Salon double - BROWNSTEIN, Charles http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/504/0 fr L'exploration du quotidien http://salondouble.contemporain.info/lecture/lexploration-du-quotidien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/curses">Curses</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify">Depuis sa naissance, la bande dessin&eacute;e am&eacute;ricaine s&rsquo;est impos&eacute;e comme un terreau fertile pour des artistes &agrave; l&rsquo;imagination f&eacute;brile. Des r&eacute;cits oniriques de Windsor McKay aux explorations psych&eacute;d&eacute;liques de Robert Crumb, en passant par les d&eacute;cors surr&eacute;alistes de Georges Herriman et les super-h&eacute;ros dynamiques de Jack Kirby, le comic art am&eacute;ricain a de tout temps pr&eacute;f&eacute;r&eacute; repr&eacute;senter la fantaisie et l&rsquo;esbroufe &agrave; la r&eacute;alit&eacute; et au quotidien. Toutefois, depuis l&rsquo;av&egrave;nement de la BD alternative dans le milieu des ann&eacute;es 1980, on constate un glissement dans les pr&eacute;occupations des artistes, plus int&eacute;ress&eacute;s &agrave; d&eacute;peindre leur monde r&eacute;el et connu qu&rsquo;&agrave; se lancer dans des d&eacute;lires spectaculaires. Cette tendance a atteint sa pleine expression avec Kevin Huizenga, jeune b&eacute;d&eacute;iste du Michigan qui s&rsquo;efforce de traduire sa r&eacute;alit&eacute; par le biais de son personnage Glenn Ganges, &agrave; force d&rsquo;images et de mots.</p> <p align="justify">Un des r&eacute;cits de Huizenga incarne pleinement cette pr&eacute;occupation pour la contemporan&eacute;it&eacute; et le regard de l&rsquo;imaginaire avec lequel il traduit ses r&eacute;flexions. Dans &laquo;Lost and Found&raquo;, Glenn Ganges fait le tri dans son courrier lorsqu&rsquo;il aper&ccedil;oit sur une enveloppe une de ces annonces pr&eacute;sentant les photos d&rsquo;un enfant disparu et de son possible ravisseur (<a name="figure1a" href="#figure1">figure 1</a>). Ces images troublent Glenn qui, malgr&eacute; le peu d&rsquo;informations mis &agrave; sa disposition par les annonces, ne peut s&rsquo;emp&ecirc;cher de songer au destin de ces enfants kidnapp&eacute;s. Peu apr&egrave;s, Glenn aper&ccedil;oit de l&rsquo;autre c&ocirc;t&eacute; de sa rue deux Africains qu&rsquo;il soup&ccedil;onne d&rsquo;appartenir &agrave; un groupe de r&eacute;fugi&eacute;s soudanais r&eacute;cemment immigr&eacute;s aux &Eacute;tats-Unis qui portent le nom de &laquo;lost boys&raquo; (<a name="figure2a" href="#figure2">figure 2</a>). Le r&eacute;cit reproduit un article de journal qui d&eacute;crit les &eacute;preuves qu&rsquo;ont d&ucirc; traverser ces victimes de la guerre avant de pouvoir s&rsquo;&eacute;tablir aux &Eacute;tats-Unis. Ayant finalement r&eacute;cup&eacute;r&eacute; son courrier, Glenn rentre chez lui mais conserve un air penaud qui inqui&egrave;te sa femme. En guise de r&eacute;ponse, Glenn d&eacute;clare &agrave; Wendy qu&rsquo;il croit que les tapis devraient &ecirc;tre nettoy&eacute;s (<a name="figure3a" href="#figure3">figure 3</a>).</p> <p align="justify">&nbsp;</p> <p align="justify">&Agrave; la lecture de cette description, il semble que les divers &eacute;l&eacute;ments du r&eacute;cit ne peuvent &ecirc;tre mis en lien. Cependant, il en va autrement; autant les enfants &laquo;perdus&raquo; pr&eacute;sent&eacute;s par les annonces que les &laquo;lost boys&raquo; qui ont trouv&eacute; une terre d&rsquo;accueil en Am&eacute;rique, sont transpos&eacute;s dans l&rsquo;inconnu suite &agrave; une rupture dans leur existence quotidienne, les premiers en raison d&rsquo;un enl&egrave;vement de la part d&rsquo;un proche, les seconds &agrave; cause d&rsquo;une fuite loin de la guerre qui les am&egrave;ne dans un pays riche faisant figure &agrave; leurs yeux de contr&eacute;e &eacute;trang&egrave;re. Ces ruptures sont exprim&eacute;es par des strat&eacute;gies formelles diff&eacute;rentes.</p> <p align="justify">Les annonces qui servent &agrave; retrouver des enfants disparus piquent la curiosit&eacute; de Glenn : peu d&rsquo;informations sont disponibles &agrave; propos de ces enl&egrave;vements et il ne peut s&rsquo;emp&ecirc;cher de se questionner &agrave; propos de ces histoires sordides : &laquo;What happened? What&rsquo;s the story? Father? Mother? Uncle? Friend? Au pair? How do people disappear? Why can&rsquo;t anyone find them? Are they all that tricky? Is America still that big? Maybe they are safer lost? (&hellip;) Is the kid in school now? Underground? With best friends and homework? Or on the street or something? Who wants to know? And you - why did you take them away?&raquo; (pp.42-43). Autant de questions qui demeurent sans r&eacute;ponse mais pour lesquelles Glenn s&rsquo;imagine des sc&egrave;nes qui colmatent les br&egrave;ches. Une chose est certaine, l&rsquo;existence de ces enfants est plong&eacute;e dans le myst&egrave;re &agrave; partir du moment o&ugrave; ils se font enlever, et il ne semble que seule la sp&eacute;culation permette d&rsquo;imaginer leur vie quotidienne suite &agrave; cet &eacute;v&eacute;nement. Les photographies reproduites sur les cartes postales sont dessin&eacute;es dans une couleur vert kaki qui les distingue tout au long du r&eacute;cit, soulignant ainsi l&rsquo;impossibilit&eacute; de les localiser. D&rsquo;abord pr&eacute;sent&eacute;es en plan rapproch&eacute;, ces images deviennent de petits ic&ocirc;nes, flottant dans le ciel ou recouvrant le visage de personnages dont on comprend qu&rsquo;ils appartiennent au groupe des disparus, menant une existence de fugitifs contre leur gr&eacute;. (<a name="figure4a" href="#figure4">figure 4</a>) Leur accumulation produit un myst&eacute;rieux r&eacute;cit dans lequel on suppose des zones d&rsquo;ombres et de drames : &laquo;It adds up and becomes like an accidental graphic novel whose story is mostly hidden, though sprawling landscapes are implied and tragic scenes are hinted at&raquo; (<a name="figure5a" href="#figure5">figure 5, p.43</a>). L&rsquo;&eacute;talement de ces visages de disparus est tel qu&rsquo;il d&eacute;borde le cadre des cases et, par le fait m&ecirc;me, du r&eacute;cit. Se d&eacute;portant au-del&agrave; des fronti&egrave;res &eacute;tanches que constituent habituellement les bordures des cases, ces ic&ocirc;nes s&rsquo;&eacute;tendent donc au-del&agrave; de la fiction, mani&egrave;re pour Huizenga de signaler que ces enfants disparus n&rsquo;appartiennent pas qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;imagination de Glenn Ganges et que ce drame n&rsquo;est que trop r&eacute;el.</p> <p align="justify">En contraste avec ces enfants invisibles que Huizenga distingues en employant une couleur sp&eacute;cifique pour les repr&eacute;senter, les Soudanais&nbsp; immigr&eacute;s aux &Eacute;tats-Unis sont bien pr&eacute;sents dans l&rsquo;environnement de Glenn, au point o&ugrave; il peut les saluer de la main lorsqu&rsquo;ils passent sur sa rue. Curieusement, ces &ecirc;tres tangibles sont repr&eacute;sent&eacute;s de mani&egrave;re plus distante. La description de leur histoire et de leur situation n&rsquo;est pas faite par le biais d&rsquo;un monologue int&eacute;rieur, comme ce fut le cas pour les enfants disparus, mais plut&ocirc;t par la reproduction d&rsquo;un article de journal &agrave; leur sujet. Alors que graphiquement, ces visages anonymes d&rsquo;enfants disparus sont appos&eacute;s sur plusieurs personnages et imagin&eacute;s dans plusieurs situations malgr&eacute; la quasi-totale absence d&rsquo;information &agrave; leur sujet, les &laquo;lost boys&raquo; ne sont pas repr&eacute;sent&eacute;s dans leur s&eacute;rie de malheurs tels que d&eacute;crite &agrave; grand renfort de d&eacute;tails dans l&rsquo;article qui porte sur eux. En lieu de la re-cr&eacute;ation de leur long p&eacute;riple en Afrique, on voit plut&ocirc;t les &laquo;lost boys&raquo; se balader dans une banlieue am&eacute;ricaine de la classe moyenne, faisant leur &eacute;picerie dans un magasin &agrave; rayons, s&rsquo;arr&ecirc;tant pour admirer une voiture de sport et constater leur &eacute;garement au beau milieu d&rsquo;un quartier au plan de rue labyrinthique. Ici, Huizenga ne choisit pas tant de censurer le r&eacute;cit du parcours horrible des r&eacute;fugi&eacute;s soudanais que de pr&eacute;senter ces &laquo;gar&ccedil;on perdus&raquo; dans leur nouvel environnement, dans un contraste entre texte et image qui fait ressortir d&rsquo;autant plus fortement l&rsquo;opposition entre le mode de vie pr&eacute;caire des enfants soudanais et l&rsquo;existence cossue &agrave; laquelle ils ont maintenant acc&egrave;s. Ce contraste n&rsquo;est jamais aussi &eacute;vident que dans la case pr&eacute;sentant une vue a&eacute;rienne d&rsquo;une banlieue constitu&eacute;e de plusieurs maisons individuelles, accompagn&eacute;e du texte &laquo;Sudan is one of the most underdeveloped countries in the world&raquo; (<a name="figure6a" href="#figure6">figure 6, p.48</a>). Ces individus jadis menac&eacute;s de toutes parts sont plong&eacute;s dans un monde dont l&rsquo;opulence n&rsquo;a cesse de les &eacute;tonner et de les confondre. Il est donc difficile d&rsquo;imaginer ce qu&rsquo;ils peuvent ressentir au contact de cet univers qui leur est inconnu, ce pourquoi ils ne semblent pas alimenter les r&eacute;flexions de Glenn et sont pr&eacute;sent&eacute;s de mani&egrave;re r&eacute;aliste et figurative, comparativement &agrave; la valeur iconique que prenaient les photos d&rsquo;enfants disparus dans les pages pr&eacute;c&eacute;dentes du r&eacute;cit.</p> <p align="justify">&Agrave; l&rsquo;aune de cette comparaison, comment interpr&eacute;ter la conclusion digne d&rsquo;une nouvelle de Raymond Carver, o&ugrave; Glenn d&eacute;clare &agrave; sa femme qu&rsquo;il pense que les tapis devraient &ecirc;tre nettoy&eacute;s? Aucune r&eacute;ponse d&eacute;finitive ne peut &ecirc;tre donn&eacute;e &agrave; cette question, mais proposons tout de m&ecirc;me plusieurs pistes de lecture. Il n&rsquo;est pas impossible que, fatigu&eacute; de ses r&eacute;flexions portant sur des drames humains, Glenn se soit repli&eacute; dans un mat&eacute;rialisme digne de la banlieue am&eacute;ricaine, en se pr&eacute;occupant de la propret&eacute; de sa demeure&nbsp; plut&ocirc;t que du sort des malheureux. Toutefois, les photographies d&rsquo;enfants disparus apparaissent sur des r&eacute;clames publicitaires, et celle qui sert d&rsquo;exemple dans le r&eacute;cit en est une qui fait la promotion d&rsquo;une compagnie de nettoyage de tapis appel&eacute;e &laquo;Modernistic Carpet Cleaning&raquo;. Peut-&ecirc;tre que Glenn est tout simplement influenc&eacute; par la publicit&eacute;, ce qui explique la d&eacute;claration &agrave; sa femme! N&eacute;anmoins, il est &eacute;galement mentionn&eacute; que certaines des compagnies faisant de la publicit&eacute; par courrier commanditent le &laquo;processus de vieillissement informatis&eacute;&raquo;, une technique qui permet de fabriquer un portrait d&rsquo;un enfant dont on a vieilli le visage en esp&eacute;rant que cette image de synth&egrave;se am&eacute;liore les chances de retrouver un enfant disparu depuis plusieurs ann&eacute;es. Une des compagnies &agrave; commanditer ce processus est justement &laquo;Modernistic Carpet Cleaning&raquo;. Il est donc possible que Glenn, en faisant affaire avec cette compagnie, tente de favoriser indirectement le retour &agrave; la maison d&rsquo;un enfant disparu. Les enfants trouv&eacute;s pourraient r&eacute;int&eacute;grer leur quotidien, qui leur semblerait peut-&ecirc;tre &eacute;tranger de prime abord, mais auquel ils finiraient par s&rsquo;habituer et qui pr&eacute;senterait une am&eacute;lioration par rapport &agrave; leur existence de fugitif. Ce sentiment de vouloir venir en aide aux enfants disparus, lui, se serait accentu&eacute; &agrave; la vue des &laquo;lost boys&raquo;, eux-m&ecirc;mes anciens fugitifs qui ont trouv&eacute; asile dans un nouveau pays et dans un quotidien paisible. Si c&rsquo;est bel et bien le cas, cette curieuse conclusion ferait une synth&egrave;se des deux groupes pr&eacute;sent&eacute;s dans le r&eacute;cit, soit les kidnapp&eacute;s et les Soudanais. Il n&rsquo;est donc pas exag&eacute;r&eacute; de penser que la volont&eacute; de faire nettoyer ses tapis qu&rsquo;exprime Glenn renvoie plut&ocirc;t &agrave; un d&eacute;sir de venir en aide &agrave; ces personnes &eacute;plor&eacute;es qui peuplent son quotidien r&eacute;el et imaginaire, ne serait-ce que par une contribution minimale.</p> <p align="justify">En mettant en rapport direct deux situations traumatiques, soit l&rsquo;enl&egrave;vement et la guerre, dans un court r&eacute;cit par le biais d&rsquo;une r&eacute;flexion d&rsquo;un personnage occidental qui n&rsquo;est pas indiff&eacute;rent &agrave; ces malheurs sans toutefois en avoir une exp&eacute;rience de premi&egrave;re main, Huizenga fournit un exemple de la transformation dans les pr&eacute;occupations des b&eacute;d&eacute;istes contemporains, dont la production ne tend plus &agrave; mettre en sc&egrave;ne un protagoniste surpuissant d&eacute;termin&eacute; &agrave; sauver un monde fictif de la destruction, mais plut&ocirc;t &agrave; interroger le monde r&eacute;el. Will Eisner, une l&eacute;gende de la bande dessin&eacute;e am&eacute;ricaine, a d&eacute;clar&eacute; vers la fin de sa vie : &laquo;I believe strongly that this medium is capable of subject matter well beyond the business of pursuit and vengeance or two mutant trashing each other<a name="note1" href="#note1a"><strong>1</strong></a>&raquo;. La production de Huizenga donne raison &agrave; cette croyance.</p> <p>&nbsp;</p> <p><a name="note1a" href="#note1">1</a>Charles Brownstein, <em>Eisner/Miller</em>, Dark Horse Publishing, Milwaukie, 2005, p.342.</p> <p><u><em>L'auteur de ce texte tient &agrave; remercier chaleureusement Kevin Huizenga pour l'autorisation accord&eacute;e &agrave; Salon Double de reproduire des extraits de </em>Curses.</u></p> <p><a name="figure1" href="#figure1a"> Figure 1</a>, Page 41</p> <p>&nbsp;<img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure%201_1.jpg" /></p> <p><a name="figure2" href="#figure2a">Figure 2</a>, Page 46</p> <p><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure%204.jpg" /></p> <p><a name="figure3" href="#figure3a">Figure 3</a>, Page 50</p> <p><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure%206.jpg" /></p> <p><a name="figure4" href="#figure4a">Figure 4</a>, Page 45</p> <p><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure%203%20%28va%20chier%20genette%29.jpg" /></p> <p><a name="figure5" href="#figure5a"> Figure 5</a>, Page 43</p> <p><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure 2.jpg" /></p> <p><a name="figure6" href="#figure6a"> Figure 6</a>, Page 48</p> <p><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure 5.jpg" /></p> <p>&nbsp;</p> <div class="field field-type-filefield field-field-image"> <div class="field-label">Image:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <div class="filefield-file"><img class="filefield-icon field-icon-image-jpeg" alt="icône image/jpeg" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/all/modules/contrib/filefield/icons/image-x-generic.png" /><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure 1_1.jpg" type="image/jpeg; length=76819">figure 1.jpg</a></div> </div> </div> </div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/lexploration-du-quotidien#comments BROWNSTEIN, Charles États-Unis d'Amérique Histoire HUIZENGA, Kevin Média Quotidien Bande dessinée Tue, 20 Jan 2009 18:17:00 +0000 Gabriel Gaudette 64 at http://salondouble.contemporain.info