Salon double - Transgression http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/439/0 fr L'auréole profanée du désir http://salondouble.contemporain.info/lecture/laureole-profanee-du-desir <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/herve-martin">Hervé, Martin</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lage-de-rose">L&#039;Âge de Rose</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">De livre en livre, l’œuvre érigée par l’écrivain français Claude Louis-Combet témoigne d’une présence fantasmatique. La déchirure, fondamentale pour lui, se loge au sein d’une enfance hantée par le désir incestueux qu’il convoque inlassablement, terreau d’un mythique <em>commencement</em>. À cette blessure souveraine à laquelle il s’arrime s’ajoute, comme le surplis d’une cicatrice rouverte, la plaie de la vocation sacerdotale répudiée et du renoncement à Dieu. Désormais, «l’écriture, pour lui, [tient] lieu de contemplation, de méditation, de prière» (Louis-Combet, 1998: 349)&nbsp; et la spiritualité devient ce creuset où, par les mythes, les fantasmes et les rêves, se forge au fil des textes sa voix singulière, celle du <em>mythobiographe</em> qui scrute dans le miroir de l’imaginaire collectif les angoisses qui le travaillent. L’écriture combetienne se déploie à partir d’un matériau légendaire et biblique dont elle tire des réinterprétations traversées de ses idées fixes: par elle seule l’écrivain peut poursuivre le dialogue silencieux et vital qu’il a instauré avec l’énigme de son origine fracturée. Loin des querelles de chapelles et des débats sur ce que <em>doit</em> <em>être</em> la littérature contemporaine, il poursuit inlassablement sa marche sur son chemin intime.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Fort d’une culture profondément catholique, Claude Louis-Combet trouve notamment dans les <em>Vies des saints</em> les ressources à un travail de conciliation du «scandale de l’amour mystique [et du] scandale du désir charnel» (Louis-Combet, 2002: 144) . Avec <em>L’Âge de Rose</em>, paru chez son éditeur José Corti en 1997, il s’y consacre avec la plus ferme intention, relisant et réécrivant à l’aune de ses propres obsessions l’existence de sainte Rose de Lima, première sanctifiée du Nouveau Monde, qui vécut au Pérou de 1586 à 1617 et fut canonisée en 1671. Pour ce faire, il suit les traces d’une hagiographie anonyme publiée à Avignon, au XIXe siècle: des extraits de cette modeste biographie ornent ainsi chaque début de chapitre et forment le point de départ de sa rêverie d’écriture. La Rose de Claude Louis-Combet, à l’instar des autres figures féminines de mystiques qu’il a peintes dans <em>Marinus et Marina</em>, <em>Mère des croyants</em>, ou encore, <em>Magdeleine, à corps et à Christ</em>, trône sous les cariatides du péché de chair et du miracle. L’auteur n’a cure des faits et événements attendus de la vie de la vierge: il – ou plutôt son alter-ego dans le livre justement nommé le <em>narrateur </em>–&nbsp; s’attache non pas à la destinée séculière de la future sainte mais à son sentiment de faute originelle à expier dans les mutilations et l’ascèse intérieure. Afin de racheter les offenses des pécheurs, en premier lieu sa mère habitée d’une tendre sensualité, Rose inflige de nombreux tourments à son corps honni et creuse toujours plus en elle afin de devenir le calice qui recueillera les larmes de son Dieu Crucifié. La narration est ainsi polarisée entre les personnages de la mère et de la fille, l’une incarnant la volupté enfin assouvie tandis que l’autre cultive une inertie volontaire. Cependant cet article s’attachera plutôt à saisir les enjeux de la distorsion contemporaine d’un écrit hagiographique et les moyens et stratégies que l’auteur élabore pour s’accaparer un modèle de sainteté issu du canon ecclésiastique.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Au regard de la typologie dressée dans l’ouvrage de Jean-Pierre Albert, <em>Le sang et le Ciel</em>, la Rose combetienne capitalise la majeure partie des caractéristiques propres aux saintes vierges et martyres du christianisme: sentiment aigu du dualisme entre la chair déniée et l’esprit glorifié, volonté de souffrir selon le modèle de l’<em>Imitatio Christi</em>, beauté suscitant la concupiscence des hommes et devenant donc objet de meurtrissure, refus du mariage et entrée dans un ordre qui consacrent le primat de la virginité, vertu première parmi les attributions sanctifiantes des figures féminines de l’idéal chrétien. Toutes ces qualités sont attribuées à l’héroïne du livre; pourtant un décalage advient et le contrat de lecture hagiographique s’en trouve corrompu. Les souffrances de la sainte, selon le principe que «le martyre, la maladie, la vie claustrale: tels sont les creusets dans lesquels Dieu, selon un lieu commun chéri des hagiographes, épure l’or de la sainteté» (Albert, 1998: 19), sont restituées avec un luxe de précision qui répond plutôt ici à une obsession de l’auteur, obsession pour la volupté qu’il croit soluble dans l’imaginaire de sainteté chrétien. Entre les mains de Claude Louis-Combet, l’hagiographie est à la fois pervertie et perversion. Dans un même mouvement, les dimensions tant virile qu’historique sont mises à distance tandis qu’éclot un monde de rêve et de fiction où le narrateur finit par rejoindre sa créature textuelle.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Dépouiller pour sanctifier</strong></span><br />L’exil du masculin est la nécessaire et première séparation dans le récit. Avec ses troupes armées, le père, nommé le Capitan, s’enfonce toujours plus loin dans les touffeurs moites de la forêt péruvienne, porté par une démesure qui le dépasse et le pousse en avant. Presque sans visage, il se dissout pour ainsi dire dès les premières pages, pages qui n’omettent pas pour autant cette sentence terrible résonnant d’un bout à l’autre du texte: «Que l’on n’oublie pas, toutefois, avant de tourner la page, que Gaspard Florès est le père et qu’il marche en tête de toutes les ombres» (p. 17). Après avoir hanté à quelques reprises la maison familiale, sanctuaire des femmes, il laisse en héritage à sa fille un frère, Carlos, qui finit par s’abîmer dans la mer, élément liquide et féminin. Les hommes sont ainsi les grands absents du récit. Seule exception: le saint Dom Claudius, qui vit son ermitage à demi enterré dans le sol et que Rose va visiter dans la montagne. Ses fonctions sacrales et prophétiques justifient sa présence dans la narration, sans compter qu’il est ce saint-in-utero, plongé par le bas corporel dans l’humus, presque asexué: son phallus est étouffé dans les profondeurs humides de la terre, autre élément féminin. Le monde masculin est donc aboli, ses personnages insatiables et mouvants sont oblitérés afin que s’entende l’échange immobile des femmes dans une Lima extirpée de l’Histoire. En effet, rien dans la tâche que le narrateur s’impose ne ressemble au sacerdoce de l’historien. À rebours des sources hagiographiques qui la dépeignent agitée et luxueuse, Lima se profile dans le livre comme une ville silencieuse où la vie est mélancolique. La voix du texte va jusqu’à congédier les anecdotes et les événements non teintés d’expérience mystique ou sensuelle qui égrènent le chapelet des jours: «L’histoire de Rose ne saurait avoir les caractères d’une histoire. Il ne s’y passe rien de remarquable» (p. 184).</p> <p style="text-align: justify;">Sans orthodoxie ou volonté de reconstitution historique, la prose se ramifie hors du domaine profane. Afin de s’approprier toujours plus la figure de Rose par l’écriture, le poétique vient même se substituer au surnaturel propre aux actions des saints. Les miracles abondent dans la vie de la vierge péruvienne: les biographies sont toutes unanimes à ce sujet. Ici cependant, la question de la qualité surnaturelle de l’héroïne paraît secondaire. Le lien qu’elle entretient avec le Ciel prend plutôt la forme d’une intériorisation profonde et les formes miraculeuses qui naissent ont bien plus l’allure d’une rêverie du monde que de prodiges divins. Ses miracles s’infusent dans la langue même et acquièrent un pouvoir nominal. Au-delà de ses propres hallucinations, Rose est le réceptacle de manifestations vitales et fertiles, elle communique au monde le mystère floral qui couronne son nom. Ainsi en va-t-il de son incroyable naissance, durant laquelle sa mère Maria de l’Oliva enfante sans douleur dans l’herbe humide du jardin. Alors que pointe la tête de l’enfant, elle arrache de sa vulve une rose noire au cœur rouge. Au même instant retentit le chœur des femmes de Lima en liesse, célébrant le retour des fleurs qui se sont toutes épanouies dans la ville. Autre signe miraculeux attaché au nom de Rose: lors de ses allers et venues à sa cahute dans le fond du jardin, les plantes se penchent et saluent son passage. Sans oublier également l’odeur délicieuse et florale que dégage son corps à l’approche du trépas, gage de son <em>odeur de sainteté</em>, ou la fleur baptismale, noire et rouge encore, qui éclot devant le regard attendri de sa mère au cours de la toilette mortuaire. Les miracles se convertissent en des manifestations poétiques, des rêveries d’une écriture onomastique qui révèle:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />quelque chose aussi – comme un principe – qui entrait dans le sens de son propre nom de fleur (<em>Rosa purissima</em>) [et qui] agissait dans l’infinie ténuité des êtres végétaux afin de les pousser à leur accomplissement. (p. 178)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le nom recèle une capacité d’évocation et d’incarnation. Ainsi, le miracle théologique se mue en miracle d’écriture qui justifie le recours, dans le texte, au merveilleux à l’œuvre dans toute existence vouée au sacré. La pertinence de la présence divine n’est pas vraiment questionnée puisque le système des symboles charriés par la langue se substitue aux puissances du surnaturel chrétien. Chez celui qui a trouvé dans la littérature une suppléante à la prière, le signe divin se transforme inévitablement en poétisation du monde. Afin que s’ouvre la sainte fleur, le récit prend donc soin d’exclure les figures susceptibles de nuire à son épanouissement en terre combetienne.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>En s’approchant en écrivant</strong></span><br />À l’orée du texte se tient le narrateur, voix de l’auteur qui répugne à se nommer et à relater explicitement son existence, marqué qu’il est depuis l’enfance par ce onzième commandement: <em>Tu ne parleras pas de toi-même</em>. Son ambition est de prendre à rebours le travail de l’hagiographe de 1835. Il le raille et le fustige, médisant sur son œuvre qu’il compare non pas au tracé d’une plume mais à celle d’un manche à balai. Toutefois, il faut leur reconnaître à tous deux une certaine parenté de fait: ce sont des anonymes, ils sont loin de la sphère onomastique tandis que Rose en est le noyau. Tout consiste alors pour le narrateur à s’emparer de Rose, quitte à ployer le récit attesté par le canon historique, à faire croître dans ces fractures les racines de ses fantasmes et de ses cauchemars. Comme il le déclare: «A chacun la Rose qui lui est nécessaire» (p. 273). Sa&nbsp; transgression hagiographique est pleinement avouée et assumée. Néanmoins, le motif de son héroïne lui échappe par moments et il avoue son impuissance à le transcrire. Dans une divagation à l’approche de la mort, Rose, couchée telle la Vierge Marie, grosse du sang christique et sujette à des visions prophétiques, rejoint <em>in fine</em> le cœur du livre et «Dom Claudius-ex-utero», qui n’est autre que le narrateur enfin baptisé. Le personnage rêve de son créateur, incarnant ici la parfaite réflexivité du miroir où l’un et l’autre se reconnaissent. De la source hagiographique, le narrateur se déprend très vite: il ne la constate que pour s’en détacher et toucher enfin, dans le rythme si particulier de son écriture, le cœur de la sainte qu’il traque au fil des pages:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />je prétends que, dans le récit d’une vie, il s’agit, pour l’auteur, de pousser le plus loin possible son identification au personnage qu’il a choisi d’évoquer […] afin qu’on ne sache plus de qui l’on parle et qui parle: le biographe et son cœur, le saint et son âme, le texte et sa logique. (p. 71 – 72).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />C’est finalement là toute l’entreprise<em> mythobiographique</em>, où les événements de l’existence du personnage sont recouverts de l’ombre de l’écrivain et où se lit pour ce dernier la mise en mots d’une expérience intérieure.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Le créateur finit par exister à son tour dans les creux du texte et aux confins d’un temps perpétuellement suspendu. Car le présent apparaît vierge, presque une atemporalité dont les événements de la vie quotidienne sont tus pour permettre l’émergence des visions qui habitent l’héroïne. Tant dans la prière que lorsqu’elle s’affaire aux activités du monde matériel, couture ou ravaudage, son âme se tient «en abîme de présence. Cela durait un temps indéterminé, sans rapport avec le jour ou la nuit qui se déroulait» (p. 120). Les réalités du monde s’éloignent d’elle à mesure qu’elle se creuse pour épouser la Passion. La vie de Rose se calque sur le temps de ses visions, elle s’y installe plus <em>réellement</em> que dans le présent. Dans un article revenant sur les motifs à l’origine de son livre, Claude Louis-Combet dit ceci:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><em>Âge de Rose</em> était à prendre au sens de ces grandes étendues temporelles, plus mythiques qu’historiques, que l’esprit humain a conçu sous le nom d’<em>âge d’or</em>, <em>âge de fer</em>, les cristallisant en quelque sorte autour d’un élément hautement symbolique (Louis-Combet, 2002: 150).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />La réalité historique est donc seconde dans la diégèse car la trame dans laquelle s’étend l’histoire de la sainte de Lima est un vaste champ de temporalité presque mythique où peuvent s’entremêler le spirituel et le charnel. Dans un rêve prophétique, l’héroïne embrasse les visages des Rose qui fleuriront à sa suite: les célèbres Rosa Bonheur et Rosa Luxembourg, mais aussi toutes les autres, les oubliées et les inconnues. À l’encontre de l’histoire des biographes et du temps de l’histoire se déploie un temps de la dévotion qui bat au pouls du temps de l’écriture.</p> <p style="text-align: justify;">La distance abolie, le narrateur peut alors s’approcher au plus près de la vierge et de l’amante. Il souhaite déceler, sous la terre rugueuse du renoncement, le limon fertile de sa féminité qu’il sait toujours vivace et palpitante: «De quelle obscurité rigoureusement propre à l’homme que je suis, la jeune Rosa Florès, future sainte Rose de Lima, est-elle la métaphore ?» (p. 59). Pour lui, l’objectif est de contempler dans la vie de Rose son propre accablement, ce péché qui inaugure sa blessure originelle. Il y a la séparation d’avec la mère tout d’abord, comme Rose qui résiste jusqu’à sa mort à la tentation dissolvante de regagner le sein maternel, puis celle d’avec Dieu, le narrateur ayant renoncé à sa vocation et à sa croyance. Cependant, chez lui que la foi a déserté, s’impose la nécessité de témoigner de l’existence spirituelle d’une sainte. À défaut de prier, il ne peut désormais qu’écrire et, s’il choisit Rose, c’est avec le souhait d’éclairer une figure de fascination qui est comme une invitation à la rêverie. Pour lui, il s’agit de:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />m’approprier une modeste image sainte, à la surcharger de mes traits, à la triturer, à la dénaturer, à la violer véritablement, à seule fin d’en tirer un récit […] l’énigme perpétrée d’une histoire, dont j’ai tout lieu de penser que je suis le sujet. (p. 124)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Sans espoir néanmoins d’identité ou de salut: l’écriture n’a pas vocation de réconforter ou de gracier, mais elle œuvre plutôt à la redécouverte d’un fond d’angoisse et de désir, à la prise de conscience d’une faute fondamentale pour le créateur et son personnage. Grande est la distance entre eux, distance à la mesure de Dieu assurément, ce Christ tant désiré pour l’une et perdu à jamais pour l’autre. Rose demeure cette altérité indépassable en son auréole de sainteté. Son mystère, à l’issue du livre, semble donc entier. Mais ce personnage est aussi une femme pleine d’une sensualité exaltée dans son âme mais réprouvée dans son corps car pour elle «le monde perçu, muable et poreux, reste un tableau des passions» (De Certeau, 1982: 360). Cette figure, dans son paradoxe, le narrateur la fantasme indéfiniment. Et même s’il avoue ne pouvoir s’identifier totalement à elle et à l’énigme indéchiffrable qu’est sa vision du sacré, il partage avec son héroïne un même souhait d’absolu: celui de la conciliation impossible des sens terrestres et de la spiritualité.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>La sainte mythobiographique</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Après les nombreux sévices qu’elle s’est infligée tout au long de son existence, Rose trouve enfin la paix dans la mort, prémisse à sa longue existence post-mortem comme sainte de l’Eglise catholique et d’Amérique du Sud. Cependant, jusqu’au dernier mot du texte, jamais la grâce ne semble totalement acquise pour l’héroïne : l’absence qu’elle a patiemment fouaillée en elle n’est peut-être qu’à la hauteur du siège vide des cieux. Seule certitude: la Rose profilée dans ces pages est celle de Claude Louis-Combet. À travers les motifs du père perdu et de l’intense relation maternelle, motifs totalement imaginés et assumés comme tels par le narrateur, cette sainte vie revisitée explore les catacombes de la jeunesse de l’écrivain: comme le mentionne son ouvrage autobiographique <em>Le recours au mythe</em>, Claude Louis-Combet ne connut pas non plus son père, Capitan disparu, et fut élevé dans la sphère étouffante de deux femmes, sa grand-mère pieuse et dévote, à l’instar de la tante de Rose, Isabelle Herrera, et sa mère surtout, gouvernée par ses sens tout comme Maria de l’Oliva. De sa mère lui vient cette conscience sensible d’un désir qu’il éclaire à la lumière chrétienne comme la faute de chair, qu’il tâche d’expier dans son parcours de séminariste. Le poids de la culpabilité est cependant trop lourd et, inconciliables, son goût de Dieu et sa volupté l’amènent à la rupture où il renie le premier pour mieux embrasser la seconde. C’est alors par l’écriture pervertie de l’hagiographie qu’il cherche à ouvrir toujours plus largement l’entaille de la nuit énigmatique du sexe:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />A travers les biographies hagiographiques, je ne perdais jamais de vue mon projet initial, qui consistait surtout à évaluer la perte que j’avais subie en reniant ma foi et à rechercher, dans l’ordre charnel, des équivalences et des compensations pour un tel sacrifice. (Louis-Combet, 1998: 337)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Dans cette nouvelle variation autour d’une virginale figure, Claude Louis-Combet convertit la Sainte Rose de Lima en sainte Rose de sexe et de texte.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">ALBERT, Jean-Pierre (1997), <em>Le sang et le Ciel. Les saintes mystiques dans le monde chrétien</em>, Paris, Aubier, coll. «Historique.<br /><br />DE CERTEAU, Michel (1982), <em>La Fable mystique: XVIe-XVIIe siècle</em>, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque des histoires».<br /><br />LOUIS-COMBET, Claude (1997), <em>L’Âge de Rose</em>, Paris, José Corti, coll. «Domaine français».<br /><br />LOUIS-COMBET, Claude (1998). <em>Le recours au mythe</em>, Paris, José Corti, coll. «Domaine français».<br /><br />LOUIS-COMBET, Claude (2002). «En marge de <em>L’Âge de Rose</em>», dans <em>L’homme du texte</em>, Paris, José Corti, coll. «En lisant, en écrivant».</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/laureole-profanee-du-desir#comments Amérique Biographie DE CERTEAU, Michel France LOUIS-COMBET, Claude Mystère Obscénité et perversion Obsession Psychanalyse Religion Représentation de la sexualité Transgression Roman Thu, 22 Aug 2013 17:09:59 +0000 Laurence Côté-Fournier 785 at http://salondouble.contemporain.info Pour une écriture sous ecstasy : Beigbeder coke en stock http://salondouble.contemporain.info/article/pour-une-criture-sous-ecstasy-beigbeder-coke-en-stock <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/larange-daniel-s">Larangé, Daniel S.</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/vacances-dans-le-coma">Vacances dans le coma</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/99-francs">99 francs</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/nouvelles-sous-ecstasy">Nouvelles sous ecstasy</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/legoiste-romantique">L&#039;égoïste romantique</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/un-roman-francais">Un roman français</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/critures-sous-influence-pr-sence-des-drogues-en-litt-rature-contemporaine">Écritures sous influence: présence des drogues en littérature contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>La consommation endémique de toute espèce d’excitant, si fréquente dans les sociétés postindustrielles, dénonce le besoin d’artificialité dans un monde où toute réalité plonge inexorablement dans l’absurde et le grotesque. La cohérence de l’univers se déconstruit avec la fin des Grands récits (Lyotard, 1979) et ouvre ainsi l’ère du «bonheur paradoxal» en régime d’hyperconsommation (Lipovetsky, 2006). Les romans de Frédéric Beigbeder, qui se revendique haut et fort être un écrivain de la postmodernité, sont disponibles dans les magasins de grandes surfaces. Aussi n’hésite-t-il pas à qualifier son écriture comme celle d’un «&nbsp;néo-néo-hussard de gauche, d[’un] sous-Blondin aux petits pieds pour cocaïnomanes germanopratins, truffé[e] d’aphorismes lourdingues dont même San-Antonio n’aurait pas voulu dans ses mauvais trimestres&nbsp;». (Beigbeder, 1994&nbsp;: 10) On l’a compris: l’artiste postmoderne, jouisseur du totalitarisme des loisirs, se parodie lui-même; il est ce «bouffon» qui se prend au sérieux à force de mêler un égocentrisme exaspéré à de pseudo-révolutionnaires stupéfiants.</p> <p><br />Ainsi Octave, publicitaire à succès, se complaît-il dans l’autodénigrement en s’adressant à son propre reflet:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Tu es tellement coké que tu sniffes ta vodka par la paille. Tu sens le collapse arriver. Tu vois ta déchéance dans le miroir: savais-tu qu’étymologiquement «narcissique» et «narcotique» viennent du même mot? (Beigbeder, [2000] 2007: 119)</p> </blockquote> <p><br />L’engourdissement et le sommeil permettent en effet de rêver d’une meilleure vie. La drogue apparaît alors comme la solution artificielle à tous les problèmes existentiels car elle crée une accoutumance à une «ère de l’éphémère» (Lipovetsky, 1987) où fidélité et constance sont devenues des mots dénués de sens.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Je me frotte les gencives, elles me démangent sans cesse. En vieillissant, j’ai de moins en moins de lèvres. J’en suis à quatre grammes de cocaïne par jour. Je commence au réveil, la première ligne précède mon café matinal. Quel dommage de n’avoir que deux narines, sinon je m’en enfilerais davantage: la coke est un «briseur de souci», disait Freud. Elle anesthésie les problèmes. (Beigbeder, [2000] 2007: 53)</p> </blockquote> <p><br />Le thème de la drogue forme un leitmotiv sous la plume de Beigbeder. Dans son univers romanesque, c’est un phénomène de société. Sa consommation relève justement d’une manière d’être postmoderne, dans la mesure où elle procure l’assurance nécessaire pour sortir du nombrilisme et améliorer les rapports aux autres en effaçant toute inhibition. Elle devient alors un mode d’existence permettant sortir de soi-même, de s’oublier, de se libérer de soi. Car l’homme est devenu un monstre pour lui-même.</p> <p>À cet égard, <em>Vacances dans le coma</em> (1994) met en scène l’esseulement tragique de l’homme contemporain, malade de son bien-être et malheureux de son bonheur. Marc Maronnier, son personnage fétiche, sorte de projection fantasmagorique de l’écrivain, souffre justement de cette incapacité d’empathie dans un univers obnubilé par le tout-multi-média:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Chroniqueur-nocturne, concepteur-rédacteur, journaliste-littéraire: Marc n’exerce que des métiers aux noms composés. Il ne peut rien faire entièrement. Il refuse de choisir une vie plutôt qu’une autre. De nos jours, selon lui, «tout le monde est fou, on n’a plus le choix qu’entre la schizophrénie et la paranoïa: soit on est plusieurs à la fois, soit on est seul contre tous». Or, comme tous les caméléons (Fregoli, Zelig, Thierry Le Luron), s’il y a une chose qu’il déteste, c’est bien la solitude. Voilà pourquoi il y a plusieurs Marcs Marroniers. (Beigbeder, 1994: 17)</p> </blockquote> <p><br />L’univers postmoderne se caractérise en général par l’impossibilité de définir la moindre identité dans un système qui ne cesse de vous immatriculer, classer et ordonner. L’homme se retrouve morcelé en une infinité d’éclats. S’il ne cherche plus qu’à «s’éclater», c’est que justement il y voit un mode d’existence et l’opportunité de se valoriser. Autrement, il ne reste plus qu’à se recomposer en <em>hommes-valises</em>. Le paradoxe est ainsi mondialisé et la vie n’est plus concevable que comme une interminable mascarade où chacun (se) joue de tous:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Dans une société hédoniste aussi superficielle que la nôtre, les citoyens du monde entier ne s’intéressent qu’à une chose: la fête. (Le sexe et le fric étant, implicitement, inclus là-dedans: le fric permet la fête qui permet le sexe.) (Beigbeder, 1994&nbsp;: 18)</p> </blockquote> <p>Le constat reste flagrant: les relations manquent de profondeur, de stabilité et de sincérité pour déboucher sur la copulation où même le plaisir égotiste reste en deçà d’un désir toujours inassouvi. Les personnages dissimulent difficilement un romantisme rabroué derrière leur <em>je-m’en-foutisme</em> de rigueur, comme c’est le cas de <em>L’égoïste romantique</em> (2005). Seuls l’alcool et la drogue permettent donc de jouir librement de nos émotions, puisque la société ne juge plus que sur les apparences forcément trompeuses. C’est pourquoi «Paris est un faux décor de cinéma. [Marc Maronnier] voudrait que toute cette ville soit volontairement factice au lieu de se prétendre réelle». La consommation d’excitants capables d’amplifier les sens, «donne sens» à l’existence: «Euphoria. Tu en gobes une comme ça et tu deviens ce que tu <em>es</em>. Chaque gélule contient l’équivalent de dix pilules d’ecstasy.» (Beigbeder, 1994: 33) Aussi l’hyperbole est la figure grotesque d’une vie magnifiée une fois vidée de son essence: sans elle, il n’y aurait plus de signification. Il n’y a plus de proportion dans une société comprise entre Alberto Giacometti et Fernando Botero, entre la modèle anorexique et l’homme d’affaire ventru.</p> <p>Phénomène social, la consommation en masse de stupéfiants rassure – par marque déposée – un Occident en pleine mutation sociale, économique et culturelle, dans lequel la satisfaction immédiate (et commerciale) doit garantir la fidélisation par <em>manque et procuration</em>. Autrement dit, la drogue devient une métaphore globalisée du système néolibéral qui entretient la masse dans une insatisfaction et une frustration permanentes. Le divertissement généralisé n’est plus seulement un droit garanti par l’État mais un devoir d’état de droit.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Rien n’a changé depuis Pascal: l’homme continue de fuir son angoisse dans le divertissement. Simplement le divertissement est devenu si omniprésent qu’il a remplacé Dieu. (Beigbeder, [2000] 2007: 152)</p> </blockquote> <p>Au faîte de la civilisation, entretenue dans l’attente d’une joyeuse apocalypse, la situation postmoderne est celle d’une fête constante où la jouissance morbide découle de la marchandisation élevée à l’universalité.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Marc a su que la fête serait réussie en voyant le monde qu’il y avait aux toilettes des filles, en train de se remaquiller ou de sniffer de la coke (ce qui revient sensiblement au même, la cocaïne n’étant que du maquillage pour le cerveau). (Beigbeder, 1994: 53)</p> </blockquote> <p>Le discours tenu par Octave est tout aussi déplorable et témoigne de la diffusion de la drogue à une échelle beaucoup plus grande qu’on ne le croit car toute notre société repose sur un mensonge hallucinatoire dont le publicitaire fait l’éloge (de Cortanze, 2012):</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Vous êtes les produits d’une époque. Non. Trop facile d’incriminer l’époque. Vous êtes des produits tout courts. La mondialisation ne s’intéressant plus aux hommes, il vous fallait devenir des produits pour que la société s’intéresse à vous. Le capitalisme transforme les gens en yaourts périssables, drogués au Spectacle, c’est-à-dire dressés pour écraser leur prochain. (Beigbeder, [2000] 2007: 256)</p> </blockquote> <p>Le désenchantement est profond. Plus aucun espoir n’est alors permis dans le réel. D’où le recours immodéré à l’altération de la réalité. Le discours de Beigbeder reflète donc bien un état d’esprit de la (haute) société en période de crise: plus cela va mal plus «l’argent dégouline de partout». (Beigbeder, 1994: 41) L’absence de temps incite l’humanité à en finir par un suicide collectif afin de fuir paradoxalement l’inéluctabilité d’une mort programmée.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Le monde ne veut plus changer […]. Nous menons tous des vies absurdes, grotesques et dérisoires, mais comme nous les menons tous en même temps, nous finissons par les trouver normales. Il faut aller à l’école au lieu de faire du sport, puis à la fac au lieu de faire le tour du monde, puis chercher un boulot au lieu d’en trouver un… Puisque tout le monde fait pareil, les apparences sont sauves. (Beigbeder, 1994: 78)</p> </blockquote> <p>En effet, «il faut tout pour défaire un monde». (Beigbeder, 1994: 78) <em>Vacances dans le coma </em>durent le temps d’une fête donnée dans le night-club le plus prisé de Paris, «Les Chiottes», et se termine par l’actionnement de la chasse d’eau:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>C’est donc ça, la solution festive: une apocalypse turbide, une dernière transe, une saine noyade. Marc signe son testament de fêtard. Il nage dans le carnage. Du blob dans les bleeps. Du Slime sur Smiley. Amer acid. Le bal est démasqué. (Beigbeder, 1994: 117)</p> </blockquote> <p>Finalement la drogue est tout un système idéologique qui aveugle le citoyen-consommateur lui promettant d’autant plus de liberté qu’il l’asservit (Cohen, 2009). Notre propre copyright s’avère être vérolé. Notre propre ADN ne nous appartient plus car d’anonymes compagnies en ont fait l’acquisition à notre insu pour nous (dé)doubler (Kahn et Papillon, 1998). Octave, toxicomane invétéré, s’est rendu compte que la société fonctionne entièrement sur et par le trafic de stupéfiants. La normalité est dorénavant anormale. Il s’agit bien de sortir des normes par une pratique régulière de l’℮-norme – <em>des règlements numériques</em> où tout bascule dans le nombre transcendant, réel et complexe, formant la constante de Neper, autrement dit symbole de l’emballement et de la précipitation des puissances de la science et des techniques – afin de rester dans le jeu social et le réseau, comme les autres. Ce n’est plus la religion qui est l’opium du peuple mais bien l’opium qui est devenu la religion du peuple. Tel est le message du spot publicitaire conçu par Octave et dans lequel le Christ distribue les doses de crack en guise de nourriture spirituelle à ses apôtres lors de la Cène, alors qu’une voix off (se) signe par un «LA COCAÏNE: L'ESSAYER, C'EST LA RÉESSAYER». (Beigbeder, [2000] 2007: 175) En effet, tout devient itératif, faute de devenir interactif, et les jours, les scènes, les rencontres, les paroles et promesses se répètent de plus en plus souvent, à l’infini, en boucle dans un bogue final.<br /><br />Une pareille production littéraire, à la frontière de la schizophrénie et de la paranoïa, ne peut être exempte de pathologie. Dans un dernier soubresaut de bouffonnerie, l’auteur reconnaît avoir écrit des textes sous l’influence de l’ecstasy, dans l’avertissement au recueil <em>Nouvelles sous ecstasy</em>, indiquant précisément que la MDMA (méthylène-dioxymétamphétamine), responsable des effets psycho-actifs combinant certains effets des stimulants et ceux des hallucinogènes, et distribuée sous forme de petits bonbons bien innocents, est le pur produit synthétique de notre société: dans un premier temps une certaine euphorie, une sensation de bien-être, une satisfaction et un plaisir de communion et d’empathie avec son entourage, puis une sensation d’angoisse, une incapacité totale à communiquer, une «descente» qui s’apparente à une forme de dépression plus ou moins intense, entraînant des nausées, des sueurs, des maux de tête et aboutissant à une pulsion de mort concrétisée par le suicide, de préférence en public, une fois sur le Web.</p> <p>L’effet se retrouve dans l’écriture même. Langage et pensée se désarticulent:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Il réfléchit comme quand on donne des coups de poing sur une machine à écrire. Cela donne à peu près ceci&nbsp;: «uhtr&nbsp;!B&nbsp;&nbsp; &nbsp;! jgjikotggbàf&nbsp;! ngègpenkv(&nbsp;&nbsp; &nbsp;ntuj,kguk […]». Ses pensées ressemblent bel et bien à une œuvre de Pierre Guyotat. (Beigbeder, 1994: 132)</p> </blockquote> <p>Autrement le narrateur, sous les effets de la drogue, ne cesse de se poser et reposer des questions qui l’emportent dans une paranoïa totale:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>T’as gobé? T’as gobé? Tagobétagobétagobé? Qui êtes-vous? Pourquoi on se parle à deux centimètres du visage? Est-il exact que vous avez lu mon dernier livre? Pouvez-vous me garantir que je ne rêve pas? Qu’il n’y a plus de fuite possible? Qu’on ne pourra jamais s’évader de soi-même? Que les voyages ne mènent nulle part? Qu’il faut être en vacances toute la vie ou pas du tout? (Beigbeder, 1999: 15)</p> </blockquote> <p>Peu à peu, la langue même devient pour l’écrivain la drogue nécessaire pour se convaincre de son génie. Suite à son interpellation pour consommation de cocaïne sur la voie publique à la sortie d’une boite de nuit, Frédéric Beigbeder est placé en garde à vue au commissariat. Il lutte contre sa claustrophobie en se remémorant son enfance, ce qui le conduit à rédiger <em>Un roman français</em> (2009) qui obtient le prix Renaudot. La fuite est la seule illusion qui demeure. Fuir par l’écriture. Fuir par la lecture. Passer du réel au virtuel car «on peut combattre la réalité de bien d’autres manières qu’en sombrant chaque nuit dans le coma…» (Beigbeder, 1999: 22) Les stupéfiants participent ainsi à la déshumanisation de l’homme (Dyens, 2008) ne faisant plus de lui <em>un roseau pensant</em> mais «un robot qui pense, voilà la vérité». (Beigbeder, 1994: 134)</p> <p>L’écriture sous ecstasy conduit certes à des moments d’extase qui couvrent le travail lancinant de l’angoisse liée à notre mortalité de plus en plus présente: «Attendre que le siècle s’achève. Il meurt de mort lente» (Beigbeder, 1999: 27).</p> <p>La consommation de stupéfiants permet ainsi d’expérimenter l’universel dans le minimalisme. Tel est le sens de la référence à la nouvelle «alchimique» faite à Philippe Delerm – son «négatif» littéraire – dans «La première gorgée d’ecstasy». L’ivresse, première des promesses de l’or, finit par laisser place à la désillusion:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>L’ecstasy fait payer très cher ses quelques minutes de joie chimique. Il donne accès à un monde meilleur, une société où tout le monde se tiendrait par la main, où l’on ne serait plus seul&nbsp;; il fait rêver d’une ère nouvelle, débarrassée de la logique aristotélicienne, de la géométrie euclidienne, de la méthode cartésienne et de l’économie Friedmanienne. Il vous laisse entrevoir tout ça, et puis, tout d’un coup, sans prévenir, il vous claque la porte au nez. (Beigbeder, 1999: 40)</p> </blockquote> <p>«S’il est un terme qui sème, en particulier en France, un effroi dans les esprits, c’est bien celui de postmodernité» (Maffesoli, 2008: 165). L’œuvre de Beigbeder, à la fois sarcastique et dépressive, est fondamentalement eschatologique: elle annonce dès le commencement la fin. Il n’y a donc plus de raison de s’étonner car les bonnes surprises ne font plus partie de ce monde. Toute la réflexion qu’il poursuit au fil de ses textes veut justement témoigner de la <em>peur collective</em> en Occident à l’heure des grands changements. Il ne parvient pas alors à trouver d’autre issue à l’irrémédiable qu’en se débauchant entre Bacchus et Dionysos avant de se réfugier, exténué, dans les bras trompeurs de Morphée.</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Beigbeder, Frédéric, <em>Vacances dans le coma</em>, Paris, Librairie générale française, coll. «Livre de poche; 4070», 2002 [1994].<br />Beigbeder, Frédéric, <em>99 francs (14,99 €)</em>, Paris, Gallimard, coll. «Folio&nbsp;; 4062», 2007 [2000].<br />Beigbeder, Frédéric, <em>Nouvelles sous ecstasy</em>, Paris, Gallimard, 1999.<br />Beigbeder, Frédéric, <em>L’égoïste romantique</em>, Paris, Grasset, 2005.<br />Beigbeder, Frédéric, <em>Un roman français</em>. Paris, Grasset, 2009.<br />Cohen, Daniel, <em>La Prospérité du vice: une introduction (inquiète) à l’économie</em>, Paris, Albin Michel, 2009.<br />Cortanze, Gérard de, <em>Éloge du mensonge</em>, Monaco, Le Rocher, 2012.<br />Dyens, Ollivier, <em>La Condition inhumaine: essai sur l’effroi technologique</em>, Paris, Flammarion, 2008.<br />Kahn, Axel et Papillon, Francis, <em>Copies conformes: le clonage en question</em>, Paris, Nil, 1998.<br />Lipovetsky, Gilles, <em>Le bonheur paradoxal: essai sur la société d’hyperconsommation</em>, Paris, Gallimard, 2006.<br />Lipovetsky, Gilles, <em>L’Empire de l’éphémère&nbsp;: la mode et son destin dans les sociétés modernes</em>, Paris, Gallimard, 1987.<br />Lyotard, Jean-François, <em>La Condition postmoderne: rapport sur le savoir</em>, Minuit, 1979.<br />Maffesoli, Michel, <em>Iconologies: nos idol@tries postmodernes</em>, Paris, Albin Michel, 2008.<br />&nbsp;</p> Autofiction BEIGBEDER, Frédéric COHEN, Daniel Contre-culture CORTANZE, Gérard de Culture française Cynisme DYENS, Ollivier France Idéologie Imaginaire médiatique Individualisme KAHN, Axel LIPOVETSKY, Gilles LYOTARD, Jean-François Marchandisation PAPILLON, Francis Postmodernité Présentisme Société de consommation Société du spectacle Sociocritique Transgression Nouvelles Roman Sun, 04 Nov 2012 22:01:56 +0000 Daniel S. Larangé 613 at http://salondouble.contemporain.info La lecture coupable http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-lecture-coupable <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/larrivee-stephane">Larrivée, Stéphane</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lust">Lust</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> Volupt&eacute;, envie, plaisir, luxure, d&eacute;sir. Autant de mots qui auraient pu traduire en fran&ccedil;ais le titre allemand de ce roman de Jelinek que l&rsquo;on a finalement laiss&eacute; intact, par souci d&rsquo;en pr&eacute;server la polys&eacute;mie. <em>Lust</em> se voulait initialement un contre-projet &agrave; <em>L&rsquo;Histoire de l&rsquo;&oelig;il</em> de Georges Bataille<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>, mais Jelinek s&rsquo;est r&eacute;v&eacute;l&eacute;e incapable de construire une esth&eacute;tique pornographique selon une perspective f&eacute;minine. Ainsi explique-t-elle son &laquo;&eacute;chec&raquo;: &laquo;il ne PEUT y avoir de langue sp&eacute;cifiquement f&eacute;minine du plaisir et de l&rsquo;obsc&eacute;nit&eacute;, parce que l&rsquo;objet de la pornographie ne peut d&eacute;velopper de langue qui lui soit propre<a name="note2" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>&raquo;. Selon l&rsquo;auteure, la seule option qui s&rsquo;offre aux femmes est de d&eacute;noncer le langage pornographique en le ridiculisant. C&rsquo;est d&rsquo;ailleurs un ton ironique qui domine toute la narration de ce roman. <em>Lust</em> met en sc&egrave;ne, dans une villa bourgeoise, les &eacute;bats d&rsquo;un couple auxquels assiste parfois leur jeune fils. L&rsquo;homme, directeur d&rsquo;une usine de papier, n&rsquo;attend de sa femme qu&rsquo;une seule chose: qu&rsquo;elle soit toujours pr&ecirc;te &agrave; satisfaire ses moindres pulsions sexuelles. De nombreuses sc&egrave;nes de violence et d&rsquo;obsc&eacute;nit&eacute;, comme celle-ci,&nbsp;se succ&egrave;dent:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> Il la retient par les cheveux comme s&rsquo;il tenait encore le volant. Approchant du d&eacute;nouement, fr&eacute;missante, sa queue s&rsquo;abat dans les broussailles. Au dernier moment il d&eacute;rape, parce qu&rsquo;elle se crispe.&nbsp; L&rsquo;homme lui ass&egrave;ne un coup de poing dans la nuque, oriente puissamment la voix dans sa direction (p.162). <p></p></span></div> <p>Dans une tentative d&rsquo;&eacute;chapper au contr&ocirc;le de son &eacute;poux, Gerti, compl&egrave;tement ivre, s&rsquo;enfuit du domicile conjugal et rencontre Michael, un jeune &eacute;tudiant en droit, qui devient son amant. Ce dernier se r&eacute;v&egrave;le cependant tout aussi violent que le mari qui l&rsquo;a faite fuir et il la viole en compagnie de ses amis lors de leur deuxi&egrave;me rencontre. De retour &agrave; la maison, Gerti s&rsquo;accroche tout de m&ecirc;me &agrave; ce nouvel espoir et, quelques jours plus tard, trompant la vigilance de son mari, elle s&rsquo;enfuit &agrave; nouveau et se dirige chez son amant, qui refuse de lui ouvrir. Hermann rattrape alors sa femme et la viole dans la voiture, sous les yeux de Michael qui se masturbe derri&egrave;re la fen&ecirc;tre. Finalement, Gerti tue son fils en lui recouvrant la t&ecirc;te d&rsquo;un sac de plastique et abandonne son corps dans une rivi&egrave;re &agrave; proximit&eacute;.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> L&rsquo;envers du roman psychologique<br /> </strong></span><br /> Sur le plan formel, l&rsquo;une des particularit&eacute;s les plus visibles de <em>Lust</em> est certainement le fait que la voix narrative envahisse tout le roman. En effet, la narratrice fait sentir sa pr&eacute;sence &agrave; tout moment &agrave; travers les nombreux commentaires, jugements et digressions dont le texte regorge. Ainsi, l&rsquo;instance narrative s&rsquo;affirme dans sa posture de m&eacute;diatrice en assujettissant le r&eacute;cit &agrave; sa vision subjective. L&rsquo;histoire racont&eacute;e semble alors n&rsquo;&ecirc;tre plus qu&rsquo;un pr&eacute;texte &agrave; l&rsquo;instauration de cette voix qui deviendrait, en quelque sorte, l&rsquo;essence m&ecirc;me de ce roman.</p> <p>De plus, le lecteur remarquera ais&eacute;ment que, dans <em>Lust</em>, les personnages perdent toute consistance psychologique. En effet, l&rsquo;individualit&eacute; des protagonistes semble &ecirc;tre compromise en raison de leurs lacunes identitaires: bien qu&rsquo;ils aient des pr&eacute;noms, ceux-ci ne sont r&eacute;v&eacute;l&eacute;s qu&rsquo;apr&egrave;s un certain moment &mdash;&agrave; la page dix-neuf pour l&rsquo;homme et &agrave; la page cinquante-neuf pour la femme&mdash; et sont, par la suite, rarement utilis&eacute;s. On leur pr&eacute;f&egrave;re les simples d&eacute;nominations &laquo;l&rsquo;homme&raquo; et &laquo;la femme&raquo;, ce qui a pour effet de contribuer &agrave; &eacute;tablir Hermann et Gerti comme mod&egrave;les universels de la masculinit&eacute; et de la f&eacute;minit&eacute;. Les personnages ne sont donc plus que des repr&eacute;sentants de leur genre et de leur classe sociale. Leurs motivations psychologiques sont &eacute;vinc&eacute;es au profit d&rsquo;une description de leurs comportements, qui joue volontairement sur l&rsquo;ambigu&iuml;t&eacute; entre le cas particulier et le g&eacute;n&eacute;ral. En ce sens, l&rsquo;&eacute;criture de Jelinek rel&egrave;ve davantage de la sociologie que de la psychologie: plut&ocirc;t que de montrer l&rsquo;&eacute;volution d&rsquo;un personnage tout au long d&rsquo;un parcours lin&eacute;aire, elle tente de mettre au jour les structures sociales qui expliquent et d&eacute;terminent les comportements d&eacute;crits.</p> <p>La structure lin&eacute;aire de l&rsquo;intrigue est aussi abandonn&eacute;e dans <em>Lust</em>. Jelinek a plut&ocirc;t opt&eacute; pour une s&eacute;rie de tableaux qui s&rsquo;inscrivent dans la discontinuit&eacute;. Hormis quelques passages un peu plus continus, les sc&egrave;nes qui nous sont pr&eacute;sent&eacute;es, et en particulier les sc&egrave;nes de sexualit&eacute;, sont rarement ancr&eacute;es dans une temporalit&eacute; pr&eacute;cise et ne rel&egrave;vent pas d&rsquo;une logique causale. On a affaire ici davantage &agrave; une logique de l&rsquo;accumulation, o&ugrave; les sc&egrave;nes reprennent sans cesse des actions semblables, comme pour cristalliser les comportements d&eacute;crits dans la g&eacute;n&eacute;ralit&eacute;.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> La marchandisation de la femme<br /> </strong></span><br /> Au-del&agrave; de la structure, qui en favorisant l&rsquo;inscription de l&rsquo;histoire dans une vis&eacute;e universelle contribue &agrave; instaurer une v&eacute;ritable critique sociale, ce sont les th&egrave;mes du pouvoir et de l&rsquo;autorit&eacute; qui soutiennent la charge critique du roman. En accordant tous les pouvoirs &agrave; Hermann, le texte joue &agrave; &eacute;tablir des parall&egrave;les entre l&rsquo;&eacute;pouse et les prol&eacute;taires qui, tous, subissent les abus d&rsquo;autorit&eacute; du directeur: &laquo;L'homme neutralise la femme de tout son poids.&nbsp; Pour neutraliser les ouvriers qui alternent dans la joie travail et repos, sa signature suffit, nul besoin de peser sur eux de tout son corps&raquo; (p.20). Ainsi, en un seul homme se condensent deux crimes: l&rsquo;exploitation capitaliste et l&rsquo;exploitation sexuelle de la femme. Le rapprochement entre ces deux crimes est de plus en plus clair &agrave; mesure que l&rsquo;on comprend que la relation maritale repr&eacute;sente en fait une forme de prostitution et que la femme re&ccedil;oit des compensations mat&eacute;rielles pour son travail sexuel. Gerti se voit d&rsquo;ailleurs d&eacute;crite comme une employ&eacute;e: &laquo;Via catalogues [Hermann] procure &agrave; sa femme force lingerie affriolante, afin que chaque jour son corps puisse se pr&eacute;senter d&eacute;cemment &agrave; son travail<a name="note3" href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>&raquo; (p.36). De m&ecirc;me, &agrave; l&rsquo;image de l&rsquo;&Eacute;tat qui l&eacute;gitime l&rsquo;exploitation capitaliste, la violence au sein du mariage est cautionn&eacute;e par l&rsquo;&Eacute;glise: &laquo;La soci&eacute;t&eacute; chr&eacute;t. qui jadis les maria, leur a accord&eacute; ce divertissement. Le p&egrave;re peut savourer la m&egrave;re &agrave; l'infini, la froisser, ainsi que ses v&ecirc;tements, jusqu'&agrave; ce qu'elle n'ait plus peur pour ses secrets<a name="note4" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>&raquo; (p.135).</p> <p>Ces parall&egrave;les entre la femme et les travailleurs insistent sur le fait que, dans la vision du monde du directeur, Gerti n&rsquo;&eacute;chappe pas aux r&egrave;gles de la soci&eacute;t&eacute; marchande. La narratrice ironise d&rsquo;ailleurs sur l&rsquo;attitude de Hermann qui, constatant la disparition de son &eacute;pouse, se tournerait davantage vers son assureur que vers la police: &laquo;Le directeur a-t-il d&eacute;j&agrave; contact&eacute; son assurance, pour &eacute;viter que sa femme ne le remplace tout simplement par un citoyen plus jeune?&raquo; (p.133). Contest&eacute;e par la narratrice, la conduite du directeur suscite &eacute;galement la d&eacute;rision lorsque celui-ci pousse jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;absurde l&rsquo;appropriation de sa femme: &laquo;Depuis quelque temps il a aussi interdit &agrave; sa petite Gerti de se laver, car m&ecirc;me ses odeurs lui appartiennent&raquo; (p. 59). Le pouvoir exerc&eacute; par Hermann, excessif et arbitraire, est donc constamment l&rsquo;objet de l&rsquo;ironie de la narratrice.</p> <p>L&rsquo;exploitation et l&rsquo;abus de pouvoir qui semblent tant critiqu&eacute;s par le roman d&eacute;bouchent cependant sur un &eacute;tonnant paradoxe: tout en critiquant l&rsquo;autorit&eacute;, la voix narrative se montre elle-m&ecirc;me tr&egrave;s autoritaire. En effet, la narratrice met en &eacute;vidence son pouvoir sur la fiction qu&rsquo;elle raconte: &laquo;Oui, aujourd'hui il y a du soleil, ainsi en ai-je d&eacute;cid&eacute;&raquo; (p.174). Elle se pr&eacute;sente alors comme une cr&eacute;atrice qui tire toutes les ficelles de l&rsquo;histoire qu&rsquo;elle met en sc&egrave;ne. Sa pr&eacute;sence autoritaire dans l&rsquo;&oelig;uvre se confirme &eacute;galement par ses manifestations id&eacute;ologiques, qui passent par de nombreux jugements sur les personnages. Elle qualifie par exemple Michael de &laquo;trou du cul&raquo; (p.204) et dit de Hermann qu&rsquo;il &laquo;n&rsquo;a pas de c&oelig;ur&raquo; (p.145). Ces interventions contribuent &agrave; instaurer un rapport de force entre le texte et le lecteur, au d&eacute;triment de ce dernier qui voit son pouvoir d&rsquo;interpr&eacute;tation r&eacute;duit au maximum &agrave; la suite de telles indications. Ainsi la narratrice reconduit-elle avec le narrataire les m&ecirc;mes gestes autoritaires qu&rsquo;elle s&rsquo;&eacute;vertue &agrave; d&eacute;noncer chez Hermann et chez Michael.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> D&eacute;truire le plaisir de la lecture<br /> </strong></span><br /> Dans son essai <em>L&rsquo;effet-personnage dans le roman</em><a name="note5" href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>, Vincent Jouve divise l&rsquo;instance lectorale en trois parties, dont l&rsquo;une d&rsquo;elles, le &laquo;lu&raquo;, est surtout li&eacute;e aux plaisirs inconscients de la lecture et &agrave; une certaine forme de voyeurisme. C&rsquo;est sur cette composante que semble jouer <em>Lust</em> lorsque la narratrice s&rsquo;adresse au narrataire. En effet, les diverses interventions qui mettent en sc&egrave;ne le lecteur contribuent &agrave; associer le plaisir de la lecture avec le d&eacute;sir sexuel des personnages masculins du roman, assimilant du coup la lecture &agrave; une sorte de perversion. C&rsquo;est ce qui se produit ici par exemple: &laquo;De son bijou [celui de Gerti] ne part plus qu'une &eacute;troite sente o&ugrave; lui, l'&eacute;tudiant, homme instruit et d'humeur cl&eacute;mente, se tient et attend, ainsi que tous mes lecteurs, le moment de pouvoir enfin y retourner<a name="note6" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>&raquo; (p. 154). Dans cet extrait, &laquo;bijou&raquo; est la traduction de &laquo;Muschi&raquo;, un terme populaire qui d&eacute;signe les parties g&eacute;nitales de la femme. La curiosit&eacute; des lecteurs est ainsi compar&eacute;e au d&eacute;sir de Michael, ce qui tend &agrave; mettre en &eacute;vidence la perversit&eacute; inh&eacute;rente &agrave; l&rsquo;acte de lecture.</p> <p>Jouve associe le plaisir voyeuriste de la lecture &agrave; la figure de l&rsquo;enfant qui surprend ses parents pendant l&rsquo;acte: &laquo;Le lecteur, seul comme l&rsquo;enfant de la sc&egrave;ne primitive, observe des personnages qui, &agrave; l&rsquo;instar du couple parental, ignorent qu&rsquo;ils sont observ&eacute;s<a name="note7" href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>&raquo;. Or, dans <em>Lust</em>, cette figure est fictionnalis&eacute;e &agrave; travers le fils qui espionne constamment ses parents. Cet enfant pourrait ainsi &ecirc;tre une repr&eacute;sentation du lecteur ou, du moins, d&rsquo;un certain type de lecteur. Mais il faut alors se rendre jusqu&rsquo;au bout d&rsquo;un tel raisonnement: la finale du roman, dans laquelle Gerti assassine son fils, repr&eacute;senterait donc aussi la condamnation de ce regard pornographique qui participe &agrave; l&rsquo;objectivation de la femme. Cette critique devient de plus en plus &eacute;vidente &agrave; mesure que le rapport au lecteur se fait plus condescendant. En pr&eacute;sentant une structure atypique et une suite d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements qui tend &agrave; repousser le lecteur, <em>Lust</em> d&eacute;courage l&rsquo;&oelig;il lubrique et la narratrice se moque d&rsquo;une telle posture de lecture: &laquo;Avez-vous toujours plaisir &agrave; lire et &agrave; vivre? Non? Vous voyez bien&raquo; (p.181).</p> <p>En somme, la structure de <em>Lust</em> attribue &agrave; l&rsquo;histoire une valeur exemplaire qui la fait appara&icirc;tre comme une critique acerbe des rapports d&rsquo;appropriation dont la femme est victime. En ce sens, l&rsquo;&oelig;uvre de Jelinek peut para&icirc;tre se d&eacute;tacher de la production contemporaine: alors qu&rsquo;un certain mouvement de retour au r&eacute;cit est observ&eacute;, les textes de Jelinek, et <em>Lust</em> en particulier, semblent d&eacute;naturer le r&eacute;cit afin de l&rsquo;assujettir &agrave; la critique sociale. Ainsi, non seulement le plaisir du lecteur n&rsquo;est-il pas convoqu&eacute; dans l&rsquo;&oelig;uvre; il est ce que <em>Lust</em> cherche &agrave; d&eacute;truire. On peut d&egrave;s lors rappeler la c&eacute;l&egrave;bre distinction de Roland Barthes:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> Texte de plaisir: celui qui contente, emplit, donne de l&rsquo;euphorie; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est li&eacute; &agrave; une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance: celui qui met en &eacute;tat de perte, celui qui d&eacute;conforte (peut-&ecirc;tre jusqu&rsquo;&agrave; un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses go&ucirc;ts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage<a name="note8" href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>. <p></p></span></div> <p><em>Lust</em>, qui pr&eacute;sente une logique d&eacute;ceptive, s&rsquo;inscrit de toute &eacute;vidence dans la seconde cat&eacute;gorie. En condamnant l&rsquo;acte m&ecirc;me de lecture, la narratrice confine le lecteur &agrave; une zone d&rsquo;inconfort et le prend au pi&egrave;ge. Ainsi, Jelinek marque son opposition &agrave; toute une tradition occidentale de r&eacute;cits pornographiques &eacute;crits par des hommes, pour des hommes, en s&rsquo;attaquant &agrave; la lecture complaisante de ces &oelig;uvres qu&rsquo;elle d&eacute;signe, au final, comme un acte coupable.<br /> <a href="#note1a"><br /> </a><br /> <hr /> <a name="note1a" href="#note1"><strong>[1]</strong></a> <em>L&rsquo;Histoire de l&rsquo;&oelig;il</em> fait partie des r&eacute;cits pornographiques de Bataille, dans lesquels l&rsquo;acte sexuel est consid&eacute;r&eacute; par bon nombre de critiques comme l&rsquo;exp&eacute;rience de la transgression. Il s&rsquo;agirait en fait d&rsquo;une m&eacute;taphore de l&rsquo;&eacute;criture litt&eacute;raire, vue comme pratique transgressive du langage. Par contre, d&rsquo;autres critiques, provenant majoritairement des &eacute;tudes f&eacute;ministes, voient plut&ocirc;t les textes de Bataille comme une manifestation de la domination patriarcale (cf. Susan Suleiman, &laquo;La pornographie de Bataille: Lecture textuelle, lecture th&eacute;matique&raquo;, Po&eacute;tique, vol. 16, n&deg; 64 (nov. 1985), pp.483-493).</p> <p><a name="note2a" href="#note2"><strong>[2]</strong></a> <em>Entretien avec Elfriede Jelinek</em>, propos recueilli par Yasmin Hoffmann, dans Elfriede Jelinek, <em>Lust</em>, op. cit., p.280.</p> <p><a name="note3a" href="#note3"><strong>[3]</strong></a> Pr&eacute;cisons ici que la femme n&rsquo;a aucun emploi, son &laquo;travail&raquo; consistant &agrave; satisfaire, &agrave; tout moment, les d&eacute;sirs sexuels de son mari.</p> <p><a name="note4a" href="#note4"><strong>[4]</strong></a> Le mot &laquo;chr&eacute;t.&raquo; est &eacute;crit ainsi dans le texte. Jelinek utilise fr&eacute;quemment de telles abr&eacute;viations avec des mots qui ne portent pas &agrave; confusion. Dans le texte original, elle a opt&eacute; pour &laquo;christl.&raquo; au lieu de &laquo;christlichen&raquo;.</p> <p><a name="note5a" href="#note5"><strong>[5]</strong></a> Vincent Jouve, <em>L&rsquo;effet-personnage dans le roman</em>, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, 271 p.</p> <p><a name="note6a" href="#note6"><strong>[6]</strong></a> La connotation sexuelle est beaucoup plus explicite dans le texte original: &laquo;Von ihrer Muschi f&uuml;hrt nur noch ein schmales Wegerl weg, wo er, der Student, mit all meinen Lesern steht und wartet, da&szlig; er, gebildet, mild in seiner Witterung, wieder herein darf&raquo;, Elfriede Jelinek, <em>Lust</em>, Hambourg, Rowohlt Taschenbuch Verlag, 1989, p. 145.</p> <p><a name="note7a" href="#note7"><strong>[7]</strong></a> Vincent Jouve, <em>L&rsquo;effet-personnage dans le roman</em>, <em>op. cit</em>., p. 91.</p> <p><a name="note8a" href="#note8"><strong>[8]</strong></a> Roland Barthes, <em>Le plaisir du texte</em>, Paris, Seuil (Points &ndash; Essais), 1973, pp. 22-23.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-lecture-coupable#comments Autorité narrative Autriche BARTHES, Roland BATAILLE, Georges Féminisme JELINEK, Elfriede JOUVE, Vincent Luttes des classes Obscénité et perversion Plaisir Pouvoir et domination Représentation de la sexualité Théories de la lecture Transgression Violence Roman Fri, 25 Jun 2010 20:51:09 +0000 Stéphane Larrivée 243 at http://salondouble.contemporain.info