Salon double - AUDET, René et BISSONNETTE, Thierry http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/480/0 fr Le corps sur la main http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-corps-sur-la-main <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/st-laurent-julie">St-Laurent, Julie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/cambouis">Cambouis</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br /><br /> Bien qu’Antoine Emaz soit un poète français de l’extrême contemporain, le sentiment d’incertitude qui imprègne sa poésie témoigne d’une forte filiation avec le vingtième siècle, surtout sa dernière moitié, voulue moins grandiloquente que la première. En effet, plusieurs poètes, comme Yves Bonnefoy ou André du Bouchet, se sont détachés des idéaux lyriques pour explorer, à l’inverse, la finitude des êtres et du langage sur laquelle les créateurs auraient jusque-là fermé les yeux. Cette finitude est la seule assurance qui traverse leurs textes, si bien que toute autre entreprise se révèle marquée par la précarité, particulièrement celle de parole, puisque c’est elle qui préoccupe les poètes. L’expression poétique s’avère davantage consciente de sa fragilité, du silence qui l’excède, et s’applique désormais à dire, avec subtilité,<em> l’emportement du muet</em><a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a>, pour reprendre un titre de du Bouchet. En conséquence, la perception et la description acquièrent une grande importance dans le travail de création, la certitude sensible palliant l’indétermination du reste.<br /><br /> <em>Cambouis</em> est le deuxième carnet de travail publié par Emaz. Cet ouvrage collige un ensemble de notes, d’impressions et d’observations: il constitue à la fois un espace d’épanouissement et de survivance. Demander si la poésie a un avenir dans l’époque contemporaine, c’est au moins lui accorder un présent, remarque Emaz (p.185), d’où le besoin pour le poète d’un lieu de sécurité qui, même sans arborer de datation précise, pérenniserait le plus fugace. Dans cette perspective, j’aimerais m’attarder à la façon dont l’écriture de <em>Cambouis</em> témoigne d’un parti pris de l’être-au-monde, c’est-à-dire d’un être dont la subjectivité s’affirme ressentie et incarnée.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Dire l’émotion</strong></span><br /><br /> Bien que la tradition romantique ait affublé le poète d’une certaine aura de supériorité, rien de cet enthousiasme ne subsiste chez Emaz, «la poésie [étant] une façon parmi d’autres de reconsidérer vivre» (p.110). Elle est simplement le gage d’une présence à soi. Emaz ne se rattache ainsi à aucune école poétique actuelle: «[n]i objectiviste, ni lyrique, ni minimaliste» (p.68), il n’en conteste pas moins, à sa manière, l’ère de la performance et du matérialisme dans laquelle nous vivons –tendance à laquelle la poésie n’a pas été toujours étrangère, si on pense à l’éclat anonyme du langage dans <em>Le parti pris des choses</em> de Francis Ponge, un pilier de la tradition littéraire moderne. Rompant avec ce poète de façon avouée dès les premières pages de son carnet, Emaz oppose à la valorisation de l’impersonnel l’inconsistance de l’émotion ténue et de l’intimité. Il sait d’ailleurs que «l’espace interne n’est pas indéfiniment ouvert» (p.49), ce qui signifie que demeure même une marge de l’être qui ne pourra être dite.<br /><br /> Le poète reconnaît néanmoins que l’entreprise d’écriture constitue une nécessité existentielle avant même qu’elle soit littéraire, puisqu’«on n’écrit pas pour faire beau, on écrit parce qu’il faut» (p.12). Cela dit, bien sûr, Emaz propose un parcours esthétique toujours léché, en même temps que quelques titres de ses ouvrages de poésie montrent bien à quel stade vital de l’être il désire accéder. <em>Os</em> (2004), <em>De l’air</em> (2006), <em>Peau</em> (2008) et d’autres titres montrent que ce n’est pas la parole socialisée qui importe, mais plutôt un état primaire –physique– du soi que la poésie peut aider à retrouver. L’émotion qu’il cerne dans l’écriture acquiert un caractère organique, ce qui répond à la pulsation toute sanguine qu’évoque son nom de plume, Emaz, inspiré du préfixe «héma».<br /><br /> Lorsque vient le temps de lire d’autres poètes, la résonance intérieure que produit le texte s’avère tout autant capitale, et Emaz l’avoue sans gêne aucune: «[J]e ne peux comprendre une poésie sans émotion parce que l’ennui me saisit immédiatement, autant que le sentiment du dérisoire» (p.11). Le poète cherche à réhabiliter l’homme en tant qu’être unique, sentant et désirant à sa manière, à tel point qu’il frôle un anti-intellectualisme assumé. L’émotion seule agit comme justification, elle constitue la seule source de sens qui vaille.<br /><br /> Cela explique l’attention qu’Emaz accorde à son lecteur. Ce dernier possède une place de choix dans la réflexion du poète, qui veut lui faire comprendre un monde, le lui faire habiter, «l’important n’[étant] pas le détail en soi, mais son effet: le vers pose un bout de réel» (p.182). Emaz cherche donc à partager non pas tant une expérience esthétisée qu’une expérience simple, qui reproduirait la relation vécue par le corps et l’âme par rapport à un moment du vivre. Encore, cette exploration de la relativité s’approfondit au-delà du domaine sensible: «[L]e plus stupide, et peut-être le plus commun, c’est de se laisser réduire par la vie, à petit feu […]. / Pourquoi suis-je encore vivant? / Je crois que cela tient aux autres» (p.98). Le lecteur n’est pas un ami réel ni même un proche, mais il écoute ce «poème [qui] reste destiné, adressé, partagé&nbsp;ou bien […] miroir d’un narcissisme autarcique» (p.197). L’autre représente une présence fragile bien que non négligeable, puisqu’«à l’affût de ce qui déchire, autant que de ce qui relie, [le poète] rend compte […] d’une essentielle précarité<a href="#note2a" name="note2"><strong>[2]</strong></a>», comme l’affirme Jean-Michel Maulpoix, celle de la parole, qui réussit, par divers détours, à toucher par la diction d’une émotivité. Emaz s’enrichit tout autant des relations interpersonnelles que des relations sensorielles.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Dire le corps</strong></span><br /><br /> À l’affût d’une «musicalité […] dans la trame, essentielle et peu visible à la fois» (p.54), et de nettes images à partager, Emaz élabore dans l’écriture un lieu où la certitude sensible assure une concrétude sans pareille à la parole. Se revendiquant artisan, les mains tachées de cambouis, il développe «une écriture […] [qui] vau[drait] par ses qualités physiques<a href="#note3a" name="note3"><strong>[3]</strong></a>». C’est la résistance du poème, vecteur d’une consistance essentielle, voire d’une beauté minimale, malgré les réserves émises quant au souci de l’esthétisme.<br /><br /> Emaz présente ainsi un ensemble de textes qui s’attardent à célébrer la perception, puisque «c’est peut-être ça l’essentiel d’une vie de poète: l’attente» (p.140). Son écriture s’ancre dans une appréhension toute singulière et incarnée du monde —la sienne, modelée par son corps, ses désirs— car, tel un phénoménologue, Emaz remarque que «la pensée [lui] semble toujours débordée par l’expérience» (p.33). Or, l’environnement sensoriel du poète se dépose dans le carnet afin d’y mûrir, d’y prendre sens et forme, l’écrivain cultivant un goût marqué pour la métonymie. «Pour saisir la profondeur, [il faut] commencer par s’arrêter à la surface» (p.125), ce qui astreint Emaz à un certain minimalisme dans l’expression en même temps qu’à un souci du détail. Il ne s’agit pas de décrire avec ostentation un paysage observé mais d’exprimer la sensualité du sujet, en osmose avec son environnement immédiat: «Montée lente du jour. Pas de vent; tout le jardin encore humide de la pluie de nuit. Bruit de la mer. Calme froid» (p.90). À dire cette nature qui l’entoure, le poète présente les influx sensoriels comme porteurs d’un état d’âme physique, où les sens se mêlent («calme froid») dans une synesthésie où la présence du sujet s’estompe dans la description. En fait, bien que l’émotion soit capitale pour Emaz, elle ne doit pas brouiller le regard sur le monde mais plutôt l’affiner, en décupler la sensibilité.<br /><br /> Si la prise de notes ne demande pas un investissement littéraire aussi soutenu que celui qu’implique l’écriture d’un poème, les quelques mots consignés au fil des impressions ne sont pas dévalorisés pour autant. Au contraire, ces inscriptions elliptiques peuvent témoigner d’un souci esthétique, bien que la qualité premièrement recherchée soit plutôt d’ordre existentiel, à nouveau, non pas tant ici pour dire l’émotion que pour dire le corps sentant. Vivre ce monde comme un être organique parmi d’autres, ressentir une certaine adéquation possible avec l’instant, voilà qui s’avère bénéfique: «[J]e n’écris pas mais j’ai l’impression d’être à ma place, en paix dans cette suspension générale et la lumière du matin sur le jardin» (p.208). L’écriture s’avère salvatrice pour Emaz, mais il se plaît constamment à rappeler qu’elle ne constitue pas une fin en soi, un absolu, comme si «la poésie se te[nant]&nbsp;si près de la vie, […] tellement nourrie d’elle, […] n’aspire[rait] en son fond qu’à s’effacer toute devant elle<a href="#note4a" name="note4"><strong>[4]</strong></a>», tel que l’envisage Maulpoix. Ainsi, sensible à la plénitude que Jean-Jacques Rousseau avait trouvée dans le sentiment du moment présent, Emaz reconnaît le danger d’une imagination s’emballant, qui détourne le corps vivant de la vérité immédiate qu’il perçoit: «Pourquoi s’inquiéter? On ne sera plus là pour voir. La question n’est pas l’éternité mais maintenant, y compris lorsque je dis "glycine"» (p.109). Les mots n’ont aucun mandat de fiction, de détournement du réel. En dépit de la conceptualisation à laquelle oblige toute mise en langage, le carnet, comme le poème, s’applique à approfondir l’expérience du présent et à la faire durer.<br /><br /> Emaz demeure ainsi à fleur de peau, d’où le jardin comme leitmotiv ponctuant le récit qui se trame: ce lieu des floraisons constitue un espace d’épanouissement gratuit de la perception où le poète peut se gorger d’«influx de vigueur et de tendresse réelle<a href="#note5a" name="note5"><strong>[5]</strong></a>», pour reprendre la formulation proposée par Rimbaud. Les passages consacrés au jardin expriment de cette manière la possibilité d’un bonheur ténu. L’écriture et l’existence jouissent d’une impulsion nécessaire, vitale: elles avancent, à tel point que «par [le] double jeu du récit-cadre et de l’accumulation séquentielle d’événements, le recueil [de pensées] se laisse appréhender par une narrativité latente qui lui imprime un mouvement d’ensemble<a href="#note6a" name="note6"><strong>[6]</strong></a>», comme l’affirment René Audet et Thierry Bissonnette. Le récit à l’œuvre —le récit de soi— se dévoile au fur et à mesure que la lecture permet de déceler une progression entre les entrées et une cohérence liant les fragments d’un travail en cours.<br /><br /> Cependant, la joie qui constelle le carnet et la force qui s’en dégage ne suffisent pas à apaiser tout à fait le poète. Emaz n’approfondit pas explicitement de questions métaphysiques, encore que cela ne l’empêche aucunement d’être sensible au poids que chacun d’entre nous porte: «Qu’est-ce qu’on fait d’une vie? Le poème ramène inlassablement là» (p.117). La mise en relief de cette circularité de l’écriture montre que, si la continuation est possible, elle ne sera jamais naïve. L’exaltation de la condition d’étant peut réjouir l’être de chair, mais cet enthousiasme ne saurait jamais atteindre l’«exactitude» (p.94) qu’Emaz recherche, celle du dialogue possible entre le corps et l’émotion. Aussi est-ce naturel qu’il se sente attaché à l’idée du «lyrisme critique» (p.122), notion développée par le poète et critique contemporain Jean-Michel Maulpoix: parce que le poème naît d’«un moment de vie et de langue» (p.130), l’écriture doit interroger le réel et s’interroger elle-même, à partir d’une subjectivité toujours inquiète. Qu’elle puisse sembler un obstacle, cette dualité langue/réel que parvient à dénouer certaines fois la poésie n’inquiète pas Emaz: «Pas un tiraillement; ça le serait sans doute si je visais un équilibre stable, mais ce n’est pas le cas. Il n’y a que tensions dans vivre; l’écriture n’est pas d’un côté ou de l’autre, elle est dans cette tension même» (p.217). C’est pourquoi le poète accorde une grande importance à la continuité, au maintien du souffle: c’est le travail patient qui assure une cohérence existentielle malgré les rigueurs de la vie, comme l’indiquait le titre du premier carnet publié, <em>Lichen, lichen </em>(2003). Même, la force motrice de l’écriture se transmettant au fil des pages se transforme en une position éthique, parce qu’«on écrit sans doute parce qu’on n’a rien d’autre pour tenir dans un monde de travers» (p.155). La tension vécue se doit conséquemment d’offrir un minimum de droiture, de dignité. Emaz s’intéresse à la question de l’engagement car il faut dire sans honte ce monde qu’on vit, avec ses torts, mais aussi avec ses consolations.<br /><br /> Si l’Oulipien Jacques Roubaud déplore qu’on célèbre la poésie actuelle seulement par un «effet fantôme<a href="#note7a" name="note7"><strong>[7]</strong></a>» –elle serait morte–, Emaz n’envisage pas la situation d’une façon aussi dramatique. Roubaud ne semble plus en mesure de suivre les orientations du contemporain, bien qu’il ait déjà fait partie de l’avant-garde littéraire française: «[L]a poésie, pour le monde, n’est plus concevable que si on la trouve là où elle n’est pas<a href="#note8a" name="note8"><strong>[8]</strong></a>», selon lui. Jamais de tel clivage entre «le monde» et le poète chez Emaz, car ce dernier a la sagesse de laisser voir que la poésie existe bien sûr dans la langue, et aussi hors de celle-ci, cela sans scandale. Tout de même, Emaz reconnaît que, même si le jardin de son voisin –qui n'est pas poète– semble parfois plus fourni ou majestueux que le sien, il demeure «un jardin bouche cousue» (p.144), puisque aucune parole n'en célèbre l'épanouissement. L'émotion ou la sensation esthétique, qu'on la nomme poésie, peut être vécue de façon autonome, mais elle peut aussi s'inscrire dans la matérialité d'une langue pour durer, afin d'acquérir un sens minimal.<br /><br /> Se livrant à un perpétuel «corps à corps (lutte ou caresse) avec la langue» (p.165), Emaz enseigne à son lecteur la beauté du combat de l’être émotif pris dans la vie (c’est aussi ce que signifie l’engagement), dans les limites fluctuantes d’un corps sentant. <em>Cambouis</em> ne se présente pas comme un recueil de poésie, mais je l’ai lu comme un carnet de poèmes, la sensibilité de l’écrivain transcendant et exhaussant la réflexion sur cet univers qu’il cherche à habiter le plus justement possible.<br /><br /> Au moins, ce qui est certain, malgré toutes les fragilités mises en relief par Emaz, c’est que la poésie est là. C’est peut-être ce qui explique le sentiment de douce résignation qui traverse <em>Cambouis</em>. Il serait question de minimalisme, sans aucun doute, mais il n’y aura pas de fin de la poésie, puisqu’il n’y aura pas de fin du chant: tant bien que mal, il persiste.<br /><br /><br /> <a href="#note1" name="note1a"><strong>[1]</strong></a> André du Bouchet, <em>L’emportement du muet</em>, Paris, Mercure de France, 2000.<br /> <a href="#note2" name="note2a"><strong>[2]</strong></a> Jean-Michel Maulpoix, <em>Pour un lyrisme critique</em>, Paris, José Corti (En lisant en écrivant), 2009, p.30.<br /> <a href="#note3" name="note3a"><strong>[3]</strong></a> <em>Ibid.</em>, p.40.<br /> <a href="#note4" name="note4a"><strong>[4]</strong></a> <em>Ibid.</em>, p.41.<br /> <a href="#note5" name="note5a"><strong>[5]</strong></a> Arthur Rimbaud, «Adieu», dans <em>Une saison en enfer</em>, dans <em>Œuvres complètes et correspondances</em>, édition préparée par Louis Forestier, Paris, Robert Laffont (Bouquins), 2004, p.157.<br /> <a href="#note6" name="note6a"><strong>[6]</strong></a> René Audet et Thierry Bissonnette, «Le recueil littéraire, une variante formelle de la péripétie», dans René Audet et Andrée Mercier [dir.],<em> La narrativité contemporaine au Québec</em>. Vol.I, <em>La littérature et ses enjeux narratifs</em>, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004, p.30-31.<br /> <a href="#note7" name="note7a"><strong>[7]</strong></a> Jacques Roubaud, «Obstination de la poésie», dans <em>Le Monde diplomatique</em>, janvier 2010, p.23.<br /> <a href="#note8" name="note8a"><strong>[8]</strong></a> <em>Ibid.</em>, p.24.<br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-corps-sur-la-main#comments AUDET, René et BISSONNETTE, Thierry DU BOUCHET, André EMAZ, Antoine Être-au-monde France Journaux et carnets Lyrisme critique MAULPOIX, Jean-Michel PONGE, Francis RIMBAUD, Arthur ROUBAUD, Jacques Subjectivité Poésie Wed, 09 Mar 2011 17:20:49 +0000 Julie St-Laurent 328 at http://salondouble.contemporain.info Des corps tristes http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-corps-tristes <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/dufour-genevieve">Dufour, Geneviève</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-petites-filles-dans-leurs-papiers-de-soie">Les petites filles dans leurs papiers de soie</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>La chute des corps n&rsquo;est pas seulement une exp&eacute;rience physique, mais &eacute;galement une exp&eacute;rience narrative et po&eacute;tique &agrave; laquelle s&rsquo;est pr&ecirc;t&eacute;e Morgan Le Thiec, auteure fran&ccedil;aise maintenant &eacute;tablie &agrave; Montr&eacute;al, dans son premier recueil de nouvelles <em>Les petites filles dans leurs papiers de soie</em>. Les personnages s&rsquo;ab&icirc;ment, abandonn&eacute;s &agrave; eux-m&ecirc;mes par les leurs, et suivent en cela un mouvement descendant que la chute intime aux corps. Cette trajectoire que suivent les personnages est &eacute;galement un mouvement qui sied au genre de la nouvelle. La contrainte de la chute, un d&eacute;nouement conventionnellement abrupt laissant le lecteur pantois, n&rsquo;est cependant pas toujours respect&eacute;e d&rsquo;un texte &agrave; l&rsquo;autre. Parfois, on se contente de laisser en suspens la fin du r&eacute;cit de sorte &agrave; entretenir un certain flou, par moments po&eacute;tique, plut&ocirc;t que de conclure avec force et fracas. Quatorze textes composent l&rsquo;ouvrage. Quatorze portraits de famille, quelque peu impressionnistes, o&ugrave; parents et enfants sont s&eacute;par&eacute;s par des murs de silence et ce, depuis l&rsquo;aspirante vedette porno dans &laquo;Coquelicot&raquo; &agrave; cette autre femme &agrave; la poitrine lourde comme une enclume dans &laquo;Santa Luc&iacute;a aux deux collines&raquo;.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bourbe d'enfance</strong></span></p> <p>Chacun des textes, d&rsquo;une concision efficace (en moyenne cinq &agrave; six pages), offre un personnage embourb&eacute; dans son enfance. Peu de mots sont &eacute;chang&eacute;s entre les personnages. Ce sont ces creux, ces failles de la parole et de l&rsquo;explicite que Morgan Le Thiec exploite avec justesse. Dans &laquo;Le Plus Grand Jardin des bords de l&rsquo;Erdre&raquo;, par exemple, une veuve fait le bilan de ses ann&eacute;es pass&eacute;es aupr&egrave;s de son d&eacute;funt mari, des ann&eacute;es faites de silences apathiques:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je me demande si les gens se parlent parfois, malgr&eacute; la distance. De son vivant, il y avait si peu de mots entre nous. Je me demande si les gens se parlent &agrave; travers leurs r&ecirc;ves. [&hellip;] Mais je me demande quand m&ecirc;me si les gens se parlent comme &ccedil;a, avec cette facilit&eacute;. Malgr&eacute; la distance et la mort. Malgr&eacute; les souvenirs et les manques (p.45).</span></p> <p>L&rsquo;&eacute;criture de Le Thiec fonctionne un peu comme la nouvelle compose avec la mise en r&eacute;cit, soit par ellipse, suggestion, raccourci, bri&egrave;vet&eacute;. Le style est parfaitement adapt&eacute; au genre nouvellistique. Une ad&eacute;quation se d&eacute;gage donc entre les univers narratifs et le genre de la nouvelle, tous deux gouvern&eacute;s par une esth&eacute;tique du strict n&eacute;cessaire, de la mesure. Car ce qui fait la marque de Le Thiec, ce n&rsquo;est pas tant la bri&egrave;vet&eacute; en termes de nombre de pages (les nouvellistes s&rsquo;y adonnent tous), mais plut&ocirc;t cette concision et cette densit&eacute; narratives qui s&rsquo;articulent au d&eacute;tour de chaque phrase.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Demi-teintes formelles et narratives</strong></span></p> <p>L&rsquo;auteure d&eacute;veloppe d&rsquo;ailleurs une po&eacute;tique de l&rsquo;implicite, du non-dit. L&rsquo;&eacute;conomie narrative de la nouvelle impose un sens de la bri&egrave;vet&eacute;. En r&eacute;sultent des &eacute;changes r&eacute;duits &agrave; leur plus simple expression, d&rsquo;o&ugrave; l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;une &eacute;conomie de moyens. Les d&eacute;tails r&eacute;v&egrave;lent des &eacute;l&eacute;ments narratifs les plus signifiants dans la construction de la nouvelle. &laquo;Les petites filles dans leurs papiers de soie&raquo;, par exemple, est un texte &eacute;labor&eacute; sous forme d&rsquo;&eacute;num&eacute;ration; les gestes pos&eacute;s par la m&egrave;re de la narratrice sont r&eacute;pertori&eacute;s dans le d&eacute;tail de sorte &agrave; mettre en relief son caract&egrave;re minutieux, voire maniaque, de m&ecirc;me qu&rsquo;&agrave; souligner son abusive discr&eacute;tion: &laquo;[J]e d&eacute;place parfois un des affreux bibelots qui justifient tes heures de m&eacute;nage. Petite vengeance idiote. Tu t&rsquo;en rends compte en quelques secondes et tu le replaces imm&eacute;diatement &agrave; sa place&raquo; (p.58). Les rituels domestiques d&rsquo;une douceur pointilleuse s&rsquo;av&egrave;rent une source d&rsquo;irritation excessive pour la narratrice et sont mis en opposition avec ses propres comportements, lesquels traduisent une certaine rudesse. Au bout du compte, la narratrice se d&eacute;gage de son exasp&eacute;ration et finit par interpr&eacute;ter les gestes maternels d&rsquo;un oeil bienveillant, t&eacute;moignant d&rsquo;un changement de perspective, d&rsquo;un rel&acirc;chement de la tension: &laquo;Je t&rsquo;observe mettre un peu de ce lait sur le dos de ta main pour en respirer l&rsquo;odeur, souriante et r&ecirc;veuse. Et je t&rsquo;&eacute;coute me dire, dans un presque murmure: &quot;Tu verras, ce parfum, tu t&rsquo;en souviendras toute ta vie&quot;&raquo; (p.60). L&rsquo;intrigue se trouve enti&egrave;rement absorb&eacute;e par les d&eacute;tails et l&rsquo;implicite, et cet implicite se recompose dans la chair sensible des personnages.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>M&eacute;moire de chair et d'os</strong></span></p> <p>Bien que la plupart de leurs souvenirs d&rsquo;enfance repose sur des v&eacute;tilles, des instants anodins, ce sont tout de m&ecirc;me ces bribes de pass&eacute; qui sont la source des angoisses. Le rapport au corps est intimement reli&eacute; &agrave; ces difficiles r&eacute;miniscences, &eacute;l&eacute;ment-cl&eacute; de la premi&egrave;re nouvelle &laquo;Coquelicot&raquo; qui exploite habilement le d&eacute;soeuvrement un peu b&ecirc;te d&rsquo;une femme m&eacute;tonymique r&eacute;duite &agrave; une paire de jambes infinies et &agrave; ses &laquo;yeux de poup&eacute;e&raquo; (p.15). Le m&ecirc;me motif est repris dans &laquo;Les yeux de ma m&egrave;re&raquo;, o&ugrave; Daniel et son fr&egrave;re se disputent la couleur des yeux de leur m&egrave;re d&eacute;c&eacute;d&eacute;e. Cette information, sur laquelle ils ne parviennent pas &agrave; s&rsquo;entendre, peut &ecirc;tre jug&eacute;e de peccadille, mais elle devient un sujet de litige entre les deux fr&egrave;res, exposant ainsi toute la lourdeur d&rsquo;une relation conflictuelle depuis leur enfance : &laquo;Je me souviens de tout. Je n&rsquo;avais pas le droit d&rsquo;allumer la t&eacute;l&eacute;vision sans son autorisation. Je me souviens de tous les d&eacute;tails. Je n&rsquo;avais pas le droit de commencer un dessert avant lui. Il n&rsquo;avait qu&rsquo;&agrave; me regarder et je reposais ma cuill&egrave;re&raquo; (p.103). Et c&rsquo;est justement parce que les univers narratifs reposent sur l&rsquo;infime, le petit, le d&eacute;tail, comme c&rsquo;est le cas dans &laquo;Les yeux de ma m&egrave;re&raquo; notamment, que la souffrance des personnages para&icirc;t encore plus dramatique. L&rsquo;auteure privil&eacute;gie la diffusion de cette souffrance, non pas par l&rsquo;entremise d&rsquo;envol&eacute;es lyriques ni par de gros plans dramatiques de la douleur, mais en exploitant plut&ocirc;t le pathos depuis une esth&eacute;tique de l&rsquo;anodin, du minime. En mettant l&rsquo;accent sur les d&eacute;tails des souvenirs d&rsquo;enfance, l&rsquo;angoisse se voit accentu&eacute;e, de m&ecirc;me que la tension entre les personnages. Et cette tension exprim&eacute;e de mani&egrave;re sensible &agrave; travers le corps des personnages agit comme une ge&ocirc;le, une prison tapiss&eacute;e de souvenirs.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Minimalisme et obsession</strong></span></p> <p>De ce souci du particulier qu&rsquo;affichent les personnages se d&eacute;tachent forc&eacute;ment des lubies et obsessions. C&rsquo;est le cas de la sculptrice qui se fascine pour les &laquo;Histoires de nos mains&raquo;. Les mains racontent, selon elle, la pr&eacute;sence perdue d&rsquo;un &ecirc;tre cher:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Chacun cherche une main, les poings ferm&eacute;s, l&rsquo;air inquiet. Chacun cherche une main, une ancienne main, une main tomb&eacute;e beaucoup plus t&ocirc;t, une main qui leur rappelle quelque chose, un visage. [&hellip;] Moi, je ne sais plus tr&egrave;s bien &agrave; quoi ressemble la main que je cherche. Je la cherche quand m&ecirc;me comme tout le monde. Je cherche une main, une main connue. C&rsquo;est une recherche circonstancielle. Parce que d&rsquo;autres cherchent une main sous cette pluie de mains tomb&eacute;es (p.79-80). </span></p> <p>Parcourant la ville pieds nus, la sculptrice investigue toutes les mains en qu&ecirc;te d&rsquo;une seule qu&rsquo;elle saurait reconna&icirc;tre (son excentricit&eacute; fait d&rsquo;ailleurs penser &agrave; celle de Camille Claudel, sculptrice et apprentie de Rodin, pour qui elle modelait des mains et des pieds, notamment). Le personnage &eacute;tant presque amn&eacute;sique, la m&eacute;moire physique prend le relais. Dans le corps se configurent les souvenirs, s&rsquo;impr&egrave;gne un pass&eacute; inaccessible autrement que par ces souches temporelles diss&eacute;min&eacute;es de part et d&rsquo;autre du corps. En cela, l&rsquo;auteure demeure fid&egrave;le &agrave; son attrait pour le particulier, voire l&rsquo;exigu. Car de ce souci du d&eacute;tail et de l&rsquo;infime, certes le caract&egrave;re obsessif des personnages se r&eacute;v&egrave;le, mais &eacute;galement leur propension &agrave; rester coinc&eacute;s dans la contrainte du pass&eacute;. Ce sentiment d&rsquo;enfermement est d&rsquo;ailleurs expos&eacute; d&egrave;s les premi&egrave;res lignes du recueil: &laquo;Sa cravate orange et son costume gris. Il l&rsquo;ausculte. Elle sourit. Elle s&rsquo;&eacute;vade poliment en jetant mille coups d&rsquo;&oelig;il autour d&rsquo;elle mais il n&rsquo;y a rien &agrave; d&eacute;couvrir. Tout est fait pour que le regard se cogne au d&eacute;cor impersonnel et termine sa course dans l&rsquo;&oelig;il de l&rsquo;homme qui porte une cravate orange et un costume gris&raquo; (p.15). Cet enfermement est symboliquement repr&eacute;sent&eacute; dans le titre du recueil par l&rsquo;entremise du papier de soie, sorte de cage jolie mais fragile dans laquelle sont pr&eacute;cieusement conserv&eacute;es les poup&eacute;es et l&rsquo;enfance en quelque sorte.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Anatomie du recueil : un corps diss&eacute;min&eacute;</strong></span></p> <p>Cependant, bien que l&rsquo;on puisse cerner des points de recoupement entre les nouvelles, il serait malais&eacute; d&rsquo;associer le recueil aux autres ouvrages du m&ecirc;me genre parus au cours des derni&egrave;res ann&eacute;es. Je parle en fait de ces recueils de nouvelles qui proposent une forte coh&eacute;sion narrative. L&rsquo;article &laquo;Le recueil litt&eacute;raire, une variante formelle de la p&eacute;rip&eacute;tie &raquo; de Ren&eacute; Audet et Thierry Bissonnette<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a> s&rsquo;attache d&rsquo;ailleurs &agrave; mettre de l&rsquo;avant cette tendance qu&rsquo;ont les recueils contemporains &agrave; se rapprocher du roman. On pense entre autres &agrave; des auteurs comme &Eacute;ric Fourlanty, &Eacute;lise Turcotte, Michael Delisle, Pierre Yergeau, Bertrand Bergeron. Mais il serait rapide de conclure que Le Thiec renoue avec une quelconque tradition du recueil, celui-ci &eacute;tant par d&eacute;finition composite et &eacute;clectique. La tendance &laquo;romanesque&raquo; ne s&rsquo;est pas suffisamment &eacute;tendue &agrave; l&rsquo;ensemble de la production pour que l&rsquo;on puisse percevoir un &laquo;retour&raquo; &agrave; la tradition en examinant un ouvrage comme celui de Le Thiec. Dans le cas pr&eacute;sent, les textes offrent certes des r&eacute;currences et un filon th&eacute;matique facilement rep&eacute;rable, sans pour autant, cependant, que les nouvelles se r&eacute;pondent entre elles et que l&rsquo;on soit en pr&eacute;sence d&rsquo;un m&ecirc;me univers fictionnel traversant tout le recueil. Certaines nouvelles &eacute;chappent &agrave; ce filon, notamment &laquo;La naine rouge&raquo; o&ugrave; l&rsquo;amiti&eacute;, et non la famille, occupe l&rsquo;espace narratif. Par contre, force est de constater que la simplicit&eacute; du style de l&rsquo;&eacute;crivaine unifie l&rsquo;ensemble de fa&ccedil;on subtile et r&eacute;duit sa port&eacute;e dramatique. Le cama&iuml;eu succinct de drames demeure ainsi au rang des m&eacute;lancolies. La tension d&eacute;licatement &eacute;chafaud&eacute;e s&rsquo;apparente d&rsquo;ailleurs aux univers musicaux auxquels r&eacute;f&egrave;re l&rsquo;auteure en exergue, soit Bashung, Leonard Cohen, Barbara.<em> Les petites filles dans leurs papiers de soie</em> &eacute;vite la grisaille opaque, la bri&egrave;vet&eacute; esth&eacute;tique contribuant certainement &agrave; r&eacute;duire la surcharge dramatique.</p> <p><a name="note1a" href="#note1">[1]</a>Ren&eacute; Audet et Thierry Bissonnette, &laquo;Le recueil litt&eacute;raire, une variante formelle de la p&eacute;rip&eacute;tie&raquo;, dans Ren&eacute; Audet et Andr&eacute;e Mercier [dir.], <em>La narrativit&eacute; contemporaine au Qu&eacute;bec</em>, vol.1: <em>La litt&eacute;rature et ses enjeux narratifs</em>, Qu&eacute;bec, Presses de l'Universit&eacute; Laval, 2004, p.15-43.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-corps-tristes#comments AUDET, René et BISSONNETTE, Thierry Esthétique LE THIEC, Morgan Minimalisme Poétique du recueil Québec Théories des genres Nouvelles Thu, 17 Sep 2009 12:57:00 +0000 Geneviève Dufour 159 at http://salondouble.contemporain.info