Salon double - ERNAUX, Annie http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/441/0 fr La plus petite unité de temps http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-plus-petite-unite-de-temps <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/cote-fournier-laurence">Côté-Fournier, Laurence </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-annees">Les Années</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> &Agrave; la lecture de <em>Les Ann&eacute;es</em> d&rsquo;Annie Ernaux, il appara&icirc;t que le projet de ce livre, d&eacute;j&agrave;, &eacute;tait contenu en germe dans toute la production romanesque ant&eacute;rieure de l&rsquo;&eacute;crivaine, dont les particularit&eacute;s semblent avoir &eacute;t&eacute; fondues en un seul ouvrage pour aboutir &agrave; ce livre aux allures de somme. L&rsquo;auteure qui, issue d&rsquo;un milieu populaire, voulait &eacute;crire pour &laquo;venger sa race<a name="note1" href="#note1a">[1]</a>&raquo;, n&rsquo;a eu de cesse depuis son entr&eacute;e en litt&eacute;rature de cartographier les m&oelig;urs, les diff&eacute;rences sociales et les discours de son temps, en prenant appui sur sa propre exp&eacute;rience pour donner corps &agrave; son entreprise et l&rsquo;ancrer dans le r&eacute;el. <em>Les Ann&eacute;es</em> est, &agrave; cet &eacute;gard, l&rsquo;aboutissement annonc&eacute; d&rsquo;une qu&ecirc;te visant &agrave; retracer par le biais d&rsquo;une vie singuli&egrave;re le mouvement de toute une g&eacute;n&eacute;ration. </p> <p>C&rsquo;est du d&eacute;licat balancement entre intime et collectif que na&icirc;t la singularit&eacute; du livre, impossible &agrave; r&eacute;duire &agrave; une cat&eacute;gorie g&eacute;n&eacute;rique. Pas de personnages, pas de r&eacute;cit, plut&ocirc;t une collection de fragments bruts, d&eacute;vers&eacute;s sans aucun pathos, qui mettent c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te des souvenirs de voyage et des sc&egrave;nes de films, des &eacute;chos de la rumeur publique et des rappels historiques. Dispers&eacute;s de 1940 &agrave; la fin des ann&eacute;es 2000, ils dressent ensemble le portrait d&rsquo;une g&eacute;n&eacute;ration, exprim&eacute; &agrave; travers le &laquo;elle&raquo;, le &laquo;on&raquo; et le &laquo;nous&raquo;, jamais le &laquo;je&raquo;. Ce qui aurait pu se transformer en une suite de lieux communs et d&rsquo;anecdotes sans grand int&eacute;r&ecirc;t sur diff&eacute;rentes &eacute;poques est r&eacute;cup&eacute;r&eacute; par la volont&eacute; de l&rsquo;auteure de se compromettre pour r&eacute;v&eacute;ler le corps nu de chacune de ces ann&eacute;es, d&rsquo;exposer son exp&eacute;rience intime pour la perdre dans une r&eacute;alit&eacute; plus vaste. Les rapports troubles &agrave; la religion, &agrave; la sexualit&eacute; ou &agrave; la famille qui sont d&eacute;crits sur un mode impersonnel sont certes ceux de sa g&eacute;n&eacute;ration, mais aussi les siens. Des allusions br&egrave;ves, phrases en apparence banales parmi tant d&rsquo;autres, ouvrent des portes sur des pans de la vie de l&rsquo;auteure relat&eacute;s dans d&rsquo;autres livres: son avortement dans l&rsquo;ill&eacute;galit&eacute; (<em>L&rsquo;&Eacute;v&eacute;nement</em>), la tentative d&rsquo;assassinat de son p&egrave;re sur sa m&egrave;re (<em>La Honte</em>), sa passion sans issue pour un Sovi&eacute;tique (<em>Se perdre</em>). Ces moments intimes, toutefois, ne sont pas approfondis: ils ne forment finalement rien d&rsquo;autre que quelques-uns des innombrables destins offerts aux gens de sa g&eacute;n&eacute;ration, en cela &agrave; la fois uniques et anodins.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">D&rsquo;une Histoire l&rsquo;autre</span></strong></p> <p>L&rsquo;ouvrage d&eacute;bute au cr&eacute;puscule d&rsquo;un temps h&eacute;ro&iuml;que: la fin de la Deuxi&egrave;me Guerre mondiale a permis de d&eacute;partager, non sans violence, les h&eacute;ros des tra&icirc;tres, et a consacr&eacute; la bravoure ordinaire des petites gens. Les enfants grandissent &agrave; l&rsquo;ombre du r&eacute;cit de l&rsquo;Occupation, &laquo;plein de morts et de violence, de destruction, narr&eacute; avec une jubilation que semblait vouloir d&eacute;mentir par intervalles un &ldquo;il ne faut plus jamais revoir &ccedil;a&rdquo;&raquo; (p.24), qui leur inculque d&egrave;s leur prime jeunesse le regret &laquo;de ne pas avoir &eacute;t&eacute; n&eacute;s, ou &agrave; peine, quand il fallait partir en cohorte sur les routes et dormir sur la paille comme des boh&eacute;miens&raquo; (p.25).</p> <p>La nostalgie d&rsquo;&ecirc;tre n&eacute;e trop tard ne se dissipera pas, bien que surviennent la guerre d&rsquo;Alg&eacute;rie, la mort de John F. Kennedy, Mai 68 et la chute du mur de Berlin; toutes ces dates qui forment la trame des manuels d&rsquo;histoire. Or la narratrice, comme une &eacute;crasante majorit&eacute; des gens de sa g&eacute;n&eacute;ration, &eacute;prouve le plus souvent le sentiment de vivre &agrave; l&rsquo;&eacute;cart de cette histoire-l&agrave;, ou de n&rsquo;y participer que bri&egrave;vement, le temps d&rsquo;&eacute;pauler et de se reconna&icirc;tre &laquo;dans les &eacute;tudiants &agrave; peine plus jeunes que nous balan&ccedil;ant des pav&eacute;s sur les CRS&raquo; (p.103) ou de voter &laquo;contre de Gaulle pour le candidat fringant dont le nom plongeait confus&eacute;ment dans les ann&eacute;es de l&rsquo;Alg&eacute;rie fran&ccedil;aise, Fran&ccedil;ois Mitterrand.&raquo; (p.95) L&rsquo;auteure insiste encore et toujours pour r&eacute;p&eacute;ter l&rsquo;absence de cons&eacute;quences qu&rsquo;ont dans sa vie et dans celle de son entourage les moments marquants du si&egrave;cle, qui paradent devant elle comme un spectacle lointain de troubles et de d&eacute;cisions n&rsquo;ayant qu&rsquo;un rapport oblique, d&eacute;tourn&eacute;, avec son quotidien et ses drames personnels. Ainsi explique-t-elle,</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><br /> aucun rapport entre sa vie et l&rsquo;Histoire dont les traces demeurent d&eacute;j&agrave; pourtant fix&eacute;es par la sensation de froid et le temps gris d&rsquo;un mois de mars [&hellip;]. Dans quelques mois, l&rsquo;assassinat de Kennedy &agrave; Dallas la laissera plus indiff&eacute;rente que la mort de Marilyn Monroe l&rsquo;&eacute;t&eacute; d&rsquo;avant, parce que ses r&egrave;gles ne seront pas venues depuis huit semaines. (p.89) <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Pourtant, si la narratrice ne cesse de d&eacute;mentir le r&ocirc;le de l&rsquo;Histoire et de son cort&egrave;ge d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements, c&rsquo;est pour mieux r&eacute;affirmer son appropriation insidieuse des corps et des mots, son poids imperceptible sur chacune des d&eacute;cisions qui dictent, &agrave; un moment pr&eacute;cis, le cours d&rsquo;une vie, renforc&eacute;e en cela par les barri&egrave;res qu&rsquo;imposent le sexe, la classe sociale, l&rsquo;&acirc;ge. Un demi-si&egrave;cle de discours social, de dicible et de scriptible d&eacute;filent p&ecirc;le-m&ecirc;le. Les interdits qui p&egrave;sent sur chacun &agrave; un moment pr&eacute;cis de l&rsquo;Histoire se d&eacute;placent, atteignent d&rsquo;autres zones. La condamnation de la sexualit&eacute; devient dictature du plaisir, les termes autrefois jug&eacute;s obsc&egrave;nes sont r&eacute;admis alors que sont nettoy&eacute;es d&rsquo;autres zones du langage: &laquo;On se d&eacute;shabituait des mots &agrave; la moralit&eacute; courante, pour d&rsquo;autres mesurant les actions, les comportements et les sentiments &agrave; l&rsquo;aune du plaisir, &ldquo;frustration&rdquo; et &ldquo;gratification&rdquo;.&raquo; (p.125) L&rsquo;Histoire laisse son empreinte dans le choix de chacun des mots, des v&ecirc;tements, des gestes amoureux, non pas bien s&ucirc;r par simple effet de mode, mais par un conditionnement dont n&rsquo;est mesur&eacute;e l&rsquo;importance que bien plus tard, lorsque l&rsquo;angle mort d&rsquo;une &eacute;poque se trouve soudainement &eacute;clair&eacute; d&rsquo;une lumi&egrave;re nouvelle. &laquo;Les signes de changements collectifs ne sont pas perceptibles dans la particularit&eacute; des vies, sauf peut-&ecirc;tre dans le d&eacute;go&ucirc;t et la fatigue qui font penser secr&egrave;tement &ldquo;rien ne changera donc jamais&rdquo; &agrave; des milliers d&rsquo;individus en m&ecirc;me temps&raquo; (p.74), &eacute;crit la narratrice, et ce sont pr&eacute;cis&eacute;ment sur ces modifications subtiles de la pens&eacute;e que s&rsquo;attarde Ernaux. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Les d&eacute;buts de temps nouveaux</strong></span></p> <p>Dans son essai &laquo;Sur le concept d&rsquo;histoire&raquo; Walter Benjamin &eacute;nonce: &laquo;L&rsquo;image vraie du pass&eacute; passe en un &eacute;clair. On ne peut retenir le pass&eacute; que dans une image qui surgit et s&rsquo;&eacute;vanouit pour toujours &agrave; l&rsquo;instant m&ecirc;me o&ugrave; elle s&rsquo;offre &agrave; la connaissance<a name="note2" href="#note2a">[2]</a>&raquo;. C&rsquo;est dans cette fulgurance des mots que travaille Ernaux, accumulant les phrases br&egrave;ves, sans lyrisme, qui ressuscitent par un d&eacute;tail l&rsquo;esprit d&rsquo;une &eacute;poque. Cette concision acc&eacute;l&egrave;re le rythme, conf&egrave;re un puissant dynamisme au texte qui semble reprendre dans son mouvement les avanc&eacute;es d&rsquo;une g&eacute;n&eacute;ration obs&eacute;d&eacute;e par le progr&egrave;s et la nouveaut&eacute;, constamment au seuil d&rsquo;un plus grand bien-&ecirc;tre qui, s&rsquo;il n&rsquo;est jamais tout &agrave; fait l&agrave;, ne peut manquer de survenir bient&ocirc;t. </p> <p>Les possibles d&rsquo;une &eacute;poque sont inscrits en creux dans le discours, formant un imaginaire de l&rsquo;avenir qui aura bri&egrave;vement exist&eacute; avant d&rsquo;&ecirc;tre remplac&eacute; par un autre. Ainsi, en lieu du r&eacute;cit d&rsquo;une Histoire comme succession de faits causals, logiques et implacables, surgit une autre histoire, autrement plus brouill&eacute;e et confuse. Pendant un temps il est &laquo;inutile de partir sur les routes comme en 40, la bombe atomique ne laisserait aucune chance&raquo; (p.61). Malgr&eacute; la parano&iuml;a entretenue durant la Guerre Froide, la bombe atomique, il va sans dire, ne tombera pas, pas plus que n&rsquo;adviendront les r&eacute;volutions attendues impatiemment apr&egrave;s les &eacute;v&eacute;nements de Mai 68. La croyance positiviste d&rsquo;une marche vers le progr&egrave;s, qui culmine quelque part au seuil des ann&eacute;es 70, n&rsquo;est, finalement, qu&rsquo;une forme de leurre, et se fait alors ressentir un terrible &laquo;vertige de l&rsquo;immuable, comme si rien n&rsquo;avait boug&eacute; dans la soci&eacute;t&eacute;&raquo; (p.136). Les transformations de l&rsquo;horizon d&rsquo;attente de chaque &eacute;poque, l&rsquo;&eacute;puisement des id&eacute;ologies qui la fa&ccedil;onnait, surviennent avec une rapidit&eacute; qui n&rsquo;offre qu&rsquo;une faible prise sur la situation. Les nouvelles babioles technologiques, ces avatars du progr&egrave;s, ne causent plus qu&rsquo;un vague &eacute;merveillement. Une autre g&eacute;n&eacute;ration se l&egrave;ve, insouciante et inconsciente des luttes du pass&eacute;, et pour transmettre &agrave; leurs enfants l&rsquo;exp&eacute;rience d&rsquo;une vie qui avait &eacute;t&eacute; la leur, leurs parents n&rsquo;ont en bouche que &laquo;des mots en circulation et des st&eacute;r&eacute;otypes&raquo; (p.156), impuissants &agrave; rendre compte de la densit&eacute; du monde qui existait nagu&egrave;re. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Prosopop&eacute;e de la photographie</strong></span></p> <p>Roland Barthes, dans son ouvrage sur la photographie <em>La Chambre claire</em>, avait racont&eacute; ainsi l&rsquo;&eacute;trange &eacute;moi que lui causait l&rsquo;observation de portraits de sa m&egrave;re jeune: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Je lisais mon inexistence dans les v&ecirc;tements que ma m&egrave;re avait port&eacute;s avant que je puisse me souvenir d&rsquo;elle. [&hellip;] Pour retrouver ma m&egrave;re, fugitivement, h&eacute;las, et sans jamais pouvoir tenir longtemps cette r&eacute;surrection, il faut que, bien plus tard, je retrouve sur quelques photos les objets qu&rsquo;elle avait sur sa commode. [&hellip;] Ainsi, la vie de quelqu&rsquo;un dont l&rsquo;existence a pr&eacute;c&eacute;d&eacute; d&rsquo;un peu la n&ocirc;tre tient enclose dans sa particularit&eacute; la tension m&ecirc;me de l&rsquo;Histoire, son partage. L&rsquo;Histoire est hyst&eacute;rique: elle ne se constitue que si on la regarde &ndash; et pour la regarder, il faut en &ecirc;tre exclu.</span><span style="color: rgb(0, 0, 0); "><a name="note3" href="#note3a">[3]<br /> <br type="_moz" /><br /> </a></span></div> <p>Cette Histoire hyst&eacute;rique dont sont retrouv&eacute;es les traces sur la pellicule ne diff&egrave;re pas de celle mise en sc&egrave;ne dans <em>Les Ann&eacute;es.</em> Les descriptions de photographie abondent et permettent la m&eacute;diation entre des temporalit&eacute;s autrement irr&eacute;conciliables. C&rsquo;est par l&rsquo;observation froide, clinique, de clich&eacute;s de la narratrice &agrave; diff&eacute;rents &acirc;ges que sont transmises une multitude d&rsquo;informations qui redonnent vie &agrave; ce qui semblait perdu, qu&rsquo;est rendu objectivement ce qui autrefois relevait d&rsquo;une &eacute;motion subjective. L&rsquo;auteure regarde des portraits d&rsquo;elle-m&ecirc;me comme d&rsquo;une inconnue dont tant les v&ecirc;tements, les mani&egrave;res, que les &eacute;tats d&rsquo;&acirc;me lui sont &eacute;trangers: &laquo;Photo en couleurs: une femme, un gar&ccedil;onnet d&rsquo;une douzaine d&rsquo;ann&eacute;es et un homme, tous trois distants les uns des autres, comme dispos&eacute;s en triangle sur une esplanade sableuse, blanche de soleil, avec leurs ombres &agrave; c&ocirc;t&eacute; d&rsquo;eux, devant un &eacute;difice qui pourrait &ecirc;tre un mus&eacute;e.&raquo; (p.140) Si, dans <em>L&rsquo;Usage de la pho</em><em>to</em>, Annie Ernaux avait inclus les photographies qu&rsquo;elle commentait, elle se contente dans <em>Les Ann&eacute;es</em> de les raconter, bien qu&rsquo;elles occupent un r&ocirc;le de premier plan dans la construction du livre et la scansion des ann&eacute;es, effa&ccedil;ant ainsi davantage sa propre pr&eacute;sence. </p> <p>&Agrave; la photographie s&rsquo;adjoignent au fil du si&egrave;cle d&rsquo;autres modes de conservation du temps: la vid&eacute;o, la t&eacute;l&eacute;vision, Internet, qui participent &agrave; la naissance d&rsquo;un nouveau rapport &agrave; la m&eacute;moire et au pass&eacute;. &Agrave; ce titre,<em> Les Ann&eacute;es</em> forme une chronique de la transformation des processus m&eacute;moriels au fil du si&egrave;cle, sous l&rsquo;impact des avanc&eacute;es technologiques et des changements sociaux. La grande &eacute;tendue de temps couverte par le livre permet de faire contraster les d&eacute;cennies, de jauger l&rsquo;&eacute;volution survenue en un demi-si&egrave;cle dans la conception m&ecirc;me de la temporalit&eacute; au sein de la soci&eacute;t&eacute;. Ainsi au sortir de la guerre la m&eacute;moire est d&rsquo;abord corporelle, elle se lit dans l&rsquo;identit&eacute; physique des &ecirc;tres: &laquo;Hors des r&eacute;cits, les fa&ccedil;ons de marcher, de s&rsquo;asseoir, de parler et de rire, h&eacute;ler dans la rue, les gestes pour manger, se saisir des objets, transmettaient la m&eacute;moire pass&eacute;e de corps en corps du fond des campagnes fran&ccedil;aises et europ&eacute;ennes&raquo; (p.31). Les anecdotes entourant des photographies &laquo;brunies au dos tach&eacute; par tous les doigts qui les avaient tenues&raquo; (p.30), partag&eacute;es et pr&eacute;serv&eacute;es, peu nombreuses et pr&eacute;cieuses, sont racont&eacute;es lors de repas o&ugrave; d&eacute;filent les r&eacute;cits des exploits de jadis. Or ces m&eacute;moires ancr&eacute;es dans le corps se d&eacute;sincarnent de plus en plus, repr&eacute;sent&eacute;es &agrave; la t&eacute;l&eacute;vision par &laquo;des documents d&rsquo;archives comment&eacute;s par une voix de nulle part&raquo; (p.151) qui &eacute;liminent toute relation personnelle &agrave; l&rsquo;Histoire. La t&eacute;l&eacute;vision, puis Internet, deviennent gardiens du pass&eacute;, biblioth&egrave;ques in&eacute;puisables de ressources qui, en entrem&ecirc;lant une quantit&eacute; toujours grandissante de souvenirs et d&rsquo;informations de toutes les &eacute;poques sans qu&rsquo;un tri ne soit effectu&eacute;, maintiennent les gens dans un &laquo;pr&eacute;sent infini&raquo; (p.223):<br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128); "><br /> </span></p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">L&rsquo;enregistrement h&eacute;t&eacute;roclite, continu, du monde, au fur et &agrave; mesure des jours, passait par la t&eacute;l&eacute;vision. Une nouvelle m&eacute;moire naissait. Du magma des milliers de choses virtuelles, vues, oubli&eacute;es et d&eacute;barrass&eacute;es du commentaire qui les accompagnait, surnageraient les pubs de longue dur&eacute;e, les figures les plus pittoresques ou abondamment prodigu&eacute;es, les sc&egrave;nes insolites ou violentes, dans une superposition o&ugrave; Jean Seberg et Aldo Moro sembleraient avoir &eacute;t&eacute; trouv&eacute;s morts dans la m&ecirc;me voiture. (p.133) <p><br type="_moz" /><br /> </p></span></div> <p>Tandis qu&rsquo;on cherche &laquo;&agrave; sauvegarder en une fr&eacute;n&eacute;sie de photos et de films visibles sur-le-champ&raquo; (p.223) chaque instant du pr&eacute;sent, le pass&eacute; devient paradoxalement p&eacute;rim&eacute; avec une rapidit&eacute; croissante. &laquo;Toutes les images dispara&icirc;tront&raquo; (p.11), est-il &eacute;crit en ouverture du livre, et cette certitude conf&egrave;re poids et nostalgie au d&eacute;sir d&rsquo;Ernaux de faire revivre par son &eacute;criture des bribes d&rsquo;un pass&eacute; qui ne manquera pourtant pas de s&rsquo;effacer. </p> <p>Le projet qui fonde<em> les Ann&eacute;es</em> est par ailleurs inscrit tout au long du livre, d&rsquo;une mani&egrave;re de plus en plus pr&eacute;cise, alors que la voix impersonnelle qui forme la narration avance en &acirc;ge. L&rsquo;auteure t&acirc;tonne au fil des d&eacute;cennies pour aboutir &agrave; la structure qui formera finalement son oeuvre, et qui sera explicit&eacute;e dans son enti&egrave;ret&eacute; &agrave; la toute fin de l&rsquo;ouvrage. &laquo;Capter le reflet projet&eacute; sur l&rsquo;&eacute;cran de la m&eacute;moire individuelle par la m&eacute;moire collective&raquo; (p.54), &laquo;saisir cette dur&eacute;e qui constitue son passage sur la terre &agrave; une &eacute;poque donn&eacute;e, ce temps qui l&rsquo;a travers&eacute;e, ce monde qu&rsquo;elle a enregistr&eacute; rien qu&rsquo;en vivant&raquo; (p.238), celui d&rsquo;&laquo;une existence singuli&egrave;re donc mais fondue aussi dans le mouvement d&rsquo;une g&eacute;n&eacute;ration&raquo; (p.179): la narratrice reformule sans cesse le m&ecirc;me plan, qui ne pourra s&rsquo;accomplir qu&rsquo;avec l&rsquo;arriv&eacute;e de sa propre vieillesse. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Entre Marcel Proust et Scarlett O&rsquo;Hara<br /> </strong></span><br /> Compte tenu de l&rsquo;importance capitale que prend la question du temps dans le roman, il n&rsquo;est gu&egrave;re surprenant d&rsquo;y trouver de fr&eacute;quentes allusions &agrave; Proust et &agrave; son projet romanesque. Un autre nom, autrement moins pr&eacute;visible, s&rsquo;insinue toutefois &agrave; ses c&ocirc;t&eacute;s, celui de Scarlett O&rsquo;Hara (p.240), dans la peau de laquelle l&rsquo;auteure affirme avoir souhait&eacute; se r&eacute;veiller jadis. Comment comprendre la mention de ce personnage, h&eacute;ro&iuml;ne romantique par excellence, dans<em> Les Ann&eacute;es</em>? Peut-&ecirc;tre la vie de Scarlett O&rsquo;Hara, haute en aventures et p&eacute;rip&eacute;ties, symbolise-t-elle l&rsquo;appartenance &agrave; une Histoire dans laquelle il serait possible pour chacun d&rsquo;agir et de prendre place, et qui &agrave; ce titre saurait marier destins singulier et collectif dans un m&ecirc;me mouvement vers l&rsquo;avant. Or l&rsquo;utopie d&rsquo;une telle fusion devra &ecirc;tre oubli&eacute;e pour le commun des mortels, dont les exploits ordinaires ne poss&egrave;deront pas, ou tr&egrave;s bri&egrave;vement seulement, ce souffle romanesque. Ne restera du passage d&rsquo;une vie individuelle que de minuscules et fugitives traces, maigre butin qu&rsquo;expose <em>Les Ann&eacute;es</em>.</p> <div>&nbsp;</div> <hr /> <div><a name="note1a" href="#note1">[1]</a>&nbsp;Cit&eacute; par Pierre-Louis Fort dans le dossier critique d&rsquo;Annie Ernaux, <i>La Place</i>, Paris, Gallimard, (Folio), 2006 [1983], p. 93.<span style="mso-spacerun: yes">&nbsp;<br /> <a name="note2a" href="#note2">[2]</a>&nbsp; Walter Benjamin, &laquo;&nbsp;Sur le concept d&rsquo;histoire&nbsp;&raquo;, <i>&OElig;uvres III</i>, Paris, Gallimard, (Folio Essais), 2000 [1942], p. 430.&nbsp;</span> <br /> <a name="note3a" href="#note3">[3]</a>&nbsp;Roland Barthes, <i>La Chambre claire. Note sur la photographie</i>, Paris, Gallimard (Cahiers du cin&eacute;ma), 1980, p. 102.&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-plus-petite-unite-de-temps#comments Archives Autofiction BARTHES, Roland BENJAMIN, Walter ERNAUX, Annie Événement Expérience France Guerre Histoire Mémoire Oubli Temps Roman Mon, 05 Jul 2010 14:45:04 +0000 Laurence Côté-Fournier 245 at http://salondouble.contemporain.info