Salon double - HORKHEIMER, Max http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/460/0 fr L’univers gravite autour d’un gigot d’agneau http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-univers-gravite-autour-d-un-gigot-d-agneau <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/univers-univers">Univers, Univers</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Fictions et possibles</strong></span></p> <p>Le r&eacute;cit est d&eacute;fini le plus souvent comme &eacute;tant une mise en intrigue, ce qui implique une forme de tension narrative ainsi que son d&eacute;nouement. Cet aspect t&eacute;l&eacute;ologique d&rsquo;une action<a name="note1" href="http://salondouble.contemporain.info/sites/all/modules/fckeditor/fckeditor/editor/fckeditor.html?InstanceName=oFCK_1&amp;Toolbar=DrupalFull#note2b">[1] </a>qui chemine vers sa r&eacute;solution serait sa nature propre. En effet, la configuration narrative est &eacute;troitement li&eacute;e &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience que nous avons du temps, laquelle passerait toujours, d&rsquo;une certaine fa&ccedil;on, par une mise en r&eacute;cit. C&rsquo;est du moins ce que propose Paul Ricoeur dans <em>Temps et r&eacute;cit</em> lorsqu&rsquo;il affirme que &laquo;le temps devient temps humain dans la mesure o&ugrave; il est articul&eacute; de mani&egrave;re narrative; en retour le r&eacute;cit est significatif dans la mesure o&ugrave; il dessine les traits de l&rsquo;exp&eacute;rience temporelle<a name="note2" href="#note2b">[2]</a>&raquo;. Pour le formuler autrement, le r&eacute;cit implique un changement, l&rsquo;&eacute;volution d&rsquo;une situation, aussi minime soit-elle.</p> <p>L&rsquo;aspect lin&eacute;aire du r&eacute;cit que j&rsquo;&eacute;voquais &agrave; l&rsquo;instant, avec un d&eacute;but, un milieu et une fin, englobe un tr&egrave;s large pan de la production &eacute;crite. Cela est explicable par la structure du langage; une phrase &eacute;crite est forc&eacute;ment lin&eacute;aire, et il semble logique qu&rsquo;un r&eacute;cit, constitu&eacute; de phrases, le soit tout autant. Or, des oeuvres de fiction travaillent &agrave; cr&eacute;er certaines zones de libert&eacute; au sein de cette rigidit&eacute; du langage, ne serait-ce qu&rsquo;en les sugg&eacute;rant. C&rsquo;est le cas par exemple du classique &laquo;Jardin aux sentiers qui bifurquent&raquo; de Jorge Luis Borges. Ce texte met en sc&egrave;ne Ts&rsquo;ui P&ecirc;n, un homme qui entreprit d&rsquo;&eacute;crire un roman qui serait aussi une m&eacute;taphore du labyrinthe du temps. Le narrateur affirme &agrave; un moment que &laquo;[d]ans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilit&eacute;s se pr&eacute;sentent, l&rsquo;homme en adopte une et &eacute;limine les autres; dans la fiction du presque inextricable Ts&rsquo;ui P&ecirc;n, il les adopte toutes simultan&eacute;ment. Il cr&eacute;e ainsi divers avenirs, divers temps qui prolif&egrave;rent aussi et bifurquent<a name="note3" href="#note3b">[3]</a>&raquo;. Ainsi, le projet de Ts&rsquo;ui P&ecirc;n &eacute;tait de d&eacute;jouer la lin&eacute;arit&eacute; du r&eacute;cit afin de donner &agrave; lire l&rsquo;infinit&eacute; des possibles, l&rsquo;&eacute;cheveau de possibilit&eacute;s parmi lesquelles quiconque, au cours de sa vie, se d&eacute;bat en faisant des choix.</p> <p>Cette id&eacute;e fertile de Borges, celle d&rsquo;explorer par le r&eacute;cit une conception du temps d&eacute;lin&eacute;aris&eacute;, je la retrouve exploit&eacute;e avec force dans <em>Univers, Univers</em>, un livre de R&eacute;gis Jauffret tout &agrave; fait singulier dans son traitement de la temporalit&eacute;. C&rsquo;est en r&eacute;fl&eacute;chissant aux liens entre la mise en r&eacute;cit et l&rsquo;exp&eacute;rience du temps que je souhaite aborder cette oeuvre. Ce faisant, je traiterai la question des possibles de l&rsquo;existence contemporaine, qui est corollaire au traitement du r&eacute;cit que propose R&eacute;gis Jauffret.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Ce vide absolu qui effraie</strong></span></p> <p>Dans <em>Univers, Univers</em>, R&eacute;gis Jauffret entreprend d&rsquo;explorer les divers possibles li&eacute;s &agrave; une situation initiale des plus minimales. Une femme est chez elle et observe le gigot d&rsquo;agneau qui cuit dans son four. D&rsquo;un moment &agrave; l&rsquo;autre, son mari devrait rentrer du travail, et plus tard, des invit&eacute;s se joindre &agrave; eux. Le lendemain, ils rendraient visite aux Pierrots, un couple d&rsquo;amis. Cependant, les acteurs de cette situation deviennent dans le livre de Jauffret autant de variables sujettes &agrave; d&rsquo;innombrables modulations. Durant six cents pages, la situation de base demeure inchang&eacute;e. Elle n&rsquo;&eacute;volue pas. Ce sont plut&ocirc;t les composantes de l&rsquo;existence de ces personnages qui sont investies par la fiction. Le personnage de la femme se voit dot&eacute; d&rsquo;une centaine de noms, d&rsquo;existences diff&eacute;rentes, et il en va de m&ecirc;me pour chacun des protagonistes. Toutefois, une autre constante demeure, et c&rsquo;est l&rsquo;humour noir, l&rsquo;ironie et parfois le cynisme de R&eacute;gis Jauffret, lequel soumet ses personnages &agrave; d&rsquo;innombrables vies en r&eacute;v&eacute;lant la souffrance et l&rsquo;horreur de chacune de celles-ci. L'&eacute;crivain a un talent certain pour imaginer des vies fictives, et force est d&rsquo;admettre qu&rsquo;il en a tout autant pour assassiner ses personnages. Ce passage, o&ugrave; les existences humaines sont d&eacute;crites comme &eacute;tant l&rsquo;objet d&rsquo;une sorte de massacre perp&eacute;tuel, chaque g&eacute;n&eacute;ration rempla&ccedil;ant la pr&eacute;c&eacute;dente dans l&rsquo;exp&eacute;rience de la souffrance, rend bien la tonalit&eacute; de l&rsquo;ensemble de l&rsquo;oeuvre:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Elle pense qu&rsquo;ailleurs rien ne se produit, elle ne respecte pas la souffrance, elle est indiff&eacute;rente au pass&eacute;, &agrave; l&rsquo;avenir, elle n&rsquo;est que cet &eacute;clair de conscience, trop furtif pour percer vraiment la nuit. Elle regarde le ciel, elle ferme les yeux, et ce moment fait partie de son apparition, de sa vie de femme, d&rsquo;humaine, son apparition inaper&ccedil;ue dans le massacre des g&eacute;n&eacute;rations qui se succ&egrave;dent comme autant de troupes fra&icirc;ches et vite liquid&eacute;es.&nbsp; (p.20)</span></p> <p>Ce qui est remarquable avec ce livre qui multiplie les possibles, c&rsquo;est qu&rsquo;il s&rsquo;en d&eacute;gage paradoxalement une impression am&egrave;re d&rsquo;enfermement dans la fatalit&eacute;. Malgr&eacute; le nombre imposant de variations auquel R&eacute;gis Jauffret s&rsquo;adonne, celui-ci invite &agrave; consid&eacute;rer l&rsquo;&eacute;troitesse des possibles qui s&rsquo;offrent &agrave; nous, contemporains occidentaux. C&rsquo;est-&agrave;-dire que les libert&eacute;s qui nous sont propos&eacute;es y sont pr&eacute;sent&eacute;es comme &eacute;tant strictement d&eacute;limit&eacute;es par le monde qui les accueille. La femme peut avoir diverses carri&egrave;res, elle peut marier diff&eacute;rents types d&rsquo;hommes, et les Pierrots peuvent adopter plusieurs visages, plusieurs temp&eacute;raments mais, au final, tous sont prisonniers d&rsquo;une sorte de d&eacute;terminisme malsain que Jauffret d&eacute;peint de fa&ccedil;on implicite: nos contemporains sont malheureux, et quand l&rsquo;un d&rsquo;eux meurt, il y en a toujours un autre pour prendre sa place. On peut y lire une critique de la chosification du sujet contemporain o&ugrave; les individus sont trait&eacute;s comme &eacute;tant des fonctions d&eacute;sincarn&eacute;es, susceptibles &agrave; tout moment d&rsquo;&ecirc;tre remplac&eacute;s par un anonyme capable de r&eacute;pondre aux m&ecirc;mes attentes impos&eacute;es par le syst&egrave;me<a name="note4" href="#note4b">[4]</a>. La soci&eacute;t&eacute; y appara&icirc;t comme &eacute;tant bien rang&eacute;e: chaque individu vit dans une case qu&rsquo;il a pu choisir, ou pas, mais le nombre en est limit&eacute;.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La litt&eacute;rature aussi bifurque </strong></span></p> <p>Sous ce traitement plut&ocirc;t sombre de la r&eacute;alit&eacute; qu&rsquo;habitent sans repos les personnages du livre, se trouve &eacute;galement une critique portant sur les conventions de l&rsquo;&eacute;criture de fiction. En cela, R&eacute;gis Jauffret demeure coh&eacute;rent: la violence qu&rsquo;il fait subir &agrave; ses personnages, il l&rsquo;inflige &eacute;galement aux normes d&rsquo;&eacute;criture. L&rsquo;une d&rsquo;elles, que j&rsquo;ai identifi&eacute;e d&rsquo;entr&eacute;e de jeu, est la lin&eacute;arit&eacute; du r&eacute;cit. La mise &agrave; mal de cette r&egrave;gle qui est &agrave; la base de notre culture livresque est accompagn&eacute;e, chez Jauffret, d&rsquo;une critique des &eacute;critures &agrave; pr&eacute;tention r&eacute;aliste. Avec cet &eacute;crivain, nous sommes r&eacute;solument dans la fabulation, l&rsquo;imaginaire. D&rsquo;ailleurs, la reprise incessante de l'incipit vient rapidement, &agrave; la lecture, bousiller tout effet de r&eacute;el. On ne nous laisse pas le temps de nous immerger dans les r&eacute;cits, qui sont sans cesse interrompus afin de recommencer en adoptant un autre point de vue. Ce travail sur les formes de la fiction, R&eacute;gis Jauffret en a fait un v&eacute;ritable projet, comme en t&eacute;moigne cette affirmation tir&eacute;e d&rsquo;une entrevue: &laquo;[D]ans chacun de mes livres j'ai toujours d&eacute;mont&eacute; la fiction, le roman. J'ai toujours fait avancer la charrette, la litt&eacute;rature, cette vieille bourgeoise lift&eacute;e, fard&eacute;e, qui n'avance qu'&agrave; coups de pied au cul<a name="note5" href="#note5b">[5]</a>&raquo;.</p> <p>Ce qui se profile, dans <em>Univers, Univers</em>, c&rsquo;est d&rsquo;abord l&rsquo;id&eacute;e que le monde fictionnel construit par un auteur n&rsquo;est qu&rsquo;accessoirement le monde des personnages qui l&rsquo;habitent. Ils sont des pantins, des corps vides &agrave; travers lesquels l&rsquo;&eacute;crivain se balade afin d&rsquo;offrir sa subjectivit&eacute; au lecteur. C&rsquo;est ce ph&eacute;nom&egrave;ne que Jauffret pointe du doigt dans ce passage important:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">[L]a litt&eacute;rature raconte des histoires, elle suscite une foule de gens qui lui doivent tout. Cette femme devant son four n&rsquo;existe nulle part ailleurs que dans ce roman, tous les autres univers lui sont ferm&eacute;s. Mais comme elle n&rsquo;existe pas, c&rsquo;est moi qui depuis tout &agrave; l&rsquo;heure r&ocirc;de dans cet appartement, m&rsquo;assois sur la terrasse, scrute le gigot, et attends ce mari que je suis tout autant que les improbables voisins du dessus, ceux du dessous avec leur gamin fou, sans compter le voisinage plus &eacute;loign&eacute; ou tout &agrave; fait lointain. Je suis la ville, le monde, je l&rsquo;entoure comme une membrane, un amnios. (p.34)</span></p> <p>&Agrave; lire cet extrait, nous pourrions croire que Jauffret nie toute relation entre le monde r&eacute;el, celui que nous habitons, et les univers de fiction. Il me semble pourtant que ce n&rsquo;est pas le cas. Bien que l&rsquo;imaginaire domine dans <em>Univers, Univers</em>, il n&rsquo;en demeure pas moins que les situations racont&eacute;es, une fois reconfigur&eacute;es par l&rsquo;acte de lecture, se voient dot&eacute;es d&rsquo;une forte port&eacute;e r&eacute;f&eacute;rentielle. Nous sommes tous, &agrave; certains degr&eacute;s, ces hommes qui rentrent le soir au foyer, ou ne rentrent pas, trompent leur femme, l&rsquo;aiment, la n&eacute;gligent, ou encore ces femmes qui attendent, qui se lassent d&rsquo;attendre, qui font leur valise, qui se suicident, qui entreprennent des d&eacute;marches de divorce, etc. Autrement dit, si un r&eacute;cit de facture lin&eacute;aire permet l&rsquo;identification du lecteur a un personnage par les pouvoirs de l&rsquo;immersion, <em>Univers, Univers</em> propose quant &agrave; lui une suite de variations, d&rsquo;&eacute;puisement des possibles o&ugrave;, &agrave; un moment ou &agrave; un autre, nous rencontrerons une proposition qui viendra percer une br&egrave;che dans la membrane de la fiction pour venir se superposer &agrave; notre propre exp&eacute;rience du r&eacute;el.</p> <p>Ainsi, l&rsquo;exploration des possibles li&eacute;s aux existences qui bifurquent dans le temps cr&eacute;e, si j&rsquo;ose dire, un nouveau type de relation entre le lecteur et le texte. Plut&ocirc;t que de suivre le fil narratif d&rsquo;une intrigue, le lecteur est invit&eacute; &agrave; surplomber l&rsquo;univers de fiction afin d&rsquo;en observer les m&eacute;canismes. On aura remarqu&eacute; qu&rsquo;une impression de d&eacute;terminisme pesant sur les existences humaines se d&eacute;gage de ce proc&eacute;d&eacute;. Le plus troublant, et c&rsquo;est ce que j&rsquo;ai voulu faire entrevoir en d&eacute;veloppant sur les liens qui se dessinent entre nos existences bien r&eacute;elles et celles invent&eacute;es par R&eacute;gis Jauffret, c&rsquo;est que ce d&eacute;terminisme n&rsquo;est peut-&ecirc;tre pas aussi &eacute;loign&eacute; du monde r&eacute;el que l&rsquo;auteur veut bien nous le faire croire. Il n&rsquo;y a, apr&egrave;s tout, qu&rsquo;une virgule entre les deux univers du titre, et je suis enclin &agrave; croire que nous ne sommes pas totalement &eacute;trangers &agrave; l&rsquo;un de ceux-ci. Ricoeur, en r&eacute;fl&eacute;chissant aux liens entre le r&eacute;cit de fiction et le r&eacute;cit historique, insiste sur l&rsquo;id&eacute;e que, dans les deux cas, le r&eacute;el est bel et bien concern&eacute;:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Nous racontons des histoires parce que finalement les vies humaines ont besoin et m&eacute;ritent d&rsquo;&ecirc;tre racont&eacute;es. Cette remarque prend toute sa force quand nous &eacute;voquons la n&eacute;cessit&eacute; de sauver l&rsquo;histoire des vaincus et des perdants. Toute l&rsquo;histoire de la souffrance crie vengeance et appelle r&eacute;cit.<a name="note6" href="#note6b">[6]</a></span></p> <p>Cette id&eacute;e de l&rsquo;histoire de la souffrance qui appelle le r&eacute;cit n&rsquo;est pas &eacute;trang&egrave;re, &agrave; mon avis, &agrave; la d&eacute;marche de R&eacute;gis Jauffret. Bien que celui-ci n&rsquo;affiche aucune compassion &agrave; l&rsquo;&eacute;gard des personnages qu&rsquo;il projette dans des situations qui sont le plus souvent horribles, il reste que son livre permet de faire l&rsquo;exp&eacute;rience saisissante de l&rsquo;accumulation d&rsquo;existences bafou&eacute;es. Ricoeur affirme que la souffrance rend n&eacute;cessaire le r&eacute;cit, et Jauffret, dans cette logique, ne peut que multiplier les r&eacute;cits tant les souffrances sont nombreuses.</p> <hr /> <p><a name="note1b" href="#note1">1 </a>Sp&eacute;cifions que nous adh&eacute;rons ici &agrave; la d&eacute;finition que Ricoeur propose de l&rsquo;action, qui englobe les changements internes v&eacute;cus par les personnages: &laquo;Par action, on doit pouvoir entendre plus que la conduite des protagonistes produisant deschangements visibles de la situation, des retournements de fortune, ce qu'on pourrait appeler le destin externe des personnes. Est encore action, en un sens &eacute;largi, la transformation morale d&rsquo;un personnage, sa croissance et son &eacute;ducation, son initiation &agrave; la complexit&eacute; de la vie morale et affective. Rel&egrave;vent enfin de l&rsquo;action, en un sens plus subtil encore, des changements purement int&eacute;rieurs affectant le cours temporel lui-m&ecirc;me des sensations, des &eacute;motions, &eacute;ventuellement au niveau le moins concert&eacute;, le moins conscient, que l&rsquo;introspection peut atteindre.&raquo; Paul Ricoeur, <em>Temps et r&eacute;cit 2. La configuration dans le r&eacute;cit de fiction</em>, Paris, &Eacute;ditions du Seuil (coll. Points essais), 1984, p.23.<br /> <a name="note2b" href="#note2">2</a> Paul Ricoeur, <em>Temps et r&eacute;cit 1. L&rsquo;intrigue et le r&eacute;cit historique</em>, Paris, &Eacute;ditions du Seuil (coll. Points essais), 1983, p.17. <br /> <a name="note3b" href="#note3">3</a> Jorge Luis Borges, <em>Fictions</em>, traduit de l'espagnol par P. Verdevoye, &Eacute;ditions Gallimard, 1957, p.100.<br /> <a name="note4b" href="#note4">4</a> La chosification du sujet contemporain a fait, et fait encore couler avec raison beaucoup d&rsquo;encre. Pour en saisir les enjeux, la lecture de Theodor W.Adorno et de Max Horkheimer demeure un incontournable. Ceux-ci soutiennent par exemple l&rsquo;id&eacute;e que &laquo;[l]&lsquo;unit&eacute; d&rsquo;une collectivit&eacute; manipul&eacute;e repose sur la n&eacute;gation de l&rsquo;individu, elle est la caricature d&rsquo;une soci&eacute;t&eacute; qui serait capable d&rsquo;en faire un individu.&raquo; Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, <em>La dialectique de la raison</em>, traduit de l'allemand par &Eacute;liane Kaufholz, Paris, Gallimard (coll. Tel), 1974 [1944], p.30.<br /> <a name="note5b" href="#note5">5</a> Propos recueillis par C&eacute;line Ngi, <em>Fluctuat.net</em>, En ligne: http://livres.fluctuat.net/regis-jauffret/interviews/4843-entretien-avec-regis-jauffret.html,[consult&eacute; le 1 mai 2010].<br /> <a name="note6b" href="#note6">6</a> Paul Ricoeur,<em> op. cit.</em>, p. 143.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-univers-gravite-autour-d-un-gigot-d-agneau#comments ADORNO, Theodor W. BORGES, Jorge Luis Exploration des possibles Fiction Fonctions du récit France HORKHEIMER, Max JAUFFRET, Régis Narrativité Relations humaines RICOEUR, Paul Temps Théories du récit Roman Fri, 07 May 2010 13:30:38 +0000 Simon Brousseau 225 at http://salondouble.contemporain.info Un bourgeois en proie aux événements http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-bourgeois-en-proie-aux-evenements <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/d-ou-viens-tu-berger">D’où viens-tu, berger?</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><em>Mon troupeau, mon troupeau de milliers de milliers de moutons d&eacute;ferle en moi&hellip; et je bous d&rsquo;une violente r&eacute;conciliation avec le </em>monde<em>. De mes propres mains, je me suis p&eacute;tri, p&eacute;tri &agrave; en c&eacute;l&eacute;brer la sortie du nihilisme.</em> (p. 252)</span></p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>La vie au sein de la violence pastorale</strong></span><strong><br /> </strong></p> <p align="justify">En lisant les p&eacute;rip&eacute;ties de sa douce en train d&rsquo;&eacute;gorger des moutons en France, le narrateur de <em>D&rsquo;o&ugrave; viens-tu, berger?</em> r&ecirc;ve &agrave; son tour d&rsquo;&eacute;pouser l&rsquo;&eacute;toffe du berger. Puisqu&rsquo;on entre dans le terroir comme on entre en religion, il lui faut se d&eacute;faire de tout. Il accepte gaiement et quitte sa vie paisible de jeune professionnel en publicit&eacute; pour la Provence. Un Qu&eacute;b&eacute;cois retourne &agrave; la terre, et &ccedil;a se passera dans les montagnes fran&ccedil;aises. La qu&ecirc;te tant souhait&eacute;e s&rsquo;offre &agrave; lui avec ses emb&ucirc;ches et ses r&eacute;compenses. Il peine, travaille fort et arrive &agrave; obtenir le paradis: son troupeau de moutons en montagne. La tranquillit&eacute; n&rsquo;est que de courte dur&eacute;e, mais pour un jeune h&eacute;ros de la terre, tous les d&eacute;fis sont bons. Le loup vient de surgir. La panique s&rsquo;installe en montagne et les cadavres de moutons se multiplient. &laquo;Vais-je abdiquer? Me rendre &agrave; l&rsquo;&eacute;vidence que je ne suis qu&rsquo;un id&eacute;aliste de l&rsquo;ovin? (p. 120)&raquo; L&rsquo;id&eacute;al n&rsquo;a pas de prix et se nourrit, malgr&eacute; tout, de ses d&eacute;ceptions. Le narrateur reste donc en poste, savourant la solitude des hauteurs.</p> <p align="justify">Le roman relate en d&eacute;tail la transition de sa vie de professionnel &agrave; sa vocation de berger. Il apprend le m&eacute;tier sur le tas, &agrave; la dure. M&ecirc;me s&rsquo;il raconte avec un soin particulier les transformations, souvent brutales, du monde pastoral fran&ccedil;ais contemporain, sa nouvelle vie est toujours plus enviable que la pr&eacute;c&eacute;dente et elle lui offre enfin une occasion de se consacrer &agrave; l&rsquo;&eacute;criture :</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">La prop&eacute;deutique au pr&eacute; se poursuit, chaque jour, dans des t&acirc;ches manuelles rudes, des risques de blessures, et de l&rsquo;enfermement toujours plus loin, toujours plus profond, en moi-m&ecirc;me, un retrait face &agrave; l&rsquo;hostilit&eacute; des violences faites aux moutons, des crises de rage du patron et de l&rsquo;antipathie croissante de Mohamed, qui voit bien les limites de mes capacit&eacute;s manuelles, et surtout que je ne l&rsquo;ai pas pris pour mentor. Je persiste, car il va n&eacute;cessairement y avoir la r&eacute;compense de la garde, de partir seul au loin en tirant mille brebis. Et le soir, cette vive lumi&egrave;re rena&icirc;t en moi, celle de la force de l&rsquo;&eacute;criture, celle d&rsquo;une transcendance permanente au monde. (p. 88-89)</span></p> <p align="justify">Si l&rsquo;apprentissage du m&eacute;tier fut d&eacute;j&agrave; bien ardu pour le Qu&eacute;b&eacute;cois en exil, l&rsquo;&eacute;pisode des loups sera le point culminant de son s&eacute;jour qui d&eacute;terminera son d&eacute;sir de se consacrer tout entier &agrave; sa vocation. &nbsp;<br /> &nbsp;<br /> <strong> </strong><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>La relation au pass&eacute;<br /> </strong></span></p> <p align="justify">On pourrait voir dans ce d&eacute;part une qu&ecirc;te initiatique, un retour vers un pass&eacute; perdu. Le titre du livre nous invite &agrave; cette lecture. Et pourtant notre jeune berger n&rsquo;a que faire de la m&eacute;moire! En quittant le Qu&eacute;bec, il diss&eacute;mine sa biblioth&egrave;que : &laquo;Les biblioth&egrave;ques et leur orgueil vertical m&rsquo;ont toujours rebut&eacute; &ndash; quand j&rsquo;ai &eacute;lagu&eacute; la mienne dans le d&eacute;part pour la montagne, j&rsquo;ai eu le sentiment de me d&eacute;partir de kilos de m&eacute;moire en trop, de l&acirc;cher prise face &agrave; un absolu platonicien attard&eacute;.&raquo; (p. 202) Ses livres se perdent. Il n&rsquo;apportera rien. On voudrait le voir surgit de temps ancestraux, mais ce berger vient peut-&ecirc;tre tout simplement de nulle part. Il &eacute;merge avec la lettre de son amoureuse au d&eacute;but du r&eacute;cit. Il admire un pastoral qui nous para&icirc;t s&rsquo;attacher davantage &agrave; un absolu qu&rsquo;&agrave; la tradition. Il est d&rsquo;ailleurs lui-m&ecirc;me sans histoire. Un corps en proie aux &eacute;v&eacute;nements, c&rsquo;est ce qu&rsquo;il devient. Il est aussi un berger archiviste qui conserve des traces de sa vie dans un blogue o&ugrave; il laisse des marques de son parcours. Il se r&eacute;clame des philosophes et affine sa relation avec Nietzsche et Cioran en montagne. M&ecirc;me cette r&eacute;surgence de lectures pass&eacute;es ne restaure pas compl&egrave;tement son lien avec la m&eacute;moire, le berger ne r&eacute;pond plus qu&rsquo;aux mouvements du corps. Il travaille &agrave; rendre son corps et son esprit disponibles aux &eacute;v&eacute;nements qui pourraient s&rsquo;offrir &agrave; lui. Dans ce monde o&ugrave; tout se r&eacute;sout d&rsquo;un coup d&rsquo;opinel, autant le mouton &agrave; abattre que le saucisson &agrave; trancher, il est toujours pr&ecirc;t &agrave; ce que surgisse enfin dans sa vie de v&eacute;ritables &eacute;v&eacute;nements.</p> <p align="justify">L&rsquo;ancien publicitaire veut vivre en montagne loin des c&eacute;l&eacute;brations de son &eacute;poque, et ce, m&ecirc;me si la quatri&egrave;me de couverture nous annonce avec enthousiasme le caract&egrave;re festif du roman. En se d&eacute;tachant de l&rsquo;Histoire, il sort de sa soci&eacute;t&eacute; et du m&ecirc;me coup de l&rsquo;industrie culturelle d&eacute;crite par Adorno et Horkheimer dans <em>La Dialectique de la raison</em><a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>. Le narrateur en trouvant une nouvelle fa&ccedil;on de vivre &eacute;chappe au mode d&rsquo;existence impos&eacute; par son monde qu&rsquo;il a quitt&eacute;. Le livre d&rsquo;Adorno et Hokheimer ne critique pas seulement la culture telle qu&rsquo;elle s&rsquo;est transform&eacute;e &agrave; l&rsquo;&egrave;re industrielle. Les philosophes de l&rsquo;&Eacute;cole de Francfort, en exil aux &Eacute;tats-Unis pendant la publication de l&rsquo;ouvrage, d&eacute;crivent aussi, et c&rsquo;est leur projet principal, leur soci&eacute;t&eacute; enti&egrave;re o&ugrave; les industries culturelles maintiennent l&rsquo;homme dans un &eacute;tat d&rsquo;ali&eacute;nation. L&rsquo;industrie culturelle constitue &mdash;voil&agrave; bien la grande catastrophe contemporaine&mdash; ce monde dans lequel survivent des &ecirc;tres qui ont perdu les composantes bien simples et fondamentales de leur humanit&eacute;. En regardant par la fen&ecirc;tre, l&rsquo;humain d&rsquo;aujourd&rsquo;hui ne peut plus penser par lui-m&ecirc;me, comme il le faisait autrefois, il ne sait plus r&ecirc;ver<a name="note2" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>L&rsquo;amorce d&rsquo;une r&eacute;conciliation avec le monde</strong></span></p> <p align="justify">En sortant de sa soci&eacute;t&eacute;, le berger retrouve ce que la raison a perdu des mythes, il retrouve la capacit&eacute; de penser par lui-m&ecirc;me. De ce point de vue seulement le roman devient une qu&ecirc;te des origines. Ce n&rsquo;est pas la qu&ecirc;te d&rsquo;un individu, mais celle des hommes r&eacute;ifi&eacute;s de l&rsquo;industrie culturelle qui ne sont pas ma&icirc;tres de leur destin puisqu&rsquo;ils ont depuis longtemps perdu toute conscience de la relation entre le g&eacute;n&eacute;ral et le particulier et de celle entre l&rsquo;homme et la nature. Comme Ulysse &mdash;le premier h&eacute;ros bourgeois&mdash;, le narrateur de <em>D&rsquo;o&ugrave; viens-tu, berger?</em> a la possibilit&eacute; de s&rsquo;encha&icirc;ner de son propre gr&eacute;, &agrave; l&rsquo;alcool par exemple. Il ne subit toutefois plus les flux incessants de l&rsquo;industrie culturelle et du monde capitaliste, comme celui de la publicit&eacute;, qui permet de se croire libre au sein d&rsquo;une soci&eacute;t&eacute; qui n&rsquo;offre aucune r&eacute;elle possibilit&eacute; de libert&eacute; pour l&rsquo;&ecirc;tre humain. Ce qui le surprend le plus en montagne, c&rsquo;est la violence des bergers. Puisqu&rsquo;il a tourn&eacute; le dos &agrave; un monde o&ugrave; la barbarie est si pr&eacute;sente qu&rsquo;on ne la voit plus, il d&eacute;couvre une capacit&eacute; nouvelle &agrave; s&rsquo;&eacute;tonner de la violence. R&eacute;primant doublement la vie, l&rsquo;industrie culturelle en cache le caract&egrave;re affirmatif tout autant que n&eacute;gatif. Le regard neuf, le berger entrevoit la promesse d&rsquo;une libert&eacute; pour l&rsquo;homme aupr&egrave;s de ses moutons. En montagne, l&rsquo;ancien bourgeois pourrait, s&rsquo;il le d&eacute;sirait, s&rsquo;attacher et entendre le chant des sir&egrave;nes. Il ferait ainsi face &agrave; une exp&eacute;rience vraie de laquelle il ressentirait &agrave; la fois le plaisir et la douleur. Il ne s&rsquo;agirait pas alors d&rsquo;un retour vers les origines, mais d&rsquo;un monde qui recommencerait.<br /> &nbsp;<a name="note1a" href="#note1"><br /> 1</a>Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, <em>La Dialectique de la raison</em>, coll. &laquo;Tel&raquo;, Paris, Gallimard, 1983, 281 pages.<br /> <a name="note2a" href="#note2">2</a>Le 20 janvier dernier, j&rsquo;ai entendu, dans un reportage sur le Salon de l&rsquo;auto 2009 au t&eacute;l&eacute;journal de Radio-Canada, un critique automobile s&rsquo;exclamer avec tout l&rsquo;enthousiasme de son innocence : &laquo;&Ccedil;a sera enfin l&rsquo;occasion de r&ecirc;ver!&raquo;. Le r&ecirc;ve dans l&rsquo;industrie culturelle, celui que le narrateur cherche &agrave; tout prix &agrave; fuir, est pr&eacute;cis&eacute;ment offert en payant et se d&eacute;pla&ccedil;ant pour voir les publicit&eacute;s formidables des derni&egrave;res voitures produites par les constructeurs automobiles. &Agrave; cet &eacute;gard, il importe de citer une phrase d'Adorno tir&eacute;e de <em>Le caract&egrave;re f&eacute;tiche dans la musique et la r&eacute;gression de l'&eacute;coute</em>: &laquo;Il suffit des mots: &quot;C'est une Rolls Royce&quot;, prononc&eacute;s au moment du saint sacrement de la grande messe automobile pour que tous les hommes deviennent fr&egrave;res.&raquo; (Theodor W. Adorno, <em>Le caract&egrave;re f&eacute;tiche dans la musique et la r&eacute;gression de l'&eacute;coute,</em> Paris, Allia, 2003, p. 32.)</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-bourgeois-en-proie-aux-evenements#comments ADORNO, Theodor W. Événement Expérience HORKHEIMER, Max LEFEBURE, Mathyas Origine Politique Québec Roman Wed, 11 Feb 2009 17:16:00 +0000 Amélie Paquet 70 at http://salondouble.contemporain.info