> <p>Dans <em>King Kong Th&eacute;orie</em>, essai f&eacute;ministe puissant et important de Despentes, elle donne un exemple bien concret de la parole n&eacute;cessairement irrecevable de certains individus. Elle se r&eacute;f&egrave;re aux sorties m&eacute;diatiques qu'elle a entreprises pour la promotion du film <em>Baise-moi </em>avec Coralie Trinh Thi, ex-porn star et co-r&eacute;alisatrice du film. Elle s'est aper&ccedil;ue que certaines citations de Trinh Thi lui &eacute;taient souvent injustement attribu&eacute;es&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Les uns et les autres tombaient d&rsquo;accord sur un point essentiel&nbsp;: il fallait lui &ocirc;ter [&agrave; Coralie Trinh Thi] les mots de la bouche, lui couper la parole, l&rsquo;emp&ecirc;cher de parler. Jusque dans les interviews, o&ugrave; ses r&eacute;ponses ont souvent &eacute;t&eacute; imprim&eacute;es, mais m&rsquo;&eacute;taient attribu&eacute;es. Je ne focalise pas ici sur des cas isol&eacute;s, mais sur des r&eacute;actions quasi syst&eacute;matiques. Il fallait qu&rsquo;elle disparaisse de l&rsquo;espace public. Pour prot&eacute;ger la libido des hommes, qui aiment que l&rsquo;objet du d&eacute;sir reste &agrave; sa place, c&rsquo;est-&agrave;-dire d&eacute;sincarn&eacute;, et surtout muet<a name="note9b" href="#note9a"><strong>[9]</strong></a>. </span><br /> &nbsp;</div> <p>Entre les deux femmes, l'&eacute;crivaine, nouvellement petite bourgeoise, a plus d&rsquo;autorit&eacute; aupr&egrave;s de la classe dominante que&nbsp; l'ex-porn star. Il est plus logique que ce soit elle qui parle, parce qu'elle est la seule des deux qui a un certain droit &agrave; la parole.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les moins que rien du </strong><em><strong>Lumpenproletariat</strong></em></span></p> <p>Je ne tenterai pas dans ce texte de d&eacute;montrer la validit&eacute; ou l&rsquo;invalidit&eacute; politique des classes sociales aujourd&rsquo;hui. Cependant, pour r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; <em>Teen Spirit</em> et &agrave; <em>Bye Bye Blondie</em>, cette question refait n&eacute;cessairement surface. Virginie Despentes, l&rsquo;&eacute;crivaine, aborde le monde autour d&rsquo;elle selon ces divisions de classes, sa sensibilit&eacute; conna&icirc;t cette tension entre prol&eacute;taires et bourgeois. C&rsquo;est &agrave; partir de cette s&eacute;paration que Despentes se positionne. Je l&rsquo;ai montr&eacute; avec l&rsquo;exemple de <em>Tout le monde en parle</em>, c&rsquo;est aussi &agrave; partir des classes sociales qu&rsquo;on s&rsquo;adresse &agrave; elle. Bruno, le narrateur de <em>Teen Spirit</em>, et Gloria, le personnage principal de <em>Bye Bye Blondie</em>, sont tous les deux des prol&eacute;taires. On pourrait m&ecirc;me dire, pire encore, qu&rsquo;ils appartiennent au <em>Lumpenproletariat</em><a name="note10b" href="#note10a"><strong>[10]</strong></a>. Ils sont des rat&eacute;s, des d&eacute;class&eacute;s, des &ecirc;tres totalement sans int&eacute;r&ecirc;t pour le monde bourgeois puisqu&rsquo;ils ne s&rsquo;adaptent m&ecirc;me pas &agrave; la vie de salari&eacute;. Le sc&eacute;nario des deux romans se ressemblent beaucoup, d&rsquo;o&ugrave; l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t de r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; ces livres ensemble. Bruno reprend contact au tout d&eacute;but du roman avec une ancienne amante bourgeoise, Alice Martin, et Gloria revoit un ex-amoureux bourgeois, &Eacute;ric, vingt ans apr&egrave;s leur s&eacute;paration.</p> <p><em>Bye Bye Blondie</em> raconte l&rsquo;histoire d'amour entre Gloria, une &laquo;punkette destroy&raquo; (<em>BBB</em>, p. 95), et &Eacute;ric, un &laquo;skin psychopathe&raquo; (<em>BBB</em>, p. 95), qui se rencontrent, adolescents, dans un h&ocirc;pital psychiatrique alors qu'on tente de les r&eacute;habiliter. Ils partagent &agrave; ce moment le m&ecirc;me mal de vivre, le m&ecirc;me d&eacute;go&ucirc;t devant l&rsquo;obligation de s&rsquo;adapter au syst&egrave;me. Gloria ne c&egrave;de jamais. Pour elle, son d&eacute;go&ucirc;t est bien r&eacute;el, bien trop profond pour que cela passe en vieillissant. Gloria ira jusqu&rsquo;&agrave; s&rsquo;exclure du monde en refusant le travail salari&eacute;, alors qu&rsquo;&Eacute;ric travaillera fort pour s&rsquo;adapter. Il r&eacute;ussit tellement bien qu&rsquo;il devient une vedette du syst&egrave;me, l&rsquo;ic&ocirc;ne s&eacute;duisante de ceux auxquels il refusait jadis de ressembler. Les parents d'&Eacute;ric sont des bourgeois, cette appartenance de son amoureux &agrave; ce milieu la rebute d'embl&eacute;e. Lorsqu'elle visite sa chambre la premi&egrave;re fois, apr&egrave;s qu&rsquo;ils aient tous les deux quitt&eacute; l&rsquo;h&ocirc;pital, elle voit bien leur diff&eacute;rence : &laquo;Cha&icirc;ne hi-fi, collection de disques, magn&eacute;toscope, t&eacute;l&eacute;, jeu vid&eacute;o, consoles, maquettes d'avion. Gloria &eacute;tait touch&eacute;e, en m&ecirc;me temps que catastroph&eacute;e, qu'il n'ait pas honte de l'emmener l&agrave;&raquo; (<em>BBB</em>, p. 97). Comme la voix de la bourgeoise Alice Martin, dans <em>Teen Spirit</em>, qui excite et d&eacute;go&ucirc;te Bruno, Gloria est &agrave; la fois attir&eacute;e et repouss&eacute;e par cette exhibition de sa fortune familiale. Les parents d'&Eacute;ric ne trouvent pas que Gloria est une assez bonne fr&eacute;quentation pour leur fils; ils le menacent donc de l'envoyer dans une &eacute;cole militaire suisse s'il continue de la voir. Il d&eacute;cide alors de quitter la maison. </p> <p>Avec Gloria, il part en cavale dans la France &agrave; la recherche de concerts punk. Au cours du voyage, les amoureux sont arr&ecirc;t&eacute;s par la police. Dans les romans de Despentes, on ne fait jamais un bon accueil aux policiers. Il faut dire que ses personnages sont souvent des parias, ils sont de ceux qui connaissent de pr&egrave;s la violence que peuvent exercer les forces de l'ordre au nom du maintien des privil&egrave;ges des mieux nantis. Dans une sc&egrave;ne du roman <em>Baise-moi</em>, par exemple, Manu est t&eacute;moin d&rsquo;un accident. Elle veut sauver la victime, Karla : &laquo;Elle appelle les pompiers dans la foul&eacute;e ; les flics, elle n&rsquo;a pas trop confiance parce qu&rsquo;elle parle trop mal. Mais les pompiers lui inspirent davantage confiance<a name="note11b" href="#note11a"><strong>[11]</strong></a>&raquo;. Manu se sent condamn&eacute;e d&rsquo;avance, elle ne peut demander l&rsquo;aide des policiers en toute confiance parce qu&rsquo;elle ne ma&icirc;trise pas correctement le langage, le langage de ceux au secours desquels on vient. Apr&egrave;s la nuit que Gloria et &Eacute;ric passent en prison, ils sont s&eacute;par&eacute;s. Les policiers, qui jugent le fils de bourgeois inad&eacute;quat pour la vie de punk, d&eacute;cident de le remettre &agrave; ses parents. Du jour au lendemain, Gloria se retrouve seule. Elle ne peut plus prendre contact avec lui. </p> <p>&Eacute;ric et Gloria se retrouvent vingt ans plus tard. Non seulement &Eacute;ric est-il devenu un bourgeois, il est en plus une star de la t&eacute;l&eacute;vision, l&rsquo;animateur en vue d&rsquo;une &eacute;mission culturelle. Malgr&eacute; tout ce succ&egrave;s, il est malheureux et veut revoir Gloria. Il sait que sa nouvelle vie la d&eacute;go&ucirc;te, mais il recherche son aversion. Il d&eacute;sire pr&egrave;s de lui cette femme qui rejette son m&eacute;tier plus que toutes les autres. Il a toujours aim&eacute; cette col&egrave;re immense qu&rsquo;elle porte en elle. Lors de leurs premi&egrave;res rencontres, &Eacute;ric lui a dit&nbsp;: &laquo;Moi, je ne m'&eacute;nerve jamais. J'aimerais beaucoup que &ccedil;a m'arrive.&raquo; (<em>BBB</em>, p. 67) Il a besoin de sa col&egrave;re pour survivre. La narratrice de <em>Bye Bye Blondie</em> ne critique pas les divisions sociales, elle se les approprie totalement. Elle explique les probl&egrave;mes qu&rsquo;elle vit avec &Eacute;ric &agrave; partir d&rsquo;une incompatibilit&eacute; de classe, qu&rsquo;ils tentent de surmonter pour vivre ensemble<a name="note12b" href="#note12a"><strong>[12]</strong></a>.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;&eacute;tonnant destin d&rsquo;un rat&eacute;</strong></span></p> <p>Comme je l&rsquo;&eacute;crivais, dans <em>Teen Spirit</em>, Despentes construit le sc&eacute;nario similaire. Au tout d&eacute;but du roman, Bruno re&ccedil;oit un appel d&rsquo;une ancienne amante qui lui apprend qu&rsquo;elle a eu un enfant de lui. N&rsquo;&eacute;tant plus capable de contr&ocirc;ler sa fille qui veut &agrave; tout prix conna&icirc;tre son p&egrave;re, Alice fait ce qu&rsquo;elle croyait jusqu&rsquo;alors impensable, elle propose &agrave; Bruno d&rsquo;entrer dans leur vie en rencontrant sa fille. La jeune adolescente est ravie, elle aime ce p&egrave;re que sa m&egrave;re lui avait pr&eacute;sent&eacute; comme un &laquo;clodo&raquo; (<em>TS</em>, p. 81); la pr&eacute;sence n&eacute;gative de Bruno, qui est tout le contraire de sa m&egrave;re, l&rsquo;enchante. Au grand dam d&rsquo;Alice, qui esp&egrave;re que cette folie &ndash;celle de faire de Bruno un p&egrave;re&ndash; ne se prolonge pas trop longtemps, Bruno se r&eacute;v&egrave;le plut&ocirc;t dou&eacute; dans son r&ocirc;le&nbsp;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Alice &eacute;tait d&eacute;&ccedil;ue que j&rsquo;arrive &agrave; l&rsquo;heure, en pleine forme et de bonne humeur. Elle s&rsquo;&eacute;tait fait une id&eacute;e de moi&nbsp;: zonard, incapable, pas fiable et caract&eacute;riel. Reposant sur de vieilles images, et sur un fantasme de bad boy. C&rsquo;&eacute;tait ce genre de bourge, d&eacute;&ccedil;ue que je ne sois plus destroy. Elle avait toutes ses dents, ses cheveux bien brillants et sa peau bien soign&eacute;e, mais, pour le folklore, elle aurait bien voulu d&rsquo;un punk tra&icirc;nant dans ses barrages. (<em>TS</em>, p. 128)</span><br /> &nbsp;</div> <p>Elle n&rsquo;a aucune envie de conna&icirc;tre ce Bruno transform&eacute; qui prend ses responsabilit&eacute;s et qui s&rsquo;occupe avec joie de sa fille. Comme sa fille et comme &Eacute;ric dans <em>Bye Bye Blondie</em>, Alice recherche elle aussi dans sa vie une pr&eacute;sence n&eacute;gative. On aime les rat&eacute;s &agrave; leur place, dans leur r&ocirc;le bien rassurant et apaisant de perdant. </p> <p>&Agrave; la fin de <em>Teen Spirit</em>, un &eacute;v&eacute;nement ext&eacute;rieur &agrave; la vie des protagonistes survient&nbsp;: les tours du World Trade Center tombent, d&eacute;truisant au passage le monde financier sur lequel repose la vie d&rsquo;Alice. Despentes propose ainsi sa lecture &agrave; la sauce anticapitaliste du 11 septembre 2001, mais tr&egrave;s efficacement elle nuance son portrait. Devant l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement qui bouleverse Alice, Bruno devient subitement une pr&eacute;sence r&eacute;confortante, il lui permet de reposer ses craintes sur quelqu&rsquo;un. Confront&eacute; &agrave; un &eacute;v&eacute;nement tragique, Bruno est plus r&eacute;sistant qu&rsquo;Alice, plus apte qu&rsquo;elle &agrave; s&rsquo;adapter aux bouleversements du monde&nbsp;: &laquo;Je faisais partie des gens mal adapt&eacute;s que les situations de chaos remettaient paradoxalement en phase&raquo; (TS, p. 221) Personne n&rsquo;est pr&eacute;par&eacute; &agrave; &ecirc;tre confront&eacute; &agrave; un &eacute;v&eacute;nement, un &eacute;v&eacute;nement est toujours de trop, toujours impr&eacute;visible. Judith Butler situe bri&egrave;vement de fa&ccedil;on th&eacute;orique, dans un passage du <em>Pouvoir des mots</em> [1997], l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement traumatique et le trauma social&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;&eacute;v&eacute;nement traumatique est une exp&eacute;rience prolong&eacute;e qui &eacute;chappe [<em>defies</em>] &agrave; la repr&eacute;sentation et la propage simultan&eacute;ment. Le trauma social prend la forme non d&rsquo;une structure qui se r&eacute;p&egrave;te m&eacute;caniquement, mais plut&ocirc;t celle d&rsquo;une suj&eacute;tion continuelle, celle de la remise en sc&egrave;ne de l&rsquo;injure par des signes qui &agrave; la fois oblit&egrave;rent et rejouent la sc&egrave;ne<a name="note13b" href="#note13a"><strong>[13]</strong></a>. </span><br /> &nbsp;</div> <p>L&rsquo;&eacute;v&eacute;nement est un ph&eacute;nom&egrave;ne, au sens philosophique, qui n&rsquo;est jamais &agrave; l&rsquo;arr&ecirc;t. Il est fuyant, comme l&rsquo;&eacute;crit Butler, et cette fuite, hors de l&rsquo;imm&eacute;diate repr&eacute;sentation, lui permet de prolonger son insaisissable bouleversement. Le d&eacute;class&eacute;, victime d&rsquo;un certain trauma social, est celui qui a r&eacute;ussi &agrave; survivre &agrave; sa mani&egrave;re aux violences de ce monde qui l&rsquo;exclut. Peut-&ecirc;tre cette exp&eacute;rience lui donne-t-elle quelque chose de plus pour tenir le coup face &agrave; une grande catastrophe ? C&rsquo;est ce que la finale de <em>Teen Spirit</em> donne &agrave; r&eacute;fl&eacute;chir. Les deux derniers romans de Despentes nous r&eacute;v&egrave;lent ainsi une v&eacute;rit&eacute; &agrave; la fois belle et horrible&nbsp;: on a besoin des marginaux, des d&eacute;class&eacute;s, pour survivre. </p> <hr /> <br /> <strong><a name="note1a" href="#note1b">[1]</a> </strong>Frederic Jameson, &laquo;Reflections in Conclusion&raquo;, in Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Bertolt Brecht et Georg Luk&aacute;cs, <em>Aesthetics and Politics</em>, coll. &laquo;Radical Thinkers&raquo;, London-New York, Verso, 2007, p. 201.<strong><br /> <a name="note2a" href="#note2b">[2]</a> </strong>Au sens marxiste, la &laquo;m&eacute;diation&raquo; est le concept qui permet d&rsquo;expliquer que le sujet n&rsquo;est en contact directement avec la nature. Il n&rsquo;y a pas d&rsquo;imm&eacute;diatet&eacute; entre la conscience historique du sujet et sa position dans le monde.<strong>&nbsp; <br /> <a name="note3a" href="#note3b">[3]</a> </strong>L&rsquo;expression &laquo;petits bourgeois&raquo; est aussi tir&eacute;e du vocabulaire marxiste. Elle sert &agrave; d&eacute;signer la classe moyenne qui est plus libre que les prol&eacute;taires puisqu&rsquo;elle poss&egrave;de un certain contr&ocirc;le sur ses moyens de production, sans &ecirc;tre &laquo;propri&eacute;taire&raquo; ou &laquo;dirigent d&rsquo;entreprise&raquo; comme le bourgeois. Le p&egrave;re de Calle, par exemple, est m&eacute;decin.<br /> <a name="note4a" href="#note4b"><strong>[4]</strong></a><strong> </strong>J&rsquo;ai visionn&eacute; l&rsquo;extrait de l&rsquo;&eacute;mission en ligne &agrave; cette adresse url&nbsp;: <a href="http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-despentes-invitee-au-cercle-de-minuit.fr.html" title="http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-despentes-invitee-au-cercle-de-minuit.fr.html">http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-de...</a> [consult&eacute; le 17 juin 2010]<br /> <a name="note5a" href="javascript:void(0);/*1276790150881*/"><strong>[5]</strong></a> Enfin, on le suppose en regardant l&rsquo;&eacute;mission. S&rsquo;il y a eu une h&eacute;sitation, elle fut coup&eacute;e au montage! <br /> <a name="note6a" href="#note6b"><strong>[6]</strong></a> J&rsquo;ai visionn&eacute; l&rsquo;extrait de l&rsquo;&eacute;mission en ligne &agrave; cette adresse url&nbsp;: <a href="http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1846747682" title="http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1846747682">http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1...</a> [consult&eacute; le 17 juin 2010]<br /> <a name="note7a" href="#note7b"><strong>[7]</strong></a><strong> </strong>Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, <em>Baise-moi</em>, France, 2000, 77 minutes.<strong> <br /> </strong><a name="note8a" href="#note8b"><strong>[8] </strong></a>Marie-H&eacute;l&egrave;ne Bourcier, qui fait de <em>Baise-moi</em> le grand film de la th&eacute;orie f&eacute;ministe queer, en r&eacute;sume efficacement l&rsquo;enjeu : &laquo; Baise moi veut dire &agrave; la fois Fuck me ! et Fuck off ! C&rsquo;est l&agrave; que r&eacute;side la prouesse du film&nbsp;: constituer une resignification op&eacute;r&eacute;e par des femmes, f&eacute;ministe et politique, qui ne fait pas l&rsquo;&eacute;conomie de la sexualit&eacute;&raquo;. Tant que le film constituera une &laquo;&nbsp;resignification &raquo; inacceptable aux yeux du monde, il continuera, selon elle, de r&eacute;sister &agrave; sa r&eacute;cup&eacute;ration. Marie-H&eacute;l&egrave;ne Bourcier, <em>Queer zones. Politiques des identit&eacute;s sexuelles, des repr&eacute;sentations et des savoirs</em>, Paris, Balland, 2001, p. 26. <strong><br /> </strong><a name="note9a" href="#note9b"><strong>[9] </strong></a>Virginie Despentes, <em>King Kong th&eacute;orie</em>, Paris, Le livre de poche, 2007 [2006], p. 97.<strong><br /> </strong><a name="note10a" href="#note10b"><strong>[10]</strong></a><strong> </strong>Le <em>Lumpenproletariat</em>, selon le terme de Marx, qu&rsquo;on traduit en fran&ccedil;ais par &laquo;sous-prol&eacute;tariat&raquo;, signifie litt&eacute;ralement en allemand&nbsp;: le prol&eacute;tariat en haillons. <strong><br /> </strong><a name="note11a" href="#note11b"><strong>[11]</strong></a><strong>&nbsp;</strong>Virginie Despentes, <em>Baise-moi</em>, Paris, J&rsquo;ai lu, 1994 [2000], p. 68.<strong><br /> </strong><a name="note12a" href="#note12b"><strong>[12]</strong></a><strong> </strong>Il s&rsquo;agit aussi d&rsquo;un conflit homme-femme. J&rsquo;ai choisi de ne pas lire le roman sous cet angle. D&rsquo;abord, bien qu&rsquo;il s&rsquo;agisse d&rsquo;un th&egrave;me tr&egrave;s important chez Despentes, elle le d&eacute;veloppe plus efficacement dans <em>Baise-moi</em>, <em>Les chiennes savantes</em> et <em>Les jolies choses</em>. Aussi, dans la version cin&eacute;matographique de <em>Bye Bye Blondie</em> qui serait actuellement en cours de tournage, Despentes a remplac&eacute; &Eacute;ric par une femme, soulignant ainsi l&rsquo;aspect secondaire du conflit homme-femme dans le r&eacute;cit.<strong><br /> </strong><a name="note13a" href="#note13b"><strong>[13]</strong></a><strong> </strong>Judith Butler, <em>Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif</em>, Paris, Amsterdam, 2004, p. 59. <br /> <strong> <p></p></strong> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-rassurante-presence-des-declasses#comments BOURCIER, Marie-Hélène BUTLER, Judith CALLE, Sophie Communisme Culture populaire DESPENTES, Virginie Engagement Événement Féminisme France Idéologie JAMESON, Frederic Luttes des classes MARX, Karl Marxisme Politique Sociocritique Roman Thu, 17 Jun 2010 15:20:59 +0000 Amélie Paquet 236 at http://salondouble.contemporain.info