Salon double - JOURDE, Pierre http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/510/0 fr Crave ou la profanation d'un mutisme http://salondouble.contemporain.info/lecture/crave-ou-la-profanation-dun-mutisme <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/rioux-annie">Rioux, Annie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-disparition-de-richard-taylor">La disparition de Richard Taylor</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify"><em>La disparition de Richard Taylor</em>, roman polyphonique d'Arnaud Cathrine, propose dans l&rsquo;une de ses parties de remodeler un fait historique par le truchement du monologue fictionnel. De fait, l'oeuvre rejoint une veine forte de la litt&eacute;rature contemporaine, celle qui ne semble pouvoir affirmer ce qui est le plus propre &agrave; l&rsquo;histoire litt&eacute;raire (ces moments forts que l&rsquo;on retient pour leur propri&eacute;t&eacute; bouleversante) qu&rsquo;en soutenant un lien avec le manque, en ancrant les repr&eacute;sentations au plus profond de la perte. Le roman de Cathrine appartient &agrave; cette tradition authentique que d&eacute;crit Pierre Jourde dans son essai <em>Litt&eacute;rature et authenticit&eacute;</em>: &laquo;Celui qui, ni touriste, ni savant, peut encore vivre de l&rsquo;int&eacute;rieur une tradition, m&ecirc;me moribonde, r&eacute;duite au spectre de ce qu&rsquo;elle fut, la ressent intuitivement d&rsquo;une autre fa&ccedil;on. Il sent bien qu&rsquo;il n&rsquo;y a en elle ni pl&eacute;nitude, ni sens, mais par-dessus tout une fa&ccedil;on de repr&eacute;senter, de jouer notre relation la plus intime avec les choses du monde<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>&raquo;. Au lieu de se tourner avec nostalgie sur l&rsquo;effacement des traditions, certains r&eacute;cits s&rsquo;emparent au contraire librement du grand Livre pour n&rsquo;&eacute;voquer pr&eacute;cis&eacute;ment que cet effacement, jugeant que la tradition n&rsquo;a de sens que dans la perte, le manque (m&ecirc;me historique) &eacute;prouv&eacute; personnellement. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L'amour de Sarah Kane</strong></span></p> <p align="justify">Divis&eacute; en quatre parties, le roman se d&eacute;veloppe sur quatorze tableaux qui correspondent &agrave; dix t&eacute;moignages f&eacute;minins abordant la disparition du protagoniste. &laquo;L&rsquo;amour de Sarah Kane&raquo;, intitul&eacute; du tableau qui m&rsquo;int&eacute;resse, est ins&eacute;r&eacute; dans la premi&egrave;re partie de l&rsquo;histoire qui se compose des t&eacute;moignages de figures marquantes dans la vie du personnage Richard Taylor, durant l&rsquo;ann&eacute;e 1998. Condens&eacute; en douze pages, le tableau reconstruit librement le suicide de la dramaturge britannique Sarah Kane survenu en 1999. Ce dispositif de fictionnalisation d&rsquo;une figure litt&eacute;raire suicid&eacute;e chevauche &agrave; dessein la trame narrative de l&rsquo;ouvrage dont la mention g&eacute;n&eacute;rique roman(s) t&eacute;moigne avec fid&eacute;lit&eacute; des diff&eacute;rents tableaux, &agrave; une exception pr&egrave;s. La figure litt&eacute;raire mise en sc&egrave;ne dans &laquo;L&rsquo;amour de Sarah Kane&raquo; se forme au sein d&rsquo;une fabulation narrative d&eacute;clench&eacute;e par la d&eacute;duction, par le lecteur, d&rsquo;une p&eacute;riode de la vie de la dramaturge. L&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t de cette fabulation particuli&egrave;re r&eacute;side dans l&rsquo;identit&eacute; de l&rsquo;&eacute;nonciateur: ce n&rsquo;est pas un narrateur externe ou un second personnage qui raconte sur le mode fabulatoire, mais Sarah Kane s&rsquo;exprimant au &laquo;je&raquo;, librement imagin&eacute;e dans le m&eacute;tro qui la m&egrave;nerait jusqu&rsquo;&agrave; Brixton. &laquo;Ce matin, j'ai cru que c'&eacute;tait elle, [...] c'&eacute;tait elle qui allait me rendre &agrave; la vie et me d&eacute;livrer de la grande nuit, j'ai toujours pens&eacute; qu'on n'&eacute;treint la vie qu'au moment de mourir et j'ai cru mourir ce matin lorsque je l'ai vue [...]&raquo; (p. 67) Un discours libre int&eacute;gr&eacute; &agrave; une narration dense faite au pass&eacute;, voil&agrave; un monologue qui pr&eacute;sente la dramaturge en train de se souvenir des pens&eacute;es qu&rsquo;elle entretint &agrave; la vue de ce &laquo;elle&raquo;, une inconnue dont l&rsquo;identit&eacute; restera tacite.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La profanation de son mutisme</span></strong><span style="color: rgb(230, 44, 81);"> </span></p> <p align="justify">&Agrave; ce jour, aucun journal n&rsquo;atteste des pens&eacute;es int&eacute;rieures de la dramaturge, et puisque la critique s&rsquo;entend pour dire que la br&egrave;ve vie de Sarah Kane n&rsquo;est pratiquement pas document&eacute;e, ce monologue, pris d&rsquo;abord isol&eacute;ment, me semble contenir la principale valeur de l'oeuvre : celle qui r&eacute;side dans la cr&eacute;ation d'un mythe &agrave; partir, non pas de l&rsquo;archive, mais de l&rsquo;imagination d&rsquo;un lecteur, soit l&rsquo;auteur Arnaud Cathrine. Fascin&eacute; par la figure en elle-m&ecirc;me th&eacute;&acirc;trale<a name="note2" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>, Cathrine forge une mise en sc&egrave;ne qui, pour cr&eacute;er le mythe, propose l&rsquo;invention d&rsquo;un quotidien qui passe par la profanation de son mutisme. Imaginer et pr&eacute;tendre rapporter les pens&eacute;es les plus profondes de Kane au moment le plus sombre de sa vie, des paroles qui se rapportent &agrave; ses d&eacute;lires personnels, violente le respect de l&rsquo;intimit&eacute; de la d&eacute;funte. Mais imaginer la personnalit&eacute; d&rsquo;une entit&eacute; litt&eacute;raire &agrave; partir essentiellement de son suicide, disons-le, satisfait le pervers en nous, selon le sens donn&eacute; &agrave; ce terme par Roland Barthes dans son <em>Plaisir du texte</em> (1973). Un plaisir coupable de lecteur devant un texte que Barthes dirait &laquo;de jouissance&raquo;: une br&egrave;che s'ouvre dans le plaisir pris &agrave; se faire raconter une histoire dont on conna&icirc;t la fin, histoire sans transitivit&eacute;; le plaisir pervers est consum&eacute; &agrave; m&ecirc;me le clash de la mort r&eacute;p&eacute;t&eacute;e, du degr&eacute; z&eacute;ro de la lecture, du ''crave'' (titre d'une pi&egrave;ce cl&eacute; de Kane) assouvissant. Cette perversion est ce qui rend le texte de Cathrine int&eacute;ressant. C&rsquo;est autour de cette ombre et de son th&eacute;&acirc;tre qu&rsquo;on nous donne &agrave; voir une image de Sarah Kane qui fr&ocirc;le la profanation des morts, pour notre plus grand plaisir (honte &agrave; nous!).</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Des faux t&eacute;moignages</strong></span></p> <p align="justify">En ce sens, la parole invent&eacute;e de Kane n&rsquo;est pas sans nous rappeler, dans sa forme, la personnalit&eacute; m&ecirc;me de la dramaturge dans le peu que nous connaissons d&rsquo;elle. La fa&ccedil;on qu&rsquo;a choisie Cathrine pour raconter ce quotidien chim&eacute;rique est de rapprocher le plus possible l&rsquo;invention de la r&eacute;alit&eacute; pass&eacute;e. De mani&egrave;re concr&egrave;te, cela s&rsquo;illustre dans le recyclage d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements marquants de la vie de Kane, des reprises biographiques qui campent le d&eacute;cor vraisemblable dans lequel la fabulation prend place. Cathrine reproduit notamment dans le corps de son texte une notice biographique imaginaire r&eacute;dig&eacute;e par Kane lors de la premi&egrave;re lecture publique de <em>Crave</em>; elle se pr&eacute;sente alors sous le pseudonyme de Marie Kelvedon afin de tromper les critiques qui lui sont r&eacute;barbatives. Mais si la notice restitu&eacute;e par Cathrine agit comme preuve de l&rsquo;existence de la d&eacute;funte, comme t&eacute;moignage, aussi, de l&rsquo;humour grin&ccedil;ant de Kane qui ne se donne pas &agrave; voir sous son vrai jour, elle n&rsquo;en demeure pas moins un proc&eacute;d&eacute; utilis&eacute; pour reconfigurer la r&eacute;alit&eacute;. Cela laisse une grande place &agrave; l&rsquo;invention du monologue qui l&rsquo;enrobe d&rsquo;une tonalit&eacute; bien diff&eacute;rente, qui se rapproche &agrave; l&rsquo;&eacute;vidence du clich&eacute; jouant sur l'&eacute;motivit&eacute; juv&eacute;nile de l'h&eacute;ro&iuml;ne: &laquo;Madame, Monsieur, puisque vous conchiez sarah Kane, je vous balance Marie Kelvedon, auteur de la pi&egrave;ce <em>Crave</em>, [...] Si seulement vous auriez compris que mes pi&egrave;ces ne parlent pas de haine ni de violence, mais d'amour, il faudrait que je vous tra&icirc;ne, fils de pute, sur ce quai de m&eacute;tro, elle que je tente de ne pas regarder [...]&raquo;. (p. 71-72) Par cons&eacute;quent, afin de rendre le &laquo;faux&raquo; monologue encore plus &laquo;r&eacute;aliste&raquo;, l&rsquo;auteur use d&rsquo;une narration qui est &agrave; l&rsquo;image du th&eacute;&acirc;tre de Kane; une narration schizophr&eacute;nique qui se caract&eacute;rise par la phrase interminable, digressive, dite sur le mode it&eacute;ratif, marque l&rsquo;enti&egrave;ret&eacute; du texte. &laquo;Je l&rsquo;ai observ&eacute;e, avec insistance, et sans tarder le d&eacute;sir &ndash; qui ne l&acirc;che pas, ne croyez pas &ccedil;a, il ne l&acirc;che pas en d&eacute;pit de tout ce que j&rsquo;&eacute;cris &ndash; le d&eacute;sir m&rsquo;a terrass&eacute;, et je devais avoir le regard imp&eacute;rieux, je me d&eacute;teste avec ce regard, un regard qui prend possession, parce qu&rsquo;il en cr&egrave;ve, parce que j&rsquo;en cr&egrave;ve [&hellip;]&raquo; (p. 69) Ainsi la femme et son oeuvre, l'une &eacute;pousant l'autre sans distinction par un proc&eacute;d&eacute; de correspondances convainquant.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>S'engouffrer dans la fiction</strong></span><span style="color: rgb(230, 44, 81);"> </span></p> <p align="justify">Ce qui est particulier dans ce texte, au-del&agrave; la mise en sc&egrave;ne d&rsquo;une figure litt&eacute;raire, outre aussi l&rsquo;affabulation &eacute;vidente autour de cette figure qui s&rsquo;&eacute;loigne des faits pour construire rien de moins que son mythe, c&rsquo;est son insertion au sein de la fiction sur Richard Taylor. Car ce tableau, en fin de compte, est l&rsquo;exception &agrave; la r&egrave;gle dans le cadre du roman; parmi les voix d&rsquo;une &eacute;pouse, d&rsquo;une m&egrave;re, d&rsquo;une voisine de palier, d&rsquo;une coll&egrave;gue de bureau, d&rsquo;une amie transsexuelle, d&rsquo;une amante et d&rsquo;une psychiatre, entre autres, seule la figure de Sarah Kane nous ram&egrave;ne &agrave; une p&eacute;riode historique. Le roman, qui propose comme histoire celle de la d&eacute;ch&eacute;ance d&rsquo;un homme qui quitte famille et travail en pensant retrouver un sens &agrave; son existence, int&egrave;gre en son centre le texte sur Kane (&agrave; pr&eacute;tention historique, faut-il le rappeler), mais de mani&egrave;re compl&egrave;tement int&eacute;gr&eacute;e &agrave; la fiction. Se m&eacute;langent ainsi les trames narratives par l&rsquo;entremise d&rsquo;une figure r&eacute;elle (Sarah Kane) qui c&ocirc;toie une figure fictionnelle (Richard Taylor). R&eacute;int&eacute;grant la surface des vivants, Sarah voit Richard qui marche d'un pas h&eacute;sitant, d&eacute;pareill&eacute;, il a l'air d'un fou. &laquo;Impuissante, [elle a] regard&eacute; Richard dispara&icirc;tre dans la bouche de m&eacute;tro de Brixton&raquo;. (p. 77) Il y a l&agrave; des figures qui appartiennent &agrave; des univers diff&eacute;rents et qui se c&ocirc;toient dans une m&ecirc;me di&eacute;g&egrave;se, ce qui a pour effet de surd&eacute;terminer le caract&egrave;re funeste de la destin&eacute;e du protagoniste, son ali&eacute;nation. Cette fin inattendue du texte &laquo;L&rsquo;amour de Sarah Kane&raquo; peut permettre une lecture en surplomb de la premi&egrave;re trame narrative, de sorte que le nihilisme rattach&eacute; &agrave; la repr&eacute;sentation de la dramaturge finit par s&rsquo;engouffrer dans la fiction de Richard Taylor, &agrave; l&rsquo;image de la disparition de ce dernier dans la bouche du m&eacute;tro. Au final, la disparition appara&icirc;t comme le vecteur qui permet &agrave; l&rsquo;auteur de poursuivre son histoire, et d&rsquo;ainsi faire de Richard Taylor, non pas un suicid&eacute;, mais un personnage dont l&rsquo;aventure se poursuit &agrave; travers les six autres voix de femmes, et ce jusqu&rsquo;en 2006 si l&rsquo;on se fie &agrave; la datation des t&eacute;moignages.</p> <p align="justify">Cathrine n&rsquo;a pas cru bon de tuer son personnage &agrave; la fin de sa fiction, comme le fait notamment &Eacute;ric Chevillard avec son protagoniste dans son <em>Oeuvre posthume de Thomas Pilaster</em> dans le but de d&eacute;voiler le pouvoir de l&rsquo;auteur sur la fiction. De la sorte, le livre de Cathrine reste ouvert, la profanation du mutisme de Sarah Kane ayant si puissamment relanc&eacute; en son milieu une fiction dont la finalit&eacute;, s'il faut en trouver une, r&eacute;side &agrave; l'&eacute;vidence dans l&rsquo;imaginaire du lecteur &mdash; la onzi&egrave;me voix de cette histoire, celle qui appr&eacute;hende l&rsquo;Histoire par le prisme de la fiction et cr&eacute;e de ce fait de nouveaux imaginaires.</p> <p><a name="note1a" href="#note1">1</a>Pierre Jourde, <em>Litt&eacute;rature et authenticit&eacute;. Le r&eacute;el, le neutre, la fiction</em>, Paris, L'esprit des p&eacute;ninsules, 2005.</p> <p align="justify"><a name="note2a" href="#note2">2</a> La fascination pour Sarah Kane est tr&egrave;s r&eacute;cente, on commence &agrave; peine &agrave; monter ses pi&egrave;ces en Am&eacute;rique. On remarquera cependant que ce n&rsquo;est pas tant le th&eacute;&acirc;tre de la dramaturge qui int&eacute;resse que ce qu&rsquo;elle repr&eacute;sente en elle-m&ecirc;me. Sa fin tragique concourt en effet &agrave; ce qu&rsquo;on la per&ccedil;oive comme le symbole du nihilisme artistique contemporain, lequel est lui-m&ecirc;me le reflet d&rsquo;une crise de la culture dans laquelle l&rsquo;art n&rsquo;est plus synonyme de communication, mais bien davantage d&rsquo;un refuge en inad&eacute;quation totale avec la soci&eacute;t&eacute; &mdash; voire le th&eacute;&acirc;tre comme un suicide collectif, au sens m&eacute;taphorique de l&rsquo;expression.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/crave-ou-la-profanation-dun-mutisme#comments CATHRINE, Arnaud Filiation France Histoire JOURDE, Pierre Représentation Tradition Violence Roman Mon, 22 Dec 2008 14:58:00 +0000 Annie Rioux 15 at http://salondouble.contemporain.info