Salon double - HAYLES, N. Katherine http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/479/0 fr Comparaison, avec raisons http://salondouble.contemporain.info/lecture/comparaison-avec-raisons <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/the-raw-shark-texts">The Raw Shark Texts</a> </div> </div> </div> <p style="text-align: justify;">Eric Sanderson se réveille chez lui au beau milieu de la nuit. Il est en proie à une panique totale, puisqu’il a l’impression de se noyer en eaux profondes. Après quelques instants angoissants, il reprend ses esprits et constate qu’il n’est pas en mer mais bien sur la terre ferme, au pied de son lit. Mais il constate rapidement qu’il n’est pas hors de danger pour autant, puisqu’il prend soudainement conscience qu’il n’a aucune idée d’où il peut bien se trouver, ni, surtout, de <em>qui il peut bien être</em>.<br /></p> <!--break--><!--break--><p><br />Sans être une prémisse des plus originales, la scène d’ouverture du roman de Steven Hall, <em>The Raw Shark Texts</em>, a de quoi piquer la curiosité, et lance de belle manière un roman qui se dévore avec la même intensité qu’un bon polar. Sauf qu’il n’est pas ici question de meurtre, puisqu’Eric Sanderson apprend qu’il a perdu la mémoire après avoir été attaqué par un «Ludovician», énorme <em>requin conceptuel</em> qui nage dans un environnement abstrait, à savoir le flux invisible de transmission des pensées – un peu comme si le <em>zeitgeist </em>était une voie de circulation. Sanderson est la proie répétée de cette créature depuis un voyage dans les îles grecques effectué avec sa conjointe Clio, morte dans des circonstances troubles. Il apprend tout ceci d’abord au contact de sa psychologue, déjà au courant de la situation particulière de son patient, puis grâce à des lettres qu’il reçoit chaque jour, écrites par «The First Eric Sanderson» – c’est-à-dire lui-même, avant qu’il ne perde la mémoire. Il obtient également un étrange enregistrement vidéo, qui présente une ampoule nue clignotant à intervalle irrégulier, dont il extraira un message grâce à un code de déchiffrement fourni par The First Eric Sanderson. Ces informations le mettront sur la piste du Ludovician et d’un certain Dr. Fidorous, qui pourrait lui permettre de lutter contre la créature. Pour ce faire, il lui faudra explorer la dimension du «un-space» (des lieux désertés ou soustraits au regard du public) afin d’aboutir à une issue qui, espère-t-il, le mènera sur les traces de son passé…<br /><br />Je crois que ce long résumé, volontairement formulé à grand renforts de clichés, indique clairement combien conventionnel peut être, par moments, le roman de Steven Hall; on pourrait en dresser un schéma actanciel en quelques secondes, on peut anticiper les revirements dramatiques pour autant que l’on prenne la peine d’y penser, et la forme que prend le principal antagoniste – un requin monstrueux – force la référence intertextuelle au film <em>Jaws</em>, que la finale du roman reconduit avec très peu de variations.<br /><br />En dépit de ces aspects prévisibles, <em>The Raw Shark Texts</em> sait se montrer assez peu conventionnel par moments. Par exemple, les créatures conceptuelles qui peuplent le roman sont représentées à l’aide de dispositions étonnantes du texte sur la page, dans une approche qui n’est pas sans rappeler la poésie concrète (voir Figure 1); les instructions de décodage du vidéo de l’ampoule transmises par The First Eric Sanderson sont étalées sur quatre pages,&nbsp; reproduisant un clavier QWERTY afin d’en expliquer la logique; le texte est interrompu à quelques occasions par l’intrusion de documents photographiques ou schématiques (Figure 2), et une séquence importante, dans le dernier quart du roman, prend la forme d’un flipbook à même les pages du livre. De plus, le roman est doté d’un index de cinq pages listant des noms propres, des personnages ou des lieux visités par Eric Sanderson. Curieusement baptisée «Undex (incomplete), Negative 36/36», cette section annexe au livre est évidemment très inhabituelle pour une œuvre de fiction.<br /><br />&nbsp;<span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/hall_the_raw_shark_texts_p._217.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Hall, The Raw Shark Texts, p. 217"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/hall_the_raw_shark_texts_p._217.jpg" alt="147" title="Hall, The Raw Shark Texts, p. 217" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style="" width="441" height="573"/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Hall, The Raw Shark Texts, p. 217</span></span></span><span style="color:#696969;">(Figure 1)</span><br />&nbsp;<span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/hall_the_raw_shark_texts_p._298.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Hall, The Raw Shark Texts, p. 282"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/hall_the_raw_shark_texts_p._298.jpg" alt="148" title="Hall, The Raw Shark Texts, p. 282" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style="" width="421" height="411"/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Hall, The Raw Shark Texts, p. 282</span></span></span><br /><span style="color:#696969;">(Figure 2)</span><br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>La comparaison inévitable</strong></span><br />La description du roman n’aura peut-être pas suffi, mais la recension des aspects plus originaux du roman de Steven Hall n’aura pas manqué d’interpeller les lecteurs de<em> <span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>, le roman vertigineux de Mark Z. Danielewski publié six années avant <em>The Raw Shark Texts</em>. En effet, on retrouve également dans <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em> des dispositions textuelles bigarrées, des voix narratives croisées, des documents visuels en annexe et un immense index apparemment superflu.<br /><br />Résumer un roman complexe et ambitieux tel <em><span style="color:#000080;">House </span>of Leaves</em> n’est pas une mince affaire, c’est pourquoi je citerai —paresseusement— celui fait&nbsp; par Anaïs Guilet:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">[<em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>] débute par les confessions de Johnny Truant, un antihéros qui entre par hasard en possession du manuscrit d’un vieil original nommé Zampanò. Ce dernier a remisé dans une malle l’intégralité de son œuvre: un essai volumineux et prodigalement annoté portant sur un film qui n’existe pas, <em>The Navidson Record</em> (…) [film] tourné par Will Navidson, un photoreporter qui décide d’immortaliser son emménagement qui s’avère posséder des dimensions intérieures supérieures à ses dimensions extérieures, et où des couloirs apparaissent, incitant les protagonistes à y tenter des explorations. <a href="#note1">[1]</a><a name="renvoi1"></a></p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cette œuvre volumineuse – 709 pages – contient une quantité énorme de notes de bas de page, souvent utilisées afin de fournir des sources fictives aux citations fournies dans le texte. De plus, le roman met en place trois instances auctoriales – Zampanò, Johnny Truant et Pelafina, la mère de Johnny,— et il s’avère impossible de déterminer de qui, parmi ces trois candidats possibles, origine le texte. Danielewski a réussi un tour de force consistant à amalgamer un récit passionnant – l’exploration de la maison aux proportions incongrues est relatée de manière aussi palpitante et haletante que peut l’être la lecture d’un des romans réussis de Stephen King – et une dissertation critique à propos de celui-ci. L’œuvre lance le lecteur sur de multiples pistes interprétatives, qui débouchent plus souvent qu’autrement sur des cul-de-sac.<br /><br />De son propre aveu, Danielewski a mis dix années à écrire son <em>Opus Magnum</em>. L’auteur montre qu’il avait visiblement prévu l’accueil critique qui serait réservé à son texte lorsqu’il fait dire à l’un de ses personnages, à propos du film <em>The Navidson Record</em>, mais en référence implicite à son propre roman, «Navidson’s film seems destined to achieve at most cult statut. Good story telling alone will guarantee a healthy sliver of popularity in the years to come but its inherent strangeness will permanently bar it from any mainstream interest.» (p. 7) Preuve qu’il ne s’est pas fourvoyé, les lecteurs obsessifs vouant un culte au roman de Danielewski s’épivardent en conjectures sur le forum Web <a href="http://www.houseofleaves.com">www.houseofleaves.com</a> depuis 2001, et ils demeurent actifs à ce jour…<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Dans l’ombre d’un géant</strong></span><br />À la suite de cet aperçu de <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>, il est aisé de comprendre que la comparaison avec <em>The Raw Shark Texts</em> n’est pas injustifiée, et relève même de l’évidence. D’autant plus qu’au cœur du labyrinthe au centre de la maison dans l’œuvre de Danielewski se tapit un monstre fantastique, un peu comme le Ludovician que le Eric Sanderson du roman de Hall débusque dans son exploration du <em>Un-Space</em>…<br /><br />Mentionnons, à la décharge de Steven Hall, que suivant l’obtention du statut de livre-culte par <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em> et avant que ne paraisse <em>The Raw Shark Texts</em>, aucun écrivain, à ma connaissance, n’avait cherché à suivre les traces de Danielewski et à proposer une expérience de lecture aussi fourmillante, s’appuyant sur des jeux formels complexes constitués à partir des propriétés matérielles du texte. Hall devait être conscient des comparaisons qui ne manqueraient pas de suivre lors de la réception critique de son roman, mais il a décidé de relever ce colossal défi. L’œuvre de Danielewski avait, en quelque sorte, créé un géant à l’aune duquel les écrivains cherchant à s’inscrire dans son sillage devraient se mesurer. Or, après tout, un David confiant en sa précision pourrait croire qu’il serait en mesure de tenir tête à Goliath. Assumant jusqu’au bout sa source d’inspiration, et souhaitant sans doute voir naître une communauté de lecteurs enthousiastes, Hall, à l’instar de Danielewski, a mis en place sur son site Web un forum de discussion à propos de son roman, à l’adresse <a href="http://rawsharktexts.com/">http://rawsharktexts.com/</a>.<br /><br />Or, Hall n’a pas su reproduire le résultat du récit biblique. L’échec relatif de <em>The Raw Shark Texts</em> s’explique sans doute par le choix d’une forme linéaire, qui trouve son accomplissement au terme du récit, même si certains détails, notamment une mention dans l’ «Undex» de l’existence de «chapitres négatifs», indiquent clairement au lecteur qu’il y aurait davantage à trouver par un travail de décryptage. Ce processus de lecture exégétique seyait mieux à <em><span style="color:#000080;">House </span>of Leaves</em>, principalement parce que cette œuvre se déployait dans une forme réticulaire qui obligeait le lecteur à composer avec plusieurs niveaux narratifs et des instances auctoriales multiples, des systèmes de codification élaborés <a href="#note2">[2]</a><a name="renvoi2"></a> et des renvois incessants vers des portions éloignées du texte: l’investissement immersif du lecteur est pratiquement indispensable à une expérience satisfaisante de <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>.<br /><br />Le roman de Danielewski, avec sa thématique et sa structure labyrinthique, devenait une métaphore du processus herméneutique; que l’on s’y perde en cherchant la sortie était autant l’objectif de l’auteur que le plaisir du lecteur. On n’atteint jamais véritablement le terme de <em><span style="color:#000080;">House </span>of Leaves</em>, puisque les dédales de ses significations démultipliées font penser au paradoxe de Zénon tant le lecteur, découvrant sans cesse de nouvelles avenues d’exploration qui relancent ses réflexions, se sent comme la flèche qui n’atteindra jamais sa cible puisqu’elle est condamnée à n’effectuer éternellement que la moitié de sa trajectoire. En contrepartie, après une première lecture, on sent avoir atteint le terme de <em>The Raw Shark Texts</em> malgré sa finale ouverte: l’indication, dans l’étrange «Undex», de la possible existence de chapitres négatifs n’est pas assez émoustillante pour inciter à replonger dans un roman dont on sent déjà avoir découvert les tenants et aboutissants. À titre indicatif du peu d’enthousiasme soulevé par le projet d’exégèse de <em>The Raw Shark Texts</em>, le forum mis en place par Hall a été considérablement moins fréquenté que celui de Danielewski.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Créer un monstre?</strong></span><br />J’ai voulu lire <em>The Raw Shark Texts</em> pour ce qu’il était mais je n’ai pu m’empêcher d’y déceler constamment des comparaisons avec <em><span style="color:#000080;">House </span>of Leaves</em>. J’ai ensuite voulu écrire sur <em>The Raw Shark Texts</em> mais je constate qu’il m’a été impossible de le faire sans me référer abondamment à une autre lecture, qui s’est inscrite autant en filigrane qu’en filtre entre le roman de Hall et moi.<br /><br />D’une certaine manière, ce constat pourrait être inquiétant. Est-ce que Mark Z. Danielewski a réussi dans son projet de créer un roman contemporain qui, au plan formel, accomplit ce que Katherine Hayles décrit de la manière suivante: «As if learning about omnivorous appetite from the computer, <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>, in a frenzy of remediation, attempts to eat all the other media » <a href="#note3">[3]</a><a name="renvoi3"></a>, et au plan du contenu, a parfaitement internalisé les approches déconstructivistes et poststructuralistes, à un point tel qu’il intimide les écrivains aspirant à s’en inspirer?? Est-ce qu’en écrivant <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>, l’auteur a créé un monstre qui terrorise les futurs écrivains, attirés par une approche similaire mais démoralisés d’avance?<br /><br />Bien sûr que non. Le roman de Danielewski n’est pas parfait, sa plume sombre parfois dans des élans lyriques alambiqués et une seconde lecture de son roman fait prendre conscience d’aspects forts agaçants, notamment sa propension à vouloir contrôler les interprétations possibles de son texte tout en prêchant une liberté complète du lecteur face à son propre investissement herméneutique.<br /><br />Il y aura toujours place au renouveau en littérature. À preuve, Visual Editions a proposé en 2010 une réédition de <em>Tristram Shandy</em> qui reprend le texte de Laurence Sterne pour y investir des procédés typographiques imaginatifs, que l’écrivain écossais aurait sans doute grandement appréciés. Et pour revenir à <em>The Raw Shark Texts</em> en terminant, si la comparaison avec <em><span style="color:#000080;">House </span>of Leaves</em> s’avère peu avantageuse au final, je dois reconnaître que la figuration du monstre par Hall m’a semblé plus probante et efficace que celle déployée par Danielewski. En plus de l’incarnation, dans les pages du roman, du requin conceptuel par le biais de segments textuels disposés en forme de requin, la couverture crée la silhouette du Ludovician par un trou sur sa surface, qui donne accès à un texte d’introduction à même la page de garde (figure 3). Cette béance frappante, brillant dispositif représentant une paradoxale <em>absence présente</em>, signifie à merveille la nature abstraite mais saillante d’une créature immatérielle.<br /><br />&nbsp;<span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/couverture.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Hall, The Raw Shark Texts, couverture"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/couverture.jpg" alt="149" title="Hall, The Raw Shark Texts, couverture" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style="" width="437" height="583"/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Hall, The Raw Shark Texts, couverture</span></span></span><br />(Figure 3)<br />&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#renvoi1">[1]</a><a name="note1"></a> Guilet, Anaïs, « Folie marginale et marginaux fous: Le traitement des notes de bas de page dans House of Leaves de Mark Z. Danielewski », dans <em>Postures</em> (Marie-Pierre Bouchard, dir.), numéro 11, printemps 2009, pp. 141-153, page 142</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#renvoi2">[2]</a><a name="note2"></a> À titre d’exemple, certains des symboles utilisés pour les renvois en bas de page prenaient la forme de signes utilisés comme code de communication sol-air en aviation militaire, et la révélation, dans une des lettres de Pelafina, d’une formule de décryptage fonctionnant sur le principe de l’anagramme a amené des lecteurs très patients à débusquer des messages cachés dans certains passages de <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#renvoi3">[3]</a><a name="note3"></a> Hayles, Katherine, « Saving the Subject: Remediation in House of Leaves. », dans&nbsp; <em>American Literature</em>, numéro 74 (2002), p. 781<br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/comparaison-avec-raisons#comments Angleterre Contemporain DANIELEWSKI, Mark Z. Déconstruction Doute Éclatement textuel Expérimentation formelle Fantastique GUILET, Anaïs HALL, Steven HAYLES, N. Katherine Mélange des genres Oubli Quête Roman Thu, 21 Feb 2013 19:26:34 +0000 Gabriel Gaudette 688 at http://salondouble.contemporain.info Game Over http://salondouble.contemporain.info/lecture/game-over <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/guilet-anais">Guilet, Anaïs</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/dieu-jr">Dieu Jr.</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>&nbsp;</p> <div><em>Dieu Jr</em>., roman de Dennis Cooper, est le r&eacute;cit des souffrances, des interrogations et de la culpabilit&eacute; de Jim, un homme endeuill&eacute; par la mort de son fils Tommy. Celui-ci est d&eacute;c&eacute;d&eacute; des suites d&rsquo;un accident de voiture, qui a &eacute;galement co&ucirc;t&eacute; au p&egrave;re l&rsquo;usage de ses jambes, son travail d&rsquo;agent immobilier et sans doute son mariage.&nbsp;Jim sombre alors dans une folie volontaire qu&rsquo;il nourrit par la marijuana. Il se donne ensuite pour mission d&rsquo;apprendre &agrave; mieux conna&icirc;tre son fils en finissant sa derni&egrave;re partie de jeu vid&eacute;o, lequel a obs&eacute;d&eacute; le fils comme il obs&egrave;de le p&egrave;re. Tommy en a d&rsquo;ailleurs dessin&eacute; des &eacute;l&eacute;ments &eacute;pars, dont un monument que Jim, ignorant dans un premier temps qu&rsquo;il &eacute;tait tir&eacute; du jeu, s&rsquo;empresse de prendre pour un projet architectural g&eacute;nial. Il se met &agrave; construire, dans le jardin familial, une exacte r&eacute;plique de ce mausol&eacute;e bariol&eacute; et incongru, qualifi&eacute; tour &agrave; tour par son entourage de &laquo;montagnes russes miniatures &agrave; moiti&eacute; effondr&eacute;es&raquo; (p.22), de &laquo;gigantesque bonbon immangeable&raquo; (<em>id.</em>), ou encore de &laquo;produit d&eacute;lirant de l&rsquo;art populaire&raquo; (<em>id.</em>). En bref, le monument repr&eacute;sente le dernier d&eacute;lire commun d&rsquo;un fils et d&rsquo;un p&egrave;re trop &laquo;d&eacute;fonc&eacute;s&raquo;.<br /> &nbsp;</div> <div>La violence, le trauma et la mort sont les sujets principaux de <em>Dieu Jr.</em>, ainsi que d&rsquo;un bon nombre de romans de Dennis Cooper, comme <em>My Loose Thread </em>(2002)<em>.</em> Il s&rsquo;agit de th&eacute;matiques que l&rsquo;on retrouve fr&eacute;quemment en litt&eacute;rature mais qui arborent ici des aspects tr&egrave;s contemporains en &eacute;tant trait&eacute;es &agrave; travers la perspective du jeu vid&eacute;o.<br /> &nbsp;</div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Dissection d&rsquo;un deuil</strong></span><strong> <p></p></strong></div> <div>Jim est un p&egrave;re qui cherche avant tout &agrave; donner un sens &agrave; la mort de son fils et &agrave; soulager sa peine. Pour d&eacute;crire un tel drame, Dennis Cooper, dont la marque de fabrique reste plut&ocirc;t sexe, violence et culture <em>queer</em>, n&rsquo;offre pas un r&eacute;cit path&eacute;tique ou compatissant. Il n&rsquo;y aura pas de r&eacute;elle r&eacute;demption possible pour Jim, pas plus que de v&eacute;ritable r&eacute;confort et encore moins de <em>happy end</em>. Le style de Dennis Cooper est direct, rigoureux, incisif, presque aust&egrave;re parfois, ponctu&eacute; d&rsquo;un humour caustique et de r&eacute;f&eacute;rences &agrave; la culture populaire. On retrouve ainsi parmi les grandes figures et h&eacute;ros du jeune Tommy Tony Hawk, Christina Ricci ou encore Ozzy Osbourne.<br /> &nbsp;</div> <div><em>Dieu Jr</em>, m&ecirc;lant violence et humour, laisse souvent son lecteur aux prises avec un malaise que l&rsquo;auteur ne cherche aucunement &agrave; dissiper. Le lecteur est conduit sans concession au c&oelig;ur d&rsquo;un processus morbide. Il doit faire face, &agrave; l&rsquo;image de Jim, &agrave; la difficult&eacute; des relations p&egrave;re-fils ainsi qu&rsquo;au poids du traumatisme. Dans ce roman, le traitement des mots et des personnages pr&eacute;sente une duret&eacute; presque physique qui entre en r&eacute;sonance avec la force &eacute;motionnelle du roman tout entier. Nous n&rsquo;avons pas affaire &agrave; la description chirurgicale d&rsquo;actes sexuels ou sadomasochistes, comme souvent dans les romans pr&eacute;c&eacute;dents de Cooper (Cf. <em>Le George Miles Cycle</em><a name="_ednref1" href="#_edn1"><span><span>[1]</span></span></a>). Dans <em>Dieu Jr</em>., la th&eacute;matique se fait moins sulfureuse, tout en restant en continuit&eacute; avec l&rsquo;&oelig;uvre enti&egrave;re de Dennis Cooper, puisqu&rsquo;elle propose, malgr&eacute; tout, une forme d&rsquo;intrusion dans l&rsquo;intimit&eacute; du personnage principal: l&rsquo;intimit&eacute; d&rsquo;un deuil. <br /> <span style="color: rgb(51, 51, 51);"><br /> </span></div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La catharsis vid&eacute;oludique</strong></span><strong> <p></p></strong></div> <div>La troisi&egrave;me section du roman, intitul&eacute;e &laquo;Le gribouillage pu&eacute;ril&raquo;, est la partie la plus &eacute;mouvante, mais aussi la plus ing&eacute;nieuse du roman. Elle propose un r&eacute;cit all&eacute;gorique du parcours de Jim, que l&rsquo;on pourrait qualifier d&rsquo;initiatique, dans la partie de jeu vid&eacute;o laiss&eacute;e par Tommy. Le p&egrave;re y incarne un ours, &agrave; travers lequel se r&eacute;v&egrave;lent son &eacute;tat &eacute;motionnel ainsi que l&rsquo;&eacute;tendue de sa culpabilit&eacute; vis-&agrave;-vis de son fils. L&rsquo;objectif de Jim dans le jeu est avant tout de trouver le moyen de p&eacute;n&eacute;trer dans le fameux monument qui a inspir&eacute; les croquis de son fils. Encore une fois, humour et trag&eacute;die se m&ecirc;lent &agrave; travers une r&eacute;appropriation captivante du jeu vid&eacute;o. Tr&egrave;s rapidement l&rsquo;ours, jou&eacute; successivement par Tommy et Jim, essaie de se faire passer pour Dieu aupr&egrave;s des autres personnages du jeu:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;ours avait recrut&eacute; une petite arm&eacute;e de lapins admiratifs, de tortues en forme de losange, et de trucs multipattes comme des insectes. Ils nous pistaient, bruissants et paillet&eacute;s comme des appareils de paparazzis tomb&eacute;s sur le sol et auxquels des pattes auraient pouss&eacute; (p. 118). </span></div> <div>Le jeu vid&eacute;o d&eacute;crit dans <em>Dieu Jr. </em>n&rsquo;est pas identifi&eacute;, mais il semble &ecirc;tre une variation entre les univers de Shigeru Miyamoto<a name="_ednref2" href="#_edn2"><span><span>[2]</span></span></a> et le <em>Banjo-Kazooie</em> de Greggory Mayles, tous deux travaillant chez Nintendo.<br /> &nbsp;</div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Du jeu m&eacute;diatique au processus de deuil </strong></span><strong> <p></p></strong></div> <div>L&rsquo;usage du jeu vid&eacute;o dans une &oelig;uvre litt&eacute;raire t&eacute;moigne de l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t toujours pr&eacute;gnant de Dennis Cooper pour l&rsquo;environnement m&eacute;diatique contemporain. Les nouvelles technologies &eacute;taient d&eacute;j&agrave; tr&egrave;s pr&eacute;sentes dans <em>Period</em> (2001) et <em>The</em> <em>Sluts </em>(2005): deux romans dont les intrigues se passaient en ligne. L&rsquo;auteur s&rsquo;inscrit ainsi en plein c&oelig;ur de ce que l&rsquo;on pourrait appeler, &agrave; la suite de N. Katherine Hayles, &laquo;l&rsquo;&eacute;cologie m&eacute;diatique contemporaine&raquo; (<em>medial ecology</em>):</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;expression sugg&egrave;re que les relations entre les diff&eacute;rents m&eacute;dias sont aussi vari&eacute;es et complexes que celles entre des organismes diff&eacute;rents qui coexistent au sein du m&ecirc;me &eacute;cotone, incluant mimicry, duperie, coop&eacute;ration, agitation, parasitisme et hyperparasitisme (ma traduction).</span><a name="_ednref3" href="#_edn3">[3]</a><sup><span><a name="_ednref3" href="#_edn3"></a></span></sup><span><a name="_ednref3" href="#_edn3"><span> <p></p></span></a> </span></div> <div>Parce qu&rsquo;il oscille entre deux m&eacute;dias, <em>Dieu Jr. </em>appartient &agrave; ce nouveau syst&egrave;me contemporain o&ugrave; un nombre toujours plus grand de m&eacute;dias s&rsquo;hybrident, s&rsquo;influencent et s&rsquo;opposent, engendrant de nouvelles voies pour la litt&eacute;rature.<br /> &nbsp;</div> <div>Le jeu m&eacute;diatique op&eacute;r&eacute; par Dennis Cooper passe avant tout par un proc&eacute;d&eacute; de rem&eacute;diatisation. Ce terme initi&eacute; par Jay David Bolter et Richard Grusin dans <em>Remediation: Understanding New Media</em> (2000) d&eacute;crit la m&eacute;diation d&rsquo;un m&eacute;dia. Soit ici: <em>Dieu Jr.</em> rem&eacute;diatise le jeu vid&eacute;o dans un livre. Ce proc&eacute;d&eacute; permet une perspective originale et tr&egrave;s contemporaine sur la probl&eacute;matique du deuil. Dans le jeu vid&eacute;o, la mort n&rsquo;est rien, un simple <em>game over</em> dans une partie qui, si on l&rsquo;a sauvegard&eacute;e correctement, peut &agrave; jamais recommencer. Le jeu vid&eacute;o est finalement &agrave; l&rsquo;oppos&eacute; de la vie; c&rsquo;est pourquoi il constitue l&rsquo;endroit r&ecirc;v&eacute; pour un p&egrave;re endeuill&eacute; qui refuse la r&eacute;alit&eacute;. Gr&acirc;ce au truchement du jeu, la probl&eacute;matique de la mort dans <em>Dieu Jr. </em>prend une tout autre acuit&eacute;. Jim, &agrave; travers l&rsquo;ours qu&rsquo;il manipule, entre en conversation philosophique avec un ours polaire, &laquo;petit morveux qui porte un short Hip Hop qui pendouille&raquo; (p. 131):</div> <div class="rteindent1">&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je sais que mourir n&rsquo;est pas une grosse affaire. Je comprends que &ccedil;a &eacute;quivaut &agrave; une petite sieste. Mais o&ugrave; je vis, la mort c&rsquo;est la fin de tout. Un effacement. Si terrible qu&rsquo;on d&eacute;cide que la mort est invisible et muette. La mort est quelque chose de si mauvais qu&rsquo;on pr&eacute;f&egrave;re devenir fou plut&ocirc;t que de savoir qu&rsquo;un seul d&rsquo;entre nous n&rsquo;existe plus. &Ccedil;a c&rsquo;est moi (p. 133).</span></div> <div>Ce que Jim va apprendre gr&acirc;ce au jeu vid&eacute;o, c&rsquo;est qu&rsquo;il y a des r&eacute;ponses introuvables et des ch&acirc;teaux dont les portes n&rsquo;ont pas de cl&eacute;s. Cependant, il existe en contrepartie toujours une voie de sortie et le prix &agrave; gagner n&rsquo;est ni un &laquo;m&eacute;ga-saut&raquo; ni l&rsquo;impunit&eacute; mais, ainsi que l&rsquo;&eacute;crit Dennis Cooper, le choix d&rsquo;accorder &agrave; l&rsquo;amour un r&ocirc;le existentiel:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;amour est cette chose dans la vie &agrave; laquelle on donne le plus gros prix. C&rsquo;est comme ce monument ou comme toi [Jim], pour que tu n&rsquo;aies pas trop la grosse t&ecirc;te. Tu veux &ecirc;tre &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de cet amour, m&ecirc;me si c&rsquo;est vide, et m&ecirc;me si ceux qui le cachent divorcent de toi ou sont mort. (p.&nbsp;149) </span></div> <div><em>Dieu Jr</em>. offre ainsi une sorte de parabole douce-am&egrave;re sur le cheminement du deuil. Le mausol&eacute;e, issu du jeu et de l&rsquo;imagination de Tommy, prendra feu dans la derni&egrave;re partie du roman. Un feu purificateur, d&rsquo;origine inconnue, mais dont Jim est, pour le lecteur, le principal suspect. Le monument, symbolique de la d&eacute;mesure de la souffrance du p&egrave;re, devait dispara&icirc;tre, tout comme en parall&egrave;le la partie de jeu vid&eacute;o, dernier lien avec son fils, devait &ecirc;tre achev&eacute;e: dans un ultime <em>game</em> <em>over</em>.</div> <div> <div>&nbsp;</div> <hr size="1" width="33%" /> <div id="edn1"> <div><a name="_edn1" href="#_ednref1"><span>1</span></a> Le <em>George Miles Cycle</em> est compos&eacute; de cinq romans: <em>Closer</em>, <em>Frisk</em>, <em>Try</em>, <em>Guide</em> et <em>Period,</em> dont les th&egrave;mes de pr&eacute;dilection sont le sexe et la violence. Ces romans interrogent les statuts sociaux et culturels d&rsquo;un petit groupe de f&eacute;tichistes, qui t&acirc;che de r&eacute;sister aux pr&eacute;jug&eacute;s d&rsquo;une soci&eacute;t&eacute; bourgeoise.</div> </div> <div id="edn2"> <div><a name="_edn2" href="#_ednref2"><span><span>2</span></span></a> Shigeru Miyamoto est le cr&eacute;ateur de <em>Donkey Kong</em>, <em>Mario Bros.</em> et <em>Zeld</em>a entre autres, jeux phares de la soci&eacute;t&eacute; Nintendo.</div> </div> <div id="edn3"> <div><a name="_edn3" href="#_ednref3"><span><span>3</span></span></a> N. Katherine Hayles, <em>Writing</em> <em>Machines</em>, Cambridge &amp; Londres, Mediawork, MIT Press, 2002, p.5.</div> </div> </div> <div>&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/game-over#comments COOPER, Denis Deuil Dialogue médiatique États-Unis d'Amérique HAYLES, N. Katherine Violence Roman Tue, 20 Oct 2009 01:01:54 +0000 Anaïs Guilet 139 at http://salondouble.contemporain.info