Salon double - JÉRUSALEM, Christine
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frÉloge de la relecture ou L’invraisemblance qui réactive le récit
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<a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div>
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Pour une (re)lecture réaliste magique du roman Un an de Jean Echenoz </div>
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<!--break--><!--break--><div class="rteindent3"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Tout l’art de Kafka consiste à obliger le lecteur à <em>relire</em>. Ses dénouements —ou ses absences de dénouements— suggèrent des explications mais qui n’apparaissent pas en clair et qui exigent que l’histoire soit relue sous un nouvel angle pour apparaître fondées. Quelquefois il y a une double ou triple possibilité d’interprétation d’où apparaît la nécessité de deux ou trois lectures. Mais on aurait tort de vouloir tout interpréter dans le détail chez Kafka. Un symbole est toujours dans le général et l’artiste en donne une traduction en gros. Il n’y a pas de mot à mot. Le mouvement seul est restitué. Et pour le reste il faut faire la part du hasard qui est grande chez tout créateur.</span>
<p>Albert Camus, <em>Carnets</em></p></div>
<p>
<a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a></p>
<p>On retrouve dans la production littéraire contemporaine plusieurs occurrences de récits qui permettent la cohabitation non problématisée de naturel et de surnaturel dans un même univers de fiction, et qui en appellent ainsi à une lecture différente du roman en général en posant autrement la question de l’adhésion au raconté. Certains de ces récits, que l’on peut qualifier de réalistes magiques à la suite d’Amaryll Beatrice Chanady<a href="#note2a" name="note2"><strong>[2]</strong></a>, réinventent en quelque sorte le paradigme de la transmission narrative; le lecteur n’est pas appelé à questionner les événements surnaturels du récit réaliste magique et accepte les invraisemblances qui le ponctuent comme allant de soi: il les considère comme faisant partie de la réalité du texte —réalité artificielle, certes, mais cohérente à l’univers diégétique mise en place dans le roman. Le cas que je propose d’étudier est assez particulier: lors d’une première lecture, le roman <em>Un an</em><a href="#note3a" name="note3"><strong>[3]</strong></a> de l’écrivain français Jean Echenoz, paru aux Éditions de Minuit en 1997, ne semble pas appartenir au réalisme magique comme je le définirai. Toutefois, l’invraisemblance diégétique finale qui vient désavouer le récit tout entier permet de relire le roman à l’aune du réalisme magique. Cette invraisemblance majeure perd alors de son impossible et la relecture ainsi activée, orientée par le réalisme magique, vient à son tour mettre en lumière d’autres invraisemblances qui, jusque-là, ont pu passer inaperçues. C’est ce cas particulier de fiction vertigineuse que je propose d’observer dans le cadre de ce texte. Je souhaite, d’une certaine façon et par extension, appliquer ce que Camus a affirmé des textes de Kafka au roman d’Echenoz, et faire ainsi l’éloge de la relecture, qui ouvre l’interprétation sur des avenues que le lecteur qui ne s’en tient qu’à une seule lecture n’aurait peut-être pas soupçonnées. Ma démarche s’apparente ainsi à celle menée par Richard Saint-Gelais dans un article sur le roman <em>Le meurtre de Roger Ackroyd</em> d’Agatha Christie, où il affirme que</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
le résultat de la relecture est non seulement de voir des indices compromettants là où la première lecture n’en voyait pas, mais aussi de voir comment les dispositifs décourageaient dans un premier temps des opérations de lecture qu’en même temps ils permettaient<a name="note4" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>.</span></div>
<p>
Et l’on verra bien assez vite que c’est tout à fait le cas dans le roman qui nous intéresse ici.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Quelques précautions</strong></span></p>
<p>La lecture que je proposerai du roman <em>Un an</em> est une lecture immanente du texte. Je souhaite montrer ainsi qu’il est possible de lire le roman en modifiant notre réponse esthétique à l’aune du réalisme magique. On pourrait —et on peut— accepter la fin vertigineuse et choquante du roman comme telle, la considérer comme une paralipse, une rétention d’information par le narrateur, mais on peut aussi l’envisager autrement. Il me semble que le réalisme magique propose des pistes de réflexion intéressantes par rapport à cet effet de lecture singulier. Et s’il y a consensus dans les études sur l’œuvre romanesque d’Echenoz, c’est bien autour de la question de la subversion des genres; ailleurs, Echenoz se joue des codes du roman d’aventures (<em>Le Méridien de Greenwich</em>, 1979 ; <em>L’Équipée malaise</em>, 1986), du roman noir (<em>Le Méridien de Greenwich</em>), du roman d’espionnage (<em>Lac</em>, 1989) et du roman policier (<em>Cherokee</em>, 1983), par exemple, ce qui rend, il me semble, encore plus plausible la (re)lecture réaliste magique que je proposerai ici. Une certaine exploration ludique des codes du mystère se trouvait déjà, en 1995, dans <em>Les Grandes blondes</em> et s’est poursuivie, en 2003, dans le roman <em>Au piano</em>. J’observerai donc sous une loupe réaliste magique ce que Christine Jérusalem, dans son livre <em>Jean Echenoz: géographies du vide</em>, appelle l’effet de romanesque: «L’effet de romanesque constitue en quelque sorte la contrepartie symétrique du fameux “effet de réel”. Il vise l’adhésion du lecteur à l’aspect invraisemblable du récit<a name="note5" href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>». La mise à mal des codes de la représentation réaliste participe de cet effet de romanesque et, par le fait même, du réalisme magique. Et je tiens à préciser, avant de me lancer enfin, que je ne suggère pas de hiérarchiser les lectures (ou les relectures) possibles de <em>Un an</em>: les textes d’Echenoz sont suffisamment riches pour soutenir une multitude d’hypothèses interprétatives, et celle-ci, orientée par le réalisme magique, n’est qu’une lecture parmi tant d’autres. Il existe en effet d’autres interprétations, mais j’aimerais en présenter une qui a l’avantage d’aborder le cas d’Echenoz moins comme une subversion des codes (approche par la négation, fréquente chez la critique<a name="note6" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>) que comme une stratégie positive et, en ce sens, originale. Je souhaite déplacer quelque peu les enjeux: alors que de nombreuses études parlent d’impossibilité et de non-fiabilité du narrateur (ou de la narration), je m’intéresserai plutôt au revers ignoré de cette médaille maintes fois astiquée, c’est-à-dire à la <em>possibilité</em>. En effet, la plupart des critiques qui s’intéressent à ce roman se butent à ses impossibilités (narratives, fictionnelles)<a href="#note7a" name="note7"><strong>[7]</strong></a>, alors que ma lecture sera plutôt «positive».</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>À propos du réalisme magique</strong></span></p>
<p>Le terme «réalisme magique» a été employé pour la première fois par le critique d’art allemand Franz Roh dans le titre d’un texte publié en 1925. Il utilise le terme sans vraiment s’engager sur sa signification: il écrit dans la préface de son texte qu’il n’attribue pas «de valeur spéciale au titre “réalisme magique”<a href="#note8a" name="note8"><strong>[8]</strong></a>», avec lequel il décrit le «retour de la peinture au réalisme après le style plus abstrait de l’expressionnisme<a href="#note9a" name="note9"><strong>[9]</strong></a>». Le terme a ensuite migré vers l’Amérique latine et en est venu à désigner «la tendance contraire, qui est l’<em>écart</em> d’un texte par rapport au réalisme plutôt que le réinvestissement du réalisme par le texte<a href="#note10a" name="note10"><strong>[10]</strong></a>». Il a été employé de façon de plus en plus affirmée avec la parution d’un essai écrit par Angel Flores en 1955, intitulé «Le réalisme magique dans les fictions latino-américaines<a href="#note11a" name="note11"><strong>[11]</strong></a>». Cette double migration —d’une part vers la littérature et d’autre part vers l’Amérique latine— est devenue plutôt permanente après 1967; selon Maria Takolander, c’est la traduction et la diffusion à travers le monde du roman <em>Cent ans de solitude</em> du Colombien Gabriel García Márquez qui ont fait en sorte que le terme réalisme magique soit accolé de façon consensuelle et «officielle», si l’on veut, à cette «forme fictionnelle hybride qui combine fantastique et réalisme, que les auteurs latino-américains avaient produite et continuaient de produire<a href="#note12a" name="note12"><strong>[12]</strong></a>». Dans un ouvrage paru en 1985, Amaryll Beatrice Chanady affirme que la principale caractéristique du réalisme magique est la suivante: «[A]lors que dans le fantastique, le surnaturel est perçu comme problématique, puisqu’il est manifestement antinomique par rapport au cadre rationnel du texte, le surnaturel dans le réalisme magique est accepté comme faisant partie de la réalité<a name="note13" href="#note13a"><strong>[13]</strong></a>». Toutefois, la présence du surnaturel n’est pas suffisante pour décrire le réalisme magique. Il importe que le cadre de référence réaliste soit aussi développé que le cadre de référence surnaturel dans le récit, sinon le texte bascule vers le merveilleux. Selon Chanady, l’histoire doit être située dans le monde contemporain et contenir une somme importante de descriptions réalistes de ce monde et des êtres qui l’habitent afin de créer un tout harmonieux et cohérent. Est réaliste magique, en somme, une fiction qui répond aux trois critères suivants: tout d’abord, le surnaturel dans le texte n’est pas présenté comme problématique; ensuite, le conflit de sens habituel entre le naturel et le surnaturel est résolu par la narration; finalement, il n’y a pas de jugement par rapport à la véracité des événements dans la fiction, les deux niveaux de réalité n’étant pas hiérarchisés. La différence principale entre le réalisme magique et le fantastique réside dans la condition de non problématisation du surnaturel. Dans le fantastique, le surnaturel crée une hésitation que Todorov érigeait en condition essentielle au genre: «D’abord, il faut que le texte oblige le lecteur à considérer le monde des personnages comme un monde de personnes vivantes et à hésiter entre une explication naturelle et une explication surnaturelle des événements évoqués<a href="#note14a" name="note14"><strong>[14]</strong></a>». De plus, dans le réalisme magique, l’événement surnaturel, parce qu’il est placé sur le même pied d’égalité que l’événement naturel, n’attire pas plus l’attention ni des personnages ni du lecteur.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les impossibilités du roman <em>Un an</em></strong></span></p>
<p>L’incipit de <em>Un an</em> plonge directement le lecteur dans l’action du roman: «Victoire, s’éveillant un matin de février sans rien se rappeler de la soirée puis découvrant Félix mort près d’elle dans leur lit, fit sa valise avant de passer à la banque et de prendre un taxi vers la gare Montparnasse» (p.7). L’entrée du narrateur dans l’imperceptible, avec le bout de phrase «sans rien se rappeler», donne d’emblée le ton de ce qui sera une narration omnisciente, hétérodiégétique et non-représentée, et dotée d’une personnalité forte, au demeurant. Victoire, donc, craint d’être suspectée pour la mort de Félix parce qu’elle ne se souvient de rien; elle fuit Paris et va errer pendant presqu’un an, d’abord sur la Côte basque, puis dans les Landes, à Toulouse, dans les Landes encore, pour finalement rejoindre Paris en novembre de la même année, dix mois après son départ. Au début, <em>tout va bien</em>, pour reprendre les mots de Pierre Lepape qui signe la quatrième de couverture: </p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
Elle loue une villa au Pays basque, se trouve un amant. Mais l’amant lui vole ses sous et Victoire va parcourir une à une les étapes de la dégringolade sociale: après la villa, les chambres d’hôtel, de plus en plus miteuses, puis la belle étoile; le vélo, puis l’autostop et, quand elle est devenue trop sale, trop dépenaillée pour le stop, la marche au hasard, l’association avec d’autres clochards, le chapardage, la promiscuité, la perte progressive de soi et du monde.</span></div>
<p>
À quelques reprises dans le roman, Louis-Philippe, ami commun de Victoire et de Félix, apparaît là où Victoire se trouve pour lui donner des nouvelles de l’enquête. Il lui recommande de ne pas rentrer tout de suite à Paris, au début, parce que sa responsabilité dans la mort de Félix n’a pas encore été écartée (p.30-31). Puis, alors que le roman s’achève, Louis-Philippe annonce à Victoire que l’affaire Félix est close, qu’elle peut rentrer à Paris (p.104). Dix heures plus tard, elle y est. Le récit se termine sur un excipit qui ne résout pas grand-chose, en quelque sorte:</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
Victoire, les semaines suivantes, évita les lieux qu’elle avait l’habitude de fréquenter auparavant. Puis quand même un soir de la mi-novembre, ayant presque retrouvé son apparence normale, elle se risqua jusqu’au Central. Elle ne s’y était plus rendue depuis la veille de son départ mais à peine entrée, debout près du bar en compagnie d’une belle femme, elle aperçut Félix.
<p>Félix, qui avait l’air en pleine forme, ne parut pas manifester quelque émotion particulière en voyant approcher Victoire. Alors, s’exclama-t-il seulement, où est-ce que tu étais passée? Je t’ai cherchée partout, je te présente Hélène. Victoire, souriant à Hélène, s’abstint de demander à Félix comment il n’était pas mort, ce qui eût risqué d’infléchir l’ambiance, et préféra commander un blanc sec. Et Louis-Philippe, dit-elle, tu l’as vu ces jours-ci? Ah, dit Félix, tu n’as pas su. Je suis désolé. Je vous laisse un instant, dit Hélène. Je suis désolé, répéta Félix à voix basse après qu’elle se fut éloignée, je croyais que tu savais. On n’a pas trop compris ce qui s’est passé pour Louis-Philippe, on n’a jamais bien su, je crois qu’on l’a trouvé deux ou trois jours après dans sa salle de bains. C’est tout le problème quand on vit seul. Ça s’est passé juste au moment de ton départ, ça va faire quoi, un an, un peu moins d’un an. J’ai même cru un moment que tu étais partie à cause de ça. Mais non, dit Victoire, bien sûr que non (p.110-111).</p></span></div>
<p>
Le roman s’achève sur cette invraisemblance empirique et diégétique majeure: empirique, d’une part, parce que Louis-Philippe, mort, était bien vivant tout au long du récit et que Félix, vivant, était plutôt mort dès l’ouverture du récit; diégétique, d’autre part, pour les mêmes raisons: la mise en intrigue par le narrateur omniscient perd ici de sa cohérence et de sa crédibilité. De deux choses l’une: ou Louis-Philippe serait un fantôme et aurait menti à Victoire concernant la mort de Félix, d’une certaine façon ressuscité; ou, encore, le narrateur aurait retenu une somme importante de savoir et Victoire aurait tout simplement été victime d’hallucinations lors de son errance. C’est la deuxième hypothèse qui semble au premier abord la plus valide, notamment en ce que le narrateur paraît déléguer la focalisation à Victoire —le lecteur aurait donc lu un récit à focalisation interne fixe sur le personnage de Victoire. Mais ce n’est pas le cas. J’ai affirmé plus tôt que la narration, dès les premiers mots du récit, entre dans l’imperceptible en mentionnant que Victoire ne se souvient de rien. Néanmoins, cette focalisation interne est plutôt simulée; en effet, il serait plus juste de parler d’un narrateur omniscient qui se joue du lecteur, à tout le moins du narrataire ou, encore mieux: qui se joue <em>de son propre système narratif</em>, comme l’écrit Genette à propos de Proust dans «Discours du récit<a name="note15" href="#note15a"><strong>[15]</strong></a>». Un moment particulier du roman permet de bien comprendre ce que je veux dire: le narrateur met en scène une délégation de focalisation tout à fait impossible, et qui commence sur le rebord d’une fenêtre, cadre parfait pour l’occasion:</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
L’après-midi du même jour, comme elle vaquait à la cuisine vers l’heure du thé, un courant d’air fit s’ouvrir puis claquer bruyamment la fenêtre de sa chambre. Elle monta l’escalier pour aller fermer le battant mais d’abord, accoudée à la barre d’appui, elle considéra la mer vide.
<p>Pas vide pour longtemps puisque par la droite du cadre, au loin, parut la proue d’un cargo rouge et noir. Inactif pour le moment, accoudé au bastingage, le radiotélégraphiste affecté à ce cargo considérait dans sa longue-vue la côte pointillée de pavillons, les drapeaux flaccides hissés sur les plages et les dériveurs aux voiles faseyantes, affaissées comme de vieux rideaux. Ensuite, au beau milieu du ciel, le radiotélégraphiste observa le bimoteur à hélices traînant une banderole publicitaire environnée d’oiseaux marins traçant des chiffres, sur fond de nuages passant du même à l’autre et du pareil au même (p.28-29).</p></span></div>
<p>
Cette délégation de focalisation au personnage de Victoire est impossible pour plusieurs raisons. Tout d’abord, quelques pages auparavant, on a annoncé que «l’océan était trop éloigné [du pavillon] pour qu’on puisse l’entendre» (p.23). De plus, le radiotélégraphiste, lorsqu’il regarde la côte avec sa longue-vue, ne voit qu’un pointillé de pavillons, ce qui rend impossible le fait que Victoire soit en train d’observer, à l’œil nu, ce qu’il fait sur le cargo qu’elle distingue seulement au loin. Tout ce qui est rapporté, donc, nous parvient du narrateur qui, sans focalisation, est tout à fait omniscient. L’hypothèse d’une série d’hallucinations par Victoire est donc à rejeter. Le narrateur n’a pas opéré l’importante rétention de savoir que supposait cette hypothèse. Il convient donc de revenir à la première hypothèse, qui stipule que Louis-Philippe est un fantôme qui ment à Victoire pour une raison que l’on ne connaît pas, et que Félix, de quelque façon que ce soit, est revenu à la vie après que Victoire ait quitté Paris.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Et le surnaturel</strong></span></p>
<p>Cette hypothèse réaliste magique réactualise en quelque sorte le récit, que l’on est tenté de relire à l’aune de cette nouvelle donnée. Cette relecture réaliste magique permet de mettre en lumière d’autres invraisemblances, empiriques celles-là, qui ont pu échapper à la vigilance du lecteur, qui les aura peut-être reléguées au statut de simples descriptions stylisées, par exemple. Il faut l’avouer, ce sont de petites occurrences surnaturelles qui ponctuent ici et là le récit, mais qui peuvent être interprétées comme étant de véritables invraisemblances par un (re)lecteur qui considère le texte autrement, après avoir établi que Louis-Philippe est un fantôme. D’ailleurs, dès la dixième page du roman, n’est-il pas indiqué que «[c]’était toujours par hasard au Central, et fréquemment en fin d’après-midi, que Victoire croisait Louis-Philippe alors que lui, où qu’elle fût et n’importe quand, savait toujours la retrouver dès qu’il voulait» (p.10)? Ce qui s’avère juste: Victoire n’a laissé derrière elle aucune trace qui eût permis de la retrouver et, pourtant, Louis-Philippe vient frapper à la porte du pavillon qu’elle occupe à Saint-Jean-de-Luz, puis se trouve par hasard à l’hôtel Albizzia en même temps qu’elle, la prend en stop sur la route qui mène à Toulouse et, finalement, vient la rejoindre dans un bar situé à peu près nulle part, alors que Victoire erre en forêt depuis longtemps déjà. Mais ces coïncidences ne pourraient être, après tout, que des coïncidences. Nombreuses et déroutantes, certes, mais pas surnaturelles pour autant. Le premier véritable indice de la présence du surnaturel dans le récit, c’est Noëlle Valade, la propriétaire de la villa que loue Victoire à Saint-Jean-de-Luz, qui l’incarne. La première description du personnage va comme suit:</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
Visage clair et vêtement clairs, lèvres souriantes et cabriolet corail ton sur ton, cette propriétaire nommée Noëlle Valade <em>semblait flotter à quelques centimètres du sol </em>malgré son imposante poitrine mais il en est ainsi des imposantes poitrines, certaines vous lestent et d’autres vous exhaussent, sacs de sable ou ballons d’hélium, et <em>sa peau translucide et lumineuse</em> dénotait un végétarisme strict (p.15; c’est moi qui souligne).</span></div>
<p>
Mais, ici, le vocabulaire nuance le surnaturel; le narrateur indique que Noëlle Valade <em>semblait</em> flotter au-dessus du sol, et calque ainsi, en mode mineur, la fausse délégation de focalisation que j’ai présentée plus tôt: c’est Victoire qui perçoit le personnage, semble-t-il, alors que, je l’ai dit, c’est plutôt le narrateur qui prend en charge le point de vue. Le surnaturel se fait ressentir un peu plus loin encore, comme dans le passage suivant:</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
Du bout des doigts, sans trop les approcher, Noëlle Valade montrait les papiers peints disjoints, la baignoire entartée, les étains sous oxyde, suspendant son geste avant le point de contact, sans que Victoire comprît d’abord si cela relevait d’une répulsion spéciale inspirée par ces lieux ou d’une politique d’ensemble à l’égard des objets. Cependant Noëlle Valade parut éprouver de la sympathie pour sa locataire, ne montra nulle méfiance et réduisit au minimum les formalités de location: ni papiers ni caution, seulement <em>trois mois d’avance en liquide qui voletèrent en douceur, libellules vertes et bleues, du sac à main de Victoire vers le sien</em> (p.17; c’est moi qui souligne). </span></div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
Et comme elle enclenchait la marche arrière, Victoire put vérifier qu’il s’agissait effectivement d’une politique d’ensemble, étendue à toute chose matérielle que Noëlle Valade ne touchait qu’en deçà du bout des doigts, <em>menant son véhicule par influx de faisceaux magnétiques</em> (p.18-19; c’est moi qui souligne)</span>.</div>
<p>
Cette fois-ci, le surnaturel est beaucoup plus prononcé: la propriétaire du pavillon fait voleter des billets de banque jusqu’à son sac à main et conduit son cabriolet «par influx de faisceaux magnétiques» (p.19). Et le mystère continue de ponctuer le récit, notamment lorsque Victoire se lie avec Gore-Tex et Lampoule, deux itinérants rencontrés à Toulouse; Gore-Tex, quand vient le temps de manger, redécouvre «toujours au fond d’une poche les mêmes trente-cinq francs permettant à Victoire d’accompagner Lampoule chez l’épicier discount» (p.75), indique le narrateur. Ces petits morceaux de surnaturel ne sont pas sans évoquer la «réalité mystérieuse» dont parle Pierre Lepape en quatrième de couverture: «<em>Un an</em>, dans sa simplicité linéaire, immédiate, met en valeur la poétique d’Echenoz. Celle-ci repose sur le combat perpétuel que se livrent <em>une réalité mystérieuse</em> et dont le sens fuit sans cesse […] et les mots pour la dire le plus exactement possible» (je souligne).</p>
<p>Il me semble donc que l’on retrouve les trois critères du réalisme magique de Chanady dans la (re)lecture du roman d’Echenoz que je viens de proposer. D’abord, que Louis-Philippe soit mort et Félix vivant n’est pas présenté de façon problématique par la narration; ensuite, le conflit de sens entre le réalisme désolant de l’état des lieux du pavillon, par exemple, et les pouvoirs mystérieux de Noëlle Valade, puisqu’il n’est pas présenté comme problématique, ne se pose même pas; et, finalement, les deux niveaux de réalité ne sont pas hiérarchisés. On pourrait nuancer le réalisme magique du roman <em>Un an</em> en disant que le cadre de référence naturel prend beaucoup plus de place dans le récit que le cadre de référence surnaturel, qui n’est, en bout de ligne, pas vraiment érigé en cadre de référence. Il faudrait parler, plutôt, d’<em>occurrences</em> surnaturelles. N’empêche que les deux autres critères sont tout à fait respectés, notamment parce qu’ils se sous-entendent l’un et l’autre, et permettent, à défaut d’inscrire définitivement l’œuvre étudiée dans le réalisme magique, de proposer comme je viens de le faire une relecture <em>orientée</em> par le réalisme magique. Une relecture qui rend inopérante l’invraisemblance finale qui clôt le récit et qui permet, par la mise au jour d’une réalité diégétique artificielle, de mettre fin au vertige lectoral causé par une telle finale en queue de poisson. Ce parcours est non seulement orienté par le réalisme magique mais, encore plus, <em>volontairement</em> orienté. C’est-à-dire que ce que je défends, c’est une posture lecturale, une possibilité effective de lecture qu’est susceptible de mener un lecteur habitué aux récits non seulement réalistes magiques, mais aussi fantastiques, étranges, merveilleux, etc., ou encore tout lecteur adepte de ces textes qui demandent un peu plus de coopération interprétative au sens où l’entend Umberto Eco<a href="#note16a" name="note16"><strong>[16]</strong></a>.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>En guise de «contrepoint»</strong></span></p>
<p>Je n’ai pas souhaité défendre dans ce texte l’hypothèse que le roman <em>Un an</em> est réaliste magique au pied de la lettre, on le sait maintenant, mais plutôt celle qu’il peut <em>activer une lecture </em>réaliste magique, un peu comme Richard Saint-Gelais a déjà montré qu’il était possible de lire <em>Candide</em> de Voltaire de façon policière, même si le texte en question ne relève pas du genre policier<a href="#note17a" name="note17"><strong>[17]</strong></a>. Ainsi, je ne peux passer sous silence le contrepoint du roman, son successeur qui vient en expliquer les invraisemblances et désactiver tout à fait les possibilités de lire l’œuvre selon une grille réaliste magique. En effet, dans <em>Je m’en vais</em><a href="#note18a" name="note18"><strong>[18]</strong></a>, roman paru chez Minuit en 1999, Echenoz explique de façon très pragmatique l’invraisemblance finale de <em>Un an</em>: Félix souffre de ce que la médecine appelle un bloc auriculo-ventriculaire de deuxième degré type Luciani-Wenckebach, affliction qui peut produire l’arrêt simultané des fonctions vitales pour quelques heures, rapprochant ainsi le patient atteint de la mort clinique<a href="#note19a" name="note19"><strong>[19]</strong></a>. Néanmoins, au réveil, le patient ne se rappelle pas avoir souffert, puisqu’il n’a rien ressenti. C’est ce qui est arrivé à Félix: il n’était pas mort quand Victoire a décidé de partir, seulement subissait-il un épisode de cette maladie. Quant à Louis-Philippe, il a feint sa mort pour mieux escroquer Félix qui, à la fin, le sait mais ne le révèle pas à Victoire. Quoi qu’il en soit, c’est une posture lecturale que je défends; autrement dit, peu importe que <em>Je m’en vais</em> réduise la légitimité d’une lecture réaliste magique de <em>Un an</em>: selon Bertrand Gervais, toute théorie doit reconnaître et rendre compte de la diversité des actes de lecture. Il affirme qu’il «n’y a pas un seul acte de lecture dont on pourrait faire une théorie unifiée et globale, [mais qu’il] y a une multiplicité d’actes dont il faut reconnaître et, par suite, définir les variables<a href="#note20a" name="note20"><strong>[20]</strong></a>». Je me suis attardé ici à une seule lecture du roman d’Echenoz, mais une lecture plutôt «originale» si l’on considère celles présentées ailleurs, et qui s’inscrit d’une certaine façon dans une tentative plus globale de lire de façon critique l’œuvre du romancier. J’ai voulu faire abstraction des nouvelles données apportées par le roman subséquent <em>Je m’en vais</em>, d’abord parce que <em>Un an</em> est bel et bien un roman indépendant, avec un début et une fin, écrit sans que l’auteur n’ait en tête de produire une suite mais, aussi, parce qu’Echenoz lui-même mentionne, dans un entretien donné aux éditions Bréal pour un ouvrage didactique destiné aux lycéens, que <em>Je m’en vais</em> n’est pas une suite, mais un<em> contrepoint</em> au roman <em>Un an</em>:</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Il y avait à la fin de […] <em>Un an</em> […] un personnage que l’on croit mort, mais dont on s’aperçoit qu’il est vivant, et un second personnage qui, inversement, est mort alors qu’on le croit vivant. Pour moi, ça ne devait pas causer de problème, en tous cas pas dans un roman; mais mon éditeur a reçu quelques lettres de lecteurs […] qui trouvaient cette fin un peu insolite, déconcertante. […] Ça été un peu le déclic; je me suis dit qu’il fallait écrire un livre qui soit totalement indépendant du premier, mais qui puisse en même temps servir de code explicatif. Tous mes livres ont toujours été indépendants les uns des autres; là, je ne voulais pas du tout d’une suite, mais d’une certaine manière d’un contrepoint<a href="#note21a" name="note21"><strong>[21]</strong></a>.</span></div>
<p>
Cette fin déconcertante dont parle Echenoz participe au questionnement du paradigme de la transmission narrative et au vertige dont le lecteur peut être victime, deux phénomènes qui ne sont pas à proprement parler, ni exclusivement, contemporains, mais que l’on retrouve néanmoins dans tout un pan de la production littéraire actuelle.</p>
<p>
<a href="#note1" name="note1a"><strong>[1]</strong></a> Ce texte est une version remaniée d’une communication présentée au colloque «Le roman artificiel. Vertiges de la transmission narrative en fiction contemporaine», dans le cadre du Congrès 2010 de l’ACFAS, tenu à Université de Montréal, le 12 mai 2010.<br />
<a href="#note2" name="note2a"><strong>[2]</strong> </a>Amaryll Beatrice Chanady, <em>Magical Realism and the Fantastic: Resolved Versus Unresolved Antinomy</em>, New York & London, Garland Publishing, Inc., 1985.<br />
<a href="#note3" name="note3a"><strong>[3] </strong></a>Désormais, les renvois à cette édition seront signalés dans le corps du texte par la seule mention du numéro de la page, entre parenthèses. <br />
<a href="#note4" name="note4a"><strong>[4] </strong></a>Richard Saint-Gelais, «“Je le quittai sans qu’il eût achevé de la lire”. Lecture, relecture et fausse première lecture du roman policier», <em>Tangence</em>, n°36 (mai 1992), p.68.<br />
<a href="#note5" name="note5a"><strong>[5]</strong></a> Christine Jérusalem, <em>Jean Echenoz: géographies du vide</em>, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne Jean Monnet (Centre interdisciplinaire d’Étude et de Recherche sur l’Expression Contemporaine, Travaux 118), 2005, p.73.<br />
<a name="note6a" href="#note6"><strong>[6]</strong></a> Par exemple, dans Petr Dytrt, <em>Le (post)moderne des romans de Jean Echenoz: de l’anamnèse du moderne vers une écriture du postmoderne</em>, Brno, Masarykova Universita, 2007. Ou encore, dans Christine Jérusalem, <em>op. cit</em>..<br />
<a href="#note7" name="note7a"><strong>[7] </strong></a>On lira d’ailleurs avec beaucoup d’intérêt, entre autres, l’article de Frances Fortier et Andrée Mercier, «L’autorité narrative dans le roman contemporain. Exploitations et redéfinitions», <em>Protée</em>, volume 34, numéros 2-3 (automne-hiver 2006), p.139-152.<br />
<a href="#note8" name="note8a"><strong>[8] </strong></a>Lois Parkinson Zamora et Wendy B. Faris, «Editors’ Note», dans Franz Roh, «Magic Realism: Post-Expressionism», dans Lois Parkinson Zamora et Wendy B. Faris [dir.], <em>Magical Realism: Theory, History, Community</em>, Durham & London, Duke University Press, 1995, p.15. C’est moi qui traduis. Texte original: «I attribute no special value to the title “magical realism”.»<br />
<a href="#note9" name="note9a"><strong>[9]</strong></a> <em>Id.</em> C’est moi qui traduis. Texte original: «this new painting’s return to Realism after Expressionism’s more abstract style.»<br />
<a href="#note10" name="note10a"><strong>[10] </strong></a><em>Id</em>. C’est moi qui traduis. Texte original: «the contrary tendency, that is, a text’s departure from realism rather than it’s reengagement of it.»<br />
<a name="note11a" href="#note11a"><strong>[11]</strong></a> Le texte a été repris dans l’ouvrage collectif dirigé par Parkinson Zamora et Faris en 1995: Angel Flores, «Magical Realism in Spanish American Fiction», dans Lois Parkinson Zamora et Wendy B. Faris [dir.], <em>op. cit.</em>, p.109-117.<br />
<a href="#note12" name="note12a"><strong>[12]</strong></a> Maria Takolander, <em>Catching Butterflies. Bringing Magical Realism to Ground</em>, Bern, Peter Lang, 2007, p.29. C’est moi qui traduis. Texte original: «a hybrid form of fiction that combined fantasy and realism, which Latin American writers had produced and were producing.»<br />
<a href="#note13" name="note13a"><strong>[13]</strong></a> Amaryll Beatrice Chanady, <em>op. cit</em>., p.30. Passage traduit par Charles W. Scheel, dans <em>Réalisme magique et réalisme merveilleux</em>, Paris, L’Harmattan, 2005, p.90-91. Texte original: «while in the fantastic the supernatural is perceived as problematic, since it is patently antinomious with respect to the rational framework of the text, the supernatural in magical realism is accepted as part of reality.»<br />
<a href="#note14" name="note14a"><strong>[14]</strong></a> Tzvetan Todorov, <em>Introduction à la littérature fantastique</em>, Paris, Éditions du Seuil (Points), 1970, p.37.<br />
<a href="#note15" name="note15a"><strong>[15]</strong></a> Gérard Genette, <em>Figures III</em>, Paris, Éditions du Seuil (Poétique), 1972, p.221.<br />
<a href="#note16" name="note16a"><strong>[16] </strong></a>Umberto Eco, <em>Lector in fabula. Le rôle du lecteur, ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs</em>, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset (Le Livre de Poche / Biblio essais), 1985.<br />
<a href="#note17" name="note17a"><strong>[17]</strong></a> Richard Saint-Gelais, «Rudiments de lecture policière», <em>Revue belge de philologie et d’histoire</em>, numéro 75, 1997, p.789-804.<br />
<a href="#note18" name="note18a"><strong>[18] </strong></a>Jean Echenoz, <em>Je m’en vais</em>, Paris, Éditions de Minuit, 2001 [1999].<br />
<a href="#note19" name="note19a"><strong>[19]</strong></a> <em>Ibid</em>., p.55.<br />
<a href="#note20" name="note20a"><strong>[20]</strong></a> Bertrand Gervais, <em>À l’écoute de la lecture</em>, Québec, Éditions Nota Bene (NB Poche), [1993] 2006, p.8-9.<br />
<a href="#note21" name="note21a"><strong>[21]</strong></a> Jean Echenoz, <em>Je m'en vais, op. cit</em>., p.230.</p>
http://salondouble.contemporain.info/antichambre/eloge-de-la-relecture-ou-l-invraisemblance-qui-reactive-le-recit#commentsCAMUS, AlbertCHANADY, Amaryll BeatriceDYTRT, PetrECHENOZ, JeanECO, UmbertoFLORES, AngelFORTIER, Frances et MERCIER, AndréeFranceGENETTE, GérardGERVAIS, BertrandJÉRUSALEM, ChristinePARKINSON ZAMORA, Lois, et FARIS, Wendy B.Réalisme magiqueROH, FranzSAINT-GELAIS, RichardSCHEEL, Charles W.TAKOLANDER, MariaThéories de la lectureTODOROV, TzvetanRomanThu, 02 Dec 2010 17:07:28 +0000Pierre-Luc Landry296 at http://salondouble.contemporain.infoSous le signe de l'amour
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<a href="/equipe/asselin-viviane">Asselin, Viviane</a> </div>
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<a href="/biblio/les-oublies">Les oubliés</a> </div>
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<!--break--><!--break--><p align="justify" texte="">En lisant <em>Les oubliés</em>, on imagine aisément Albert Brighton et Paul Schooner, personnages journalistes du roman, rencontrer Christian Gailly pour leur chronique culturelle «Que sont-ils devenus?», dédiée aux artistes qui ont disparu de la scène publique. Non pas que Gailly ne se rappelle pas régulièrement au souvenir de ses lecteurs – treize livres en vingt ans de métier –, mais il suffit d’avoir parcouru les rares entrevues de l’auteur<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a> pour soupçonner que ces «oubliés» qui baptisent le dernier opus concernent, au moins en partie, ses propres romans. Il ne craint pas tant l’oubli qu’il le sait inévitable; il tente de s’accommoder du peu de valeur accordée aujourd’hui à la littérature – et à la sienne en particulier, peut-être.</p>
<p>«C’était quand même leur treizième mission. Ça commençait à bien faire. Le même chagrin derrière la même grandeur. Que ce soit celle du peintre Marcel Soti. Le compositeur Paul Cédrat. Le jazzman Simon Nardis. L’écrivain Martin Fissel. Le sculpteur Louis Prédelle.» (p. 19) Pour qui est familier avec l’œuvre du romancier, il reconnaîtra là les personnages de <em>L’air</em><a name="note2" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a> (1991), de<em> Dernier amour</em> (2004), d’<em>Un soir au club</em> (2002) et de <em>La passion de Martin Fissel-Brandt</em> (1998). Par voie de conséquence, il s’interrogera sur l’identité de ce Prédelle, qu’il découvrira être l’amant avoué de l’épouse de Brighton – un ménage à trois pour un couple dont l’amour s’essouffle. Surtout, le lecteur renouera avec celle que Gailly lui permet rarement d’oublier d’un livre à l’autre: Suzanne qui, après avoir notamment incarné une employée de bureau dans <em>L’incident</em> (1996) et une pourvoyeuse dans <em>Nuage rouge</em> (2000), apparaît cette fois sous les traits d’une violoncelliste qui s’est jadis retirée en pleine gloire. «Catastrophe mentale? […] Drame terrible? Perdition? Dépression? Destruction totale, du cœur, de l’âme, de l’être? Désespoir? Dépossession? Errement [sic]?» (p. 89) Le mystère de sa soudaine retraite incite Albert Brighton et Paul Schooner à lui consacrer leur treizième article.</p>
<p>Sauf que. De la même façon que les anciennes célébrités interviewées ont dégringolé la pente du succès, Schooner, dont les reportages en collaboration avec Brighton sont fort appréciés du lectorat, connaît un sort tout aussi triste. En route vers la Bretagne pour y rencontrer Suzanne Moss, les deux journalistes ont un accident de voiture a priori sans gravité, mais des suites desquelles Schooner meurt étrangement. </p>
<p>Après ce drame inaugural, que reste-t-il à raconter? Brighton prévient l’épouse de son collègue. Il est reçu «avec une gifle d’une violence peu commune» (p. 47). Il veille sur leurs deux enfants pendant qu’elle se précipite à la morgue. «Deux jeunes vies contre la mort» (p. 53). Il assiste aux obsèques à contrecœur, indigné de l’incinération de son ami. «La crémation est une pratique barbare. Une volonté d’anéantissement. La destruction totale de l’être» (p. 77). Il se résout à réaliser l’entrevue avec Moss, en souvenir de Schooner, pour qu’il «ne soit pas mort pour rien» (p. 94). Il n’a d’autre choix que de s’enticher de la musicienne déchue, car il veut «continuer à vivre [et] continuer ça veut dire aimer» (p. 125). «Et ils se sont aimés. Et ça s’est bien passé » (p. 140).<br />
</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> <strong>«‘‘Les Oubliés’’ c’est mieux. Plus parlant. Plus émouvant» (p. 83)<br />
</strong></span></p>
<p align="justify" texte="">Chez Gailly, l’amour surgit souvent de cette façon, moins comme un coup de foudre que comme une fatalité naturelle. «Le faut-il? Il le faut», reprenait-il de Beethoven («<em>Muβ es sein? Es muβ sein!</em>») en exergue dans <em>La passion de Martin Fissel-Brandt</em>. Aussi, sur la quatrième de couverture des <em>Oubliés</em>: «Tôt ou tard. Ça nous arrivera. On nous oubliera»: une même inéluctabilité que les personnages accueillent généralement sans résister ni rechigner. Tout se passe comme si, humbles devant les choses qui les dépassent (l’amour, la mort, la beauté, la musique, l’écriture…), ils préféraient s’en tenir à l’infime et au concret, à ce qui se formule et se conçoit aisément. D’où une narration itérative qui compulse les moindres détails, offrant à ses acteurs un environnement rassurant, mais provoquant parfois une légère nausée chez le lecteur qui relit en boucle les mêmes énoncés dérisoires. Encore que, dans <em>Les oubliés</em>, l’obsession apparaît beaucoup moins vertigineuse qu’ailleurs dans l’œuvre de Gailly (<em>L’air</em>, entre autres); l’attention excessive à certains faits peut alors être perçue comme un trait d’humour<a name="note3" href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>, poussant la banalité à ses extrêmes limites:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Elle s’appelait Suzanne Moss. Moss? Oui, comme ce port de Norvège, dans une baie, à l’est du fjord d’Oslo. Il paraît que c’est très beau. Schooner n’y est jamais allé. Brighton non plus. <br />
Moss, c’est aussi le nom d’un pilote de course britannique. Mais qui se souvient de lui? À part Brighton? Schooner n’en avait jamais entendu parler. Stirling Moss, très célèbre en son temps. <br />
</span></p>
<p align="justify" texte="" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Savez-vous que tout en haut, dans le nord de l’Europe, il existe un port qui s’appelle comme vous? Une question comme une autre. Faisant partie de celles que Brighton envisageait pour commencer. Il faut bien. D’une manière ou d’une autre. C’est difficile. Lui et Schooner ne savaient pas ce qu’ils allaient trouver. Sur qui ils allaient tomber. Quel type de caractère.<br />
Elle appartient peut-être, qui sait, à la famille du coureur automobile, dit Brighton. Tu crois que je peux le lui demander? Sans risquer de la froisser? J’en doute, répondit Schooner. Je doute qu’elle apprécie. Qu’une artiste de sa qualité apprécie d’être mêlée à des courses de bagnoles, même aristocratiques comme dans le temps (p. 12-13)</span></p>
<p align="justify" texte="">Si humour il y a, il demeure cependant discret, car le style de Gailly évite tout flamboiement. Les marques sensibles semblent gommées par la sobriété narrative, laquelle vaut à l’écrivain l’étiquette de «minimaliste» chez la critique, en cela représentatif d’une certaine «école de Minuit<a name="note4" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>». Ainsi, la réduction de l’intrigue en un enchaînement de faits lâchement liés, la prédominance d’un discours chirurgical sur un récit enveloppant, et l’adoption d’un ton laconique et d’une syntaxe saccadée inspirent d’abord un sentiment de compte rendu clinique. En fait, cela est surtout vrai pour les premiers récits de l’auteur; dans <em>Les oubliés</em>, la simplicité d’une écriture plus détendue, moins heurtée, tend à favoriser une rencontre plus sensible avec le lecteur. Certes, l’amour manque de passion, la mort manque de douleur, mais la détresse de Brighton n’est pas moins palpable, ne serait-ce que dans son réflexe de s’attarder à des détails insignifiants qui l’empêchent de «[céder] de partout» (p. 57) Il faut y voir la difficulté de traduire l’émotion en mots. Il n’est d’ailleurs pas innocent que le texte se referme sur un <em>miaulement </em>d’amour: «Mia-mia, répondit Franklin [le chat de Suzanne Moss]. Je ne comprends pas, dit Brighton. Puis il entendit la voix de Moss: Il dit qu’il vous aime» (p. 141) Ce Franklin, c’est aussi celui à qui est dédié le récit, inscrivant ainsi la trajectoire du livre sous le signe de l’amour. D’une certaine façon, le roman le sauve de l’oubli.<br />
</p>
<p align="justify" texte=""><a name="note1a" href="#note1">1</a>Notamment le portrait réalisé par Nathalie Crom, «Les mots blues», <em>Télérama</em>, reproduit sur le site des <em>Éditions de Minuit</em>, <a title="http://www.leseditionsdeminuit.eu/f/index.php?sp=liv&livre_id=2515" href="http://www.leseditionsdeminuit.eu/f/index.php?sp=liv&livre_id=2515">http://www.leseditionsdeminuit.eu/f/index.php?sp=liv&livre_id=2515</a>. [Consulté le 16 février 2009]</p>
<p align="justify" texte=""><a name="note2a" href="#note2">2</a>En fait, le personnage de <em>L’air</em> se prénomme Charles, et non Marcel. On ne peut que questionner cette différence qui touche ce seul personnage. L’hypothèse de l’erreur apparaît plus plausible que celle de la stratégie mystificatrice, l’écriture de Gailly n’en faisant rarement sinon jamais usage, à ma connaissance.</p>
<p align="justify" texte=""><a name="note3a" href="#note3">3</a>Pour les usages de l’humour chez Gailly, on consultera Elisa Bricco, «Christian Gailly: ironie et humour, aller et retour», dans Elisa Bricco et Christine Jérusalem [dir.], <em>Christian Gailly, «l’écriture qui sauve»</em>, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Vincennes (CIEREC, Travaux 136 – Lire au présent), 2007, p. 69-82.</p>
<p align="justify" texte=""><a name="note4a" href="#note4">4</a>Voir, entre autres, l’article de Christine Jérusalem, «Rose des vents. Cartographie des écritures de Minuit», dans Bruno Blanckeman et Jean-Christophe Millois [dir.], <em>Le roman français aujourd’hui. Transformations, perceptions, mythologies</em>, Paris, Prétexte (Critique), 2004, p. 53-77.</p>
<p> </p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/sous-le-signe-de-lamour#commentsBRICCO, ElisaFranceGAILLY, ChristianJÉRUSALEM, ChristineMémoireMinimalismeRomanWed, 25 Feb 2009 02:08:00 +0000Viviane Asselin78 at http://salondouble.contemporain.info