Salon double - AGAMBEN, Giorgio http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/517/0 fr Des faits et des mythes, la création de faux-authentiques chez Dan Brown http://salondouble.contemporain.info/article/des-faits-et-des-mythes-la-cr-ation-de-faux-authentiques-chez-dan-brown <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/courant-stephane">Courant, Stéphane</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/les-meilleurs-vendeurs">Les meilleurs vendeurs</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;"><br />Depuis plusieurs années, mes recherches sont consacrées aux questions relatives au tourisme. Lors d’un travail de terrain, je suis tombé par hasard sur une annonce d’un voyagiste qui&nbsp; proposait de «Reviv[re] l'excitation et le mystère du Da Vinci code. Suiv[re] les pas de Robert Langdon pendant sa recherche d'indices cachés éparpillés dans Paris» (CityDiscovery, 2011: <a href="http://www.city-discovery.com/fr/index.php">en ligne</a>). Cette agence parisienne n’est pas l’exception: on en trouve d’autres dans des villes telles que Rome ou Édimbourg. Ce n’est pas la première fois qu’une agence de tourisme joue sur le succès d’un produit culturel –comme cela a été le cas pour le film <em>Le fabuleux destin d’Amélie Poulain</em>. La volonté de ces forfaitistes est d’immerger les lecteurs dans le cadre original du livre. Ainsi, pour le périple <em>Da Vinci code</em> (Dan Brown, 2004), chaque participant peut retrouver les indices plus ou moins explicites qui jalonnent l’enquête et le récit. Les agences reconstituent ainsi les déambulations, les allées et venues de l’enquête entre Notre-Dame et la Pyramide du Louvre et participent, d’une certaine manière, à entretenir, voire à enrichir, les questions que le livre semble avoir insufflées à de nombreux lecteurs.</p> <p style="text-align: justify;">Le <em>Da Vinci code</em> est un très gros succès d’édition, traduit en de nombreuses langues, adapté au cinéma et suscitant l’intérêt des médias. Cette réussite fait suite à un autre ouvrage de Dan Brown, <em>Anges et Démons</em>, paru en 2000. Ce dernier, qui a été traduit en français un après la parution du <em>Da Vinci code</em>, a connu un destin similaire: ventes importantes, traduction en plusieurs langues et adaptation au cinéma. Je ne ferai pas ici une critique littéraire sur le style, mais je vais surtout m’appliquer à décortiquer un aspect qui m’a interpellé lors de ma première lecture de ces deux romans.</p> <p style="text-align: justify;">Le lecteur averti peut remarquer une présentation commune aux deux ouvrages. Tous deux proposent dès les pages 9 et 10 une rubrique intitulée «Les faits» – terme non dénué d’intérêt, qui insinue la véracité des éléments qui sont présentés. L’énoncé de ces faits semble être déterminant, il apparaît être la pierre angulaire sur laquelle le roman se bâtit. Par son ambigüité –tant dans sa présentation que dans son contenu–, cet énoncé semble être un des éléments générateurs du succès. Je me propose ici d’observer et d’analyser par le biais de quelques outils anthropologique cet élément singulier.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>La mètis de l’écrivain</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">La première qualité que l’on peut reconnaître à Dan Brown, au-delà de la question littéraire, c’est cette capacité de <em>ruser</em> le lecteur dès les premières pages. Il y a chez lui ce que Marcel Detienne a remarqué et expliqué chez les Grecs, une mètis, une mètis d’écrivain, une habileté technique, littéraire, à jouer sur plusieurs genres permettant de dérouter le lecteur. La mètis, comme le précise Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne, c’est&nbsp;«une puissance de ruse et de tromperie. Elle agit par déguisement. Pour duper sa victime elle emprunte une forme qui masque, au lieu de la révéler, son être véritable. En elle l’apparence et la réalité, dédoublées, s’opposent comme deux formes contraires produisant un effet d’illusion, <em>apātē</em>» (Detienne et Vernant, 1974: 17).</p> <p style="text-align: justify;">Dan Brown ourdit ses ruses en créant tout à la fois un leurre –un <em>dolos</em>– pour attirer le lecteur et l’illusion –l’<em>apātē</em>– d’une réalité tangible qui n’en est pas moins contestable. Pour saisir cette mètis, reprenons cette présentation de faits&nbsp;tout d’abord dans le <em>Da Vinci code </em>puis dans<em> Anges et Démons</em> :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Les faits</p> <p style="text-align: justify;">La société secrète du <em>Prieuré de Sion</em> a été fondée en 1099, après la première croisade. On a découvert en 1975, à la Bibliothèque nationale, des parchemins connus sous le nom de<em> Dossiers Secrets</em>, où figurent les noms de certains membres du <em>Prieuré</em>, parmi lesquels on trouve Sir Isaac Newton, Botticelli, Victor Hugo et Leonardo Da Vinci.</p> <p style="text-align: justify;"><em>L'Opus Dei</em> est une œuvre catholique fortement controversée, qui a fait l'objet d'enquêtes judiciaires à la suite de plaintes de certains membres pour endoctrinement, coercition et pratiques de mortification corporelle dangereuses. L'organisation vient d'achever la construction de son siège américain -d'une valeur de 47 millions de dollars- au 243, Lexington Avenue, à New York.</p> <p style="text-align: justify;">Toutes les descriptions de monuments, d'œuvres d'art, de documents et de rituels secrets évoqués sont avérées&nbsp;(Brown, 2004: 9).</p> <p style="text-align: justify;">Les faits</p> <p style="text-align: justify;">Le plus grand pôle de recherche scientifique au monde, le CERN (Centre européen pour la recherche nucléaire), a récemment réussi à produire les premiers atomes d'antimatière. L'antimatière est identique à la matière, si ce n'est qu'elle se compose de particules aux charges électriques inversées.</p> <p style="text-align: justify;">L'antimatière est la plus puissante source énergétique connue. Contrairement à la production d'énergie nucléaire par fission, dont l'efficience se borne à 1,5%, elle transforme intégralement sa masse en énergie. En outre, elle ne dégage ni pollution ni radiations.<br />Il y a cependant un problème:</p> <p style="text-align: justify;">L'antimatière est extrêmement instable. Elle s'annihile en énergie pure au contact de tout ce qui est... même l'air. Un seul gramme d'antimatière recèle autant d'énergie qu'une bombe nucléaire de 20 kilotonnes, la puissance de celle qui frappa Hiroshima.</p> <p style="text-align: justify;">Jusqu'à ces dernières années, on n'avait réussi à produire que quelques infimes quantités d'antimatière (quelques atomes à la fois). Mais le «décélérateur d'antiprotons» récemment mis au point par le CERN ouvre de formidables perspectives: sa capacité de production d'antimatière est considérablement renforcée.</p> <p style="text-align: justify;">Se pose désormais une angoissante question: cette substance hautement volatile sauvera-t-elle le monde, ou sera-t-elle utilisée pour créer l'arme la plus destructrice de l'histoire?<br />Note de l'auteur: Tous les tombeaux, sites souterrains, édifices architecturaux et œuvres d'art romains auxquels se réfère cet ouvrage existent bel et bien. On peut encore les admirer aujourd'hui.</p> <p style="text-align: justify;">Quant à la confrérie des Illuminati, elle a aussi existé. (Dan Brown, 2005: 8-9).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Si l’on s’attarde aux différentes informations du premier extrait, pêle-mêle, on y trouve des références au Prieuré de Sion –son existence comme nous le verrons par la suite est plus de l’ordre du mythe que de la réalité–, des documents trouvés à la BNF –proposition véridique mais les documents sont des faux–, une liste de noms de personnages célèbres balayant plus de trois siècles avec Hugo l’écrivain, Newton le scientifique, Botticelli l’artiste et Léonard de Vinci le génial touche à tout, l’homme qui fait synthèse de tous les savoirs, le <em>polymètis</em>. Enfin, on y trouve l’<em>Opus Dei</em>, présenté en premier lieu comme une œuvre catholique, pour être ensuite qualifié d’organisation. Le glissement sémantique est intéressant, car l’auteur nous présente l’<em>Opus Dei</em> à la fois comme une organisation ayant des parts d’ombres tant dans ses pratiques que dans son fonctionnement, mais également comme une entreprise florissante pouvant s’enorgueillir de posséder un bien immobilier en plein New York. Enfin, on remarquera que cet énoncé se conclut par un terme non dénué d’intérêt pour notre présentation: «avérées» c’est-à-dire reconnues comme vraies.</p> <p style="text-align: justify;">Sans entrer dans le détail pour le second extrait, on voit se reproduire quelques propositions contestables –par exemple, «cette substance [l’antimatière] hautement volatile sauvera-t-elle le monde?&nbsp;»: les sous-entendus sont assez explicites ici, même si on ne perçoit pas trop le lien entre une hypothétique fin de monde et le rôle salvateur de l’antimatière– et des liens ou des associations discutables –comme les termes d’antimatière, de nucléaire et de la bombe d’Hiroshima… Tout ceci fait un cocktail apocalyptique, jouant sur des peurs ou des craintes liées à la recherche et à l’idée sous-jacente que si la recherche sur le nucléaire a permis l’élaboration de la Bombe et des conséquences que l’on connaît –sur Hiroshima et Nagasaki–, la recherche sur l’antimatière risque de conduire à une catastrophe du même genre. Cependant, si la recherche génère des risques, ces derniers ne sont pas systématiquement équivalant à ceux produits par le nucléaire. Brown joue avec cette ambiguïté, avec cet aspect anxiogène et omet de préciser que ce n’est pas tant la recherche qui engendre nos craintes ou nos peurs que notre méconnaissance du sujet étudié et de la méthode employée.</p> <p style="text-align: justify;">Dans ces deux extraits, Dan Brown fait preuve d’une intelligence stratégique en utilisant autant le <em>dolos</em> que l’<em>apātē</em> afin de mieux manipuler son lecteur. C’est par l’entremise de cette manipulation du vrai et du faux, des faits et des divagations, qu’il crée une atmosphère propice aux hypothèses en tous genres. Par cette introduction, il y a une forme de conditionnement du lecteur: Brown aiguise sa curiosité envers les choses les plus secrètes, les plus cachées. On pressent qu’un secret, ou du moins qu’une piste, nous est dévoilé et que peut-être un faisceau de réponses peut surgir de cet ouvrage: «les théories de la manipulation accordent toutes une large place aux conditions qui sont nécessaires à sa réalisation. La préparation de la cible est généralement admise afin d’obtenir le comportement souhaité» (D’Almeida, 2003: 52).</p> <p style="text-align: justify;">Brown manœuvre en s’appuyant sur la prééminence chez le lecteur des préjugés et des stéréotypes en privilégiant notamment la figure emblématique de la société secrète et une thématique inépuisable: celle du complot. Ainsi, on se rend compte que dans le <em>Da Vinci code</em>, c’est l’<em>Opus Dei</em> qui est affichée comme l’organisation secrète, alors que dans <em>Anges et Démons</em> apparaît le nom des <em>Illuminati</em>. Le point commun entre toutes ces sociétés secrètes dans les œuvres de fiction –qu’elles soient juives comme chez Eugène Sue, jésuites ou encore maçonniques comme chez Alexandre Dumas– est qu’elles ont cette capacité de renverser, d’introniser, de manipuler et d’asservir n’importe quel gouvernement, de la plus petite principauté aux plus grands états. Elles proposent un ordre, un agencement stable par rapport aux incertitudes de nos sociétés qui s’amusent avec les nouvelles technologies, les nouvelles matières, et qui n’ont aucun principe transcendantal pour les guider. Dan Brown joue le prédicateur en se fondant sur cette croyance qu’il existe des forces occultes qui agissent sur le destin des individus. Chacun des héros de Dan Brown se débat avec cette destinée tracée par le dessein de quelques-uns. C’est la trame du héros mythique, celle des vieilles machinations, celle des histoires à succès où la critique fait place à l’émotion.</p> <p style="text-align: justify;">Brown concentre dans ses deux ouvrages les grands mythes politiques contemporains qui se différencient peu des mythes des sociétés traditionnelles, puisqu’ils conservent toujours leur structure ou, comme disait Lévi-Strauss, ils s’inscrivent dans une «syntaxe commune» (Lévi-Strauss, 1996: 14) reposant sur des thèmes clefs tels que le secret, l’initiation, le pouvoir, etc. À cela s’ajoute pour le <em>Da Vinci code</em> deux autres éléments ambigus: les fameux «Dossiers Secrets» dont on ne connaît pas l’origine exacte et surtout le fait que Brown se réfère à «la société secrète du Prieuré de Sion» qui fait étrangement écho par son nom à la société du «Protocole des Sages de Sion». Cette société, comme le rappelle Raoult Girardet, est une invention des services de propagande nourrissant le ressentiment envers les juifs: «les Protocoles des Sages de Sion: on sait que ce faux, fabriqué dans les toutes dernières années du XIXe siècle par divers services de la police tsariste, connut avant la Première Guerre mondiale et surtout entre les deux guerres, une prodigieuse diffusion, atteignant à certains moments les tirages qui semblent avoir égalé ceux de la Bible elle-même» (Girardet, 1986: 32).&nbsp; Par ce jeu de confusion et d’ambivalence entre faits avérés et suppositions de faits, entre faits historiques et manipulations, entre fiction et réalité, Dan Brown présente ses «faits» comme autant de propositions authentiques qui peuvent faire chanceler de nombreuses certitudes de lecteurs. Il crée le doute et suggère implicitement que dans cet ouvrage, il y a ici ou là quelques éléments véridiques :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Les règles régissant les processus de cyclisation font que l’on peut parler d’un développement secondaire des légendes. Se met alors en mouvement un mécanisme spécifique qui n’exploite pas des faits réels […], mais d’autres textes, un premier texte en engendrant d’autres. Il faut considérer ce phénomène aussi comme une règle importante du fonctionnement des légendes ou du folklore en général. Les textes, en ce sens inédits, qui dérivent d’autres textes servent généralement à transmettre des stéréotypes ethniques, les symboles, les images et les opinions d’un groupe (Robotycki, 2010&nbsp;: 288).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Les cades de l’expérience</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Pour autant, dans les deux extraits présentés ci-dessus, la véritable mètis de Brown ne se réduit pas seulement aux simples reprises de ces mythes, ni à ces malencontreux syllogismes reposant sur des associations contestables: la mètis repose surtout sur l’ambiguïté de la présentation de l’ouvrage. Ainsi le lecteur trouve à la fois le terme «roman» sur la couverture et la mention «faits» en introduction de l’ouvrage. Deux nominations qui apparaissent antinomiques. Brown s’amuse avec ses lecteurs, il essaie de les perdre ou, comme l’affirmerait Ervin Goffman, il joue avec les cadres de l’expérience. Goffman, dont le centre d’intérêt fût les problématiques relatives aux interactions sociales, pose une question simple: «Dans quelle circonstance pensons-nous que les choses sont réelles?» (Goffman, 1991: 10). Pour résumer succinctement son approche, il considère non pas le fait en lui-même, mais les conditions qui produisent soit l’impression de réel soit l’impression de fiction: «Mon idée de départ est la suivante: une chose qui dans certaines circonstances peut se présenter comme la réalité peut en fait être une plaisanterie, un rêve, un accident, un malentendu, une illusion, une représentation théâtrale, etc. J’aimerais attirer l’attention sur le sens des circonstances et sur ce qui le soumet à des lectures multiples» (Goffman, 1991: 18).</p> <p style="text-align: justify;">Dans son approche, Goffman utilise la métaphore théâtrale pour expliquer les relations sociales. Dans toutes interactions, chacun de nous endosse un rôle afin de jouer son personnage dans la société. Il est nécessaire pour l’individu de prendre en compte les rôles que jouent les autres participants, sans quoi la mise en scène de la relation sociale est incompréhensible pour l’ensemble des acteurs. Ainsi, pour chaque activité sociale, nous faisons appel à ce que Goffman nomme «des cadres d’expérience» (1991: 11).&nbsp; Il sous-entend par ces termes que toutes activités et relations sociales sont régies par des cadres qui orientent les interactions et influencent les conduites entre individus. Ils dictent le bon comportement à produire pour optimiser sa relation à autrui. Chaque fois que nous participons à telle ou telle activité, par le jeu des interactions, nous nous assurons d’être dans le bon cadre, c’est-à-dire que nous avons le même sens ou la même interprétation que l’ensemble des participants. C’est ainsi que nous pouvons ajuster nos comportements, les manières de faire ou d’estimer pour tel ou tel évènement son positionnement.</p> <p style="text-align: justify;">Cependant, Goffman note qu’il y a plusieurs natures de cadre. Quand nous discutons, jouons à un jeu, les échecs par exemple, nous nous référons à un même cadre, à un partage de règles communes. Chaque participant a une même compréhension des enjeux. L’interaction se déroule dans ce que Goffman nomme un cadre primaire (1991: 17). Il s’agit là d’un cadre de références où tous les acteurs respectent consciencieusement le scénario. Cependant, tout le monde ne respecte pas forcément les règles –un joueur peut tricher quand l’occasion se présente. Le cadre primaire se transforme alors en cadre secondaire. Goffman précise que cette modification peut se faire soit par modélisation, soit par fabrication. Pour saisir la modification par modélisation, prenons l’exemple d’un père jouant avec sa fille: au départ, le cadre primaire comporte une interaction codifiée notamment par un ensemble d’actes signifiant le respect mutuel de chacun. Cependant, le fait de jouer modélise le cadre primaire en cadre secondaire, modifiant les interactions et le positionnement de chaque partenaire. Ainsi la petite fille peut facilement taquiner voire donner des sobriquets à son père sans que celui-ci, dans ce cadre là, n’ait à redire. Un même sobriquet dans un cadre primaire ne passerait peut-être pas par manque de respect.</p> <p style="text-align: justify;">Le passage du cadre primaire en secondaire peut se faire aussi par fabrication, et c’est ici que le lien avec notre affaire s’opère. Par processus de fabrication est sous-entendue une dimension de tromperie, dans le sens où les protagonistes en présence se comportent comme s’ils étaient dans un cadre primaire alors qu’un des acteurs a fabriqué un cadre secondaire à leur insu. Dans notre cas, Dan Brown a, en quelque sorte, transformé le cadre et du coup les horizons d’attente des lecteurs. Le lecteur sait qu’il a acheté un roman et pourtant, par l’entremise des deux pages présentant «les faits», il y a une remise en question des attentes. Où est le vrai? S’agit-il seulement d’un roman historique, puisque l’auteur nous rappelle qu’il s’agit de faits «avérés», qu’&nbsp;«on peut encore les admirer» (même les bâtiments du CERN) et que même la «Confrérie des <em>Illuminati </em>[…] a aussi existé»? Le «aussi» apparaît être plus qu’un adverbe, c’est surtout l’élément qui permet de valider l’ensemble des propos comme vrai. Par cette manipulation adroite, Brown dirige son lecteur, mais surtout fabrique des faux-authentiques.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Les faux-authentiques</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Cette notion de faux-authentique a été illustrée par deux auteurs, Umberto Eco et David Brown (à ne pas confondre avec Dan Brown, l’auteur des fictions étudiées ici). Ce dernier donne en exemple plusieurs faux-authentiques répertoriés à travers l’histoire et dans différentes aires géographiques. Ainsi dans le parc de la Paix à Hiroshima, où est tombée la bombe atomique en 1945, demeure un hall d’exposition «endommagé et resté debout près de l’épicentre. Construit dans les années 30, sa structure en béton armé l’a sauvé d’une totale destruction. Cet amas enchevêtré d’acier et de béton est le symbole fort d’un évènement effroyable. […] Ce site est visité chaque année par un grand nombre de touristes-pèlerins en provenance du monde entier […]. Tout important symbole qu’il puisse être, ce hall d’exposition est un faux» (David Brown, 1999: 42).</p> <p style="text-align: justify;">En effet, le mur, attraction lucrative, risquant de tomber à tout moment en raison de son état, a été abattu et reconstruit à l’identique tel que le bombardement l’avait transformé. Le parc de la Paix a donc en son centre un faux, mais malgré cette illusion, ce hall «suscite des émotions profondes et authentiques» (David Brown, 1999: 42). Comme le rappelle David Brown au sujet des «reliques sacrées de certains saints catholiques» ou encore de certaines attractions touristiques, on ne peut que soupçonner l’existence d’une complicité entre «ceux qui présentent l’attraction et ceux qui la visitent. Le faux-authentique n’est pas simplement l’objet en lui-même mais la relation entre les visiteurs et les guides, relation dont l’objet n’est que le médiateur» (David Brown, 1999: 42). Chez Dan Brown, il y a plus qu’une fausse proposition de faits dans la présentation de ses romans, c’est surtout un faux-authentique qu’on y trouve, fondé sur des énoncés faux mais que l’on pense réels, ou, comme le précise David Brown en reprenant Umberto Eco, «l’ardente poursuite d’une réalité idéale entraîne sa propre contradiction en ce que […] le “complètement réel” se confond avec le “complètement faux”» (1999: 42-43).</p> <p style="text-align: justify;">Pour le lecteur, il y a quelque chose de vrai –faut-il le trouver, faut-il le voir, faut-il le visiter– dans ce faux et pour Dan Brown, il y a cette volonté de s’inscrire dans la lignée d’un Roland Dorgeles qui, avec sa toile exposée au Salon des Indépendants de 1910 sous la signature de «Boronali», avait réalisé un authentique canular artistique. Cette peinture si proche de certains courants picturaux de l’époque n’en était pas moins un tableau peint par la queue d’un âne. Un vrai tableau avec un faux artiste, mais un tableau resté dans la mémoire de beaucoup encore aujourd’hui.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Bibliographie</strong></p> <p style="text-align: justify;">BROWN, David (1999), «Des faux-authentiques, Tourisme versus pèlerinage», dans <em>Terrain </em>n°33, p.41-56.</p> <p style="text-align: justify;">BROWN, Dan (2004), <em>Da Vinci code</em>, Paris, Éditions Jean-Claude Lattès.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (2005)<em> Anges et Démons</em>, Paris, Éditions Pocket.&nbsp;&nbsp; &nbsp;</p> <p style="text-align: justify;">CityDiscovery, [en ligne]. <a href="http://www.city-discovery.com/fr/ID2832_Tour_DaVinci_Code">http://www.city-discovery.com/fr/ID2832_Tour_DaVinci_Code</a>&nbsp; (Page consultée le 30 novembre 2011).</p> <p style="text-align: justify;">D’ALMEIDA, Fabrice (2003),<em> La manipulation</em>, Paris, Éditions QSJ.</p> <p style="text-align: justify;">DETIENNE, Marcel et Jean-Pierre VERNANT (1974), <em>Les ruses de l’intelligence, La mètis des Grecs</em>, Paris, Éditions Flammarion.</p> <p style="text-align: justify;">ECO, Umberto (1985), <em>La guerre du faux</em>, Paris, Éditions Grasset.</p> <p style="text-align: justify;">GIRARDET, Raoult (1986), <em>Mythes et mythologies politiques</em>, Paris, Éditions du Seuil.</p> <p style="text-align: justify;">GOFFMAN, Erving (1991), <em>Les cadres de l’expérience</em>, Paris, Éditions de Minuit.</p> <p style="text-align: justify;">LEVI-STAUSS, Claude (1996), <em>Anthropologie Structurale</em>, Paris, Éditions Plon.</p> <p style="text-align: justify;">ROBOTYCKI, Czesław (2010), «La fabrication d’un texte authentique, Les Desiderata de Max Ehrmann», dans <em>Ethnologie française</em>, vol. 40, p.285-294.<br />&nbsp;</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> AGAMBEN, Giorgio BROWN, Dan BROWN, Dan D'ALMEIDA, Fabrice DETIENNE, Marcel ECO, Umberto GIRARDET, Raoult GOFFMAN, Erving LEVI-STRAUSS, Claude ROBOTYCKI, Czeslaw VERNANT, Jean-Pierre Roman Sat, 14 Jan 2012 17:51:54 +0000 Stéphane Courant 451 at http://salondouble.contemporain.info La femme qui hait les hommes qui n’aiment pas les femmes http://salondouble.contemporain.info/article/la-femme-qui-hait-les-hommes-qui-n-aiment-pas-les-femmes <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/les-meilleurs-vendeurs">Les meilleurs vendeurs</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br /><em>Avis de l'auteur : Cette lecture dévoile de nombreuses informations relatives au dénouement de la trilogie.</em></p> <p style="text-align: justify;">Si on se fie aux données du site web officiel de la maison d’édition Nordstedts, 62&nbsp;000&nbsp;000 d’exemplaires de la trilogie de romans <em>Millénium</em> de Stieg Larsson auraient été vendus à travers le monde en date du 28 novembre 2011 (<em>The World of Millenium</em>, 2010: <a href="http://www.stieglarsson.se/">en ligne</a>). Les adaptations cinématographiques de la série, produites en Suède par MBox Studios, ont généré 215&nbsp;millions de dollars mondialement, selon <em>Box Office Mojo</em> (<a href="http://www.boxofficemojo.com/franchises/chart/?id=millennium.htm">en ligne</a>). Et ce n’est pas fini. Hollywood, par l’entremise des studios Sony, a lancé sa propre adaptation du premier roman de la série réalisée par David Fincher en 2011. Comment expliquer un tel engouement pour ces romans? La revue britannique <em>The Economist</em> énumère quelques aspects de <em>Millénium</em> qui expliqueraient son attrait: un langage épuré et direct, des héros mystérieux et éprouvés, une mise en scène des conflits entre le «monde ordinaire» et les «riches et puissants», l’atmosphère nordique froide et sombre (2011: <a href="http://www.economist.com/node/15660846?story_id=15660846">en ligne</a>). À ces éléments particuliers que la revue suggère s’ajoutent les caractéristiques essentielles du polar à succès qu’on trouve dans <em>Millénium</em>: poursuites endiablées, cadavres mutilés, violeurs, pédophiles, sociopathes et tueurs en série sadiques, le tout incorporé à une trame narrative enlevante où les milliardaires et PDG d’entreprises corrompus côtoient le trafic de drogues, d’armes et de femmes, alors qu’une vaste conspiration des services secrets suédois trahit la démocratie constitutionnelle du pays. Il serait toutefois faux d’admettre que cette série se contente de respecter une quelconque «recette» de polars à succès. Au contraire, à travers son intrigue abracadabrante, <em>Millénium</em> met en scène une réflexion approfondie sur des enjeux sociaux négligés.</p> <p style="text-align: justify;">Selon moi,<em> Millénium</em> tient d’un sous-genre particulier du polar, à savoir le «roman noir», qui privilégie l’observation des conséquences de la criminalité, plutôt que du roman policier traditionnel qui se concentre davantage sur la résolution d’une énigme. Norbert Spehner énumère, dans son ouvrage <em>Scènes de crimes. Enquête sur le roman policier contemporain</em>, des caractéristiques du roman noir, un produit d’origine américaine né dans la foulée des <em>hard-boiled fictions</em> des années 1920: ces romans montrent «la décrépitude morale des protagonistes, la noirceur du cœur humain et la violence qui ravage la société» (2007: 10). Parmi les auteurs de ces romans noir américains, nous pensons notamment à Dennis Lehane qui, dans <em>Gone Baby, Gone</em> (1998) ou <em>Mystic River</em> (2002), s’interroge sur les effets traumatisants de la pédophilie et sur le statut judiciaire des enfants négligés par leurs parents. Dans cette foulée, <em>Millénium</em> se distingue quant à lui du polar d’investigation par une réflexion morale singulière sur la violence faite aux femmes.</p> <p style="text-align: justify;">Je propose de lire la trilogie <em>Millénium</em> en fonction de cette réflexion sur la banalisation des sévices que les hommes adressent aux femmes que Larsson développe à partir du personnage de l’antihéroïne Lisbeth Salander. Selon la rumeur, <a name="renvoi1"></a><a href="#note1">[1]</a> Larsson aurait conçu le personnage de Lisbeth Salander en se souvenant d’un événement traumatisant de son adolescence. Il aurait été témoin d’un viol collectif et il ne serait pas intervenu pour aider la jeune victime nommée Lisbeth. Dans la trilogie <em>Millénium</em>, le personnage de Lisbeth Salander a été témoin des abus sexuels de son père sur sa mère depuis sa naissance, puis a été elle-même torturée dans un hôpital psychiatrique dans son adolescence et violée par son tuteur légal à l’âge adulte. Celle qu’on décrit comme antisociale et qu’on a diagnostiquée schizophrène paranoïaque renonce aux protections judiciaires (un témoin avec un tel passé psychiatrique n’a aucune crédibilité…) et choisit de se faire justice elle-même puis d’entamer une croisade –digne d’un<em> vigilante</em> des <em>comic books</em> américains– contre tous les hommes qui abusent des femmes. C’est ce portrait paradoxal du personnage de Lisbeth Salander qui donne un attrait supplémentaire à <em>Millénium</em>, au sens où ce protagoniste échappe aux classifications morales, éthiques et légales d’une société décrite comme patriarcale et brouille la frontière entre folie et lucidité. Salander apparaît alors comme un sujet insaisissable, d’une complexité remarquable. Dans cette lecture, j’examinerai ce personnage selon trois points de vue, qui m’ont été suggérés par le paratexte de chaque tome de la trilogie. Je traiterai d’abord de la conscience morale particulière de Lisbeth Salander –une sorte de manichéisme hors-la-loi combiné à l’exécution de la loi du Talion–, ensuite de son «éthique sélective» par rapport au contrôle de l’information et au droit à la vie privée, et enfin de son statut psychiatrique particulier qui se retrouve tributaire d’un ensemble de normes sociales fondamentalement arbitraires. Tous ces éléments mettent en évidence l’ambigüité de cet individu qui bouleverse l’ordre social, juridique et moral d’une société reposant sur des certitudes caduques.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>«Je suis un porc sadique, un salaud et un violeur»: Lisbeth Salander et la morale</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Stieg Larsson place en exergue de chacun des chapitres de <em>Les hommes qui n’aimaient pas les femmes</em> une statistique sur la violence que subissent les femmes en Suède et sur l’absence de conséquences judiciaires que les gestes engendrent. De telles statistiques véhiculent bien sûr un message dénonciateur, à savoir que les agressions passent généralement sous silence et que lorsqu’une femme se plaint, personne ne la croit. Ces statistiques sont accompagnées dans le texte de descriptions crues des violences physiques et sexuelles que subissent les femmes, dont Lisbeth Salander que son tuteur viole à deux reprises. Cette écriture naturaliste de l’horreur provoque un malaise qui permet au lecteur d’adhérer à la vision du monde controversée de Lisbeth Salander. Par exemple, après avoir été violée pour la première fois par son tuteur Nils Bjurman, Salander se résigne: «Dans le monde de Lisbeth Salander, ceci était l’état naturel des choses. En tant que fille, elle était une proie autorisée, surtout à partir du moment […] où elle avait des piercings aux sourcils, des tatouages et un statut social inexistant» (<em>Femmes</em>, p.235). Pour contester cet «état naturel», Lisbeth Salander choisit d’endosser le rôle d’une justicière qui œuvre selon son propre code moral manichéen où il y a, d’un côté, les femmes et, de l’autre, les «porcs&nbsp;», «fumiers», «salauds» et «violeurs». Mikael Blomkvist résume: «On ne peut rien lui faire faire contre sa volonté. Dans son monde, les choses sont soit “bonnes”, soit “mauvaises”, pour ainsi dire» (<em>Allumette</em>, p.286). C’est pourquoi elle choisit de combattre le feu par le feu: lors de la troisième tentative de viol de Bjurman, elle le fait chanter en lui montrant l’enregistrement de son deuxième viol puis elle lui tatoue la phrase «Je suis un porc sadique, un salaud et un violeur» sur l’abdomen. Elle l’avertit que s’il revoit une femme ou la retouche, elle le tue. Ces actions indiquent que Lisbeth Salander ignore les lois sociales –les policiers et les tribunaux ne l’ayant jamais écoutée de toute façon– et se façonne une conscience morale absolue. Il s’agit d’une sorte de retour par la négative aux héros de polar plus traditionnels. À l’intégrité d’un Hercule Poirot ou d’un Sherlock Holmes se substitue la morale tout aussi intègre mais complètement antisociale et hors-la-loi de Lisbeth Salander. Contrairement à Salander, un antihéros tel Sam Spade, le détective privé de Dashiell Hammett dans <em>The Maltese Falcon</em> (1930), conserve une certaine conscience judiciaire et écarte le meurtre de ses possibilités. Quant à Salander, si l’agression le justifie, Mikael Blomkvist est convaincu que son amie serait capable de tuer: «Il lui faut une raison pour tuer –elle doit être menacée à l’extrême et provoquée» (<em>Allumette</em>, p.322). La violence, dans <em>Millénium</em>, semble la seule réponse possible à la violence. La police n’est pas incompétente; elle est absente, voire complice d’une conspiration qui minimise la violence faite aux femmes.</p> <p style="text-align: justify;">Pour tout dire, la violence chez Larsson est une part essentielle des individus. On ne devient pas violeur; on l’est. Lisbeth Salander refuse toute relativisation du comportement des hommes. Dans <em>Les hommes qui n’aimaient pas les femmes</em>, lorsqu’elle capture le tueur en série Martin Vanger en compagnie de Mikael Blomkvist, elle rejette toute circonstance atténuante pouvant expliquer son comportement (que les avocats de la défense évoqueraient sans doute lors du procès), c’est-à-dire le lavage de cerveau et l’inceste que son père Gottfried Vanger lui a fait subir:&nbsp;«Je crois que tu te trompes, [dit-elle]. Ce n’est pas un tueur en série malade qui a trop lu la Bible. C’est simplement un fumier ordinaire qui hait les femmes» (<em>Femmes</em>, p.382). Salander refuse l’étiquette de victime, même pour désigner Harriett Vanger qui a pourtant été violée par son frère et son père. Lisbeth Salander lui reproche plutôt d’avoir fui et de ne pas avoir adopté un comportement similaire au sien: «Harriett Salope Vanger. Si elle avait fait quelque chose en 1966, Martin Vanger n’aurait pas pu continuer à tuer et à violer pendant 37 ans» (<em>Femmes</em>, p.492). Son souhait s’exaucera lors du dénouement de l’action. Martin Vanger découvre que Blomkvist veut le livrer aux autorités et décide de l’éliminer. Or, Lisbeth Salander sauve la vie <em>in extremis</em> de Mikael Blomkvist et entraîne le tueur dans une poursuite sur les routes de la Suède, dont il ne sortira pas vivant. Le résultat la satisfait: Martin Vanger ne torturera plus de femmes dans son sous-sol. Ces actions illustrent le devoir que Lisbeth Salander s’est donné d’empêcher les hommes de violenter les femmes. Elle-même, après avoir été violée, ne demande pas d’aide: «Ces centres [pour femmes en détresse] à ses yeux étaient pour les <em>victimes</em>, et elle ne s’était jamais considérée comme telle» (<em>Femmes</em>, p.244). Elle décide par conséquent de prendre le contrôle de la situation, devenant à son tour un bourreau. Pour Lisbeth Salander, bien qu’il existe une opposition claire entre les «bons» et les «méchants», elle n’est pas doublée de la dichotomie «victime»/«tortionnaire»; au contraire, les pures victimes apparaissent plutôt comme des lâches. Sa conscience, bref, se situe au-delà des mécanismes sociaux complexes qui mettent en contexte les comportements criminels, leur donnant des causes et des explications. Elle privilégie une approche qu’un de ses amis associe à une mission divine&nbsp;:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Quoi qu’elle fasse, c’était peut-être Juridiquement Douteux mais pas un crime contre les Lois de Dieu. Car contrairement à la plupart des gens, Holger Palmgren était certain que Lisbeth Salander était quelqu’un d’authentiquement moral. Son problème était que sa morale ne correspondait pas toujours avec ce que préconisait la loi (<em>Allumette</em>, p.164).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">&nbsp;Cette interprétation du comportement de Lisbeth Salander indique que son absolutisme moral correspond davantage aux lois divines, c’est-à-dire qu’à défaut de suivre les lois des hommes, Salander serait dotée d’une morale exemplaire qui départagerait clairement le Bien et le Mal. Certes, un tel pouvoir paraît excessif. Pourtant, à travers l’appareil rhétorique de Larsson, où les manifestations de violence masculines écrasent toutes les femmes –le réseau de prostitution juvénile dirigé par le père de Salander, Alexandre Zalachenko, en étant l’exemple parfait–, où l’appareil judiciaire cautionne ou ignore ces abus –la Säpo garde l’existence de cet espion surnommé Zala secrète, des juges et policiers font partie des clients qui violent les adolescentes–, la violence des hommes apparaît tout autant absolue dans cette civilisation corrompue. Seule une attitude extrême comme celle Lisbeth Salander peut équilibrer les forces.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Informatique et informations</strong></span></p> <p style="text-align: right;">«Tout le monde a des secrets, répondit-elle imperturbable. Il s’agit seulement de découvrir lesquels» (<em>Femmes</em>, p.55).</p> <p style="text-align: justify;">Le paratexte de <em>La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette</em> met en évidence des équations que Lisbeth Salander tente de résoudre dans ses temps libres, notamment le dernier théorème de Fermat. Salander jouit d’une mémoire photographique et d’un quotient intellectuel extrêmement élevé. Ses maladresses sociales combinées à son intelligence portent Mikael Blomkvist à croire qu’elle a le syndrome d’Asperger, une forme d’autisme <em>(Femmes</em>, p.498). Quoiqu’il en soit, la passion de Salander pour les mathématiques et pour l’informatique indique son besoin d’échapper au monde actuel et de se réfugier dans des constructions tantôt abstraites, tantôt virtuelles. Les mathématiques sont aussi une métaphore du tempérament particulier de Lisbeth Salander. Elle affectionne sa «logique pure» qu’elle perçoit comme «un puzzle logique avec des variations à l’infini –des énigmes qu’on pouvait résoudre» (<em>Allumette</em>, p.31). Ces manipulations fondamentalement abstraites «plais[ent] au sens de l’absolu de Lisbeth Salander (Allumette, p.32). La passion de Salander peut s’expliquer aisément par cette abstraction: les chiffres sont à la fois objectifs et absolus, tout comme sa conscience morale. Ceci dit, le jeu mathématique lui sert également dans le monde «réel», car elle utilise les mêmes manipulations logiques pour son métier de <em>hacker</em>. La démarche du <em>hacker</em> d’ailleurs n’est-elle pas le simple prolongement de l’activité du mathématicien? Il n’existe pratiquement pas de différence entre la résolution d’une équation et la création d’un code informatique permettant de décrypter le mot de passe d’un pare-feu pour pénétrer sur un réseau. D’ailleurs, que cette violation de la vie privée constitue un acte illégal ne semble pas inquiéter Lisbeth outre-mesure.</p> <p style="text-align: justify;">En fait, la morale absolue de Lisbeth Salander anéantit toutes ses réflexions éthiques. Sa prise de pouvoir absolue dans le monde virtuel pallie à son impuissance absolue dans le monde réel. À ce moment, les droits et libertés perdent leur sens. Par conséquent, elle utilise impunément les informations qu’elle dérobe sur les ordinateurs de ses rivaux pour parvenir à ses fins de vengeance, de contrôle ou de manipulation. Avec ses talents de <em>hacker</em>, elle observe la vie privée de ses cibles sans même se soucier de leurs droits légaux. «La vérité était […] qu’elle aimait fouiner dans la vie d’autrui et révéler des secrets que les gens essayaient de dissimuler» (<em>Femmes</em>, p.334). Par contre, Mikael Blomkvist s’oppose aux activités de son amie. Larsson décrit Blomkvist comme un journaliste fondamentalement intègre –à la question à savoir pourquoi il est journaliste, il répond: «Je crois en une démocratie constitutionnelle, et de temps en temps il faut la défendre» (<em>Reine</em>, p.419)– qui s’affaire à démasquer la corruption des grands de ce monde. <a name="renvoi2"></a><a href="#note2">[2]</a> Ainsi, lorsqu’il découvre le talent de Salander, il tente de la raisonner. Il entame une discussion sur l’éthique et la vie privée: «Quand j’écris un texte sur un fumier dans le monde bancaire, je laisse de côté par exemple sa vie sexuelle. […] Même les fumiers ont droit à une vie privée» (<em>Femmes</em>, p.346). Lisbeth réplique avec «le principe de Salander»: «Un fumier est toujours un fumier et si je peux lui nuire en déterrant des saloperies sur lui, c’est qu’il l’a mérité» (<em>Femmes</em>, p.346). Bref, selon ce principe, la protection de la vie privée est une responsabilité individuelle et non un droit garanti par la démocratie constitutionnelle.</p> <p style="text-align: justify;">Ainsi, à défaut de jouir d’un quelconque pouvoir social, juridique ou économique, celle-ci possède un pouvoir virtuellement illimité dès qu’elle se connecte à un ordinateur. Jean-François Lyotard, dans <em>La condition postmoderne</em> (1979), fait d’ailleurs de l’accès à l’information le moyen fondamental d’obtenir du pouvoir dans le contexte des sociétés industrialisées. <a name="renvoi3"></a><a href="#note3">[3]</a> C’est pourquoi, malgré ses réticences éthiques, Blomkvist finit par utiliser les informations que lui fournit Salander, sachant qu’il peut se cacher derrière le principe d’anonymat des sources pour masquer leur provenance illégale. D’ailleurs, Blomkvist utilise régulièrement la menace&nbsp; de «jeter en pâture aux médias» (<em>Reine</em>, p.25) des individus pour obtenir leur coopération. Gunnar Björck, un agent de la Säpo qui a profité des prostituées mineures de Zala, lorsque Blomkvist le confronte, craint d’ailleurs plus le scandale médiatique que les conséquences juridiques que ses actes engendreront. Tout se passe comme si, dans <em>Millénium</em>, seul le pouvoir de l’information (décuplé par la tribune médiatique) et la connaissance des vices cachés des individus puissants (et violents et oppresseurs) parviendrait à restaurer la dignité de ceux qui ne cautionnent pas cet environnement où l’économique et le juridique obéissent au même ordre patriarcal.</p> <p style="text-align: justify;">En plus du pouvoir de l’information, Salander jouit d’un statut social enviable lorsqu’elle rejoint un cénacle de <em>hackers</em> dans un forum illicite nommé ironiquement <em>Hacker Republic</em>, statut qui diffère diamétralement de son état officiel (on la considère comme une schizophrène incapable de gérer ses biens). Salander s’ouvre à ce cercle restreint et anonyme tout en préservant méticuleusement les détails de sa vie privée au monde extérieur. C’est pourquoi elle ne parle pas aux autorités –elle résout des équations mentalement pendant ses interrogatoires–, aux médecins, et ne fréquente que quelques personnes de manière irrégulière. Cette situation comporte sa part d’ironie, à une époque où les médias font leurs choux gras des histoires d’hameçonnage chez les internautes naïfs. À l’inverse, les prédateurs sexuels dans <em>Millénium</em> appartiennent au monde réel, tandis que le virtuel favorise la solidarité. Salander résume son attrait pour le monde virtuel :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Elle se demande pourquoi elle, qui avait tant de mal à parler d’elle-même aux personnes qu’elle rencontrait face à face, révélait sans le moindre problème ses secrets les plus intimes à une bande de farfelus totalement inconnus sur Internet. Mais le fait était que si Lisbeth Salander avait une famille et un groupe d’appartenance, c’était justement ces fêlés complets (<em>Reine</em>, p.319).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">La socialité informatique des <em>hackers</em> se fonde sur un principe sélectif d’aristocratie d’esprit. Il faut suivre un rituel de mots de passes avant de pouvoir se connecter à leur forum secret, on ne peut entrer dans ce groupe sélect que si un des membres nous réfère. Une fois admis dans ce cercle, on partage gratuitement des connaissances et des programmes, on organise des opérations collectives et on se manifeste une solidarité sans bornes: lorsque Salander leur confie ses déboires, certains utilisateurs proposent de pirater le réseau bancaire de la Suède au complet. <em>Hacker Republic</em> valorise des rapports sociaux égalitaires, fondés sur l’amitié et la complicité. De plus, dans cet univers où règne une hiérarchie «horizontale», on ignore la fidélité à un État et on refuse de vendre son savoir à des corporations (comme en fait foi leur attentat contre une compagnie de Californie ayant plagié l’un d’eux). Tous les membres de cette république, d’ailleurs, semblent être des individus ostracisés dans le monde «réel»: son ami le plus proche, <em>Plague</em> (de l’anglais pour «la Peste»), bénéficie d’une pension d’invalidité. <em>Trinity</em>, un des fondateurs de la république, répare des lignes téléphoniques à temps partiel. Salander, quant à elle, a choisi le pseudonyme polysémique de «<em>Wasp</em>» («guêpe» en anglais, un surnom relatif à son style de boxeuse) qui peut aussi être une référence ironique à l’acronyme de <em>White Anglo-Saxon Protestant</em>, qu’on utilise en général pour désigner un groupe homogène d’individus d’origines anglaises, choyés, qui détient une quantité démesurée du capital social et économique et qui, par conséquent, impose ses coutumes, sa langue et sa culture au reste du monde. Le<em> hacking</em> représente pour Lisbeth une façon d’exercer ses facultés mentales dans un cadre abstrait (donc sécuritaire) et de prendre le pouvoir sur le réel à partir du virtuel. Ceci dit, ce désir maniaque de fréquenter le Web donne également des munitions à ses adversaires, qui remettent en question sa santé mentale en soulignant qu’elle refuse d’habiter la réalité. C’est d’ailleurs sur toute cette question de l’état mental de Lisbeth Salander que repose l’intrigue de <em>La reine dans le palais des courants d’air</em>, où Lisbeth doit légalement se réinsérer dans la société qu’elle rejette pourtant (et qui l’a rejetée). &nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Construction sociale de la folie: une prophétie autoréalisatrice</strong></span></p> <p style="text-align: right;">&nbsp;«Les innocents, ça n’existe pas. Par contre, il existe différents degrés de responsabilité» (<em>Allumette</em>, p.421).</p> <p style="text-align: justify;">Consciente du pouvoir de l’information et de la connaissance des secrets des individus, sachant que d’une part son statut de folle discrédite tous ses dires et que d’autre part on interprètera toutes ses assertions comme des marques de sa folie, Lisbeth Salander protège sa vie privée avec acharnement. Seul Blomkvist parvient à déceler ses secrets –sa mémoire photographique, ses talents de <em>hacker</em> et plus tard, le viol de Bjurman. Malgré tout, son attitude et son apparence physique suffisent à ses adversaires pour alimenter l’illusion de sa schizophrénie. Salander devra se battre pour qu’on la reconnaisse comme lucide. Les citations en exergue des chapitres de <em>La reine dans le palais des courants d’air</em> réfléchissent en l’occurrence sur la place des femmes guerrières, qu’on peut associer à Salander, dans l’Histoire. Remettant en question l’existence des Amazones –des chimères inventées de toutes pièces par les historiens–, le narrateur réhabilite l’armée des Fons qu’on néglige car ces femmes de couleur se battaient contre les colonisateurs blancs. <a name="renvoi4"></a><a href="#note4">[4]</a> Ce paratexte indique que la guerre est désormais lancée et que Salander représente une sorte d’archétype de la femme abusée qui entre en guerre contre l’ordre établi. Cependant, cette guerre se situe en territoire ennemi : la Cour.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Lors de l’ultime confrontation entre Salander et Alexander Zalachenko, son père abusif, à l’issue de<em> La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette</em>, Zala fusille Salander et l’enterre vivante, mais elle survit et parvient à le mutiler à coups de pelle. Mikael Blomkvist arrive en premier sur les lieux et escorte Salander à l’hôpital. Bien que Salander soit innocentée du double meurtre survenu dans <em>La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette</em> (pour lequel on recherche désormais Ronald Niedermann, le bras droit de Zalachenko), on l’inculpe pour tentative d’homicide sur son père, avec le but de l’interner de nouveau et la réduire au silence. Lors du procès, le plaidoyer du procureur repose sur l’évaluation d’un psychiatre corrompu et pédophile, Peter Teleborian, qui interprète tous les agissements de Salander comme exemplaires de sa folie. Larsson, par le biais de ce personnage malveillant, indique que la psychiatrie, bien qu’elle soit une science, demeure inexacte et tributaire de l’interprétation d’un individu. La schizophrénie de Salander devient ainsi une sorte de «prophétie autoréalisatrice». Selon Jean-François Staszak, «une prophétie autoréalisatrice est une assertion qui induit des comportements de nature à les valider» (1999: p.44). Teleborian, en ce sens, fait figure de l’autorité de l’oracle. Cette prophétie de Teleborian stipulant la folie de Salander, les individus modifient leur perception pour admettre cette possibilité comme une réalité. <a name="renvoi5"></a><a href="#note5">[5]</a> L’état de Salander est d’autant plus une construction subjective qu’il se fonde non pas sur des observations réelles –Salander refuse de parler à Teleborian et aux policiers– mais sur une herméneutique complètement boiteuse de son attitude et de son accoutrement. La narration décrit Salander comme «une fille pâle, d’une maigreur anorexique, avec les cheveux coupés archicourt et des piercings dans le nez et les sourcils» (<em>Femmes</em>, p.43). Elle arbore plusieurs tatouages, dont un immense dragon qui orne tout son dos. Il n’en faudra pas plus pour que Teleborian insinue que ses tatouages tiennent de l’automutilation, que les piercings relèvent du fétichisme et que sa maigreur indique des tendances anorexiques, voire la toxicomanie ou un mode de vie qui baigne dans la prostitution. À l’inverse, Mikael Blomkvist voit ce costume punk-gothique qu’elle porte en public comme une sorte de carapace :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Il se rendit compte que Lisbeth Salander était déguisée. En temps normal, elle s’habillait n’importe comment et manifestement sans le moindre goût. Mikael avait toujours pensé qu’elle ne s’attifait pas ainsi pour suivre la mode, mais pour indiquer une identité. Lisbeth Salander marquait son territoire privé comme étant un territoire hostile (<em>Reine</em>, p.590).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cette opinion de Blomkvist met en évidence que le diagnostique psychiatrique dépend avant tout d’une interprétation. Du point de vue social, Salander a une liaison avec Miriam Wu, une militante lesbienne notoire qui détient une boutique d’accessoires sexuels et fréquente les <em>Evil Fingers</em>, un groupe de musique <em>metal</em> composé de femmes elles aussi lesbiennes et dont les paroles parlent vaguement du satanisme. Non seulement Teleborian utilise-t-il ces fréquentations pour indiquer que Lisbeth Salander souffre d’une quelconque déviance, mais le procureur fait couler ces informations dans certains journaux à potins pour qu’on fasse de Salander une «lesbienne sataniste» avec un passé psychiatrique, donc une sociopathe dangereuse selon la logique sensationnaliste de ces tabloïds. L’avocate de Lisbeth Salander rejette bien sûr toutes ces interprétations montées de toutes pièces en mentionnant qu’elle-même, «citoyenne respectable», a un tatouage et un réseau social qui comporte des lesbiennes, sans pour autant qu’elle soit une meurtrière. On voit bien comment Teleborian détourne à son avantage le discours psychiatrique en insistant sur l’idée selon laquelle le comportement marginal de Salander correspond à la folie. La lucidité dans <em>Millénium</em> s’associe donc dangereusement au simple respect de la <em>doxa</em> d’ordre patriarcal.</p> <p style="text-align: justify;">L’ironie de ce dispositif tient à ce qu’on donne l’autorité symbolique de trancher entre le «lucide» et le «malade» à un individu lui-même désaxé. On apprend que Teleborian aime séquestrer ses patientes avec l’approbation muette de la société: «Peter Teleborian, lui, était à l’abri derrière un rideau de papiers, d’estimations, de mérites universitaires et de charabia psychiatrique. Aucun, absolument aucun de ses actes ne pouvait jamais être dénoncé ou critiqué. <em>L’État lui avait donné pour mission d’attacher des petites filles désobéissantes avec des sangles</em>» (<em>Allumette</em>, p.412). L’utilisation de l’énumération (des distinctions administratives de Teleborian), de la répétition («aucun, absolument aucun»), de vocabulaire connoté («charabia»), d’une métaphore («un rideau de papiers») et des italiques dans ce passage accentue son effet dénonciateur. Le scandale que Larsson met en évidence remet alors en question la légitimité de la psychiatrie: «Une science qui n’a pas trouvé sa légitimité n’est pas une science véritable, explique Lyotard, elle tombe au rang le plus bas, celui d’idéologie ou d’instrument de puissance» (1979: p.64). Seule la possibilité de pénétrer dans son ordinateur pour discréditer Teleborian (et révéler au monde qu’il possède une collection de clichés érotiques d’enfants) pourra permettre à Lisbeth Salander de remporter ce procès contre Teleborian et les institutions sociales qui légitiment son savoir scientifique en se basant sur son intégrité personnelle et professionnelle.</p> <p style="text-align: justify;">C’est toutefois le récit scabreux d’un viol dont Salander aurait été victime sur lequel Teleborian s’appuie le plus pour prouver sa schizophrénie. Ce récit tiendrait d’un fantasme paranoïaque, selon le psychiatre. Or, la diffusion devant la Cour de l’enregistrement du viol en question anéantit son plaidoyer. Encore une fois, c’est en diffusant ouvertement une information privée que Salander triomphe. Chez les «méchants» dans la trilogie <em>Millénium</em> (le psychiatre Peter Teleborian, l’espion Alexander Zalachenko, l’avocat Nils Bjurman, le dirigeant des services secrets Gunnar Björck, le PDG d’entreprise Martin Vanger, etc.), il existe donc une nette dialectique entre l’espace public qu’ils dominent en vertu de leur capital symbolique, économique ou juridique, et l’espace privé où ils abusent de leur statut aux dépens de femmes parce qu’elles sont, justement, des femmes. Tout se passe comme si l’autorité sociale se transposait dans le privé où le pouvoir se déchaînerait. Lisbeth Salander en contrepartie incarne cet individu exclu des instances sociales officielles (de tous les points de vue) qui parvient à violer l’espace privé de ces hommes en pénétrant sur leur ordinateur et c’est seulement en renversant cet état, c’est-à-dire en les menaçant de rendre publiques ces informations par le truchement des médias, qu’elle peut accéder à la légitimité officielle.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Conclusion: <em>Millénium</em> comme roman féministe?</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">La réflexion morale de Larsson semble proposer que l’ordre mondial est désormais dépourvu de morale, et que seuls des justiciers bénéficiant du pouvoir de l’informatique et de l’information tels que Mikael Blomkvist et Lisbeth Salander peuvent renverser cet ordre social. Ces deux individus incarnent en quelque sorte les deux côtés d’une même médaille: Blomkvist évoque un être d’éthique et de morale intègre (qui utilise son pouvoir immense à bon escient) tandis que Lisbeth Salander habite en dehors de l’éthique et obéit à sa propre morale fondée sur un Absolu: il faut empêcher les hommes d’attaquer les femmes. C’est dans cette dynamique idéologique particulière que les héros de <em>Millénium</em> se démarquent des autres personnages de romans policiers qui, plus souvent qu’autrement, appartiennent à l’appareil judiciaire ou coopèrent avec celui-ci. Certes, le personnage du «policier corrompu» est devenu un cliché redondant du polar étasunien. Or, dans le cas de <em>Millénium</em>, les policiers en tant qu’individus ne sont pas corrompus: c’est tout l’ordre social qu’ils défendent avec intégrité qui est corrompu.</p> <p style="text-align: justify;">Cette nette prise de position de Larsson sur la violence faite aux femmes nous incite à réfléchir sur la portée idéologique de ce roman. Autrement dit, peut-on considérer <em>Millénium</em> comme une série de polars féministes? Une lecture du seul passage autoréflexif de la trilogie <a name="renvoi6"></a><a href="#note6">[6]</a> semble indiquer que le texte de Larsson se réclamerait d’une telle étiquette. Le passage en question se consacre à critiquer avec ironie la récupération de l’étiquette «féministe» par certaines maisons d’édition. À un certain moment, Mikael Blomkvist lit un roman que la quatrième de couverture vend comme «féministe»: «Le roman racontait les tentatives de l’auteur pour mettre de l’ordre dans sa vie sexuelle pendant un voyage à Paris et Mikael se demanda si on l’appellerait féministe si lui-même écrivait un roman avec un vocabulaire de lycéen sur sa propre vie sexuelle» (<em>Femmes</em>, p.149). On comprend alors que le roman <em>Les hommes qui n’aimaient pas les femmes</em>, qui comporte des scènes de viol décrites avec minutie et un personnage féminin qui se rebelle contre l’ordre patriarcal, pour Larsson, aurait une plus grande authenticité en tant que «roman féministe», d’où sa suggestion implicite de lire ce roman comme un «polar féministe».<br /><br /><strong>Bibliographie</strong><br /><br /><em>Box Office Mojo</em>, «Millenium Series», [en ligne]. <a href="http://www.boxofficemojo.com/franchises/chart/?id=millennium.htm">http://www.boxofficemojo.com/franchises/chart/?id=millennium.htm</a> (Page consultée le 8 janvier 2011).</p> <p style="text-align: justify;">DONALDSON JAMES, Susan (2010), «Stieg Larsson Silent as Real-Life Lisbeth Raped», [en ligne]. <em>ABC</em> News, <a href="http://abcnews.go.com/Entertainment/stieg-larsson-guilt-gang-rape-lisbeth-fueled-millennium/story?id=11324859">http://abcnews.go.com/Entertainment/stieg-larsson-guilt-gang-rape-lisbeth-fueled-millennium/story?id=11324859</a> (Page en ligne depuis le 5 août 2010).</p> <p style="text-align: justify;">HAMMETT, Dashiell (1930), <em>The Maltese Falcon</em>, New York, Alfred A. Knopf.</p> <p style="text-align: justify;">INCONNU, «Inspector Norse. Why are Nordic detective novels so successful?», <em>The Economist</em>, [en ligne]. <a href="http://www.economist.com/node/15660846?story_id=15660846">www.economist.com/node/15660846?story_id=15660846</a> (Page en ligne depuis le 11 mars 2010).</p> <p style="text-align: justify;">LARSSON, Stieg (2005), <em>Les hommes qui n’aimaient pas les femmes</em>, traduit du suédois par Lena Grumbach et Marc de Gouvenain, Arles, Actes Sud.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (2006), <em>La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette</em>, traduit du suédois par Lena Grumbach et Marc de Gouvenain, Arles, Actes Sud.<br /><br />-------- (2007), <em>La reine dans le palais des courants d’air,</em> traduit du suédois par Lena Grumbach et Marc de Gouvenain, Arles, Actes Sud.</p> <p style="text-align: justify;">LEHANE, Dennis (2001), <em>Mystic River</em>, traduit de l’anglais par Isabelle Maillet, Paris, Éditions Payot &amp; Rivages.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1998), <em>Gone Baby, Gone</em>, traduit de l’anglais par Isabelle Maillet, Paris, Éditions Payot &amp; Rivages.</p> <p style="text-align: justify;">LYOTARD, Jean-François (1979), <em>La condition postmoderne. Rapport sur le savoir</em>, Paris, Minuit.</p> <p style="text-align: justify;">NORSTEDTS (2010), <em>The World of Millenium</em>, [en ligne]. <a href="http://www.stieglarsson.se/">http://www.stieglarsson.se/</a> (Page consultée le 8 janvier 2011).</p> <p style="text-align: justify;">ROSENTHAL, Robert et Lenore JACOBSON (1971), <em>Pygmalion à l'école: l'attente du maître et le développement intellectuel des élèves</em>, traduit de l'anglais par Suzanne Audebert et Yvette Rickards, Tournai, Casterman.</p> <p style="text-align: justify;">SPEHNER, Norbert (2007), <em>Scènes de crimes. Enquête sur le roman policier contemporain</em>, Québec, Alire.</p> <p style="text-align: justify;">STASZAK, Jean-François (1999), «Les prophéties autoréalisatrices», <em>Sciences Humaines</em>, 94, mai, p.42-44.<br />&nbsp;</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a> Susan Donaldson James rapporte cette histoire en s’appuyant sur les témoignages des proches de Stieg Larsson (2010: <a href="http://abcnews.go.com/Entertainment/stieg-larsson-guilt-gang-rape-lisbeth-fueled-millennium/story?id=11324859">en ligne</a>).</p> <p style="text-align: justify;"><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2]</a> Stieg Larsson s’est inspiré de sa propre expérience de journaliste pour créer cet alter-ego. Il a lui-même fondé le magazine <em>Expo</em> qui, à l’instar de Millénium, traque entre autres les regroupements d’extrême-droite.</p> <p style="text-align: justify;"><a name="note3"></a><a href="#renvoi3">[3]</a> Lyotard postule que l’informatique transforme le savoir en «marchandise informationnelle» qui «est déjà et sera un enjeu majeur, peut-être le plus important, dans la compétition mondiale pour le pouvoir» (1979: p.15).</p> <p style="text-align: justify;"><a name="note4"></a><a href="#renvoi4">[4]</a> Selon l’ouvrage historique <em>Amazons of Black Sparta</em> de Stanley B. Halpern, l’armée de femmes de Dahomey, en Afrique de l’Ouest (aujourd’hui le Bénin), serait la seule armée féminine dont on peut prouver l’existence. Formé au XVIIe siècle, cet effectif militaire de 6&nbsp;000 soldates a affronté d’abord les Yoroubas, puis les colonisateurs français. Elles ont été battues par des troupes françaises en 1892 lors de la Deuxième guerre du Dahomey.</p> <p style="text-align: justify;"><a name="note5"></a><a href="#renvoi5">[5] </a>Un des cas les plus reconnus de prophétie autoréalisatrice est «l’Effet Pygmalion» démontré en sciences de l’éducation par Robert Rosenthal et Lenore Jacobson (1971), effet selon lequel un professionnel de l’éducation peut influencer l’évolution d’un élève en émettant une hypothèse sur son devenir scolaire.</p> <p style="text-align: justify;"><a name="note6"></a><a href="#renvoi6">[6]</a> Ce passage est d’autant plus singulier qu’il s’agit du seul procédé romanesque dans toute la trilogie qu’on pourrait associer aux esthétiques postmodernes ou contemporaines.<br /><br />&nbsp;</p> AGAMBEN, Giorgio DONALDSON JAMES, Susan HAMMETT, Dashiell JACOBSON, Lenore LARSSON, Stieg LEHANE, Dennis LYOTARD, Jean-François ROSENTHAL, Robert SPEHNER, Norbert STASZAK, Jean-François Roman Sat, 14 Jan 2012 16:49:15 +0000 Pierre-Paul Ferland 446 at http://salondouble.contemporain.info Jacques Lacan trente ans après http://salondouble.contemporain.info/article/jacques-lacan-trente-ans-apr-s <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/balint-babos-adina-0">Balint-Babos, Adina</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/les-meilleurs-vendeurs">Les meilleurs vendeurs</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>Le palmarès des ventes de livres met en lumière la préférence des lecteurs contemporains pour un certain type de fiction, d’essai ou de biographie. Les ventes de livres disent aussi quelque chose du désir d’être au courant des «nouveautés», des prix littéraires, des titres que les médias mettent de l’avant dans les journaux ou sur les plateaux de télévision. En France, l’automne est une période d’engouement commercial dans le domaine des livres: c’est la rentrée littéraire, le temps du Goncourt et des autres prix, et tout particulièrement en septembre 2011, il y a eu le trentième anniversaire de la mort de Jacques Lacan. C’est de ce dernier événement dont je voudrais parler ici, en posant deux questions: Qu’est-ce qui nous reste aujourd’hui de la pensée de Lacan? Ses écrits et les écrits sur lui se vendent-ils?</p> <p>En tant que lectrice basée au Canada anglais, je choisis d’interroger la réception de Jacques Lacan en France aujourd’hui, en avançant quelques hypothèses à partir des textes lus dans des quotidiens et magazines, <em>Le Monde</em>,<em> Lire, Magazine Littéraire</em>,<em> Lacan Quotidien</em>, en passant par des vidéos sur Internet (le documentaire <em>Jacques Lacan, la psychanalyse réinventée</em>) et des blogues d’idées ou littéraires, ceux de Daniel Sibony et de Pierre Assouline. Il s’agira de réfléchir aux sens du contemporain par le biais d’un penseur psychanalyste marquant de la modernité, Jacques Lacan.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Jacques Lacan: la pensée réinventée</strong></span></p> <p>Né au début du XXe siècle, et ayant vécu les deux Guerres mondiales, Lacan commence à être reconnu dès les années 1930. Mais c’est entre 1950 et 1975 qu’il exerce la plus grande influence sur la pensée française, lors de son fameux Séminaire, à une période où des intellectuels débattent les sens du gaullisme et du communisme, puis de la décolonisation, vivent le dynamisme culturel de Mai 1968 et pensent les valeurs de la République française. Dans ce contexte d’aspirations fondées sur le progrès, le projet de Lacan, qui s’obstine à affirmer que l’avancée freudienne est l’horizon possible par où on peut saisir toutes les facettes de la complexité humaine, le pire comme le meilleur, prend à merveille. C’est réactionnaire, et surtout, il est question d’améliorer collectivement le sort de ceux atteints de troubles psychiques: névrosés, psychotiques, dépressifs, délinquants. Le mythe Lacan est suffisamment connu pour que je ne m’y attarde pas longuement. Des «fans» et des rivaux ont nourri et continuent de nourrir sa mémoire, et de transmettre ses écrits. Mais que comprend-on de cette transmission? Et de quoi est-elle faite?&nbsp;</p> <p>Daniel Sibony, psychanalyste et écrivain français, dans un texte sur son blogue, «30 ans après Lacan, que reste-t-il de son discours?», met en garde contre le danger de se retrouver trop en adoration avec l’homme et sa pensée. Il parle du décalage entre le discours de l’homme et ses textes, en soulignant que «son discours était vivant tant que l’homme qui le tenait était vivant» (Sibony, 2011: <a href="http://danielsibony.typepad.fr/danielsibony/2011/09/30-ans-apr%C3%A8s-que-reste-t-il-du-discours-de-lacan.html">en ligne</a>). Ceux de sa génération se souviennent des séminaires où, avec érudition, Lacan déroulait des références, de la Bible à Homère, Parménide, Héraclite, en passant par Shakespeare, Sade, Mallarmé ou Joyce. Pourtant, les écrits lacaniens demeurent hermétiques, difficiles à comprendre. Envie de poser cette autre question: si on est dans la trentaine aujourd’hui, et qu’on n’a pas fréquenté ses séminaires, comment entrer dans ses écrits? Daniel Sibony, ayant assisté aux séminaires dans les années 70, et depuis, ayant réfléchi entre autres à la pensée de Lacan, confie avec justesse que «la jouissance de Lacan était de tenir cet auditoire en haleine le plus longtemps possible» (Sibony, 2011: <a href="http://danielsibony.typepad.fr/danielsibony/2011/09/30-ans-apr%C3%A8s-que-reste-t-il-du-discours-de-lacan.html">en ligne</a>), ce qu’il a bien réussi pendant un quart de siècle. &nbsp;<br /><br />Vu ces affirmations, et peut-être grâce à elles, je souhaite aller plus loin: acheter les derniers Séminaires parus chez Seuil, <em>Le Séminaire: Livre XIX…ou pire</em> (1971-1972) et <em>Je parle aux murs</em>, et lire, tenter de décrypter. Mais en lisant, très vite, je bute contre des mots alambiqués, compliqués, des raisonnements et des analogies complexes, au point où j’abandonne: comment cette pensée sert-elle aujourd’hui à la vie? Ces questions, Daniel Sibony se les pose avec précision, et à travers son expérience de psychanalyste et de penseur, il est sceptique; il avoue avoir de la difficulté à transférer la méthode et les idées de Lacan dans le travail avec des patients. Cela m’amène à imaginer qu’il y a des lecteurs et des psychanalystes qui achètent les <em>Séminaires</em> de Lacan sans nécessairement parvenir à les lire. Bien entendu, ces ventes bénéficient aux librairies et aux maisons d’édition, et maintiennent une certaine aura d’illusion autour de la figure du maître. Le trentième anniversaire de sa mort joue aussi à emballer la machine commerciale. Suivront peut-être dans les prochaines années des temps morts, d’oubli ou presque, quand Lacan dormira dans les rayons des bibliothèques, jusqu’à ce qu’une nouvelle secousse ne le remette au premier plan, car sa légende est désormais suffisamment ancrée dans la mémoire culturelle pour pouvoir rebondir.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Jacques Lacan: la mémoire culturelle</strong></span></p> <p>Cette mémoire, de quoi est-elle faite?</p> <p>Du Séminaire, on retient le corps de Lacan en train de parler. Philippe Sollers, dans une entrevue intitulée «Lacan même», publiée dans la revue<em> L’Infini</em> en 2002, parle «du corps impressionnant qui sort de la voix et pas le contraire» (2002: 23). On retient l’effet séducteur, chamanique, le parler qui n’est pas du semblant, la liberté, l’insolence qui produit quelque chose de dérangeant, de l’effervescence. On a aussi entendu parler de ses fameuses «séances courtes», de ses formules qui traversent l’horizon jusqu’à nous comme des sentences ou des maximes: «Dieu est inconscient», «la Femme n’existe pas», «il n’y a pas de rapport sexuel», le «parlêtre». Avec Lacan s’impose d’emblée la nécessité d’être assez ouvert et détaché pour pouvoir entendre ce que l’homme est en train de dire; entendre, être à l’écoute, tenter d’être présent. Pourtant, Daniel Sibony le dit: «tout cela était possible lors du vivant de Lacan». Mais aujourd’hui?</p> <p>Comment «utiliser»&nbsp; Lacan pour penser notre époque, pour penser à notre époque? Acheter ses livres, ce serait peut-être la réponse la plus simple: lire, découvrir sa pensée, comprendre les croisements qu’il a tenté de tisser entre le discours philosophique et le théâtre, entre la mythologie grecque et le surréalisme... Il s’agirait aussi de reconnaître notre monde habité par l’incertitude, la désorientation et la crise, questions auxquelles Lacan a réfléchi pendant un demi-siècle, dans ses efforts de saisir l’ordre immanent dans le désordre, la perte du symbolique, l’omniprésence de la monnaie. Malgré tout, il faudrait pouvoir imaginer que l’accès à ces idées est impossible sans passer par «l’objet» livre, sans se procurer les <em>Séminaires</em> ou les<em> Écrits</em> de Lacan, d’où l’intérêt pour un sujet comme celui du présent dossier: «les meilleures ventes». Lacan se vend pour sa pensée; il se vend parce qu’il y a quelque chose d’énigmatique autour de lui, qui ne cesse d’appeler à être décrypté: une sorte de multiplicité inhérente à sa personne et à ses textes.</p> <p>Mais qu’en est-il de Lacan et la littérature? Lacan et la philosophie?</p> <p>Si Freud fait figure d’écrivain du XIXe siècle, par son écriture riche, à laquelle s’ajoute une correspondance impressionnante, pour sa part, Lacan entretient un rapport fécond, pas avec le romanesque, mais avec le théâtre, avec la phrase orale, brève et alerte. Ce dernier est un grand commentateur de dramaturgie, surtout de Shakespeare et de Sophocle. Lacan n’est pas autant attiré par le roman que par les maximes et les sentences philosophiques des XVIIe et XVIIIe siècles. Une formule comme «il n’y a pas de rapport sexuel… ou pire», rappelle La Rochefoucauld, par exemple. Bien entendu, il y a aussi Lacan qui ramène la philosophie à la psychanalyse, qui traverse la phénoménologie de Sartre et de Merleau-Ponty et le structuralisme de Lévi-Strauss, pour inventer des concepts, tels «la crise des idées», qui servent aujourd’hui à penser l’Histoire de la culture.</p> <p>Lacan reste «vendable» aujourd’hui, car il est à la fois un «révolutionnaire» de la psychanalyse et un penseur des sciences humaines et de la culture. Naturellement, Lacan est étudié dans des départements de psychiatrie, aussi bien que dans des centres d’anthropologie ou de Queer Studies. Après tout, Lacan demeure une figure marquante du contemporain parce qu’il nous oblige à penser la fictionnalité du mythe qu’il incarne lui-même, et les effets de réalité que celui-ci produit trente ans après la mort de l’homme. Difficile d’affirmer que l’héritage lacanien est ceci ou cela, que c’est la refonte de la psychanalyse de Freud ou la théorie du sujet, ou sa pensée hétéroclite. Toutes ces composantes forment et déforment le «mythe» Lacan, et entretiennent une ambigüité fertile, qui entraîne l’intérêt pour ses livres, et certes, leur achat. Trente ans après, on pourrait toujours poser cette question sur l’envie de connaître: pourrait-elle laisser ouverte la possibilité qu’une image «vivante» de Lacan se renouvelle? Comment serait-ce possible?</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Jacques Lacan: le palmarès des ventes de livres</strong></span></p> <p>Je reviens au propos initial du palmarès des meilleures ventes, pour parler de deux biographies de Lacan qui sont parues à l’automne 2011, et qui ont attiré l’attention des médias et des lecteurs. D’une part, <em>Vie de Lacan</em> de Jacques-Alain Miller, psychanalyste, rédacteur des<em> Séminaires</em> de Lacan, marié à sa fille, qui nous livre un portrait de Lacan au quotidien, assez loin de l’image du savant. Et d’autre part, l’ouvrage de l’historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco, <em>Lacan, envers et contre tout</em>, qui parle à son tour d’un Lacan personnel, et révèle des épisodes marquants d’une vie et d’une œuvre à laquelle toute une génération fut mêlée:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>un vagabondage dans des sentiers méconnus: un envers et une face cachée venant éclairer l’archive comme dans un tableau crypté où les figures de l’ombre, autrefois dissimulées, reviennent à la lumière. J’ai voulu évoquer par brins un autre Lacan confronté à ses excès, à sa «passion du réel», à ses objets: en un mot, à son réel, à ce qui a été forclos de son univers symbolique. Un Lacan des marges, des bords, du littéral, transporté par sa manie du néologisme (Roudinesco, 2011b: <a href="http://www.lexpress.fr/culture/livre/lacan-envers-et-contre-tout-d-elisabeth-roudinesco_1028245.html">en ligne</a>).</p> </blockquote> <p>Ces deux livres se sont très bien vendus à leur parution en septembre dernier (voir «Le Palmarès répond aux questions de Français»,<em> L’Express</em>, 9 septembre 2011); par analogie, et pour des raisons énoncées plus haut, je pourrais présupposer qu’ils continuent de se vendre aujourd’hui. Encore faudrait-il demander: pourquoi?</p> <p>Une dernière hypothèse s’impose: le fait que Lacan, dans son enseignement et sa pensée, a su annoncer les temps qui sont devenus les nôtres. Il a prévu la société du spectacle et la fascination pour l’image, pour les apparences; il a pressenti la montée du racisme, la passion de l’ignorance et le mépris des idées, la haine entre peuples et communautés, le marché de la dépression, les impasses de l’humanisme, des Lumières et de la Révolution en France; et à la fois, le danger de réduire l’être humain à son existence biologique. «Nous allons être submergés avant pas longtemps, disait-il en 1971, de problèmes ségrégatifs que l’on appellera le racisme et qui tiennent au contrôle de ce qui se passe au niveau de la reproduction de la vie, chez des êtres qui se trouvent en raison de ce qu’ils parlent, avoir toutes sortes de problèmes de conscience» (Lacan, 2001a: 87). Parler de Lacan aujourd’hui, et assumer que ses deux derniers <em>Séminaires</em> se vendent, c’est aussi croire à une aventure intellectuelle qui tient une place importante dans notre contemporanéité; aventure porteuse d’un certain souffle pour qui peut et veut l’entendre: espoir de comprendre la folie, la famille, le désir; plaisir des transgressions, liberté de parole et des mœurs, envie d’émancipation.</p> <p>Depuis un demi-siècle, Lacan n’a pas fini de nous étonner. Les hommages à la mémoire du maître s’accompagnent paradoxalement de dissensions assez tonitruantes. Après quarante-cinq ans de fidélité, Jacques-Alain Miller interrompt la collection «Champ freudien», et claque la porte du Seuil. C’est à la Martinière que Miller devrait désormais publier les dix livres restants du <em>Séminaire</em> (Assouline, 2011: <a href="http://passouline.blog.lemonde.fr/2011/11/16/mort-et-resurrection-de-jacques-lacan-au-tribunal/">en ligne</a>). Pourtant, ces incidents ne sauraient être surprenants, car Lacan semble nous avoir avertis que tout peut se renverser en son contraire, que la vie déjoue la programmation, d’où peut-être une certaine sympathie pour sa figure, qui était ce qu’elle était: «gourou», «maître spirituel» et, à la fois, homme avec des forces et des faiblesses, en quête de «points d’amour» (Sibony, 2007: 209), joueur avec des mots et des mathèmes; vers la fin de sa vie, un être immergé dans le silence de plus en plus vaste, happé par la mélancolie. De Jacques Lacan, c’est ce paradoxe même qui se transmet jusqu’à nous, et qui continuera probablement à se transmettre après nous; un Lacan qui est un grand moment dans la culture du XXe siècle, et dont la résonnance nous touche aujourd’hui par la modernité de ses idées: crise, transgression, événement inconscient…, et une aura énigmatique autour de son legs. Comment ne pas acheter ses livres et des livres sur lui, dans cette pulsion infiniment humaine de savoir plus, ou d’un plus de savoir?</p> <p><strong>Références bibliographiques</strong></p> <p>ASSOULINE, Pierre (2011), «Mort et résurrection de Jacques Lacan au tribunal»,[en ligne]. <a href="http://passouline.blog.lemonde.fr/2011/11/16/mort-et-resurrection-de-jacques-lacan-au-tribunal/">http://passouline.blog.lemonde.fr/2011/11/16/mort-et-resurrection-de-jacques-lacan-au-tribunal/</a> (Page consultée le 19 novembre 2011).</p> <p>HECHT, Emmanuel (2011), «Le palmarès répond aux questions de Français», <em>L’Express</em>, 9 septembre 2011, p. 46.</p> <p>LACAN, Jacques (2011a), <em>Le Séminaire: Livre XIX…ou pire(1971-1972)</em>, Paris, Seuil,(Champ freudien).</p> <p>LACAN, Jacques (2011b), <em>Je parle aux murs</em>, Paris, Seuil, (Paradoxes Lacan).</p> <p>MILLER, Jacques-Alain (2011), <em>Vie de Lacan</em>, Paris, Navarin.</p> <p>ROUDINESCO, Elisabeth (2011a),<em> Lacan, envers et contre tout</em>, Paris, Seuil,(Débats).</p> <p>ROUDINESCO, Elisabeth (2011b), <em>Lacan, envers et contre tout</em>, d’Elisabeth Roudinesco, Lire, 9 septembre 2011, [en ligne]. <a href="http://www.lexpress.fr/culture/livre/lacan-envers-et-contre-tout-d-elisabeth-roudinesco_1028245.html" title="http://www.lexpress.fr/culture/livre/lacan-envers-et-contre-tout-d-elisabeth-roudinesco_1028245.html">http://www.lexpress.fr/culture/livre/lacan-envers-et-contre-tout-d-elisa...</a> (Page consultée le 19 novembre 2011).</p> <p>SOLLERS, Philippe (2005), <em>Lacan même</em>, Paris, Navarin,(Cliniques).</p> <p>SIBONY, Daniel (2007), <em>L’Enjeu d’exister. Analyse des thérapies</em>, Paris, Seuil,(La couleur des idées). &nbsp;<br /><br />SIBONY, Daniel (2011), « 30 après, que reste-t-il du discours de Lacan?», [en ligne]. <a href="http://danielsibony.typepad.fr/danielsibony/2011/09/30-ans-apr%C3%A8s-que-reste-t-il-du-discours-de-lacan.html">http://danielsibony.typepad.fr/danielsibony/2011/09/30-ans-après-que-reste-t-il-du-discours-de-lacan.html</a> (Page consultée le 19 novembre 2011).</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> AGAMBEN, Giorgio HECHT, Emmanuel LACAN, Jacques MILLER, Jacques-Alain ROUDINESCO, Elisabeth SIBONY, Daniel SOLLERS, Philippe Écrits théoriques Essai(s) Thu, 12 Jan 2012 22:57:26 +0000 Adina Balint-Babos 440 at http://salondouble.contemporain.info Pour une contemporanéité de l’imaginaire http://salondouble.contemporain.info/antichambre/pour-une-contemporan-it-de-l-imaginaire <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gauvin-francis">Gauvin, Francis</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p align="right"><span style="color:#808080;">Le temps ne fait pas que s’écouler; il travaille.</span></p> <p align="right"><span style="color:#808080;">Georges Didi-Huberman (2002: 320)</span></p> <p>&nbsp;</p> <p><em>Qu’est-ce que le contemporain?</em> Après deux publications récentes (Agamben, 2008; Ruffel, 2010) posant cette question, sans compter les conférences et articles à ce sujet, la contemporanéité demeure un phénomène obscur. Cette indétermination se répercute jusque dans l’utilisation du terme. Par exemple, <em>Salon double</em> se veut un portrait de la littérature contemporaine en préconisant une réflexion sur des œuvres récemment publiées, et ce, à partir d’enjeux théoriques ou esthétiques qui sont également dits contemporains. Cela dit, il est difficile de distinguer où la contemporanéité commence et où elle s’achève, étant donné la relativité du contemporain. Ce qui l’est aujourd’hui est appelé à ne plus l’être demain. Une telle incertitude se remarque également lorsqu’on dit d’une personne qu’elle est contemporaine à tel ou tel phénomène, et ce, même si la concordance historique n’est pas tout à fait précise.&nbsp;Comprise ainsi, la contemporanéité devient une sorte d’espace-temps plus ou moins élastique qui permet de relever le parfum d’une époque. Dans cette mesure, il serait tentant de savoir jusqu’où cette élasticité peut tenir le coup; mais je pense que cette manière d’envisager le contemporain est inadéquate. Il n’est pas une période historique malléable.</p> <p>Le véritable problème qui relève de ces exemples est d’ordre phénoménologique, puisqu’ils font de la contemporanéité une simple extension de l’actualité. Ce qui est actuel, c’est ce qui est en acte, ce qui s’actualise à tout instant. Que tel phénomène soit contemporain d’un autre, cela signifie simplement que tous deux s’actualisent à peu près en même temps. De la même manière que la proposition <em>ce qui est contemporain aujourd’hui ne le sera plus demain</em> ne fait qu’illustrer l’actualité dans sa succession. En aucun cas ces exemples ne permettent d’atteindre quelconque phénomène de contemporanéité. Il faut donc pousser l’examen plus loin si l’on veut se rendre à l’origine de ces manifestations.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Une approche du contemporain</strong></span></p> <p><em>Le Grand Robert</em> définit le contemporain comme ce qui est «en même temps que» ou «du même temps que». Bien que ces deux acceptions semblent identiques, elles sont phénoménologiquement distinctes. «En même temps» suppose que certaines choses se produisent au même moment, alors que «du même temps» suggère plutôt que ces choses se produisent à peu près durant la même période historique. L’un signifie une simultanéité temporelle, tandis que l’autre, une concordance historique. Au-delà de cette distinction (sur laquelle je ne peux insister<a href="#_ftn1" name="_ftnref" title="">[1]</a>), l’idée de <em>mêmeté</em> revient à travers ces deux acceptions, et c’est à partir de celle-ci qu’il faut réfléchir à ce qu’est la contemporanéité.</p> <p>Le «même» est un concept embêtant car il sous-entend que plusieurs entités, reconnues comme étant différentes, sont perçues identiquement. Il faut d’emblée admettre qu’il y a la présence effacée –mais non moins silencieuse– d’un observateur qui soutient cette <em>mêmeté</em>. En ce qui concerne le contemporain, il serait impossible de faire fi de l’interaction imaginaire d’un sujet qui, par l’entremise d’opérations sémiotiques, constate au mieux de ses perceptions un rapprochement historico-temporel. La validité du «en même temps que» et «du même temps que» est toujours déterminée par une présence subjective. Aussi simple et naïve que puisse être cette constatation, ses implications ne le sont pas.</p> <p>Cela implique de savoir si le sujet est témoin du contemporain, ou s’il en est lui-même sujet. Autrement dit, est-ce que la contemporanéité se résume à l’image actuelle des choses, ou participe-t-elle d’un processus de l’imaginaire, sans lequel il ne peut y avoir de temporalité? Évidemment il serait absurde de penser que le sujet est similaire à une caméra qui observe les choses telles qu’elles sont, toujours en distinguant le moment présent du passé et de l’avenir. La relation entre moments passés, présents et futurs est beaucoup plus complexe puisqu’elle fait intervenir la mémoire. Sans son support, il serait impossible de juxtaposer diverses images afin d’assumer quelconque chronologie.</p> <p>Mais encore, il faut une faculté permettant cette juxtaposition. Mon hypothèse est que la contemporanéité n’est pas un simple effet du cours des choses, mais qu’elle est un véritable travail de l’intérieur, sorte de tension temporale au sein de l’imaginaire. Pour reprendre l’expression de Bertrand Gervais, elle serait une des <em>logiques de l’imaginaire</em><a href="#_ftn2" name="_ftnref" title="">[2]</a>. Je propose en ce sens de pénétrer au cœur de l’imaginaire afin d’observer, à la source, le phénomène de contemporanéité. Cette entreprise permettra ultérieurement d’étudier ses manifestations à partir d’un regard porté sur son origine.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Pour une contemporanéité de l’imaginaire</strong></span></p> <p>Afin d’illustrer l’implication de l’imaginaire dans toute manifestation de contemporanéité, il serait opportun de mettre en parallèle les notions de temps et d’histoire avec celle de récit. Que l’histoire soit un récit, cela va pratiquement de soi; mais qu’en est-il du temps? À prime abord, le temps est irreprésentable. Au mieux on peut le considérer comme une intuition qui ne se démontre qu’à partir de sa mesure. Ceci dit, toute unité de temps correspond à un <em>micro-récit</em>. Par exemple, une année correspond à une révolution de la Terre autour du soleil. En disant&nbsp;:&nbsp;«il y a un an de cela», il est sous-entendu que depuis ce jour la Terre a tourné une fois autour du soleil. Un récit est ainsi mis en parallèle. Lors de chaque mesure temporelle, deux événements sont toujours comparés l’un par rapport à l’autre, et cette comparaison suppose une activité sémiotique qui dépasse la prise de mesure. Il y a une mise en perspective entre deux événements perçus.</p> <p>Conséquemment, la perspective à l’intérieur de laquelle il y a mise en relation détermine la valeur de la mesure. Ce fait s’observe aisément dans notre rapport à l’histoire. Selon les conditions socio-historiques dans lesquelles nous évoluons, notre façon d’interpréter le cours des événements peut varier. Il n’y a pas d’Histoire universelle, puisque les balises servant à définir les périodes historiques ne sont pas unanimes. Notre perspective est toujours orientée par les points de repère employés; et c’est là que l’imaginaire intervient de la manière la plus déterminante. Les points de repère sont –et il ne peut pas en être autrement– des figures de l’imaginaire. Bien que ce à quoi ces figures référent puisse être réel (nous pouvons croire dur comme fer qu’il y a un soleil et qu’il y a une Terre), il n’en demeure pas moins que ces entités sont d’abord et avant tout des figures de notre imaginaire. Une preuve de cela, c’est l’évolution de notre conception de la Terre. Seule une figure peut passer d’une surface plane à une sphère, puisque l’imaginaire offre la souplesse nécessaire à ce que nos représentations se défigurent.</p> <p>Étant donné que ce n’est qu’à partir de figures de l’imaginaire qu’il y a perspective, il résulte que toute conception historique ou temporelle des choses corresponde en une juxtaposition de figures qui sont <em>déjà présentes</em> au sein de l’imaginaire. Des figures du passé, du présent et de l’avenir se rencontrent <em>en même temps</em> pour penser <em>une même histoire</em>. Dans cette optique, la contemporanéité n’est donc pas une simple concordance historique ou temporelle, pas plus qu’elle n’est réductible à l’actualité. Elle est l’horizon à l’intérieur duquel il y a temps et histoire. En d’autres termes, elle est leur condition de possibilité, soit la tension temporale permettant à ce que certaines choses soient considérées temporellement ou historiquement.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p>Giorgio AGAMBEN (2008), <em>Qu’est-ce que le contemporain?</em>, Paris, Payot &amp; Rivages.</p> <p>Georges DIDI-HUBERMAN (2002), <em>L’image survivante</em>, Paris, Minuit.</p> <p>Bertrand GERVAIS (2007), <em>Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire tome I</em>, Montréal, Le Quartanier.</p> <p>Bertrand GERVAIS (2008), <em>La ligne brisée</em><em>: labyrinthe, oubli et violence</em><em>. Logiques de l’imaginaire tome II</em>, Montréal, Le Quartanier.</p> <p>Bertrand GERVAIS (2009), <em>L'imaginaire de la fin: temps, mots et signes. Logiques de l’imaginaire. Tome III</em>, Montréal, Le Quartanier.</p> <p>Martin HEIDEGGER ([1927] 1985), <em>Être et temps</em>, traduit de l’allemand par Emmanuel Martineau, édition numérique hors-commerce, Authentica, &nbsp;[en ligne]. <a href="http://nicolas.rialland.free.fr/heidegger/">http://nicolas.rialland.free.fr/heidegger/</a> (Texte consulté le 17 novembre 2011).</p> <p>Lionel RUFFEL [dir.] (2010), <em>Qu’est-ce que le contemporain?</em>, Nantes, Cécile Defaut.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn1" title="">[1]</a> Ce serait laborieux d’entrer ici dans les détails au sujet de la distinction entre temporalité et histoire. À ce compte, le paragraphe §72 de l’ouvrage <em>Être et temps </em>(Heidegger, [1927] 1985) est assez explicite.</p> </div> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn2" title="">[2]</a> Cette formulation sert de titre à un ouvrage en trois tomes: <em>Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire tome I</em>, Montréal, Le Quartanier, 2007; <em>La ligne brisée</em><em>: labyrinthe, oubli et violence</em><em>. Logiques de l’imaginaire tome II</em>, Montréal, Le Quartanier, 2008; <em>L'imaginaire de la fin: temps, mots et signes. Logiques de l’imaginaire. Tome III</em>, Montréal, Le Quartanier, 2009.</p> <p>&nbsp;</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/pour-une-contemporan-it-de-l-imaginaire#comments AGAMBEN, Giorgio Contemporain DIDI-HUBERMAN, Georges GERVAIS, Bertrand HEIDEGGER, Martin Histoire Imaginaire Présentisme Récit RUFFEL, Lionel Temps Essai(s) Sun, 20 Nov 2011 23:40:31 +0000 Francis Gauvin 409 at http://salondouble.contemporain.info Fin d'une ère et début de jeu http://salondouble.contemporain.info/lecture/fin-dune-ere-et-debut-de-jeu <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/player-one-what-is-to-become-of-us">Player One: What Is to Become of Us</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mise en jeu d'une apocalypse</strong></span></p> <p>Oublions un instant les sc&eacute;narios extr&ecirc;mement improbables, comme une invasion de zombies, une guerre intersid&eacute;rale, ou une r&eacute;bellion de robots-tueurs. Peut-on penser &agrave; une plausible amorce de fin du monde, dont l&rsquo;humain serait directement responsable? Le mode de vie occidental actuel et le nombre &eacute;lev&eacute; d&rsquo;habitants sur la plan&egrave;te pourraient-ils provoquer des circonstances menant au d&eacute;clenchement du dernier acte de la com&eacute;die humaine humaine? Certes, les bonzes d&rsquo;Hollywood s&rsquo;&eacute;vertuent &agrave; nous proposer sur grand &eacute;cran des visions de telles catastrophes, mais ceci n&rsquo;est que pr&eacute;texte &agrave; encha&icirc;ner les s&eacute;quences spectaculaires d&rsquo;effets sp&eacute;ciaux. Toutefois, dans le domaine de la litt&eacute;rature, dont le terrain de jeu se situe habituellement davantage au plan de l&rsquo;int&eacute;riorit&eacute; psychologique que dans le fla fla tonitruant, l&rsquo;imaginaire de la fin est un moment fort de remise en question et de l&rsquo;introspection collective: le d&eacute;sastre y est source de r&eacute;flexions, et non de pyrotechnies. </p> <p>Dans sa plus r&eacute;cente parution, <em>Player One: What Is to Become of Us</em>, Douglas Coupland propose une r&eacute;ponse tr&egrave;s plausible &agrave; cette question de la fin probable de l&rsquo;humanit&eacute;, ce qui lui donne l&rsquo;occasion d&rsquo;enfermer pendant cinq heures<a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a> une demi-douzaine de personnages dans le bar d&rsquo;un h&ocirc;tel &agrave; proximit&eacute; de l&rsquo;a&eacute;roport Lester B. Pearson de Toronto. Ce huis-clos donne l&rsquo;occasion &agrave; ceux-ci de r&eacute;fl&eacute;chir tour &agrave; tour, en soliloques et en dialogues, &agrave; propos du futur de l&rsquo;humanit&eacute;, de la notion du temps, de la capacit&eacute; &agrave; concevoir sa propre vie sous la forme d&rsquo;un r&eacute;cit, de l&rsquo;omnipotence vertigineuse du Web et d&rsquo;autres sujets triviaux. Coupland, qui a d&eacute;j&agrave; flirt&eacute; avec l&rsquo;imaginaire de la fin dans <em>Generation X</em> (1991), <em>Girlfriend in a Coma</em> (1998) et <em>Generation A</em> (2009), d&eacute;clenche la fin de l&rsquo;humanit&eacute; avec une pr&eacute;misse &eacute;tonnamment fonctionnelle: il reprend l&rsquo;hypoth&egrave;se du g&eacute;ologue Marion King Hubbert, qui avait pr&eacute;dit dans les ann&eacute;es 1950 que la production plan&eacute;taire de p&eacute;trole allait atteindre un sommet (le <em>Hubbert&rsquo;s Peak of Oil Production</em>), auquel moment le prix du baril allait escalader &agrave; une vitesse vertigineuse<a href="#note2a" name="note2"><strong>[2]</strong></a>. C&rsquo;est ce qui se produit dans <em>Player One</em>: en quelques minutes, le baril passe de 250$ &agrave; 410$ l&rsquo;unit&eacute;, ce qui cause des &eacute;meutes plan&eacute;taires et donne tout son sens &agrave; l&rsquo;expression &laquo;jungle urbaine&raquo;, puisque c&rsquo;est la loi du plus fort (et du mieux arm&eacute;) qui pr&eacute;domine soudainement. La situation est d&eacute;crite de la mani&egrave;re suivante par une jeune gothique de 15 ans: &laquo;It&rsquo;s been one great big hockey riot for the past half-hour. There&rsquo;s no gas left. Everyone&rsquo;s going apeshit. I&rsquo;ve been taking pictures.&raquo; (p.90) </p> <p>L&rsquo;annonce de cette augmentation exponentielle du prix du baril de p&eacute;trole, et le d&eacute;clenchement quasi-instantan&eacute; d&rsquo;une panique g&eacute;n&eacute;ralis&eacute;e se traduisant par une violence aveugle, sont observ&eacute;s de loin par les quatre personnages principaux du r&eacute;cit. Karen est une m&egrave;re monoparentale ayant pris l&rsquo;avion pour venir rencontrer un inconnu dont elle a fait la connaissance sur le Web (plus pr&eacute;cis&eacute;ment, sur un forum de discussion apocalyptique anticipant la venue du <em>Hubbert&rsquo;s Peak</em>); Rick est un homme dans la quarantaine ayant perdu sa famille dans le fond d&rsquo;une bouteille, depuis contraint, comble de l&rsquo;ironie, &agrave; travailler comme barman; Luke est un pasteur d&eacute;sabus&eacute; qui a, le matin m&ecirc;me de la journ&eacute;e o&ugrave; se d&eacute;roule les &eacute;v&eacute;nements, d&eacute;valis&eacute; le compte bancaire de sa paroisse et qui trimballe dans ses poches la rondelette somme de 20&nbsp;000 dollars; et Rachel est une jeune femme splendide qui est toutefois atteinte de nombreux troubles neurologiques la rendant incapable de reconna&icirc;tre les visages, de comprendre les &eacute;motions et de vivre ad&eacute;quatement en soci&eacute;t&eacute;. Ajoutons &eacute;galement &agrave; ces protagonistes un motivateur professionnel, un Casanova rat&eacute;, un jeune homme d&eacute;pendant &agrave; son iPhone et un tireur fou messianique. </p> <p>Un dernier acteur tient un r&ocirc;le important dans <em>Player One</em>, et son discours en forme de narration homodi&eacute;g&eacute;tique se trouve &agrave; la fin de chacun des cinq chapitres de l&rsquo;&oelig;uvre. Agissant un peu &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;un ch&oelig;ur dans une trag&eacute;die grecque &mdash;il n&rsquo;est pas un personnage intervenant dans la di&eacute;g&egrave;se&mdash;, celui (ou celle) qui est nomm&eacute; Player One commente les actions et les pens&eacute;es des personnages avec un ton d&eacute;tach&eacute; lui permettant de porter un regard lucide sur la catastrophe qui se d&eacute;roule. En plus de donner l&rsquo;occasion &agrave; Coupland de livrer des observations plus mordantes et globales sur ce qui se joue dans son roman, Player One permet de dissiper la tension narrative de la progression du r&eacute;cit en d&eacute;voilant de mani&egrave;re laconique les &eacute;l&eacute;ments-cl&eacute; &agrave; survenir: qui mourra, qui survivra, qui commettra des actions &eacute;tonnantes ou d&eacute;plorables, etc. L&rsquo;utilisation de ce narrateur extrins&egrave;que au r&eacute;cit a un double effet: dans un premier temps, de mettre &agrave; mal l&rsquo;une des forces de l&rsquo;&eacute;criture couplandienne (la capacit&eacute; &agrave; offrir un r&eacute;cit toujours captivant sans &ecirc;tre haletant), et, dans un second temps, de concentrer l&rsquo;attention du lecteur sur les r&eacute;flexions et les propos des personnages, qui deviennent d&egrave;s lors l&rsquo;enjeu de la lecture.</p> <p>Coupland opte pour une approche narrative multifocale, d&eacute;j&agrave; pr&eacute;sente dans <em>Hey Nostradamus</em> (2003) et raffin&eacute;e dans <em>Generation A</em> (2009). Or, dans ces deux romans, la narration multifocale &eacute;talait un spectre de perceptions vari&eacute;es sur des &eacute;v&eacute;nements de longue dur&eacute;e; dans <em>Player One</em>, l&rsquo;action, concentr&eacute;e sur seulement cinq heures, peut &ecirc;tre diss&eacute;qu&eacute;e avec davantage de nuances puisque les cinq personnages qui se relaient la focalisation du r&eacute;cit ont des postures tr&egrave;s particuli&egrave;res et portent tous un regard diff&eacute;rent sur l&rsquo;existence et sur leur &eacute;poque. Les opinions vari&eacute;es des personnages, s&rsquo;ils pr&eacute;sentent par moment certains points de convergence, permettent de faire l&rsquo;&eacute;talage de contradictions &eacute;clairantes pour brosser le portrait des affres de notre temps. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Observer le contemporain</strong></span> </p> <p>Giorgio Agamben explicitait &eacute;loquemment dans son essai <em>Qu&rsquo;est-ce que le contemporain?</em> les qualit&eacute;s particuli&egrave;res du sujet contemporain: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le contemporain est celui qui per&ccedil;oit l&rsquo;obscurit&eacute; de son temps comme une affaire qui le regarde et qui n&rsquo;a de cesse de l&rsquo;interpeller, quelque chose qui, plus que toute lumi&egrave;re, est directement et singuli&egrave;rement tourn&eacute; vers lui. Contemporain est celui qui re&ccedil;oit en plein visage le faisceau des t&eacute;n&egrave;bres qui provient de son temps<a href="#note3a" name="note3"><strong>[3]</strong></a>.<br /> </span></div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span><span style="color: rgb(0, 0, 0);">L&rsquo;&eacute;crivain fait acte de t&eacute;moin, de scribe et de commentateur de son temps lorsqu&rsquo;il prend un certain recul &mdash;le temps d&rsquo;&eacute;crire un roman&mdash;, sa mise en retrait volontaire de sa soci&eacute;t&eacute; lui permettant de l&rsquo;observer avec une distance critique n&eacute;cessaire. C&rsquo;est le jeu auquel se pr&ecirc;te Coupland de roman en roman. L&rsquo;auteur poursuit son &oelig;uvre de descripteur du contemporain, lui qui avait il y a deux d&eacute;cennies si bien r&eacute;ussi &agrave; cristalliser le d&eacute;tachement, le rapport ambivalent &agrave; la culture populaire et le d&eacute;sarroi d&rsquo;une strate de population dans son premier roman <em>Generation X</em> que ce terme a &eacute;t&eacute; consacr&eacute; par les sociologues.</span></div> <div> Coupland avait d&eacute;j&agrave; proc&eacute;d&eacute; &agrave; une forme de mise &agrave; jour de certaines de ses &oelig;uvres: les jeunes adultes incapables de composer avec leur r&eacute;alit&eacute; qui pr&eacute;f&eacute;raient fictionnaliser leurs existences dans <em>Generation X</em> en 1991 sont devenus des jeunes adultes incapables de cr&eacute;er des histoires dans <em>Generation A</em> en 2010; les employ&eacute;s serviles et misanthropes de Microsoft dans <em>Microserfs</em> en 1995 sont devenus des jeunes <em>geeks</em> employ&eacute;s d&rsquo;une compagnie de jeux vid&eacute;o, prosp&egrave;res et ouverts sur le monde dans <em>JPod</em> en 2006. C&rsquo;est donc dire que Coupland sait se mettre &agrave; jour d&rsquo;une parution &agrave; l&rsquo;autre.</div> <p> Il le prouve d&rsquo;ailleurs &eacute;loquemment d&egrave;s les premi&egrave;res lignes de <em>Player One</em>. Apr&egrave;s que Karen ait observ&eacute; qu&rsquo;un jeune adolescent la filme avec son iPhone depuis qu&rsquo;elle a d&eacute;tach&eacute; deux boutons de son chemisier, elle pense pour elle-m&ecirc;me: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Those little bright blue windows she always sees from her back-row seat in Casey&rsquo;s school auditorium, a jiggling sapphire matrix of memories that will, in all likelihood, never be viewed, because people who tape music recitals tape pretty much everything else, and there&rsquo;s not enough time in life to review even a fraction of those recorded memories. Kitchen drawers filled with abandoned memory cards. Unsharpened pencils. Notepads from realtors. Dental retainers. The drawer is a time capsule. (p.2) </span></div> <p> En quelques lignes, Coupland rel&egrave;ve comment la propension &agrave; l&rsquo;enregistrement num&eacute;rique provoque une accumulation exponentielle des m&eacute;moires externalis&eacute;es, devenant archives du pass&eacute; surann&eacute; d&egrave;s son enregistrement; une m&eacute;moire externe accessible et d&eacute;pass&eacute;e tout &agrave; la fois. </p> <p>Les observations cyniques sur notre temps s&rsquo;intercalent avec fluidit&eacute; au milieu d&rsquo;un r&eacute;cit de catastrophe. Par exemple, le pr&ecirc;tre Luke d&eacute;plore la liste fort r&eacute;duite des sept p&eacute;ch&eacute;s capitaux qui lui servent de mat&eacute;riel de travail : </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">There are only seven sins, not even eight, and once you&rsquo;ve heard about nothing but seven sins over and over again, you must resort to doing Sudoku puzzles on the other side of the confessional, praying for someone, anyone, to invent a new sin and make things interesting again. (p.8) </span></div> <p> Qui plus est, il souhaite que cette liste soit actualis&eacute;e: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Luke thinks sins badly need updating and he keeps a running list in his head of contemporary sins that religion might well consider: the willingness to tolerate information overload; the neglect of the maintenance of democracy; the deliberate ignorance of history; the equating of shopping with creativity; the rejection of reflective thinking; the belief that spectacle is reality; vicarious living through celebrities. And more, so much more. (p.112) <br /> </span></div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span><span style="color: rgb(0, 0, 0);">Le personnage a tendance &agrave; bl&acirc;mer le Web comme la source de tous les maux contemporains. Il ne respecte visiblement pas cette technologie, allant m&ecirc;me jusqu&rsquo;&agrave; songer : &laquo;Goddamn Internet. And his computer&rsquo;s spell-check always forces him to capitalize the word &ldquo;Internet&rdquo;. Come on: World War Two <em>earned</em> its capitalisation. The Internet just sucks human beings away from reality.&raquo; (p.24)</span></div> <div> Luke n&rsquo;est pas le seul &agrave; voir le Web, les ordinateurs et les technologies de l&rsquo;information comme agent d&rsquo;un changement consid&eacute;rable de notre &eacute;poque. La premi&egrave;re fois que Rick pose les yeux sur Rachel, il se l&rsquo;imagine &ecirc;tre ainsi:</div> <p></p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">She&rsquo;s most likely addicted to video games and online shopping, bankrupting her parents in an orgy of oyster merino and lichen alpaca. Fancy a bit of chit-chat? Doubtful. She&rsquo;d most likely text him, even if they were riding together in a crashing car&mdash;and she&rsquo;d be fluent in seventeen software programs and fully versed in the ability to conceal hourly visits to gruesome military photo streams. She probably wouldn&rsquo;t remember 9/11 or the Y2K virus, and she&rsquo;ll never bother to learn a new language because a machine will translate the world for her in 0.034 seconds. (p.27) </span></div> <p> Non sans une certaine ironie, Coupland s&rsquo;interroge et formule des hypoth&egrave;ses sur ce qu&rsquo;il peut advenir de nous<a href="#note4a" name="note4"><strong>[4]</strong></a>. Certains des th&egrave;mes chers &agrave; l&rsquo;auteur - la solitude, la perception du temps, l&rsquo;influence de la technologie, la foi, l&rsquo;imaginaire de la fin - sont abord&eacute;s, bien que succinctement, &agrave; un moment ou un autre du r&eacute;cit. Coupland ne traite pas le contemporain avec la rigueur th&eacute;orique d&rsquo;un philosophe ou d&rsquo;un essayiste, mais il r&eacute;ussit tout de m&ecirc;me &agrave; g&eacute;n&eacute;rer une exp&eacute;rience litt&eacute;raire forte, dr&ocirc;le et propice aux <em>musements</em><a href="#note5a" name="note5"><strong>[5]</strong></a> de la part du lecteur. L&rsquo;&eacute;crivain qui, par le biais d&rsquo;un de ses personnages, indique d&egrave;s le d&eacute;but du r&eacute;cit l&rsquo;importance de voir son existence comme un r&eacute;cit: &laquo;Our curse as humans is that we are trapped in time; our curse is that we are forced to interpret life as a sequence of events&mdash;a story&mdash;and when we can&rsquo;t figure out what our particular story is, we feel lost somehow&raquo; (p.5), affirmer, au terme de l&rsquo;&oelig;uvre, que cette conception de notre r&eacute;cit de vie est impraticable &agrave; notre &eacute;poque: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Information overload triggered a crisis in the way people saw their lives. It sped up the way we locate, cross-reference, and focus the questions that define our essence, our roles&mdash;our stories. The crux seems to be that our lives stopped being stories. And if we are no longer stories, what will our lives have become? (p.211)<br /> </span></div> <div>Or, plut&ocirc;t que de verser dans un pessimisme nostalgique d&rsquo;un pass&eacute; plus simple, Coupland propose une version revue et am&eacute;lior&eacute;e de cette id&eacute;e, qui &eacute;corche au passage un certain discours technophile valorisant les nouveaux m&eacute;dias comme un pays de cocagne&nbsp;des nouvelles exp&eacute;rimentations narratives: &laquo;&nbsp;Non-linear stories? Multiple endings? No loading times? It&rsquo;s called life on earth. Life need not be a story, but it does need to be an adventure.&raquo; (p.211)</div> <p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Avant la fin</strong></span></p> <p>Il est certes curieux que la question de la fin de l&rsquo;humanit&eacute;, pourtant centrale comme contexte narratif au r&eacute;cit, devienne quelque peu secondaire et prenne la forme d&rsquo;un bruit de fond &agrave; mi-chemin dans le roman, ressurgissant sporadiquement mais sans grand impact (ce qui est antinomique, puisque c&rsquo;est bien de la Fin avec un grand F dont il est ici question!). On l&rsquo;aura sans doute compris, cette amorce n&rsquo;est employ&eacute;e que pour permettre de placer les personnages dans un &eacute;tat de crise qui se traduit bien par une sensibilit&eacute; &agrave; fleur de peau, doubl&eacute;e d&rsquo;une honn&ecirc;tet&eacute; totale, ouvrant la voie &agrave; des discours et des confessions sans retenue. Il est donc l&eacute;gitime de reprocher &agrave; Coupland d&rsquo;avoir mis la table en vue de l&rsquo;an&eacute;antissement de l&rsquo;esp&egrave;ce humaine dans le premier tiers du r&eacute;cit pour ensuite se contenter d&rsquo;un huis-clos fort pertinent mais peut-&ecirc;tre incongru dans un contexte o&ugrave; un tel enjeu est en cours. Ce qui r&eacute;chappe cet impair est la grande qualit&eacute; des &eacute;changes entre les personnages, &eacute;changes <em>justement</em> permis par le cataclysme. </p> <p>En effet, force est de constater que Coupland arrive, avec ce roman, &agrave; la pleine ma&icirc;trise d&rsquo;une d&eacute;marche d&rsquo;auteur contemporain au seuil d&rsquo;une &eacute;criture postmoderniste; au seuil, puisqu&rsquo;il commente les faits et gestes d&rsquo;une soci&eacute;t&eacute; postmoderne sans pour autant revendiquer ou assumer de plain-pied une pratique esth&eacute;tique ou &eacute;thique appartenant &agrave; ce paradigme philosophique. Il continue donc &agrave; d&eacute;noncer les habitudes consum&eacute;ristes tout en employant sans vergogne le nom de marques d&eacute;pos&eacute;es, &agrave; signaler l&rsquo;absence de religion tout en pr&ocirc;nant une qu&ecirc;te spirituelle &eacute;mancip&eacute;e de l&rsquo;affiliation &agrave; une pratique dogmatique, et &agrave; interroger les d&eacute;rives de technologies dont on peut constater qu&rsquo;il saisit bien les particularit&eacute;s et applications.</p> <p>L&rsquo;ambivalence apparente des propos et comportements des personnages couplandiens si&eacute;rait mal &agrave; une &eacute;criture pamphl&eacute;tiste ou revendicatrice. Or, de par les tensions qu&rsquo;il met en mots dans son roman, l&rsquo;auteur reconduit le v&oelig;u d&rsquo;Agamben consistant &agrave; recevoir en plein visage le faisceau des t&eacute;n&egrave;bres de son &eacute;poque<a href="#note6a" name="note6"><strong>[6]</strong></a>: il d&eacute;peint et souligne la noirceur du contemporain, mais y incorpore aussi des touches lumineuses, principalement par l&rsquo;humour, ce qui conf&egrave;re &agrave; <em>Player One</em> un &eacute;quilibre nuanc&eacute;, &agrave; la fois salutaire et garant d&rsquo;une observation riche et renseign&eacute;e sur notre &eacute;poque. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les faits saillants d&rsquo;une carri&egrave;re </strong></span> </p> <p>Par souci critique, il appara&icirc;t important de signaler que Coupland puise &eacute;norm&eacute;ment &agrave; ses propres &oelig;uvres en recyclant certains passages au travers de <em>Player One</em>. Il est d&rsquo;ailleurs int&eacute;ressant de noter que Coupland, en travaillant partiellement avec une approche de collage litt&eacute;raire, s&rsquo;inscrit dans un renouveau de cette pratique litt&eacute;raire, h&eacute;rit&eacute;e des dada&iuml;stes mais syst&eacute;matis&eacute;e dans le roman par Guy Tournaye (<em>Le d&eacute;codeur</em>, Gallimard, 2005), dans l&rsquo;article par Jonathan Lethem (<em>The ecstasy of Influence: A Plagiarism</em>, Harper&rsquo;s Magazine, f&eacute;vrier 2007) et dans l&rsquo;essai par David Shields (<em>Reality Hunger: A Manifesto</em>, Knopf, 2010). Ainsi, la r&ecirc;verie de Rick qui observe le chiffre du compteur de la pompe &agrave; essence augmenter rapidement telle une r&eacute;capitulation historique en acc&eacute;l&eacute;r&eacute; est identique &agrave; celle de John Johnson dans <em>Miss Wyoming</em> (1999); les soliloques sur la solitude comme mal de l&rsquo;&acirc;me de notre &eacute;poque de Karen sont des d&eacute;riv&eacute;s de ceux d&rsquo;Elizabeth Dunn d&rsquo;<em>Eleanor Rigby</em> (2004); l&rsquo;atteinte d&rsquo;un point de notre histoire culturelle et technologique o&ugrave; l&rsquo;ensemble de notre m&eacute;moire collective a &eacute;t&eacute; enregistr&eacute;e sur des outils p&eacute;riph&eacute;riques est une id&eacute;e qui remonte &agrave; <em>Microserfs</em> (1995), et ainsi de suite<a href="#note7a" name="note7"><strong>[7]</strong></a>. On peut consid&eacute;rer ces reprises par Coupland comme une forme de paresse &eacute;hont&eacute;e ou encore comme une forme d&rsquo;&nbsp;&laquo;autointertextualit&eacute;&raquo;, un <em>best of </em>que l&rsquo;auteur n&rsquo;aurait pas laiss&eacute; le soin &agrave; son &eacute;diteur de mettre en place. &Agrave; sa d&eacute;charge, puisque <em>Player One</em> est &agrave; l&rsquo;origine une s&eacute;rie de cinq lectures publiques dans le cadre de la s&eacute;rie Massey, on peut comprend pourquoi Coupland a souhait&eacute; offrir un compendium de ses &oelig;uvres pr&eacute;c&eacute;dentes &agrave; un nouveau public, en prenant tout de m&ecirc;me soin de les ins&eacute;rer dans un cadre narratif et di&eacute;g&eacute;tique original. Et il devient m&ecirc;me amusant, pour les lecteurs assidus de Coupland, de d&eacute;couvrir et de reconna&icirc;tre la provenance de ces id&eacute;es litt&eacute;raires pr&eacute;c&eacute;dentes. Mais, au final, il ne nous appartient pas de juger cette d&eacute;cision de l&rsquo;auteur<a href="#note8a" name="note8"><strong>[8]</strong></a>. &Agrave; cet effet, l&rsquo;&eacute;crivain renoue avec une pratique qui avait fait sa marque de commerce dans <em>Generation X</em>, soit celle de confectionner des n&eacute;ologismes assortis de d&eacute;finitions qui, chacun &agrave; leur mani&egrave;re, mettent en lumi&egrave;re un des traits de notre vie moderne. En voici une s&eacute;lection, en guise de conclusion: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&laquo;<strong>Androsolophilia</strong>: The state of affairs in which a lonely man is romantically desirable while a lonely woman is not.&raquo; (p.216)<br /> &nbsp;<br /> &laquo;<strong>Blank-Collar Workers</strong>: Formerly middle-class workers who will never be middle-class again and who will never come to terms with that.&raquo; (p.218) <p></p></span><br /> <meta charset="utf-8" /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&laquo;<strong>Deomiraculositeria</strong>: God&rsquo;s anger at always being asked to perform miracles.&raquo; (p.222) &laquo;Grim Truth: You&rsquo;re smarter than TV. So what?&raquo; (p.227)<br /> &nbsp;<br /> &laquo;<strong>Omniscience fatigue</strong>: The burnout that comes with being able to know the answer to almost anything online.&raquo; (p.234) <br /> &nbsp;<br /> &laquo;<strong>Post-adolescent Expert Syndrome</strong>: The tendency of young, people, around the age of eighteen, males especially, to become altruistic experts on everything, a state of mind required by nature to ensure warriors who are willing to die with pleasure on the battlefield. Also the reason why religions recruit kamikazes pilots and suicide bombers almost exclusively from the 18-to-21 range. &ldquo;Kyle, I never would have guessed that when you were up in your bedroom playing World of Warcraft all through your teens, you were, in fact, becoming an expert on the films of Jean-Luc Godard&rdquo;.&raquo; (p.236)<br /> &nbsp;<br /> &laquo;<strong>Red Queen&rsquo;s Blog Syndrome</strong>: The more one races onto one&rsquo;s blog to assert one&rsquo;s uniqueness, the more generic one becomes.&raquo; (p.240) </span> <p> </p></div> <hr /> <div class="rteindent1"> <meta charset="utf-8" /> </div> <p><meta charset="utf-8" /><a href="#note1" name="note1a"><strong>[1]</strong></a>La di&eacute;g&egrave;se s&rsquo;&eacute;tale sur cinq heures, en autant de chapitres; chacune de ces sections a pr&eacute;alablement fait l&rsquo;objet d&rsquo;une lecture publique dans le cadre de la s&eacute;rie Massey commandit&eacute;e par la Canadian Broadcasting Company, House of Anansi Press et le Massey College de l&rsquo;Universit&eacute; de Toronto. Depuis novembre 2010, ces lectures sont disponibles en baladodiffusion sur la boutique iTunes. </p> <p><a href="#note2" name="note2a"><strong>[2]</strong></a>De nombreuses informations sur cette th&eacute;orie sont disponibles sur le site Web suivant: EcoSystems, <em>Hubbert Peak of Oil Production</em>, [en ligne]. <a href="http://www.hubbertpeak.com" title="http://www.hubbertpeak.com">http://www.hubbertpeak.com</a> (Page consult&eacute;e le 24 novembre 2010). </p> <p><a href="#note3" name="note3a"><strong>[3]</strong></a>Giorgio Agamben, <em>Qu&rsquo;est-ce que le contemporain?</em>, Paris, Rivages poche (Petite biblioth&egrave;que), 2008, p.22. </p> <p><a href="#note4" name="note4a"><strong>[4]</strong></a>Le sous-titre <em>What Is to Become of Us</em>, pourrait &ecirc;tre lu autant comme une affirmation qu&rsquo;une interrogation. </p> <p><a href="#note5" name="note5a"><strong>[5]</strong></a><em>Musement</em> est un calque de l&rsquo;anglais &laquo;&nbsp;musing&nbsp;&raquo;, d&eacute;signant une forme d&rsquo;errance mentale. Se r&eacute;f&eacute;rer aux th&eacute;ories de Charles Sanders Peirce pour de plus amples explications (si toutefois vous avez quelques ann&eacute;es &agrave; y consacrer). Pour ceux et celles qui voudraient faire l&rsquo;&eacute;conomie de cet apprentissage, Bertrand Gervais d&eacute;crit ce concept dans l&rsquo;introduction de son essai <em>Figures, lectures. Logiques de l&rsquo;imaginaire tome 1</em>, Montr&eacute;al, Le Quartanier, collection &laquo; Erres essais &raquo;, 243 pages, pp.15-42.</p> <p><a href="#note6" name="note6a"><strong>[6]</strong></a>Giorgio Agamben, <em>Op. cit.</em>, p.22. </p> <p><a href="#note7" name="note7a"><strong>[7]</strong></a>Il serait un peu futile de dresser une liste compl&egrave;te des emprunts &agrave; ses &oelig;uvres pr&eacute;c&eacute;dentes, mais sachez que chacune d&rsquo;entre elles a &eacute;t&eacute; &laquo;mise &agrave; contribution&raquo;. </p> <p><a href="#note8" name="note8a"><strong>[8]</strong></a>La distinction entre la pratique acceptable et malhonn&ecirc;te est peut-&ecirc;tre une affaire d&rsquo;appartenance continentale, apr&egrave;s tout; dans une entrevue avec &Eacute;cran Large, Jim Jarmush, reconnaissant s&rsquo;&ecirc;tre inspir&eacute; de cin&eacute;astes asiatiques pour la r&eacute;alisation de son film <em>Ghost Dog</em>, avait cit&eacute; Jean-Luc Godard: &laquo;En Am&eacute;rique, vous appelez &ccedil;a du plagiat, et en Europe, nous appelons &ccedil;a un hommage&raquo;. (Shamia Amirali, <em>Jim Jarmush &ndash; Broken Flowers Masterclass</em>, [en ligne]. <a href="http://www.ecranlarge.com/article-details-532.php" title="http://www.ecranlarge.com/article-details-532.php">http://www.ecranlarge.com/article-details-532.php</a> (Page consult&eacute;e le 3 d&eacute;cembre 2010).<br /> </p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/fin-dune-ere-et-debut-de-jeu#comments AGAMBEN, Giorgio Canada Cinéma Collage littéraire Contemporain Coupland, Douglas Cynisme GERVAIS, Bertrand GODARD, Jean-Luc Imaginaire de la fin Intertextualité JARMUSH, Jim LETHEM, Jonathan Narrativité PEIRCE, Charles Sanders SHIELDS, David TOURNAYE, Guy Roman Tue, 14 Dec 2010 18:26:24 +0000 Gabriel Gaudette 298 at http://salondouble.contemporain.info Le contemporain et l'actuel http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-contemporain-et-lactuel <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gervais-bertrand">Gervais, Bertrand</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Réflexions sur le contemporain II </div> </div> </div> <p>Le contemporain est-il l&rsquo;actuel?</p> <p>La question m&eacute;rite d&rsquo;&ecirc;tre pos&eacute;e car, comme le signale Giorgio Agamben, reprenant &agrave; son compte une d&eacute;claration de Roland Barthes tir&eacute;e d&rsquo;une note de ses cours au Coll&egrave;ge de France, &laquo;Le contemporain est l&rsquo;inactuel&raquo;.</p> <p>Agamben, dans cette br&egrave;ve introduction &agrave; un s&eacute;minaire donn&eacute; &agrave; l&rsquo;universit&eacute; de Venise et publi&eacute; sous le titre de <em>Qu&rsquo;est-ce que le contemporain?</em> (Paris, Payot/Rivages, 2008), affirme &agrave; la suite de Barthes et de Nietzsche l&rsquo;inactualit&eacute; du contemporain: &laquo;Celui qui appartient v&eacute;ritablement &agrave; son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne co&iuml;ncide pas parfaitement avec lui ni n&rsquo;adh&egrave;re &agrave; ses pr&eacute;tentions, et se d&eacute;finit, en ce sens, comme inactuel; mais pr&eacute;cis&eacute;ment pour cette raison, pr&eacute;cis&eacute;ment par cet &eacute;cart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres &agrave; percevoir et &agrave; saisir son temps&raquo; (p.9-10).</p> <p>Il continue plus loin, en pr&eacute;cisant: &laquo;La contemporan&eacute;it&eacute; est donc une singuli&egrave;re relation avec son propre temps, auquel on adh&egrave;re tout en prenant ses distances; elle est tr&egrave;s pr&eacute;cis&eacute;ment la relation au temps qui adh&egrave;re &agrave; lui par le d&eacute;phasage et l&rsquo;anachronisme&raquo; (p.11).</p> <p>De telles affirmations sont int&eacute;ressantes, mais elles viennent buter contre le projet de d&eacute;crire et de comprendre l&rsquo;imaginaire contemporain, expression qui, on l&rsquo;a vu pr&eacute;c&eacute;demment, repose sur l&rsquo;ad&eacute;quation du contemporain et de l&rsquo;actuel. Les deux termes, en effet, ont comme signification courante le fait d&rsquo;&ecirc;tre de notre temps, imm&eacute;diatement.</p> <p>Si le contemporain est ce qui r&eacute;siste &agrave; son temps, comment rendre compte de l&rsquo;imaginaire contemporain, qui serait donc l&rsquo;imaginaire de ce qui r&eacute;siste &agrave; sa propre actualit&eacute;? Appliqu&eacute;e &agrave; l&rsquo;imaginaire, une telle conception du contemporain semble impliquer une r&eacute;gression &agrave; l&rsquo;infini.<br /> En fait, il convient d&rsquo;examiner de plus pr&egrave;s la posture d&rsquo;Agamben, car elle consiste essentiellement &agrave; d&eacute;finir une <em>figure</em>, et non &agrave; &eacute;tudier un imaginaire. Et cette figure qu&rsquo;il d&eacute;crit, c&rsquo;est celle d&rsquo;un intellectuel, de ce sujet qui, identifi&eacute; comme Sujet Contemporain, est capable de comprendre son si&egrave;cle et d&rsquo;en prendre la mesure.</p> <p>Ce n&rsquo;est pas n&rsquo;importe quelle forme de contemporan&eacute;it&eacute; qui est en jeu, mais celle d&rsquo;un sujet, d&rsquo;un &ecirc;tre dot&eacute; d&rsquo;un esprit critique qui parvient &agrave; adopter une position de retrait face au monde, &agrave; ses &eacute;v&eacute;nements et &agrave; leurs lignes de force. Il n&rsquo;adh&egrave;re pas au monde et &agrave; ses app&acirc;ts, il reste critique, suspicieux, en porte-&agrave;-faux, posture qui lui permet de r&eacute;sister &agrave; l&rsquo;envo&ucirc;tement que le chant du monde contemporain suscite. Le Contemporain n&rsquo;est pas plong&eacute; dans ce monde, il ne baigne pas dans ses eaux ensorcelantes. Il ne prend pas des vessies pour des lanternes et, comme le philosophe platonicien, il est capable de consid&eacute;rer ce qu&rsquo;il voit comme de simples ombres, ombres&nbsp; d&rsquo;une v&eacute;rit&eacute; que le d&eacute;tachement permet de ramener &agrave; leur juste valeur.</p> <p>Le Contemporain est un &ecirc;tre capable de voir &agrave; travers la lumi&egrave;re, surtout celle qui se donne comme pure totalit&eacute;. &laquo;[Le] contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumi&egrave;res, mais l&rsquo;obscurit&eacute;&raquo; (p.19). Il parvient donc &agrave; d&eacute;celer les zones d&rsquo;ombre l&agrave; o&ugrave; les moins percevants, esclaves de leur temps, ne voient qu&rsquo;un spectacle baign&eacute; de lumi&egrave;re. Si le monde &eacute;tait une sc&egrave;ne, il en verrait les coulisses et saurait retrouver la source des faisceaux lumineux qui &eacute;clairent le tout. Il verrait qu&rsquo;il n&rsquo;y a l&agrave; que des projections, dont les dispositifs, quelque magiques qu&rsquo;ils puissent para&icirc;tre, peuvent &agrave; tout instant &ecirc;tre d&eacute;mont&eacute;s.<br /> &nbsp;<br /> Le Contemporain est po&egrave;te (p.19).&nbsp; Il n&rsquo;est pas un &ecirc;tre de lumi&egrave;re, mais d&rsquo;obscurit&eacute;, d&rsquo;une obscurit&eacute; r&eacute;v&eacute;l&eacute;e comme v&eacute;rit&eacute;, tandis que la lumi&egrave;re visible n&rsquo;est qu&rsquo;une apparence trompeuse. Nous sommes avec Agamben en plein mythe de la caverne: &laquo;Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumi&egrave;res du si&egrave;cle et parvient &agrave; saisir en elles la part de l&rsquo;ombre, leur sombre intimit&eacute;&raquo; (p.21).</p> <p>Le Contemporain est philosophe. Il se m&eacute;fie de la lumi&egrave;re du si&egrave;cle, recherche l&rsquo;obscurit&eacute; qui en r&eacute;v&egrave;le le caract&egrave;re factice, et parvient &agrave; retrouver cette v&eacute;ritable lumi&egrave;re qui s&rsquo;y cache. &Ecirc;tre contemporain, &laquo;cela signifie &ecirc;tre capable non seulement de fixer le regard sur l&rsquo;obscurit&eacute; de l&rsquo;&eacute;poque, mais aussi de percevoir dans cette obscurit&eacute; une lumi&egrave;re qui, dirig&eacute;e vers nous, s&rsquo;&eacute;loigne infiniment&raquo; (p.24-25).</p> <p>Le Contemporain se doit de recevoir &laquo;en plein visage le faisceau de t&eacute;n&egrave;bres qui provient de son temps&raquo; (p.22), et surtout d&rsquo;en t&eacute;moigner, de faire l&rsquo;exp&eacute;rience de la contradiction et d&rsquo;en rendre compte. Le Contemporain sait trouver les mots pour diss&eacute;quer cette obscurit&eacute; et faire appara&icirc;tre cette autre lumi&egrave;re, qui ne doit rien au spectacle des repr&eacute;sentations, mais tout aux contraintes de l&rsquo;intelligibilit&eacute;, de la pens&eacute;e rationnelle, de ce regard per&ccedil;ant qui sait se d&eacute;gager des apparences pour rejoindre les v&eacute;rit&eacute;s.</p> <p>Je n&rsquo;ai rien contre cette figure d&rsquo;un Sujet Contemporain, po&egrave;te et intellectuel soucieux de faire ressortir les zones d&rsquo;obscurit&eacute; dans cette lumi&egrave;re qui se donne comme seule r&eacute;alit&eacute;, seule v&eacute;rit&eacute;, totale et actuelle. Mais il faut comprendre qu&rsquo;elle est essentiellement une <em>figure</em>. Si nous avons besoin de ces Contemporains, de ces Agamben au regard p&eacute;n&eacute;trant, ceux-ci ne sont pas le <em>contemporain</em>. Pour le dire simplement, ce contemporain-l&agrave; ne permet pas de comprendre l&rsquo;imaginaire contemporain.</p> <p>Peut-&ecirc;tre cet imaginaire n&rsquo;est-il qu&rsquo;une construction, un savant jeu de lumi&egrave;re qui nous fait prendre une sc&egrave;ne pour notre seule r&eacute;alit&eacute;. Mais cette sc&egrave;ne est notre seul th&eacute;&acirc;tre des op&eacute;rations. Nous ne sortirons jamais de la caverne. Et il convient, non pas de le rabattre au rang d&rsquo;&eacute;cran, mais de l&rsquo;investir comme principale surface de connaissance.</p> <p>Quels r&eacute;cits nous racontons-nous maintenant? (Et non: quels r&eacute;cits devrions-nous nous raconter pour ramener de l&rsquo;inactualit&eacute; et, par cons&eacute;quent, de la densit&eacute; dans notre &eacute;poque?)<br /> Quelles images nous fascinent maintenant?<br /> Quelles zones de tension se profilent? Quelles failles?</p> <p>Il ne s&rsquo;agit pas de prendre un pas de recul, mais au contraire de faire un pas de plus et de se colleter aux difficult&eacute;s que pose l&rsquo;&eacute;tude de ce qui se passe imm&eacute;diatement sous nos yeux. Non pas de refuser le spectacle, mais de pousser &agrave; l&rsquo;extr&ecirc;me sa logique de fa&ccedil;on &agrave; en voir les limites.<br /> Le contemporain n&rsquo;est pas un &eacute;cran, il n&lsquo;est pas un plan &agrave; deux dimensions, mais un espace complexe &agrave; trois dimensions, un espace capable de recueillir des situations, des tensions, tout comme des repr&eacute;sentations.</p> <p>Il ne faut pas se retirer, mais s&rsquo;immerger. Or, s&rsquo;immerger ne veut pas dire abandonner tout esprit critique, mais plut&ocirc;t de travailler de l&rsquo;int&eacute;rieur et de construire, de l&rsquo;int&eacute;rieur, des espaces de r&eacute;flexion et de l&rsquo;analyse. D&rsquo;ailleurs, &agrave; travailler de l&rsquo;int&eacute;rieur, &agrave; ne pas se s&eacute;parer de la situation &eacute;tudi&eacute;e, on peut esp&eacute;rer y intervenir.</p> <p>L&rsquo;approche n&rsquo;est pas exclusivement analytique, elle a une composante pragmatique fondamentale. &Eacute;tudier l&rsquo;imaginaire contemporain, c&rsquo;est agir sur cet imaginaire, sachant fort bien que l&rsquo;&eacute;tude d&rsquo;une id&eacute;e en modifie essentiellement la port&eacute;e ou la forme, &agrave; moins &eacute;videmment de l&rsquo;avoir immobilis&eacute;e pr&eacute;alablement.</p> <p>Le contemporain n&rsquo;est pas une figure d&rsquo;intellectuel, il est une interface, un imaginaire, ce par quoi nous connaissons le monde et parvenons &agrave; nous y retrouver. L&rsquo;imaginaire est une m&eacute;diation, une interface entre le sujet et le monde, une relation singuli&egrave;re qui se complexifie en se d&eacute;ployant, ouverte sur les dimensions culturelles et symboliques au c&oelig;ur de toute soci&eacute;t&eacute;. Cette interface est constitu&eacute;e d&rsquo;un ensemble de r&egrave;gles d&rsquo;interpr&eacute;tation, de compr&eacute;hension ou de mise en r&eacute;cit, fond&eacute;es sur une encyclop&eacute;die et un lexique, qui lui servent d&rsquo;interpr&eacute;tants dynamiques, ainsi que sur une exp&eacute;rience du monde qui leur fournit des &eacute;l&eacute;ments compl&eacute;mentaires et collat&eacute;raux. Ces r&egrave;gles permettent au sujet de se situer dans le monde, de se le repr&eacute;senter et, au besoin, de le transformer.</p> <p>D&rsquo;ailleurs, quand ces r&egrave;gles ne sont plus ad&eacute;quates, quand elles ne sont plus confirm&eacute;es dans leur agir et ne servent plus &agrave; comprendre ad&eacute;quatement, nous voyons appara&icirc;tre des situations de crise. C&rsquo;est le mode de pr&eacute;sence du sujet au monde qui est pr&eacute;caris&eacute; et qui demande &agrave; &ecirc;tre ren&eacute;goci&eacute;. Or, s&rsquo;il est imp&eacute;ratif d&rsquo;&eacute;tudier l&rsquo;imaginaire contemporain, c&rsquo;est que la relation du sujet au monde est actuellement, et sur de nombreux plans, pr&eacute;caris&eacute;e. Et face &agrave; une telle crise, il convient non pas de se retirer, mais de s&rsquo;impliquer, de s&rsquo;engager. La n&eacute;gociation n&rsquo;est possible que de l&rsquo;int&eacute;rieur, que par un investissement dans l&rsquo;objet m&ecirc;me qui est d&eacute;crit.</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-contemporain-et-lactuel#comments AGAMBEN, Giorgio BARTHES, Roland Contemporain Esthétique Philosophie Temps Théories du récit Essai(s) Fri, 11 Sep 2009 13:04:00 +0000 Bertrand Gervais 157 at http://salondouble.contemporain.info Le temps interrompu http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-temps-interrompu <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/audet-rene">Audet, René</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> <em>Ce texte est un extrait remodel&eacute; d'une communication pr&eacute;sent&eacute;e au colloque &nbsp;&laquo;Po&eacute;tiques et imaginaires de l'&eacute;v&eacute;nement&raquo;, Universit&eacute; du Qu&eacute;bec &agrave; Chicoutimi, 27-28 f&eacute;vrier 2009.</em></p> <p> Comment peut-on envisager la narrativit&eacute; dans l'&eacute;poque contemporaine ? Si je propose de la consid&eacute;rer dans son lien intrins&egrave;que avec l'&eacute;v&eacute;nement,&nbsp; il m'importe d'abord de la situer dans son rapport avec l'historicit&eacute;. &Agrave; cet effet, deux pr&eacute;misses sont n&eacute;cessaires afin de placer la situation du contemporain dans une perspective historique et d'&eacute;tablir le cadre dans lequel nous nous situons. Ces pr&eacute;misses portent sur le d&eacute;but et la fin du contemporain. Cette situation du contemporain me para&icirc;t intimement li&eacute;e &agrave; la condition actuelle du r&eacute;cit, non pas par interversion ou indiff&eacute;renciation, mais par contamination. Raconter aujourd'hui, c'est prendre acte de la position que nous occupons sur le spectre historique, mais c'est aussi refl&eacute;ter, absorber la conception de l'historicit&eacute; qui est n&ocirc;tre au sein m&ecirc;me du geste de raconter. Le d&eacute;fi de cette d&eacute;monstration est s&ucirc;rement d&eacute;mesur&eacute;, mais la port&eacute;e de cette observation peut &ecirc;tre fort importante pour notre compr&eacute;hension de la narrativit&eacute; aujourd'hui.</p> <p>Une premi&egrave;re pr&eacute;misse : le contemporain commence au point de rupture entre historicit&eacute; et actualit&eacute;. Il est facile de discuter de la p&eacute;riode contemporaine et de voir o&ugrave; elle conduit &mdash; pour l'instant, elle s'arr&ecirc;te l&agrave;, maintenant, au moment de la lecture de ce texte. Toutefois, il est plus hasardeux de tenter d'en saisir les premiers moments : en dehors de toute querelle de date, quelle balise peut-on &eacute;tablir comme entr&eacute;e dans le contemporain ? Si cette p&eacute;riode se d&eacute;finit par l'id&eacute;e du moment continu dans lequel on se trouve, la fracture ne peut donc &ecirc;tre &eacute;tablie que par une transition, celle permettant le passage de l'historicit&eacute; &agrave; l'actualit&eacute;. Avant la transition, tout &eacute;v&eacute;nement s'inscrit dans la diachronie qui le voit appara&icirc;tre ; l'interpr&eacute;tation est alors cons&eacute;quente de cette prise en compte du cours du temps. Apr&egrave;s l'histoire, en quelque sorte, se trouve un magma &eacute;v&eacute;nementiel et factuel se caract&eacute;risant fondamentalement par la simultan&eacute;it&eacute; &mdash; c'est le r&egrave;gne du pr&eacute;sentisme, pour reprendre un peu &agrave; la l&eacute;g&egrave;re le terme de Fran&ccedil;ois Hartog (2003). L'horizon est ce pr&eacute;sent, o&ugrave; pass&eacute; et futur sont &eacute;labor&eacute;s en fonction des besoins de l'imm&eacute;diat : le contemporain est ainsi la cl&eacute; de vo&ucirc;te interpr&eacute;tative universelle. Cette vision s'oppose fortement &agrave; la conception du contemporain d&eacute;fendue par Giorgio Agamben (2008), par exemple, qui propose plut&ocirc;t une position typiquement essayistique (avec une prise de distance, un d&eacute;calage par rapport &agrave; son temps, rappelant l'imp&eacute;ratif d'inactualit&eacute; avanc&eacute; par Nietzsche).</p> <p>Si l'entr&eacute;e en contemporan&eacute;it&eacute; se per&ccedil;oit par une plong&eacute;e dans l'actualit&eacute;, c'est bien parce qu'en contrepartie cette &eacute;poque se d&eacute;tache de l'historicit&eacute;, temporellement et discursivement parlant. C'est l&agrave; la deuxi&egrave;me pr&eacute;misse : le contemporain se situe hors de l'histoire, narrativement parlant. Dans <em>&Eacute;vidence de l'histoire</em> (2005), Fran&ccedil;ois Hartog (encore lui) retrace les mutations subies par la discipline de l'histoire &agrave; travers les si&egrave;cles, partant de la charge imm&eacute;moriale de la m&eacute;moire &agrave; une saisie de l'histoire comme construction (&agrave; l'image du corps humain), de la pr&eacute;tention rh&eacute;torique de l'histoire comme discours de v&eacute;rit&eacute; &agrave; l'analogie &eacute;tablie par F&eacute;nelon entre l'histoire et le po&egrave;me &eacute;pique, du d&eacute;sir de retrouver la vie (chez Michelet, &agrave; sa fa&ccedil;on) jusqu'&agrave; l'histoire influenc&eacute;e par les sciences sociales, recentr&eacute;e sur le r&eacute;p&eacute;titif et le s&eacute;riel. Dans toutes ces conceptions, &laquo; l'histoire n'a cess&eacute; de dire les faits et gestes des hommes, nous rappelle Hartog, de raconter, non pas le m&ecirc;me r&eacute;cit, mais des r&eacute;cits aux formes diverses. &raquo; (2005 : 173). Il en est de m&ecirc;me pour l'histoire litt&eacute;raire, dont l'objectif est de &laquo; proposer une intelligence historique des ph&eacute;nom&egrave;nes litt&eacute;raires par une double op&eacute;ration d'int&eacute;gration des &eacute;l&eacute;ments jug&eacute;s pertinents et d'articulation de ces &eacute;l&eacute;ments en un ensemble organis&eacute; et orient&eacute; &raquo; (Goldenstein, 1990 : 58). Ce qui &eacute;merge, c'est tr&egrave;s nettement la dimension construite du r&eacute;cit historique (Michelet disait qu'il faudrait, pour retrouver la vie historique, &laquo; refaire et r&eacute;tablir le jeu de tout cela &raquo; [Hartog, 2005 : 268]) ; ce r&eacute;cit historique est fond&eacute; sur une relation m&eacute;taphorique (un &ecirc;tre-comme), disait Ric&oelig;ur, en tension avec la d&eacute;pendance avec l'effectivit&eacute; du pass&eacute; (un avoir-&eacute;t&eacute; de l'&eacute;v&eacute;nement pass&eacute;). L'histoire conjugue le fait et une op&eacute;ration d'intelligibilit&eacute;.</p> <p>Si Julien Gracq est utopiste en disant que &laquo; L'histoire est devenue pour l'essentiel une mise en demeure adress&eacute;e par le Futur au Contemporain. &raquo; (cit&eacute; dans Hartog, 2005 : 117), il n'en r&eacute;v&egrave;le pas moins la forte charge t&eacute;l&eacute;ologique de l'histoire, r&eacute;v&eacute;lant un point de vue singulier sur les faits dont elle propose une lecture &agrave; la lumi&egrave;re du sens qu'elle leur attribue. Ce sens, c'est en fonction de l'issue des &eacute;v&eacute;nements qu'il se d&eacute;termine : au-del&agrave; de la soumission b&eacute;ate &agrave; la fl&egrave;che du temps, qui va du pass&eacute; au futur, nous sommes en mesure de comprendre &agrave; rebours l'incidence des faits sur le cours des &eacute;v&eacute;nements. &laquo; En lisant la fin dans le commencement et le commencement dans la fin, souligne Ric&oelig;ur, nous apprenons aussi &agrave; lire le temps lui-m&ecirc;me &agrave; rebours, comme la r&eacute;capitulation des conditions initiales d'un cours d'action dans ses cons&eacute;quences terminales. &raquo; (Ric&oelig;ur, 1991 [1983] : 131)</p> <p>Or c'est justement cette capacit&eacute; de lui donner un sens qui stigmatise le contemporain &mdash; ou du moins qui confirme son exclusion de l'historicit&eacute;. En ne sachant pas sur quoi ouvrira la p&eacute;riode dans laquelle nous nous trouvons, nous ne pouvons &eacute;valuer la port&eacute;e et la signification des gestes, des &oelig;uvres, des faits que nous vivons. La t&eacute;l&eacute;ologie historique reste imparfaite, et l'interpr&eacute;tation stagne en raison de l'impossibilit&eacute; de lire et de relire en fonction de la fin de l'histoire, qu'&agrave; l'&eacute;vidence nous ne connaissons pas.</p> <p>Ce malaise se r&eacute;percute tout autant sur les &oelig;uvres narratives, dont la fuite du sens, la chute de l'intrigue d&eacute;stabilisent les lecteurs (les textes d&eacute;pla&ccedil;ant les rep&egrave;res interpr&eacute;tatifs convenus) &mdash; se trouve de la sorte illustr&eacute;e l'analogie avanc&eacute;e entre narrativit&eacute; et contemporan&eacute;it&eacute;. En lien avec la faillite du sens de l'histoire en contexte contemporain, quelle d&eacute;finition donner du r&eacute;cit, de la narrativit&eacute; (si tant est qu'on puisse consid&eacute;rer que ces deux termes renvoient &agrave; une seule et m&ecirc;me r&eacute;alit&eacute;) ? Plus encore, comment envisager la narrativit&eacute; aujourd'hui, de fa&ccedil;on autonome par rapport &agrave; l'histoire et &agrave; ses obsessions (l'Histoire avec sa grande Hache, comme disait Perec) ? Seule pourra nous &eacute;clairer la lecture d'&oelig;uvres clamant leur foi en une pratique du raconter, du storytelling (&agrave; entendre sans la connotation de manipulation sociale que lui accole un Christian Salmon) &mdash; un storytelling imm&eacute;diatement ancr&eacute; dans l'&eacute;v&eacute;nement.</p> <p>&nbsp;<br /> <strong><br /> Bibliographie</strong></p> <p>Agamben, Giorgio (2008), Qu'est-ce que le contemporain ?, Paris, Payot-Rivages (Petite biblioth&egrave;que).</p> <p>Goldenstein, Jean-Pierre (1990), &laquo; Le temps de l&rsquo;histoire litt&eacute;raire &raquo;, dans Henri B&Eacute;HAR et Roger FAYOLLE (dir.), L&rsquo;histoire litt&eacute;raire aujourd&rsquo;hui, Paris, Armand Colin, p. 58-66.</p> <p>Hartog, Fran&ccedil;ois (2003), R&eacute;gimes d'historicit&eacute;. Pr&eacute;sentisme et exp&eacute;riences du temps, Paris, Seuil (Librairie du XXIe si&egrave;cle).</p> <p>Hartog, Fran&ccedil;ois (2005), &Eacute;vidence de l'histoire. Ce que voient les historiens, Paris, &Eacute;ditions EHESS (Cas de figure).</p> <p>Ric&oelig;ur, Paul (1991 [1983]), Temps et r&eacute;cit. Tome 1 : L'intrigue et le r&eacute;cit historique, Paris, Seuil (Points).</p> <p>Salmon, Christian (2008 [2007]), Storytelling, la machine &agrave; fabriquer des histoires et &agrave; formater les esprits, Paris, La d&eacute;couverte (Poche).</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-temps-interrompu#comments AGAMBEN, Giorgio Contemporain Esthétique GOLDENSTEIN, Jean-Pierre HARTOG, François Philosophie RICOEUR, Paul SALMON, Christian Théories du récit Écrits théoriques Thu, 04 Jun 2009 16:55:25 +0000 René Audet 129 at http://salondouble.contemporain.info