Salon double - BAKHTINE, Mikhaïl http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/469/0 fr Dans le « vestibule de l'enfer » http://salondouble.contemporain.info/lecture/dans-le-vestibule-de-lenfer <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/auger-manon">Auger, Manon</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lenfer-du-roman-reflexions-sur-la-postlitterature">L&#039;enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <div class="rteindent4"><br /><br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Écrire aujourd’hui, c’est être condamné au roman puis tenter d’en sortir, en écrivant, dans un immense effort de recentrement sur la bouche même de la littérature.<br /><br />—Richard Millet, <em>L’enfer du roman</em></span></div> <p><br />Dans ce recueil de réflexions au titre saisissant —qui n’est pas sans rappeler <em>Malaise dans la littérature</em> d’Alain Nadaud (1993), <em>Essai sur la fin de la littérature </em>d’Henri Raczymow (1994) ou encore <em>L’adieu à la littérature</em> de William Marx (2005)—, Richard Millet tente de livrer une définition du «cauchemar contemporain nommé roman», qu’il nommera «tantôt tel, tantôt roman international, tantôt postlittérature» (p.13). Voilà bien une entreprise pour le moins complexe et téméraire, si on en juge par la position privilégiée qu’occupe la littérature narrative en régime contemporain. Mais c’est justement là, on le devine, l’intérêt du propos de Millet, qu’il présente toutefois de façon fragmentaire, fragilisant par là l’entreprise de synthèse. Certes, le choix de cette forme&nbsp; n’est pas innocent; Millet explique qu’il a voulu «garder [les 555 fragments] dans l’ordre de leur surgissement, au prix de quelques petites redites, ou contradictions, pour maintenir haute l’attention du guerrier comme celle du lecteur» (p.12). Dès lors, si la définition du «postlittéraire» «s’éclair[e] à mesure qu’on avanc[e] dans une lecture que l’on peut aussi effectuer par à-coups, piqués, retours en arrière» (p.13), on ne peut que glaner des éléments ça et là pour parvenir à établir les grands traits de celle-ci. Le jeu, frustrant au premier abord parce qu’étourdissant, n’est toutefois pas dépourvu de charme, surtout dans la mesure où il convoque un sens qui n’est recomposable qu’après coup, et qu’il propose une lecture qui s’effectue, justement, «par à-coups», par bonds et par rebonds pourrait-on dire, les réflexions de Millet faisant parfois sursauter, mais laissant également à réfléchir, à prendre et à reprendre le fil de la réflexion comme de la lecture.<br /><br />Par ailleurs, même si cet essai n’émerge pas d’une «quelconque intention polémique ou [d’une] haine à l’égard du roman» (p.12) —mais bien plutôt, comme Millet l’affirme, d’un «désespoir»—, il serait facile de s’en prendre à l’écrivain (qui revendique pleinement toutes les opinions exprimées dans le recueil) et de dénoncer son hypocrisie de romancier ou son eurocentrisme —pour ne pas dire son <em>gallocentrisme</em>. Néanmoins, cette utilisation à des fins polémiques des réflexions de Millet n’est pas celle qui nous a semblé d’emblée la plus féconde, même si cet essai y invite indubitablement. Nous avons plutôt préféré aller au-delà des «montées de lait» occasionnelles —qui confinent parfois à la caricature, Millet présentant, par exemple, le roman postlittéraire comme un «mixte de roman policier, de gnose sociologique et de psychologisme de magazine féminin, rédigé dans un sous-état de langue par quoi l’idéologie du Bien se répand irrésistiblement» (p.105)—, afin de faire émerger la réflexion plus fondamentale qui est au cœur de la démarche de l’écrivain. Car notre ambition n’est pas de rendre Millet sympathique ou antipathique, mais bien plutôt de dégager les grands éléments de sa pensée par rapport à cette notion de postlittérature, notion qui nous paraît, sinon opératoire, du moins intéressante pour penser la production littéraire actuelle, qu’elle soit française, québécoise ou —pour reprendre un terme maintes fois utilisé par Millet lui-même— «internationale».<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L’hégémonie du roman</strong></span><br /><br />Nous l’avons posé d’emblée, il faut être fin détective et rassembler soi-même les quelques indices disséminés ici et là pour saisir avec plus ou moins d’exactitude ce que Millet qualifie de postlittérature. En avant-propos, il explique brièvement ce qu’il a tenté de faire avec ce recueil de réflexions et en profite pour laisser planer la «menace» d’une véritable définition de concept:</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce que j’appelle postlittérature correspond à ce que d’autres appellent «posthumanisme», «ère de l’épilogue», «spectaculaire intégré», et qui est non pas ce qui se survit à soi-même dans un monde dévasté par la technique, mais l’imposture qui se produit universellement sous le nom de roman et qui n’est qu’un instrument du mensonge général, une falsification, un dévoiement au service du Nouvel Ordre moral ou, si l’on préfère, du moralisme postéthique américain (p.13).</span></div> <p><br />Millet ne s’en cache pas, donc, il en a contre le roman et, plus spécifiquement, contre l’hégémonie du roman à l’échelle de la littérature mondiale. Mais c’est surtout l’imposture et le despotisme d’un&nbsp; type de roman —qualifié péjorativement d’«américain»— qu’il tente, «au moins pour l’honneur, de mesurer —et d’inverser, en rappelant que la littérature ne se réduit pas au roman et que celui-ci peut encore échapper à lui-même, étant en fin de compte une expérience de l’enfer» (p.13). Ainsi, si la postlittérature ne se réduit pas à la seule hégémonie de la forme romanesque, celle-ci en constitue tout de même le trait le plus prégnant. Qui plus est, cette hégémonie prend non seulement la forme d’une surabondance de romans sur le marché —surabondance qui écrase les autres formes et les autres genres telle la poésie—, mais elle implique aussi que tout est désormais publié, ou à peu près, sous cette étiquette générique, de telle sorte que le terme perd même de son sens. L’influence capitaliste aurait donc des effets jusque dans le choix des&nbsp; mentions éditoriales et des catégories génériques; puisqu’il faut vendre à tout prix, s’attirer le plus de lecteurs possibles et courir la chance de remporter les grands prix littéraires (qui à leur tour font vendre encore plus), on use semble-t-il à tort et à travers de l’appellation de «roman». Autrement dit, le roman en vient à digérer les frontières génériques au profit d’un «horizon d’attente» convenu et formaté, essentiellement commercial en somme, reléguant dans une marge de plus en plus étroite les formes inclassables qui, pour Millet, rassemblent pourtant souvent le meilleur de la littérature actuelle.<br /><br />Dès lors, le paradoxe est bien ici le fait que «le succès du roman» et la prolifération des romanciers seraient ce qui menace le plus sûrement la littérature, dans la mesure où ce succès&nbsp; entraîne, d’une part, une diminution générale de la qualité de ce qui se publie et, d’autre part, la disparition des «gros lecteurs» (ceux qui faisaient leur profit de tous les genres littéraires et des sciences humaines), sans lesquels la véritable littérature ne peut plus exister. Désormais, selon Millet, «[o]n en est à la lecture <em>allégée</em>, voire à l’allégement de la lecture, ce que nul, professeurs, éditeurs, écrivains, libraires, journalistes, ne veut reconnaître publiquement, de peur de scier la branche sur laquelle ils perpétuent un mensonge officiel» (p.19). S’il y a bien certains chercheurs, tel Olivier Bessard-Banquy, qui confirment la disparition des «gros lecteurs» comme fait social, et que les éditeurs en tiennent bel et bien compte<a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a>,&nbsp; il demeure que cette modification du lectorat semble avoir un impact sensible non seulement sur l’idée même de littérature en régime contemporain, mais également dans la façon qu’ont les écrivains de penser leur rapport au monde —à cet égard, le parti pris pour le moins radical de Millet est probant. Il y aurait d’ailleurs là un parallèle à établir avec ce que Michel Biron, dans son plus récent recueil d’essais, nomme «la conscience du désert», dans la mesure où, pour lui,</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">[l]’écrivain canadien-français, comme l’écrivain contemporain en général, ne se définit pas comme un écrivain de la rupture. Ou plutôt si, il voudrait bien rompre, mais rompre avec quoi? Il n’y a personne autour de lui pour lui donner la réplique. Même lorsqu’il se révolte, cet écrivain se heurte le plus souvent au silence et finit par se plaindre à qui veut l’entendre qu’il écrit dans un désert. Comment écrire contre le silence? La plainte elle-même ne tombe-t-elle pas dans le néant? Si violente soit-elle, l’œuvre la plus audacieuse ne risque-t-elle pas de perdre son sens si elle ne s’oppose à rien qui lui offre une véritable résistance?<a href="#note2a" name="note2"><strong>[2]</strong></a> </span></div> <p><br />Cela n’est pas non plus sans rappeler la question que Bessard-Banquy pose en conclusion de son ouvrage, <em>La vie du livre contemporain</em>:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La France a de bons auteurs, de bons éditeurs, de bons libraires. Mais a-t-elle encore de bons lecteurs? Il est clair que l’on est entré depuis ces dernières années dans un monde où le livre n’occupe plus la place qui a pu être la sienne auparavant. L’audiovisuel supplante l’écrit dans les pratiques de divertissement et de culture, et les effets de ce décrochage intellectuel ne se sont pas encore pleinement fait sentir <a href="#note3a" name="note3"><strong>[3]</strong></a>. </span></div> <p><br />Et Millet de poser à peu près les mêmes questions, tout juste autrement:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Y aura-t-il, dans les années à venir, des lecteurs pour ce que nous écrivons? Serons-nous bientôt seuls, ou bien aimés pendant quelque temps encore? L’évacuation de la littérature comme champ référentiel pédagogique et le bradage de la langue à la sphère médiatico-publicitaire font de l’écrivain un marginal de fait dans un monde où la redéfinition génético-cybernétique de l’homme a lieu non plus dans les songes mais dans un nouvel ordre de langage dont le roman postlittéraire est le code civique (p.52).</span></div> <p><br />Cependant, alors que, pour Biron, cette «conscience du désert» de la part des écrivains ne serait pas particulièrement symptomatique de l’époque contemporaine —puisqu’il la relève chez Octave Crémazie qui déplorait lui aussi, à son époque, le sentiment d’écrire <em>dans le vide</em>—, il s’agit, pour Millet, d’une caractéristique nommément postlittéraire qu’il attribue à ses contemporains. Qui plus est, il avance que le succès du roman entraînera à court terme la disparition de la littérature parce que celle-ci aurait «noué avec le seul roman un pacte servile» (p.20). Le roman serait devenu un autre «instrument de présentification, de légitimation sociale, comme la télévision, le cinéma, le rock et ses dérivés, le Prozac et le Viagra, et l’accroissement de la tolérance» (p.24). Dans ces conditions, la littérature actuelle ne serait plus que la répétition de l’idée d’elle-même; le roman, quant à lui, ne serait plus que le «miroir de sa totalité», dès lors qu’il «cesse d’être un moyen de connaissance, de découverte» (p.98). Le roman, cette incroyable redite, serait devenu «le vestibule de l’enfer, dont on sait qu’une des formes est le ressassement» (p.98). Au-delà de la conscience du désert, donc, se profile pour les écrivains une possibilité encore pire: celle d’être condamné au silence, à l’indifférence, voire à la dépersonnalisation. Et, pour la littérature, celle de perpétuer sa propre fin, voire sa propre agonie, sans même que personne ne prenne la véritable mesure de cette perte.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La <em>lingua franca</em> de la postlittérature</strong></span><br /><br />À cette omniprésence du roman sur le marché actuel —toujours de plus en plus saturé par des produits culturels de toutes sortes— se superposeraient&nbsp; également l’hégémonie de la langue anglaise et, plus généralement, celle de la culture anglo-saxonne qui devient en quelque sorte la représentante par excellence de la démocratisation à tout vent de la culture. Car la langue anglaise, contrairement au français qui demeure une langue aristocratique, est malléable et «universelle», elle est une langue fondamentalement démocratique car elle appartient désormais à tous. Conséquemment, Millet constate un épuisement et une «hostilité générale envers la langue» (p.92) chez les écrivains qui continuent d’écrire en français. Ce mouvement d’anglicisation de la littérature participerait du renoncement à celle-ci, affirme-t-il:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L’anglais est bien la langue de la postlittérature: non seulement une langue neutre dans laquelle tout effet de style serait vain, mais aussi le lieu de l’effondrement de toute langue, y compris l’anglaise. Écrire en anglais est donc une forme de renoncement à la littérature (p.106).</span></div> <p><br />Ce glissement vers l’anglais serait dû, en partie, à la dégradation de la qualité de la langue chez les romanciers français, l’ignorance de la langue devenant un trait typique de l’esthétique postlittéraire qui se traduit globalement par une «mort du style» (p.40) ayant pour précurseur le registre familier dont Dostoïevski a doté la littérature. Au contraire de Bakhtine, qui voit la diversité des langages «<em>comme la base du style</em>» et non pas comme la mort de celui-ci<a href="#note4a" name="note4"><strong>[4]</strong></a>, Millet considère pour sa part que le familier relève du «<em>mal écrit</em>»:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Cette langue, qui refuse le bien écrire pour privilégier l’efficacité narrative, n’est pas seulement hantée par l’oralité ou contaminée par les innombrables conversations dont sont constitués les romans dostoïevskiens; elle est encore moins l’objet d’une visée pédagogique, comme chez Tolstoï; elle est, loin du populaire comme du populisme, la proie d’une fièvre à nulle autre pareille qui, avec les plongées dans les bas-fonds de l’âme, en fait le prix, la garde extraordinairement jaillissante, par contagion du vivant (p.50).</span></div> <p><br />Millet n’adhère donc pas au plurilinguisme bakhtinien et profite de cet essai pour faire la liste des disparitions qui précèdent ou suivent celle du style, dans le roman français. C’est ainsi qu’il déplore la disparition du passé simple dans la narration moderne, ajoutant que «peu de romanciers savent encore décrire» (p.99) et que «l’à-peu-près est devenu règle» (p.99). Le français aurait donc été la langue de la littérature, mais celle-ci étant morte, finie, le roman est passé à autre chose —l’anglais, en l’occurrence. Les traducteurs auraient d’ailleurs un rôle à jouer dans la dégradation du sentiment linguistique; nous serions «entrés, selon Millet, dans le règne de la traduction, autre figuration infernale puisqu’elle impose le roman anglo-saxon comme unique modèle» (p.239). Ainsi, les écrivains français —francophones— n’écriraient plus qu’en «“américain traduit”» (p.239), par la force des choses. Les romans écrits en français correct seraient taxés, à cette époque postlittéraire, de «“trop littéraires”» et seraient «“surécrit[s]”, ce qui veut dire, tout simplement, écrit[s] en un français qui respecte la syntaxe et la déploie dans un style personnel, la haine de la grammaire et celle du style étant désormais la chose du monde la mieux partagée» (p.264).<br /><br />Cette mort du style, Millet la lie entre autres à la popularité des ateliers d’écriture et des cours de <em>creative writing </em>offerts dans les universités de langue anglaise, qui véhiculent «une espèce d’ontologie démocratique où l’on serait écrivain de fait —sinon de droit» (p.40). Car ces ateliers démocratisent l’écriture comme on a auparavant démocratisé la culture, affirme Millet, et ils mènent ainsi l’écriture à sa perte, d’une certaine façon, puisque tout le monde y a désormais accès. Millet en arrive donc, au terme d’une critique plutôt virulente (et pour tout dire manquant de nuances) des cours de création littéraire, à qualifier le roman contemporain de «maladie de la postmodernité»:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Refuser le style signifie aussi qu’on pourrait l’apprendre hors de l’expérience solitaire qui consiste en grande partie à lire et à écouter la langue: d’où l’idée, américaine, d’ateliers d’écriture, qui ouvrent la voie à une idée spécifique de la littérature, qui serait arrachée à l’inenseignable. Cette poudre aux yeux repose sur un principe démocratique vicié: la culture et l’écriture accessibles à tous. La culture ne suppose pas la création ni la connaissance. Lire ne revient pas forcément à écrire. À ce compte-là, je connais des lecteurs qui, dans leurs lettres, et sans éprouver le besoin de publier une seule ligne, écrivent mieux que bien des romanciers américains sortis de cours de <em>creative writing</em> par quoi le roman postlittéraire a conquis le monde au lieu de s’y perdre. La perte comme modalité quasi heureuse de l’échec, l’éclat plus ou moins sonore ou brillant ou lointain de ce qui est perdu, voilà qui diffère absolument de cette perdition, de cette maladie de la postmodernité qu’est le roman contemporain (p.187-188).</span></div> <p><br />À plus forte raison encore, Millet prédit la fin des littératures nationales, qui sont appelées à se perdre dans le monde postlittéraire presque exclusivement américain. Les littératures qui survivent seraient, d’une certaine façon, maintenues artificiellement en vie à cause de leur «expansion américaine» (p.212). Se «débarrasser non seulement de ces carcans que sont les langues nationales, mais de l’écriture elle-même en tant que style» (p.17), voilà qui serait l’un des principaux mots d’ordre de la postlittérature, pavant la voie à une nouvelle forme de roman «hanté par le cinéma au point de se réduire à un scénario» (p.68)…<br /><br /><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le cinéma comme grand roman américain</span></strong><br /><br />Le roman se simplifie, donc, pour ne devenir qu’une marchandise de la société du spectacle, un «scénario potentiel: un passe-temps dégradé, qui cherche son salut par la nostalgie dans l’art qui l’a détrôné» (p.68). Une marchandise télévisuelle, en somme, qui s’appuie, affirme Millet, sur les décors américains plantés par Hollywood. Il en ressort que «les romans ne s’écrivent plus que pour devenir des films, lesquels sont souvent d’une facture aussi médiocre que les romans» (p.154). Pour Millet, le roman est donc comme «du cinéma en attente de lui-même» (p.162) qui aurait désormais la même fonction régulatrice que la télévision. «La globalisation romanesque n’est rien d’autre que la réduction anglophone du monde» (p.260), écrit-il, et condamne le roman à être écrit en anglais parce que «les États-Unis ignorent l’idée de déclin, n’ayant pas intégré celle de Temps modernes, vivant dans une utopie perpétuelle, y compris celle du “grand roman américain”, lequel n’est autre que sa scénarisation hollywoodienne, même pour les plus <em>européens</em> d’entre les écrivains» (p.109-110).<br /><br />Dans ce contexte, le statut de l’écrivain se trouve précarisé au point qu’il peut difficilement, selon Millet, se réclamer de ce titre qui a par ailleurs perdu de son prestige:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pas de mot pour désigner l’écrivain postlittéraire. Auteur pourrait convenir, mais il est ambivalent. Écrivain est dévalorisé, tout comme artiste, et poète semble appartenir à un règne disparu. Scénariste conviendrait mieux, vu que la plupart des romans contemporains sont hantés par le cinéma, quand ils ne se réduisent pas à un scénario, le «pitch» à quoi tout roman doit se résumer pour être «lisible». En vérité, le romancier postlittéraire est un écrivain sans littérature, et son quasi-anonymat n’est pas de même nature que celui de l’écrivain véritable, lequel travaille dans l’innommable (p.134).</span></div> <p><br />La perte du sacré qui caractérise la postlittérature ferait ainsi de nombreuses victimes, et cette dégradation de «l’ancien ordre littéraire», si on peut dire, se complique davantage par la présence des nouvelles technologies, et d’Internet en particulier, devenu le véhicule par excellence de la propagande romanesque:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Un écrivain qui n’a ni blog ni site, et qui ne fréquente pas les espaces prostitutionnels de Facebook et de Twitter, n’est-il pas voué à la marge, voire à l’inexistence, sachant que c’est là que se font et se défont aujourd’hui les réputations, que le silence, le retrait, la discrétion, l’ombre, sont suspects au Nouvel Ordre moral et que le making of d’un roman devient non pas un bonus mais une sorte de devoir plus important que le livre lui-même? (p.157)</span></div> <p><br />C’est désormais l’écrivain qui se fait voir, et non plus vraiment ce qu’il écrit, ce qui achève de transformer l’individu et son livre en un seul et même objet —marchandable, il va sans dire: «[L]e “livre” doit être “convivial”, “éthique”, “sympa”, tout ça pouvant aussi se dire de l’auteur, si bien qu’il n’y a aucune différence entre celui-ci et son livre —l’un étant le <em>roman</em> de l’autre, et inversement, le mot roman ne désignant plus seulement un objet mais la condition objectale de l’individu nommé auteur» (p.66). Auteurs «sympas» qui se donnent à voir sur Internet, mais qui en même temps disparaissent petit à petit des catalogues des grands éditeurs, qui ne pourront bientôt plus publier ce que Millet désigne sous le nom de «littérature»; comme à Hollywood où le tournage de films d’auteurs est désormais chose presque impossible, l’auteur de littérature est appelé à devenir «collectif»<a href="#note5a" name="note5"><strong>[5]</strong></a>.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L’épuisement de la littérature</strong></span><br /><br />On le constate aisément, l’hégémonie du roman est pour Millet le symptôme davantage que la cause véritable de l’ère postlittéraire. Ce qui est vraiment en jeu ici, c’est la démocratisation de la culture, la mondialisation et l’effacement progressif d’une culture lettrée au profit d’une culture marchande. S’il y a quelque chose de nostalgique —voire de passéiste— dans le discours de Millet, il n’en demeure pas moins que plusieurs de ses constats paraissent justes ou, à tout le moins, invitent à réfléchir sur la place effective qu’occupe actuellement la littérature dans l’ensemble des pratiques culturelles. À la manière d’un François Ricard, par exemple, qui voyait lui aussi dans la démocratisation de la littérature la mort de la littérature québécoise<a href="#note6a" name="note6"><strong>[6]</strong></a>, Millet manifeste une crainte sans doute légitime d’un «épuisement de la littérature», alors que, paradoxalement, celle-ci n’a jamais été aussi bruyante et accessible que de nos jours. Car la démocratisation de la culture, c’est aussi la perte des repères, le mélange du savant et du populaire, l’omniprésence du tout et du rien, tous phénomènes qui, s’ils ont certainement du bon, entraînent aussi une redéfinition de ce qu’est, concrètement, la littérature.<br /><br />C’est donc dans cet esprit que Millet affirme qu’il s’agit d’une <em>post</em>littérature, au sens où elle incarne elle-même son propre épuisement: «On pourrait dire que la postlittérature est la mort de la littérature française, donc d’une certaine idée de la littérature» (p.107). Une littérature <em>après</em> la littérature, en somme, et non pas une <em>nouvelle</em> littérature, qui ne revendique rien sinon une universalité toute américaine. Une littérature, écrit Millet, qui</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">ne perpétue cependant plus que l’idée d’elle-même; une idée creuse, une coquille vide, un simulacre dépourvu de cette substance héroïque, mystique, ou obscure qui faisait d’elle une expérience absolue et qui n’est plus que divertissement, puissance nihiliste qui combat l’unité s’opposant à l’idée même d’œuvre grâce à quoi non seulement l’écrivain et l’individu mais l’époque seraient sauvés —ce salut demeurât-il un songe (p.91).</span></div> <p><br />Le cynisme étant désormais la seule «posture d’authenticité» possible (bien qu’elle sonne faux), le romancier contemporain serait donc «bien plus occupé de la représentation narcissique de la littérature que par l’essence de la littérature: falsification qui peut faire passer la représentation pour l’essence, donc pour la vérité» (p.13). Il s’agit véritablement d’une «<em>littérature de l’après</em>» dont tente de rendre compte Millet, une littérature dont le refus d’hériter «est en vérité le consentement servile à l’héritage du roman dix-neuviémiste, tandis que la littérature, elle, continue de se confronter à elle-même en un mouvement désespéré mais fécond, cette fécondité eût-elle le silence pour espace» (p.183-184). Poursuivant ainsi ce que la postmodernité avait déjà entamé, les écrivains postlittéraires useraient de la rupture non plus comme d’un effet d’avant-garde, mais bien plutôt comme d’un refus de toute filiation, de tout héritage<a href="#note7a" name="note7"><strong>[7]</strong></a>.<br /><br />Autrement dit —et c’est une image forte—, «le roman postlittéraire est à la littérature ce que le protestantisme est au catholicisme: une écriture de la sortie de la littérature» (p.117). Pour Millet, «[é]crire, aujourd’hui, c’est […] en appeler à l’oubli, à la haine de la mémoire, des abîmes personnels, de la littérature non pas en tant qu’elle est le “tout le reste” verlainien, mais en son essence même» (p.53). Il y a là, encore une fois, reprise du constat posé il y a plus de quinze ans déjà par Nadaud et par Raczymow. Alors que Raczymow déplorait le règne de l’actualité<a href="#note8a" name="note8"><strong>[8]</strong></a>, Nadaud n’y allait pas de main morte en comparant le livre à un yaourt: «La marchandise littéraire —car c’est bien ce qu’elle est en partie— se périme aussi vite qu’un yaourt. Elle n’est rien d’autre, et ne peut dépasser cet état, si l’exigence qui la traverse ne parvient à débusquer, sous la surface du réel, ce qui se refuse à voir le jour<a href="#note9a" name="note9"><strong>[9]</strong></a>». S’il n’est pas question dans <em>L’enfer du roman </em>de «l’“évidence” tranquille qu’avec Sartre s’est éteint le “dernier grand écrivain”», pour reprendre le phrasé choc de Denis Saint-Jacques<a href="#note10a" name="note10"><strong>[10]</strong></a>, reste que le spectre de ce constat plane sur la postlittérature. Il serait possible alors de départager ce qui est littéraire de ce qui est plus précisément <em>post</em>littéraire: la littérature, pour Millet, ne serait plus que «ce qui se dérobe à l’hégémonie romanesque» (p.59).<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un roman débarrassé du roman?</strong></span><br /><br />Au terme de cette lecture, il appert que Millet en dit beaucoup et peu à la fois; il est ainsi difficile de bien saisir et présenter les nuances de sa pensée sans tomber nous-mêmes dans la caricature, voire dans le catastrophisme qui règne au sein d’une large frange de la critique contemporaine, heureusement compensé par un intérêt grandissant de la critique universitaire pour la littérature contemporaine<a href="#note11a" name="note11"><strong>[11]</strong></a>. Nous nous sommes tout de même attardés ici à en synthétiser les grandes lignes, car ce discours nous semble symptomatique d’une posture critique contemporaine qui s’était jusqu’à maintenant rarement exprimée de façon si véhémente, du moins chez un écrivain. Autrement dit, il appert que, sous le vernis antiaméricaniste, Millet développe une réflexion tout à fait dans l'air du temps, mais avec des accents qui sont les siens. L’exercice nous a ainsi paru d’autant plus intéressant que la lecture de cet essai peut être double; car si, d’un côté, l’ouvrage de Millet se fait pamphlet, on peut aussi y lire, en creux, ce qui constituerait de la «bonne» littérature pour lui; il faudrait, entre autres, que «le roman se débarrasse du roman» (p.198-199) et qu’il enlève tout sentiment de «déjà lu» (p.199). Il faudrait, de même, qu’il fasse plus que simplement raconter une histoire, mais qu’il se donne également <em>à lire</em> par un travail sur le style, sur l’écriture, dans et par la langue qui en est le support. L’essai de Millet est à cet égard parsemé d’exemples d’œuvres et d’auteurs appartenant nommément à la «littérature», mais ces exemples, on le devine, n’appartiennent que rarement à la littérature contemporaine. Ce n’est donc pas seulement en tant qu’écrivain que Millet prend la parole, mais aussi en tant que lecteur érudit, au nom de «ces contemporains par défaut, ou secrets, que sont les derniers lecteurs» (p.12).<br /><br />Mais est-ce encore le temps de rêver à ce roman <em>littéraire</em> ou la littérature est-elle réellement vouée à se perdre dans le cinéma, dans le ressassement et dans l’oubli comme le proclame Millet? Si «postlittéraire signifie non pas que la littérature soit morte mais qu’elle connaît dans le roman un processus continu de dévalorisation» (p.247), la voie proposée par Millet serait sans doute d’investir les autres genres, c’est-à-dire ceux où est susceptible de se faire et de se penser la véritable littérature, loin de toute hégémonie romanesque, voire narrative, et dans l’absolue nécessité de la langue comme expression du sens. C’est du moins ainsi que son essai se donne à lire, témoignant doublement (c’est-à-dire tant dans son propos que dans sa forme fragmentaire) de la nécessité de déployer de nouveaux espaces où l’écriture peut s’engager autrement que sur la pente romanesque, sans sacrifier au style et à la langue.<br /><br /><br /><br /><br /><a href="#note1" name="note1a"><strong>[1]</strong></a> Bessard-Banquy explique: «Moins de gros lecteurs, plus de lecteurs moins érudits, souvent moins à l’aise financièrement —les éditeurs comprennent que la production doit s’adapter à cette mutation de la lecture et offrir des textes plus grand public […]. L’explosion du poche des années 1980, l’avènement du livre à très bas prix des années 1990 sont inscrits en creux dans ces mutations structurelles, dans cette inédite diminution des gros lecteurs.» Olivier Bessard-Banquy, <em>La vie du livre contemporain. Étude sur l’édition littéraire 1975-2005</em>, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux et Du Lérot, 2009, p.53.<br /><a href="#note2" name="note2a"><strong>[2]</strong></a> Michel Biron, <em>La conscience du désert. Essais sur la littérature au Québec et ailleurs</em>, Montréal, Boréal (Papiers collés), 2010, p.9.<br /><a href="#note3" name="note3a"><strong>[3]</strong></a> Olivier Bessard-Banquy, <em>La vie du livre contemporain. op. cit.</em>, p.345.<br /><a href="#note4" name="note4a"><strong>[4]</strong></a> En effet, Bakhtine considère l’hybride (langagier) romanesque comme «un système de fusion des langages, littérairement organisé, un système qui a pour objet d’éclairer un langage à l’aide d’un autre, de modeler une image vivante d’un autre langage». (Mikhaïl Bakhtine, <em>Esthétique et théorie du roman</em>, traduit du russe par Daria Olivier, préface de Michel Aucouturier, Paris, Gallimard (Tel), [1975] 2008, p.178 et p.129.)<br /><a href="#note5" name="note5a"><strong>[5]</strong></a> «La liste horripilante des personnes remerciées à la fin des romans américains dit bien que nous sommes sortis de la solitude et de la question de l’œuvre, dont la postlittérature réfute jusqu’à la possibilité» (p.268).<br /><a href="#note6" name="note6a"><strong>[6]</strong></a> François Ricard, «Après la littérature. Variation délirante sur une idée de Pierre Nepveu», <em>L’inconvénient</em>, no 15, novembre 2003, p.59-77. Il importe toutefois de distinguer la posture de Ricard et celle adoptée par Nepveu dans son essai intitulé <em>L’écologie du réel: mort et naissance de la littérature québécoise</em> (Boréal, coll. «Papiers collés», 1988). En effet, alors que Nepveu pressent l’avènement d’une littérature contemporaine québécoise dans laquelle l’adjectif même de «québécois» aurait perdu de sa pertinence au profit d’un certain renouveau, Ricard postule plutôt la mort de la littérature dans la «littérature» même, la littérature s’étant carrément, selon lui, absentée de la pratique littéraire québécoise au profit, elle aussi, d’une culture du Spectacle maintenue artificiellement en vie par les subventions.<br /><a href="#note7" name="note7a"><strong>[7]</strong></a> Il importe de préciser que Millet ne confond pas postlittérature et postmodernité. Autrement dit, la postlittérature n’est pas, comme l’écrirait Lyotard, «une “incrédulité à l’égard des métarécits” à quoi se réduisent la raison, l’Histoire et le sens» (p.117). Plutôt, Millet suppose que la postlittérature «est pleine de foi dans la posture mimétique par quoi elle reproduit l’idéal littéraire à partir de la pulvérulence ludique du langage» (p.117). Dès lors, «[i]l s’agit d’en finir avec la littérature comme espace sacral ou solipsiste; refusant d’hériter, l’écrivain postlittéraire n’est plus qu’une figure sociale dont le roman est l’insignifiant curriculum vitae» (p.117). Précisons également que le préfixe «post» utilisé par Millet pour qualifier le roman actuel ne fait pas référence à un quelconque refus de penser le contemporain, ou encore à «une démission suggérée par le Spectacle». Au contraire, «[l]a postlittérature s’est […] bel et bien installée comme élément du Spectacle, sur les ruines de la langue autant que de cette somme patiemment élevée qu’on appelle œuvre et qui n’a plus de sens, dans un monde horizontal, où le geste d’écrire relève du collectivisme démocratique» (p.133).<br /><a href="#note8" name="note8a"><strong>[8]</strong></a> «Et en effet, ce qui frappe, c’est l’extrême vitesse de l’effacement des noms aussitôt périmés, comme si un aspirateur tout-puissant n’avait de cesse qu’il ne les avale toujours plus vite: c’est ce qu’on nomme l’actualité. Être actuel, c’est être, à tel moment, en position de visibilité. Et la minute d’après vous aspire.» Henri Raczymow, <em>La mort du grand écrivain. Essai sur la fin de la littérature</em>, Paris, Stock, 1994, p.40.<br /><a href="#note9" name="note9a"><strong>[9]</strong></a> Alain Nadaud, <em>Malaise dans la littérature</em>, Paris, Champ Vallon, 1993, p.50.<br /><a href="#note10" name="note10a"><strong>[10]</strong></a> Denis Saint-Jacq<em>ues, «Conflits de culture et valeur littéraire», dans Denis Saint-Jacques [dir.], </em>Que vaut la littérature?, Québec, Éditions Nota Bene (Les Cahiers du CRELIQ), 2000, p.5-6.<br /><a href="#note11" name="note11a"><strong>[11]</strong></a> Pensons, notamment, aux nombreux travaux de Dominique Viart et de Bruno Blanckeman sur la littérature française contemporaine.</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/dans-le-vestibule-de-lenfer#comments BAKHTINE, Mikhaïl BESSARD-BANQUY, Olivier BIRON, Michel Cinéma Conscience linguistique Contemporain Culture française Déclin de la littérature Démocratisation France LYOTARD, Jean-François MARX, William MILLET, Richard NADAUD, Alain Polémique Postlittérature Postmodernité RACZYMOW, Henri RICARD, François Roman SAINT-JACQUES, Denis Société du spectacle Essai(s) Mon, 04 Apr 2011 21:42:01 +0000 Pierre-Luc Landry 337 at http://salondouble.contemporain.info Le sort des mécaniques défaillantes http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-sort-des-mecaniques-defaillantes <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/abandoned-cars">Abandoned Cars</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>En mettant au point la technique de la chaîne de montage au début du XX<sup>e</sup> siècle, Henry Ford a réussi à accélérer la production de son modèle T. La légende veut qu’il aurait convoqué plusieurs journalistes à l’une de ses usines afin de faire la démonstration de l’efficacité de ses constructions. Il ordonna aux contremaîtres de lancer les machines: après un certain délai, une voiture apparut à la sortie de l’usine. Les journalistes n’y virent rien de bien exceptionnel jusqu’à ce que, quelques instants plus tard, une autre voiture jaillisse des entrailles de l’usine, puis une autre, et une autre… L’anecdote est emblématique d’une certaine pensée magique participant de l’<em>American Dream</em>, c’est-à-dire la croyance en une abondance infinie qui ne connaît pas l’épuisement et le prévoit encore moins. Le rêve américain s’incarne notamment sous la forme d’une poursuite individuelle du bonheur, défendue par la Constitution américaine et faisant miroiter la promesse pour tous d’une plénitude matérielle apparemment intarissable. Or, il s’avère plutôt que ce rêve est donné à peu d’élus pour beaucoup d’appelés,&nbsp;ces<span class="msoIns"><ins cite="mailto:amelie%20paquet" datetime="2010-02-23T13:36"> </ins></span>derniers croupissant dans l’ombre des tours d’ivoire des opulents.<br /><br />Dans les faits, qu’advient-il de toutes ces voitures construites année après année, qui sont achetées par des gens aisés, davantage par vanité et par ostentation que par besoin pressant? Force est de constater que l’entièreté de la production ne trouve pas acquéreurs, comme l’attestent les déboires des constructeurs automobiles qui meublent les pages économiques depuis quelques mois. En effet, pour bien des gens, ce qui a jadis été la voiture de l’année d’un conducteur aux poches plus profondes est rachetée à moindre prix, puis usée jusqu’à la corde avant d’être abandonnée, puisqu’il faut se résoudre à son sort de moins bien nanti et étirer les derniers kilomètres de fonctionnement avant de l’acheminer, par nécessité, à la casse.<br /><br />L’accident automobile est une catastrophe beaucoup plus retentissante et spectaculaire que le simple abandon d’une vieille mécanique. Pensons simplement à l’œuvre de J.G. Ballard qui, de <em>Atrocity Exhibition </em>(1970)<em> </em>à<em> Crash </em>(1973), macule les pages de ses œuvres avec des épanchements d’huile et de chair, en faisant même un moteur érotique: «<span>A car crash harnesses elements of eroticism, aggression, desire, speed, drama, kinesthetic factors, the stylizing of motion, consumer goods, status - all these in one event. </span><span>I myself see the car crash as a tremendous sexual event really: a liberation of human and machine libido (if there is such a thing)</span><span class="MsoFootnoteReference"><span><a href="#_ftn1" name="_ftnref">[1]</a></span></span><span>.» </span>Le drame instantané que représente la collision d’une voiture avec un obstacle est un événement qui marque la vie du conducteur —quand elle ne la termine pas tout simplement— alors que l’abandon est un processus qui s’étire dans le temps et s’effectue en apparence sans trop de heurt. Il n’en reste pas moins que le déclin graduel menant à l’abandon se vit dans une douleur interne sourde et une indifférence externe silencieuse. C’est pour donner une voix à ces drames muets que Tim Lane dresse un portrait allégorique des laissés-pour-compte de l’Amérique, grâce à <em>Abandoned Cars</em>, recueil bigarré d’illustrations, de paragraphes illustrés et de récits courts sous forme de bandes dessinées. Le dessin de l’artiste, au détail scrupuleux qui n’est pas sans rappeler le travail de Charles Burns, emploie souvent une technique de hachure (<em>cross-hatching</em>) évoquant les <em>woodcut novels</em><span class="MsoFootnoteReference"><a href="#_ftn2" name="_ftnref">[2]</a></span>&nbsp;de la première moitié du vingtième siècle dans lesquels des artistes comme Frans Maesserel et Lynd Ward s’affairaient brillamment à créer des récits muets du prolétariat en Amérique, et auxquels Lane rend hommage dans le récit <em>Ghost Road</em> <a href="#image_1" name="img1"><strong>(image 1)</strong></a>. Le noir et blanc, qui est décliné en gradations, instaure une ambiance lourde et glauque qui hante les pages du volume tout autant que les personnages des multiples récits sont hantés par leur condition oppressante et leur sort lugubre.<br /><br />Les pages de garde, en couleur, présentent une illustration large où de nombreux individus se baladent face aux devantures de plusieurs restaurants servant de la nourriture blafarde et baveuse, digne des meilleurs <em>greasy spoons</em> <a href="#image_2" name="img2"><strong>(image 2)</strong></a>. La table est mise. Quelques pages plus loin, une parodie de réclame pour une voiture Chevrolet («The Great American Mythological Dream!» (p.3) présente un couple moderne des années 1940 qui se réjouit devant la carrosserie étincelante d’une voiture pimpante aux lignes chatoyantes <a href="#image_3" name="img3"><strong>(image 3)</strong></a>. Toutefois, le texte de la réclame tranche résolument avec l’optimisme un brin facétieux des joyeux drilles étalés à la grandeur de la page, surtout lorsqu’il explique en quoi l’œuvre qui sera lue est un drame: «Because it IS a drama, or theater, and that drama is played out by Americains every day, in greater or lesser degrees of intensity and awareness!» <span>(p.3) et, plus bas, pour renchérir: «It’s the cement that exists between the bricks of a building — something you don’t think about very much, but is responsible for holding everything together.» </span>(p.3)</p> <div>Lane explique qu’il a choisi de représenter le drame mythologique américain plutôt que le traditionnel <em>American Dream</em> puisque le drame est l’envers du rêve, la concrétisation imparfaite et inadéquate d’un idéal:</div> <p class="rteindent1" style="padding-left: 30px;"><span style="color: #808080;">The Dream becomes diluted, compromised. It is a product that looks nothing like its picture on the box; something incapable of doing everything its advertisers said it would. The myth reveals itself in our convoluted attempts to describe the American Dream’s meaning; the drama is in the way our actions play out in attempting to realize our interpretation of that dream. And then there are the nightmarish aspects of what the American Dream’s dark side can do to the human spirit – the horrors its absence creates. And it’s on this side of the American Dream that most of the stories in <em>Abandoned Cars</em> take place. (p.165) </span></p> <p>Ceci est suffisant pour démontrer qu’il ne sera pas ici question de reconduire naïvement la gloire du capitalisme entériné par les sbires de Madison Avenue, mais plutôt de considérer le visage maculé et défait des habitants d’une réalité où le rêve s’est dégonflé et dissipé.<br /><br />Le ton est donné: oscillant entre le sarcasme et la lucidité, l’univers d’<em>Abandoned Cars</em> a une portée carnavalesque au sens bakhtinien<span class="MsoFootnoteReference"><a href="#_ftn3" name="_ftnref">[3]</a></span>, à ceci près que les paysans ne renversent jamais le roi, même temporairement: ils ne cessent de croupir dans la misère d’une routine sans espoir. Néanmoins, Lane ne propose pas un traitement caustique de ces citoyens abandonnés par le rêve américain. Il ne fait pas plus preuve d’une approche misérabiliste: en optant pour un regard sobre et direct sur une brochette de personnages naïfs, illuminés, paranoïaques et déprimés, le bédéiste offre une vision de ces humanités ordinaires qui ne se distinguent que par leur inclusion dans une classe hétérogène, mais certes exclue du <em>success story</em>.<br /><br />Si Lane aborde le mythe américain avec un tel scepticisme, c’est parce qu’il a lui-même été à sa rencontre, pour finir par admettre que ce mythe était chose du passé, si tant est qu’il ait déjà existé. Dans l’aventure autobiographique en trois actes «The Spirit», Lane décrit sa tentative d’expérimenter la vie trépidante du bohème parcourant l’Amérique en faisant du «train hopping», armé d’un sac à dos, d’une flasque de vin et d’admiration pour les écrivains américains les plus célèbres (Jack Kerouac au premier titre). <span>Il décrit ses objectifs en ces termes: «I try to re-align myself with the epic mythology of America in which I imagine myself to be a minor character» (p.47), et, relativement à ce mythe: «The myth is the ghost I’m chasing. The myth is the American romance that nobody talks about anymore.» </span>(p.92) Son périple sera de courte durée: il aura bien vu quelques paysages splendides, mais la solitude vient à bout de sa raison et ses délires l’entraînent à revisiter la figure disparue d’une Amérique sur le déclin, soit un Elvis Presley en fin de carrière, gras, las et s’ennuyant de sa mère décédée, qui livre une interprétation poignante devant une salle vide <a href="#image4" name="img4"><strong>(image 4)</strong></a>. Il décide d’abandonner momentanément sa quête insensée d’une «route» évanescente construite à partir d’un héritage littéraire appartenant à une autre époque, mais il rééditera à quelques reprises cette vaine tentative, puisque son désir ne s’est jamais éteint:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: #808080;">The longing remains – for something inexpressible. It’s the longing that continues to flow out from me - restless, unsatisfied, never-ending. The reckless poem I started remains unfinished. Maybe that longing is what binds me to all the hoboes who traveled before me. Maybe that longing links my spirit to the greater spirit of America, and my story washes into an epic continuum that involves all of our stories, one following another, and the epic never really ends. Maybe. I don’t know: I’m only a small piece of a huge story that’s too big for me to comprehend. And one of my character flaws is seeking meaning in experiences that may not have any... (p.131)</span></p> <p>Lane abandonne donc son projet de sauter de train en train comme un <em>travelling hobo</em>, mais conserve une fascination pour ce mythe auquel il se sent lié. L’ambivalence face à cet objet de l’esprit, qui le fascine tout en lui échappant, se manifeste dans un projet de création où ce mythe américain n’est plus un rêve abstrait et indiscernable, mais devient plutôt un drame concret et ambigu. De la sorte, le mythe n’est pas célébré ou reconduit, il est plutôt complexifié, puisqu’étendu aux âmes en peine qui participent également au tissu social ayant alimenté et fait vivre l’Amérique depuis sa fondation. Il s’avère en effet que, quand on y regarde de près, la plupart des histoires que les quidams ont à raconter sont sordides ou mélancoliques, et il est difficile d’y espérer beaucoup de <em>happy endings</em> hollywoodiens...<br /><br />Pour ajouter à ce ton pessimiste, Lane tient à rappeler que même les célébrités ne sont pas à l’abri du tourment. Sur une des premières pages de l’œuvre, une illustration présente Marlon Brando, jeune et à son apogée de sex-symbol, qui dévisage le lecteur avec un regard pénétrant et plein d’une assurance pétrie par son statut et sa jeunesse <a href="#image5" name="img5"><strong>(image 5)</strong></a>. Une centaine de pages plus loin, en guise de conclusion, le même Brando réapparaît, la chair boursouflée, le regard légèrement hagard et la chevelure ayant quitté graduellement la section frontale du crâne à mesure que son étoile s’étiolait <a href="#image6" name="img6"><strong>(image 6)</strong></a>. Jadis l’incarnation resplendissante du jeune premier à l’avant-plan de l’écran d’argent, il a amorcé une déglingue l’ayant mené au quasi-abandon de la part des producteurs de films, son aura lui valant tout juste un rôle mineur dans une adaptation d’un roman presque oublié. Dans cette dernière apparition au grand écran, Brando le légendaire était bouffi et empâté, au bout de sa course, l’odomètre augmenté de manière alarmante. Cette ultime présence, gravée à jamais dans la mémoire des cinéphiles et reproduite de manière troublante par le dessin de Lane, sert de monstration pour ce qui advient de la machine flamboyante qui est abandonnée par ses conducteurs après un certain temps, rendant justice à une déclaration de Ballard: «The American Dream has run out of gas. The car has stopped<span class="MsoFootnoteReference"><a href="#_ftn4" name="_ftnref">[4]</a></span>.»<span class="MsoCommentReference"><span style="font-size: 9pt; display: none;"> </span></span><br /><br />Tout au long de la route sinueuse tracée par <em>Abandoned Cars</em>, certaines pages ponctuent la traversée comme autant de panneaux de signalisation qui se fondent dans le décor. Sur ces interruptions de parcours sont offerts des personnages à l’apparence distincte et à deux facettes superposables, qui, par la magie du <em>cut-out</em>, se découpent et s’assemblent afin de former une galerie de clichés en deux dimensions (ou trois, pour autant que l’on accepte de charcuter le livre). Les <em>Rockabillies</em>, <em>Beatle Bob</em>, <em>The Magnificent Old-Timer Grifter</em>, <em>Tai-Chi Dude</em> et autres résidus d’une culture américaine surannée pourront ainsi trôner à l’endroit où l’on choisira de les installer comme objets décoratifs <a href="#image7" name="img7"><strong>(image 7)</strong></a>. Une fois posés, il est aisé de ne plus leur porter la moindre attention. On peut les remarquer du coin de l’œil, au passage, sans s’attarder à leur sort outre mesure, si ce n’est que comme divertissement passager. Ils existent néanmoins, ne serait-ce que comme statues de papier reflétant des existences bien réelles, mais ils sont révélés grâce à leur déploiement lectural: leur anonymat automatique serait resté tel n’eut été de leur incarnation préalable dans les pages d’une œuvre magistrale. Même sans l’opération élémentaire de sculpture qui est suggérée au lecteur, Tim Lane fait émerger de la page, par le biais de la lecture, un panorama de citoyens invisibles, inconnus et inoubliables qui meubleront l’imaginaire.</p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <div> <div>&nbsp;</div> <hr size="1" /> <div id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a href="#_ftnref" name="_ftn1"><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span>1</span></span></strong></a>&nbsp;Cité en entrevue dans le magazine <em>Penthouse</em>, septembre 1970, vol.5. n.5 (pp.26-30), reproduit à l’adresse suivante&nbsp;: <a href="http://www.jgballard.ca/interviews/penthouse_barber_1970.html">http://www.jgballard.ca/interviews/penthouse_barber_1970.html</a> (consulté le 10 février 2010).</p> </div> <div id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a href="#_ftnref" name="_ftn2"><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span>2</span></span></strong></a>&nbsp;Pour en apprendre plus sur ce courant, on se réfèrera à George Walker, <em>Graphic Witness. </em>New York: Firefly Books, 424&nbsp;p.</p> </div> <div id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a href="#_ftnref" name="_ftn3"><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span>3</span></span></strong></a>&nbsp;Mikhaïl Bakhtine, <em>L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen âge et sous la Renaissance</em>. Paris: Gallimard, collection Tel, 1970, 477 pages.</p> </div> <div id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a href="#_ftnref" name="_ftn4"><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span>4</span></span></strong></a>&nbsp;<span>Cité dans BRESSON, Catherine, "Ballard at home", in <em>Métaphores</em>, numéro 7, 1983, pp.3-30.</span><br /><br /><span style="text-decoration: underline;"><em>L'auteur de ce texte tient à remercier chaleureusement Kim Thompson, éditrice chez Fantagraphics Books, pour l'autorisation accordée à Salon Double de reproduire des extraits d'</em>Abandoned Cars.</span><br /><br /><span><strong><a href="#img1">Image 1</a></strong></span><br /><a name="image_1"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/deuxiemecasewoodcut.jpg" width="425" height="200" /></a><br /><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/troisiemeimagewoodcut.jpg" width="425" height="404" /><br /><br /><strong><a href="#img2">Image 2</a></strong><br /><a name="image_2"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/pagedegardecouleur.jpg" width="425" height="289" /></a><br /><br /><strong><a href="#img3">Image 3</a></strong><br /><a name="image_3"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/extraitpublicitevoiture.jpg" width="425" height="145" /></a><br /><br /><strong><a href="#img4">Image 4</a></strong><br /><a name="image4"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/elvisseul.jpg" width="425" height="202" /></a><br /><br /><strong><a href="#img5">Image 5</a></strong></p> </div> </div> <p><a name="image5"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/brando%20jeune.jpg" width="425" height="583" /></a><br /><br /><strong><a href="#img6">Image 6</a></strong><br /><a name="image6"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/brando%20vieux.jpg" width="425" height="576" /></a><br /><br /><strong><a href="#img7">Image 7</a></strong><br /><a name="image7"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/crazydudecutout.jpg" width="425" height="571" /></a></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-sort-des-mecaniques-defaillantes#comments BAKHTINE, Mikhaïl Culture populaire États-Unis d'Amérique LANE, Tim Mythologie WALKER, George Bande dessinée Tue, 02 Mar 2010 18:38:00 +0000 Gabriel Gaudette 215 at http://salondouble.contemporain.info