Salon double - PEREC, Georges http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/505/0 fr Exercice de style en dix-huit crimes http://salondouble.contemporain.info/lecture/exercice-de-style-en-dix-huit-crimes <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/guilet-anais">Guilet, Anaïs</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lhomme-qui-tua-roland-barthes-et-autres-nouvelles">L&#039;homme qui tua Roland Barthes et autres nouvelles </a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div>&nbsp;</div> <div class="rteright"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Ce que nous contemplons, nous autres vivants, est le spectacle ambigu et effroyable, des hommes devant la mort, qui, comme le soleil, ne peut se regarder en face. (p. 66)</span></div> <p> Et c&rsquo;est bien &agrave; une forme d&rsquo;agonie que nous assistons &agrave; la lecture des dix-huit nouvelles qui composent le recueil de Thomas Clerc, intitul&eacute; <em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes et autres nouvelles</em>. Chacune des personnes &ndash;devenues ici personnages&ndash; choisies par Thomas Clerc va mourir, les titres anaphoriques &laquo;L&rsquo;homme qui tua&hellip;&raquo; nous le rappellent, les connaissances du lecteur souvent le lui confirment (Gianni Versace, Abraham Lincoln, Pier Paolo Pasolini et Marvin Gaye sont morts assassin&eacute;s, nous le savons tous). Ils sont d&eacute;c&eacute;d&eacute;s, victimes d&rsquo;un crime et s&rsquo;appr&ecirc;tent &agrave; &ecirc;tre de nouveau tu&eacute;s sous nos yeux. Pour nous faire partager ce spectacle &agrave; l&rsquo;issue fatale et sans surprise, Thomas Clerc, dans un &eacute;lan oulipien, change &agrave; chaque nouvelle de style d&rsquo;&eacute;criture mais aussi de point de vue, semblant d&rsquo;ailleurs avoir une pr&eacute;f&eacute;rence pour la focalisation sur le meurtrier plut&ocirc;t que sur la victime. Si les d&eacute;nouements de chaque intrigue sont donc connus d&rsquo;avance, chaque nouvelle, par l&rsquo;exercice de style qu&rsquo;elle propose, se fait singuli&egrave;re et manifeste une certaine virtuosit&eacute; dans l&rsquo;&eacute;criture de la part de Thomas Clerc. Le crime, dans sa violence et son traitement, se renouvelle sans cesse, comme une variation sur un m&ecirc;me th&egrave;me. Ceci forme l&rsquo;architecture particuli&egrave;re de ce recueil dessin&eacute; par un auteur, ardent d&eacute;fenseur de l&rsquo;art de la nouvelle litt&eacute;raire. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> Le recueil de nouvelles entre variation et unit&eacute;</strong></span></p> <p><em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em> pourrait se lire en commen&ccedil;ant par la fin puisque c&rsquo;est l&agrave; que le projet de l&rsquo;auteur se r&eacute;v&egrave;le, &eacute;clairant d&rsquo;un jour nouveau la lecture des nouvelles qui ont pr&eacute;c&eacute;d&eacute;. En effet, dans sa postface Thomas Clerc compose une v&eacute;ritable d&eacute;fense du recueil de nouvelles, qui selon lui n&rsquo;est pas estim&eacute; &agrave; sa juste valeur&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;une des raisons de ce discr&eacute;dit tient &agrave; la forme du cadre o&ugrave; s&rsquo;inscrivent les nouvelles, le recueil. Sa volatilit&eacute;, son &eacute;clectisme gratuit font qu&rsquo;une nouvelle lue est une nouvelle vite oubli&eacute;e. Figurant de fa&ccedil;on hasardeuse dans un ensemble qui ne l&rsquo;est pas moins. (p. 349-350)</span></div> <p>Pour lui, la nouvelle ne doit pas &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute;e comme une unit&eacute; s&eacute;par&eacute;e, mais comme appartenant &agrave; un ensemble plus vaste. Le recueil doit poss&eacute;der une architecture, un objectif vers lequel chaque nouvelle s&rsquo;achemine et ainsi &laquo;lutte[r] contre l&rsquo;oubli et la contingence de recueil de nouvelles<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>&raquo;. Il s&rsquo;agit pour lui de structurer son &oelig;uvre comme un album concept, prenant pour exemple <em>Sergent Peppers</em> des Beatles mais surtout <em>Pin Ups</em> de David Bowie, un &laquo;[&hellip;] album de seules reprises, o&ugrave; Bowie, revisitant certains standards du rock, r&eacute;alise un album personnel &agrave; partir d&rsquo;une base qui ne l&rsquo;est pas. Dans mon livre, ce sont les noms propres qui sont les airs.&raquo; (p.350) Dans <em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em>, c&rsquo;est le th&egrave;me du crime, sa violence, qui structurent et unifient le recueil &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur duquel chaque meurtre abord&eacute;, chaque homme qui tue ou est tu&eacute;, composent une variation, que Clerc appelle, nous l&rsquo;avons vu, un &laquo;air&raquo;. La vari&eacute;t&eacute; ici se joue dans l&rsquo;&eacute;num&eacute;ration, dans la r&eacute;p&eacute;tition de &laquo;l&rsquo;homme qui tua&raquo;. La notion de crime est alors d&eacute;clin&eacute;e &agrave; chaque nouvelle, &agrave; l&rsquo;image de l&rsquo;alternance des styles, r&eacute;v&eacute;lant de la part de Thomas Clerc un amour du dispositif tout droit h&eacute;rit&eacute; des pratiques d&rsquo;un Raymond Queneau ou d&rsquo;un George Perec<a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Dix-huit nouvelles, dix-huit crimes, dix-huit styles </strong></span></p> <p>Ce qui aurait pu &ecirc;tre une accumulation assez vaine de faits divers morbides trouve tout son int&eacute;r&ecirc;t et son relief dans la recherche stylistique dont chaque nouvelle fait l&rsquo;objet. Au-del&agrave; de l&rsquo;exercice de virtuosit&eacute;, il s&rsquo;agit pour Thomas Clerc de jouer encore sur la variation. Thomas Clerc est un sp&eacute;cialiste de Roland Barthes et est ma&icirc;tre de conf&eacute;rences &agrave; l&rsquo;universit&eacute; Paris X-Nanterre. Il a jusqu&rsquo;&agrave; aujourd&rsquo;hui publi&eacute; deux ouvrages: deux essais aux th&eacute;matiques tr&egrave;s diff&eacute;rentes intitul&eacute;s <em>Maurice Sachs, le d&eacute;s&oelig;uvr&eacute;</em> (&eacute;d. Allia) et <em>Paris, mus&eacute;e du XXIe si&egrave;cle: Le Xe arrondissement </em>(&eacute;d. Gallimard). Le premier compose le portrait kal&eacute;idoscopique de cet &eacute;crivain maudit, dans une tonalit&eacute; &agrave; mi-chemin entre la biographie et l&rsquo;analyse. Le second proc&egrave;de d&rsquo;une longue, m&eacute;thodique et po&eacute;tique description du Xe arrondissement de Paris.</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je me d&eacute;finis comme un &eacute;crivain omni-genre: j'esp&egrave;re &eacute;crire de tout; jusqu'&agrave; pr&eacute;sent j'ai publi&eacute; un essai (<em>Maurice Sachs le d&eacute;s&oelig;uvr</em>&eacute;), une description topographique (<em>Le Xe arrondissement</em>) et des nouvelles<a href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>.</span></div> <p>Thomas Clerc est donc un &eacute;crivain prot&eacute;iforme qui se pla&icirc;t &agrave; se renouveler sans cesse: ce dont t&eacute;moigne aussi l&rsquo;esth&eacute;tique de son recueil. Ainsi qu&rsquo;il le dit dans une interview pour <em>Le magazine litt&eacute;raire</em>&nbsp;: &laquo;D'une certaine fa&ccedil;on, j'ai voulu tuer le Style, c'est-&agrave;-dire la marque de fabrique de l'&eacute;crivain, o&ugrave; il s'enferme selon moi, trop souvent<a href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>.&raquo;</p> <p>Le lecteur ne peut d&eacute;finir exactement le style de Thomas Clerc et cependant se doit de relier les modes d&rsquo;&eacute;criture choisis par l&rsquo;auteur aux crimes qu&rsquo;il d&eacute;crit. La nouvelle inaugurale est des plus troublantes en la mati&egrave;re. Les jeux de mots grivois, le style tr&egrave;s oralis&eacute;, les descriptions crues, utilis&eacute;s par l&rsquo;auteur semblent en totale opposition avec l&rsquo;univers intellectuel que l&rsquo;on associe &agrave; Roland Barthes. Toute la nouvelle est focalis&eacute;e &agrave; la premi&egrave;re personne du singulier sur le futur meurtrier du c&eacute;l&egrave;bre&nbsp;essayiste:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pour fuir la canicule ennemie de l&rsquo;humaine, je suis all&eacute; &agrave; la piscine du centre pleine de queue. &Agrave; la caisse, l&rsquo;Antillaise m&rsquo;a dit qu&rsquo;ils n&rsquo;avaient plus de maillots suite &agrave; l&rsquo;affluence, je lui ai demand&eacute; s&rsquo;il en fallait vraiment un, elle est rest&eacute;e bouche-bite. (p. 13)</span></div> <p>Un certain malaise se cr&eacute;e du c&ocirc;t&eacute; du lecteur. D&rsquo;autant plus que la nouvelle, avec son montage altern&eacute; et ses bonds temporels, nous entra&icirc;ne dans une dimension fantastique tout &agrave; fait inattendue. Ici, le style se veut &agrave; l&rsquo;oppos&eacute; de la victime. Thomas Clerc d&eacute;clare &agrave; ce propos: &laquo;la mort de Barthes me touche &agrave; cause de ce que cela repr&eacute;sente all&eacute;goriquement: la litt&eacute;rature &eacute;cras&eacute;e par l'insignifiance du personnage principal<a href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>.&raquo; Ainsi, ce sp&eacute;cialiste de Roland Barthes se d&eacute;tache sans doute aussi un peu de son sujet de pr&eacute;dilection. Il s&rsquo;agit, pour sa premi&egrave;re &oelig;uvre de fiction, de symboliquement se lib&eacute;rer de l&rsquo;image de Barthes qui le hante. Autre exemple de d&eacute;centrement, &laquo;L&rsquo;homme qui tua Thierry Paulin&raquo;, aussi surnomm&eacute; le &laquo;Tueur aux vieilles dames&raquo;. Dans cette nouvelle, Thomas Clerc r&eacute;alise ce qu&rsquo;il appelle en postface un &laquo;ready-made&raquo;, probablement r&eacute;alis&eacute; &agrave; partir de l&rsquo;article de Wikip&eacute;dia consacr&eacute; au meurtrier martiniquais. Il y ajoute des d&eacute;tails, corrige quelques dates et le confronte au traducteur automatique&nbsp;sur Internet: le texte, quoique lisible, devient asyntaxique, grammaticalement incorrect.</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Comme un m&eacute;tis blanc &eacute;tudiant entre pairs, Paulin avait peu d&rsquo;amis, et mal effectu&eacute; &agrave; l&rsquo;&eacute;cole, &agrave; d&eacute;faut ses examens. &Agrave; l&rsquo;&acirc;ge de 17 ans, il a d&eacute;cid&eacute; d&rsquo;inscrire le service militaire. Au d&eacute;but l&rsquo;adh&eacute;sion &agrave; l&rsquo;parachutistes des troupes, mais ses camarades m&eacute;prisait pour lui sa race et l&rsquo;homosexualit&eacute;. (p.117)</span></div> <p>On peut trouver le lien entre le style et le sujet dans le processus de traduction. Thomas Clerc passe d&rsquo;une langue &agrave; une autre comme Thierry Paulin a d&ucirc; passer d&rsquo;une culture &agrave; une autre, ceci provoquant des d&eacute;formations incontestables, des &eacute;carts. La langue se fait incompr&eacute;hensible quand Paulin est incompris, incorrecte pour d&eacute;crire la marginalit&eacute; ressentie par le tueur en s&eacute;rie. </p> <p>Ainsi, chaque nouvelle poss&egrave;de sa propre langue, son style caract&eacute;ristique: Guillaume Dustan se fait victime symbolique, rattach&eacute; au dialogue philosophique dans une joute verbale avec Daniel Bell. Anna Politkovska&iuml;a est assassin&eacute;e par un accro au langage des messages textes sur t&eacute;l&eacute;phones portables. Le lecteur entre dans la t&ecirc;te de H.B. gr&acirc;ce &agrave; un monologue int&eacute;rieur qui permet de participer de l&rsquo;int&eacute;rieur &agrave; la fameuse prise d&rsquo;otage de la maternelle de Neuilly<a href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>. Marvin Gaye est au centre d&rsquo;un conte au d&eacute;nouement en forme d&rsquo;antiparricide. Quant &agrave; Pierre Goldman, il fait l&rsquo;objet d&rsquo;un po&egrave;me en d&eacute;casyllabes.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> De la grande Histoire et des petites histoires</strong></span></p> <p><em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em> propose &agrave; son lecteur une succession de crimes r&eacute;solument violents. Violence sur laquelle les lecteurs, comme Thomas Clerc ne peuvent s&rsquo;emp&ecirc;cher de s&rsquo;interroger. Qu'est-ce qui fait, au-del&agrave; du simple jeu des styles, que le recueil ne sombre pas dans l&rsquo;accumulation de faits-divers sordides (J&eacute;sus le SDF, H.B., Thierry Paulin, le meurtre de l&rsquo;arri&egrave;re-grand-p&egrave;re) ou de crimes &agrave; sensation (Versace, Marvin Gaye, Lady Di)? On sait qu&rsquo;aujourd&rsquo;hui la violence, dans ce qu&rsquo;elle provoque d&rsquo;attirance et de r&eacute;vulsion est omnipr&eacute;sente et fait ind&eacute;niablement vendre. Ce go&ucirc;t du public, comme de Thomas Clerc, pour les crimes violents est, ainsi que le souligne Barbara Michel dans <em>Figures et M&eacute;tamorphoses du Meurtre</em><a href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>, un r&eacute;v&eacute;lateur sociologique, un aper&ccedil;u de nos propres failles. Mais la violence dans le recueil n&rsquo;est pas gratuite et ceci doublement. D&rsquo;abord parce qu&rsquo;elle est fondatrice de l&rsquo;identit&eacute; de l&rsquo;auteur, le lecteur l&rsquo;apprendra dans la derni&egrave;re nouvelle du recueil et nous y reviendrons; ensuite parce que chaque nouvelle touche de pr&egrave;s o&ugrave; de loin &agrave; la grande Histoire, dont on ne peut non plus nier la violence. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> </strong></span><span style="color: rgb(0, 0, 0);">L&rsquo;Histoire, &laquo;avec sa grande hache<a href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>&raquo; </span>dirait Perec, surgit avant tout dans la dimension politique omnipr&eacute;sente dans le recueil notamment &agrave; travers le choix de certains personnages aux opinions et positions fortes, tels qu&rsquo;Ernest, Abraham Lincoln, V. D. Nabokov, Anna Politska&iuml;a ou encore Guillaume Dustan. Chacun des crimes, chacune des personnalit&eacute;s s&eacute;lectionn&eacute;es peut &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute; comme appartenant &agrave; l&rsquo;Histoire tant ils ont ponctu&eacute; le XXe et le jeune XXIe si&egrave;cle (&agrave; l&rsquo;exception du meurtre, non moins historique, de Lincoln). C&rsquo;est par cet aspect historique que les nouvelles s&rsquo;&eacute;loignent de leur statut de simple fait divers&nbsp;; leur violence n&rsquo;a rien &agrave; voir avec la gratuit&eacute; de celle des images diffus&eacute;es quotidiennement par les m&eacute;dias. Olivier Mongin, dans <em>La violence des images ou comment s&rsquo;en d&eacute;barrasser?</em>, note la perte de la catharsis dans l&rsquo;image contemporaine:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La violence des images contemporaines sort le plus souvent des sentiers trac&eacute;s par le muthos (r&eacute;cit) et ne cherche pas &agrave; offrir au regard du spectateur des objets eux-m&ecirc;mes &eacute;pur&eacute;s. La d&eacute;sensibilisation contemporaine [&hellip;] participe d&rsquo;un double &eacute;chec de la catharsis: &eacute;chec d&rsquo;un regard brouill&eacute; par une violence diffuse et trouble, &eacute;chec d&rsquo;une &laquo;configuration&raquo; de la violence par un r&eacute;cit susceptible de l&rsquo;&eacute;purer<a href="#note9a"><strong>[9]</strong></a>. </span></div> <p>Les violences d&eacute;crites dans <em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em> ne sont pas non plus d&eacute;nu&eacute;es d&rsquo;un aspect cathartique:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La repr&eacute;sentation de la violence se distingue du spectacle de la violence du fait qu&rsquo;elle permet une catharsis, for&ccedil;ant le lecteur ou le spectateur &agrave; prendre parti et &agrave; &eacute;valuer la violence pour lui-m&ecirc;me et selon ses propres crit&egrave;res<a href="#note10a"><strong>[10]</strong></a>. <p></p></span></div> <div>Et nous avons r&eacute;solument affaire &agrave; des repr&eacute;sentations. Thomas Clerc prend pour base des faits r&eacute;els qui souvent parlent aux lecteurs, pour ensuite les mettre en sc&egrave;ne, les fictionnaliser, d&eacute;routant les attentes lectorales, obligeant ainsi &agrave; cr&eacute;er cette distance indispensable &agrave; la catharsis. Une distanciation qui n&rsquo;a d&rsquo;ailleurs pas lieu seulement pour le lecteur, mais qui est aussi centrale pour Thomas Clerc, qui, par l&rsquo;&eacute;criture, se d&eacute;tache de la violence qui fonde son identit&eacute;.&nbsp; C&rsquo;est que le crime fait partie int&eacute;grante de la vie de l&rsquo;auteur, il est &agrave; l&rsquo;origine de son &laquo;roman familial&raquo;, pour reprendre l&rsquo;expression freudienne<a href="#note11a"><strong>[11]</strong></a>. Il est au c&oelig;ur de sa fiction et de son r&eacute;el, les deux se m&ecirc;lant en lui, comme dans ses nouvelles, mais aussi comme dans l&rsquo;Histoire, ou peut &ecirc;tre plus pr&eacute;cis&eacute;ment l&rsquo;imaginaire historique. La dimension autobiographique est omnipr&eacute;sente dans le recueil. Si elle se fait discr&egrave;te au d&eacute;but, plus le lecteur avance dans l&rsquo;&oelig;uvre plus la proximit&eacute; avec Thomas Clerc se fait sentir. Il est &eacute;vident que chaque personne choisie par l&rsquo;auteur est importante pour lui, Roland Barthes et Maurice Sachs en premier lieu, puisqu&rsquo;il les a &eacute;tudi&eacute;s plus que qui qu&rsquo;autre. Mais de mani&egrave;re plus intime, on retrouve &agrave; travers le r&eacute;cit de la mort d&rsquo;Ernest le quartier o&ugrave; l&rsquo;auteur a pass&eacute; son enfance. Le &laquo;je&raquo; diffus au d&eacute;but, se fait de plus en plus pr&eacute;sent &agrave; partir du po&egrave;me consacr&eacute; &agrave; Pierre Goldman. La premi&egrave;re strophe permet de bien constater comment chez Clerc, l&rsquo;historique, le politique et l&rsquo;autobiographique se m&ecirc;lent:<br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je vais conter l&rsquo;histoire ici de Pierre<br /> Goldman le Juif le gauchiste et gangster<br /> Un pur h&eacute;ros des archives de France<br /> Pour qui le crime rime avec l&rsquo;Histoire.<br /> Troubles ann&eacute;es et c&rsquo;est un peu les miennes<br /> La d&eacute;cennie d&rsquo;&eacute;poque soixante-dix<br /> Moi qui n&rsquo;eus pas d&rsquo;adolescence &agrave; cause<br /> De l&rsquo;extension si forte de l&rsquo;enfance. (p.273)</span></div> <p>Vient ensuite la nouvelle consacr&eacute;e &agrave; Pierre Lev&eacute;, ami de Thomas Clerc, puis le texte cl&eacute; &laquo;L&rsquo;homme qui tua mon arri&egrave;re-grand-p&egrave;re&raquo;. Une nouvelle &eacute;crite dans un style sobre qui d&eacute;crit la mal&eacute;diction familiale et o&ugrave; le n&oelig;ud du crime est toujours l&rsquo;argent. Si la violence dans le recueil a une dimension cathartique, la litt&eacute;rature en a pour Clerc une encore plus grande. C&rsquo;est en effet gr&acirc;ce &agrave; l&rsquo;&eacute;criture qu&rsquo;il compte rompre la mal&eacute;diction familiale et expurger sa violence. Clerc fait l&rsquo;aveu total de sa sacralisation de la litt&eacute;rature, seule vraie richesse &agrave; ses yeux, puisqu&rsquo;elle est de celle pour laquelle a priori on ne tue pas.</p> <p><em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em> est un recueil de nouvelles dont on a la tentation de parler comme d&rsquo;un roman tant son architecture est travaill&eacute;e. Entre unit&eacute; des th&egrave;mes et variations, chacun des r&eacute;cits peut se lire de mani&egrave;re ind&eacute;pendante, tout en restant rattach&eacute;s les uns aux autres par de multiples n&oelig;uds de sens. Ces N&oelig;uds, o&ugrave; fiction et r&eacute;alit&eacute; se m&eacute;langent, sont principalement le crime et la violence, mais ils sont surtout l&rsquo;occasion pour Thomas Clerc de dire quelque chose de lui et de son &eacute;poque. Si, au risque de vous g&acirc;cher le suspens je dois r&eacute;p&eacute;ter que les personnages tr&eacute;passent tous &agrave; la fin, l&rsquo;&oelig;uvre, qui traite de la mort, n&rsquo;est pas morbide pour autant. &Agrave; ce propos Thomas Clerc souligne avoir &eacute;crit 18 nouvelles plut&ocirc;t que 17, parce que ce nombre, de mauvais augure, s&rsquo;&eacute;crit XVII en chiffre romain et est ainsi l&rsquo;anagramme de VIXI &laquo;qui signifie &quot;je suis mort&quot;&raquo; (p.350). La mort se veut donc d&eacute;pass&eacute;e: pour Thomas Clerc la litt&eacute;rature est ind&eacute;niablement synonyme de vitalit&eacute;.<br /> <a href="#note1a"><br /> </a></p> <hr /> <p><strong><a href="#note1a">[1]</a> </strong>Thomas Clerc, entretien dans le cadre de l&rsquo;&eacute;mission radiophonique Atelier Litt&eacute;raire, &laquo;Silhouettes, pastiche et listes&raquo; par Pascale Casanova sur France Inter le 23 mai 2010.<strong><a href="#note2a"><br /> </a> <a href="#note2a">[2]</a> </strong>George Perec et Raymond Queneau appartiennent au mouvement d&rsquo;avant-garde l&rsquo;OULIPO (l&rsquo;ouvroir de litt&eacute;rature potentielle) centr&eacute; sur l'invention et l'exp&eacute;rimentation de contraintes litt&eacute;raires nouvelles. Pour exemple&nbsp;: Queneau dans <em>Exercices de style</em>, paru en 1947, raconte 99 fois la m&ecirc;me histoire de 99 fa&ccedil;ons diff&eacute;rentes ou encore Perec m&ecirc;le fiction et r&eacute;alit&eacute; autobiographique dans ses &oelig;uvres comme <em>W ou le souvenir d'enfance</em> (1975)&nbsp; <em>La disparition</em> (1969) ou<em> La Vie mode d&rsquo;emploi</em> (1978).<strong><a href="#note3a"><br /> </a> <a href="#note3a">[3]</a> </strong>Thomas Clerc, entretien r&eacute;alis&eacute; par Minh Tran Huy, Le magazine litt&eacute;raire, En ligne: <a href="http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=16108" title="http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=16108">http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=16108</a> [consult&eacute; le 7 juillet 2010]<strong><a href="#note4a"><br /> </a> <a href="#note4a">[4]</a> </strong><em>Ibid.</em><strong><a href="#note5a"><br /> </a> <a href="#note5a">[5]</a> </strong><em>Ibid.</em><a href="#note7a"><strong><br /> </strong></a><strong><a name="note6a" href="#note6a">[6]</a></strong> En Mai 1993, &Eacute;rick Schmitt, plus connu sous le surnom de H.B (Human Bomb), prit en otage les enfants et l&rsquo;institutrice d&rsquo;une classe de maternelle &agrave; Neuilly (r&eacute;gion Parisienne). Ce ch&ocirc;meur d&eacute;pressif, arm&eacute; d&rsquo;un pistolet d&rsquo;alarme et ceintur&eacute; d&rsquo;explosifs, r&eacute;clamait une ran&ccedil;on de cent millions de francs. Cet &eacute;v&egrave;nement tr&egrave;s m&eacute;diatis&eacute; devint un &eacute;v&egrave;nement national, la France resta en alerte pendant pr&egrave;s de deux jours. Si aucune victime ne fut compt&eacute;e parmi les otages, H.B fut tu&eacute; pendant l&rsquo;assaut de la police.<a href="#note6a"><strong><br /> </strong></a><strong><a name="note7a" href="#note7a">[7]</a></strong> Barbara Michel, <em>Figures et M&eacute;tamorphoses du Meurtre</em>, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1991, 331 p.<strong><a href="#note6a"><br /> </a> <a href="#note6a">[8]</a> </strong>George Perec, <em>W ou le souvenir d&rsquo;enfance</em>, Paris, Messageries du Livre, &laquo;L&rsquo;imaginaire&raquo;, 1993, p.17.<strong> <a href="#note9a"><br /> </a> <a href="#note9a">[9]</a> </strong>Olivier Mongin, <em>Essai sur les passions d&eacute;mocratiques tome 2&nbsp;: La violence des images ou comment s&rsquo;en d&eacute;barrasser?</em>, Paris, Seuil, 1997, 184 p., p. 149.<strong><a href="#note10a"><br /> </a> <a href="#note10a">[10]</a> </strong>Bertrand Gervais, &laquo;La ligne de flottaison&raquo;,<em> Cahiers &eacute;lectroniques de l'imaginaire, Centre de recherche sur l&rsquo;Imaginaire (UCL)</em>, vol. 4, 2006, En ligne: <a href="http://zeus.fltr.ucl.ac.be/autres_entites/CRI/CRI%202/Montaigne.htm" title="http://zeus.fltr.ucl.ac.be/autres_entites/CRI/CRI%202/Montaigne.htm">http://zeus.fltr.ucl.ac.be/autres_entites/CRI/CRI%202/Montaigne.htm</a>, [consult&eacute; le 10 juillet 2010]<strong><a href="#note11a"><br /> </a> <a href="#note11a">[11]</a> </strong>La psychanalyse est aussi une th&eacute;matique ch&egrave;re &agrave; l&rsquo;auteur.<strong></strong></p> <p></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/exercice-de-style-en-dix-huit-crimes#comments BARTHES, Roland CLERC, Thomas Contraintes Culture populaire Deuil Événement Filiation France Mémoire MICHEL, Barbara MONGIN, Olivier Mort PEREC, Georges Poétique du recueil QUENEAU, Raymond Style Nouvelles Mon, 26 Jul 2010 14:03:04 +0000 Anaïs Guilet 250 at http://salondouble.contemporain.info Écrire avec un marteau http://salondouble.contemporain.info/lecture/ecrire-avec-un-marteau <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/microfictions">Microfictions</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify" class="rteindent3"><em>La litt&eacute;rature contemporaine, et il en est de m&ecirc;me de la peinture, se garde de parler ou de repr&eacute;senter notre bien naturelle, au fond, obsessionnelle cupidit&eacute;. Comme si l&rsquo;art devait &ecirc;tre un miroir retouch&eacute; avec soin, afin que nous puissions nous imaginer purs, et que surtout jamais nous ne puissions nous y voir.</em><a name="_ftnref1" title="" href="#_ftn1"><strong>[1]</strong></a></p> <p align="justify" class="rteindent1"><em><br /> </em></p> <p align="justify">&nbsp;</p> <p align="justify"><em> </em><span style="background-color: rgb(255, 255, 255);"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L'ordre impeccable des horreurs quotidiennes</strong></span></span></p> <p>En exergue de son &laquo;livre monstre<a name="_ftnref2" title="" href="#_ftn2"><strong>[2]</strong></a>&raquo;, R&eacute;gis Jauffret d&eacute;lie sa plume (il faudrait davantage parler de marteau dans son cas) en commen&ccedil;ant avec un sympathique clin d&rsquo;oeil au je rimbaldien : &laquo;Je est tout le monde et n&rsquo;importe qui.&raquo; De fait, c&rsquo;est &agrave; un exercice d&rsquo;exploration de diverses individualit&eacute;s potentielles que Jauffret s&rsquo;adonne dans ce livre, amalgamant en ordre alphab&eacute;tique cinq cents r&eacute;cits faisant environ deux pages et dont le d&eacute;nominateur commun est sans doute la franchise troublante de la voix narratrice qui s&rsquo;empare des personnages. Au fil de la lecture, bien qu&rsquo;aucun &eacute;v&eacute;nement ne vienne lier entre elles les histoires qu&rsquo;on y rencontre, se d&eacute;gage n&eacute;anmoins une forte impression de coh&eacute;sion qui vient de l&rsquo;uniformit&eacute; du ton avec lequel s&rsquo;expriment les personnages qui peuplent le livre. Tout se passe comme si un narrateur omniscient s&rsquo;amusait &agrave; incarner diverses individualit&eacute;s fictives, d&rsquo;o&ugrave; l&rsquo;&eacute;trange homog&eacute;n&eacute;it&eacute; du discours que celles-ci produisent. &laquo;J&rsquo;ai envie de te noyer comme une port&eacute;e de chat&raquo; (p. 143), dit par exemple l&rsquo;un d&rsquo;eux. &laquo;D&rsquo;ailleurs, si je couche avec d&rsquo;autres, c&rsquo;est qu&rsquo;&agrave; ce moment-l&agrave;&nbsp; je ne me rappelle plus de toi.&raquo; (p. 230), dit un autre. La franchise est de mise et le miroir stendhalien est toujours pr&egrave;s d&rsquo;un chemin, mais l&rsquo;&eacute;criture propose cette fois un parcours dans la salet&eacute; des relations humaines.</p> <p align="justify">Le recueil, compos&eacute; de cinq cents r&eacute;cits faisant environ deux pages, poss&egrave;de une structure encyclop&eacute;dique qui constitue en elle-m&ecirc;me une cl&eacute; d&rsquo;interpr&eacute;tation possible quant &agrave; la signification de cette accumulation &agrave; l&rsquo;apparence disparate. En index, &agrave; la fin du volume, il est possible de consulter la liste pagin&eacute;e des <em>Microfictions </em>dont les titres sont dispos&eacute;s en ordre alphab&eacute;tique. Ainsi, le recueil d&eacute;bute avec le r&eacute;cit intitul&eacute; &laquo;Albert Londres&raquo; et se termine par le &laquo;Zoo&raquo;. En constatant une telle classification, somme toute arbitraire, il est difficile de ne pas penser &agrave; <em>La vie mode d&rsquo;emploi de Perec</em>, ce romans dont le pluriel accol&eacute; &agrave; la mention g&eacute;n&eacute;rique est pour le moins &eacute;nigmatique. Les affinit&eacute;s sont nombreuses : en plus de contenir lui aussi un index alphab&eacute;tique, des diff&eacute;rents th&egrave;mes abord&eacute;s dans l&rsquo;oeuvre cette fois, le livre de Perec repose &eacute;galement sur l&rsquo;accumulation de courts r&eacute;cits qui, une fois lus, dig&eacute;r&eacute;s et agenc&eacute;s, peuvent donner l&rsquo;impression d&rsquo;une saisie englobante d&rsquo;un vaste pan de l&rsquo;exp&eacute;rience humaine. Le livre de Jauffret s&rsquo;inscrit en ligne directe avec la conception de la litt&eacute;rature de ce g&eacute;ant de l&rsquo;OULIPO qui a &eacute;crit une <em>Tentative d&rsquo;&eacute;puisement d&rsquo;un lieu parisien</em><a name="_ftnref3" title="" href="#_ftn3"><strong>[3]</strong></a>, texte dans lequel est exp&eacute;riment&eacute;e la possibilit&eacute; d&rsquo;une description objective jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;exc&egrave;s d&rsquo;un lieu choisi. Alors que Perec s&rsquo;attaque &agrave; la lourde t&acirc;che de d&eacute;crire compl&egrave;tement un espace physique, il semble que Jauffret tente de relever le d&eacute;fi non moins ardu d&rsquo;embrasser les diverses modalit&eacute;s de la cupidit&eacute; humaine. Dans les deux cas, la cr&eacute;ation d&rsquo;univers fictionnels s&rsquo;inscrit dans une volont&eacute; de saisie du r&eacute;el. S&rsquo;il est r&eacute;v&eacute;lateur d&rsquo;&eacute;tablir un tel parall&egrave;le entre les deux &eacute;crivains quant &agrave; la signification de la structure de leurs oeuvres, il est important de souligner que la tonalit&eacute; de Jauffret s&rsquo;&eacute;loigne radicalement de celle que l&rsquo;on retrouve dans les livres de Perec. Dans les <em>Microfictions</em>, l&rsquo;&eacute;criture, la cr&eacute;ation de personnages fictifs proc&egrave;dent selon un parti pris auquel chaque r&eacute;cit r&eacute;pond d&rsquo;une mani&egrave;re ou d&rsquo;une autre, c&rsquo;est-&agrave;-dire cette croyance ferme en l&rsquo;obsessionnelle cupidit&eacute; de l&rsquo;Homme. Les cinq cents r&eacute;cits de Microfictions sont autant de coups martel&eacute;s sur le concept de l&rsquo;Homme fondamentalement bon. De fait, le clin d&rsquo;&oelig;il adress&eacute; &agrave; Rimbaud en exergue trouve toute sa port&eacute;e dans ce projet d&rsquo;exploration des subjectivit&eacute;s&nbsp;: l&rsquo;auteur des <em>Microfictions </em>&laquo;[&hellip;] [est] tout le monde et n&rsquo;importe qui&raquo; et entend bien faire conna&icirc;tre au lecteur les espaces souterrains de cette peuplade qui l&rsquo;habite.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le discours social soumis &agrave; l'&eacute;preuve du marteau</strong></span></p> <p align="justify">Reprenant par le romanesque la d&eacute;marche qui consiste &agrave; soumettre &agrave; l&rsquo;&eacute;preuve du marteau les idoles mill&eacute;naires qui souvent sonnent creux, comme l&rsquo;a entrepris Nietzsche, Jauffret s&rsquo;attaque aux repr&eacute;sentations id&eacute;alis&eacute;es que l&rsquo;Homme se fait de lui-m&ecirc;me, au &laquo;miroir retouch&eacute; avec soin&raquo; du discours social. On le comprend bien, il s&rsquo;agit avec les <em>Microfictions </em>de combattre le feu par le feu, c&rsquo;est-&agrave;-dire que c&rsquo;est par la fiction que Jauffret s&rsquo;efforce de d&eacute;masquer les fictions dominantes de l&rsquo;espace social, ces repr&eacute;sentations fauss&eacute;es que l&rsquo;homme a de lui-m&ecirc;me. Ce concept de fiction dominante, d&eacute;velopp&eacute; par Suzanne Jacob dans <em>La bulle d&rsquo;encre</em>, est fort &eacute;clairant quant au pouvoir de mod&eacute;lisation du r&eacute;el que poss&egrave;de la fiction. Il est sans doute pertinent de lire les <em>Microfictions </em>de Jauffret en ayant en t&ecirc;te cette id&eacute;e qui veut que :</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Les soci&eacute;t&eacute;s se maintiennent dans leur forme propre gr&acirc;ce &agrave; ces fictions dominantes comme les individus se maintiennent dans leur forme propre gr&acirc;ce &agrave; des r&eacute;cits d&rsquo;eux-m&ecirc;mes qui leur servent de convention de r&eacute;alit&eacute;. Les soci&eacute;t&eacute;s, comme les individus, ne peuvent tol&eacute;rer que leur convention de r&eacute;alit&eacute; soit mise en p&eacute;ril</span><a name="_ftnref4" title="" href="#_ftn4"><strong>[4]</strong></a><span style="color: rgb(128, 128, 128);">.</span></p> <p align="justify">En effet, c&rsquo;est aux conventions de r&eacute;alit&eacute; que Jauffret s&rsquo;attaque; l&rsquo;une de ses cibles privil&eacute;gi&eacute;es &eacute;tant sans doute la conception id&eacute;alis&eacute;e du couple harmonieux. D&eacute;sacralisant l&rsquo;amour avec une tonalit&eacute; souvent acerbe, de nombreux r&eacute;cits mettent en sc&egrave;ne des couples rat&eacute;s, aigris par une vie partag&eacute;e dans le malheur commun : &laquo;J&rsquo;ai eu une vie frustrante. Mon mari &eacute;tait laid, et il ne m&rsquo;a donn&eacute; &agrave; pouponner qu&rsquo;une douzaine de fausses couches dont certaines &eacute;taient assez avanc&eacute;es pour que je puisse distinguer parmi leurs traits encore flous d&rsquo;horribles ressemblances avec leur p&egrave;re.&raquo; (p. 283). N&rsquo;empruntant jamais de d&eacute;tour pour formuler ce qui appara&icirc;t parfois &ecirc;tre de l&rsquo;ordre de l&rsquo;indicible, du tabou, les diff&eacute;rents personnages du recueil font preuve d&rsquo;une honn&ecirc;tet&eacute; d&eacute;concertante. C&rsquo;est l&agrave; sans doute le coeur du projet de l&rsquo;auteur : &eacute;noncer par la fiction des v&eacute;rit&eacute;s souvent jug&eacute;es trop laides pour &ecirc;tre entendues : &laquo;J&rsquo;aime l&rsquo;argent, si tu continues &agrave; en avoir, je continuerai &agrave; t&rsquo;aimer. On aime toujours pour une raison, pour une autre, on n&rsquo;aime jamais pour rien.&raquo; (p. 109) Si on aime les <em>Microfictions</em>, ce sera sans doute pour la scandaleuse absence de pudeur qu&rsquo;on y trouve.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Une litt&eacute;rature aussi laide que nous</span></strong></p> <p align="justify">Si les <em>Microfictions </em>dressent un portrait d&rsquo;une humanit&eacute; globalement amorale, &eacute;go&iuml;ste et impure, il s&rsquo;y trouve &eacute;galement des passages fort int&eacute;ressants quant &agrave; la litt&eacute;rature et le r&ocirc;le que celle-ci peut jouer dans l&rsquo;appr&eacute;hension de ces r&eacute;alit&eacute;s douloureuses. Jauffret s&rsquo;amuse par exemple &agrave; mettre en fiction des ic&ocirc;nes de la litt&eacute;rature et celles-ci sont le plus souvent soumises &agrave; une d&eacute;sacralisation ironique&nbsp;:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Franz Kafka &eacute;tait une belle ordure qui ne pensait qu&rsquo;&agrave; sa gloire posthume. Un phtisique, v&eacute;g&eacute;tarien, et pourtant petit-fils de boucher. Il &eacute;crivait des histoires de souris, d&rsquo;arpenteurs, et il tenait un journal o&ugrave; il vomissait jour apr&egrave;s jour sa haine de l&rsquo;humanit&eacute;. Il a si bien intrigu&eacute;, qu&rsquo;&agrave; sa mort son oeuvre s&rsquo;est &eacute;tendue sur l&rsquo;Occident avec la rapidit&eacute; d&rsquo;une &eacute;pid&eacute;mie, et l&rsquo;a conquis comme un nouveau vice. Je le soup&ccedil;onne m&ecirc;me d&rsquo;avoir contract&eacute; la tuberculose &agrave; la piscine de Prague, dans le seul but de mourir assez jeune pour entrer dans la l&eacute;gende. (p. 391)</span></p> <p class="Corps">&nbsp;</p> <p align="justify">Ce passage montre bien le regard qui est port&eacute; sur certains intouchables de la litt&eacute;rature dans le recueil. La question de la gloire litt&eacute;raire est souvent abord&eacute;e avec ironie ou encore avec un certain d&eacute;go&ucirc;t. Ainsi, le r&eacute;cit intitul&eacute; &laquo;Sartre, Camus, Cerdan&raquo; met en fiction Jean-Paul Sartre dans une perspective qui ne va pas sans rappeler C&eacute;line et son pamphlet intitul&eacute;&nbsp; &laquo;&Agrave; l&rsquo;agit&eacute; du bocal &raquo;<a name="_ftnref5" title="" href="#_ftn5"><strong>[5]</strong></a>, adress&eacute;&nbsp; au philosophe existentialiste&nbsp;:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">J&rsquo;ai &eacute;t&eacute; Jean-Paul Sartre, &eacute;crivain aujourd&rsquo;hui oubli&eacute;, mais qui &eacute;tait beaucoup lu au cours de la seconde moiti&eacute; du XXe si&egrave;cle. J&rsquo;ai commenc&eacute; ma vie comme footballeur professionnel &agrave; l&rsquo;AJ Auxerre. Apr&egrave;s les matchs, je me savonnais fi&egrave;rement sous la douche, puis filais dans mon Austin Martin jusqu&rsquo;&agrave; Paris, o&ugrave; je retrouvais Albert Camus, Marcel Cerdan, ainsi que Simone de Beauvoir, une jeune sadique, qui m&rsquo;avait s&eacute;duite en me fouettant chaque soir comme de la cr&egrave;me. (p. 823.)</span></p> <p class="Corps">&nbsp;</p> <p align="justify">Le parall&egrave;le avec l&rsquo;&eacute;criture de C&eacute;line ne s&rsquo;arr&ecirc;te pas l&agrave;. Il y a dans le recueil de Jauffret plusieurs passages o&ugrave; il est question du livre que nous tenons entre les mains, de l&rsquo;auteur qui l&rsquo;a &eacute;crit et du syst&egrave;me d&rsquo;&eacute;dition qui encadre cette production. Chez Jauffret comme chez C&eacute;line, le sujet donne lieu &agrave; des envol&eacute;es savoureuses o&ugrave; l&rsquo;autod&eacute;rision fraie avec le m&eacute;pris de l&rsquo;institution litt&eacute;raire. L&rsquo;un des proc&eacute;d&eacute;s r&eacute;currents consiste &agrave; &eacute;luder la question par des mises en sc&egrave;ne o&ugrave; la r&eacute;alit&eacute; est hypertrophi&eacute;e. Dans certains cas, l&rsquo;&eacute;crivain n&rsquo;h&eacute;site pas &agrave; se repr&eacute;senter comme &eacute;tant ni plus ni moins qu&rsquo;une prostitu&eacute;e du milieu de l&rsquo;&eacute;dition, pointant du doigt le pouvoir immense des &eacute;diteurs quant &agrave; d&eacute;cider ce qui est ou n&rsquo;est pas de la litt&eacute;rature&nbsp;:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Quand un de mes romans se vend &agrave; moins de mille exemplaires, mon &eacute;diteur me convoque dans son bureau, et m&rsquo;oblige &agrave; sauter une stagiaire devant lui pour pouvoir jouir en nous regardant. En &eacute;change d&rsquo;une rapide fellation dans les lavabos du restaurant o&ugrave; ils m&rsquo;ont invit&eacute; &agrave; venir prendre le caf&eacute; &agrave; la fin d&rsquo;un d&eacute;jeuner de bouclage, certains journalistes consentent &agrave; signaler la parution de mon dernier ouvrage dans une notule. [&hellip;] [T]out le monde ne publie plus aujourd&rsquo;hui que pour s&eacute;duire les lecteurs, et leur soutirer leur argent avant m&ecirc;me qu&rsquo;ils aient eu le loisir de lire le moindre chapitre du livre qu&rsquo;ils ach&egrave;tent, comme les clients des putes payent sans savoir &agrave; l&rsquo;avance s&rsquo;ils &eacute;prouveront un r&eacute;el plaisir &agrave; &eacute;jaculer dans leur bouche. (p. 619)</span></p> <p class="Corps">&nbsp;</p> <p align="justify">En contrepartie &agrave; ce discours peu flatteur quant aux rapports &eacute;conomiques qu&rsquo;entretiennent les &eacute;crivains avec leurs lecteurs et leurs &eacute;diteurs, les <em>Microfictions </em>contiennent plusieurs occurrences o&ugrave; le travail d&rsquo;&eacute;criture est valoris&eacute; dans sa capacit&eacute; de saisie du r&eacute;el. C&rsquo;est dire &agrave; quel point le portrait de la litt&eacute;rature qui se d&eacute;gage du recueil est complexe et ambigu. D&rsquo;un c&ocirc;t&eacute;, il y a cette hargne sans limites envers le milieu litt&eacute;raire et les &eacute;crivains qui le constituent, ces &laquo; [&hellip;] grands &eacute;crivains qui se bousculent devant le buffet des cocktails pour se goberger de petits-fours [&hellip;] &raquo; (p. 910) et de l&rsquo;autre, la valorisation du travail d&rsquo;&eacute;criture qui, par moments, proclame haut et fort le pouvoir absolu de la fiction&nbsp;: &laquo; [&hellip;] hors de la fiction il n&rsquo;est point de salut. &raquo; (p. 339)</p> <p align="justify">Dans les <em>Microfictions</em>, l&rsquo;&eacute;criture est le lieu d&rsquo;un combat forcen&eacute; contre les fictions dominantes sur lesquelles repose le discours social. Les centaines de personnages qui y sont repr&eacute;sent&eacute;s sont autant de tentatives de lever le voile sur les repr&eacute;sentations erron&eacute;es, id&eacute;alis&eacute;es que l&rsquo;Homme se fait de lui-m&ecirc;me. R&eacute;gis Jauffret y signe un livre qui d&eacute;range, un livre important parce qu&rsquo;il est irrecevable. Les <em>Microfictions </em>ne pensent pas, elles frappent&nbsp;: &laquo; Les m&eacute;ditateurs, la litt&eacute;rature leur tire douze balles dans le dos. [&hellip;] Le roman est une guerre men&eacute;e par des g&eacute;n&eacute;raux qui n&rsquo;ont ni tactique ni strat&eacute;gie. Le roman est barbare. &raquo; (p. 509)</p> <p class="Textedenotedebasdepage"><a name="_ftn1" title="" href="#_ftnref1"><strong>1</strong></a>R&eacute;gis Jauffret, <em>Microfictions</em>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard, 2007, p. 948.</p> <p class="Textedenotedebasdepage"><a name="_ftn2" title="" href="#_ftnref2"><strong>2</strong></a>En quatri&egrave;me de couverture de l&rsquo;&eacute;dition mentionn&eacute;e ci-haut, c&rsquo;est ainsi qu&rsquo;est qualifi&eacute; le livre de Jauffret.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn3" title="" href="#_ftnref3"><strong>3</strong></a>Georges Perec, <em>Tentative d&rsquo;&eacute;puisement d&rsquo;un lieu parisien</em>, Paris, Christian Bourgois &eacute;diteur, 1975, 59 p.</p> <p class="Textedenotedebasdepage"><a name="_ftn4" title="" href="#_ftnref4"><strong>4</strong></a> Suzanne Jacob, <em>La bulle d&rsquo;encre</em>, Qu&eacute;bec, Presses de l&rsquo;Universit&eacute; de Montr&eacute;al (Prix de la revue &eacute;tudes fran&ccedil;aises), 1997, p. 35.</p> <p align="justify"><a name="_ftn5" title="" href="#_ftnref5"><strong>5</strong></a> &laquo;&Agrave; l&rsquo;agit&eacute; du bocal&raquo; est un court pamphlet que C&eacute;line a r&eacute;dig&eacute; en r&eacute;ponse au texte de Jean-Paul Sartre, &laquo;Portrait d&rsquo;un antis&eacute;mite&raquo;, dans lequel ce dernier d&eacute;fendait l&rsquo;id&eacute;e que &laquo;[s]i C&eacute;line a pu soutenir les theses socialistes des Nazis, c&rsquo;est qu&rsquo;il &eacute;tait pay&eacute;&raquo;. C&eacute;line &eacute;crit, pour se d&eacute;fendre des lourdes accusations qui p&egrave;sent sur lui : &laquo;Dans mon cul o&ugrave; il se trouve, on ne peut pas demander &agrave; J.-B. S. d&rsquo;y voir bien clair, ni de s&rsquo;exprimer nettement, J.-B. S. a semble-t-il cependant pr&eacute;vu le cas de la solitude et de l&rsquo;obscurit&eacute; de mon anus... J.-B. S. parle &eacute;videmment de lui-m&ecirc;me lorsqu&rsquo;il &eacute;crit page 451 : &ldquo;Cet homme redoute toute esp&egrave;ce de solitude, celle du g&eacute;nie comme celle de l&rsquo;assassin.&rdquo;&raquo;. Il est important de remarquer ici que le rapport que Jauffret entretient &agrave; l&rsquo;Histoire est tout autre que celui de C&eacute;line. Comme rien ne vient justifier les attaques &agrave; l&rsquo;endroit de Sartre dans le texte, il est possible d&rsquo;interpr&eacute;ter celles-ci comme participant &agrave; l&rsquo;illustration de la nature odieuse de l&rsquo;homme, l&rsquo;&eacute;crivain n&rsquo;&eacute;chappant pas &agrave; cette condition. La position de Jauffret est complexe et la multiplication des points de vue dans les Microfictions rend l&rsquo;interpr&eacute;tation difficile. (Pour lire le pamphlet de C&eacute;line, consulter&nbsp;: Louis-Ferdinand C&eacute;line, <em>&Agrave; l&rsquo;agit&eacute; du bocal,</em> Paris, &Eacute;ditions de L&rsquo;Herne (coll. Carnets), 2006, 85 p.)</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/ecrire-avec-un-marteau#comments CÉLINE, Louis-Ferdinand Éclatement textuel Esthétique Fabulation Fiction Filiation France Identité Intertextualité JACOB, Suzanne JAUFFRET, Régis Métafiction PEREC, Georges Poétique du recueil SARTRE, Jean-Paul Nouvelles Thu, 08 Jan 2009 15:07:00 +0000 Simon Brousseau 51 at http://salondouble.contemporain.info