Salon double - Théories de la lecture
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frThe Heroin Diaries ou ressentir la douleur de Nikki Sixx
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<a href="/equipe/laurin-helene">Laurin, Hélène</a> </div>
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<a href="/dossier/critures-sous-influence-pr-sence-des-drogues-en-litt-rature-contemporaine">Écritures sous influence: présence des drogues en littérature contemporaine</a> </div>
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<p>Depuis une dizaine d'années, les autobiographies de <em>rockstars</em> se multiplient sur les rayons des librairies. Des musiciens à la vie abracadabrante, tels qu'Ozzy Osbourne, Keith Richards, Slash, Lemmy Kilmister et Steven Tyler, comptent tous leur autobiographie (quoiqu'elles sont co-écrites avec un auteur-fantôme), souvent de remarquables succès de vente. Les autobiographies de <em>rockstars</em> traitent du «croustillant», de ce qui relève du «potinage»; les lecteurs (et les fans) ont accès à la vie «sexe, drogues et rock n' roll» par les mots même du principal intéressé, ils peuvent interpréter les comportements de leurs musiciens préférés, savoir et expliquer la «vérité». Parmi les révélations des autobiographies, la consommation de drogues est un genre de mesure étalon de l'attitude typique d'une <em>rockstar</em>. En ce sens, ces autobiographies regorgent de récits et d'aveux concernant les drogues. Parfois même, elles tournent autour des drogues. C'est le cas de <em>The Heroin Diaries: a year in the life of a shattered rock star</em>, le journal intime de Nikki Sixx, le bassiste de Mötley Crüe, publié en 2007.</p>
<p>Mötley Crüe est un groupe de <em>glam metal</em> qui a connu son heure de gloire au courant des années 1980. Les quatre membres originaux (le chanteur Vince Neil, le bassiste Nikki Sixx, le batteur Tommy Lee et le guitariste Mick Mars), même s'ils sont encore actifs aujourd'hui – ils enchaînent les tournées et leur dernier album de chansons originales date de 2008 –, sont aujourd'hui surtout reconnus pour leur style de vie absolument débauché, traité dans leur projet autobiographique comptant six bouquins: <em>The Dirt</em> (2001), <em>Tommyland</em> (2004), <em>The Heroin Diaries: a year in the life of a shattered rock star</em> (2007), <em>Mötley Crüe: A Visual History 1983-2005</em> (2009), <em>Tattoos and Tequila</em> (2010) et <em>This is Gonna Hurt: Music, Photography and Life through the distorted lens of Nikki Sixx</em> (2011).</p>
<p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/feb%201987%20heroin%20diaries.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/feb%201987%20heroin%20diaries.jpg" alt="97" title="" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style="" width="500" height="673"/></a> <span class='image_meta'></span></span><br /><br />Dans cette lecture, je propose une réflexion portant exclusivement sur <em>The Heroin Diaries</em>. Dans ce livre, un journal intime écrit en 1987, mais publié en 2007, le bassiste, fondateur et principal auteur-compositeur de Mötley Crüe, Nikki Sixx, raconte sa dépendance aux drogues (héroïne, cocaïne, crack, alcool, diverses pilules, etc.). L'arc narratif des entrées de journal intime mène à une surdose quasi-fatale. Pendant la nuit du 22 au 23 décembre 1987, Sixx est mort quelques minutes d'une surdose d'héroïne et a été ramené à la vie par deux doses d'adrénaline enfoncées directement dans son cœur. Cet événement lui a ouvert les yeux et il est devenu sobre par la suite. Tout au long de <em>The Heroin Diairies</em>, Nikki Sixx (aidé par son co-auteur Ian Gittins) met de l'avant une écriture déployant son corps et les sensations – physiques et mentales – qu'il vit. C'est pourquoi je propose de rapprocher <em>The Heroin Diaries</em> avec la <em>lecture empathique</em>, telle que développée par le chercheur en littérature Pierre-Louis Patoine dans sa thèse de doctorat.<br /><br />La lecture empathique est une expérience «douloureuse, une lecture tactile et viscérale dans laquelle le corps du lecteur fait écho aux états sensori-moteurs présentés par le texte» (Patoine, 2010: 150). Par exemple, lire un récit d'une scène de torture où la main d'un des protagonistes est coupée peut faire ressentir chez une lectrice un malaise général, voire une douleur d'une précision troublante. Ce processus est complexe et se déroule notamment au niveau cognitif; les «neurones miroirs», qui participent à régir l'empathie, soit la capacité à se mettre à la place d'un autre individu et de ressentir ce qu'il (ou elle) ressent, jouent un rôle tout particulier pour la lecture empathique (Patoine, 2010). Les récits d'intoxication aux drogues de Nikki Sixx dans <em>The Heroin Diaries</em>, des récits très personnels puisque consignés à l'origine dans un journal intime, sont empreints de douleur autant physique que mentale, mais il faut davantage pour que le malaise se transfère de manière efficace.<br /><br />En fait, pour que les sensations dites «somesthésiques» (soit tout le registre possible des sensations physiques provenant des différentes régions du corps, extérieures ou intérieures) soient ressenties, le texte doit lui-même favoriser une lecture empathique (Patoine, 2010). Pour ce faire, le texte doit tout d'abord susciter la sympathie du lecteur. En effet, «les sensations que le lecteur attribue aux personnages dépendent […] de l'idée que celui-ci se fait de leur personnalité, dans la mesure où elle détermine largement le rapport entre leur expression et leur expérience sensorielle» (Patoine, 2010: 153-154). Cette personnalité du personnage s'institue à travers le style dans lequel il s'exprime, mais aussi, dans le cas d'une autobiographie, de ce qui est déjà connu de lui. De la sorte, pour <em>The Heroin Diaries</em>, le lectorat – on peut supposer qu'il comporte un nombre important de fans – connaît déjà Nikki Sixx, puisqu'il est une personnalité publique comptant à son actif une autobiographie partielle par le truchement de l'autobiographie de groupe <em>The Dirt</em>, faisant le récit de Mötley Crüe, mais aussi nombre d'articles de journaux, d'entrevues écrites et télévisées, de photographies, des chansons<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a><strong><a name="note1"></a></strong>, etc. Ainsi, Nikki Sixx peut déjà être perçu comme une <em>rockstar</em> «rescapée», n'ayant rien à perdre puisqu'il sait ce qu'est d'avoir «tout perdu» (même la vie), ne faisant «aucun compromis» pour aller «toujours plus loin», quoi que cela signifie. De plus, il présente clairement son programme de vie en introduction: «I also believe that you can be cool as fuck, not give a fuck and fucking kick ass in life, and not be fucked up.» (Sixx et Gittins, 2007: 9) Bref, en exposant sa personnalité à travers des qualités telles que la sincérité, la passion de la liberté, l'indépendance d'action, la «coolitude je-m'en-foutiste» et une certaine sagesse moraliste, Sixx a créé un personnage sympathique, rendant le texte d'autant plus propice à la lecture empathique, surtout pour ses <em>fans</em>.</p>
<p>Également, l'adhésion au récit est très importante pour réunir les conditions de la lecture empathique. C'est ici que l'appartenance générique et la forme même du bouquin importent. En effet, <em>The Heroin Diaries</em> se présente comme une autobiographie et, à plus forte raison, comme un journal intime. Comme le mentionne Patoine, soutenu par Yves Baudelle, ce genre «tend à atténuer la distance esthétique, critique ou ironique entre le texte et son lecteur et […] "ajoute aux scintillements de la fiction l'intensité du vécu" (Baudelle, 2003: 18)» (Patoine, 2010, p. 157). De ce fait, puisque ce qui est raconté est supposé avoir été vécu, puisque le personnage principal se confond avec une personne réelle toujours vivante, les lecteurs pourront davantage ressentir ce que l'auteur ressent, «entrer davantage dans un récit qu'ils considèrent réel» (Patoine, 2010, p. 158). L'authenticité de <em>The Heroin Diaries</em>, assurée par le genre, est également garantie par l'auteur-fantôme Ian Gittins, épaté devant les accomplissements «héroïques» de Sixx. Il décrit, lors de l'introduction qui lui est réservée:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
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</div>
<div class="quote_end">
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<p>When Nikki first showed me his remaining journal scribblings and scraps of paper from back then, I was horrified – and could not believe he is still alive. […] Nikki asked me to get the other sides of the horror story, so I sought out the people whose lives he was terrorizing back then […]. Unsurprisingly, they had some pretty shitty things to say about the out-of-control junkie they knew back then, but Nikki wanted all the insults and the atrocities itemized in this book. I can think of no other rock star of his stature who would be so honest, or courageous. <em>The Heroin Diaries</em> is not easy reading. It is a book that you will never forget. (Sixx et Gittins, 2007: 10-11, italiques originales).</p>
</blockquote>
<p>Le positionnement générique du récit et le témoignage d'Ian Gittins, venant confirmer la complète honnêteté du bassiste, invitent donc les lecteurs à ressentir ce que Nikki Sixx – le personnage se confondant avec la personne réelle – ressent.<br /><br /> Et, justement, ce qu'il ressent n'est pas du tout heureux. Sa vie de toxicomane dépressif (quoique le diagnostic de dépression clinique lui est confirmé plus tard) n'est pas de tout repos. Il décrit un malheur et une souffrance autant physiques que psychologiques. Par exemple, le 11 octobre 1987, alors qu'il rate de peu un spectacle au stade de la ville d'Oakland et que le groupe le convoque pour qu'il explique ses agissements, nul ne se doute de sa souffrance physique:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
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</div>
<div class="quote_end">
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<p>On top of that bullshit my stomach has really been killing me lately. There are little traces of blood again every time I take a shit. This always happens when I'm drinking too much or I up the drugs. I guess after a while that shit tears my guts open. Problem is I haven't been drinking as much as doing drugs… maybe my insides are coming out? […] I forgot to write down another of my stupid lil mishaps. The other night I fell and smashed the back of my head on the fireplace in the bedroom and I probably only remember 'cause my head is still pounding. My stomach and my head are killing me. (Sixx et Gittins, 2007: 301-302)</p>
</blockquote>
<p>La dépression lui nuit également. Le 8 avril 1987, il est seul et triste: «So here I sit. Alone again. Needle in my arm. Playing the fucking victim yet again – or is it the martyr? As much as I love my band, I also hate them, because they are with people that love them. I don't understand why, as big as my heart is, I'm alone.» (Sixx et Gittins, 2007: 122) Deux jours plus tard:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
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<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p>Jesus, it's such a hassle to go out nowadays. […] I'm gonna go back to the bookstore 'cause I think I might have depression. Maybe something there can help me? I can't control my moods. I feel like I'm coming apart at the seams… even when I'm not on drugs. If only they knew. It seems I'm always falling apart, always falling apart at the seams… (Sixx et Gittins, 2007: 124)</p>
</blockquote>
<p>Au-delà des mots, d'autres éléments du livre favorisent la lecture empathique. La mise en page, en noir, rouge et blanc, est truffée d'images ressemblant à des taches de sang, d'une écriture manuelle exaltée et urgente, de dessins anatomiques crus, en plus de contenir des photos de l'époque. Les couleurs forment un contraste déroutant et les images soutiennent les propos de Sixx. Les taches de sang font clairement référence au monde des seringues et de l'héroïnomanie; les dessins anatomiques montrent souvent des crânes en train de s'ouvrir; et les photographies plongent visuellement le lecteur dans le quotidien décrit dans les entrées de journal intime. La lecture de <em>The Heroin Diaries</em> est donc empathique à divers niveaux: s'il est possible de ne pas ressentir une douleur à la tête au moment où Sixx décrit s'être probablement percuté la tête en tombant, il y a quand même un malaise, un mal-être, communiqué dans ces pages.</p>
<p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/page%202%20heroin%20diaries.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/page%202%20heroin%20diaries.jpg" alt="96" title="" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style="" width="498" height="690"/></a> <span class='image_meta'></span></span><br /><br />La lecture empathique articulée à travers <em>The Heroin Diaries</em> sert à établir un récit à la morale sans équivoque, avec un «message» à faire passer aux lecteurs. En fait, la lecture empathique sert à la morale du récit autant que la morale sert à la lecture empathique. En effet, puisque <em>The Heroin Diaries</em> est présenté comme une histoire vécue, véridique et d'une honnêteté «rarement vue» chez une <em>rockstar</em> de son envergure, la volonté de Nikki Sixx de «faire une différence» dans la vie de ses lecteurs, de démontrer que la dépendance n'est certainement pas <em>glamour</em>, et qu'il est possible de s'en sortir, est d'autant plus forte. D'ailleurs, Sixx lui-même admet candidement le but recherché par la publication de son journal intime: «If one person reads this book and doesn't have to go down the same road as me, it was worth sharing my personal hell with them.» (Sixx et Gittins, 2007: 9). Il dédie même <em>The Heroin Diaries</em> «to all the alcoholics and drug addicts who have had the courage to face their demons and to pass on the message that there is hope and light at the end of the tunnel.» (Sixx et Gittins, 2007: V) En s'éloignant volontairement d'une interprétation intellectuelle, abstraite ou formaliste de son texte, Nikki Sixx se rapproche d'une lecture pratique, moraliste et aussi, empathique. En effet, «la lecture empathique apparaît alors comme la confirmation d'un impact concret, le moyen de faire une différence réelle parce que physique et le refus de cantonner la littérature dans le domaine du virtuel, jugé comparativement insignifiant et sans valeur» (Patoine, 2010: 50). La lecture empathique et les sensations qu'elle permet de faire vivre produisent «une littérature efficace, batailleuse, subversive et dangereuse» (Patoine, 2010: 50).</p>
<p>Ce type de littérature peut se rallier à la conception de la rébellion articulée par les membres de Mötley Crüe, basée sur une liberté individuelle absolue et une envie de déjouer les prédictions, carburant aux drogues. En effet, c'est comme s'ils évaluaient la vie trop sécurisée et régulée à leur goût, trop routinière et fade, comme s'il n'y avait pas assez d'aventure et de danger. Leur consommation de drogues est un moyen de créer une excitation, de rendre leur vie palpitante. Les récits empathiques de la consommation de Nikki Sixx font écho à son refus de l'ennui administratif et domestique (ce qui n'est pas sans rappeler la misogynie de la culture rock, s'opposant à la sphère féminine souvent associée à la maison, à la routine, au ménage, etc.), en injectant une forte dose de sensations et tout en étant un moyen pour les lecteurs de résister, par procuration, aux institutions sociales.</p>
<p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/page%20heroin%20diaries.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/page%20heroin%20diaries.jpg" alt="98" title="" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style="" width="445" height="608"/></a> <span class='image_meta'></span></span></p>
<p><br />En somme, <em>The Heroin Diaries</em> est un récit créant les conditions pour une lecture empathique: le personnage principal est sympathique et il a l'aval des lecteurs, d'autant plus que l'œuvre se présente comme étant particulièrement ancrée dans le réel, de par sa forme même. La douleur qu'il exprime se communique donc facilement, en plus d'être «aidée» par la présentation visuelle du livre, angoissante et saturée. La lecture empathique met l'accent sur une interprétation moraliste, voulant «passer un message» (celui de la sobriété), se situant ainsi du côté d'une littérature efficace, «rentre-dedans». Éventuellement, Sixx s'est débarrassé de sa dépendance aux drogues. Dans <em>The Dirt</em> (2001), <em>The Heroin Diaries</em> (2007) et <em>This is Gonna Hurt</em> (2011), il explique comment les programmes de désintoxication l'ont aidé à devenir un meilleur homme. Il semble avoir complètement adopté l'idéologie de la sobriété inculquée par l'organisation des Alcooliques Anonymes, duquel il est membre. En ce sens, les drogues chez Nikki Sixx sont sa marque de commerce et l'ennemi à abattre. Même s'il souhaite aider ses lecteurs et ses fans à se sortir de situations difficiles telles que la toxicomanie, un livre comme <em>The Heroin Diaries</em> rend public son usage des drogues, la met de l'avant comme constitutive de son attitude rebelle et confirme, en quelque sorte, sa présence abondante et nécessaire pour être considéré comme une <em>rockstar</em>.</p>
<p> </p>
<hr />
<p> </p>
<p><strong>Bibliographie</strong></p>
<p><br />Baudelle, Yves, «Du roman autobiographique: problèmes de la transposition fictionnelle», <em>Protée</em>, vol. 31, no 1, 2003, p. 7-26.<br /><br />Lee, Tommy et Anthony Bozza, <em>Tommyland</em>, New York: Atria Books, 2004, 269 p.<br /><br />Neil, Vince et Mike Sager, <em>Tattoos & Tequila</em>, New York et Boston: Grand Central Publishing, 2010, 288 p.<br /><br />Patoine, Pierre-Louis (2010),<em> Du sémiotique au somatique. Pour une approche neuroesthétique de la lecture empathique</em>, Thèse pour l'obtention du doctorat en sémiologie, Université du Québec à Montréal, Montréal, 471 p.<br /><br />Sixx, Nikki et Ian Gittins, <em>The Heroin Diaries. A Year in the Life of a Shattered Rockstar</em>, New York: Simon & Schuster, 2007, 413 p.<br /><br />Sixx, Nikki, <em>This is Gonna Hurt. Music, Photography and Life through the distorted lens of Nikki Sixx</em>, New York: William Morrow, 2011, 219 p.<br /><br />Strauss, Neil, Nikki Sixx, Tommy Lee, Vince Neil et Mick Mars, <em>The Dirt</em>, New York: HarperCollins Publishers, 2001, 431 p.<br /><br />Zlozower, Neil, <em>Mötley Crüe. A Visual History 1983-2005</em>, San Francisco: Chronicle Books, 2009, non paginé.</p>
<p> </p>
<p><a href="#note1"><strong>[1]</strong></a><a name="note1a"></a>. L'intention autobiographique derrière les chansons n'est pas toujours évidente. Cependant, le fait que des paroles de chansons soient retranscrites dans <em>The Dirt</em> et dans <em>The Heroin Diaries</em>, et que le bassiste y mentionne parfois des contextes de composition faisant clairement référence à sa vie (la chanson «Kickstart my heart» fait référence à cette surdose de décembre 1987, par exemple), font en sorte qu'il est raisonnable de penser que Nikki Sixx se révèle, ne serait-ce que partiellement et avec précaution, à travers ses chansons, donnant ainsi un point d'accès aux <em>fans</em> vers la personnalité du bassiste.</p>
<p> </p>
<p> </p>
BAUDELLE, YvesEmpathieÉtats-Unis d'Amérique Études culturellesGITTINS, IanLégitimationSIXX, NikkiSociété du spectacleTémoignageThéories de la lectureVedettariatEssai(s)Sun, 04 Nov 2012 23:22:18 +0000Hélène Laurin616 at http://salondouble.contemporain.infoLes mélancomiques
http://salondouble.contemporain.info/antichambre/les-m-lancomiques
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<a href="/equipe/joubert-lucie">Joubert, Lucie</a> </div>
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ou pourquoi les femmes en littérature ne font pas souvent rire </div>
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<p style="text-align: justify; ">On a beaucoup glosé sur la quasi-absence des femmes humoristes sur les scènes québécoises et françaises. Si la situation évolue depuis quelques années, la question reste toujours d’actualité quand on se tourne vers le texte littéraire. Où sont les auteures comiques? La difficulté à nommer ne serait-ce que quelques noms ou titres de roman comme exemples atteste une apparente et trompeuse rareté du rire féminin. Certes, les auteures qui font œuvre d’humour et d’esprit existent mais elles demeurent (elles et leurs textes) méconnues. Une des raisons qui expliquent ce malentendu se trouve du côté de la <em>nature</em> de l’humour qu’elles mettent de l’avant. En effet, l’esprit féminin puise partiellement, mais souvent, sa source dans une mélancolie née d’une expérience des déterminismes de la condition des femmes: la difficulté à se définir en tant que sujet social, la constatation d’une impuissance à changer le cours des choses, la conscience d’exprimer un point de vue qui ne touchera que la partie congrue d’un public tourné vers les «vraies affaires»</p>
<p style="text-align: justify; ">Dans une telle optique, les femmes, en fines observatrices des travers de la société, font preuve d’un humour qui suscite un rire de connivence quelquefois un peu triste, loin des grands éclats en tout cas, mais qui revendique, dans sa lucidité même, la possibilité de changer la défaite en victoire par l’esprit, fût-il marqué par la mélancolie. Cette conférence se veut donc une invitation à relire ou découvrir des auteures comme, entre autres, Benoîte Groult, Christiane Rochefort, Amélie Nothomb, Monique Proulx, Hélène Monette, Marie-Renée Lavoie et Suzanne Myre.</p>
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http://salondouble.contemporain.info/antichambre/les-m-lancomiques#commentsAbsurdeAdultèreAliénationALLARD, CarolineAltérité Arts de la scèneArts de la scèneAutodénigrementAutodérisionBADOURI, RachidBALZANO, FloraBARBERY, MurielBelgiqueBEN YOUSSEF, NabilaBESSARD-BLANQUY, OlivierBISMUTH, NadineBLAIS, Marie-ClaireBOOTH, WayneBOSCO, MoniqueBOUCHER, DeniseCanadaCARON, JulieCARON, SophieChick litt. / Littérature aigre-douceCondition féminineConditionnements sociauxCulture populaireCYR, MaryvonneDésillusionDéterminismesDeuilDEVOS, RaymondDialectisme hommes/femmesDION, LiseDIOUF, BoucarDiscriminationDivertissementÉtudes culturellesFARGE, ArletteFéminismeFéminitéFemme-objetFEY, TinaFranceFRÉCHETTE, CaroleFreudGAUTHIER, CathyGenres sexuelsGERMAIN, RaphaëlleGIRARD, Marie-ClaudeGROULT, BenoîteGROULT, FloraHistoireHumourHumourHumour littéraireIdentitéImprovisationImprovisationIndustrie de l'humourInstitutionIronieJACOB, SuzanneLAMARRE, ChantalLAMBOTTE, Marie-ClaudeLARUE, MoniqueLAVOIE, Marie-RenéeLEBLANC, LouiseLes Folles AlliéesLes Moquettes CoquettesLittérature migranteMarchandisationMaternitéMélancolieMÉNARD, IsabelleMERCIER, ClaudineMEUNIER, Claude et Louis SAÏAMONETTE, HélèneMPAMBARA, MichelMYRE, SuzanneNOTHOMB, AmélieOUELLETTE, ÉmilieParodiePastichePEDNEAULT, HélènePlatonPouvoir et dominationPROULX, MoniquePsychanalysePsychologieQuébecReprésentation du corps RireROBIN, RégineROCHEFORT, ChristianeROY, GabrielleSatireScatologieSCHIESARI, JulianaSéductionSMITH, CarolineSociété de consommationSociété du spectacleSociologieStand up comiqueStand up comiqueSTEINER, GeorgeStéréotypesSTORA-SANDOR, JudithTélévisionThéâtreThéorie du discoursThéories de la lectureTOURIGNY, SylvieTristesseVAILLANT, AlainVIGNEAULT, GuillaumeViolViolenceRomanThéâtreFri, 09 Mar 2012 14:12:02 +0000Lucie Joubert471 at http://salondouble.contemporain.infoÉloge de la relecture ou L’invraisemblance qui réactive le récit
http://salondouble.contemporain.info/antichambre/eloge-de-la-relecture-ou-l-invraisemblance-qui-reactive-le-recit
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<a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div>
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Pour une (re)lecture réaliste magique du roman Un an de Jean Echenoz </div>
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</div>
<!--break--><!--break--><div class="rteindent3"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Tout l’art de Kafka consiste à obliger le lecteur à <em>relire</em>. Ses dénouements —ou ses absences de dénouements— suggèrent des explications mais qui n’apparaissent pas en clair et qui exigent que l’histoire soit relue sous un nouvel angle pour apparaître fondées. Quelquefois il y a une double ou triple possibilité d’interprétation d’où apparaît la nécessité de deux ou trois lectures. Mais on aurait tort de vouloir tout interpréter dans le détail chez Kafka. Un symbole est toujours dans le général et l’artiste en donne une traduction en gros. Il n’y a pas de mot à mot. Le mouvement seul est restitué. Et pour le reste il faut faire la part du hasard qui est grande chez tout créateur.</span>
<p>Albert Camus, <em>Carnets</em></p></div>
<p>
<a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a></p>
<p>On retrouve dans la production littéraire contemporaine plusieurs occurrences de récits qui permettent la cohabitation non problématisée de naturel et de surnaturel dans un même univers de fiction, et qui en appellent ainsi à une lecture différente du roman en général en posant autrement la question de l’adhésion au raconté. Certains de ces récits, que l’on peut qualifier de réalistes magiques à la suite d’Amaryll Beatrice Chanady<a href="#note2a" name="note2"><strong>[2]</strong></a>, réinventent en quelque sorte le paradigme de la transmission narrative; le lecteur n’est pas appelé à questionner les événements surnaturels du récit réaliste magique et accepte les invraisemblances qui le ponctuent comme allant de soi: il les considère comme faisant partie de la réalité du texte —réalité artificielle, certes, mais cohérente à l’univers diégétique mise en place dans le roman. Le cas que je propose d’étudier est assez particulier: lors d’une première lecture, le roman <em>Un an</em><a href="#note3a" name="note3"><strong>[3]</strong></a> de l’écrivain français Jean Echenoz, paru aux Éditions de Minuit en 1997, ne semble pas appartenir au réalisme magique comme je le définirai. Toutefois, l’invraisemblance diégétique finale qui vient désavouer le récit tout entier permet de relire le roman à l’aune du réalisme magique. Cette invraisemblance majeure perd alors de son impossible et la relecture ainsi activée, orientée par le réalisme magique, vient à son tour mettre en lumière d’autres invraisemblances qui, jusque-là, ont pu passer inaperçues. C’est ce cas particulier de fiction vertigineuse que je propose d’observer dans le cadre de ce texte. Je souhaite, d’une certaine façon et par extension, appliquer ce que Camus a affirmé des textes de Kafka au roman d’Echenoz, et faire ainsi l’éloge de la relecture, qui ouvre l’interprétation sur des avenues que le lecteur qui ne s’en tient qu’à une seule lecture n’aurait peut-être pas soupçonnées. Ma démarche s’apparente ainsi à celle menée par Richard Saint-Gelais dans un article sur le roman <em>Le meurtre de Roger Ackroyd</em> d’Agatha Christie, où il affirme que</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
le résultat de la relecture est non seulement de voir des indices compromettants là où la première lecture n’en voyait pas, mais aussi de voir comment les dispositifs décourageaient dans un premier temps des opérations de lecture qu’en même temps ils permettaient<a name="note4" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>.</span></div>
<p>
Et l’on verra bien assez vite que c’est tout à fait le cas dans le roman qui nous intéresse ici.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Quelques précautions</strong></span></p>
<p>La lecture que je proposerai du roman <em>Un an</em> est une lecture immanente du texte. Je souhaite montrer ainsi qu’il est possible de lire le roman en modifiant notre réponse esthétique à l’aune du réalisme magique. On pourrait —et on peut— accepter la fin vertigineuse et choquante du roman comme telle, la considérer comme une paralipse, une rétention d’information par le narrateur, mais on peut aussi l’envisager autrement. Il me semble que le réalisme magique propose des pistes de réflexion intéressantes par rapport à cet effet de lecture singulier. Et s’il y a consensus dans les études sur l’œuvre romanesque d’Echenoz, c’est bien autour de la question de la subversion des genres; ailleurs, Echenoz se joue des codes du roman d’aventures (<em>Le Méridien de Greenwich</em>, 1979 ; <em>L’Équipée malaise</em>, 1986), du roman noir (<em>Le Méridien de Greenwich</em>), du roman d’espionnage (<em>Lac</em>, 1989) et du roman policier (<em>Cherokee</em>, 1983), par exemple, ce qui rend, il me semble, encore plus plausible la (re)lecture réaliste magique que je proposerai ici. Une certaine exploration ludique des codes du mystère se trouvait déjà, en 1995, dans <em>Les Grandes blondes</em> et s’est poursuivie, en 2003, dans le roman <em>Au piano</em>. J’observerai donc sous une loupe réaliste magique ce que Christine Jérusalem, dans son livre <em>Jean Echenoz: géographies du vide</em>, appelle l’effet de romanesque: «L’effet de romanesque constitue en quelque sorte la contrepartie symétrique du fameux “effet de réel”. Il vise l’adhésion du lecteur à l’aspect invraisemblable du récit<a name="note5" href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>». La mise à mal des codes de la représentation réaliste participe de cet effet de romanesque et, par le fait même, du réalisme magique. Et je tiens à préciser, avant de me lancer enfin, que je ne suggère pas de hiérarchiser les lectures (ou les relectures) possibles de <em>Un an</em>: les textes d’Echenoz sont suffisamment riches pour soutenir une multitude d’hypothèses interprétatives, et celle-ci, orientée par le réalisme magique, n’est qu’une lecture parmi tant d’autres. Il existe en effet d’autres interprétations, mais j’aimerais en présenter une qui a l’avantage d’aborder le cas d’Echenoz moins comme une subversion des codes (approche par la négation, fréquente chez la critique<a name="note6" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>) que comme une stratégie positive et, en ce sens, originale. Je souhaite déplacer quelque peu les enjeux: alors que de nombreuses études parlent d’impossibilité et de non-fiabilité du narrateur (ou de la narration), je m’intéresserai plutôt au revers ignoré de cette médaille maintes fois astiquée, c’est-à-dire à la <em>possibilité</em>. En effet, la plupart des critiques qui s’intéressent à ce roman se butent à ses impossibilités (narratives, fictionnelles)<a href="#note7a" name="note7"><strong>[7]</strong></a>, alors que ma lecture sera plutôt «positive».</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>À propos du réalisme magique</strong></span></p>
<p>Le terme «réalisme magique» a été employé pour la première fois par le critique d’art allemand Franz Roh dans le titre d’un texte publié en 1925. Il utilise le terme sans vraiment s’engager sur sa signification: il écrit dans la préface de son texte qu’il n’attribue pas «de valeur spéciale au titre “réalisme magique”<a href="#note8a" name="note8"><strong>[8]</strong></a>», avec lequel il décrit le «retour de la peinture au réalisme après le style plus abstrait de l’expressionnisme<a href="#note9a" name="note9"><strong>[9]</strong></a>». Le terme a ensuite migré vers l’Amérique latine et en est venu à désigner «la tendance contraire, qui est l’<em>écart</em> d’un texte par rapport au réalisme plutôt que le réinvestissement du réalisme par le texte<a href="#note10a" name="note10"><strong>[10]</strong></a>». Il a été employé de façon de plus en plus affirmée avec la parution d’un essai écrit par Angel Flores en 1955, intitulé «Le réalisme magique dans les fictions latino-américaines<a href="#note11a" name="note11"><strong>[11]</strong></a>». Cette double migration —d’une part vers la littérature et d’autre part vers l’Amérique latine— est devenue plutôt permanente après 1967; selon Maria Takolander, c’est la traduction et la diffusion à travers le monde du roman <em>Cent ans de solitude</em> du Colombien Gabriel García Márquez qui ont fait en sorte que le terme réalisme magique soit accolé de façon consensuelle et «officielle», si l’on veut, à cette «forme fictionnelle hybride qui combine fantastique et réalisme, que les auteurs latino-américains avaient produite et continuaient de produire<a href="#note12a" name="note12"><strong>[12]</strong></a>». Dans un ouvrage paru en 1985, Amaryll Beatrice Chanady affirme que la principale caractéristique du réalisme magique est la suivante: «[A]lors que dans le fantastique, le surnaturel est perçu comme problématique, puisqu’il est manifestement antinomique par rapport au cadre rationnel du texte, le surnaturel dans le réalisme magique est accepté comme faisant partie de la réalité<a name="note13" href="#note13a"><strong>[13]</strong></a>». Toutefois, la présence du surnaturel n’est pas suffisante pour décrire le réalisme magique. Il importe que le cadre de référence réaliste soit aussi développé que le cadre de référence surnaturel dans le récit, sinon le texte bascule vers le merveilleux. Selon Chanady, l’histoire doit être située dans le monde contemporain et contenir une somme importante de descriptions réalistes de ce monde et des êtres qui l’habitent afin de créer un tout harmonieux et cohérent. Est réaliste magique, en somme, une fiction qui répond aux trois critères suivants: tout d’abord, le surnaturel dans le texte n’est pas présenté comme problématique; ensuite, le conflit de sens habituel entre le naturel et le surnaturel est résolu par la narration; finalement, il n’y a pas de jugement par rapport à la véracité des événements dans la fiction, les deux niveaux de réalité n’étant pas hiérarchisés. La différence principale entre le réalisme magique et le fantastique réside dans la condition de non problématisation du surnaturel. Dans le fantastique, le surnaturel crée une hésitation que Todorov érigeait en condition essentielle au genre: «D’abord, il faut que le texte oblige le lecteur à considérer le monde des personnages comme un monde de personnes vivantes et à hésiter entre une explication naturelle et une explication surnaturelle des événements évoqués<a href="#note14a" name="note14"><strong>[14]</strong></a>». De plus, dans le réalisme magique, l’événement surnaturel, parce qu’il est placé sur le même pied d’égalité que l’événement naturel, n’attire pas plus l’attention ni des personnages ni du lecteur.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les impossibilités du roman <em>Un an</em></strong></span></p>
<p>L’incipit de <em>Un an</em> plonge directement le lecteur dans l’action du roman: «Victoire, s’éveillant un matin de février sans rien se rappeler de la soirée puis découvrant Félix mort près d’elle dans leur lit, fit sa valise avant de passer à la banque et de prendre un taxi vers la gare Montparnasse» (p.7). L’entrée du narrateur dans l’imperceptible, avec le bout de phrase «sans rien se rappeler», donne d’emblée le ton de ce qui sera une narration omnisciente, hétérodiégétique et non-représentée, et dotée d’une personnalité forte, au demeurant. Victoire, donc, craint d’être suspectée pour la mort de Félix parce qu’elle ne se souvient de rien; elle fuit Paris et va errer pendant presqu’un an, d’abord sur la Côte basque, puis dans les Landes, à Toulouse, dans les Landes encore, pour finalement rejoindre Paris en novembre de la même année, dix mois après son départ. Au début, <em>tout va bien</em>, pour reprendre les mots de Pierre Lepape qui signe la quatrième de couverture: </p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
Elle loue une villa au Pays basque, se trouve un amant. Mais l’amant lui vole ses sous et Victoire va parcourir une à une les étapes de la dégringolade sociale: après la villa, les chambres d’hôtel, de plus en plus miteuses, puis la belle étoile; le vélo, puis l’autostop et, quand elle est devenue trop sale, trop dépenaillée pour le stop, la marche au hasard, l’association avec d’autres clochards, le chapardage, la promiscuité, la perte progressive de soi et du monde.</span></div>
<p>
À quelques reprises dans le roman, Louis-Philippe, ami commun de Victoire et de Félix, apparaît là où Victoire se trouve pour lui donner des nouvelles de l’enquête. Il lui recommande de ne pas rentrer tout de suite à Paris, au début, parce que sa responsabilité dans la mort de Félix n’a pas encore été écartée (p.30-31). Puis, alors que le roman s’achève, Louis-Philippe annonce à Victoire que l’affaire Félix est close, qu’elle peut rentrer à Paris (p.104). Dix heures plus tard, elle y est. Le récit se termine sur un excipit qui ne résout pas grand-chose, en quelque sorte:</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
Victoire, les semaines suivantes, évita les lieux qu’elle avait l’habitude de fréquenter auparavant. Puis quand même un soir de la mi-novembre, ayant presque retrouvé son apparence normale, elle se risqua jusqu’au Central. Elle ne s’y était plus rendue depuis la veille de son départ mais à peine entrée, debout près du bar en compagnie d’une belle femme, elle aperçut Félix.
<p>Félix, qui avait l’air en pleine forme, ne parut pas manifester quelque émotion particulière en voyant approcher Victoire. Alors, s’exclama-t-il seulement, où est-ce que tu étais passée? Je t’ai cherchée partout, je te présente Hélène. Victoire, souriant à Hélène, s’abstint de demander à Félix comment il n’était pas mort, ce qui eût risqué d’infléchir l’ambiance, et préféra commander un blanc sec. Et Louis-Philippe, dit-elle, tu l’as vu ces jours-ci? Ah, dit Félix, tu n’as pas su. Je suis désolé. Je vous laisse un instant, dit Hélène. Je suis désolé, répéta Félix à voix basse après qu’elle se fut éloignée, je croyais que tu savais. On n’a pas trop compris ce qui s’est passé pour Louis-Philippe, on n’a jamais bien su, je crois qu’on l’a trouvé deux ou trois jours après dans sa salle de bains. C’est tout le problème quand on vit seul. Ça s’est passé juste au moment de ton départ, ça va faire quoi, un an, un peu moins d’un an. J’ai même cru un moment que tu étais partie à cause de ça. Mais non, dit Victoire, bien sûr que non (p.110-111).</p></span></div>
<p>
Le roman s’achève sur cette invraisemblance empirique et diégétique majeure: empirique, d’une part, parce que Louis-Philippe, mort, était bien vivant tout au long du récit et que Félix, vivant, était plutôt mort dès l’ouverture du récit; diégétique, d’autre part, pour les mêmes raisons: la mise en intrigue par le narrateur omniscient perd ici de sa cohérence et de sa crédibilité. De deux choses l’une: ou Louis-Philippe serait un fantôme et aurait menti à Victoire concernant la mort de Félix, d’une certaine façon ressuscité; ou, encore, le narrateur aurait retenu une somme importante de savoir et Victoire aurait tout simplement été victime d’hallucinations lors de son errance. C’est la deuxième hypothèse qui semble au premier abord la plus valide, notamment en ce que le narrateur paraît déléguer la focalisation à Victoire —le lecteur aurait donc lu un récit à focalisation interne fixe sur le personnage de Victoire. Mais ce n’est pas le cas. J’ai affirmé plus tôt que la narration, dès les premiers mots du récit, entre dans l’imperceptible en mentionnant que Victoire ne se souvient de rien. Néanmoins, cette focalisation interne est plutôt simulée; en effet, il serait plus juste de parler d’un narrateur omniscient qui se joue du lecteur, à tout le moins du narrataire ou, encore mieux: qui se joue <em>de son propre système narratif</em>, comme l’écrit Genette à propos de Proust dans «Discours du récit<a name="note15" href="#note15a"><strong>[15]</strong></a>». Un moment particulier du roman permet de bien comprendre ce que je veux dire: le narrateur met en scène une délégation de focalisation tout à fait impossible, et qui commence sur le rebord d’une fenêtre, cadre parfait pour l’occasion:</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
L’après-midi du même jour, comme elle vaquait à la cuisine vers l’heure du thé, un courant d’air fit s’ouvrir puis claquer bruyamment la fenêtre de sa chambre. Elle monta l’escalier pour aller fermer le battant mais d’abord, accoudée à la barre d’appui, elle considéra la mer vide.
<p>Pas vide pour longtemps puisque par la droite du cadre, au loin, parut la proue d’un cargo rouge et noir. Inactif pour le moment, accoudé au bastingage, le radiotélégraphiste affecté à ce cargo considérait dans sa longue-vue la côte pointillée de pavillons, les drapeaux flaccides hissés sur les plages et les dériveurs aux voiles faseyantes, affaissées comme de vieux rideaux. Ensuite, au beau milieu du ciel, le radiotélégraphiste observa le bimoteur à hélices traînant une banderole publicitaire environnée d’oiseaux marins traçant des chiffres, sur fond de nuages passant du même à l’autre et du pareil au même (p.28-29).</p></span></div>
<p>
Cette délégation de focalisation au personnage de Victoire est impossible pour plusieurs raisons. Tout d’abord, quelques pages auparavant, on a annoncé que «l’océan était trop éloigné [du pavillon] pour qu’on puisse l’entendre» (p.23). De plus, le radiotélégraphiste, lorsqu’il regarde la côte avec sa longue-vue, ne voit qu’un pointillé de pavillons, ce qui rend impossible le fait que Victoire soit en train d’observer, à l’œil nu, ce qu’il fait sur le cargo qu’elle distingue seulement au loin. Tout ce qui est rapporté, donc, nous parvient du narrateur qui, sans focalisation, est tout à fait omniscient. L’hypothèse d’une série d’hallucinations par Victoire est donc à rejeter. Le narrateur n’a pas opéré l’importante rétention de savoir que supposait cette hypothèse. Il convient donc de revenir à la première hypothèse, qui stipule que Louis-Philippe est un fantôme qui ment à Victoire pour une raison que l’on ne connaît pas, et que Félix, de quelque façon que ce soit, est revenu à la vie après que Victoire ait quitté Paris.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Et le surnaturel</strong></span></p>
<p>Cette hypothèse réaliste magique réactualise en quelque sorte le récit, que l’on est tenté de relire à l’aune de cette nouvelle donnée. Cette relecture réaliste magique permet de mettre en lumière d’autres invraisemblances, empiriques celles-là, qui ont pu échapper à la vigilance du lecteur, qui les aura peut-être reléguées au statut de simples descriptions stylisées, par exemple. Il faut l’avouer, ce sont de petites occurrences surnaturelles qui ponctuent ici et là le récit, mais qui peuvent être interprétées comme étant de véritables invraisemblances par un (re)lecteur qui considère le texte autrement, après avoir établi que Louis-Philippe est un fantôme. D’ailleurs, dès la dixième page du roman, n’est-il pas indiqué que «[c]’était toujours par hasard au Central, et fréquemment en fin d’après-midi, que Victoire croisait Louis-Philippe alors que lui, où qu’elle fût et n’importe quand, savait toujours la retrouver dès qu’il voulait» (p.10)? Ce qui s’avère juste: Victoire n’a laissé derrière elle aucune trace qui eût permis de la retrouver et, pourtant, Louis-Philippe vient frapper à la porte du pavillon qu’elle occupe à Saint-Jean-de-Luz, puis se trouve par hasard à l’hôtel Albizzia en même temps qu’elle, la prend en stop sur la route qui mène à Toulouse et, finalement, vient la rejoindre dans un bar situé à peu près nulle part, alors que Victoire erre en forêt depuis longtemps déjà. Mais ces coïncidences ne pourraient être, après tout, que des coïncidences. Nombreuses et déroutantes, certes, mais pas surnaturelles pour autant. Le premier véritable indice de la présence du surnaturel dans le récit, c’est Noëlle Valade, la propriétaire de la villa que loue Victoire à Saint-Jean-de-Luz, qui l’incarne. La première description du personnage va comme suit:</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
Visage clair et vêtement clairs, lèvres souriantes et cabriolet corail ton sur ton, cette propriétaire nommée Noëlle Valade <em>semblait flotter à quelques centimètres du sol </em>malgré son imposante poitrine mais il en est ainsi des imposantes poitrines, certaines vous lestent et d’autres vous exhaussent, sacs de sable ou ballons d’hélium, et <em>sa peau translucide et lumineuse</em> dénotait un végétarisme strict (p.15; c’est moi qui souligne).</span></div>
<p>
Mais, ici, le vocabulaire nuance le surnaturel; le narrateur indique que Noëlle Valade <em>semblait</em> flotter au-dessus du sol, et calque ainsi, en mode mineur, la fausse délégation de focalisation que j’ai présentée plus tôt: c’est Victoire qui perçoit le personnage, semble-t-il, alors que, je l’ai dit, c’est plutôt le narrateur qui prend en charge le point de vue. Le surnaturel se fait ressentir un peu plus loin encore, comme dans le passage suivant:</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
Du bout des doigts, sans trop les approcher, Noëlle Valade montrait les papiers peints disjoints, la baignoire entartée, les étains sous oxyde, suspendant son geste avant le point de contact, sans que Victoire comprît d’abord si cela relevait d’une répulsion spéciale inspirée par ces lieux ou d’une politique d’ensemble à l’égard des objets. Cependant Noëlle Valade parut éprouver de la sympathie pour sa locataire, ne montra nulle méfiance et réduisit au minimum les formalités de location: ni papiers ni caution, seulement <em>trois mois d’avance en liquide qui voletèrent en douceur, libellules vertes et bleues, du sac à main de Victoire vers le sien</em> (p.17; c’est moi qui souligne). </span></div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
Et comme elle enclenchait la marche arrière, Victoire put vérifier qu’il s’agissait effectivement d’une politique d’ensemble, étendue à toute chose matérielle que Noëlle Valade ne touchait qu’en deçà du bout des doigts, <em>menant son véhicule par influx de faisceaux magnétiques</em> (p.18-19; c’est moi qui souligne)</span>.</div>
<p>
Cette fois-ci, le surnaturel est beaucoup plus prononcé: la propriétaire du pavillon fait voleter des billets de banque jusqu’à son sac à main et conduit son cabriolet «par influx de faisceaux magnétiques» (p.19). Et le mystère continue de ponctuer le récit, notamment lorsque Victoire se lie avec Gore-Tex et Lampoule, deux itinérants rencontrés à Toulouse; Gore-Tex, quand vient le temps de manger, redécouvre «toujours au fond d’une poche les mêmes trente-cinq francs permettant à Victoire d’accompagner Lampoule chez l’épicier discount» (p.75), indique le narrateur. Ces petits morceaux de surnaturel ne sont pas sans évoquer la «réalité mystérieuse» dont parle Pierre Lepape en quatrième de couverture: «<em>Un an</em>, dans sa simplicité linéaire, immédiate, met en valeur la poétique d’Echenoz. Celle-ci repose sur le combat perpétuel que se livrent <em>une réalité mystérieuse</em> et dont le sens fuit sans cesse […] et les mots pour la dire le plus exactement possible» (je souligne).</p>
<p>Il me semble donc que l’on retrouve les trois critères du réalisme magique de Chanady dans la (re)lecture du roman d’Echenoz que je viens de proposer. D’abord, que Louis-Philippe soit mort et Félix vivant n’est pas présenté de façon problématique par la narration; ensuite, le conflit de sens entre le réalisme désolant de l’état des lieux du pavillon, par exemple, et les pouvoirs mystérieux de Noëlle Valade, puisqu’il n’est pas présenté comme problématique, ne se pose même pas; et, finalement, les deux niveaux de réalité ne sont pas hiérarchisés. On pourrait nuancer le réalisme magique du roman <em>Un an</em> en disant que le cadre de référence naturel prend beaucoup plus de place dans le récit que le cadre de référence surnaturel, qui n’est, en bout de ligne, pas vraiment érigé en cadre de référence. Il faudrait parler, plutôt, d’<em>occurrences</em> surnaturelles. N’empêche que les deux autres critères sont tout à fait respectés, notamment parce qu’ils se sous-entendent l’un et l’autre, et permettent, à défaut d’inscrire définitivement l’œuvre étudiée dans le réalisme magique, de proposer comme je viens de le faire une relecture <em>orientée</em> par le réalisme magique. Une relecture qui rend inopérante l’invraisemblance finale qui clôt le récit et qui permet, par la mise au jour d’une réalité diégétique artificielle, de mettre fin au vertige lectoral causé par une telle finale en queue de poisson. Ce parcours est non seulement orienté par le réalisme magique mais, encore plus, <em>volontairement</em> orienté. C’est-à-dire que ce que je défends, c’est une posture lecturale, une possibilité effective de lecture qu’est susceptible de mener un lecteur habitué aux récits non seulement réalistes magiques, mais aussi fantastiques, étranges, merveilleux, etc., ou encore tout lecteur adepte de ces textes qui demandent un peu plus de coopération interprétative au sens où l’entend Umberto Eco<a href="#note16a" name="note16"><strong>[16]</strong></a>.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>En guise de «contrepoint»</strong></span></p>
<p>Je n’ai pas souhaité défendre dans ce texte l’hypothèse que le roman <em>Un an</em> est réaliste magique au pied de la lettre, on le sait maintenant, mais plutôt celle qu’il peut <em>activer une lecture </em>réaliste magique, un peu comme Richard Saint-Gelais a déjà montré qu’il était possible de lire <em>Candide</em> de Voltaire de façon policière, même si le texte en question ne relève pas du genre policier<a href="#note17a" name="note17"><strong>[17]</strong></a>. Ainsi, je ne peux passer sous silence le contrepoint du roman, son successeur qui vient en expliquer les invraisemblances et désactiver tout à fait les possibilités de lire l’œuvre selon une grille réaliste magique. En effet, dans <em>Je m’en vais</em><a href="#note18a" name="note18"><strong>[18]</strong></a>, roman paru chez Minuit en 1999, Echenoz explique de façon très pragmatique l’invraisemblance finale de <em>Un an</em>: Félix souffre de ce que la médecine appelle un bloc auriculo-ventriculaire de deuxième degré type Luciani-Wenckebach, affliction qui peut produire l’arrêt simultané des fonctions vitales pour quelques heures, rapprochant ainsi le patient atteint de la mort clinique<a href="#note19a" name="note19"><strong>[19]</strong></a>. Néanmoins, au réveil, le patient ne se rappelle pas avoir souffert, puisqu’il n’a rien ressenti. C’est ce qui est arrivé à Félix: il n’était pas mort quand Victoire a décidé de partir, seulement subissait-il un épisode de cette maladie. Quant à Louis-Philippe, il a feint sa mort pour mieux escroquer Félix qui, à la fin, le sait mais ne le révèle pas à Victoire. Quoi qu’il en soit, c’est une posture lecturale que je défends; autrement dit, peu importe que <em>Je m’en vais</em> réduise la légitimité d’une lecture réaliste magique de <em>Un an</em>: selon Bertrand Gervais, toute théorie doit reconnaître et rendre compte de la diversité des actes de lecture. Il affirme qu’il «n’y a pas un seul acte de lecture dont on pourrait faire une théorie unifiée et globale, [mais qu’il] y a une multiplicité d’actes dont il faut reconnaître et, par suite, définir les variables<a href="#note20a" name="note20"><strong>[20]</strong></a>». Je me suis attardé ici à une seule lecture du roman d’Echenoz, mais une lecture plutôt «originale» si l’on considère celles présentées ailleurs, et qui s’inscrit d’une certaine façon dans une tentative plus globale de lire de façon critique l’œuvre du romancier. J’ai voulu faire abstraction des nouvelles données apportées par le roman subséquent <em>Je m’en vais</em>, d’abord parce que <em>Un an</em> est bel et bien un roman indépendant, avec un début et une fin, écrit sans que l’auteur n’ait en tête de produire une suite mais, aussi, parce qu’Echenoz lui-même mentionne, dans un entretien donné aux éditions Bréal pour un ouvrage didactique destiné aux lycéens, que <em>Je m’en vais</em> n’est pas une suite, mais un<em> contrepoint</em> au roman <em>Un an</em>:</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Il y avait à la fin de […] <em>Un an</em> […] un personnage que l’on croit mort, mais dont on s’aperçoit qu’il est vivant, et un second personnage qui, inversement, est mort alors qu’on le croit vivant. Pour moi, ça ne devait pas causer de problème, en tous cas pas dans un roman; mais mon éditeur a reçu quelques lettres de lecteurs […] qui trouvaient cette fin un peu insolite, déconcertante. […] Ça été un peu le déclic; je me suis dit qu’il fallait écrire un livre qui soit totalement indépendant du premier, mais qui puisse en même temps servir de code explicatif. Tous mes livres ont toujours été indépendants les uns des autres; là, je ne voulais pas du tout d’une suite, mais d’une certaine manière d’un contrepoint<a href="#note21a" name="note21"><strong>[21]</strong></a>.</span></div>
<p>
Cette fin déconcertante dont parle Echenoz participe au questionnement du paradigme de la transmission narrative et au vertige dont le lecteur peut être victime, deux phénomènes qui ne sont pas à proprement parler, ni exclusivement, contemporains, mais que l’on retrouve néanmoins dans tout un pan de la production littéraire actuelle.</p>
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<a href="#note1" name="note1a"><strong>[1]</strong></a> Ce texte est une version remaniée d’une communication présentée au colloque «Le roman artificiel. Vertiges de la transmission narrative en fiction contemporaine», dans le cadre du Congrès 2010 de l’ACFAS, tenu à Université de Montréal, le 12 mai 2010.<br />
<a href="#note2" name="note2a"><strong>[2]</strong> </a>Amaryll Beatrice Chanady, <em>Magical Realism and the Fantastic: Resolved Versus Unresolved Antinomy</em>, New York & London, Garland Publishing, Inc., 1985.<br />
<a href="#note3" name="note3a"><strong>[3] </strong></a>Désormais, les renvois à cette édition seront signalés dans le corps du texte par la seule mention du numéro de la page, entre parenthèses. <br />
<a href="#note4" name="note4a"><strong>[4] </strong></a>Richard Saint-Gelais, «“Je le quittai sans qu’il eût achevé de la lire”. Lecture, relecture et fausse première lecture du roman policier», <em>Tangence</em>, n°36 (mai 1992), p.68.<br />
<a href="#note5" name="note5a"><strong>[5]</strong></a> Christine Jérusalem, <em>Jean Echenoz: géographies du vide</em>, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne Jean Monnet (Centre interdisciplinaire d’Étude et de Recherche sur l’Expression Contemporaine, Travaux 118), 2005, p.73.<br />
<a name="note6a" href="#note6"><strong>[6]</strong></a> Par exemple, dans Petr Dytrt, <em>Le (post)moderne des romans de Jean Echenoz: de l’anamnèse du moderne vers une écriture du postmoderne</em>, Brno, Masarykova Universita, 2007. Ou encore, dans Christine Jérusalem, <em>op. cit</em>..<br />
<a href="#note7" name="note7a"><strong>[7] </strong></a>On lira d’ailleurs avec beaucoup d’intérêt, entre autres, l’article de Frances Fortier et Andrée Mercier, «L’autorité narrative dans le roman contemporain. Exploitations et redéfinitions», <em>Protée</em>, volume 34, numéros 2-3 (automne-hiver 2006), p.139-152.<br />
<a href="#note8" name="note8a"><strong>[8] </strong></a>Lois Parkinson Zamora et Wendy B. Faris, «Editors’ Note», dans Franz Roh, «Magic Realism: Post-Expressionism», dans Lois Parkinson Zamora et Wendy B. Faris [dir.], <em>Magical Realism: Theory, History, Community</em>, Durham & London, Duke University Press, 1995, p.15. C’est moi qui traduis. Texte original: «I attribute no special value to the title “magical realism”.»<br />
<a href="#note9" name="note9a"><strong>[9]</strong></a> <em>Id.</em> C’est moi qui traduis. Texte original: «this new painting’s return to Realism after Expressionism’s more abstract style.»<br />
<a href="#note10" name="note10a"><strong>[10] </strong></a><em>Id</em>. C’est moi qui traduis. Texte original: «the contrary tendency, that is, a text’s departure from realism rather than it’s reengagement of it.»<br />
<a name="note11a" href="#note11a"><strong>[11]</strong></a> Le texte a été repris dans l’ouvrage collectif dirigé par Parkinson Zamora et Faris en 1995: Angel Flores, «Magical Realism in Spanish American Fiction», dans Lois Parkinson Zamora et Wendy B. Faris [dir.], <em>op. cit.</em>, p.109-117.<br />
<a href="#note12" name="note12a"><strong>[12]</strong></a> Maria Takolander, <em>Catching Butterflies. Bringing Magical Realism to Ground</em>, Bern, Peter Lang, 2007, p.29. C’est moi qui traduis. Texte original: «a hybrid form of fiction that combined fantasy and realism, which Latin American writers had produced and were producing.»<br />
<a href="#note13" name="note13a"><strong>[13]</strong></a> Amaryll Beatrice Chanady, <em>op. cit</em>., p.30. Passage traduit par Charles W. Scheel, dans <em>Réalisme magique et réalisme merveilleux</em>, Paris, L’Harmattan, 2005, p.90-91. Texte original: «while in the fantastic the supernatural is perceived as problematic, since it is patently antinomious with respect to the rational framework of the text, the supernatural in magical realism is accepted as part of reality.»<br />
<a href="#note14" name="note14a"><strong>[14]</strong></a> Tzvetan Todorov, <em>Introduction à la littérature fantastique</em>, Paris, Éditions du Seuil (Points), 1970, p.37.<br />
<a href="#note15" name="note15a"><strong>[15]</strong></a> Gérard Genette, <em>Figures III</em>, Paris, Éditions du Seuil (Poétique), 1972, p.221.<br />
<a href="#note16" name="note16a"><strong>[16] </strong></a>Umberto Eco, <em>Lector in fabula. Le rôle du lecteur, ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs</em>, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset (Le Livre de Poche / Biblio essais), 1985.<br />
<a href="#note17" name="note17a"><strong>[17]</strong></a> Richard Saint-Gelais, «Rudiments de lecture policière», <em>Revue belge de philologie et d’histoire</em>, numéro 75, 1997, p.789-804.<br />
<a href="#note18" name="note18a"><strong>[18] </strong></a>Jean Echenoz, <em>Je m’en vais</em>, Paris, Éditions de Minuit, 2001 [1999].<br />
<a href="#note19" name="note19a"><strong>[19]</strong></a> <em>Ibid</em>., p.55.<br />
<a href="#note20" name="note20a"><strong>[20]</strong></a> Bertrand Gervais, <em>À l’écoute de la lecture</em>, Québec, Éditions Nota Bene (NB Poche), [1993] 2006, p.8-9.<br />
<a href="#note21" name="note21a"><strong>[21]</strong></a> Jean Echenoz, <em>Je m'en vais, op. cit</em>., p.230.</p>
http://salondouble.contemporain.info/antichambre/eloge-de-la-relecture-ou-l-invraisemblance-qui-reactive-le-recit#commentsCAMUS, AlbertCHANADY, Amaryll BeatriceDYTRT, PetrECHENOZ, JeanECO, UmbertoFLORES, AngelFORTIER, Frances et MERCIER, AndréeFranceGENETTE, GérardGERVAIS, BertrandJÉRUSALEM, ChristinePARKINSON ZAMORA, Lois, et FARIS, Wendy B.Réalisme magiqueROH, FranzSAINT-GELAIS, RichardSCHEEL, Charles W.TAKOLANDER, MariaThéories de la lectureTODOROV, TzvetanRomanThu, 02 Dec 2010 17:07:28 +0000Pierre-Luc Landry296 at http://salondouble.contemporain.infoLa tueuse : le combat de la fiction contre le vide
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<a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div>
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<a href="/biblio/la-nuit-je-suis-buffy-summers">La nuit je suis Buffy Summers</a> </div>
</div>
</div>
<!--break--><!--break--><div class="rteindent1">Je suis un RPG aboulique. Un Counter Strike sans map. Un raid profanateur pour tombeaux décatis. Je suis un jeu dont personne n’est le héros.<em> Same players shoot again</em>. <br />
Chloé Delaume, <em>La vanité des somnambules
<p><br type="_moz" /><br />
</p></em></div>
<div>Pour aborder un livre-jeu comme<em> La nuit je suis Buffy Summers</em> de Chloé Delaume, le terme «lecture» adopté par <em>Salon double</em> prend tout son sens. Delaume propose véritable une expérience de lecture, une aventure dans un univers étrange que l’on peut recommencer en prenant chaque fois des routes différentes. Lectrice obéissante, j’ai d’abord joué le jeu consciencieusement. Lectrice curieuse, j’ai ensuite lu le livre d’un couvert à l’autre pour connaître tout ce que j’avais manqué. Je me servirai de mes deux lectures, et de toutes mes autres relectures, pour réfléchir à ce livre. Je puiserai aussi dans ma longue expérience des jeux de rôles afin de montrer les enjeux du livre de Delaume. La culture «geek»<b><a name="note1" href="#note1b">[1]</a></b> mise de l’avant dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> requiert le regard complice d’un autre «gamer». Ou plutôt d’une autre gamer. Comme elle l’a fait avant dans <em>Corpus Simsi</em> (2003), Delaume donne une parole littéraire aux femmes qui aiment les jeux vidéos<b><a name="note2" href="#note2b">[2]</a></b>. Elle propose avec <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> un livre-jeu dans la tradition des «Livres dont vous êtes le héros», très populaires dans les années quatre-vingt. Delaume ne déploie pas une mécanique de jeu aussi étoffée que celle de <em>La Couronne des rois</em> (1985) de Steve Jackson qui contenait huit cent paragraphes, de nombreuses énigmes, maints combats et tant de scénarios avec une fin funeste<b><a name="note3" href="#note3b">[3]</a></b> ; dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, le jeu repose sur cinquante-neuf paragraphes, parmi lesquels neuf paragraphes annoncent la défaite du lecteur contre un seul qui propose un scénario victorieux. Sans vouloir me vanter, je dois avouer que j’ai «gagné» dès ma première lecture du livre de Delaume! Joueuse rusée, j’ai opté pour une bonne stratégie : celle d’allouer à mon personnage cinq points de «Santé Mentale» contre dix points d’«Habitation Corporelle». En bonne lectrice, j’avais du début à la fin de mon aventure un parti pris pour la littérature. Dans l’univers de Delaume, je le montrerai, il s’agit toujours d’une posture favorable. </div>
<div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
<strong>Les Grands anciens </strong></span>
<p>Chloé Delaume s’est imposée comme écrivaine en 2001 avec son deuxième roman, <em>Le cri du sablier</em>. Dans ce roman, elle raconte dans une langue qui épouse les tourments provoqués par l’événement : le meurtre de sa mère par son père et le suicide de ce dernier devant ses yeux alors qu’elle n’était âgée de dix ans. Depuis le début de sa carrière littéraire, elle adopte le pseudonyme de «Chloé Delaume» qui lui permet de se détacher, autant qu’elle le peut, des marques que le drame familial a laissées en elle. L’écrivaine est aussi, comme elle le répète dans toute son œuvre, un personnage de fiction. Elle est cette femme qui lutte contre un souvenir avec lequel on ne peut jamais vivre en paix, un souvenir lourd à porter pour une seule personne, aussi forte qu’elle puisse être. Dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, Delaume propose à sa lectrice<b><a name="note4" href="#note4b">[4]</a></b> de devenir à son tour un personnage de fiction, titre qu’elle ne peut prendre à la légère dans le contexte. Incarner un personnage de fiction est ici un rôle grave et important. </p>
<p>Dans <em>La Vanité des somnambules</em>, Delaume discute longuement du concept de «personnage de fiction». Elle écrit dans un passage mystérieux que le personnage de fiction ne procède pas de l’imagination humaine:<br />
</p></div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je m’appelle Chloé Delaume. Je n’ai pas d’imagination. Mais je connais la vérité. Les personnages de fiction ne sont pas des créations de l’esprit humain. Là-dessus tout le monde ment. Ou tente de se voiler le minois tellurique ce qui revient au même. Nous sommes la voix primale. Nous avons toujours été. Nous sommes si ancestraux qu’aucune mémoire mythique ne peut nous ensourcer. Nous avons créé l’homme à notre image<b><a name="note5" href="#note5b">[5]</a></b>.
<p></p></span></div>
<div>À partir de cet extrait, il est possible de dire que les personnages de fiction chez Delaume sont en réalité plus près des Grands Anciens imaginés par l’écrivain d’horreur américain Howard Phillips Lovecraft que des «personnages littéraires» au sens où l’entend la narratologie<b><a name="note6" href="#note6b">[6]</a></b>, c’est-à-dire d’un personnage créé par un auteur. Chez Lovecraft, dans ce que ses successeurs d’Arkham House ont appelé le «Mythe de Cthulhu», les Grands Anciens sont ces personnages ancestraux châtiés par les Premiers Dieux et condamnés à un emprisonnement terrestre. Cthulhu, le Grand Ancien le plus connu, repose au fond de l’océan Pacifique dans la cité sous-marine de R’lyeh. Le réveil de Cthulhu, que les personnages de la nouvelle «The Call of Cthulhu» (1928) redoutent plus que tout, pourrait provoquer la fin des temps. Les autres Grands Anciens, Shub-Niggurath, dit le bouc noir aux milles chevreaux, et Nyarlathotep, dit le chaos rampant, menacent aussi l’existence du monde terrestre. Comme les Grands Anciens, Chloé Delaume, le personnage de fiction, a été punie. Elle a été condamnée pour avoir été témoin de l’horreur. Son existence constitue autant un moment de repos qu’une éventuelle menace pour Delaume, l’auteure. Et peut-être aussi pour le monde. Qui sait?</div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br />
</strong></span></div>
<div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L’élue</strong></span>
<p>Comme le titre l’indique, <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> se déroule non pas dans une nouvelle de Lovecraft, mais dans l’univers de la série télévisée étasunienne <em>Buffy the Vampire Slayer</em> diffusée de 1997 à 2003. Delaume écrit sur son site web que son livre-jeu est en réalité une <em>fanfiction</em> de l’épisode dix-sept de la saison six intitulé «Normal Again»<b><a name="note7" href="#note7b">[7]</a></b>. Delaume prolonge donc le scénario de cet épisode et imagine une autre aventure pour Buffy. Dans cet épisode pour le moins «lovecraftien», Buffy, qui souffre d’hallucinations, est amenée dans un hôpital psychiatrique. Son mal a été provoqué par la présence terrestre d’un démon invoqué par le Trio, un groupe de<em> nerds </em>de la sixième saison. La lectrice de Delaume est invitée à incarner cette Buffy Summers tourmentée et enfermée en psychiatrie. Le jeu commence ainsi: «Vous êtes parfaitement amnésique. Vous êtes une jeune femme et c’est tout» (p.10). </p>
<p>Les non-initiés imaginent parfois les joueurs de jeux de rôles comme des adeptes de <em>Donjons & Dragons</em> qui se lancent, épées et boucliers de mousse en main, vers de grandes quêtes épiques. Il existe toutefois plusieurs autres types de jeux de rôles. Créé en 1981 par Sandy Peterson, <em>Call of Cthulhu </em>est un système de jeu de rôles inspiré de l’univers littéraire de Lovecraft qui a connu de nombreuses rééditions dans les trente dernières années<b><a name="note8" href="#note8b">[8]</a></b>. Il existe, bien sûr, plusieurs manières de jouer à <em>Call of Cthulhu</em>, mais en général, le «personnage joueur», comme Buffy dans la série télé, mène une existence ordinaire. Il est souvent un étudiant, un scientifique ou un bibliothécaire qui découvre peu à peu un univers vaste et dangereux caché sous le monde qu’il connaît. Chez Lovecraft comme dans le jeu <em>Call of Cthulhu</em>, la petitesse de l’être humain face aux horreurs secrètes est constamment réitérée. Les terreurs ancestrales du monde pèsent lourd sur les épaules de l’être humain qui les découvrent. </p>
<p>La lectrice de Delaume doit incarner une jeune femme qui possède comme seul équipement sa chemise de nuit d’hôpital. Disons-le, elle n’a pas d’emblée l’étoffe d’une grande héroïne: «Puisque vous êtes prête, reprenons. Vous êtes une jeune fille sale, debout» (p.11). Elle n’a pas d’armes, ni de pouvoirs magiques. Malgré son apparente faiblesse, cette jeune fille est peut-être l’Élue, la Tueuse. On apprend dès le prologue l’existence d’une Élue: «<em>À chaque génération</em>, soit. <em>Son Élue</em>, merci bien. De là à la reconnaître, mettre la main dessus; une affaire des plus déclassées» (p.8). </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La fiche du personnage</strong></span></p>
<p>Comme dans tout bon jeu de rôles, cette jeune fille est décrite par le biais de statistiques. Elle possède deux caractéristiques: l’«Habitation Corporelle» et la «Santé Mentale». L’Habitation Corporelle représente les attributs physiques de cette jeune fille: sa force, sa constitution, sa dextérité. Cette statistique sera très importante lors des combats physiques que la lectrice devra simuler par le biais de jets de dés. La deuxième caractéristique, la Santé Mentale, représente la force psychologique du personnage et sa capacité à faire face à des situations inusitées ou troublantes. Dans la culture rôliste, cette caractéristique a été popularisée par le jeu <em>Call of Cthulhu</em>. Le joueur doit lancer des «sanity rolls<b><a name="note9" href="#note9b">[9]</a></b>» avec des dés pour déterminer sa résistance à des situations psychologiquement intenses. </p>
<p>La lectrice peut personnaliser sa partie de<em> La nuit je suis Buffy Summers</em>. Elle doit répartir quinze points entre ces deux caractéristiques. Pour ma part, j’ai opté, je le répète, pour cinq points de «Santé Mentale» et dix points d’«Habitation Corporelle» en me disant que l’important était la force physique puisque je voulais jouer le plus longtemps possible et que la folie de mon personnage serait au demeurant une expérience littéraire agréable. La narratrice, maîtresse du jeu, nous retire immédiatement des points: «Parce que le jour vous êtes à l’hôpital psychiatrique de Los Angeles, que vos veines s’y gonflent aux aiguilles, tant que la lumière est vous êtes soumise à un malus de 1, en Habitation Corporelle comme en Santé Mentale» (p.12). Avec Delaume aux commandes, la partie n’est pas gagnée d’avance.</p></div>
<div class="rteindent1"><img width="500" height="234" alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Personnage_0.png" /></div>
<div class="rteindent1 rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Figure 1 : Fiche du personnage
<p><img width="500" height="397" alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Équipements_1.png" /><br type="_moz" /><br />
</p></span></div>
<div class="rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Figure 2: Inventaire du personnage</span><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> </span></strong></div>
<div class="rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br />
</strong></span></div>
<div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les personnages de la télévision </strong></span>
<p>Si les Grands Anciens de Lovecraft viennent du cosmos, les personnages de fiction chez Delaume doivent souvent leur origine à différentes séries télévisées. Dans «L’entité sentinelle Chloé Delaume», Bertrand Gervais écrit à propos de <em>J’habite dans la télévision</em> (2006) que l’auteure expérimente dans ce livre «la dissolution de soi dans la télévision<b><a name="note10" href="#note10b">[10]</a></b>». Si l’écran est bien présent dans <em>J’habite dans la télévision</em>, il est en apparence absent de <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>. Sans doute parce qu’il n’est plus question de spectature, la lectrice commence l’aventure à l’intérieur de l’écran. Elle a déjà été absorbée par l’écran. En ouvrant <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, la lectrice accepte sans le savoir sa propre dissolution dans la télévision. Dans le didacticiel qui accompagne le livre-jeu, Delaume précise qu’il s’agit d’une «autofiction collective». Cette autofiction collective n’est possible qu’à l’intérieur de cet espace où tous se reconnaissent, cet espace commun à tous nos contemporains, le seul: l’écran de télévision. </p>
<p>Buffy Summers n’est pas l’unique héroïne de télévision convoquée dans le livre-jeu. La lectrice, selon le parcours qu’elle choisit, pourra aussi rencontrer Laura Palmer de <em>Twin Peaks</em>, Bree Van de Kamp de <em>Desperate Housewives</em>, les Sœurs Halliwell de <em>Charmed</em> et Claire Bennet de <em>Heroes</em>. L’hôpital psychiatrique est le point de rencontre de tous ces personnages de fiction. Aussi célébrées soient-elles à l’extérieur de la télévision, toutes ces femmes rassemblées en ce lieu sont ici humiliées, parfois violées et violentées. En colère, W., l’amie sorcière de Buffy<a name="note11" href="#note11b">[11]</a>, lui confie au début de l’aventure: «Nous ne sommes plus rien, tu sais» (paragraphe 5, p.22). Dans le journal intime de Buffy, on peut lire, si on emprunte le chemin qui nous conduit vers ce passage, qu’elle y a noté: «Ils disent: tu n’es l’élue de rien» (paragraphe 7, p.25). </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L’héroïne de Rien </strong></span></p>
<p>Dans <em>J’habite dans la télévision</em>, Delaume est hantée par la phrase du directeur de TF1, une chaine de télévision française, qui disait vendre aux publicitaires du «temps de cerveau humain disponible». Cette idée revient à de multiples reprises dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>. Cette phrase suppose l’existence d’un vide dans le cerveau des téléspectateurs que les annonceurs viendraient combler aves leurs messages commerciaux. Dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, ce sont cette fois les personnages de fiction qui sont accusés de n’être rien. Dans un passage du livre, RG, ami bibliothécaire de Buffy <a name="note12" href="#note12b">[12]</a>, analyse ce concept du «rien»: <br />
</p></div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">RG: Peut-être, mais c’est leur élément naturel, matriciel. Et puis le propre du Rien, c’est son absence de singularité, tout est interchangeable, tout peut être reproduit. Les Néantisseurs ne se distinguent bien souvent que par leur arrogance, ils ont du savoir-faire, veulent ignorer l’échec, ils sont trop prétentieux pour se mettre en danger (paragraphe 29, p.65).<br />
<br type="_moz" /><br />
</span></div>
<div>Dans cet hôpital psychiatrique dirigé de main de fer par Miss Mildred Ratched, nom de la méchante infirmière du film <em>One Flew Over the Cuckoo’s Nest</em> (1975), ces héroïnes de télévision perdent toute singularité en plus de perdre leur dignité. La mission de l’Élue commence à se dessiner pour la lectrice. Peu importe le chemin qu’elle prendra, elle comprend qu’elle doit sauver les personnages féminins de fiction. À moins que le personnage incarné par la lectrice ne meurt plus tôt dans l’aventure, le paragraphe 29, cité plus haut, fait figure de passage obligé pour quiconque voudrait se rendre à la fin de l’histoire.
<p>Dans le paragraphe 16, que la lectrice peut découvrir par le biais de trois chemins différents, la quête de Buffy est explicitement décrite par W.:<br />
</p></div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Renseignés régulièrement par notre bibliothécaire, nous tentons de résister, mais ne savons pas comment, et à peine contre qui. C’est super compliqué, le capitalisme triomphant. Une fiction qui a mal tourné, les héroïnes toutes des scream queens. C’était prévu comme ça depuis la première ligne dans la bible scénaristique. Possible qu’on y puisse rien du tout. Mais non, je ne devrais pas dire ça. Je devrais dire: tu es là, toi, maintenant. Avec nous, de notre côté. Tu es là pour nous rejoindre, nous aider. Nous te trouverons un rôle si tu ignores le tien (paragraphe 16, p.36).<br />
<br type="_moz" /><br />
</span></div>
<div>La «scream queen» est ce rôle féminin très édifiant dans le cinéma d’horreur, où une séduisante femme en détresse attend que le héros vienne la protéger contre les dangers qui la menacent de toutes parts. La mission de Buffy est là, devant elle, toute tracée par son amie, mais elle ne sent pas en elle la force d’un Superman, d’un Batman ou d’un grand héros de guerre:<br />
</div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je suis peut-être Buffy Summers, mais je ne sais pas ce que ça veut dire. J’ai une mission, c’est vrai. Mais je ne suis pas Clark Kent, Bruce Wayne ou Nick Fury. J’ai une chemise de nuit et un journal intime, j’ai une croix en argent, l’esprit dans l’escalier. Je suis mon seul secours (paragraphe 19, p.44).<br />
<br type="_moz" /><br />
</span></div>
<div>Comme la narratrice de <em>La Vanité des Somnambules</em> qui affirme être «un RPG aboulique. Un Counter Strike sans map<b><a name="note13" href="#note13b">[13]</a></b>», Buffy Summers revendique le droit à l’errance et à l’imperfection pour les personnages de fiction. Elle veut un chemin qui ne soit pas tracé d’avance pour elle. C’est précisément parce qu’il n’est pas déjà défini qu’elle pourra prendre sa place, la sienne, et devenir une véritable héroïne.
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>«Tu es là, toi, maintenant. Avec nous, de notre côté»</strong></span></p>
<p>Buffy Summers a déjà un rôle prédéfini, elle est la Tueuse, l’Élue. La lectrice n’est toutefois pas contrainte de se reconnaître comme tel. Dans un paragraphe décisif du jeu, le treizième, la lectrice peut choisir sa destinée:<br />
</p></div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Vous vous dites:<br />
Je suis un personnage de fiction. Buffy Summers est un personnage de fiction. Buffy Summers est morte d’avoir été oubliée par les hommes. Les hommes ne me connaissent même pas, comment se fait-il que je sois en vie? Allez en 34. <br />
Je suis un personnage de fiction. Ici est mon histoire. Buffy est morte il y a longtemps; il y a une Élue à chaque génération. Je suis, c’est sûr, la nouvelle Tueuse. Il est temps de prendre en main le cours des opérations. Allez en 18 (paragraphe 13, p.33).<br />
<br type="_moz" /><br />
</span></div>
<div>La route en 34 conduit vers la mort de la lectrice, vers une sortie du livre ou vers la fin du monde, alors que la route en 18 mène vers la mort de la lectrice, vers la folie ou vers la victoire. Pour «gagner», la lectrice doit croire en ses pouvoirs: «Vous vous sentez l’Élue, à l’assemblée vous dites: la nuit je fais des rêves, des rêves qui ne trompent pas. Votre ton se fait solennel. Autour de la table tout se tait» (paragraphe 18, p.39). Cette reconnaissance lui confère une arme magique, des bonus de Santé Mentale et d’Habitation Corporelle.
<p>La lectrice, à la toute fin du livre, devra faire un autre choix d’une grande importance lorsque la narratrice s’adresse à elle en lui demandant qui raconte l’histoire qu’elle est en train de lire: <br />
<span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
</span></p></div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Qui je suis moi qui parle, ça a votre importance. Qui raconte ne change rien à ce qui s’est passé, se passe et se passera. Ici soit. Mais ailleurs. Vous décidez, n’est-ce pas. C’est vous le joueur vaillant embourbé d’aventures. Alors dites-moi, qui suis-je. <br />
La narratrice omnisciente, puisqu’il en faut bien une c’est tombé sur ma voix et c’est sans conséquence. Allez en 58. <br />
Le médecin qui vous raconte une histoire d’ordre interactif à vocation thérapeutique. Allez en 59 (paragraphe 57, p.109-110).<br />
<br type="_moz" /><br />
</span></div>
<div>Si elle prend le parti pris de la métafiction, de la littérature donc, contre l’explication diégétique, la lectrice pourra gagner la partie. Ce n’est toutefois qu’une petite bataille dans une grande guerre: «Vous avez gagné la partie mais certainement pas une vraie guerre» (paragraphe 58, p.115). En optant pour l’explication métafictive, l’héroïne prend le contrôle complet de sa destinée et c’est ainsi qu’elle parvient à vaincre.
<p>Dans le monde des personnages de fiction, la lutte n’est désormais plus celle du bien contre le mal. Il s’agit maintenant d’un combat contre le Rien qui menace encore plus profondément l’humanité: «On a viré le Mal, le Bien, on a pris le Pouvoir, on a imposé le Rien» (paragraphe 58, p.113). Le livre-jeu <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> est organisé pour que la lectrice le recommence jusqu’à ce qu’elle se décide à croire en elle d’abord, puis à croire en la littérature. Dans un paragraphe difficile d’accès dans le jeu, Buffy reçoit de R.G. une dissertation d’un certain Stéphane Blandichon, diplômé de la même école qu’Harry Potter. Le sujet de son travail est: «De l’utilisation de la littérature pour conquérir le monde» (paragraphe 32, p.70). Il esquisse le plan d’aspirer magiquement le pouvoir que possèdent en eux tous les personnages de fiction afin de s’en servir pour conquérir le monde. Buffy Summers doit plutôt découvrir et apprivoiser son propre pouvoir pour se sauver elle-même. Ensuite, elle pourra se charger de venir en aide à ses amies: les autres héroïnes de fiction.</p></div>
<div><img width="500" alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Plan%20de%20Buffy%20Summers.png" /><br />
</div>
<div class="rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Figure 3 : Plan du livre-jeu dessiné à la main au fil des différentes lectures. </span></div>
<div> </div>
<hr />
<div><strong><a name="note1b" href="#note1">[1]</a> </strong>Sur cette question du «geek», je recommande vivement : Samuel Archibald, «Épitre aux Geeks : pour une théorie de la culture participative»,<em> Kinephanos</em>, numéro 1, 2009, en ligne, consulté le 8 octobre 2010, <a href="http://www.kinephanos.ca/Geek.html" title="http://www.kinephanos.ca/Geek.html">http://www.kinephanos.ca/Geek.html</a>. Dans cette lettre, le professeur de littérature explique la culture geek aux non-initiés tout en adressant un message rassembleur aux universitaires geeks : «Que mon épître se termine donc sur une confession : à l’intérieur des paysages imaginaires qui sont les miens, il n’est pas interdit d’apercevoir Emma Bovary et Boba Fett courant main dans la main, au milieu d’un pré ensoleillé, afin d’échapper à une horde de zombies.»<a href="#note2a"><br />
</a><strong><a name="note2b" href="#note2">[2]</a> </strong>La culture vidéoludique est, on le sait, plutôt misogyne. Contre la représentation souvent défavorable des femmes dans les jeux vidéo et contre un marché qui s’adresse surtout aux hommes, de nombreuses «Girl Gamer» ont lancé des blogues sur Internet où elles discutent de leur passion pour les jeux vidéo. Avec <em>Corpus Simsi</em>, <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> et son blogue, Chloé Delaume s’inscrit à sa manière dans ce mouvement.<strong> <a href="#note3a"><br />
</a><a name="note3b" href="#note3">[3]</a> </strong>Pour une analyse complète de la mécanique narrative des Livres dont vous êtes le héros, voir Bertrand Gervais, <em>Récits et actions. Pour une théorie de la lecture</em>, Longueuil, Le Préambule, coll. «L’univers des discours», 1990, pp. 279-294.<strong><a href="#note4a"><br />
</a><a name="note4b" href="#note4">[4]</a> </strong>Puisque <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> se déroule dans un univers presqu’exclusivement féminin et que les lecteurs doivent incarner une jeune femme, le féminin s’impose aussi pour désigner les lecteurs du livre-jeu. <strong><a href="#note5a"><br />
</a><a name="note5b" href="#note5">[5] </a></strong>Chloé Delaume, <em>La vanité des somnambules</em>, Paris, Léo Scheer, coll. «Farrago», 2002, p.10-11.<strong><a href="#note6a"><br />
</a><a name="note6b" href="#note6">[6]</a> </strong>Philippe Hamon, «Pour un statut sémiologique du personnage», dans Roland Barthes et al., <em>Poétique du récit</em>, Paris, Seuil, 1977, p.115-180.<a href="#note7a"><br />
</a><b><a name="note7b" href="#note7">[7]</a> </b>En ligne, consulté le 6 octobre 2010, <a href="http://www.chloedelaume.net/publications/la-nuit-je-suis-buffy-summers.php">http://www.chloedelaume.net/publications/la-nuit-je-suis-buffy-summers.php</a><a href="#note8a"> <br />
</a><b><a name="note8b" href="#note8">[8]</a></b> Le jeu lovecraftien n’est pas un courant mineur. Bien au contraire. Jonathan Lessard montre dans son article «Lovecraft, le jeu d’aventure et la peur cosmique» l’importance de Lovecraft dans les jeux vidéo d’aventure. Son analyse porte sur l’incapacité pour les systèmes de jeu à faire vivre cette peur cosmique si importante chez l’écrivain américain. Jonathan Lessard, «Lovecraft, le jeu d’aventure et la peur cosmique», <em>Loading…</em>, volume 4, numéro 6, 2010, en ligne, consulté le 6 octobre 2010, <a href="http://journals.sfu.ca/loading/index.php/loading/article/view/89">http://journals.sfu.ca/loading/index.php/loading/article/view/89</a>.<a href="#note9a"> <br />
</a><strong><a name="note9b" href="#note9">[9]</a> </strong>Sandy Peterson, <em>Call of Cthulhu. Fantasy Role Playing Game in the Worlds of H.P. Lovecraft Third edition</em>, Albany, Chaosium, 1986, p.28.<a href="#note10a"> <br />
</a><b><a name="note10b" href="#note10">[10]</a></b> Bertrand Gervais, «L’entité sentinelle Chloé Delaume», <em>Salon double</em>, en ligne, 3 mars 2009, consulté le 6 octobre 2010, <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-entite-sentinelle-chloe-delaume">http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-entite-sentinelle-chloe-delaume</a>.<a href="#note11a"> <br />
</a><b><a name="note11b" href="#note11">[11]</a></b> On reconnait derrière le «W.» le personnage de Willow Rosenberg de <em>Buffy the Vampire Slayer</em>.<a href="#note12a"> <br />
</a><b><a name="note12b" href="#note12">[12]</a></b> On reconnait derrière le «R.G.» le personnage de Rupert Giles de <em>Buffy the Vampire Slayer</em>.<a href="#note13a"><br />
</a><strong><a name="note13b" href="#note13">[13] </a></strong>Chloé Delaume, <em>La vanité des somnambules</em>, Paris, Léo Scheer, coll. «Farrago», 2002, p.50. «RPG» est l’abréviation de <em>roleplaying games</em>. Dans les jeux de rôles, la prise de décisions est toujours cruciale.<a href="#note14a"> </a><em>Counter-Strike</em> est un des plus importants jeux de tir à la première personne en ligne construit à partir d’une modification du jeu commercial <em>Half-Life</em>. Deux équipes s’affrontent: les terroristes et les antiterroristes. Les joueurs jouent en équipe et utilisent une carte pour organiser leurs stratégies. <a href="#note15a"> </a></div>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-tueuse-le-combat-de-la-fiction-contre-le-vide#commentsARCHIBALD, SamuelAutofictionCulture GeekCulture populaireDELAUME, ChloéDialogue médiatiqueFéminismeFictionFranceGERVAIS, BertrandImaginaire médiatiqueIntertextualité JACKSON, SteveLivre-jeuLOVECRAFT, Howard PhillipsMétafictionThéories de la lectureWed, 13 Oct 2010 17:39:40 +0000Amélie Paquet278 at http://salondouble.contemporain.infoLa lecture coupable
http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-lecture-coupable
<div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs">
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<a href="/equipe/larrivee-stephane">Larrivée, Stéphane</a> </div>
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<a href="/biblio/lust">Lust</a> </div>
</div>
</div>
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Volupté, envie, plaisir, luxure, désir. Autant de mots qui auraient pu traduire en français le titre allemand de ce roman de Jelinek que l’on a finalement laissé intact, par souci d’en préserver la polysémie. <em>Lust</em> se voulait initialement un contre-projet à <em>L’Histoire de l’œil</em> de Georges Bataille<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>, mais Jelinek s’est révélée incapable de construire une esthétique pornographique selon une perspective féminine. Ainsi explique-t-elle son «échec»: «il ne PEUT y avoir de langue spécifiquement féminine du plaisir et de l’obscénité, parce que l’objet de la pornographie ne peut développer de langue qui lui soit propre<a name="note2" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>». Selon l’auteure, la seule option qui s’offre aux femmes est de dénoncer le langage pornographique en le ridiculisant. C’est d’ailleurs un ton ironique qui domine toute la narration de ce roman. <em>Lust</em> met en scène, dans une villa bourgeoise, les ébats d’un couple auxquels assiste parfois leur jeune fils. L’homme, directeur d’une usine de papier, n’attend de sa femme qu’une seule chose: qu’elle soit toujours prête à satisfaire ses moindres pulsions sexuelles. De nombreuses scènes de violence et d’obscénité, comme celle-ci, se succèdent:</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> Il la retient par les cheveux comme s’il tenait encore le volant. Approchant du dénouement, frémissante, sa queue s’abat dans les broussailles. Au dernier moment il dérape, parce qu’elle se crispe. L’homme lui assène un coup de poing dans la nuque, oriente puissamment la voix dans sa direction (p.162).
<p></p></span></div>
<p>Dans une tentative d’échapper au contrôle de son époux, Gerti, complètement ivre, s’enfuit du domicile conjugal et rencontre Michael, un jeune étudiant en droit, qui devient son amant. Ce dernier se révèle cependant tout aussi violent que le mari qui l’a faite fuir et il la viole en compagnie de ses amis lors de leur deuxième rencontre. De retour à la maison, Gerti s’accroche tout de même à ce nouvel espoir et, quelques jours plus tard, trompant la vigilance de son mari, elle s’enfuit à nouveau et se dirige chez son amant, qui refuse de lui ouvrir. Hermann rattrape alors sa femme et la viole dans la voiture, sous les yeux de Michael qui se masturbe derrière la fenêtre. Finalement, Gerti tue son fils en lui recouvrant la tête d’un sac de plastique et abandonne son corps dans une rivière à proximité.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> L’envers du roman psychologique<br />
</strong></span><br />
Sur le plan formel, l’une des particularités les plus visibles de <em>Lust</em> est certainement le fait que la voix narrative envahisse tout le roman. En effet, la narratrice fait sentir sa présence à tout moment à travers les nombreux commentaires, jugements et digressions dont le texte regorge. Ainsi, l’instance narrative s’affirme dans sa posture de médiatrice en assujettissant le récit à sa vision subjective. L’histoire racontée semble alors n’être plus qu’un prétexte à l’instauration de cette voix qui deviendrait, en quelque sorte, l’essence même de ce roman.</p>
<p>De plus, le lecteur remarquera aisément que, dans <em>Lust</em>, les personnages perdent toute consistance psychologique. En effet, l’individualité des protagonistes semble être compromise en raison de leurs lacunes identitaires: bien qu’ils aient des prénoms, ceux-ci ne sont révélés qu’après un certain moment —à la page dix-neuf pour l’homme et à la page cinquante-neuf pour la femme— et sont, par la suite, rarement utilisés. On leur préfère les simples dénominations «l’homme» et «la femme», ce qui a pour effet de contribuer à établir Hermann et Gerti comme modèles universels de la masculinité et de la féminité. Les personnages ne sont donc plus que des représentants de leur genre et de leur classe sociale. Leurs motivations psychologiques sont évincées au profit d’une description de leurs comportements, qui joue volontairement sur l’ambiguïté entre le cas particulier et le général. En ce sens, l’écriture de Jelinek relève davantage de la sociologie que de la psychologie: plutôt que de montrer l’évolution d’un personnage tout au long d’un parcours linéaire, elle tente de mettre au jour les structures sociales qui expliquent et déterminent les comportements décrits.</p>
<p>La structure linéaire de l’intrigue est aussi abandonnée dans <em>Lust</em>. Jelinek a plutôt opté pour une série de tableaux qui s’inscrivent dans la discontinuité. Hormis quelques passages un peu plus continus, les scènes qui nous sont présentées, et en particulier les scènes de sexualité, sont rarement ancrées dans une temporalité précise et ne relèvent pas d’une logique causale. On a affaire ici davantage à une logique de l’accumulation, où les scènes reprennent sans cesse des actions semblables, comme pour cristalliser les comportements décrits dans la généralité.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> La marchandisation de la femme<br />
</strong></span><br />
Au-delà de la structure, qui en favorisant l’inscription de l’histoire dans une visée universelle contribue à instaurer une véritable critique sociale, ce sont les thèmes du pouvoir et de l’autorité qui soutiennent la charge critique du roman. En accordant tous les pouvoirs à Hermann, le texte joue à établir des parallèles entre l’épouse et les prolétaires qui, tous, subissent les abus d’autorité du directeur: «L'homme neutralise la femme de tout son poids. Pour neutraliser les ouvriers qui alternent dans la joie travail et repos, sa signature suffit, nul besoin de peser sur eux de tout son corps» (p.20). Ainsi, en un seul homme se condensent deux crimes: l’exploitation capitaliste et l’exploitation sexuelle de la femme. Le rapprochement entre ces deux crimes est de plus en plus clair à mesure que l’on comprend que la relation maritale représente en fait une forme de prostitution et que la femme reçoit des compensations matérielles pour son travail sexuel. Gerti se voit d’ailleurs décrite comme une employée: «Via catalogues [Hermann] procure à sa femme force lingerie affriolante, afin que chaque jour son corps puisse se présenter décemment à son travail<a name="note3" href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>» (p.36). De même, à l’image de l’État qui légitime l’exploitation capitaliste, la violence au sein du mariage est cautionnée par l’Église: «La société chrét. qui jadis les maria, leur a accordé ce divertissement. Le père peut savourer la mère à l'infini, la froisser, ainsi que ses vêtements, jusqu'à ce qu'elle n'ait plus peur pour ses secrets<a name="note4" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>» (p.135).</p>
<p>Ces parallèles entre la femme et les travailleurs insistent sur le fait que, dans la vision du monde du directeur, Gerti n’échappe pas aux règles de la société marchande. La narratrice ironise d’ailleurs sur l’attitude de Hermann qui, constatant la disparition de son épouse, se tournerait davantage vers son assureur que vers la police: «Le directeur a-t-il déjà contacté son assurance, pour éviter que sa femme ne le remplace tout simplement par un citoyen plus jeune?» (p.133). Contestée par la narratrice, la conduite du directeur suscite également la dérision lorsque celui-ci pousse jusqu’à l’absurde l’appropriation de sa femme: «Depuis quelque temps il a aussi interdit à sa petite Gerti de se laver, car même ses odeurs lui appartiennent» (p. 59). Le pouvoir exercé par Hermann, excessif et arbitraire, est donc constamment l’objet de l’ironie de la narratrice.</p>
<p>L’exploitation et l’abus de pouvoir qui semblent tant critiqués par le roman débouchent cependant sur un étonnant paradoxe: tout en critiquant l’autorité, la voix narrative se montre elle-même très autoritaire. En effet, la narratrice met en évidence son pouvoir sur la fiction qu’elle raconte: «Oui, aujourd'hui il y a du soleil, ainsi en ai-je décidé» (p.174). Elle se présente alors comme une créatrice qui tire toutes les ficelles de l’histoire qu’elle met en scène. Sa présence autoritaire dans l’œuvre se confirme également par ses manifestations idéologiques, qui passent par de nombreux jugements sur les personnages. Elle qualifie par exemple Michael de «trou du cul» (p.204) et dit de Hermann qu’il «n’a pas de cœur» (p.145). Ces interventions contribuent à instaurer un rapport de force entre le texte et le lecteur, au détriment de ce dernier qui voit son pouvoir d’interprétation réduit au maximum à la suite de telles indications. Ainsi la narratrice reconduit-elle avec le narrataire les mêmes gestes autoritaires qu’elle s’évertue à dénoncer chez Hermann et chez Michael.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> Détruire le plaisir de la lecture<br />
</strong></span><br />
Dans son essai <em>L’effet-personnage dans le roman</em><a name="note5" href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>, Vincent Jouve divise l’instance lectorale en trois parties, dont l’une d’elles, le «lu», est surtout liée aux plaisirs inconscients de la lecture et à une certaine forme de voyeurisme. C’est sur cette composante que semble jouer <em>Lust</em> lorsque la narratrice s’adresse au narrataire. En effet, les diverses interventions qui mettent en scène le lecteur contribuent à associer le plaisir de la lecture avec le désir sexuel des personnages masculins du roman, assimilant du coup la lecture à une sorte de perversion. C’est ce qui se produit ici par exemple: «De son bijou [celui de Gerti] ne part plus qu'une étroite sente où lui, l'étudiant, homme instruit et d'humeur clémente, se tient et attend, ainsi que tous mes lecteurs, le moment de pouvoir enfin y retourner<a name="note6" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>» (p. 154). Dans cet extrait, «bijou» est la traduction de «Muschi», un terme populaire qui désigne les parties génitales de la femme. La curiosité des lecteurs est ainsi comparée au désir de Michael, ce qui tend à mettre en évidence la perversité inhérente à l’acte de lecture.</p>
<p>Jouve associe le plaisir voyeuriste de la lecture à la figure de l’enfant qui surprend ses parents pendant l’acte: «Le lecteur, seul comme l’enfant de la scène primitive, observe des personnages qui, à l’instar du couple parental, ignorent qu’ils sont observés<a name="note7" href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>». Or, dans <em>Lust</em>, cette figure est fictionnalisée à travers le fils qui espionne constamment ses parents. Cet enfant pourrait ainsi être une représentation du lecteur ou, du moins, d’un certain type de lecteur. Mais il faut alors se rendre jusqu’au bout d’un tel raisonnement: la finale du roman, dans laquelle Gerti assassine son fils, représenterait donc aussi la condamnation de ce regard pornographique qui participe à l’objectivation de la femme. Cette critique devient de plus en plus évidente à mesure que le rapport au lecteur se fait plus condescendant. En présentant une structure atypique et une suite d’événements qui tend à repousser le lecteur, <em>Lust</em> décourage l’œil lubrique et la narratrice se moque d’une telle posture de lecture: «Avez-vous toujours plaisir à lire et à vivre? Non? Vous voyez bien» (p.181).</p>
<p>En somme, la structure de <em>Lust</em> attribue à l’histoire une valeur exemplaire qui la fait apparaître comme une critique acerbe des rapports d’appropriation dont la femme est victime. En ce sens, l’œuvre de Jelinek peut paraître se détacher de la production contemporaine: alors qu’un certain mouvement de retour au récit est observé, les textes de Jelinek, et <em>Lust</em> en particulier, semblent dénaturer le récit afin de l’assujettir à la critique sociale. Ainsi, non seulement le plaisir du lecteur n’est-il pas convoqué dans l’œuvre; il est ce que <em>Lust</em> cherche à détruire. On peut dès lors rappeler la célèbre distinction de Roland Barthes:</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> Texte de plaisir: celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance: celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage<a name="note8" href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>.
<p></p></span></div>
<p><em>Lust</em>, qui présente une logique déceptive, s’inscrit de toute évidence dans la seconde catégorie. En condamnant l’acte même de lecture, la narratrice confine le lecteur à une zone d’inconfort et le prend au piège. Ainsi, Jelinek marque son opposition à toute une tradition occidentale de récits pornographiques écrits par des hommes, pour des hommes, en s’attaquant à la lecture complaisante de ces œuvres qu’elle désigne, au final, comme un acte coupable.<br />
<a href="#note1a"><br />
</a><br />
<hr />
<a name="note1a" href="#note1"><strong>[1]</strong></a> <em>L’Histoire de l’œil</em> fait partie des récits pornographiques de Bataille, dans lesquels l’acte sexuel est considéré par bon nombre de critiques comme l’expérience de la transgression. Il s’agirait en fait d’une métaphore de l’écriture littéraire, vue comme pratique transgressive du langage. Par contre, d’autres critiques, provenant majoritairement des études féministes, voient plutôt les textes de Bataille comme une manifestation de la domination patriarcale (cf. Susan Suleiman, «La pornographie de Bataille: Lecture textuelle, lecture thématique», Poétique, vol. 16, n° 64 (nov. 1985), pp.483-493).</p>
<p><a name="note2a" href="#note2"><strong>[2]</strong></a> <em>Entretien avec Elfriede Jelinek</em>, propos recueilli par Yasmin Hoffmann, dans Elfriede Jelinek, <em>Lust</em>, op. cit., p.280.</p>
<p><a name="note3a" href="#note3"><strong>[3]</strong></a> Précisons ici que la femme n’a aucun emploi, son «travail» consistant à satisfaire, à tout moment, les désirs sexuels de son mari.</p>
<p><a name="note4a" href="#note4"><strong>[4]</strong></a> Le mot «chrét.» est écrit ainsi dans le texte. Jelinek utilise fréquemment de telles abréviations avec des mots qui ne portent pas à confusion. Dans le texte original, elle a opté pour «christl.» au lieu de «christlichen».</p>
<p><a name="note5a" href="#note5"><strong>[5]</strong></a> Vincent Jouve, <em>L’effet-personnage dans le roman</em>, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, 271 p.</p>
<p><a name="note6a" href="#note6"><strong>[6]</strong></a> La connotation sexuelle est beaucoup plus explicite dans le texte original: «Von ihrer Muschi führt nur noch ein schmales Wegerl weg, wo er, der Student, mit all meinen Lesern steht und wartet, daß er, gebildet, mild in seiner Witterung, wieder herein darf», Elfriede Jelinek, <em>Lust</em>, Hambourg, Rowohlt Taschenbuch Verlag, 1989, p. 145.</p>
<p><a name="note7a" href="#note7"><strong>[7]</strong></a> Vincent Jouve, <em>L’effet-personnage dans le roman</em>, <em>op. cit</em>., p. 91.</p>
<p><a name="note8a" href="#note8"><strong>[8]</strong></a> Roland Barthes, <em>Le plaisir du texte</em>, Paris, Seuil (Points – Essais), 1973, pp. 22-23.</p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-lecture-coupable#commentsAutorité narrativeAutricheBARTHES, RolandBATAILLE, GeorgesFéminismeJELINEK, ElfriedeJOUVE, VincentLuttes des classesObscénité et perversionPlaisirPouvoir et dominationReprésentation de la sexualité Théories de la lectureTransgressionViolenceRomanFri, 25 Jun 2010 20:51:09 +0000Stéphane Larrivée243 at http://salondouble.contemporain.info