Salon double - LYOTARD, Jean-François http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/502/0 fr Pour une écriture sous ecstasy : Beigbeder coke en stock http://salondouble.contemporain.info/article/pour-une-criture-sous-ecstasy-beigbeder-coke-en-stock <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/larange-daniel-s">Larangé, Daniel S.</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/vacances-dans-le-coma">Vacances dans le coma</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/99-francs">99 francs</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/nouvelles-sous-ecstasy">Nouvelles sous ecstasy</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/legoiste-romantique">L&#039;égoïste romantique</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/un-roman-francais">Un roman français</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/critures-sous-influence-pr-sence-des-drogues-en-litt-rature-contemporaine">Écritures sous influence: présence des drogues en littérature contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>La consommation endémique de toute espèce d’excitant, si fréquente dans les sociétés postindustrielles, dénonce le besoin d’artificialité dans un monde où toute réalité plonge inexorablement dans l’absurde et le grotesque. La cohérence de l’univers se déconstruit avec la fin des Grands récits (Lyotard, 1979) et ouvre ainsi l’ère du «bonheur paradoxal» en régime d’hyperconsommation (Lipovetsky, 2006). Les romans de Frédéric Beigbeder, qui se revendique haut et fort être un écrivain de la postmodernité, sont disponibles dans les magasins de grandes surfaces. Aussi n’hésite-t-il pas à qualifier son écriture comme celle d’un «&nbsp;néo-néo-hussard de gauche, d[’un] sous-Blondin aux petits pieds pour cocaïnomanes germanopratins, truffé[e] d’aphorismes lourdingues dont même San-Antonio n’aurait pas voulu dans ses mauvais trimestres&nbsp;». (Beigbeder, 1994&nbsp;: 10) On l’a compris: l’artiste postmoderne, jouisseur du totalitarisme des loisirs, se parodie lui-même; il est ce «bouffon» qui se prend au sérieux à force de mêler un égocentrisme exaspéré à de pseudo-révolutionnaires stupéfiants.</p> <p><br />Ainsi Octave, publicitaire à succès, se complaît-il dans l’autodénigrement en s’adressant à son propre reflet:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Tu es tellement coké que tu sniffes ta vodka par la paille. Tu sens le collapse arriver. Tu vois ta déchéance dans le miroir: savais-tu qu’étymologiquement «narcissique» et «narcotique» viennent du même mot? (Beigbeder, [2000] 2007: 119)</p> </blockquote> <p><br />L’engourdissement et le sommeil permettent en effet de rêver d’une meilleure vie. La drogue apparaît alors comme la solution artificielle à tous les problèmes existentiels car elle crée une accoutumance à une «ère de l’éphémère» (Lipovetsky, 1987) où fidélité et constance sont devenues des mots dénués de sens.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Je me frotte les gencives, elles me démangent sans cesse. En vieillissant, j’ai de moins en moins de lèvres. J’en suis à quatre grammes de cocaïne par jour. Je commence au réveil, la première ligne précède mon café matinal. Quel dommage de n’avoir que deux narines, sinon je m’en enfilerais davantage: la coke est un «briseur de souci», disait Freud. Elle anesthésie les problèmes. (Beigbeder, [2000] 2007: 53)</p> </blockquote> <p><br />Le thème de la drogue forme un leitmotiv sous la plume de Beigbeder. Dans son univers romanesque, c’est un phénomène de société. Sa consommation relève justement d’une manière d’être postmoderne, dans la mesure où elle procure l’assurance nécessaire pour sortir du nombrilisme et améliorer les rapports aux autres en effaçant toute inhibition. Elle devient alors un mode d’existence permettant sortir de soi-même, de s’oublier, de se libérer de soi. Car l’homme est devenu un monstre pour lui-même.</p> <p>À cet égard, <em>Vacances dans le coma</em> (1994) met en scène l’esseulement tragique de l’homme contemporain, malade de son bien-être et malheureux de son bonheur. Marc Maronnier, son personnage fétiche, sorte de projection fantasmagorique de l’écrivain, souffre justement de cette incapacité d’empathie dans un univers obnubilé par le tout-multi-média:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Chroniqueur-nocturne, concepteur-rédacteur, journaliste-littéraire: Marc n’exerce que des métiers aux noms composés. Il ne peut rien faire entièrement. Il refuse de choisir une vie plutôt qu’une autre. De nos jours, selon lui, «tout le monde est fou, on n’a plus le choix qu’entre la schizophrénie et la paranoïa: soit on est plusieurs à la fois, soit on est seul contre tous». Or, comme tous les caméléons (Fregoli, Zelig, Thierry Le Luron), s’il y a une chose qu’il déteste, c’est bien la solitude. Voilà pourquoi il y a plusieurs Marcs Marroniers. (Beigbeder, 1994: 17)</p> </blockquote> <p><br />L’univers postmoderne se caractérise en général par l’impossibilité de définir la moindre identité dans un système qui ne cesse de vous immatriculer, classer et ordonner. L’homme se retrouve morcelé en une infinité d’éclats. S’il ne cherche plus qu’à «s’éclater», c’est que justement il y voit un mode d’existence et l’opportunité de se valoriser. Autrement, il ne reste plus qu’à se recomposer en <em>hommes-valises</em>. Le paradoxe est ainsi mondialisé et la vie n’est plus concevable que comme une interminable mascarade où chacun (se) joue de tous:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Dans une société hédoniste aussi superficielle que la nôtre, les citoyens du monde entier ne s’intéressent qu’à une chose: la fête. (Le sexe et le fric étant, implicitement, inclus là-dedans: le fric permet la fête qui permet le sexe.) (Beigbeder, 1994&nbsp;: 18)</p> </blockquote> <p>Le constat reste flagrant: les relations manquent de profondeur, de stabilité et de sincérité pour déboucher sur la copulation où même le plaisir égotiste reste en deçà d’un désir toujours inassouvi. Les personnages dissimulent difficilement un romantisme rabroué derrière leur <em>je-m’en-foutisme</em> de rigueur, comme c’est le cas de <em>L’égoïste romantique</em> (2005). Seuls l’alcool et la drogue permettent donc de jouir librement de nos émotions, puisque la société ne juge plus que sur les apparences forcément trompeuses. C’est pourquoi «Paris est un faux décor de cinéma. [Marc Maronnier] voudrait que toute cette ville soit volontairement factice au lieu de se prétendre réelle». La consommation d’excitants capables d’amplifier les sens, «donne sens» à l’existence: «Euphoria. Tu en gobes une comme ça et tu deviens ce que tu <em>es</em>. Chaque gélule contient l’équivalent de dix pilules d’ecstasy.» (Beigbeder, 1994: 33) Aussi l’hyperbole est la figure grotesque d’une vie magnifiée une fois vidée de son essence: sans elle, il n’y aurait plus de signification. Il n’y a plus de proportion dans une société comprise entre Alberto Giacometti et Fernando Botero, entre la modèle anorexique et l’homme d’affaire ventru.</p> <p>Phénomène social, la consommation en masse de stupéfiants rassure – par marque déposée – un Occident en pleine mutation sociale, économique et culturelle, dans lequel la satisfaction immédiate (et commerciale) doit garantir la fidélisation par <em>manque et procuration</em>. Autrement dit, la drogue devient une métaphore globalisée du système néolibéral qui entretient la masse dans une insatisfaction et une frustration permanentes. Le divertissement généralisé n’est plus seulement un droit garanti par l’État mais un devoir d’état de droit.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Rien n’a changé depuis Pascal: l’homme continue de fuir son angoisse dans le divertissement. Simplement le divertissement est devenu si omniprésent qu’il a remplacé Dieu. (Beigbeder, [2000] 2007: 152)</p> </blockquote> <p>Au faîte de la civilisation, entretenue dans l’attente d’une joyeuse apocalypse, la situation postmoderne est celle d’une fête constante où la jouissance morbide découle de la marchandisation élevée à l’universalité.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Marc a su que la fête serait réussie en voyant le monde qu’il y avait aux toilettes des filles, en train de se remaquiller ou de sniffer de la coke (ce qui revient sensiblement au même, la cocaïne n’étant que du maquillage pour le cerveau). (Beigbeder, 1994: 53)</p> </blockquote> <p>Le discours tenu par Octave est tout aussi déplorable et témoigne de la diffusion de la drogue à une échelle beaucoup plus grande qu’on ne le croit car toute notre société repose sur un mensonge hallucinatoire dont le publicitaire fait l’éloge (de Cortanze, 2012):</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Vous êtes les produits d’une époque. Non. Trop facile d’incriminer l’époque. Vous êtes des produits tout courts. La mondialisation ne s’intéressant plus aux hommes, il vous fallait devenir des produits pour que la société s’intéresse à vous. Le capitalisme transforme les gens en yaourts périssables, drogués au Spectacle, c’est-à-dire dressés pour écraser leur prochain. (Beigbeder, [2000] 2007: 256)</p> </blockquote> <p>Le désenchantement est profond. Plus aucun espoir n’est alors permis dans le réel. D’où le recours immodéré à l’altération de la réalité. Le discours de Beigbeder reflète donc bien un état d’esprit de la (haute) société en période de crise: plus cela va mal plus «l’argent dégouline de partout». (Beigbeder, 1994: 41) L’absence de temps incite l’humanité à en finir par un suicide collectif afin de fuir paradoxalement l’inéluctabilité d’une mort programmée.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Le monde ne veut plus changer […]. Nous menons tous des vies absurdes, grotesques et dérisoires, mais comme nous les menons tous en même temps, nous finissons par les trouver normales. Il faut aller à l’école au lieu de faire du sport, puis à la fac au lieu de faire le tour du monde, puis chercher un boulot au lieu d’en trouver un… Puisque tout le monde fait pareil, les apparences sont sauves. (Beigbeder, 1994: 78)</p> </blockquote> <p>En effet, «il faut tout pour défaire un monde». (Beigbeder, 1994: 78) <em>Vacances dans le coma </em>durent le temps d’une fête donnée dans le night-club le plus prisé de Paris, «Les Chiottes», et se termine par l’actionnement de la chasse d’eau:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>C’est donc ça, la solution festive: une apocalypse turbide, une dernière transe, une saine noyade. Marc signe son testament de fêtard. Il nage dans le carnage. Du blob dans les bleeps. Du Slime sur Smiley. Amer acid. Le bal est démasqué. (Beigbeder, 1994: 117)</p> </blockquote> <p>Finalement la drogue est tout un système idéologique qui aveugle le citoyen-consommateur lui promettant d’autant plus de liberté qu’il l’asservit (Cohen, 2009). Notre propre copyright s’avère être vérolé. Notre propre ADN ne nous appartient plus car d’anonymes compagnies en ont fait l’acquisition à notre insu pour nous (dé)doubler (Kahn et Papillon, 1998). Octave, toxicomane invétéré, s’est rendu compte que la société fonctionne entièrement sur et par le trafic de stupéfiants. La normalité est dorénavant anormale. Il s’agit bien de sortir des normes par une pratique régulière de l’℮-norme – <em>des règlements numériques</em> où tout bascule dans le nombre transcendant, réel et complexe, formant la constante de Neper, autrement dit symbole de l’emballement et de la précipitation des puissances de la science et des techniques – afin de rester dans le jeu social et le réseau, comme les autres. Ce n’est plus la religion qui est l’opium du peuple mais bien l’opium qui est devenu la religion du peuple. Tel est le message du spot publicitaire conçu par Octave et dans lequel le Christ distribue les doses de crack en guise de nourriture spirituelle à ses apôtres lors de la Cène, alors qu’une voix off (se) signe par un «LA COCAÏNE: L'ESSAYER, C'EST LA RÉESSAYER». (Beigbeder, [2000] 2007: 175) En effet, tout devient itératif, faute de devenir interactif, et les jours, les scènes, les rencontres, les paroles et promesses se répètent de plus en plus souvent, à l’infini, en boucle dans un bogue final.<br /><br />Une pareille production littéraire, à la frontière de la schizophrénie et de la paranoïa, ne peut être exempte de pathologie. Dans un dernier soubresaut de bouffonnerie, l’auteur reconnaît avoir écrit des textes sous l’influence de l’ecstasy, dans l’avertissement au recueil <em>Nouvelles sous ecstasy</em>, indiquant précisément que la MDMA (méthylène-dioxymétamphétamine), responsable des effets psycho-actifs combinant certains effets des stimulants et ceux des hallucinogènes, et distribuée sous forme de petits bonbons bien innocents, est le pur produit synthétique de notre société: dans un premier temps une certaine euphorie, une sensation de bien-être, une satisfaction et un plaisir de communion et d’empathie avec son entourage, puis une sensation d’angoisse, une incapacité totale à communiquer, une «descente» qui s’apparente à une forme de dépression plus ou moins intense, entraînant des nausées, des sueurs, des maux de tête et aboutissant à une pulsion de mort concrétisée par le suicide, de préférence en public, une fois sur le Web.</p> <p>L’effet se retrouve dans l’écriture même. Langage et pensée se désarticulent:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Il réfléchit comme quand on donne des coups de poing sur une machine à écrire. Cela donne à peu près ceci&nbsp;: «uhtr&nbsp;!B&nbsp;&nbsp; &nbsp;! jgjikotggbàf&nbsp;! ngègpenkv(&nbsp;&nbsp; &nbsp;ntuj,kguk […]». Ses pensées ressemblent bel et bien à une œuvre de Pierre Guyotat. (Beigbeder, 1994: 132)</p> </blockquote> <p>Autrement le narrateur, sous les effets de la drogue, ne cesse de se poser et reposer des questions qui l’emportent dans une paranoïa totale:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>T’as gobé? T’as gobé? Tagobétagobétagobé? Qui êtes-vous? Pourquoi on se parle à deux centimètres du visage? Est-il exact que vous avez lu mon dernier livre? Pouvez-vous me garantir que je ne rêve pas? Qu’il n’y a plus de fuite possible? Qu’on ne pourra jamais s’évader de soi-même? Que les voyages ne mènent nulle part? Qu’il faut être en vacances toute la vie ou pas du tout? (Beigbeder, 1999: 15)</p> </blockquote> <p>Peu à peu, la langue même devient pour l’écrivain la drogue nécessaire pour se convaincre de son génie. Suite à son interpellation pour consommation de cocaïne sur la voie publique à la sortie d’une boite de nuit, Frédéric Beigbeder est placé en garde à vue au commissariat. Il lutte contre sa claustrophobie en se remémorant son enfance, ce qui le conduit à rédiger <em>Un roman français</em> (2009) qui obtient le prix Renaudot. La fuite est la seule illusion qui demeure. Fuir par l’écriture. Fuir par la lecture. Passer du réel au virtuel car «on peut combattre la réalité de bien d’autres manières qu’en sombrant chaque nuit dans le coma…» (Beigbeder, 1999: 22) Les stupéfiants participent ainsi à la déshumanisation de l’homme (Dyens, 2008) ne faisant plus de lui <em>un roseau pensant</em> mais «un robot qui pense, voilà la vérité». (Beigbeder, 1994: 134)</p> <p>L’écriture sous ecstasy conduit certes à des moments d’extase qui couvrent le travail lancinant de l’angoisse liée à notre mortalité de plus en plus présente: «Attendre que le siècle s’achève. Il meurt de mort lente» (Beigbeder, 1999: 27).</p> <p>La consommation de stupéfiants permet ainsi d’expérimenter l’universel dans le minimalisme. Tel est le sens de la référence à la nouvelle «alchimique» faite à Philippe Delerm – son «négatif» littéraire – dans «La première gorgée d’ecstasy». L’ivresse, première des promesses de l’or, finit par laisser place à la désillusion:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>L’ecstasy fait payer très cher ses quelques minutes de joie chimique. Il donne accès à un monde meilleur, une société où tout le monde se tiendrait par la main, où l’on ne serait plus seul&nbsp;; il fait rêver d’une ère nouvelle, débarrassée de la logique aristotélicienne, de la géométrie euclidienne, de la méthode cartésienne et de l’économie Friedmanienne. Il vous laisse entrevoir tout ça, et puis, tout d’un coup, sans prévenir, il vous claque la porte au nez. (Beigbeder, 1999: 40)</p> </blockquote> <p>«S’il est un terme qui sème, en particulier en France, un effroi dans les esprits, c’est bien celui de postmodernité» (Maffesoli, 2008: 165). L’œuvre de Beigbeder, à la fois sarcastique et dépressive, est fondamentalement eschatologique: elle annonce dès le commencement la fin. Il n’y a donc plus de raison de s’étonner car les bonnes surprises ne font plus partie de ce monde. Toute la réflexion qu’il poursuit au fil de ses textes veut justement témoigner de la <em>peur collective</em> en Occident à l’heure des grands changements. Il ne parvient pas alors à trouver d’autre issue à l’irrémédiable qu’en se débauchant entre Bacchus et Dionysos avant de se réfugier, exténué, dans les bras trompeurs de Morphée.</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Beigbeder, Frédéric, <em>Vacances dans le coma</em>, Paris, Librairie générale française, coll. «Livre de poche; 4070», 2002 [1994].<br />Beigbeder, Frédéric, <em>99 francs (14,99 €)</em>, Paris, Gallimard, coll. «Folio&nbsp;; 4062», 2007 [2000].<br />Beigbeder, Frédéric, <em>Nouvelles sous ecstasy</em>, Paris, Gallimard, 1999.<br />Beigbeder, Frédéric, <em>L’égoïste romantique</em>, Paris, Grasset, 2005.<br />Beigbeder, Frédéric, <em>Un roman français</em>. Paris, Grasset, 2009.<br />Cohen, Daniel, <em>La Prospérité du vice: une introduction (inquiète) à l’économie</em>, Paris, Albin Michel, 2009.<br />Cortanze, Gérard de, <em>Éloge du mensonge</em>, Monaco, Le Rocher, 2012.<br />Dyens, Ollivier, <em>La Condition inhumaine: essai sur l’effroi technologique</em>, Paris, Flammarion, 2008.<br />Kahn, Axel et Papillon, Francis, <em>Copies conformes: le clonage en question</em>, Paris, Nil, 1998.<br />Lipovetsky, Gilles, <em>Le bonheur paradoxal: essai sur la société d’hyperconsommation</em>, Paris, Gallimard, 2006.<br />Lipovetsky, Gilles, <em>L’Empire de l’éphémère&nbsp;: la mode et son destin dans les sociétés modernes</em>, Paris, Gallimard, 1987.<br />Lyotard, Jean-François, <em>La Condition postmoderne: rapport sur le savoir</em>, Minuit, 1979.<br />Maffesoli, Michel, <em>Iconologies: nos idol@tries postmodernes</em>, Paris, Albin Michel, 2008.<br />&nbsp;</p> Autofiction BEIGBEDER, Frédéric COHEN, Daniel Contre-culture CORTANZE, Gérard de Culture française Cynisme DYENS, Ollivier France Idéologie Imaginaire médiatique Individualisme KAHN, Axel LIPOVETSKY, Gilles LYOTARD, Jean-François Marchandisation PAPILLON, Francis Postmodernité Présentisme Société de consommation Société du spectacle Sociocritique Transgression Nouvelles Roman Sun, 04 Nov 2012 22:01:56 +0000 Daniel S. Larangé 613 at http://salondouble.contemporain.info La femme qui hait les hommes qui n’aiment pas les femmes http://salondouble.contemporain.info/article/la-femme-qui-hait-les-hommes-qui-n-aiment-pas-les-femmes <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/les-meilleurs-vendeurs">Les meilleurs vendeurs</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br /><em>Avis de l'auteur : Cette lecture dévoile de nombreuses informations relatives au dénouement de la trilogie.</em></p> <p style="text-align: justify;">Si on se fie aux données du site web officiel de la maison d’édition Nordstedts, 62&nbsp;000&nbsp;000 d’exemplaires de la trilogie de romans <em>Millénium</em> de Stieg Larsson auraient été vendus à travers le monde en date du 28 novembre 2011 (<em>The World of Millenium</em>, 2010: <a href="http://www.stieglarsson.se/">en ligne</a>). Les adaptations cinématographiques de la série, produites en Suède par MBox Studios, ont généré 215&nbsp;millions de dollars mondialement, selon <em>Box Office Mojo</em> (<a href="http://www.boxofficemojo.com/franchises/chart/?id=millennium.htm">en ligne</a>). Et ce n’est pas fini. Hollywood, par l’entremise des studios Sony, a lancé sa propre adaptation du premier roman de la série réalisée par David Fincher en 2011. Comment expliquer un tel engouement pour ces romans? La revue britannique <em>The Economist</em> énumère quelques aspects de <em>Millénium</em> qui expliqueraient son attrait: un langage épuré et direct, des héros mystérieux et éprouvés, une mise en scène des conflits entre le «monde ordinaire» et les «riches et puissants», l’atmosphère nordique froide et sombre (2011: <a href="http://www.economist.com/node/15660846?story_id=15660846">en ligne</a>). À ces éléments particuliers que la revue suggère s’ajoutent les caractéristiques essentielles du polar à succès qu’on trouve dans <em>Millénium</em>: poursuites endiablées, cadavres mutilés, violeurs, pédophiles, sociopathes et tueurs en série sadiques, le tout incorporé à une trame narrative enlevante où les milliardaires et PDG d’entreprises corrompus côtoient le trafic de drogues, d’armes et de femmes, alors qu’une vaste conspiration des services secrets suédois trahit la démocratie constitutionnelle du pays. Il serait toutefois faux d’admettre que cette série se contente de respecter une quelconque «recette» de polars à succès. Au contraire, à travers son intrigue abracadabrante, <em>Millénium</em> met en scène une réflexion approfondie sur des enjeux sociaux négligés.</p> <p style="text-align: justify;">Selon moi,<em> Millénium</em> tient d’un sous-genre particulier du polar, à savoir le «roman noir», qui privilégie l’observation des conséquences de la criminalité, plutôt que du roman policier traditionnel qui se concentre davantage sur la résolution d’une énigme. Norbert Spehner énumère, dans son ouvrage <em>Scènes de crimes. Enquête sur le roman policier contemporain</em>, des caractéristiques du roman noir, un produit d’origine américaine né dans la foulée des <em>hard-boiled fictions</em> des années 1920: ces romans montrent «la décrépitude morale des protagonistes, la noirceur du cœur humain et la violence qui ravage la société» (2007: 10). Parmi les auteurs de ces romans noir américains, nous pensons notamment à Dennis Lehane qui, dans <em>Gone Baby, Gone</em> (1998) ou <em>Mystic River</em> (2002), s’interroge sur les effets traumatisants de la pédophilie et sur le statut judiciaire des enfants négligés par leurs parents. Dans cette foulée, <em>Millénium</em> se distingue quant à lui du polar d’investigation par une réflexion morale singulière sur la violence faite aux femmes.</p> <p style="text-align: justify;">Je propose de lire la trilogie <em>Millénium</em> en fonction de cette réflexion sur la banalisation des sévices que les hommes adressent aux femmes que Larsson développe à partir du personnage de l’antihéroïne Lisbeth Salander. Selon la rumeur, <a name="renvoi1"></a><a href="#note1">[1]</a> Larsson aurait conçu le personnage de Lisbeth Salander en se souvenant d’un événement traumatisant de son adolescence. Il aurait été témoin d’un viol collectif et il ne serait pas intervenu pour aider la jeune victime nommée Lisbeth. Dans la trilogie <em>Millénium</em>, le personnage de Lisbeth Salander a été témoin des abus sexuels de son père sur sa mère depuis sa naissance, puis a été elle-même torturée dans un hôpital psychiatrique dans son adolescence et violée par son tuteur légal à l’âge adulte. Celle qu’on décrit comme antisociale et qu’on a diagnostiquée schizophrène paranoïaque renonce aux protections judiciaires (un témoin avec un tel passé psychiatrique n’a aucune crédibilité…) et choisit de se faire justice elle-même puis d’entamer une croisade –digne d’un<em> vigilante</em> des <em>comic books</em> américains– contre tous les hommes qui abusent des femmes. C’est ce portrait paradoxal du personnage de Lisbeth Salander qui donne un attrait supplémentaire à <em>Millénium</em>, au sens où ce protagoniste échappe aux classifications morales, éthiques et légales d’une société décrite comme patriarcale et brouille la frontière entre folie et lucidité. Salander apparaît alors comme un sujet insaisissable, d’une complexité remarquable. Dans cette lecture, j’examinerai ce personnage selon trois points de vue, qui m’ont été suggérés par le paratexte de chaque tome de la trilogie. Je traiterai d’abord de la conscience morale particulière de Lisbeth Salander –une sorte de manichéisme hors-la-loi combiné à l’exécution de la loi du Talion–, ensuite de son «éthique sélective» par rapport au contrôle de l’information et au droit à la vie privée, et enfin de son statut psychiatrique particulier qui se retrouve tributaire d’un ensemble de normes sociales fondamentalement arbitraires. Tous ces éléments mettent en évidence l’ambigüité de cet individu qui bouleverse l’ordre social, juridique et moral d’une société reposant sur des certitudes caduques.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>«Je suis un porc sadique, un salaud et un violeur»: Lisbeth Salander et la morale</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Stieg Larsson place en exergue de chacun des chapitres de <em>Les hommes qui n’aimaient pas les femmes</em> une statistique sur la violence que subissent les femmes en Suède et sur l’absence de conséquences judiciaires que les gestes engendrent. De telles statistiques véhiculent bien sûr un message dénonciateur, à savoir que les agressions passent généralement sous silence et que lorsqu’une femme se plaint, personne ne la croit. Ces statistiques sont accompagnées dans le texte de descriptions crues des violences physiques et sexuelles que subissent les femmes, dont Lisbeth Salander que son tuteur viole à deux reprises. Cette écriture naturaliste de l’horreur provoque un malaise qui permet au lecteur d’adhérer à la vision du monde controversée de Lisbeth Salander. Par exemple, après avoir été violée pour la première fois par son tuteur Nils Bjurman, Salander se résigne: «Dans le monde de Lisbeth Salander, ceci était l’état naturel des choses. En tant que fille, elle était une proie autorisée, surtout à partir du moment […] où elle avait des piercings aux sourcils, des tatouages et un statut social inexistant» (<em>Femmes</em>, p.235). Pour contester cet «état naturel», Lisbeth Salander choisit d’endosser le rôle d’une justicière qui œuvre selon son propre code moral manichéen où il y a, d’un côté, les femmes et, de l’autre, les «porcs&nbsp;», «fumiers», «salauds» et «violeurs». Mikael Blomkvist résume: «On ne peut rien lui faire faire contre sa volonté. Dans son monde, les choses sont soit “bonnes”, soit “mauvaises”, pour ainsi dire» (<em>Allumette</em>, p.286). C’est pourquoi elle choisit de combattre le feu par le feu: lors de la troisième tentative de viol de Bjurman, elle le fait chanter en lui montrant l’enregistrement de son deuxième viol puis elle lui tatoue la phrase «Je suis un porc sadique, un salaud et un violeur» sur l’abdomen. Elle l’avertit que s’il revoit une femme ou la retouche, elle le tue. Ces actions indiquent que Lisbeth Salander ignore les lois sociales –les policiers et les tribunaux ne l’ayant jamais écoutée de toute façon– et se façonne une conscience morale absolue. Il s’agit d’une sorte de retour par la négative aux héros de polar plus traditionnels. À l’intégrité d’un Hercule Poirot ou d’un Sherlock Holmes se substitue la morale tout aussi intègre mais complètement antisociale et hors-la-loi de Lisbeth Salander. Contrairement à Salander, un antihéros tel Sam Spade, le détective privé de Dashiell Hammett dans <em>The Maltese Falcon</em> (1930), conserve une certaine conscience judiciaire et écarte le meurtre de ses possibilités. Quant à Salander, si l’agression le justifie, Mikael Blomkvist est convaincu que son amie serait capable de tuer: «Il lui faut une raison pour tuer –elle doit être menacée à l’extrême et provoquée» (<em>Allumette</em>, p.322). La violence, dans <em>Millénium</em>, semble la seule réponse possible à la violence. La police n’est pas incompétente; elle est absente, voire complice d’une conspiration qui minimise la violence faite aux femmes.</p> <p style="text-align: justify;">Pour tout dire, la violence chez Larsson est une part essentielle des individus. On ne devient pas violeur; on l’est. Lisbeth Salander refuse toute relativisation du comportement des hommes. Dans <em>Les hommes qui n’aimaient pas les femmes</em>, lorsqu’elle capture le tueur en série Martin Vanger en compagnie de Mikael Blomkvist, elle rejette toute circonstance atténuante pouvant expliquer son comportement (que les avocats de la défense évoqueraient sans doute lors du procès), c’est-à-dire le lavage de cerveau et l’inceste que son père Gottfried Vanger lui a fait subir:&nbsp;«Je crois que tu te trompes, [dit-elle]. Ce n’est pas un tueur en série malade qui a trop lu la Bible. C’est simplement un fumier ordinaire qui hait les femmes» (<em>Femmes</em>, p.382). Salander refuse l’étiquette de victime, même pour désigner Harriett Vanger qui a pourtant été violée par son frère et son père. Lisbeth Salander lui reproche plutôt d’avoir fui et de ne pas avoir adopté un comportement similaire au sien: «Harriett Salope Vanger. Si elle avait fait quelque chose en 1966, Martin Vanger n’aurait pas pu continuer à tuer et à violer pendant 37 ans» (<em>Femmes</em>, p.492). Son souhait s’exaucera lors du dénouement de l’action. Martin Vanger découvre que Blomkvist veut le livrer aux autorités et décide de l’éliminer. Or, Lisbeth Salander sauve la vie <em>in extremis</em> de Mikael Blomkvist et entraîne le tueur dans une poursuite sur les routes de la Suède, dont il ne sortira pas vivant. Le résultat la satisfait: Martin Vanger ne torturera plus de femmes dans son sous-sol. Ces actions illustrent le devoir que Lisbeth Salander s’est donné d’empêcher les hommes de violenter les femmes. Elle-même, après avoir été violée, ne demande pas d’aide: «Ces centres [pour femmes en détresse] à ses yeux étaient pour les <em>victimes</em>, et elle ne s’était jamais considérée comme telle» (<em>Femmes</em>, p.244). Elle décide par conséquent de prendre le contrôle de la situation, devenant à son tour un bourreau. Pour Lisbeth Salander, bien qu’il existe une opposition claire entre les «bons» et les «méchants», elle n’est pas doublée de la dichotomie «victime»/«tortionnaire»; au contraire, les pures victimes apparaissent plutôt comme des lâches. Sa conscience, bref, se situe au-delà des mécanismes sociaux complexes qui mettent en contexte les comportements criminels, leur donnant des causes et des explications. Elle privilégie une approche qu’un de ses amis associe à une mission divine&nbsp;:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Quoi qu’elle fasse, c’était peut-être Juridiquement Douteux mais pas un crime contre les Lois de Dieu. Car contrairement à la plupart des gens, Holger Palmgren était certain que Lisbeth Salander était quelqu’un d’authentiquement moral. Son problème était que sa morale ne correspondait pas toujours avec ce que préconisait la loi (<em>Allumette</em>, p.164).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">&nbsp;Cette interprétation du comportement de Lisbeth Salander indique que son absolutisme moral correspond davantage aux lois divines, c’est-à-dire qu’à défaut de suivre les lois des hommes, Salander serait dotée d’une morale exemplaire qui départagerait clairement le Bien et le Mal. Certes, un tel pouvoir paraît excessif. Pourtant, à travers l’appareil rhétorique de Larsson, où les manifestations de violence masculines écrasent toutes les femmes –le réseau de prostitution juvénile dirigé par le père de Salander, Alexandre Zalachenko, en étant l’exemple parfait–, où l’appareil judiciaire cautionne ou ignore ces abus –la Säpo garde l’existence de cet espion surnommé Zala secrète, des juges et policiers font partie des clients qui violent les adolescentes–, la violence des hommes apparaît tout autant absolue dans cette civilisation corrompue. Seule une attitude extrême comme celle Lisbeth Salander peut équilibrer les forces.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Informatique et informations</strong></span></p> <p style="text-align: right;">«Tout le monde a des secrets, répondit-elle imperturbable. Il s’agit seulement de découvrir lesquels» (<em>Femmes</em>, p.55).</p> <p style="text-align: justify;">Le paratexte de <em>La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette</em> met en évidence des équations que Lisbeth Salander tente de résoudre dans ses temps libres, notamment le dernier théorème de Fermat. Salander jouit d’une mémoire photographique et d’un quotient intellectuel extrêmement élevé. Ses maladresses sociales combinées à son intelligence portent Mikael Blomkvist à croire qu’elle a le syndrome d’Asperger, une forme d’autisme <em>(Femmes</em>, p.498). Quoiqu’il en soit, la passion de Salander pour les mathématiques et pour l’informatique indique son besoin d’échapper au monde actuel et de se réfugier dans des constructions tantôt abstraites, tantôt virtuelles. Les mathématiques sont aussi une métaphore du tempérament particulier de Lisbeth Salander. Elle affectionne sa «logique pure» qu’elle perçoit comme «un puzzle logique avec des variations à l’infini –des énigmes qu’on pouvait résoudre» (<em>Allumette</em>, p.31). Ces manipulations fondamentalement abstraites «plais[ent] au sens de l’absolu de Lisbeth Salander (Allumette, p.32). La passion de Salander peut s’expliquer aisément par cette abstraction: les chiffres sont à la fois objectifs et absolus, tout comme sa conscience morale. Ceci dit, le jeu mathématique lui sert également dans le monde «réel», car elle utilise les mêmes manipulations logiques pour son métier de <em>hacker</em>. La démarche du <em>hacker</em> d’ailleurs n’est-elle pas le simple prolongement de l’activité du mathématicien? Il n’existe pratiquement pas de différence entre la résolution d’une équation et la création d’un code informatique permettant de décrypter le mot de passe d’un pare-feu pour pénétrer sur un réseau. D’ailleurs, que cette violation de la vie privée constitue un acte illégal ne semble pas inquiéter Lisbeth outre-mesure.</p> <p style="text-align: justify;">En fait, la morale absolue de Lisbeth Salander anéantit toutes ses réflexions éthiques. Sa prise de pouvoir absolue dans le monde virtuel pallie à son impuissance absolue dans le monde réel. À ce moment, les droits et libertés perdent leur sens. Par conséquent, elle utilise impunément les informations qu’elle dérobe sur les ordinateurs de ses rivaux pour parvenir à ses fins de vengeance, de contrôle ou de manipulation. Avec ses talents de <em>hacker</em>, elle observe la vie privée de ses cibles sans même se soucier de leurs droits légaux. «La vérité était […] qu’elle aimait fouiner dans la vie d’autrui et révéler des secrets que les gens essayaient de dissimuler» (<em>Femmes</em>, p.334). Par contre, Mikael Blomkvist s’oppose aux activités de son amie. Larsson décrit Blomkvist comme un journaliste fondamentalement intègre –à la question à savoir pourquoi il est journaliste, il répond: «Je crois en une démocratie constitutionnelle, et de temps en temps il faut la défendre» (<em>Reine</em>, p.419)– qui s’affaire à démasquer la corruption des grands de ce monde. <a name="renvoi2"></a><a href="#note2">[2]</a> Ainsi, lorsqu’il découvre le talent de Salander, il tente de la raisonner. Il entame une discussion sur l’éthique et la vie privée: «Quand j’écris un texte sur un fumier dans le monde bancaire, je laisse de côté par exemple sa vie sexuelle. […] Même les fumiers ont droit à une vie privée» (<em>Femmes</em>, p.346). Lisbeth réplique avec «le principe de Salander»: «Un fumier est toujours un fumier et si je peux lui nuire en déterrant des saloperies sur lui, c’est qu’il l’a mérité» (<em>Femmes</em>, p.346). Bref, selon ce principe, la protection de la vie privée est une responsabilité individuelle et non un droit garanti par la démocratie constitutionnelle.</p> <p style="text-align: justify;">Ainsi, à défaut de jouir d’un quelconque pouvoir social, juridique ou économique, celle-ci possède un pouvoir virtuellement illimité dès qu’elle se connecte à un ordinateur. Jean-François Lyotard, dans <em>La condition postmoderne</em> (1979), fait d’ailleurs de l’accès à l’information le moyen fondamental d’obtenir du pouvoir dans le contexte des sociétés industrialisées. <a name="renvoi3"></a><a href="#note3">[3]</a> C’est pourquoi, malgré ses réticences éthiques, Blomkvist finit par utiliser les informations que lui fournit Salander, sachant qu’il peut se cacher derrière le principe d’anonymat des sources pour masquer leur provenance illégale. D’ailleurs, Blomkvist utilise régulièrement la menace&nbsp; de «jeter en pâture aux médias» (<em>Reine</em>, p.25) des individus pour obtenir leur coopération. Gunnar Björck, un agent de la Säpo qui a profité des prostituées mineures de Zala, lorsque Blomkvist le confronte, craint d’ailleurs plus le scandale médiatique que les conséquences juridiques que ses actes engendreront. Tout se passe comme si, dans <em>Millénium</em>, seul le pouvoir de l’information (décuplé par la tribune médiatique) et la connaissance des vices cachés des individus puissants (et violents et oppresseurs) parviendrait à restaurer la dignité de ceux qui ne cautionnent pas cet environnement où l’économique et le juridique obéissent au même ordre patriarcal.</p> <p style="text-align: justify;">En plus du pouvoir de l’information, Salander jouit d’un statut social enviable lorsqu’elle rejoint un cénacle de <em>hackers</em> dans un forum illicite nommé ironiquement <em>Hacker Republic</em>, statut qui diffère diamétralement de son état officiel (on la considère comme une schizophrène incapable de gérer ses biens). Salander s’ouvre à ce cercle restreint et anonyme tout en préservant méticuleusement les détails de sa vie privée au monde extérieur. C’est pourquoi elle ne parle pas aux autorités –elle résout des équations mentalement pendant ses interrogatoires–, aux médecins, et ne fréquente que quelques personnes de manière irrégulière. Cette situation comporte sa part d’ironie, à une époque où les médias font leurs choux gras des histoires d’hameçonnage chez les internautes naïfs. À l’inverse, les prédateurs sexuels dans <em>Millénium</em> appartiennent au monde réel, tandis que le virtuel favorise la solidarité. Salander résume son attrait pour le monde virtuel :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Elle se demande pourquoi elle, qui avait tant de mal à parler d’elle-même aux personnes qu’elle rencontrait face à face, révélait sans le moindre problème ses secrets les plus intimes à une bande de farfelus totalement inconnus sur Internet. Mais le fait était que si Lisbeth Salander avait une famille et un groupe d’appartenance, c’était justement ces fêlés complets (<em>Reine</em>, p.319).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">La socialité informatique des <em>hackers</em> se fonde sur un principe sélectif d’aristocratie d’esprit. Il faut suivre un rituel de mots de passes avant de pouvoir se connecter à leur forum secret, on ne peut entrer dans ce groupe sélect que si un des membres nous réfère. Une fois admis dans ce cercle, on partage gratuitement des connaissances et des programmes, on organise des opérations collectives et on se manifeste une solidarité sans bornes: lorsque Salander leur confie ses déboires, certains utilisateurs proposent de pirater le réseau bancaire de la Suède au complet. <em>Hacker Republic</em> valorise des rapports sociaux égalitaires, fondés sur l’amitié et la complicité. De plus, dans cet univers où règne une hiérarchie «horizontale», on ignore la fidélité à un État et on refuse de vendre son savoir à des corporations (comme en fait foi leur attentat contre une compagnie de Californie ayant plagié l’un d’eux). Tous les membres de cette république, d’ailleurs, semblent être des individus ostracisés dans le monde «réel»: son ami le plus proche, <em>Plague</em> (de l’anglais pour «la Peste»), bénéficie d’une pension d’invalidité. <em>Trinity</em>, un des fondateurs de la république, répare des lignes téléphoniques à temps partiel. Salander, quant à elle, a choisi le pseudonyme polysémique de «<em>Wasp</em>» («guêpe» en anglais, un surnom relatif à son style de boxeuse) qui peut aussi être une référence ironique à l’acronyme de <em>White Anglo-Saxon Protestant</em>, qu’on utilise en général pour désigner un groupe homogène d’individus d’origines anglaises, choyés, qui détient une quantité démesurée du capital social et économique et qui, par conséquent, impose ses coutumes, sa langue et sa culture au reste du monde. Le<em> hacking</em> représente pour Lisbeth une façon d’exercer ses facultés mentales dans un cadre abstrait (donc sécuritaire) et de prendre le pouvoir sur le réel à partir du virtuel. Ceci dit, ce désir maniaque de fréquenter le Web donne également des munitions à ses adversaires, qui remettent en question sa santé mentale en soulignant qu’elle refuse d’habiter la réalité. C’est d’ailleurs sur toute cette question de l’état mental de Lisbeth Salander que repose l’intrigue de <em>La reine dans le palais des courants d’air</em>, où Lisbeth doit légalement se réinsérer dans la société qu’elle rejette pourtant (et qui l’a rejetée). &nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Construction sociale de la folie: une prophétie autoréalisatrice</strong></span></p> <p style="text-align: right;">&nbsp;«Les innocents, ça n’existe pas. Par contre, il existe différents degrés de responsabilité» (<em>Allumette</em>, p.421).</p> <p style="text-align: justify;">Consciente du pouvoir de l’information et de la connaissance des secrets des individus, sachant que d’une part son statut de folle discrédite tous ses dires et que d’autre part on interprètera toutes ses assertions comme des marques de sa folie, Lisbeth Salander protège sa vie privée avec acharnement. Seul Blomkvist parvient à déceler ses secrets –sa mémoire photographique, ses talents de <em>hacker</em> et plus tard, le viol de Bjurman. Malgré tout, son attitude et son apparence physique suffisent à ses adversaires pour alimenter l’illusion de sa schizophrénie. Salander devra se battre pour qu’on la reconnaisse comme lucide. Les citations en exergue des chapitres de <em>La reine dans le palais des courants d’air</em> réfléchissent en l’occurrence sur la place des femmes guerrières, qu’on peut associer à Salander, dans l’Histoire. Remettant en question l’existence des Amazones –des chimères inventées de toutes pièces par les historiens–, le narrateur réhabilite l’armée des Fons qu’on néglige car ces femmes de couleur se battaient contre les colonisateurs blancs. <a name="renvoi4"></a><a href="#note4">[4]</a> Ce paratexte indique que la guerre est désormais lancée et que Salander représente une sorte d’archétype de la femme abusée qui entre en guerre contre l’ordre établi. Cependant, cette guerre se situe en territoire ennemi : la Cour.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Lors de l’ultime confrontation entre Salander et Alexander Zalachenko, son père abusif, à l’issue de<em> La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette</em>, Zala fusille Salander et l’enterre vivante, mais elle survit et parvient à le mutiler à coups de pelle. Mikael Blomkvist arrive en premier sur les lieux et escorte Salander à l’hôpital. Bien que Salander soit innocentée du double meurtre survenu dans <em>La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette</em> (pour lequel on recherche désormais Ronald Niedermann, le bras droit de Zalachenko), on l’inculpe pour tentative d’homicide sur son père, avec le but de l’interner de nouveau et la réduire au silence. Lors du procès, le plaidoyer du procureur repose sur l’évaluation d’un psychiatre corrompu et pédophile, Peter Teleborian, qui interprète tous les agissements de Salander comme exemplaires de sa folie. Larsson, par le biais de ce personnage malveillant, indique que la psychiatrie, bien qu’elle soit une science, demeure inexacte et tributaire de l’interprétation d’un individu. La schizophrénie de Salander devient ainsi une sorte de «prophétie autoréalisatrice». Selon Jean-François Staszak, «une prophétie autoréalisatrice est une assertion qui induit des comportements de nature à les valider» (1999: p.44). Teleborian, en ce sens, fait figure de l’autorité de l’oracle. Cette prophétie de Teleborian stipulant la folie de Salander, les individus modifient leur perception pour admettre cette possibilité comme une réalité. <a name="renvoi5"></a><a href="#note5">[5]</a> L’état de Salander est d’autant plus une construction subjective qu’il se fonde non pas sur des observations réelles –Salander refuse de parler à Teleborian et aux policiers– mais sur une herméneutique complètement boiteuse de son attitude et de son accoutrement. La narration décrit Salander comme «une fille pâle, d’une maigreur anorexique, avec les cheveux coupés archicourt et des piercings dans le nez et les sourcils» (<em>Femmes</em>, p.43). Elle arbore plusieurs tatouages, dont un immense dragon qui orne tout son dos. Il n’en faudra pas plus pour que Teleborian insinue que ses tatouages tiennent de l’automutilation, que les piercings relèvent du fétichisme et que sa maigreur indique des tendances anorexiques, voire la toxicomanie ou un mode de vie qui baigne dans la prostitution. À l’inverse, Mikael Blomkvist voit ce costume punk-gothique qu’elle porte en public comme une sorte de carapace :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Il se rendit compte que Lisbeth Salander était déguisée. En temps normal, elle s’habillait n’importe comment et manifestement sans le moindre goût. Mikael avait toujours pensé qu’elle ne s’attifait pas ainsi pour suivre la mode, mais pour indiquer une identité. Lisbeth Salander marquait son territoire privé comme étant un territoire hostile (<em>Reine</em>, p.590).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cette opinion de Blomkvist met en évidence que le diagnostique psychiatrique dépend avant tout d’une interprétation. Du point de vue social, Salander a une liaison avec Miriam Wu, une militante lesbienne notoire qui détient une boutique d’accessoires sexuels et fréquente les <em>Evil Fingers</em>, un groupe de musique <em>metal</em> composé de femmes elles aussi lesbiennes et dont les paroles parlent vaguement du satanisme. Non seulement Teleborian utilise-t-il ces fréquentations pour indiquer que Lisbeth Salander souffre d’une quelconque déviance, mais le procureur fait couler ces informations dans certains journaux à potins pour qu’on fasse de Salander une «lesbienne sataniste» avec un passé psychiatrique, donc une sociopathe dangereuse selon la logique sensationnaliste de ces tabloïds. L’avocate de Lisbeth Salander rejette bien sûr toutes ces interprétations montées de toutes pièces en mentionnant qu’elle-même, «citoyenne respectable», a un tatouage et un réseau social qui comporte des lesbiennes, sans pour autant qu’elle soit une meurtrière. On voit bien comment Teleborian détourne à son avantage le discours psychiatrique en insistant sur l’idée selon laquelle le comportement marginal de Salander correspond à la folie. La lucidité dans <em>Millénium</em> s’associe donc dangereusement au simple respect de la <em>doxa</em> d’ordre patriarcal.</p> <p style="text-align: justify;">L’ironie de ce dispositif tient à ce qu’on donne l’autorité symbolique de trancher entre le «lucide» et le «malade» à un individu lui-même désaxé. On apprend que Teleborian aime séquestrer ses patientes avec l’approbation muette de la société: «Peter Teleborian, lui, était à l’abri derrière un rideau de papiers, d’estimations, de mérites universitaires et de charabia psychiatrique. Aucun, absolument aucun de ses actes ne pouvait jamais être dénoncé ou critiqué. <em>L’État lui avait donné pour mission d’attacher des petites filles désobéissantes avec des sangles</em>» (<em>Allumette</em>, p.412). L’utilisation de l’énumération (des distinctions administratives de Teleborian), de la répétition («aucun, absolument aucun»), de vocabulaire connoté («charabia»), d’une métaphore («un rideau de papiers») et des italiques dans ce passage accentue son effet dénonciateur. Le scandale que Larsson met en évidence remet alors en question la légitimité de la psychiatrie: «Une science qui n’a pas trouvé sa légitimité n’est pas une science véritable, explique Lyotard, elle tombe au rang le plus bas, celui d’idéologie ou d’instrument de puissance» (1979: p.64). Seule la possibilité de pénétrer dans son ordinateur pour discréditer Teleborian (et révéler au monde qu’il possède une collection de clichés érotiques d’enfants) pourra permettre à Lisbeth Salander de remporter ce procès contre Teleborian et les institutions sociales qui légitiment son savoir scientifique en se basant sur son intégrité personnelle et professionnelle.</p> <p style="text-align: justify;">C’est toutefois le récit scabreux d’un viol dont Salander aurait été victime sur lequel Teleborian s’appuie le plus pour prouver sa schizophrénie. Ce récit tiendrait d’un fantasme paranoïaque, selon le psychiatre. Or, la diffusion devant la Cour de l’enregistrement du viol en question anéantit son plaidoyer. Encore une fois, c’est en diffusant ouvertement une information privée que Salander triomphe. Chez les «méchants» dans la trilogie <em>Millénium</em> (le psychiatre Peter Teleborian, l’espion Alexander Zalachenko, l’avocat Nils Bjurman, le dirigeant des services secrets Gunnar Björck, le PDG d’entreprise Martin Vanger, etc.), il existe donc une nette dialectique entre l’espace public qu’ils dominent en vertu de leur capital symbolique, économique ou juridique, et l’espace privé où ils abusent de leur statut aux dépens de femmes parce qu’elles sont, justement, des femmes. Tout se passe comme si l’autorité sociale se transposait dans le privé où le pouvoir se déchaînerait. Lisbeth Salander en contrepartie incarne cet individu exclu des instances sociales officielles (de tous les points de vue) qui parvient à violer l’espace privé de ces hommes en pénétrant sur leur ordinateur et c’est seulement en renversant cet état, c’est-à-dire en les menaçant de rendre publiques ces informations par le truchement des médias, qu’elle peut accéder à la légitimité officielle.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Conclusion: <em>Millénium</em> comme roman féministe?</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">La réflexion morale de Larsson semble proposer que l’ordre mondial est désormais dépourvu de morale, et que seuls des justiciers bénéficiant du pouvoir de l’informatique et de l’information tels que Mikael Blomkvist et Lisbeth Salander peuvent renverser cet ordre social. Ces deux individus incarnent en quelque sorte les deux côtés d’une même médaille: Blomkvist évoque un être d’éthique et de morale intègre (qui utilise son pouvoir immense à bon escient) tandis que Lisbeth Salander habite en dehors de l’éthique et obéit à sa propre morale fondée sur un Absolu: il faut empêcher les hommes d’attaquer les femmes. C’est dans cette dynamique idéologique particulière que les héros de <em>Millénium</em> se démarquent des autres personnages de romans policiers qui, plus souvent qu’autrement, appartiennent à l’appareil judiciaire ou coopèrent avec celui-ci. Certes, le personnage du «policier corrompu» est devenu un cliché redondant du polar étasunien. Or, dans le cas de <em>Millénium</em>, les policiers en tant qu’individus ne sont pas corrompus: c’est tout l’ordre social qu’ils défendent avec intégrité qui est corrompu.</p> <p style="text-align: justify;">Cette nette prise de position de Larsson sur la violence faite aux femmes nous incite à réfléchir sur la portée idéologique de ce roman. Autrement dit, peut-on considérer <em>Millénium</em> comme une série de polars féministes? Une lecture du seul passage autoréflexif de la trilogie <a name="renvoi6"></a><a href="#note6">[6]</a> semble indiquer que le texte de Larsson se réclamerait d’une telle étiquette. Le passage en question se consacre à critiquer avec ironie la récupération de l’étiquette «féministe» par certaines maisons d’édition. À un certain moment, Mikael Blomkvist lit un roman que la quatrième de couverture vend comme «féministe»: «Le roman racontait les tentatives de l’auteur pour mettre de l’ordre dans sa vie sexuelle pendant un voyage à Paris et Mikael se demanda si on l’appellerait féministe si lui-même écrivait un roman avec un vocabulaire de lycéen sur sa propre vie sexuelle» (<em>Femmes</em>, p.149). On comprend alors que le roman <em>Les hommes qui n’aimaient pas les femmes</em>, qui comporte des scènes de viol décrites avec minutie et un personnage féminin qui se rebelle contre l’ordre patriarcal, pour Larsson, aurait une plus grande authenticité en tant que «roman féministe», d’où sa suggestion implicite de lire ce roman comme un «polar féministe».<br /><br /><strong>Bibliographie</strong><br /><br /><em>Box Office Mojo</em>, «Millenium Series», [en ligne]. <a href="http://www.boxofficemojo.com/franchises/chart/?id=millennium.htm">http://www.boxofficemojo.com/franchises/chart/?id=millennium.htm</a> (Page consultée le 8 janvier 2011).</p> <p style="text-align: justify;">DONALDSON JAMES, Susan (2010), «Stieg Larsson Silent as Real-Life Lisbeth Raped», [en ligne]. <em>ABC</em> News, <a href="http://abcnews.go.com/Entertainment/stieg-larsson-guilt-gang-rape-lisbeth-fueled-millennium/story?id=11324859">http://abcnews.go.com/Entertainment/stieg-larsson-guilt-gang-rape-lisbeth-fueled-millennium/story?id=11324859</a> (Page en ligne depuis le 5 août 2010).</p> <p style="text-align: justify;">HAMMETT, Dashiell (1930), <em>The Maltese Falcon</em>, New York, Alfred A. Knopf.</p> <p style="text-align: justify;">INCONNU, «Inspector Norse. Why are Nordic detective novels so successful?», <em>The Economist</em>, [en ligne]. <a href="http://www.economist.com/node/15660846?story_id=15660846">www.economist.com/node/15660846?story_id=15660846</a> (Page en ligne depuis le 11 mars 2010).</p> <p style="text-align: justify;">LARSSON, Stieg (2005), <em>Les hommes qui n’aimaient pas les femmes</em>, traduit du suédois par Lena Grumbach et Marc de Gouvenain, Arles, Actes Sud.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (2006), <em>La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette</em>, traduit du suédois par Lena Grumbach et Marc de Gouvenain, Arles, Actes Sud.<br /><br />-------- (2007), <em>La reine dans le palais des courants d’air,</em> traduit du suédois par Lena Grumbach et Marc de Gouvenain, Arles, Actes Sud.</p> <p style="text-align: justify;">LEHANE, Dennis (2001), <em>Mystic River</em>, traduit de l’anglais par Isabelle Maillet, Paris, Éditions Payot &amp; Rivages.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1998), <em>Gone Baby, Gone</em>, traduit de l’anglais par Isabelle Maillet, Paris, Éditions Payot &amp; Rivages.</p> <p style="text-align: justify;">LYOTARD, Jean-François (1979), <em>La condition postmoderne. Rapport sur le savoir</em>, Paris, Minuit.</p> <p style="text-align: justify;">NORSTEDTS (2010), <em>The World of Millenium</em>, [en ligne]. <a href="http://www.stieglarsson.se/">http://www.stieglarsson.se/</a> (Page consultée le 8 janvier 2011).</p> <p style="text-align: justify;">ROSENTHAL, Robert et Lenore JACOBSON (1971), <em>Pygmalion à l'école: l'attente du maître et le développement intellectuel des élèves</em>, traduit de l'anglais par Suzanne Audebert et Yvette Rickards, Tournai, Casterman.</p> <p style="text-align: justify;">SPEHNER, Norbert (2007), <em>Scènes de crimes. Enquête sur le roman policier contemporain</em>, Québec, Alire.</p> <p style="text-align: justify;">STASZAK, Jean-François (1999), «Les prophéties autoréalisatrices», <em>Sciences Humaines</em>, 94, mai, p.42-44.<br />&nbsp;</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a> Susan Donaldson James rapporte cette histoire en s’appuyant sur les témoignages des proches de Stieg Larsson (2010: <a href="http://abcnews.go.com/Entertainment/stieg-larsson-guilt-gang-rape-lisbeth-fueled-millennium/story?id=11324859">en ligne</a>).</p> <p style="text-align: justify;"><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2]</a> Stieg Larsson s’est inspiré de sa propre expérience de journaliste pour créer cet alter-ego. Il a lui-même fondé le magazine <em>Expo</em> qui, à l’instar de Millénium, traque entre autres les regroupements d’extrême-droite.</p> <p style="text-align: justify;"><a name="note3"></a><a href="#renvoi3">[3]</a> Lyotard postule que l’informatique transforme le savoir en «marchandise informationnelle» qui «est déjà et sera un enjeu majeur, peut-être le plus important, dans la compétition mondiale pour le pouvoir» (1979: p.15).</p> <p style="text-align: justify;"><a name="note4"></a><a href="#renvoi4">[4]</a> Selon l’ouvrage historique <em>Amazons of Black Sparta</em> de Stanley B. Halpern, l’armée de femmes de Dahomey, en Afrique de l’Ouest (aujourd’hui le Bénin), serait la seule armée féminine dont on peut prouver l’existence. Formé au XVIIe siècle, cet effectif militaire de 6&nbsp;000 soldates a affronté d’abord les Yoroubas, puis les colonisateurs français. Elles ont été battues par des troupes françaises en 1892 lors de la Deuxième guerre du Dahomey.</p> <p style="text-align: justify;"><a name="note5"></a><a href="#renvoi5">[5] </a>Un des cas les plus reconnus de prophétie autoréalisatrice est «l’Effet Pygmalion» démontré en sciences de l’éducation par Robert Rosenthal et Lenore Jacobson (1971), effet selon lequel un professionnel de l’éducation peut influencer l’évolution d’un élève en émettant une hypothèse sur son devenir scolaire.</p> <p style="text-align: justify;"><a name="note6"></a><a href="#renvoi6">[6]</a> Ce passage est d’autant plus singulier qu’il s’agit du seul procédé romanesque dans toute la trilogie qu’on pourrait associer aux esthétiques postmodernes ou contemporaines.<br /><br />&nbsp;</p> AGAMBEN, Giorgio DONALDSON JAMES, Susan HAMMETT, Dashiell JACOBSON, Lenore LARSSON, Stieg LEHANE, Dennis LYOTARD, Jean-François ROSENTHAL, Robert SPEHNER, Norbert STASZAK, Jean-François Roman Sat, 14 Jan 2012 16:49:15 +0000 Pierre-Paul Ferland 446 at http://salondouble.contemporain.info Un journal très utile http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-journal-tr-s-utile <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/singher-charles">Singher, Charles </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/une-vie-inutile">Une vie inutile</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>&nbsp;</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">Comme je n’ai rien d’autre à faire, j’écris dans mon journal. Ce qui, au final, n’est pas un bien gros legs à l’humanité, étant donné ce que je viens d’y écrire, à savoir le fait que je possède un journal, ou encore que j’ai envie d’uriner.<br />-Simon Paquet</span></p> <p>&nbsp;</p> <p>Nous sommes dans un moment de relâchement crispé, je parle de la couleur du temps. Utilisez le mot «postmodernisme» dans une conversation mondaine, et vous comprendrez. Il ne s’agit plus simplement aujourd’hui de détruire les conventions aliénantes de l’art ou de tenter de mener plus loin un sentiment de rachitisme artistique. Le relâchement brandi par Lyotard en 1979 et 1988 continue de tenir une place bien à lui dans la faune (artistique) littéraire contemporaine –pour le constater, il fallait passer par la Remise le 18 juin dernier pour assister au lancement du recueil de poésie <em>Les monstres spectaculaires</em> publié par Rodrigol, inspiré du spectacle éponyme de destruction–, et la crispation peut difficilement rester une nuance apportée aux présupposés du postmodernisme (Sébastien Charles,<em> L’hypermodernisme expliqué aux enfants</em>), en considérant toute la place qu’elle a aujourd’hui en art –lisons Marc Lévy, Marie Laberge, Nora Roberts et tout le reste. C’est donc une période charnière d’une histoire qu’on veut chronologique durant laquelle un moment subsiste pendant qu’un deuxième commence. Partage des écoles pour dire que les «écoles» existent toujours. Mais surtout, mélange, métissage universel.</p> <p>Constat facile. Lieu commun des lieux communs. Recyclage. C’est pourtant la réflexion qui est provoquée par la lecture d’<em>Une vie inutile</em> de Simon Paquet. Il y a dans ce roman un jeu entre l’humour cynique, la lourdeur intertextuelle –d’un certain postmodernisme– et l’inutile quête du bonheur, la peur généralisée par rapport à l’avenir –d’un certain hypermodernisme. Normand –le protagoniste– est un homme en milieu de vie qui utilise d’infinies références littéraires et culturelles pour commenter son quotidien –Voltaire, Agatha Christie, Margaret Thatcher, Alphonse Daudet et Romain Gary y passent en seulement sept pages– et qui, somme toute, vit le tragique contemporain de celui pour qui rien ne fonctionne dans une société qui demande que tout soit productif et rempli de bonheur immédiat. Il y a plusieurs éléments en jeu dans ce roman. Le contrat de lecture humoristique qui s’installe dès les premières pages –«il faut cultiver son jardin, certes, comme l’a écrit celui-ci [Voltaire]. Il est vrai qu’il n’a rien mentionné à propos de sa piscine» (Paquet, p.11)– permet une lecture cinglante du moment contemporain nord-américain par le biais du bain hypermoderne qui va bien au-delà du simple misérabilisme crispé qui s’écrit tous les jours. Normand est prisonnier de son «minuscule» (Paquet, p.9) demi-sous-sol, au même titre qu’il ne répond pas de son époque. Il illustre et incarne la fin d’une époque. L’échec de Normand ne s’étaie «ni comme le sigle d’un mouvement (qui n’existe pas), ni comme la désignation d’un état d’esprit (trop flottant, trop contradictoire), mais simplement comme le symptôme d’une crise, d’une fin d’époque» (Scarpetta, p.18). Sur le fond, cette fin est caractérisée par la traditionnelle impasse de la quête du bonheur, par son corollaire: l’ennui, par l’urgence d’avoir des «projets» et par le tragique contemporain qui oppose l’individu et les dieux –ici, la <em>doxa</em>.<br /><br /><strong><span style="color: rgb(105, 105, 105);">À la recherche du bonheur perdu</span></strong><br /><br />En poursuivant un bonheur qui n’est jamais atteint, Normand témoigne du moment hypermoderne. «Le bonheur est encore un idéal et le monde de la consommation, censé nous l’apporter sur un plateau d’argent, ne l’a pas rendu plus actuel pour autant» (Charles, p.12). Ainsi, «[sa] vie est un échec» (Paquet, p.139) dans la mesure où le succès contemporain –d'un point de vue occidental– consiste en une certaine définition du bonheur. N’arrivant pas à jouir de ce bonheur, Normand se trouve enfoncé dans une vie des plus vides. En ce sens, un bonheur inaccessible provoque une profonde «lassitude». Le journal du protagoniste témoigne de la modernité qui a échoué depuis longtemps</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">en laissant la totalité de la vie se briser en spécialités indépendantes abandonnées à la compétence étroite des experts, cependant que l’individu concret vit le «sens désublimé» et «la forme déstructurée» non pas comme une libération, mais sur le mode de cet immense ennui que Baudelaire écrivait il y a plus d’un siècle&nbsp;(Lyotard, p.11).</span></p> <p>Normand est au centre d’un cercle vicieux: il ne trouve pas le bonheur; il vit donc l’ennui; l’ennui le pousse à chercher le bonheur; il ne trouve pas le bonheur; etc. Cette spirale ne lui permet pas de s’inscrire dans la société qui sans cesse le repousse. En effet, Normand est un homme laissé seul «en régime postmoderne&nbsp;[durant lequel]&nbsp;la tradition a perdu du terrain face à l’autonomisation des individus dont le parcours a plus été conçu comme fait de bric et de broc que comme une voie toute tracée par les instances traditionnelles de la socialisation» (Charles, p.20). Normand est un homme de l’époque des grands récits qui orientent la vie considérée comme collectivité. L’effort de tracer son propre parcours sans l’aide des «instances traditionnelles» est fatal pour lui dans le moment contemporain. Il n’arrive pas à se mettre au diapason de ses voisins. Il est reclus, ne cherchant le bonheur qu’à tâtons aléatoires.<br /><br /><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>L’avenir est un bouquet de projets</strong></span><br /><br />Plus précisément, l’idée de bonheur est rapidement liée à celle d’avoir des «projets». Le bonheur n’est donc pas exactement l’accumulation d’argent ou de biens matériels, mais plutôt le fait d’avoir toujours quelque chose à faire. Il en va du «sens» qu’on donne à notre vie. Sans cesse, Normand tente alors d’avoir des «projets». Constatant que les gens vivent à travers les leurs, en avoir aussi lui semble une solution parfaite à son ennui eurythmique.</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">Un des policiers, derrière le cordon, me demande de circuler, de «continuer mes petites affaires».<br />-Si vous saviez… C’est ce dont je rêve, monsieur, d’avoir de ces fameuses petites affaires, pour m’occuper. J’aimerais, j’adorerais être archi-débordé. Crouler sous les dossiers, avoir des clients à rencontrer, une partie de tennis à disputer avec mes associés… Mais je n’ai absolument rien d’autre à faire aujourd’hui (Paquet, p.147).</span></p> <p>Si l’individu hypermoderne de Jacqueline Barus-Michel est «conduit à développer des compétences nouvelles et à se saisir de divers outils et techniques pour aider [sa] prise de décision» (Barus-Michel, p.282), c’est surtout à propos de la gestion du temps. À ce propos, ces «compétences» ou ces «méthodes» sont liées à la question du projet: l’individu est «contraint d’avoir un ou plusieurs projets pour pouvoir avoir une bonne raison d’agir» (Barus-Michel, p.183). La légitimité d’une vie est en adéquation avec la quantité d’activités planifiées qui l’anime.</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">Le projet a ainsi le grand intérêt de transformer un contexte incertain en contexte d’action, et de faire de l’événement une occasion, une «opportunité» comme on dit aujourd’hui. L’individu et l’entreprise qui n’ont pas de projet sont ballottés, voire submergés, par l’événement, car c’est lui qui dicte sa loi (Barus-Michel, p.183).</span></p> <p>C’est bien dans cette position du «sans projet» que Normand est emprisonné entre les murs de son demi-sous-sol. Il n’a pas de «représentation du (de son) futur» puisqu’il n’a pas de projet. Il n’arrive pas à passer au «contexte d’action». Au contraire de la famille de sa sœur, fardée jusqu’au front d’activités, l’inaction règne dans la sienne. Normand a bien un «projet» plus ou moins constant: celui de garder ses neveux. Néanmoins, ce «projet» est vécu par procuration. «J’ai souvent la garde de mes deux neveux, les fois où ma sœur a ses cours d’aérobie, de Feng Shui et de Dieu sait quoi d’autre» (Paquet, p.18). C’est bien plus le projet de sa sœur qu’il vit par ricochet –avoir des enfants, une famille, des activités– que le sien durant ses épisodes de gardiennage.</p> <p>Normand comprend l’adéquation entre le bonheur et le bouquet de projets. Il cherche donc à sortir de son apathie en s’organisant des activités. Cependant, les unes après les autres, elles échouent.</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">Je ne suis jamais parvenu à me faire des souvenirs de qualité. Si je vais camper, il pleut. Si je veux aller au musée, il est fermé; à l’hôtel, des marteaux-piqueurs rugissent à côté de mon balcon. Je suis certain que si je me rends un jour en Égypte, les pyramides se seront écroulées la veille de mon atterrissage (Paquet, p.96).</span></p> <p>Ses échecs ponctuent sa vie. S’il déménage, le moteur du camion qu’il a loué s’arrête durant le voyage. Et arrivé à son nouvel appartement, le propriétaire lui annonce qu’il a loué en double et que ce sera l’autre locataire qui conservera l’appartement. S’il va au ciné-parc, personne ne veut lui offrir de le raccompagner en ville et il doit marcher toute la nuit jusqu’à chez lui. S’il doit engraisser pour un tournage, les scènes dans lesquelles il apparaissait sont coupées au montage et il conserve le poids qu’il a en trop, incapable de le perdre.</p> <p>L’impossibilité pour le protagoniste de réussir quoi que ce soit est aussi symptomatique d’un rejet plus important. Normand est ignoré par la société. Il n’est pas adapté pour survivre dans son milieu urbain où le bonheur passe par les projets. C’est un homme emprisonné dans un demi-sous-sol où il «ne peu[t] recevoir personne» (Paquet, p.10), dans un demi-sous-sol sans rideaux qui fait de lui «une bête en cage que les passants peuvent admirer à loisir» (Paquet, p.23). Normand vit un double rejet: celui qui l’empêche de vivre un bonheur rempli de projets et, sur le plan physique, celui qui le met en cage pour que les passants puissent observer cet homme d’une autre époque sorti de son habitat naturel. Lequel des deux rejets résulte de l’autre? Il n’est pas facile de démêler la question. Néanmoins, Normand appelle une vie alternative qui ne correspond pas à celle de son moment contemporain. Il est l’élément qui reste de la dernière chaîne d’une évolution sociale rapide.<br /><br /><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>Le tragique cherche le calme</strong></span><br /><br />Sans réellement s’inscrire dans un récit qui met en scène un dialogisme tragique à l’image du théâtre classique, <em>Une vie inutile</em> est d’abord le récit d’un homme qui n’arrive pas à vivre une vie comme celle que sa société attend de ses citoyens. Il y a un sentiment tragique contemporain. Parasite d’un système duquel il est exclu, sa présence soulève un bouleversement auprès des gens qui le côtoient. Sa famille l’a toujours considéré comme «le petit con» (Paquet, p.40), sa concierge et son patron le traitent sans respect, son oncle «de onze ans» ne cesse de lui donner des ordres, ses collègues se trompent de nom en lui parlant, sa mère lui achète une banderole et des ballons imprimés «Bonne fête Marc» parce qu’ils étaient au rabais –Normand était probablement un enfant au rabais, lui aussi. C’est un homme exclu. Il est nuisible pour la société. «Je suis au niveau du sol, aussi vois-je toutes les bestioles qu’on dit nuisibles» (Paquet, p.61). Il vit avec elles. Il est, lui aussi, une bestiole nuisible. S’ajoutant aux références littéraires qui ponctuent le roman, ce motif de l’insecte n’est pas sans rappeler <em>La métamorphose</em> de Kafka.</p> <p>Le tragique ici, c’est celui de Hegel. C’est le résumé qu’il en fait: «Par la Tragédie, une pierre a été lancée dans cette mare calme de la sérénité, le repos des dieux a été troublé, des rides sont apparues à la surface d'une eau qui exige le retour unifié de sa limpidité» (Gravel, p.124). Normand est cette pierre jetée dans la mare calme de la société. Les dieux ne sont pas incarnés dans ce «roman tragique», mais ils sont remplacés par des signes envoyés au protagoniste. Dans la foulée des tragiques grecs, la Tragédie commence lorsque le «‘’sujet’’ humain peut s’autoriser, d’une manière souveraine, à prendre ses distances à l’égard des valeurs collectives transmises par le groupe» (Bibeau, s.p.). Normand ne respecte pas les valeurs collectives. Il reste chez lui sans bouger. Même s’il tente malgré tout de parvenir à vivre selon les valeurs qui l’entourent, ses tentatives échouent. Il trouble ainsi le «calme» de la société en vivant en dehors de ses règles et appelle involontairement une intervention divine qui pourra ramener le calme qu’il a troublé.</p> <p>Malgré l’idée du suicide qui revient sans cesse –«Note pour moi-même: songer à acheter un crochet pour le plafond, et un tabouret» (Paquet, p.34)– Normand ne disparaîtra pas par lui-même. Un échafaudage de signes que j’appellerai «divins» l’avertit pourtant de la précarité de sa vie, d’un retour au calme péremptoire qui nécessite son évacuation. Ainsi, Normand bouge rapidement pour répondre au téléphone et détruit par inadvertance un casse-tête; au bout du fil, c’est un mauvais numéro. La serveuse d’un restaurant renverse sa soupe. Des machines à laver apparaissent devant la porte de son appartement et lui bloquent l’entrée. Son demi-sous-sol est inondé. Il est le seul spectateur choisi comme volontaire lors d’un spectacle d’humour durant lequel il est déshabillé et humilié. Son patron perd ses informations et ne l’appelle plus pour qu’il travaille. Du début à la fin, Normand est le sujet de ce genre d’«avertissements divins». À l’image des policiers qui s’installent devant la maison d’un suspect dans une fourgonnette blanche de fleuristes pour espionner sa vie, ce qui reste des dieux semble être installé dans un énorme camion de goudron qui suit Normand partout pour observer ce qui se passe dans son demi-sous-sol. C’est ce même camion que Normand croit être disparu un matin qui revient rapidement mettre un terme aux troubles causés par le protagoniste. Le mystérieux conducteur semble profiter de l’inattention de Normand pour lui rouler dessus, permettant enfin au calme de revenir. Nous voilà témoins de dieux chauffards. Parce qu’une seule solution permet au calme de la société de «projets» de revenir: l’élimination de l’élément perturbateur.</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">La Tragédie représente une destruction de l’individualité qui s'est ainsi élevée jusqu'à s'identifier à la substance morale elle-même; c'est là, pour Hegel, l'aspect apaisant ou reposant de la Tragédie, c'est-à-dire le moment du retour à l'unité initiale, ce retour qui s'obtient par la suppression de l'unilatéralité. (Gravel, p.123).</span></p> <p>Le retour au calme est expéditif dans <em>Une vie inutile</em>. Il n’est pas commenté. Il n’y a en effet rien à dire à propos du calme où tout se passe comme les dieux –la <em>doxa</em>– ont prévu. Les chroniques du perturbateur sont terminées.</p> <p>Le dernier roman de Simon Paquet s’inscrit dans une écriture de la subjectivité –<em>Une vie inutile</em> est le journal du protagoniste– qui permet une fiction-témoignage d’un homme aux prises avec son époque. Époque hypermoderne dans les valeurs véhiculées; et témoignage qui a hérité son humour cynique et son bagage de citations du postmodernisme. C’est donc une triade forme-fond-fond (journal–postmodernisme–hypermodernisme) qui est mise en scène. Au profit de la rumeur d’une réflexion sur les canons, ou au profit d’une forme qui se doit à jamais contemporaine.<br /><br /><br /><br /><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />Barus-Michel, Jacqueline, «L’hypermodernité, dépassement ou perversion de la modernité?», dans <em>L’individu hypermoderne</em>, Ramonville Saint-Agne, Éditions Érès, 2004.</p> <p>Bibeau, Gilles, «Une éthique du tragique: considérations anthropologiques sur la condition humaine», <em>Anthropologie et Sociétés</em>, vol.33, n°3, 2009, p.101-117 [En ligne: http://id.erudit.org/iderudit/039683ar].<br /><br />Charles, Sébastien, <em>L’hypermoderne expliqué aux enfants</em>, Montréal, Liber, 2007.</p> <p>Gravel, Pierre, «Pour une logique de l’action tragique: Hegel et la tragédie», <em>Philosophiques</em>, vol.5, n°1, 1978, p.111-131.</p> <p>Lyotard, Jean-François, <em>Le postmoderne expliqué aux enfants</em>, Paris, Galilée, 1988.</p> <p>Paquet, Simon, <em>Une vie inutile</em>, Montréal, Héliotrope, 2010.</p> <p>Scarpetta, Guy, <em>L’impureté</em>, Paris, Grasset, coll. Figures, 1985.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-journal-tr-s-utile#comments BARUS-MICHEL, Jacqueline BIBEAU, Gilles CHARLES, Sébastien Contemporain GRAVEL, Pierre Hypermodernité Journaux et carnets LYOTARD, Jean-François PAQUET, Simon Postmodernité Québec SCARPETTA, Guy Roman Wed, 27 Jul 2011 15:31:02 +0000 Charles Singher 359 at http://salondouble.contemporain.info Dans le « vestibule de l'enfer » http://salondouble.contemporain.info/lecture/dans-le-vestibule-de-lenfer <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/auger-manon">Auger, Manon</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lenfer-du-roman-reflexions-sur-la-postlitterature">L&#039;enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <div class="rteindent4"><br /><br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Écrire aujourd’hui, c’est être condamné au roman puis tenter d’en sortir, en écrivant, dans un immense effort de recentrement sur la bouche même de la littérature.<br /><br />—Richard Millet, <em>L’enfer du roman</em></span></div> <p><br />Dans ce recueil de réflexions au titre saisissant —qui n’est pas sans rappeler <em>Malaise dans la littérature</em> d’Alain Nadaud (1993), <em>Essai sur la fin de la littérature </em>d’Henri Raczymow (1994) ou encore <em>L’adieu à la littérature</em> de William Marx (2005)—, Richard Millet tente de livrer une définition du «cauchemar contemporain nommé roman», qu’il nommera «tantôt tel, tantôt roman international, tantôt postlittérature» (p.13). Voilà bien une entreprise pour le moins complexe et téméraire, si on en juge par la position privilégiée qu’occupe la littérature narrative en régime contemporain. Mais c’est justement là, on le devine, l’intérêt du propos de Millet, qu’il présente toutefois de façon fragmentaire, fragilisant par là l’entreprise de synthèse. Certes, le choix de cette forme&nbsp; n’est pas innocent; Millet explique qu’il a voulu «garder [les 555 fragments] dans l’ordre de leur surgissement, au prix de quelques petites redites, ou contradictions, pour maintenir haute l’attention du guerrier comme celle du lecteur» (p.12). Dès lors, si la définition du «postlittéraire» «s’éclair[e] à mesure qu’on avanc[e] dans une lecture que l’on peut aussi effectuer par à-coups, piqués, retours en arrière» (p.13), on ne peut que glaner des éléments ça et là pour parvenir à établir les grands traits de celle-ci. Le jeu, frustrant au premier abord parce qu’étourdissant, n’est toutefois pas dépourvu de charme, surtout dans la mesure où il convoque un sens qui n’est recomposable qu’après coup, et qu’il propose une lecture qui s’effectue, justement, «par à-coups», par bonds et par rebonds pourrait-on dire, les réflexions de Millet faisant parfois sursauter, mais laissant également à réfléchir, à prendre et à reprendre le fil de la réflexion comme de la lecture.<br /><br />Par ailleurs, même si cet essai n’émerge pas d’une «quelconque intention polémique ou [d’une] haine à l’égard du roman» (p.12) —mais bien plutôt, comme Millet l’affirme, d’un «désespoir»—, il serait facile de s’en prendre à l’écrivain (qui revendique pleinement toutes les opinions exprimées dans le recueil) et de dénoncer son hypocrisie de romancier ou son eurocentrisme —pour ne pas dire son <em>gallocentrisme</em>. Néanmoins, cette utilisation à des fins polémiques des réflexions de Millet n’est pas celle qui nous a semblé d’emblée la plus féconde, même si cet essai y invite indubitablement. Nous avons plutôt préféré aller au-delà des «montées de lait» occasionnelles —qui confinent parfois à la caricature, Millet présentant, par exemple, le roman postlittéraire comme un «mixte de roman policier, de gnose sociologique et de psychologisme de magazine féminin, rédigé dans un sous-état de langue par quoi l’idéologie du Bien se répand irrésistiblement» (p.105)—, afin de faire émerger la réflexion plus fondamentale qui est au cœur de la démarche de l’écrivain. Car notre ambition n’est pas de rendre Millet sympathique ou antipathique, mais bien plutôt de dégager les grands éléments de sa pensée par rapport à cette notion de postlittérature, notion qui nous paraît, sinon opératoire, du moins intéressante pour penser la production littéraire actuelle, qu’elle soit française, québécoise ou —pour reprendre un terme maintes fois utilisé par Millet lui-même— «internationale».<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L’hégémonie du roman</strong></span><br /><br />Nous l’avons posé d’emblée, il faut être fin détective et rassembler soi-même les quelques indices disséminés ici et là pour saisir avec plus ou moins d’exactitude ce que Millet qualifie de postlittérature. En avant-propos, il explique brièvement ce qu’il a tenté de faire avec ce recueil de réflexions et en profite pour laisser planer la «menace» d’une véritable définition de concept:</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce que j’appelle postlittérature correspond à ce que d’autres appellent «posthumanisme», «ère de l’épilogue», «spectaculaire intégré», et qui est non pas ce qui se survit à soi-même dans un monde dévasté par la technique, mais l’imposture qui se produit universellement sous le nom de roman et qui n’est qu’un instrument du mensonge général, une falsification, un dévoiement au service du Nouvel Ordre moral ou, si l’on préfère, du moralisme postéthique américain (p.13).</span></div> <p><br />Millet ne s’en cache pas, donc, il en a contre le roman et, plus spécifiquement, contre l’hégémonie du roman à l’échelle de la littérature mondiale. Mais c’est surtout l’imposture et le despotisme d’un&nbsp; type de roman —qualifié péjorativement d’«américain»— qu’il tente, «au moins pour l’honneur, de mesurer —et d’inverser, en rappelant que la littérature ne se réduit pas au roman et que celui-ci peut encore échapper à lui-même, étant en fin de compte une expérience de l’enfer» (p.13). Ainsi, si la postlittérature ne se réduit pas à la seule hégémonie de la forme romanesque, celle-ci en constitue tout de même le trait le plus prégnant. Qui plus est, cette hégémonie prend non seulement la forme d’une surabondance de romans sur le marché —surabondance qui écrase les autres formes et les autres genres telle la poésie—, mais elle implique aussi que tout est désormais publié, ou à peu près, sous cette étiquette générique, de telle sorte que le terme perd même de son sens. L’influence capitaliste aurait donc des effets jusque dans le choix des&nbsp; mentions éditoriales et des catégories génériques; puisqu’il faut vendre à tout prix, s’attirer le plus de lecteurs possibles et courir la chance de remporter les grands prix littéraires (qui à leur tour font vendre encore plus), on use semble-t-il à tort et à travers de l’appellation de «roman». Autrement dit, le roman en vient à digérer les frontières génériques au profit d’un «horizon d’attente» convenu et formaté, essentiellement commercial en somme, reléguant dans une marge de plus en plus étroite les formes inclassables qui, pour Millet, rassemblent pourtant souvent le meilleur de la littérature actuelle.<br /><br />Dès lors, le paradoxe est bien ici le fait que «le succès du roman» et la prolifération des romanciers seraient ce qui menace le plus sûrement la littérature, dans la mesure où ce succès&nbsp; entraîne, d’une part, une diminution générale de la qualité de ce qui se publie et, d’autre part, la disparition des «gros lecteurs» (ceux qui faisaient leur profit de tous les genres littéraires et des sciences humaines), sans lesquels la véritable littérature ne peut plus exister. Désormais, selon Millet, «[o]n en est à la lecture <em>allégée</em>, voire à l’allégement de la lecture, ce que nul, professeurs, éditeurs, écrivains, libraires, journalistes, ne veut reconnaître publiquement, de peur de scier la branche sur laquelle ils perpétuent un mensonge officiel» (p.19). S’il y a bien certains chercheurs, tel Olivier Bessard-Banquy, qui confirment la disparition des «gros lecteurs» comme fait social, et que les éditeurs en tiennent bel et bien compte<a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a>,&nbsp; il demeure que cette modification du lectorat semble avoir un impact sensible non seulement sur l’idée même de littérature en régime contemporain, mais également dans la façon qu’ont les écrivains de penser leur rapport au monde —à cet égard, le parti pris pour le moins radical de Millet est probant. Il y aurait d’ailleurs là un parallèle à établir avec ce que Michel Biron, dans son plus récent recueil d’essais, nomme «la conscience du désert», dans la mesure où, pour lui,</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">[l]’écrivain canadien-français, comme l’écrivain contemporain en général, ne se définit pas comme un écrivain de la rupture. Ou plutôt si, il voudrait bien rompre, mais rompre avec quoi? Il n’y a personne autour de lui pour lui donner la réplique. Même lorsqu’il se révolte, cet écrivain se heurte le plus souvent au silence et finit par se plaindre à qui veut l’entendre qu’il écrit dans un désert. Comment écrire contre le silence? La plainte elle-même ne tombe-t-elle pas dans le néant? Si violente soit-elle, l’œuvre la plus audacieuse ne risque-t-elle pas de perdre son sens si elle ne s’oppose à rien qui lui offre une véritable résistance?<a href="#note2a" name="note2"><strong>[2]</strong></a> </span></div> <p><br />Cela n’est pas non plus sans rappeler la question que Bessard-Banquy pose en conclusion de son ouvrage, <em>La vie du livre contemporain</em>:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La France a de bons auteurs, de bons éditeurs, de bons libraires. Mais a-t-elle encore de bons lecteurs? Il est clair que l’on est entré depuis ces dernières années dans un monde où le livre n’occupe plus la place qui a pu être la sienne auparavant. L’audiovisuel supplante l’écrit dans les pratiques de divertissement et de culture, et les effets de ce décrochage intellectuel ne se sont pas encore pleinement fait sentir <a href="#note3a" name="note3"><strong>[3]</strong></a>. </span></div> <p><br />Et Millet de poser à peu près les mêmes questions, tout juste autrement:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Y aura-t-il, dans les années à venir, des lecteurs pour ce que nous écrivons? Serons-nous bientôt seuls, ou bien aimés pendant quelque temps encore? L’évacuation de la littérature comme champ référentiel pédagogique et le bradage de la langue à la sphère médiatico-publicitaire font de l’écrivain un marginal de fait dans un monde où la redéfinition génético-cybernétique de l’homme a lieu non plus dans les songes mais dans un nouvel ordre de langage dont le roman postlittéraire est le code civique (p.52).</span></div> <p><br />Cependant, alors que, pour Biron, cette «conscience du désert» de la part des écrivains ne serait pas particulièrement symptomatique de l’époque contemporaine —puisqu’il la relève chez Octave Crémazie qui déplorait lui aussi, à son époque, le sentiment d’écrire <em>dans le vide</em>—, il s’agit, pour Millet, d’une caractéristique nommément postlittéraire qu’il attribue à ses contemporains. Qui plus est, il avance que le succès du roman entraînera à court terme la disparition de la littérature parce que celle-ci aurait «noué avec le seul roman un pacte servile» (p.20). Le roman serait devenu un autre «instrument de présentification, de légitimation sociale, comme la télévision, le cinéma, le rock et ses dérivés, le Prozac et le Viagra, et l’accroissement de la tolérance» (p.24). Dans ces conditions, la littérature actuelle ne serait plus que la répétition de l’idée d’elle-même; le roman, quant à lui, ne serait plus que le «miroir de sa totalité», dès lors qu’il «cesse d’être un moyen de connaissance, de découverte» (p.98). Le roman, cette incroyable redite, serait devenu «le vestibule de l’enfer, dont on sait qu’une des formes est le ressassement» (p.98). Au-delà de la conscience du désert, donc, se profile pour les écrivains une possibilité encore pire: celle d’être condamné au silence, à l’indifférence, voire à la dépersonnalisation. Et, pour la littérature, celle de perpétuer sa propre fin, voire sa propre agonie, sans même que personne ne prenne la véritable mesure de cette perte.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La <em>lingua franca</em> de la postlittérature</strong></span><br /><br />À cette omniprésence du roman sur le marché actuel —toujours de plus en plus saturé par des produits culturels de toutes sortes— se superposeraient&nbsp; également l’hégémonie de la langue anglaise et, plus généralement, celle de la culture anglo-saxonne qui devient en quelque sorte la représentante par excellence de la démocratisation à tout vent de la culture. Car la langue anglaise, contrairement au français qui demeure une langue aristocratique, est malléable et «universelle», elle est une langue fondamentalement démocratique car elle appartient désormais à tous. Conséquemment, Millet constate un épuisement et une «hostilité générale envers la langue» (p.92) chez les écrivains qui continuent d’écrire en français. Ce mouvement d’anglicisation de la littérature participerait du renoncement à celle-ci, affirme-t-il:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L’anglais est bien la langue de la postlittérature: non seulement une langue neutre dans laquelle tout effet de style serait vain, mais aussi le lieu de l’effondrement de toute langue, y compris l’anglaise. Écrire en anglais est donc une forme de renoncement à la littérature (p.106).</span></div> <p><br />Ce glissement vers l’anglais serait dû, en partie, à la dégradation de la qualité de la langue chez les romanciers français, l’ignorance de la langue devenant un trait typique de l’esthétique postlittéraire qui se traduit globalement par une «mort du style» (p.40) ayant pour précurseur le registre familier dont Dostoïevski a doté la littérature. Au contraire de Bakhtine, qui voit la diversité des langages «<em>comme la base du style</em>» et non pas comme la mort de celui-ci<a href="#note4a" name="note4"><strong>[4]</strong></a>, Millet considère pour sa part que le familier relève du «<em>mal écrit</em>»:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Cette langue, qui refuse le bien écrire pour privilégier l’efficacité narrative, n’est pas seulement hantée par l’oralité ou contaminée par les innombrables conversations dont sont constitués les romans dostoïevskiens; elle est encore moins l’objet d’une visée pédagogique, comme chez Tolstoï; elle est, loin du populaire comme du populisme, la proie d’une fièvre à nulle autre pareille qui, avec les plongées dans les bas-fonds de l’âme, en fait le prix, la garde extraordinairement jaillissante, par contagion du vivant (p.50).</span></div> <p><br />Millet n’adhère donc pas au plurilinguisme bakhtinien et profite de cet essai pour faire la liste des disparitions qui précèdent ou suivent celle du style, dans le roman français. C’est ainsi qu’il déplore la disparition du passé simple dans la narration moderne, ajoutant que «peu de romanciers savent encore décrire» (p.99) et que «l’à-peu-près est devenu règle» (p.99). Le français aurait donc été la langue de la littérature, mais celle-ci étant morte, finie, le roman est passé à autre chose —l’anglais, en l’occurrence. Les traducteurs auraient d’ailleurs un rôle à jouer dans la dégradation du sentiment linguistique; nous serions «entrés, selon Millet, dans le règne de la traduction, autre figuration infernale puisqu’elle impose le roman anglo-saxon comme unique modèle» (p.239). Ainsi, les écrivains français —francophones— n’écriraient plus qu’en «“américain traduit”» (p.239), par la force des choses. Les romans écrits en français correct seraient taxés, à cette époque postlittéraire, de «“trop littéraires”» et seraient «“surécrit[s]”, ce qui veut dire, tout simplement, écrit[s] en un français qui respecte la syntaxe et la déploie dans un style personnel, la haine de la grammaire et celle du style étant désormais la chose du monde la mieux partagée» (p.264).<br /><br />Cette mort du style, Millet la lie entre autres à la popularité des ateliers d’écriture et des cours de <em>creative writing </em>offerts dans les universités de langue anglaise, qui véhiculent «une espèce d’ontologie démocratique où l’on serait écrivain de fait —sinon de droit» (p.40). Car ces ateliers démocratisent l’écriture comme on a auparavant démocratisé la culture, affirme Millet, et ils mènent ainsi l’écriture à sa perte, d’une certaine façon, puisque tout le monde y a désormais accès. Millet en arrive donc, au terme d’une critique plutôt virulente (et pour tout dire manquant de nuances) des cours de création littéraire, à qualifier le roman contemporain de «maladie de la postmodernité»:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Refuser le style signifie aussi qu’on pourrait l’apprendre hors de l’expérience solitaire qui consiste en grande partie à lire et à écouter la langue: d’où l’idée, américaine, d’ateliers d’écriture, qui ouvrent la voie à une idée spécifique de la littérature, qui serait arrachée à l’inenseignable. Cette poudre aux yeux repose sur un principe démocratique vicié: la culture et l’écriture accessibles à tous. La culture ne suppose pas la création ni la connaissance. Lire ne revient pas forcément à écrire. À ce compte-là, je connais des lecteurs qui, dans leurs lettres, et sans éprouver le besoin de publier une seule ligne, écrivent mieux que bien des romanciers américains sortis de cours de <em>creative writing</em> par quoi le roman postlittéraire a conquis le monde au lieu de s’y perdre. La perte comme modalité quasi heureuse de l’échec, l’éclat plus ou moins sonore ou brillant ou lointain de ce qui est perdu, voilà qui diffère absolument de cette perdition, de cette maladie de la postmodernité qu’est le roman contemporain (p.187-188).</span></div> <p><br />À plus forte raison encore, Millet prédit la fin des littératures nationales, qui sont appelées à se perdre dans le monde postlittéraire presque exclusivement américain. Les littératures qui survivent seraient, d’une certaine façon, maintenues artificiellement en vie à cause de leur «expansion américaine» (p.212). Se «débarrasser non seulement de ces carcans que sont les langues nationales, mais de l’écriture elle-même en tant que style» (p.17), voilà qui serait l’un des principaux mots d’ordre de la postlittérature, pavant la voie à une nouvelle forme de roman «hanté par le cinéma au point de se réduire à un scénario» (p.68)…<br /><br /><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le cinéma comme grand roman américain</span></strong><br /><br />Le roman se simplifie, donc, pour ne devenir qu’une marchandise de la société du spectacle, un «scénario potentiel: un passe-temps dégradé, qui cherche son salut par la nostalgie dans l’art qui l’a détrôné» (p.68). Une marchandise télévisuelle, en somme, qui s’appuie, affirme Millet, sur les décors américains plantés par Hollywood. Il en ressort que «les romans ne s’écrivent plus que pour devenir des films, lesquels sont souvent d’une facture aussi médiocre que les romans» (p.154). Pour Millet, le roman est donc comme «du cinéma en attente de lui-même» (p.162) qui aurait désormais la même fonction régulatrice que la télévision. «La globalisation romanesque n’est rien d’autre que la réduction anglophone du monde» (p.260), écrit-il, et condamne le roman à être écrit en anglais parce que «les États-Unis ignorent l’idée de déclin, n’ayant pas intégré celle de Temps modernes, vivant dans une utopie perpétuelle, y compris celle du “grand roman américain”, lequel n’est autre que sa scénarisation hollywoodienne, même pour les plus <em>européens</em> d’entre les écrivains» (p.109-110).<br /><br />Dans ce contexte, le statut de l’écrivain se trouve précarisé au point qu’il peut difficilement, selon Millet, se réclamer de ce titre qui a par ailleurs perdu de son prestige:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pas de mot pour désigner l’écrivain postlittéraire. Auteur pourrait convenir, mais il est ambivalent. Écrivain est dévalorisé, tout comme artiste, et poète semble appartenir à un règne disparu. Scénariste conviendrait mieux, vu que la plupart des romans contemporains sont hantés par le cinéma, quand ils ne se réduisent pas à un scénario, le «pitch» à quoi tout roman doit se résumer pour être «lisible». En vérité, le romancier postlittéraire est un écrivain sans littérature, et son quasi-anonymat n’est pas de même nature que celui de l’écrivain véritable, lequel travaille dans l’innommable (p.134).</span></div> <p><br />La perte du sacré qui caractérise la postlittérature ferait ainsi de nombreuses victimes, et cette dégradation de «l’ancien ordre littéraire», si on peut dire, se complique davantage par la présence des nouvelles technologies, et d’Internet en particulier, devenu le véhicule par excellence de la propagande romanesque:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Un écrivain qui n’a ni blog ni site, et qui ne fréquente pas les espaces prostitutionnels de Facebook et de Twitter, n’est-il pas voué à la marge, voire à l’inexistence, sachant que c’est là que se font et se défont aujourd’hui les réputations, que le silence, le retrait, la discrétion, l’ombre, sont suspects au Nouvel Ordre moral et que le making of d’un roman devient non pas un bonus mais une sorte de devoir plus important que le livre lui-même? (p.157)</span></div> <p><br />C’est désormais l’écrivain qui se fait voir, et non plus vraiment ce qu’il écrit, ce qui achève de transformer l’individu et son livre en un seul et même objet —marchandable, il va sans dire: «[L]e “livre” doit être “convivial”, “éthique”, “sympa”, tout ça pouvant aussi se dire de l’auteur, si bien qu’il n’y a aucune différence entre celui-ci et son livre —l’un étant le <em>roman</em> de l’autre, et inversement, le mot roman ne désignant plus seulement un objet mais la condition objectale de l’individu nommé auteur» (p.66). Auteurs «sympas» qui se donnent à voir sur Internet, mais qui en même temps disparaissent petit à petit des catalogues des grands éditeurs, qui ne pourront bientôt plus publier ce que Millet désigne sous le nom de «littérature»; comme à Hollywood où le tournage de films d’auteurs est désormais chose presque impossible, l’auteur de littérature est appelé à devenir «collectif»<a href="#note5a" name="note5"><strong>[5]</strong></a>.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L’épuisement de la littérature</strong></span><br /><br />On le constate aisément, l’hégémonie du roman est pour Millet le symptôme davantage que la cause véritable de l’ère postlittéraire. Ce qui est vraiment en jeu ici, c’est la démocratisation de la culture, la mondialisation et l’effacement progressif d’une culture lettrée au profit d’une culture marchande. S’il y a quelque chose de nostalgique —voire de passéiste— dans le discours de Millet, il n’en demeure pas moins que plusieurs de ses constats paraissent justes ou, à tout le moins, invitent à réfléchir sur la place effective qu’occupe actuellement la littérature dans l’ensemble des pratiques culturelles. À la manière d’un François Ricard, par exemple, qui voyait lui aussi dans la démocratisation de la littérature la mort de la littérature québécoise<a href="#note6a" name="note6"><strong>[6]</strong></a>, Millet manifeste une crainte sans doute légitime d’un «épuisement de la littérature», alors que, paradoxalement, celle-ci n’a jamais été aussi bruyante et accessible que de nos jours. Car la démocratisation de la culture, c’est aussi la perte des repères, le mélange du savant et du populaire, l’omniprésence du tout et du rien, tous phénomènes qui, s’ils ont certainement du bon, entraînent aussi une redéfinition de ce qu’est, concrètement, la littérature.<br /><br />C’est donc dans cet esprit que Millet affirme qu’il s’agit d’une <em>post</em>littérature, au sens où elle incarne elle-même son propre épuisement: «On pourrait dire que la postlittérature est la mort de la littérature française, donc d’une certaine idée de la littérature» (p.107). Une littérature <em>après</em> la littérature, en somme, et non pas une <em>nouvelle</em> littérature, qui ne revendique rien sinon une universalité toute américaine. Une littérature, écrit Millet, qui</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">ne perpétue cependant plus que l’idée d’elle-même; une idée creuse, une coquille vide, un simulacre dépourvu de cette substance héroïque, mystique, ou obscure qui faisait d’elle une expérience absolue et qui n’est plus que divertissement, puissance nihiliste qui combat l’unité s’opposant à l’idée même d’œuvre grâce à quoi non seulement l’écrivain et l’individu mais l’époque seraient sauvés —ce salut demeurât-il un songe (p.91).</span></div> <p><br />Le cynisme étant désormais la seule «posture d’authenticité» possible (bien qu’elle sonne faux), le romancier contemporain serait donc «bien plus occupé de la représentation narcissique de la littérature que par l’essence de la littérature: falsification qui peut faire passer la représentation pour l’essence, donc pour la vérité» (p.13). Il s’agit véritablement d’une «<em>littérature de l’après</em>» dont tente de rendre compte Millet, une littérature dont le refus d’hériter «est en vérité le consentement servile à l’héritage du roman dix-neuviémiste, tandis que la littérature, elle, continue de se confronter à elle-même en un mouvement désespéré mais fécond, cette fécondité eût-elle le silence pour espace» (p.183-184). Poursuivant ainsi ce que la postmodernité avait déjà entamé, les écrivains postlittéraires useraient de la rupture non plus comme d’un effet d’avant-garde, mais bien plutôt comme d’un refus de toute filiation, de tout héritage<a href="#note7a" name="note7"><strong>[7]</strong></a>.<br /><br />Autrement dit —et c’est une image forte—, «le roman postlittéraire est à la littérature ce que le protestantisme est au catholicisme: une écriture de la sortie de la littérature» (p.117). Pour Millet, «[é]crire, aujourd’hui, c’est […] en appeler à l’oubli, à la haine de la mémoire, des abîmes personnels, de la littérature non pas en tant qu’elle est le “tout le reste” verlainien, mais en son essence même» (p.53). Il y a là, encore une fois, reprise du constat posé il y a plus de quinze ans déjà par Nadaud et par Raczymow. Alors que Raczymow déplorait le règne de l’actualité<a href="#note8a" name="note8"><strong>[8]</strong></a>, Nadaud n’y allait pas de main morte en comparant le livre à un yaourt: «La marchandise littéraire —car c’est bien ce qu’elle est en partie— se périme aussi vite qu’un yaourt. Elle n’est rien d’autre, et ne peut dépasser cet état, si l’exigence qui la traverse ne parvient à débusquer, sous la surface du réel, ce qui se refuse à voir le jour<a href="#note9a" name="note9"><strong>[9]</strong></a>». S’il n’est pas question dans <em>L’enfer du roman </em>de «l’“évidence” tranquille qu’avec Sartre s’est éteint le “dernier grand écrivain”», pour reprendre le phrasé choc de Denis Saint-Jacques<a href="#note10a" name="note10"><strong>[10]</strong></a>, reste que le spectre de ce constat plane sur la postlittérature. Il serait possible alors de départager ce qui est littéraire de ce qui est plus précisément <em>post</em>littéraire: la littérature, pour Millet, ne serait plus que «ce qui se dérobe à l’hégémonie romanesque» (p.59).<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un roman débarrassé du roman?</strong></span><br /><br />Au terme de cette lecture, il appert que Millet en dit beaucoup et peu à la fois; il est ainsi difficile de bien saisir et présenter les nuances de sa pensée sans tomber nous-mêmes dans la caricature, voire dans le catastrophisme qui règne au sein d’une large frange de la critique contemporaine, heureusement compensé par un intérêt grandissant de la critique universitaire pour la littérature contemporaine<a href="#note11a" name="note11"><strong>[11]</strong></a>. Nous nous sommes tout de même attardés ici à en synthétiser les grandes lignes, car ce discours nous semble symptomatique d’une posture critique contemporaine qui s’était jusqu’à maintenant rarement exprimée de façon si véhémente, du moins chez un écrivain. Autrement dit, il appert que, sous le vernis antiaméricaniste, Millet développe une réflexion tout à fait dans l'air du temps, mais avec des accents qui sont les siens. L’exercice nous a ainsi paru d’autant plus intéressant que la lecture de cet essai peut être double; car si, d’un côté, l’ouvrage de Millet se fait pamphlet, on peut aussi y lire, en creux, ce qui constituerait de la «bonne» littérature pour lui; il faudrait, entre autres, que «le roman se débarrasse du roman» (p.198-199) et qu’il enlève tout sentiment de «déjà lu» (p.199). Il faudrait, de même, qu’il fasse plus que simplement raconter une histoire, mais qu’il se donne également <em>à lire</em> par un travail sur le style, sur l’écriture, dans et par la langue qui en est le support. L’essai de Millet est à cet égard parsemé d’exemples d’œuvres et d’auteurs appartenant nommément à la «littérature», mais ces exemples, on le devine, n’appartiennent que rarement à la littérature contemporaine. Ce n’est donc pas seulement en tant qu’écrivain que Millet prend la parole, mais aussi en tant que lecteur érudit, au nom de «ces contemporains par défaut, ou secrets, que sont les derniers lecteurs» (p.12).<br /><br />Mais est-ce encore le temps de rêver à ce roman <em>littéraire</em> ou la littérature est-elle réellement vouée à se perdre dans le cinéma, dans le ressassement et dans l’oubli comme le proclame Millet? Si «postlittéraire signifie non pas que la littérature soit morte mais qu’elle connaît dans le roman un processus continu de dévalorisation» (p.247), la voie proposée par Millet serait sans doute d’investir les autres genres, c’est-à-dire ceux où est susceptible de se faire et de se penser la véritable littérature, loin de toute hégémonie romanesque, voire narrative, et dans l’absolue nécessité de la langue comme expression du sens. C’est du moins ainsi que son essai se donne à lire, témoignant doublement (c’est-à-dire tant dans son propos que dans sa forme fragmentaire) de la nécessité de déployer de nouveaux espaces où l’écriture peut s’engager autrement que sur la pente romanesque, sans sacrifier au style et à la langue.<br /><br /><br /><br /><br /><a href="#note1" name="note1a"><strong>[1]</strong></a> Bessard-Banquy explique: «Moins de gros lecteurs, plus de lecteurs moins érudits, souvent moins à l’aise financièrement —les éditeurs comprennent que la production doit s’adapter à cette mutation de la lecture et offrir des textes plus grand public […]. L’explosion du poche des années 1980, l’avènement du livre à très bas prix des années 1990 sont inscrits en creux dans ces mutations structurelles, dans cette inédite diminution des gros lecteurs.» Olivier Bessard-Banquy, <em>La vie du livre contemporain. Étude sur l’édition littéraire 1975-2005</em>, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux et Du Lérot, 2009, p.53.<br /><a href="#note2" name="note2a"><strong>[2]</strong></a> Michel Biron, <em>La conscience du désert. Essais sur la littérature au Québec et ailleurs</em>, Montréal, Boréal (Papiers collés), 2010, p.9.<br /><a href="#note3" name="note3a"><strong>[3]</strong></a> Olivier Bessard-Banquy, <em>La vie du livre contemporain. op. cit.</em>, p.345.<br /><a href="#note4" name="note4a"><strong>[4]</strong></a> En effet, Bakhtine considère l’hybride (langagier) romanesque comme «un système de fusion des langages, littérairement organisé, un système qui a pour objet d’éclairer un langage à l’aide d’un autre, de modeler une image vivante d’un autre langage». (Mikhaïl Bakhtine, <em>Esthétique et théorie du roman</em>, traduit du russe par Daria Olivier, préface de Michel Aucouturier, Paris, Gallimard (Tel), [1975] 2008, p.178 et p.129.)<br /><a href="#note5" name="note5a"><strong>[5]</strong></a> «La liste horripilante des personnes remerciées à la fin des romans américains dit bien que nous sommes sortis de la solitude et de la question de l’œuvre, dont la postlittérature réfute jusqu’à la possibilité» (p.268).<br /><a href="#note6" name="note6a"><strong>[6]</strong></a> François Ricard, «Après la littérature. Variation délirante sur une idée de Pierre Nepveu», <em>L’inconvénient</em>, no 15, novembre 2003, p.59-77. Il importe toutefois de distinguer la posture de Ricard et celle adoptée par Nepveu dans son essai intitulé <em>L’écologie du réel: mort et naissance de la littérature québécoise</em> (Boréal, coll. «Papiers collés», 1988). En effet, alors que Nepveu pressent l’avènement d’une littérature contemporaine québécoise dans laquelle l’adjectif même de «québécois» aurait perdu de sa pertinence au profit d’un certain renouveau, Ricard postule plutôt la mort de la littérature dans la «littérature» même, la littérature s’étant carrément, selon lui, absentée de la pratique littéraire québécoise au profit, elle aussi, d’une culture du Spectacle maintenue artificiellement en vie par les subventions.<br /><a href="#note7" name="note7a"><strong>[7]</strong></a> Il importe de préciser que Millet ne confond pas postlittérature et postmodernité. Autrement dit, la postlittérature n’est pas, comme l’écrirait Lyotard, «une “incrédulité à l’égard des métarécits” à quoi se réduisent la raison, l’Histoire et le sens» (p.117). Plutôt, Millet suppose que la postlittérature «est pleine de foi dans la posture mimétique par quoi elle reproduit l’idéal littéraire à partir de la pulvérulence ludique du langage» (p.117). Dès lors, «[i]l s’agit d’en finir avec la littérature comme espace sacral ou solipsiste; refusant d’hériter, l’écrivain postlittéraire n’est plus qu’une figure sociale dont le roman est l’insignifiant curriculum vitae» (p.117). Précisons également que le préfixe «post» utilisé par Millet pour qualifier le roman actuel ne fait pas référence à un quelconque refus de penser le contemporain, ou encore à «une démission suggérée par le Spectacle». Au contraire, «[l]a postlittérature s’est […] bel et bien installée comme élément du Spectacle, sur les ruines de la langue autant que de cette somme patiemment élevée qu’on appelle œuvre et qui n’a plus de sens, dans un monde horizontal, où le geste d’écrire relève du collectivisme démocratique» (p.133).<br /><a href="#note8" name="note8a"><strong>[8]</strong></a> «Et en effet, ce qui frappe, c’est l’extrême vitesse de l’effacement des noms aussitôt périmés, comme si un aspirateur tout-puissant n’avait de cesse qu’il ne les avale toujours plus vite: c’est ce qu’on nomme l’actualité. Être actuel, c’est être, à tel moment, en position de visibilité. Et la minute d’après vous aspire.» Henri Raczymow, <em>La mort du grand écrivain. Essai sur la fin de la littérature</em>, Paris, Stock, 1994, p.40.<br /><a href="#note9" name="note9a"><strong>[9]</strong></a> Alain Nadaud, <em>Malaise dans la littérature</em>, Paris, Champ Vallon, 1993, p.50.<br /><a href="#note10" name="note10a"><strong>[10]</strong></a> Denis Saint-Jacq<em>ues, «Conflits de culture et valeur littéraire», dans Denis Saint-Jacques [dir.], </em>Que vaut la littérature?, Québec, Éditions Nota Bene (Les Cahiers du CRELIQ), 2000, p.5-6.<br /><a href="#note11" name="note11a"><strong>[11]</strong></a> Pensons, notamment, aux nombreux travaux de Dominique Viart et de Bruno Blanckeman sur la littérature française contemporaine.</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/dans-le-vestibule-de-lenfer#comments BAKHTINE, Mikhaïl BESSARD-BANQUY, Olivier BIRON, Michel Cinéma Conscience linguistique Contemporain Culture française Déclin de la littérature Démocratisation France LYOTARD, Jean-François MARX, William MILLET, Richard NADAUD, Alain Polémique Postlittérature Postmodernité RACZYMOW, Henri RICARD, François Roman SAINT-JACQUES, Denis Société du spectacle Essai(s) Mon, 04 Apr 2011 21:42:01 +0000 Pierre-Luc Landry 337 at http://salondouble.contemporain.info Temps et contretemps dans le conte quignardien http://salondouble.contemporain.info/lecture/temps-et-contretemps-dans-le-conte-quignardien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/st-onge-simon">St-Onge, Simon </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/triomphe-du-temps-quatre-contes">Triomphe du temps, quatre contes</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify">Par-del&agrave; un intitul&eacute; qui fait tinter l&rsquo;oratorio haendelien, <em>Triomphe du temps</em> emprunte &agrave; la musique son souffle, &agrave; la voix son geste. Il s&rsquo;agit de &laquo;<em>sonates de conte</em><a name="_ftnref1" title="_ftnref1" href="#_ftn1"><strong>[1]</strong></a>&raquo; devant &ecirc;tre port&eacute;es par la voix de Marie Vialle<a name="2x" href="#2xx"><strong>[2]</strong></a>, une voix qui tant&ocirc;t parle, tant&ocirc;t hurle et finalement chante. De la mati&egrave;re scripturale &agrave; sa mise en sc&egrave;ne, de l&rsquo;&eacute;criture quignardienne au jeu vocal de Vialle, le lecteur ou le spectateur est convi&eacute; &agrave; suivre les traces d&rsquo;une recherche, dont Quignard ignore l&rsquo;objet : &laquo;nous cherchons ensemble quelque chose que j&rsquo;ignore.&raquo; (p.i.) Mais cet objet situ&eacute; dans l&rsquo;inconnaissance, gr&acirc;ce au temps du conte, par l&rsquo;exp&eacute;rience temporelle modalis&eacute;e par le conte, on peut le reconna&icirc;tre comme un <em>objet petit a</em>, &laquo;qui bouche un peu le trou de la mort parce que c&rsquo;est aussi la chose qui rempla&ccedil;a un peu le perdu &agrave; la naissance.<a name="_ftnref2" title="_ftnref2" href="#_ftn2"><strong>[3]</strong></a>&raquo; Et cet objet n&rsquo;est pas de notre monde, sinon la fronti&egrave;re entre le royaume des ombres et celui des vivants, la trace du perdu merveilleux, la mati&egrave;re m&ecirc;me du conte qui se rev&ecirc;t de l&rsquo;anachronique.</p> <p align="justify">Chez Quignard, le temps que fait &eacute;prouver le conte est une exp&eacute;rience du Jadis, qui triomphe toujours du temps chronologique pour faire de l&rsquo;extr&ecirc;me contemporain un r&eacute;gime temporel originaire, un &laquo;ce fut&raquo; d&rsquo;aoriste qui fait du maintenant une pointe d&rsquo;enchantement, un contretemps qui fracture le <em>continuum </em>temporel. Cette pointe est pour ainsi dire lanc&eacute;e dans une &laquo;langue au-dessous des langues&raquo;, que Quignard d&eacute;finit comme &laquo;le son d&rsquo;un fragment de peur commune, que chacun &eacute;met sans doute &agrave; sa fa&ccedil;on, et plus ou moins, mais qui erre de l&egrave;vres en l&egrave;vres, sur la protrusion presque sexuelle et toujours d&eacute;nud&eacute;e des visages, au cours des mill&eacute;naires.<a name="_ftnref3" title="_ftnref3" href="#_ftn3"><strong>[4]</strong></a>&raquo; Cette langue en contrebas des langues, ou la &laquo;mutique sous les musiques<a name="_ftnref4" title="_ftnref4" href="#_ftn4"><strong>[5]</strong></a>&raquo; pour le dire comme Lyotard, est une modalisation du silence : elle parle dans le mutisme et dans les tacets comme dans les cris et la musique qui assaille de tous les c&ocirc;t&eacute;s, donc n&rsquo;est pas muette, mais mugit et murmure: elle est le g&eacute;missement originaire. Les quatre contes de <em>Triomphe du temps</em> brisent, d&eacute;passent et d&eacute;coupent ce silence qui n&rsquo;est pas muet, ce qui est une fa&ccedil;on de dire qu&rsquo;ils phrasent et chantent le pathos. Et phraser et chanter le pathos, c&rsquo;est s&rsquo;adonner &agrave; une &laquo;arch&eacute;opathie<a name="7x" href="#7xx"><strong>[6]</strong></a>&raquo; pour reprendre un n&eacute;ologisme de Dominique Viart, &agrave; une recherche de <em>l&rsquo;objet petit a</em>, qui se loge dans cet inconnaissable que Quignard nomme le Jadis.</p> <p align="justify">Quignard pose les indications pr&eacute;liminaires &agrave; la mise en sc&egrave;ne des quatre contes de <em>Triomphe du temps</em> en &eacute;crivant qu&rsquo;il &laquo;fa[ut] un com&eacute;dien masculin muet et Marie seule &agrave; parler &ndash; non seulement seule &agrave; parler mais devant aller jusqu&rsquo;aux hurlements. Puis au chant.&raquo; (p.i.) C&rsquo;est entre le silence de l&rsquo;un et la musique de l&rsquo;autre, c&rsquo;est dans cet entre-deux que point <em>l&rsquo;objet petit a</em>, l&rsquo;<em>agalma</em>, &laquo;l&rsquo;identificateur en personne de ce qui dispara&icirc;t dans la disparition<a name="_ftnref6" title="_ftnref6" href="#_ftn6"><strong>[7]</strong></a>&raquo;, dont le conte cadre et les trois autres qui le ponctuent sont d&eacute;j&agrave; les garants. Car l&rsquo;&eacute;criture quignardienne s&rsquo;emploie d'avance &agrave; r&eacute;v&eacute;ler dans une langue son contrebas, dans la musique annonc&eacute;e le mutique, et ce, dans l&rsquo;&eacute;trange mouvement de la <em>revenance</em>,<em> </em>&agrave; savoir ce qui apporte au pr&eacute;sent un pass&eacute; d&eacute;tach&eacute; de toute chronologie, ce qui r&eacute;actualise la naissance par le tr&eacute;pass&eacute;, ce qui, au final, fait de la naissance et la mort le double tempo de la temporalit&eacute; du conte.</p> <p align="justify">Cette &oelig;uvre est une variation de ce mouvement, une m&eacute;diation d&rsquo;objets petit <em>alter</em>. Le premier conte le manifeste via un &laquo;souvenir&raquo; qui &laquo;&eacute;meut&raquo; (p. 9) et qui condense en lui-m&ecirc;me le lointain et le proche, o&ugrave; le proche se fait tr&egrave;s lointain : &laquo;Mon gars, &ccedil;a fait un si&egrave;cle! disait-elle, m&ecirc;me si je l&rsquo;avais vue un quart d&rsquo;heure plus t&ocirc;t.&raquo; (p. 10) Cette m&egrave;re, toute s&eacute;nescente, s&rsquo;autorise &agrave; toucher &agrave; son fils qu&rsquo;au seuil de la disparition, donnant &agrave; lire dans ses mains ravin&eacute;es le triomphe du temps. Ce m&ecirc;me triomphe est pr&eacute;sent &agrave; la fin de ce conte-cadre, qui reconduit, dans une distension temporelle, le fils vers l&rsquo;enfance et la m&egrave;re &agrave; la grand-m&egrave;re. Apr&egrave;s un &laquo;cri comme seul enfant peut crier&raquo; (p. 72) un cri qui marque le r&eacute;veil de l&rsquo;enfant, la grand-m&egrave;re &laquo;murmure une chanson de son pays&raquo; (p. 74) qui fait aussit&ocirc;t retomber l&rsquo;enfant dans le sommeil, dans l&rsquo;autre royaume. Cette chanson &eacute;voque une &laquo;eau qui chante&raquo; et qui &laquo;porte&raquo; &laquo;l'ombre&raquo; (p. 75) de l&rsquo;enfant, une eau qui fait &eacute;cho &agrave; un des <em>objets petit a</em> que montre la m&egrave;re &agrave; son fils avec un visage extasi&eacute; au d&eacute;but du conte, &agrave; savoir une mare d&rsquo;o&ugrave; la m&egrave;re toute rid&eacute;e revient : &laquo;Elle me montrait sur l&rsquo;herbe l&rsquo;eau de la mare. Elle revenait. Elle s&rsquo;asseyait.&raquo; (p. 12) Dans un autre des contes, cette <em>revenance </em>est par exemple celle d&rsquo;un homme qui erre et qui retrouve sa premi&egrave;re femme devenue maigre et vieille ; ou, dans un autre encore, celle de Dante, qui revient des morts pour discuter avec l&rsquo;enfant Jean Racine, apr&egrave;s que celui-ci, dans son sommeil, lui ait rendu visite chez les ombres, sur les rives du fleuve G&eacute;missement, donc &agrave; l'or&eacute;e de la langue en contrebas des langues, l&agrave; o&ugrave; s'entend la musique mutique qui monte depuis l'autre royaume.</p> <p align="justify">La variation de ce mouvement de <em>revenance</em>, la m&eacute;diation d&rsquo;<em>objets petit a</em>, fait vibrer une pointe d&rsquo;enchantement ou plus pr&eacute;cis&eacute;ment d&eacute;senchante, en ce sens o&ugrave; &laquo;[d]&eacute;sanchanter, [c]&rsquo;est faire venir l&rsquo;esprit dehors. L&rsquo;enchanter ailleurs, le fixer sur autre chose<a name="_ftnref13" title="_ftnref13" href="#_ftn13"><strong>[8]</strong></a>&raquo;, comme sur un autre temps, dans un contretemps. Ainsi, Quignard ne r&eacute;invente pas le conte, il ne le r&eacute;actualise m&ecirc;me pas, sauf si r&eacute;inventer ou r&eacute;actualiser signifie le faire triompher dans une enti&egrave;re contemporan&eacute;it&eacute;, si c&rsquo;est faire fuser du jadis dans le pr&eacute;sent.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn1" title="_ftn1" href="#_ftnref1">1</a> Pascal Quignard, <em>Triomphe du temps, quatre contes</em>, Paris, Galil&eacute;e, coll. &laquo;Lignes fictives&raquo;, <em>pri&egrave;re d&rsquo;ins&eacute;rer</em>. Les prochaines r&eacute;f&eacute;rences &agrave; ces pages seront identiqu&eacute;es avec l'abr&eacute;viation &laquo;p.i.&raquo; suivant la citation.</p> <p><a name="2xx" href="#2x">2</a> <em>Triomphe du temps</em> a &eacute;t&eacute; pr&eacute;sent&eacute; pour la premi&egrave;re fois au Th&eacute;&acirc;tre de la cr&eacute;ation, en France, le 26 septembre 2006, par la compagnie Le nom sur le bout de la langue.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn2" title="_ftn2" href="#_ftnref2">3</a> Pascal Quignard, <em>Sordidissimes</em>, Paris, Gallimard, coll. &laquo;Folio&raquo;, 2005,<em> </em>p. 50.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn3" title="_ftn3" href="#_ftnref3">4</a> Pascal Quignard, &laquo;XXe trait&eacute;, Langue&raquo;, dans <em>Petit trait&eacute; I</em>,<em> </em>Paris, Gallimard, coll. &laquo;Folio&raquo;, 1990, p. 464.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn4" title="_ftn4" href="#_ftnref4">5</a> Jean-Fran&ccedil;ois Lyotard, &laquo;Musique, mutique&raquo;, dans <em>Moralit&eacute;s postmodernes</em>, Paris, Galil&eacute;e, coll. &laquo;D&eacute;bats&raquo;, p. 192.</p> <p><a name="7xx" href="#7x">6</a> Dominique Viart, &laquo;Les fictions critiques de Pascal Quignard&raquo;, <em>&Eacute;tudes fran&ccedil;aises</em>, vol. 40, no 2, 2004, p.31.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn6" title="_ftn6" href="#_ftnref6">7</a> Pascal Quignard, <em>Sordidissimes</em>, Paris, Gallimard, coll. &laquo;Folio&raquo;, 2005, p. 51.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn13" title="_ftn13" href="#_ftnref13">8</a> Pascal Quignard, <em>La haine de la musique</em>, <em>petits trait&eacute;s</em>,<em> </em>Paris, Calmann-L&eacute;vy, 1996, p. 278.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/temps-et-contretemps-dans-le-conte-quignardien#comments France LYOTARD, Jean-François Mémoire Musique QUIGNARD, Pascal Temps VIART, Dominique Conte Wed, 04 Feb 2009 16:19:00 +0000 Simon St-Onge 40 at http://salondouble.contemporain.info