Salon double - Polémique http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/525/0 fr L'art de la légèreté http://salondouble.contemporain.info/lecture/lart-de-la-l-g-ret <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/parent-marie">Parent, Marie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/a-gate-at-the-stairs">A Gate at the Stairs</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Dans une critique dévastatrice du roman <em>Extremely Loud and Incredibly Close</em> de Jonathan Safran Foer, Harry Siegel adressait un reproche aux écrivains s’étant intéressés aux événements du 11 septembre: «[They] reduced the attack to the horizon of their writerliness […]. They felt that the world had become too large and ill-contained to do anything else<a name="ancre1"></a><a href="#note1"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[1]</strong></span></a>.» Cette phrase m’est revenue en tête alors que je lisais <em>A Gate at the Stairs</em> de Lorrie Moore, qui s’ouvre sur une brève évocation, particulièrement étrange, des jours ayant suivi le 11 septembre:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Though the movie theaters closed for two nights, and for a week even our yoga teacher put up an American flag and sat in front of it, in a lotus position, eyes closed, saying, “Let us now breathe deeply in honor of our great country” (I looked around frantically, never getting the breathing right), mostly our conversation slid back shockingly, resiliently, to other topics: backup singers for Aretha Franklin, or which Korean-owned restaurant had the best Chinese food. (p. 6)</span></p> </blockquote> <p>Cette insouciance, cet humour décalé parfaitement caractéristiques du style que Moore a développé depuis <em>Self-Help</em> (1985) se présentent toutefois différemment dans <em>A Gate at the Stairs</em>. Car cette fois-ci, l’écrivaine prend pour trame de fond l’Amérique avec un grand A, ses illusions et ses faux-semblants dans le contexte post-11 septembre. Pourtant, elle le fait à sa manière, entremêlant tragédies collectives et individuelles avec une étonnante nonchalance — du moins en apparence. À l’instar de Siegel, on pourrait penser que Moore, en renonçant à aborder l’horreur de front, en soumettant les drames qui secouent l’Amérique aux exigences de son écriture, a cédé à la facilité. Mais ce n’est pas tout à fait ça.</p> <p><br />La «légèreté» dont je tenterai de cerner les contours et les conséquences ici est à la fois ce qui fait la réussite et l’échec de ce roman initiatique déconcertant, portrait d’un sujet à côté de lui-même, incapable de rendre l’ampleur des drames qui s’abattent sur lui, comme si le réel devenait insoutenable au point de ne pouvoir être raconté sérieusement. Comme s’il ne pouvait que prendre la forme d’une anecdote vaguement embarrassante, d’une blague un peu ratée. Ce roman pose, dans la précarité même de sa forme, la question du rapport au tragique en littérature contemporaine. Ici, la fiction semble «glisser» à côté de l’horreur sans jamais vouloir y faire face. Et pourtant elle nous laisse entrevoir toutes ses potentialités. Ce qui est peut-être encore plus effrayant.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);">And then the baby fell down the stairs. This could be funny! Especially in a place and time where worse things happened. It wasn’t that suffering was a sweepstakes, but it certainly was relative. For understanding and for perspective, suffering required a butcher’s weighing. And to ease the suffering of the listener, things had better be funny. Though they weren’t always. And this is how, sometimes, stories failed us: Not that funny. Or worse, not funny in the least. (p. 251)</span></p> </blockquote> <p>Cette réflexion énoncée par la narratrice éclaire la posture qu’empruntera l’auteure tout au long du récit. Raconter la souffrance humaine exige un dosage des plus habiles. On peut arriver à faire d’un drame une histoire drôle. Ou plus ou moins drôle. Ainsi, dans <em>A Gate at the Stairs</em>, nous ne savons jamais si nous rions au bon moment. C’est cette incertitude qui s’avère particulièrement dérangeante.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La voix du corail</strong></span></p> <p><em>A Gate at the Stairs</em> raconte une année dans la vie de Tassie Keltjin, jeune femme de 20 ans originaire de la campagne profonde. Tassie étudie dans une petite université du Wisconsin et se cherche un boulot à temps partiel en ce mois de décembre 2001. Elle est finalement engagée comme gardienne chez Sarah et Ed, un couple qui n’a pas d’enfant. En fait, pas <em>encore</em>, car ceux-ci souhaitent adopter un bébé. Ce sera Mary-Emma, une enfant mulâtre âgée de deux ans, à laquelle Tassie s’attache très vite. Au cours de cette année, Tassie connaîtra l’amour et le deuil, l’émerveillement et la détresse. Pourtant, le ton de la narratrice oscille entre l’indifférence comique et une forme d’ahurissement douloureux mais rarement pathétique. Tassie apparaît presque détachée, ou engourdie, comme si elle n’était pas sûre que l’histoire qu’elle raconte la concerne vraiment. «I was floating away from myself», (p. 107) constate la jeune femme le jour où elle accompagne Sarah et Ed au bureau d’adoption. Cette impression persistera tout au long du roman. La naïveté de la narratrice est progressivement déconstruite par des réflexions d’une placide lucidité: «I began to feel there was no wisdom. Only lack of wisdom.» (p. 125) Les expériences pénibles se succèdent et la laissent perdue, abasourdie, «as if a tornado had hit and lifted me up, then dropped me down and moved on, bored». (p. 137) Et même quand Tassie tente une action pour changer le cours des choses, pour retenir tous ceux qui la quitteront inévitablement, elle se rétracte, retourne à l’immobilité. «I had mostly in life tried to stand still like a glob of coral so as not to be spotted by sharks.» (p. 184)<br /><br />En particulier dans la deuxième moitié du roman, les événements semblent soudainement s’inscrire dans une tonalité grave, dramatique. Ces rebondissements sont si surprenants qu’ils en paraissent presque invraisemblables, voire parfois grotesques: un couple qui, pour le punir, laisse son enfant de quatre ans sur le bord de la route le voit se jeter devant une voiture pour tenter de les rejoindre; un jeune homme du New Jersey converti à l’islam, et <em>peut-être</em> un futur djihadiste, révèle son endoctrinement par cette formule creuse et presque comique: «It is not the jihad that is the wrong thing […]. It is the wrong things that are the wrong things.» (p. 210); un jeune homme, qui vient tout juste, à 18 ans, de s’engager dans l’armée, revient d’Afghanistan dans un cercueil.</p> <p><br />Cependant, même dans cette lourde deuxième partie, la «légèreté» prévaut: Moore ne laisse jamais le tragique se déployer complètement. Soit le récit est interrompu alors qu’il s’approche de l’horreur, soit il se replie dans un dialogue farfelu ou déplacé, soit il mène rapidement à un dénouement anecdotique, non dénué d’intelligence et d’autodérision.<br /><br />Ce parti pris en faveur de la «légèreté» conduit l’auteure à poser le drame et l’anecdote sur le même plan, entre autres par l’agencement d’événements de différentes natures, qui n’ont apparemment aucun rapport entre eux: alors que Sarah confie à Tassie le plus sombre secret de son existence, une canette de Coke explose dans le congélateur. Le texte est construit de manière à ce que nous ne sachions plus lequel de ces incidents constitue la catastrophe. Le récit expose la variété et la richesse des expériences de la vie, mais aussi la confusion dans laquelle elles sont vécues le plus souvent. Notre incapacité à les hiérarchiser et à les mettre en forme. Moore prouve encore une fois son habileté à raconter le réel d’une manière si aiguë, si précise qu’il en devient étrange, comme lorsqu’on s’amuse à répéter un mot familier jusqu’à ce qu’il perde sa signification initiale et révèle ainsi d’un coup toute la contingence du langage. Bien qu’il s’inscrive résolument dans une veine réaliste, le roman esquisse un univers où les interactions entre les individus et les événements eux-mêmes s’enchaînent de façon arbitraire, sans entretenir de relation causale.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">The people in this house, I felt, and I included myself, were like characters each from a different story. We were all grotesques, and self-riveted, but in separate narratives, and so our interactions seemed weird and richly meaningless, like the characters in a Tennessee Williams play, with their bursting, unimportant, but spell-bindingly mad speeches. (p. 249)</span></p> </blockquote> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Raconter l’horreur</strong></span></p> <p>«I can do quasi-amusing phone dialogue. I can do succinct descriptions of weather. […] I do the careful ironies of daydreams. I do the marshy ideas upon which intimate life is built<a href="#note2"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[2]</strong></span></a><a name="ancre2"></a>», déclare la narratrice-écrivaine de «People Like That Are the Only People Here», tiré du recueil <em>Birds of America</em>, pour expliquer à son mari son refus d’écrire sur la maladie de leur enfant. «But this? Our baby with cancer? […] This is irony at its most gaudy and careless. This is a Hieronymus Bosch of facts and figures and blood and graphs. This is a nightmare of narrative slop. This cannot be designed.» Comment raconter un drame humain sans verser ni dans le pathos le plus gluant ni dans l’ironie la plus cruelle? Comment la fiction peut-elle rendre l’ampleur des catastrophes — collectives ou intimes — qui ponctuent la vie quotidienne du Nord-Américain moyen? Chez Moore, c’est à travers le prisme de l’existence familière et de ses détails insignifiants que sont saisies l’horreur et la violence les plus crues. Dans <em>A Gate at the Stairs</em>, comme dans le reste de son œuvre, elle ne s’intéresse <em>qu’à</em> ce dont est bâtie la vie intime, et tout semble s’y trouver déjà. Les éléments tragiques sont racontés parmi d’autres faits de la vie courante, placés dans une relation d’équivalence avec eux, et c’est ce chevauchement qui permet de saisir toute l’ambiguïté de la souffrance humaine. Raconter une rupture amoureuse découlant indirectement du 11 septembre peut sembler une façon frivole de traiter les attentats. Mais ce choix révèle une forme de vérité sur la manière dont nous faisons l’expérience de l’Histoire. En tant que sujets, nous sommes bel et bien condamnés à appréhender les événements par l’entremise de notre corps, de nos sens, de notre quotidien. Peut-être sommes-nous condamnés à la légèreté. Moore met en scène cette terrible impuissance.<br /><br />Pourtant, quelque chose cloche. L’équilibre entre lourdeur et légèreté mis en place dans <em>A gate at the Stairs</em> demeure fragile. On peut croire que Moore souhaitait enfin produire le grand roman à l’aune duquel on semble mesurer tout écrivain américain digne de ce nom (même le grand nouvelliste Raymond Carver souffrait de ce complexe<a href="#note3"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[3]</strong></span></a><a name="ancre3"></a>). C’est du moins ce que perçoit la critique: enfin Moore démontre qu’elle n’est pas qu’une «miniaturiste<a href="#note4"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[4]</strong></span></a><a name="ancre4"></a>». «Will Moore prove that she is not synonymous with less? Hell yes!<a href="#note5"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[5]</strong></span></a><a name="ancre5"></a>» Mais malgré un éventail de thématiques plutôt imposantes (racisme, adoption, terrorisme, guerre, deuil), <em>A Gate at the Stairs</em> n’a rien de la fresque sociale annoncée. La manière dont le texte est composé, structuré, tend toujours fortement du côté d’une écriture «sans envergure», au sens le plus noble du terme (s’il existe). Voilà bien ce qui est déconcertant dans cette lecture. Alors que Moore semble enfin s’attaquer à un «gros morceau», elle refuse radicalement de saisir le monde autrement que par l’entremise de la subjectivité et de l’intimité. Le monde représenté ne nous parvient que sous forme d’échos parcellaires, comme ces bribes de conversation que Tassie entend le mercredi soir, quand Sarah et Ed reçoivent chez eux d’autres parents d’enfants métissés.<br /><br />Mais dans certains passages, la posture de l’auteure se fragilise; on croirait qu’elle reprend brusquement l’histoire des mains de son personnage pour glisser une observation générale — et plus romanesque! — qui provient visiblement d’un regard extérieur à l’histoire et qui ne cadre pas avec le ton de la narratrice — par exemple, des remarques sur les expressions utilisées par les gens du Midwest ou sur les comportements des jeunes adultes appartenant à la génération de Tassie. Moore aurait-elle craint que son héroïne n’y arrive pas toute seule, que sa voix, que sa vision du monde ne soient pas suffisantes? La tension délicate établie entre tragique et anecdotique souffre donc par moments d’un manque de cohérence dans l’approche de l’écrivaine. Comme si, pendant qu’elle retravaillait son manuscrit, Moore avait fini par céder aux cris de la foule réclamant son <em>Great American Novel</em>...<br /><br />Peu importe, <em>A Gate at the Stairs</em> doit être lu comme un essai sur l’improbable art de la légèreté en ce début de siècle marqué par la vision de l’effondrement des Tours. Et en voici la principale ambition: réussir à élever le réel dans toute sa lourdeur, à lui donner une certaine grâce, jusqu’à ce qu’il s’écrase sur vous de tout son poids.<br />&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note1"></a><a href="#ancre1">[1]</a></strong></span> Siegel vise tout particulièrement les auteurs qui ont participé à l’édition spéciale du <em>New Yorker</em> portant sur les attentats. Harry Siegel, «Extremely Cloying &amp; Incredibly False. Why the Author of <em>Everything is Illuminated</em> is a Fraud and a Hack», <em>The New York Press</em>, 20 avril 2005. En ligne: <a href="http://www.nypress.com/article-11418-extremely-cloying-incredibly-false.html" title="http://www.nypress.com/article-11418-extremely-cloying-incredibly-false.html">http://www.nypress.com/article-11418-extremely-cloying-incredibly-false....</a> (site consulté le 21 août 2011.)</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note2"></a><a href="#ancre2">[2]</a></strong></span> Lorrie Moore, <em>Birds of America</em>, New York, Picador, 1998, p. 223. (L’auteure souligne.)</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note3"></a><a href="#ancre3">[3]</a></strong></span> Bien que sa réputation d’écrivain eût été établie depuis plusieurs années, Raymond Carver écrivait dans un essai qu’il souffrait de ne jamais avoir écrit le grand roman dont il rêvait&nbsp;: «J’avais vite compris […] qu’avec l’angoisse permanente qui m’empêchait de fixer mon attention durablement sur quoi que ce soit, j’allais avoir un mal de chien à écrire un roman. Avec le recul, je me rends compte que durant ces années dévorantes, la frustration dont je souffrais me faisait lentement sombrer dans la démence. Quoi qu’il en soit, ce sont les circonstances de ma vie qui ont déterminé, pour une très large part, la forme qu’allait prendre mon écriture. Je ne m’en plains pas, loin de là. Je me borne à le constater, le cœur lourd et transi d’effroi.» Raymond Carver, <em>Les feux</em>, Paris, Éditions de l’Olivier, 1991, p. 48.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note4"></a><a href="#ancre4">[4]</a></strong></span> Jonathan Lethem, «Eyes Wide Open», <em>The New York Times</em>, 30 août 2009, p. BR1. En ligne: <a href="http://www.nytimes.com/2009/08/30/books/review/Lethem-t.html" title="http://www.nytimes.com/2009/08/30/books/review/Lethem-t.html">http://www.nytimes.com/2009/08/30/books/review/Lethem-t.html</a> (site consulté le 21 août 2011.)</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note5"></a><a href="#ancre5">[5]</a></strong></span> Geoff Dyer, «A Gate at the Stairs by Lorrie Moore», <em>The Observer</em>, 27 septembre 2009. En ligne: <a href="http://www.guardian.co.uk/books/2009/sep/27/gate-at-stairs-lorrie-moore" title="http://www.guardian.co.uk/books/2009/sep/27/gate-at-stairs-lorrie-moore">http://www.guardian.co.uk/books/2009/sep/27/gate-at-stairs-lorrie-moore</a> (site consulté le 21 août 2011.)</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/lart-de-la-l-g-ret#comments Ambiguïté CARVER, Raymond DYER, Geoff Effet de réel États-Unis d'Amérique Événement Histoire Mémoire MOORE, Lorrie Polémique SAFRAN FOER, Jonathan SIEGEL, Harry Terrorisme Vraisemblance Roman Wed, 24 Aug 2011 16:02:22 +0000 Marie Parent 364 at http://salondouble.contemporain.info Dans le « vestibule de l'enfer » http://salondouble.contemporain.info/lecture/dans-le-vestibule-de-lenfer <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/auger-manon">Auger, Manon</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lenfer-du-roman-reflexions-sur-la-postlitterature">L&#039;enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <div class="rteindent4"><br /><br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Écrire aujourd’hui, c’est être condamné au roman puis tenter d’en sortir, en écrivant, dans un immense effort de recentrement sur la bouche même de la littérature.<br /><br />—Richard Millet, <em>L’enfer du roman</em></span></div> <p><br />Dans ce recueil de réflexions au titre saisissant —qui n’est pas sans rappeler <em>Malaise dans la littérature</em> d’Alain Nadaud (1993), <em>Essai sur la fin de la littérature </em>d’Henri Raczymow (1994) ou encore <em>L’adieu à la littérature</em> de William Marx (2005)—, Richard Millet tente de livrer une définition du «cauchemar contemporain nommé roman», qu’il nommera «tantôt tel, tantôt roman international, tantôt postlittérature» (p.13). Voilà bien une entreprise pour le moins complexe et téméraire, si on en juge par la position privilégiée qu’occupe la littérature narrative en régime contemporain. Mais c’est justement là, on le devine, l’intérêt du propos de Millet, qu’il présente toutefois de façon fragmentaire, fragilisant par là l’entreprise de synthèse. Certes, le choix de cette forme&nbsp; n’est pas innocent; Millet explique qu’il a voulu «garder [les 555 fragments] dans l’ordre de leur surgissement, au prix de quelques petites redites, ou contradictions, pour maintenir haute l’attention du guerrier comme celle du lecteur» (p.12). Dès lors, si la définition du «postlittéraire» «s’éclair[e] à mesure qu’on avanc[e] dans une lecture que l’on peut aussi effectuer par à-coups, piqués, retours en arrière» (p.13), on ne peut que glaner des éléments ça et là pour parvenir à établir les grands traits de celle-ci. Le jeu, frustrant au premier abord parce qu’étourdissant, n’est toutefois pas dépourvu de charme, surtout dans la mesure où il convoque un sens qui n’est recomposable qu’après coup, et qu’il propose une lecture qui s’effectue, justement, «par à-coups», par bonds et par rebonds pourrait-on dire, les réflexions de Millet faisant parfois sursauter, mais laissant également à réfléchir, à prendre et à reprendre le fil de la réflexion comme de la lecture.<br /><br />Par ailleurs, même si cet essai n’émerge pas d’une «quelconque intention polémique ou [d’une] haine à l’égard du roman» (p.12) —mais bien plutôt, comme Millet l’affirme, d’un «désespoir»—, il serait facile de s’en prendre à l’écrivain (qui revendique pleinement toutes les opinions exprimées dans le recueil) et de dénoncer son hypocrisie de romancier ou son eurocentrisme —pour ne pas dire son <em>gallocentrisme</em>. Néanmoins, cette utilisation à des fins polémiques des réflexions de Millet n’est pas celle qui nous a semblé d’emblée la plus féconde, même si cet essai y invite indubitablement. Nous avons plutôt préféré aller au-delà des «montées de lait» occasionnelles —qui confinent parfois à la caricature, Millet présentant, par exemple, le roman postlittéraire comme un «mixte de roman policier, de gnose sociologique et de psychologisme de magazine féminin, rédigé dans un sous-état de langue par quoi l’idéologie du Bien se répand irrésistiblement» (p.105)—, afin de faire émerger la réflexion plus fondamentale qui est au cœur de la démarche de l’écrivain. Car notre ambition n’est pas de rendre Millet sympathique ou antipathique, mais bien plutôt de dégager les grands éléments de sa pensée par rapport à cette notion de postlittérature, notion qui nous paraît, sinon opératoire, du moins intéressante pour penser la production littéraire actuelle, qu’elle soit française, québécoise ou —pour reprendre un terme maintes fois utilisé par Millet lui-même— «internationale».<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L’hégémonie du roman</strong></span><br /><br />Nous l’avons posé d’emblée, il faut être fin détective et rassembler soi-même les quelques indices disséminés ici et là pour saisir avec plus ou moins d’exactitude ce que Millet qualifie de postlittérature. En avant-propos, il explique brièvement ce qu’il a tenté de faire avec ce recueil de réflexions et en profite pour laisser planer la «menace» d’une véritable définition de concept:</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce que j’appelle postlittérature correspond à ce que d’autres appellent «posthumanisme», «ère de l’épilogue», «spectaculaire intégré», et qui est non pas ce qui se survit à soi-même dans un monde dévasté par la technique, mais l’imposture qui se produit universellement sous le nom de roman et qui n’est qu’un instrument du mensonge général, une falsification, un dévoiement au service du Nouvel Ordre moral ou, si l’on préfère, du moralisme postéthique américain (p.13).</span></div> <p><br />Millet ne s’en cache pas, donc, il en a contre le roman et, plus spécifiquement, contre l’hégémonie du roman à l’échelle de la littérature mondiale. Mais c’est surtout l’imposture et le despotisme d’un&nbsp; type de roman —qualifié péjorativement d’«américain»— qu’il tente, «au moins pour l’honneur, de mesurer —et d’inverser, en rappelant que la littérature ne se réduit pas au roman et que celui-ci peut encore échapper à lui-même, étant en fin de compte une expérience de l’enfer» (p.13). Ainsi, si la postlittérature ne se réduit pas à la seule hégémonie de la forme romanesque, celle-ci en constitue tout de même le trait le plus prégnant. Qui plus est, cette hégémonie prend non seulement la forme d’une surabondance de romans sur le marché —surabondance qui écrase les autres formes et les autres genres telle la poésie—, mais elle implique aussi que tout est désormais publié, ou à peu près, sous cette étiquette générique, de telle sorte que le terme perd même de son sens. L’influence capitaliste aurait donc des effets jusque dans le choix des&nbsp; mentions éditoriales et des catégories génériques; puisqu’il faut vendre à tout prix, s’attirer le plus de lecteurs possibles et courir la chance de remporter les grands prix littéraires (qui à leur tour font vendre encore plus), on use semble-t-il à tort et à travers de l’appellation de «roman». Autrement dit, le roman en vient à digérer les frontières génériques au profit d’un «horizon d’attente» convenu et formaté, essentiellement commercial en somme, reléguant dans une marge de plus en plus étroite les formes inclassables qui, pour Millet, rassemblent pourtant souvent le meilleur de la littérature actuelle.<br /><br />Dès lors, le paradoxe est bien ici le fait que «le succès du roman» et la prolifération des romanciers seraient ce qui menace le plus sûrement la littérature, dans la mesure où ce succès&nbsp; entraîne, d’une part, une diminution générale de la qualité de ce qui se publie et, d’autre part, la disparition des «gros lecteurs» (ceux qui faisaient leur profit de tous les genres littéraires et des sciences humaines), sans lesquels la véritable littérature ne peut plus exister. Désormais, selon Millet, «[o]n en est à la lecture <em>allégée</em>, voire à l’allégement de la lecture, ce que nul, professeurs, éditeurs, écrivains, libraires, journalistes, ne veut reconnaître publiquement, de peur de scier la branche sur laquelle ils perpétuent un mensonge officiel» (p.19). S’il y a bien certains chercheurs, tel Olivier Bessard-Banquy, qui confirment la disparition des «gros lecteurs» comme fait social, et que les éditeurs en tiennent bel et bien compte<a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a>,&nbsp; il demeure que cette modification du lectorat semble avoir un impact sensible non seulement sur l’idée même de littérature en régime contemporain, mais également dans la façon qu’ont les écrivains de penser leur rapport au monde —à cet égard, le parti pris pour le moins radical de Millet est probant. Il y aurait d’ailleurs là un parallèle à établir avec ce que Michel Biron, dans son plus récent recueil d’essais, nomme «la conscience du désert», dans la mesure où, pour lui,</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">[l]’écrivain canadien-français, comme l’écrivain contemporain en général, ne se définit pas comme un écrivain de la rupture. Ou plutôt si, il voudrait bien rompre, mais rompre avec quoi? Il n’y a personne autour de lui pour lui donner la réplique. Même lorsqu’il se révolte, cet écrivain se heurte le plus souvent au silence et finit par se plaindre à qui veut l’entendre qu’il écrit dans un désert. Comment écrire contre le silence? La plainte elle-même ne tombe-t-elle pas dans le néant? Si violente soit-elle, l’œuvre la plus audacieuse ne risque-t-elle pas de perdre son sens si elle ne s’oppose à rien qui lui offre une véritable résistance?<a href="#note2a" name="note2"><strong>[2]</strong></a> </span></div> <p><br />Cela n’est pas non plus sans rappeler la question que Bessard-Banquy pose en conclusion de son ouvrage, <em>La vie du livre contemporain</em>:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La France a de bons auteurs, de bons éditeurs, de bons libraires. Mais a-t-elle encore de bons lecteurs? Il est clair que l’on est entré depuis ces dernières années dans un monde où le livre n’occupe plus la place qui a pu être la sienne auparavant. L’audiovisuel supplante l’écrit dans les pratiques de divertissement et de culture, et les effets de ce décrochage intellectuel ne se sont pas encore pleinement fait sentir <a href="#note3a" name="note3"><strong>[3]</strong></a>. </span></div> <p><br />Et Millet de poser à peu près les mêmes questions, tout juste autrement:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Y aura-t-il, dans les années à venir, des lecteurs pour ce que nous écrivons? Serons-nous bientôt seuls, ou bien aimés pendant quelque temps encore? L’évacuation de la littérature comme champ référentiel pédagogique et le bradage de la langue à la sphère médiatico-publicitaire font de l’écrivain un marginal de fait dans un monde où la redéfinition génético-cybernétique de l’homme a lieu non plus dans les songes mais dans un nouvel ordre de langage dont le roman postlittéraire est le code civique (p.52).</span></div> <p><br />Cependant, alors que, pour Biron, cette «conscience du désert» de la part des écrivains ne serait pas particulièrement symptomatique de l’époque contemporaine —puisqu’il la relève chez Octave Crémazie qui déplorait lui aussi, à son époque, le sentiment d’écrire <em>dans le vide</em>—, il s’agit, pour Millet, d’une caractéristique nommément postlittéraire qu’il attribue à ses contemporains. Qui plus est, il avance que le succès du roman entraînera à court terme la disparition de la littérature parce que celle-ci aurait «noué avec le seul roman un pacte servile» (p.20). Le roman serait devenu un autre «instrument de présentification, de légitimation sociale, comme la télévision, le cinéma, le rock et ses dérivés, le Prozac et le Viagra, et l’accroissement de la tolérance» (p.24). Dans ces conditions, la littérature actuelle ne serait plus que la répétition de l’idée d’elle-même; le roman, quant à lui, ne serait plus que le «miroir de sa totalité», dès lors qu’il «cesse d’être un moyen de connaissance, de découverte» (p.98). Le roman, cette incroyable redite, serait devenu «le vestibule de l’enfer, dont on sait qu’une des formes est le ressassement» (p.98). Au-delà de la conscience du désert, donc, se profile pour les écrivains une possibilité encore pire: celle d’être condamné au silence, à l’indifférence, voire à la dépersonnalisation. Et, pour la littérature, celle de perpétuer sa propre fin, voire sa propre agonie, sans même que personne ne prenne la véritable mesure de cette perte.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La <em>lingua franca</em> de la postlittérature</strong></span><br /><br />À cette omniprésence du roman sur le marché actuel —toujours de plus en plus saturé par des produits culturels de toutes sortes— se superposeraient&nbsp; également l’hégémonie de la langue anglaise et, plus généralement, celle de la culture anglo-saxonne qui devient en quelque sorte la représentante par excellence de la démocratisation à tout vent de la culture. Car la langue anglaise, contrairement au français qui demeure une langue aristocratique, est malléable et «universelle», elle est une langue fondamentalement démocratique car elle appartient désormais à tous. Conséquemment, Millet constate un épuisement et une «hostilité générale envers la langue» (p.92) chez les écrivains qui continuent d’écrire en français. Ce mouvement d’anglicisation de la littérature participerait du renoncement à celle-ci, affirme-t-il:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L’anglais est bien la langue de la postlittérature: non seulement une langue neutre dans laquelle tout effet de style serait vain, mais aussi le lieu de l’effondrement de toute langue, y compris l’anglaise. Écrire en anglais est donc une forme de renoncement à la littérature (p.106).</span></div> <p><br />Ce glissement vers l’anglais serait dû, en partie, à la dégradation de la qualité de la langue chez les romanciers français, l’ignorance de la langue devenant un trait typique de l’esthétique postlittéraire qui se traduit globalement par une «mort du style» (p.40) ayant pour précurseur le registre familier dont Dostoïevski a doté la littérature. Au contraire de Bakhtine, qui voit la diversité des langages «<em>comme la base du style</em>» et non pas comme la mort de celui-ci<a href="#note4a" name="note4"><strong>[4]</strong></a>, Millet considère pour sa part que le familier relève du «<em>mal écrit</em>»:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Cette langue, qui refuse le bien écrire pour privilégier l’efficacité narrative, n’est pas seulement hantée par l’oralité ou contaminée par les innombrables conversations dont sont constitués les romans dostoïevskiens; elle est encore moins l’objet d’une visée pédagogique, comme chez Tolstoï; elle est, loin du populaire comme du populisme, la proie d’une fièvre à nulle autre pareille qui, avec les plongées dans les bas-fonds de l’âme, en fait le prix, la garde extraordinairement jaillissante, par contagion du vivant (p.50).</span></div> <p><br />Millet n’adhère donc pas au plurilinguisme bakhtinien et profite de cet essai pour faire la liste des disparitions qui précèdent ou suivent celle du style, dans le roman français. C’est ainsi qu’il déplore la disparition du passé simple dans la narration moderne, ajoutant que «peu de romanciers savent encore décrire» (p.99) et que «l’à-peu-près est devenu règle» (p.99). Le français aurait donc été la langue de la littérature, mais celle-ci étant morte, finie, le roman est passé à autre chose —l’anglais, en l’occurrence. Les traducteurs auraient d’ailleurs un rôle à jouer dans la dégradation du sentiment linguistique; nous serions «entrés, selon Millet, dans le règne de la traduction, autre figuration infernale puisqu’elle impose le roman anglo-saxon comme unique modèle» (p.239). Ainsi, les écrivains français —francophones— n’écriraient plus qu’en «“américain traduit”» (p.239), par la force des choses. Les romans écrits en français correct seraient taxés, à cette époque postlittéraire, de «“trop littéraires”» et seraient «“surécrit[s]”, ce qui veut dire, tout simplement, écrit[s] en un français qui respecte la syntaxe et la déploie dans un style personnel, la haine de la grammaire et celle du style étant désormais la chose du monde la mieux partagée» (p.264).<br /><br />Cette mort du style, Millet la lie entre autres à la popularité des ateliers d’écriture et des cours de <em>creative writing </em>offerts dans les universités de langue anglaise, qui véhiculent «une espèce d’ontologie démocratique où l’on serait écrivain de fait —sinon de droit» (p.40). Car ces ateliers démocratisent l’écriture comme on a auparavant démocratisé la culture, affirme Millet, et ils mènent ainsi l’écriture à sa perte, d’une certaine façon, puisque tout le monde y a désormais accès. Millet en arrive donc, au terme d’une critique plutôt virulente (et pour tout dire manquant de nuances) des cours de création littéraire, à qualifier le roman contemporain de «maladie de la postmodernité»:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Refuser le style signifie aussi qu’on pourrait l’apprendre hors de l’expérience solitaire qui consiste en grande partie à lire et à écouter la langue: d’où l’idée, américaine, d’ateliers d’écriture, qui ouvrent la voie à une idée spécifique de la littérature, qui serait arrachée à l’inenseignable. Cette poudre aux yeux repose sur un principe démocratique vicié: la culture et l’écriture accessibles à tous. La culture ne suppose pas la création ni la connaissance. Lire ne revient pas forcément à écrire. À ce compte-là, je connais des lecteurs qui, dans leurs lettres, et sans éprouver le besoin de publier une seule ligne, écrivent mieux que bien des romanciers américains sortis de cours de <em>creative writing</em> par quoi le roman postlittéraire a conquis le monde au lieu de s’y perdre. La perte comme modalité quasi heureuse de l’échec, l’éclat plus ou moins sonore ou brillant ou lointain de ce qui est perdu, voilà qui diffère absolument de cette perdition, de cette maladie de la postmodernité qu’est le roman contemporain (p.187-188).</span></div> <p><br />À plus forte raison encore, Millet prédit la fin des littératures nationales, qui sont appelées à se perdre dans le monde postlittéraire presque exclusivement américain. Les littératures qui survivent seraient, d’une certaine façon, maintenues artificiellement en vie à cause de leur «expansion américaine» (p.212). Se «débarrasser non seulement de ces carcans que sont les langues nationales, mais de l’écriture elle-même en tant que style» (p.17), voilà qui serait l’un des principaux mots d’ordre de la postlittérature, pavant la voie à une nouvelle forme de roman «hanté par le cinéma au point de se réduire à un scénario» (p.68)…<br /><br /><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le cinéma comme grand roman américain</span></strong><br /><br />Le roman se simplifie, donc, pour ne devenir qu’une marchandise de la société du spectacle, un «scénario potentiel: un passe-temps dégradé, qui cherche son salut par la nostalgie dans l’art qui l’a détrôné» (p.68). Une marchandise télévisuelle, en somme, qui s’appuie, affirme Millet, sur les décors américains plantés par Hollywood. Il en ressort que «les romans ne s’écrivent plus que pour devenir des films, lesquels sont souvent d’une facture aussi médiocre que les romans» (p.154). Pour Millet, le roman est donc comme «du cinéma en attente de lui-même» (p.162) qui aurait désormais la même fonction régulatrice que la télévision. «La globalisation romanesque n’est rien d’autre que la réduction anglophone du monde» (p.260), écrit-il, et condamne le roman à être écrit en anglais parce que «les États-Unis ignorent l’idée de déclin, n’ayant pas intégré celle de Temps modernes, vivant dans une utopie perpétuelle, y compris celle du “grand roman américain”, lequel n’est autre que sa scénarisation hollywoodienne, même pour les plus <em>européens</em> d’entre les écrivains» (p.109-110).<br /><br />Dans ce contexte, le statut de l’écrivain se trouve précarisé au point qu’il peut difficilement, selon Millet, se réclamer de ce titre qui a par ailleurs perdu de son prestige:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pas de mot pour désigner l’écrivain postlittéraire. Auteur pourrait convenir, mais il est ambivalent. Écrivain est dévalorisé, tout comme artiste, et poète semble appartenir à un règne disparu. Scénariste conviendrait mieux, vu que la plupart des romans contemporains sont hantés par le cinéma, quand ils ne se réduisent pas à un scénario, le «pitch» à quoi tout roman doit se résumer pour être «lisible». En vérité, le romancier postlittéraire est un écrivain sans littérature, et son quasi-anonymat n’est pas de même nature que celui de l’écrivain véritable, lequel travaille dans l’innommable (p.134).</span></div> <p><br />La perte du sacré qui caractérise la postlittérature ferait ainsi de nombreuses victimes, et cette dégradation de «l’ancien ordre littéraire», si on peut dire, se complique davantage par la présence des nouvelles technologies, et d’Internet en particulier, devenu le véhicule par excellence de la propagande romanesque:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Un écrivain qui n’a ni blog ni site, et qui ne fréquente pas les espaces prostitutionnels de Facebook et de Twitter, n’est-il pas voué à la marge, voire à l’inexistence, sachant que c’est là que se font et se défont aujourd’hui les réputations, que le silence, le retrait, la discrétion, l’ombre, sont suspects au Nouvel Ordre moral et que le making of d’un roman devient non pas un bonus mais une sorte de devoir plus important que le livre lui-même? (p.157)</span></div> <p><br />C’est désormais l’écrivain qui se fait voir, et non plus vraiment ce qu’il écrit, ce qui achève de transformer l’individu et son livre en un seul et même objet —marchandable, il va sans dire: «[L]e “livre” doit être “convivial”, “éthique”, “sympa”, tout ça pouvant aussi se dire de l’auteur, si bien qu’il n’y a aucune différence entre celui-ci et son livre —l’un étant le <em>roman</em> de l’autre, et inversement, le mot roman ne désignant plus seulement un objet mais la condition objectale de l’individu nommé auteur» (p.66). Auteurs «sympas» qui se donnent à voir sur Internet, mais qui en même temps disparaissent petit à petit des catalogues des grands éditeurs, qui ne pourront bientôt plus publier ce que Millet désigne sous le nom de «littérature»; comme à Hollywood où le tournage de films d’auteurs est désormais chose presque impossible, l’auteur de littérature est appelé à devenir «collectif»<a href="#note5a" name="note5"><strong>[5]</strong></a>.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L’épuisement de la littérature</strong></span><br /><br />On le constate aisément, l’hégémonie du roman est pour Millet le symptôme davantage que la cause véritable de l’ère postlittéraire. Ce qui est vraiment en jeu ici, c’est la démocratisation de la culture, la mondialisation et l’effacement progressif d’une culture lettrée au profit d’une culture marchande. S’il y a quelque chose de nostalgique —voire de passéiste— dans le discours de Millet, il n’en demeure pas moins que plusieurs de ses constats paraissent justes ou, à tout le moins, invitent à réfléchir sur la place effective qu’occupe actuellement la littérature dans l’ensemble des pratiques culturelles. À la manière d’un François Ricard, par exemple, qui voyait lui aussi dans la démocratisation de la littérature la mort de la littérature québécoise<a href="#note6a" name="note6"><strong>[6]</strong></a>, Millet manifeste une crainte sans doute légitime d’un «épuisement de la littérature», alors que, paradoxalement, celle-ci n’a jamais été aussi bruyante et accessible que de nos jours. Car la démocratisation de la culture, c’est aussi la perte des repères, le mélange du savant et du populaire, l’omniprésence du tout et du rien, tous phénomènes qui, s’ils ont certainement du bon, entraînent aussi une redéfinition de ce qu’est, concrètement, la littérature.<br /><br />C’est donc dans cet esprit que Millet affirme qu’il s’agit d’une <em>post</em>littérature, au sens où elle incarne elle-même son propre épuisement: «On pourrait dire que la postlittérature est la mort de la littérature française, donc d’une certaine idée de la littérature» (p.107). Une littérature <em>après</em> la littérature, en somme, et non pas une <em>nouvelle</em> littérature, qui ne revendique rien sinon une universalité toute américaine. Une littérature, écrit Millet, qui</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">ne perpétue cependant plus que l’idée d’elle-même; une idée creuse, une coquille vide, un simulacre dépourvu de cette substance héroïque, mystique, ou obscure qui faisait d’elle une expérience absolue et qui n’est plus que divertissement, puissance nihiliste qui combat l’unité s’opposant à l’idée même d’œuvre grâce à quoi non seulement l’écrivain et l’individu mais l’époque seraient sauvés —ce salut demeurât-il un songe (p.91).</span></div> <p><br />Le cynisme étant désormais la seule «posture d’authenticité» possible (bien qu’elle sonne faux), le romancier contemporain serait donc «bien plus occupé de la représentation narcissique de la littérature que par l’essence de la littérature: falsification qui peut faire passer la représentation pour l’essence, donc pour la vérité» (p.13). Il s’agit véritablement d’une «<em>littérature de l’après</em>» dont tente de rendre compte Millet, une littérature dont le refus d’hériter «est en vérité le consentement servile à l’héritage du roman dix-neuviémiste, tandis que la littérature, elle, continue de se confronter à elle-même en un mouvement désespéré mais fécond, cette fécondité eût-elle le silence pour espace» (p.183-184). Poursuivant ainsi ce que la postmodernité avait déjà entamé, les écrivains postlittéraires useraient de la rupture non plus comme d’un effet d’avant-garde, mais bien plutôt comme d’un refus de toute filiation, de tout héritage<a href="#note7a" name="note7"><strong>[7]</strong></a>.<br /><br />Autrement dit —et c’est une image forte—, «le roman postlittéraire est à la littérature ce que le protestantisme est au catholicisme: une écriture de la sortie de la littérature» (p.117). Pour Millet, «[é]crire, aujourd’hui, c’est […] en appeler à l’oubli, à la haine de la mémoire, des abîmes personnels, de la littérature non pas en tant qu’elle est le “tout le reste” verlainien, mais en son essence même» (p.53). Il y a là, encore une fois, reprise du constat posé il y a plus de quinze ans déjà par Nadaud et par Raczymow. Alors que Raczymow déplorait le règne de l’actualité<a href="#note8a" name="note8"><strong>[8]</strong></a>, Nadaud n’y allait pas de main morte en comparant le livre à un yaourt: «La marchandise littéraire —car c’est bien ce qu’elle est en partie— se périme aussi vite qu’un yaourt. Elle n’est rien d’autre, et ne peut dépasser cet état, si l’exigence qui la traverse ne parvient à débusquer, sous la surface du réel, ce qui se refuse à voir le jour<a href="#note9a" name="note9"><strong>[9]</strong></a>». S’il n’est pas question dans <em>L’enfer du roman </em>de «l’“évidence” tranquille qu’avec Sartre s’est éteint le “dernier grand écrivain”», pour reprendre le phrasé choc de Denis Saint-Jacques<a href="#note10a" name="note10"><strong>[10]</strong></a>, reste que le spectre de ce constat plane sur la postlittérature. Il serait possible alors de départager ce qui est littéraire de ce qui est plus précisément <em>post</em>littéraire: la littérature, pour Millet, ne serait plus que «ce qui se dérobe à l’hégémonie romanesque» (p.59).<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un roman débarrassé du roman?</strong></span><br /><br />Au terme de cette lecture, il appert que Millet en dit beaucoup et peu à la fois; il est ainsi difficile de bien saisir et présenter les nuances de sa pensée sans tomber nous-mêmes dans la caricature, voire dans le catastrophisme qui règne au sein d’une large frange de la critique contemporaine, heureusement compensé par un intérêt grandissant de la critique universitaire pour la littérature contemporaine<a href="#note11a" name="note11"><strong>[11]</strong></a>. Nous nous sommes tout de même attardés ici à en synthétiser les grandes lignes, car ce discours nous semble symptomatique d’une posture critique contemporaine qui s’était jusqu’à maintenant rarement exprimée de façon si véhémente, du moins chez un écrivain. Autrement dit, il appert que, sous le vernis antiaméricaniste, Millet développe une réflexion tout à fait dans l'air du temps, mais avec des accents qui sont les siens. L’exercice nous a ainsi paru d’autant plus intéressant que la lecture de cet essai peut être double; car si, d’un côté, l’ouvrage de Millet se fait pamphlet, on peut aussi y lire, en creux, ce qui constituerait de la «bonne» littérature pour lui; il faudrait, entre autres, que «le roman se débarrasse du roman» (p.198-199) et qu’il enlève tout sentiment de «déjà lu» (p.199). Il faudrait, de même, qu’il fasse plus que simplement raconter une histoire, mais qu’il se donne également <em>à lire</em> par un travail sur le style, sur l’écriture, dans et par la langue qui en est le support. L’essai de Millet est à cet égard parsemé d’exemples d’œuvres et d’auteurs appartenant nommément à la «littérature», mais ces exemples, on le devine, n’appartiennent que rarement à la littérature contemporaine. Ce n’est donc pas seulement en tant qu’écrivain que Millet prend la parole, mais aussi en tant que lecteur érudit, au nom de «ces contemporains par défaut, ou secrets, que sont les derniers lecteurs» (p.12).<br /><br />Mais est-ce encore le temps de rêver à ce roman <em>littéraire</em> ou la littérature est-elle réellement vouée à se perdre dans le cinéma, dans le ressassement et dans l’oubli comme le proclame Millet? Si «postlittéraire signifie non pas que la littérature soit morte mais qu’elle connaît dans le roman un processus continu de dévalorisation» (p.247), la voie proposée par Millet serait sans doute d’investir les autres genres, c’est-à-dire ceux où est susceptible de se faire et de se penser la véritable littérature, loin de toute hégémonie romanesque, voire narrative, et dans l’absolue nécessité de la langue comme expression du sens. C’est du moins ainsi que son essai se donne à lire, témoignant doublement (c’est-à-dire tant dans son propos que dans sa forme fragmentaire) de la nécessité de déployer de nouveaux espaces où l’écriture peut s’engager autrement que sur la pente romanesque, sans sacrifier au style et à la langue.<br /><br /><br /><br /><br /><a href="#note1" name="note1a"><strong>[1]</strong></a> Bessard-Banquy explique: «Moins de gros lecteurs, plus de lecteurs moins érudits, souvent moins à l’aise financièrement —les éditeurs comprennent que la production doit s’adapter à cette mutation de la lecture et offrir des textes plus grand public […]. L’explosion du poche des années 1980, l’avènement du livre à très bas prix des années 1990 sont inscrits en creux dans ces mutations structurelles, dans cette inédite diminution des gros lecteurs.» Olivier Bessard-Banquy, <em>La vie du livre contemporain. Étude sur l’édition littéraire 1975-2005</em>, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux et Du Lérot, 2009, p.53.<br /><a href="#note2" name="note2a"><strong>[2]</strong></a> Michel Biron, <em>La conscience du désert. Essais sur la littérature au Québec et ailleurs</em>, Montréal, Boréal (Papiers collés), 2010, p.9.<br /><a href="#note3" name="note3a"><strong>[3]</strong></a> Olivier Bessard-Banquy, <em>La vie du livre contemporain. op. cit.</em>, p.345.<br /><a href="#note4" name="note4a"><strong>[4]</strong></a> En effet, Bakhtine considère l’hybride (langagier) romanesque comme «un système de fusion des langages, littérairement organisé, un système qui a pour objet d’éclairer un langage à l’aide d’un autre, de modeler une image vivante d’un autre langage». (Mikhaïl Bakhtine, <em>Esthétique et théorie du roman</em>, traduit du russe par Daria Olivier, préface de Michel Aucouturier, Paris, Gallimard (Tel), [1975] 2008, p.178 et p.129.)<br /><a href="#note5" name="note5a"><strong>[5]</strong></a> «La liste horripilante des personnes remerciées à la fin des romans américains dit bien que nous sommes sortis de la solitude et de la question de l’œuvre, dont la postlittérature réfute jusqu’à la possibilité» (p.268).<br /><a href="#note6" name="note6a"><strong>[6]</strong></a> François Ricard, «Après la littérature. Variation délirante sur une idée de Pierre Nepveu», <em>L’inconvénient</em>, no 15, novembre 2003, p.59-77. Il importe toutefois de distinguer la posture de Ricard et celle adoptée par Nepveu dans son essai intitulé <em>L’écologie du réel: mort et naissance de la littérature québécoise</em> (Boréal, coll. «Papiers collés», 1988). En effet, alors que Nepveu pressent l’avènement d’une littérature contemporaine québécoise dans laquelle l’adjectif même de «québécois» aurait perdu de sa pertinence au profit d’un certain renouveau, Ricard postule plutôt la mort de la littérature dans la «littérature» même, la littérature s’étant carrément, selon lui, absentée de la pratique littéraire québécoise au profit, elle aussi, d’une culture du Spectacle maintenue artificiellement en vie par les subventions.<br /><a href="#note7" name="note7a"><strong>[7]</strong></a> Il importe de préciser que Millet ne confond pas postlittérature et postmodernité. Autrement dit, la postlittérature n’est pas, comme l’écrirait Lyotard, «une “incrédulité à l’égard des métarécits” à quoi se réduisent la raison, l’Histoire et le sens» (p.117). Plutôt, Millet suppose que la postlittérature «est pleine de foi dans la posture mimétique par quoi elle reproduit l’idéal littéraire à partir de la pulvérulence ludique du langage» (p.117). Dès lors, «[i]l s’agit d’en finir avec la littérature comme espace sacral ou solipsiste; refusant d’hériter, l’écrivain postlittéraire n’est plus qu’une figure sociale dont le roman est l’insignifiant curriculum vitae» (p.117). Précisons également que le préfixe «post» utilisé par Millet pour qualifier le roman actuel ne fait pas référence à un quelconque refus de penser le contemporain, ou encore à «une démission suggérée par le Spectacle». Au contraire, «[l]a postlittérature s’est […] bel et bien installée comme élément du Spectacle, sur les ruines de la langue autant que de cette somme patiemment élevée qu’on appelle œuvre et qui n’a plus de sens, dans un monde horizontal, où le geste d’écrire relève du collectivisme démocratique» (p.133).<br /><a href="#note8" name="note8a"><strong>[8]</strong></a> «Et en effet, ce qui frappe, c’est l’extrême vitesse de l’effacement des noms aussitôt périmés, comme si un aspirateur tout-puissant n’avait de cesse qu’il ne les avale toujours plus vite: c’est ce qu’on nomme l’actualité. Être actuel, c’est être, à tel moment, en position de visibilité. Et la minute d’après vous aspire.» Henri Raczymow, <em>La mort du grand écrivain. Essai sur la fin de la littérature</em>, Paris, Stock, 1994, p.40.<br /><a href="#note9" name="note9a"><strong>[9]</strong></a> Alain Nadaud, <em>Malaise dans la littérature</em>, Paris, Champ Vallon, 1993, p.50.<br /><a href="#note10" name="note10a"><strong>[10]</strong></a> Denis Saint-Jacq<em>ues, «Conflits de culture et valeur littéraire», dans Denis Saint-Jacques [dir.], </em>Que vaut la littérature?, Québec, Éditions Nota Bene (Les Cahiers du CRELIQ), 2000, p.5-6.<br /><a href="#note11" name="note11a"><strong>[11]</strong></a> Pensons, notamment, aux nombreux travaux de Dominique Viart et de Bruno Blanckeman sur la littérature française contemporaine.</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/dans-le-vestibule-de-lenfer#comments BAKHTINE, Mikhaïl BESSARD-BANQUY, Olivier BIRON, Michel Cinéma Conscience linguistique Contemporain Culture française Déclin de la littérature Démocratisation France LYOTARD, Jean-François MARX, William MILLET, Richard NADAUD, Alain Polémique Postlittérature Postmodernité RACZYMOW, Henri RICARD, François Roman SAINT-JACQUES, Denis Société du spectacle Essai(s) Mon, 04 Apr 2011 21:42:01 +0000 Pierre-Luc Landry 337 at http://salondouble.contemporain.info Seul contre tous http://salondouble.contemporain.info/lecture/seul-contre-tous <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/hebert-sophie">Hébert, Sophie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lopprobre-essai-de-demonologie">L&#039;Opprobre. Essai de démonologie</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> Les essais de Richard Millet, du <em>Dernier &eacute;crivain</em> (2005) au <em>D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature</em> (2007), semblent, depuis quelques ann&eacute;es, se fermer &agrave; toute entreprise herm&eacute;neutique, en d&eacute;veloppant une posture auctoriale particuli&egrave;rement complexe. <em>L'Opprobre</em> (2008), son dernier livre, confirme cette tendance<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>. </p> <p><em>Le D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature</em> avait, lors de sa publication, provoqu&eacute; un v&eacute;ritable toll&eacute; dans le monde de la critique litt&eacute;raire &mdash;preuve, s'il en &eacute;tait besoin, que les lettres pouvaient encore soulever pol&eacute;mique, d&eacute;clencher querelle, &ecirc;tre encore, tout simplement, mati&egrave;re &agrave; <em>disputatio</em>. &Agrave; sa mani&egrave;re, Millet proposait une &laquo;D&eacute;fense de la langue fran&ccedil;aise&raquo;, un ouvrage, soyons honn&ecirc;te, vivifiant pour l'esprit. Les attaques &mdash;il n'y a pas d'autre mot&mdash; envers cet essai furent innombrables, et souvent d'ordre &eacute;thique: autrement dit, les critiques se port&egrave;rent finalement moins sur les id&eacute;es d&eacute;velopp&eacute;es au sein de ce texte que sur leur repr&eacute;sentant, &agrave; savoir Richard Millet lui-m&ecirc;me<strong><a name="note2" href="#note2a">[2]</a></strong>. </p> <p>D&eacute;sir honn&ecirc;te et scrupuleux de restituer &agrave; son lecteur les grossi&egrave;ret&eacute;s critiques qui ont accompagn&eacute; son dernier texte? Ou plaisir malsain de ressasser en ricanant ce qui a d&eacute;finitivement f&acirc;ch&eacute;? Les premi&egrave;res pages de <em>L'Opprobre</em> dressent la liste, longue et laborieuse, mais finalement &mdash;n'est-ce pas aussi ce que cette &eacute;num&eacute;ration sugg&egrave;re?&mdash; &eacute;minemment consensuelle, des qualificatifs qu'une certaine critique litt&eacute;raire a cru bon d'attribuer &agrave; l'auteur du <em>D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature</em>. Avec <em>L'Opprobre</em>, Millet s'arroge donc le droit l&eacute;gitime de r&eacute;pondre &agrave; ses contempteurs qui, pour l'occasion, deviennent, dans son imaginaire profond&eacute;ment empreint de manich&eacute;isme, des &laquo;ennemis&raquo; &agrave; abattre, des &laquo;agents du D&eacute;mon&raquo; &agrave; neutraliser dans des phrases assassines. </p> <p>Richard Millet pique, titille, exacerbe, agace, ironise, rench&eacute;rit, en somme persiste et signe: la fureur de son Verbe atteint un paroxysme que ne connaissaient pas ses ouvrages pr&eacute;c&eacute;dents. La col&egrave;re qui le porte, mais aussi cette conscience farouche d'&ecirc;tre le dernier porteur d'une v&eacute;rit&eacute; que seule une lucidit&eacute; hors du commun peut r&eacute;v&eacute;ler, &eacute;tranglent, asphyxient une syntaxe, toujours parfaite, souvent complexe, malais&eacute;e parfois. La prof&eacute;ration, la vitup&eacute;ration, tout comme la v&eacute;rit&eacute; g&eacute;n&eacute;rale et universelle, ne peuvent, en dernier recours, que s'exprimer dans le fragment: &agrave; quoi bon &eacute;difier autour de ma th&egrave;se une argumentation solide si personne ne me comprend? Pourquoi lier ensemble des id&eacute;es, former un syst&egrave;me, si la critique d&eacute;cide de n'en retenir qu'une partie et, de surcro&icirc;t, de la d&eacute;former? Voil&agrave; ce que, formellement, l'auteur de <em>L'Opprobre</em> semble nous dire.&nbsp; </p> <p>Ainsi, Richard Millet atomise, en quelque sorte, ses th&egrave;ses &mdash;il n'est pas exclu que ce soit aussi pour les rendre plus &laquo;digestes&raquo; &agrave; son lecteur. Car, ce que permet l'&eacute;criture par fragment, c'est aussi de fragiliser la m&eacute;moire de lecture: l'alternance et les effets multiples de <em>variatio</em> permettent de disperser l'attention du lecteur<strong><a name="note3" href="#note3a">[3]</a></strong>. Les fragments &eacute;voquent, sugg&egrave;rent, affirment: ils se dispensent de la contrainte qu'est le d&eacute;veloppement et s'aur&eacute;olent d'un caract&egrave;re irr&eacute;futable et implacable. La v&eacute;rit&eacute;, pour Richard Millet, ne se prouve pas, elle se dit &mdash;quitte &agrave; rester incompris.&nbsp; </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Les trois v&eacute;rit&eacute;s de Richard Millet </strong></span></p> <p>Plut&ocirc;t, ce n'est pas une v&eacute;rit&eacute;, mais des v&eacute;rit&eacute;s &mdash;c'est en tout cas ainsi qu'elles se pr&eacute;sentent dans <em>L'Opprobre</em>&mdash; qui sont &eacute;nonc&eacute;es. Il y a, d'abord, la v&eacute;rit&eacute; m&eacute;tatextuelle, celle que l'auteur &eacute;nonce sur son propre <em>ars scribendi</em>: par exemple, cette fa&ccedil;on qu'il a de se purifier dans l'&eacute;criture en se [re]plongeant dans la sacralit&eacute; de la langue et de sa syntaxe, s'illustrant dans la formule &laquo;&Eacute;crire, c'est...&raquo; qui inaugure certains fragments. Il y a, ensuite, la v&eacute;rit&eacute; plus g&eacute;n&eacute;ralement litt&eacute;raire, celle qui se penche sur l'&eacute;tat actuel de la litt&eacute;rature, particuli&egrave;rement sur le roman contemporain, dont Millet d&eacute;nonce la m&eacute;diocrit&eacute;, l'inanit&eacute;, le risque m&ecirc;me qu'il repr&eacute;sente, mais aussi le d&eacute;clin qu'il symbolise. Il y a, enfin, ce que l'on pourrait appeler faute de mieux la v&eacute;rit&eacute; politico-historique que Millet compose selon un &eacute;trange amalgame, puisque le d&eacute;clin de la litt&eacute;rature est assimil&eacute;e &agrave; la d&eacute;mocratie, elle-m&ecirc;me constitu&eacute;e d'&eacute;l&eacute;ments pr&eacute;sent&eacute;s comme n&eacute;gatifs: lib&eacute;ralisme, immigration, r&egrave;gne du Spectacle g&eacute;n&eacute;ralis&eacute;, illusion de l'&eacute;galit&eacute; et de la paix entre citoyens comme entre les peuples, multiculturalisme. Les mots de Millet sont implacables pour qualifier tout cela: &laquo;d&eacute;labrement spirituel de l'Europe&raquo;, &laquo;d&eacute;cadence occidentale&raquo;. Millet associe aussi d&eacute;clin de la litt&eacute;rature et m&eacute;diocrit&eacute; humaine: selon lui, cette derni&egrave;re ne touche pas seulement les &eacute;crivains contemporains, mais plus largement les Fran&ccedil;ais, dont l'univers mental et l'absence de lucidit&eacute; sont dignes d'&ecirc;tre m&eacute;pris&eacute;s. Floril&egrave;ge: &laquo;En v&eacute;rit&eacute; que pourrais-je aimer dans une France qui s'oublie elle-m&ecirc;me comme une malade et dont je m&eacute;prise le peuple?&raquo; (p.15); &laquo;Peuple braillard, mesquin, &eacute;mascul&eacute;, mais le cerveau encore tiraill&eacute; entre Versailles, New York et Moscou, les Fran&ccedil;ais refusent &agrave; grands cris toute id&eacute;e de s&eacute;lection, alors qu'ils r&eacute;v&egrave;rent comme de grands pr&ecirc;tres les s&eacute;lectionneurs des &eacute;quipes de sport nationales&raquo; (p.58); &laquo;Si je leur trouve aujourd'hui une qualit&eacute; [aux Fran&ccedil;ais], c'est leur peu de s&eacute;rieux, et leur insignifiance, et encore, celle-ci est-elle bruyante&raquo; (p.76); &laquo;Le Fran&ccedil;ais est fid&egrave;le &agrave; son chien&raquo; (p.79); &laquo;Tout ce que je dis de la France, de la nullit&eacute; de sa culture, de son agonie intellectuelle, un r&eacute;cent num&eacute;ro de <em>Time</em> le clame &agrave; la face du monde<strong><a name="note4" href="#note4a">[4]</a></strong>&raquo; (p.173). Richard Millet fait mouche, dans un double coup de gr&acirc;ce, car au ridicule du clich&eacute; s'ajoute la blessure d'orgueil &mdash;on ne touche pas &agrave; l'exception fran&ccedil;aise. </p> <p>Ces trois &laquo;v&eacute;rit&eacute;s&raquo;, qu'on pourrait dire respectivement soutenues par l'&eacute;crivain, l'&eacute;diteur et l'homme, sont toutes motiv&eacute;es par un m&ecirc;me refus: celui de &laquo;l'horizontalit&eacute;&raquo;. L'horizontalit&eacute;, c'est une des fa&ccedil;ons qu'a l'&ecirc;tre de consid&eacute;rer le monde qui l'entoure. Dans cette perspective, les id&eacute;es, ou les seules perceptions, restent planes, comme nivel&eacute;es. Pour Richard Millet, cette horizontalit&eacute; poss&egrave;de des causes politico-religieuses: elle est n&eacute;e de l'av&egrave;nement de la d&eacute;mocratie ou plut&ocirc;t de la d&eacute;gradation de celle-ci en d&eacute;mocratie lib&eacute;rale, elle s'explique avec la mort de Dieu, c'est-&agrave;-dire avec l'extinction progressive de la foi, et plus sp&eacute;cifiquement de la croyance catholique&mdash; ce qui peut se r&eacute;sumer ainsi: &laquo;la Technique, le Syst&egrave;me, le Spectacle, le Nihilisme obscurcissent le monde&raquo; (p.20). Ce d&eacute;go&ucirc;t du monde tel qu'il est s'exprime en termes tr&egrave;s violents: Millet est &laquo;en guerre&raquo;, voudrait an&eacute;antir les hordes d'&eacute;crivains &laquo;insignifiants&raquo;, &laquo;et ce serait une erreur de ne pas leur &eacute;craser la t&ecirc;te&raquo; (p.155), et se pr&eacute;sente comme &laquo;un meurtrier en puissance&raquo; (p.174)... Ce qu'il manque dans le monde selon Richard Millet, c'est une verticalit&eacute;, un Dieu qui ferait lever la t&ecirc;te, des hommes qui domineraient, par le savoir qu'ils d&eacute;tiennent, d'autres hommes, des livres qu'on serait enfin en mesure de hi&eacute;rarchiser selon leur qualit&eacute; litt&eacute;raire, des id&eacute;es qui pr&eacute;vaudraient sur d'autres gr&acirc;ce aux valeurs qu'elles d&eacute;ploieraient. La morale en n&eacute;gatif que nous propose Richard Millet &mdash;exhiber les D&eacute;mons, dire o&ugrave; est le Mal, pour signifier &agrave; ses lecteurs ce qu'ils doivent refuser&mdash; me pose un double probl&egrave;me: d'abord, parce qu'elle prend appui sur une vengeance personnelle (on ne peut pas, au sein d'un m&ecirc;me ouvrage, m&ecirc;me s'il se d&eacute;ploie par fragments, et r&eacute;gler ses comptes et livrer une vision du monde teint&eacute;e de tant de rancune); ensuite, parce que ses id&eacute;es sont parasit&eacute;es par une mise en sc&egrave;ne de soi probl&eacute;matique. </p> <p>C'est lorsqu'elles portent sur les causes du d&eacute;clin de la litt&eacute;rature que les id&eacute;es de Richard Millet deviennent probl&eacute;matiques: m&ecirc;me si Millet revendique sans cesse son souhait d'&ecirc;tre, envers et contre tout, politiquement incorrect &mdash;ce qu'on ne lui reproche pas, d'ailleurs&mdash;, son ton fr&ocirc;le souvent un exc&egrave;s qui, chez un homme qui se d&eacute;finit comme &laquo;barbare par exc&egrave;s de raffinement&raquo; (p.147), jure un peu... S'il est, comme il le pr&eacute;tend, le dernier repr&eacute;sentant des valeurs de courtoisie, d'&eacute;l&eacute;gance et de tenue propres &agrave; une certaine culture fran&ccedil;aise dont la langue serait le paradigme, pourquoi se laisser aller &agrave; la vulgarit&eacute; qu'il condamne? Que sa cruaut&eacute; s'acharne, vengeresse, contre ses adversaires, soit. Mais la g&eacute;n&eacute;ralisation id&eacute;ologique &agrave; laquelle Richard Millet c&egrave;de parfois dessert ind&eacute;niablement et son propos et lui-m&ecirc;me. J'ai relev&eacute;, au fil de ma lecture, un tic stylistique &eacute;loquent: Millet ponctue fr&eacute;quemment son texte de &laquo;donc&raquo; (&laquo;la jeunesse &agrave; tendance sociale, donc vulgaire&raquo;, [p.96], &laquo;un r&eacute;cit de gauche, donc id&eacute;aliste, c'est-&agrave;-dire nihiliste&raquo;, [p.139]), de &laquo;c'est-&agrave;-dire&raquo; (&laquo;Le bonheur est une id&eacute;e pa&iuml;enne &mdash;c'est-&agrave;-dire petite-bourgeoise&raquo;, [p.150]) et de &laquo;soit&raquo; (&laquo;Il ne s'agit pas cependant de c&eacute;der &agrave; la stylisation, si proche de l'id&eacute;alisation, soit des ruses du Diable&raquo;, [p.99]), qui favorisent une pens&eacute;e &laquo;en raccourcis&raquo;, r&eacute;unissant des &eacute;l&eacute;ments que la prose ligote entre eux, gr&acirc;ce &agrave; sa capacit&eacute; d&eacute;monstrative, mais dont le lien r&eacute;el semble plus l&acirc;che... &nbsp; </p> <p>Banni, isol&eacute;, exclu, tels sont les termes que Richard Millet emploie pour d&eacute;finir sa position dans le champ litt&eacute;raire actuel et plus g&eacute;n&eacute;ralement en France: &laquo;Je me situe toujours ailleurs&raquo; (p.17). Mais dans un d&eacute;dain souverain, et gr&acirc;ce &agrave; l'orgueilleuse id&eacute;e qu'il se fait de lui-m&ecirc;me, il exalte et revendique ce qu'il nomme son &laquo;apartheid mental&raquo;. Cette mise &agrave; l'&eacute;cart initiale, volontaire, recherch&eacute;e m&ecirc;me (&laquo;&ecirc;tre scandaleux par auto-exclusion de l'espace public&raquo;, [p.162]), est ent&eacute;rin&eacute;e, depuis quelques ann&eacute;es, par les r&eacute;actions de ses pairs. Elle est interpr&eacute;t&eacute;e par Richard Millet comme une preuve de sa sup&eacute;riorit&eacute; &mdash;inutile de dire qu'elle lui permet aussi de faire parler de lui. On ne s'attardera pas sur le c&ocirc;t&eacute; parfois doucement parano&iuml;aque de certains fragments: l'illusion d'&ecirc;tre le seul &agrave; d&eacute;tenir ce que tout le monde a perdu, une langue, une foi, une culture, lui permet de rev&ecirc;tir son &oelig;uvre d'un vernis particulier, fait d'unicit&eacute; et d'&eacute;l&eacute;vation. Conscience &eacute;trange mais sinc&egrave;re de l'&eacute;crivain Millet ou habile strat&eacute;gie auctoriale foment&eacute;e par l'&eacute;diteur qu'il est aussi? Parfois, la nostalgie pointe &mdash;&laquo;nommer [...] c'est [...] marquer une estime dont je cherche en vain un &eacute;crivain qui me la t&eacute;moigne&raquo; (p.56)&mdash;, comme si cet isolement n'&eacute;tait pas compl&egrave;tement assum&eacute;: &laquo;Quand on ne me r&eacute;prouve pas, on me passe sous silence &mdash;autre mani&egrave;re d'injure&raquo; (p.101).&nbsp; </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>De Millet &agrave; Montherlant </strong></span></p> <p>Osons, pour finir, une comparaison. Il est &eacute;tonnant qu'Henry de Montherlant n'apparaisse jamais explicitement dans l'intertexte, en tous points classique, qui prend place dans <em>L'Opprobre</em>. Pourtant, il serait int&eacute;ressant de rapprocher ces deux figures. Car comme Richard Millet l'est aujourd'hui, Montherlant &eacute;tait soutenu par une &oelig;uvre de qualit&eacute;, qu'il <em>savait</em> de qualit&eacute;, et par la certitude d'&ecirc;tre un &eacute;crivain incompris de son public et de ses critiques... </p> <p>Quelques exemples: l'orgueil qui soutient Millet au-dessus de la m&eacute;diocrit&eacute; qui l'entoure (&laquo;Ma voix est donc celle de la v&eacute;rit&eacute;. Je n'&eacute;crirais pas si je ne me maintenais pas &agrave; cette hauteur.&raquo;, [p.12]) ressemble assez &agrave; cette hauteur de vue que Montherlant a toujours revendiqu&eacute;e dans ses essais (&laquo;Je n'ai que l'id&eacute;e que je me fais de moi-m&ecirc;me pour me soutenir sur les mers du n&eacute;ant&raquo; &eacute;crit-il dans <em>Service inutile</em>); la figure de &laquo;moine-soldat&raquo; d&egrave;s les premi&egrave;res pages de <em>L'Opprobre</em> pourrait ais&eacute;ment &ecirc;tre rapproch&eacute;e des derni&egrave;res pages de la pr&eacute;face de <em>Service inutile</em> (&laquo;Mais <em>quid</em> du pr&eacute;sent? Le moine-soldat! C'est autour de cette figure un peu d&eacute;routante que tournent aujourd'hui ma pens&eacute;e et ma r&ecirc;verie&raquo;); et &laquo;le chant profond de la langue&raquo; dont parle Millet (p.89) est ce m&ecirc;me cante jondo sur lequel &eacute;crit Montherlant dans <em>Service inutile</em> toujours<strong><a name="note5" href="#note5a">[5]</a></strong>. On pourrait rajouter, de mani&egrave;re plus g&eacute;n&eacute;rale, que ces deux auteurs se retrouvent aussi sur la n&eacute;cessit&eacute; pour l'auteur de se &laquo;d&eacute;solidariser&raquo; de l'actualit&eacute; pour privil&eacute;gier l'&eacute;tablissement de son &oelig;uvre, sur le refus, enfin, d'appartenir &agrave; un &laquo;groupe&raquo; litt&eacute;raire quelconque &mdash;adh&eacute;sion inadmissible pour des auteurs qui se veulent &laquo;insituables&raquo;, clairement &laquo;au-dessus de la m&ecirc;l&eacute;e&raquo;. Lors de la premi&egrave;re publication de cette lecture, Pierre Assouline avait consid&eacute;r&eacute; que la comparaison entre Millet et Montherlant &eacute;tait peu convaincante<strong><a name="note6" href="#note6a">[6]</a></strong>: mettons-le aujourd'hui au d&eacute;fi. De qui est cette phrase? &laquo;Le succ&egrave;s n'est pas la gloire, mais presque son contraire. Le succ&egrave;s repose souvent sur un malentendu [&hellip;]. &Agrave; un tr&egrave;s haut degr&eacute;, le succ&egrave;s est &eacute;videmment le r&eacute;sultat d'une collaboration putassi&egrave;re entre l'esprit de l'&eacute;poque et le go&ucirc;t du public.&raquo; Ainsi, Montherlant et Millet entretiennent bien des co&iuml;ncidences litt&eacute;raires &mdash;dont je n'ai fait qu'esquisser les possibles. Peut-&ecirc;tre que le parcours litt&eacute;raire du premier pourrait &eacute;clairer, chez les lecteurs, les prises de position et la posture auctoriale du deuxi&egrave;me. </p> <p>C'est avec impartialit&eacute; que j'ai tent&eacute; de d&eacute;crypter <em>L'Opprobre</em> de Richard Millet, parce c'est un exercice auquel finalement peu de critiques se sont livr&eacute;s, leur indignation ayant pris le pas sur leur esprit d'analyse. Les rares commentaires actuels de <em>L'Opprobre</em> ressemblent &eacute;trangement &agrave; ceux qu'avait essuy&eacute;s <em>Le D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature</em>: ils d&eacute;noncent la dangerosit&eacute; d'une pens&eacute;e attis&eacute;e par la haine et qui se d&eacute;voile sans complexe quand elle aborde les questions du racisme, de l'islamisme, de l'homosexualit&eacute;, etc. Objectivement, la pens&eacute;e de Richard Millet a l'avantage de susciter l'agitation dans un monde litt&eacute;raire plut&ocirc;t scl&eacute;ros&eacute; en se pr&eacute;sentant comme un contrepoint radical &mdash;n&eacute;cessaire &agrave; toute dialectique, et donc &agrave; tout d&eacute;bat intellectuel. Mais si, &agrave; pr&eacute;sent, je me laisse submerger par ma subjectivit&eacute;, travaill&eacute;e depuis l'enfance par les notions de tol&eacute;rance, d'&eacute;galit&eacute;, de justice, et de la&iuml;cit&eacute;, la pens&eacute;e de Richard Millet a quelque chose d'effrayant. Qu'importe? Quel que soit l'effort fait pour comprendre sa prose, et ne pas v&eacute;rifier sa proph&eacute;tie (&laquo;je donne un texte fragmentaire, on le dira in&eacute;gal par nature, contradictoire, attaquant certains fragments qui dispenseront de lire l'ensemble&raquo;, [p.106]), s'il lit ces lignes, l'auteur de <em>L'Opprobre</em> me rangera s&ucirc;rement parmi les critiques gauchistes qui sympathisent avec le Diable et conclura ainsi: &laquo;On me lit mal&raquo; (p.120).</p> <div>&nbsp;</div> <hr /> <br /> <a name="note1a" href="#note1"> <strong>[1]</strong></a> Richard Millet, <i>Le Dernier &eacute;crivain</i>, Fata Morgana, 2005; <i>Le D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature</i>, Paris, Gallimard, 2007; <i>L'Opprobre</i>, Paris, Gallimard, 2008. <p><strong><a name="note2a" href="#note2">[2]</a>&nbsp;</strong> Pour lire un compte rendu du <i>D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature </i>de Richard Millet: &laquo;Le&ccedil;on de misanthromorphie&raquo;, dans Nonfiction.fr, le portail des livres et des id&eacute;es, [en ligne]. <a href="http://www.nonfiction.fr/article-135-lecon_de_misanthromorphie.htm" title="http://www.nonfiction.fr/article-135-lecon_de_misanthromorphie.htm">http://www.nonfiction.fr/article-135-lecon_de_misanthromorphie.htm</a> [Page en ligne depuis le 11 octobre 2007].</p> <p><strong><a name="note3a" href="#note3">[3]</a></strong>&nbsp; La violence des th&egrave;ses que Millet d&eacute;ploie &laquo;passe&raquo; mieux, me semble-t-il, par petites bouch&eacute;es... D'o&ugrave; le &laquo;digeste&raquo; &mdash;en d&eacute;pit du fait que les lecteurs, en effet, sont habitu&eacute;s &agrave; la nappe textuelle.</p> <p><strong><a name="note4a" href="#note4">[4]</a></strong> Pour lire l'article du <i>Time magazine</i> qui a tant agit&eacute; l'intelligentsia fran&ccedil;aise &agrave; la fin de l'ann&eacute;e 2007: Donald Morrison, &laquo;The Death of French Culture. In Search of Lost Time&raquo;, dans <i>Time</i>, [en ligne].<br /> <a href="http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,1686532,00.html" title="http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,1686532,00.html">http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,1686532,00.html</a> [Page en ligne depuis le 21 novembre 2007].</p> <p><strong><a name="note5a" href="#note5">[5]</a></strong> Pour les trois derni&egrave;res r&eacute;f&eacute;rences, voir: Henry de Montherlant, <em>Essais</em>, Paris, Gallimard, coll. &laquo;Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade&raquo;, 1963, p. 598, p. 605, p. 592.</p> <p><strong><a name="note6a" href="#note6">[6]</a></strong> Ses propres arguments sont ici: Pierre Assouline, &laquo;Moi contre le reste du monde&raquo;, dans <i>La R&eacute;publique des livres</i>, [en ligne].<br /> <a href="http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/12/moi-contre-le-reste-du-monde/" title="http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/12/moi-contre-le-reste-du-monde/">http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/12/moi-contre-le-reste-du-monde/</a> [Page en ligne depuis le 12 avril 2008]. Cette lecture avait &eacute;t&eacute; publi&eacute;e dans une version diff&eacute;rente le 2 avril 2008 dans une revue en ligne aujourd'hui disparue, Biffures.org.</p> <p><br type="_moz" /></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/seul-contre-tous#comments Contemporain Critique littéraire Culture française DE MONTHERLANT, Henry Déclin de la littérature Éclatement textuel Engagement Éthique France MILLET, Richard MORRISON, Donald Polémique Tradition Valeurs Verticalité Violence Essai(s) Tue, 13 Jul 2010 15:51:31 +0000 Sophie Hébert 248 at http://salondouble.contemporain.info