Salon double - VILAS-MATAS, Enrique http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/547/0 fr Littérature impolitique http://salondouble.contemporain.info/lecture/litterature-impolitique-0 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/bejarano-alberto">Bejarano, Alberto </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/2666">2666</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p class="rteindent3"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Jusqu&rsquo;&agrave; quel point quelqu&rsquo;un peut conna&icirc;tre l&rsquo;&oelig;uvre de quelqu&rsquo;un d&rsquo;autre.&nbsp;<br /> Roberto Bola&ntilde;o, <em>2666</em></span></p> <p>Nous nous trompons en jugeant nos propres &oelig;uvres et en jugeant, toujours de mani&egrave;re impr&eacute;cise, les &oelig;uvres des autres. Rendez-vous au Nobel, disent les &eacute;crivains, comme qui dirait: Rendez-vous en enfer. <br /> Roberto Bola&ntilde;o, <em>2666</em> &nbsp;</p> <p class="rteindent4">&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les bifurcations de <em>2666</em>&nbsp;</strong></span></p> <p>Cette lecture est une premi&egrave;re exploration des rapports entre la figure de l&rsquo;&eacute;crivain et celle des critiques au sein m&ecirc;me de la fiction dans le roman <em>2666</em> de l&rsquo;&eacute;crivain chilien Roberto Bola&ntilde;o (1953-2003). &laquo;Que peut-on conna&icirc;tre de l&rsquo;&oelig;uvre des autres?&raquo; est l&rsquo;une des questions pos&eacute;es par Bola&ntilde;o dans son dernier roman. Notre but est donc d&rsquo;analyser les significations paradoxales de cette proposition bolanienne et de r&eacute;fl&eacute;chir sur les contributions de Bola&ntilde;o &agrave; la litt&eacute;rature contemporaine.&nbsp;&nbsp;</p> <p>Nous suivrons pour ce faire le chemin propos&eacute; et parcouru par Pierre Macherey, &agrave; savoir un dialogue ouvert entre philosophie et litt&eacute;rature par le biais d&rsquo;une exploration commune. La question demeure, comme le sugg&egrave;re Macherey: &laquo;quelle forme de pens&eacute;e est incluse dans les textes litt&eacute;raires, et peut-elle en &ecirc;tre extraite?<a href="#bnote1" name="note1"><strong>[1]</strong></a>&raquo; Il s&rsquo;agit d&rsquo;un exercice philosophique non pas sur la litt&eacute;rature, mais avec elle. Pour Macherey,&nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">le rapport de la litt&eacute;rature et de la philosophie est strictement documentaire: la philosophie affleure &agrave; la surface des &oelig;uvres de la litt&eacute;rature au titre d&rsquo;une r&eacute;f&eacute;rence culturelle, plus ou moins travaill&eacute;e, comme une simple citation qui d&rsquo;ailleurs, du fait de l&rsquo;ignorance de leurs auteurs et commentateurs, passe le plus souvent inaper&ccedil;ue. &Agrave; un autre niveau, l&rsquo;argument philosophique remplit &agrave; l&rsquo;&eacute;gard du texte litt&eacute;raire le r&ocirc;le d&rsquo;un v&eacute;ritable operateur formel: c&rsquo;est ce qui se passe lorsqu&rsquo;il dessine le profil d&rsquo;un personnage, organise l&rsquo;allure g&eacute;n&eacute;rale d&rsquo;un r&eacute;cit, voire en dresse le d&eacute;cor, ou structure le mode de sa narration. Enfin le texte litt&eacute;raire peut encore devenir le support d&rsquo;un message sp&eacute;culatif, dont le contenu philosophique est souvent ramen&eacute; sur le plan d&rsquo;une communication id&eacute;ologique.<a href="#bnote2" name="note2"><strong>[2]&nbsp; </strong></a><br /> </span></p> <p>C&rsquo;est un peu dans la m&ecirc;me direction que Jacques Ranci&egrave;re affirme que &laquo;la critique litt&eacute;raire ou cin&eacute;matographique, ce n&rsquo;est pas une mani&egrave;re d&rsquo;expliquer ou de classer les choses, c&rsquo;est une mani&egrave;re de les prolonger, de les faire r&eacute;sonner autrement<a href="#bnote3" name="note3"><strong>[3]</strong></a>&raquo;. Pour notre part, nous faisons un exercice de philosophie litt&eacute;raire, pour reprendre l&rsquo;expression de Macherey, une sorte d&rsquo;investigation litt&eacute;raire &agrave; la mani&egrave;re de Claude Lefort (sur <em>L'Archipel du Goulag</em> de Soljenitsyne<a href="#bnote4" name="note4"><strong>[4]</strong></a>) et de Miguel Abensour (sur <em>Le rouge et le noir</em> de Stendhal<a href="#bnote5" name="note5"><strong>[5]</strong></a>). Notre question est la suivante: comment un &eacute;crivain, dans notre cas Bola&ntilde;o, transforme un fait divers en sympt&ocirc;me et avertissement politique? Or, l&rsquo;&eacute;crivain chilien Roberto Bola&ntilde;o n&rsquo;a pas fait une simple transposition d&rsquo;un fait divers; il construit plut&ocirc;t, dans son roman 2666, un r&eacute;cit apocalyptique sur la violence totalitaire et la violence suicidaire, consid&eacute;r&eacute;es comme violences autodestructrices.&nbsp;</p> <p>Bola&ntilde;o reprend plusieurs informations concernant certains faits divers oubli&eacute;s, qui se seraient d&eacute;roul&eacute;s entre 1993 et 1997 au Mexique &mdash;notamment l&rsquo;enqu&ecirc;te approfondie men&eacute;e par le journaliste mexicain Sergio Gonz&aacute;lez &nbsp;(<em>Les os dans le d&eacute;sert</em>) sur certains crimes ayant eu lieu &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez<a href="#bnote7" name="note6"><strong>[6]</strong></a>&mdash;, et s&rsquo;en sert pour fabriquer <em>2666</em>, un roman noir en forme de thriller politico-psychologique. Il cherche ainsi &agrave; comprendre le fonctionnement de la violence et de la justice &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez. Sa toile de fond est le rapport entre vieilles et nouvelles violences au XXe si&egrave;cle. Bola&ntilde;o veut parler des crimes de Ciudad Ju&aacute;rez comme du possible<a href="#bnote7" name="note7"><strong>[7]</strong></a>, pour reprendre l&rsquo;expression de Georges Bataille. Il s&rsquo;interroge en tant que romancier sur la violence et transforme Ciudad Ju&aacute;rez en Santa Teresa, un trou noir, ou l&rsquo;endroit o&ugrave; se cache le secret du monde, selon ses propres mots.&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bola&ntilde;o et la litt&eacute;rature latino-am&eacute;ricaine</strong></span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&Eacute;piphanie n&eacute;gative, je veux dire, comme le n&eacute;gatif photographique d&rsquo;une &eacute;piphanie. Ce qui est aussi une chronique quotidienne de nos pays. <a href="#bnote8" name="note8"><strong>[8] </strong></a><br /> </span></p> <p>Roberto Bola&ntilde;o est, selon l&rsquo;&eacute;crivain catalan Enrique Vila-Matas, un &laquo;&eacute;crivain de la multiplicit&eacute;<a href="#bnote9" name="note9"><strong>[9]</strong></a>&raquo;, concept tir&eacute; des <em>Le&ccedil;ons am&eacute;ricaines</em> de l&rsquo;&eacute;crivain italien Italo Calvino. D&rsquo;apr&egrave;s Calvino, un &eacute;crivain de la multiplicit&eacute; n&rsquo;h&eacute;site pas &agrave; laisser une grande libert&eacute; &agrave; ses personnages pour modifier ou transformer la trame narrative de d&eacute;part, par exemple. Un &eacute;crivain multiple n&rsquo;a pas peur de bifurquer sans arr&ecirc;t de ses propres voies narratives. Autrement dit, Bola&ntilde;o laisse parler ses personnages; c&rsquo;est un auteur polyphonique. Or, pour Vila-Matas, Bola&ntilde;o &eacute;chappe aux caract&eacute;ristiques habituellement associ&eacute;es aux auteurs latino-am&eacute;ricains: l&rsquo;engagement politique, le r&eacute;alisme magique, l&rsquo;exotisme baroque, les feuilletons urbains, etc. D&rsquo;une autre mani&egrave;re, l&rsquo;&eacute;crivain mexicain Jorge Volpi d&eacute;finit Bola&ntilde;o comme le &laquo;dernier des &eacute;crivains latino-am&eacute;ricains<a href="#bnote10" name="note10"><strong>[10]</strong></a>&raquo;. Pour Volpi, Bola&ntilde;o est le dernier &eacute;crivain &agrave; incarner une certaine id&eacute;e d&rsquo;ensemble dans les lettres latino-am&eacute;ricaines, au del&agrave; des fronti&egrave;res nationales de chaque pays, car il con&ccedil;oit sa litt&eacute;rature comme une recherche sur les origines et les devenirs des personnages nomades qui parcourent sans cesse cette terre latino-am&eacute;ricaine. Ces deux postures &agrave; propos de l&rsquo;&oelig;uvre de Bola&ntilde;o, celle de Vila-Matas et celle de Volpi, invitent &agrave; se demander ce qu&rsquo;est un &eacute;crivain latino-am&eacute;ricain<a href="#bnote11" name="note11"><strong>[11]</strong></a>.</p> <p>Dans l&rsquo;&oelig;uvre de Roberto Bola&ntilde;o, on trouve des romans traitant de la violence politique (le Chili de la dictature de Pinochet dans <em>&Eacute;toile distante</em> et <em>Nocturne</em> du Chili; la r&eacute;pression contre les &eacute;tudiants au Mexique en 1968 dans <em>Amulet</em>; l&rsquo;extr&ecirc;me droite fran&ccedil;aise des ann&eacute;es trente dans <em>Monsieur Pain</em>) ou traitant d&rsquo;une violence inspir&eacute;e de faits divers: La piste de glace, Les d&eacute;tectives sauvages, Le policier des rates, Appels t&eacute;l&eacute;phoniques, etc. Bola&ntilde;o a d&ucirc; s&rsquo;exiler de fa&ccedil;on d&eacute;finitive d&egrave;s l&rsquo;&acirc;ge de 20 ans, &agrave; cause de la dictature de Pinochet. Ce &laquo;d&eacute;chirement&raquo; personnel restera &agrave; toujours en lui et sa litt&eacute;rature sera presque enti&egrave;rement marqu&eacute;e par le th&egrave;me de l&rsquo;exil<a href="#bnote12" name="note12"><strong>[12]</strong></a>.&nbsp;</p> <p>Bola&ntilde;o r&eacute;&eacute;labore l&rsquo;histoire &agrave; partir des &eacute;piphanies n&eacute;gatives pour faire face aux cauchemars du si&egrave;cle, notamment dans son roman <em>2666</em>. Il repr&eacute;sente le cas d&rsquo;un &eacute;crivain qui, justement, s&rsquo;oppose &agrave; cette &laquo;m&eacute;moire satur&eacute;e&raquo; des &eacute;v&egrave;nements r&eacute;cents de l&rsquo;Am&eacute;rique Latine, et fait appel &agrave; l&rsquo;imagination pour s&rsquo;approcher de l&rsquo;histoire des victimes et, surtout, de celle des meurtriers.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bola&ntilde;o et la litt&eacute;rature contemporaine</strong></span></p> <p><em>2666</em>, dernier roman de Bola&ntilde;o, inachev&eacute; et paru de fa&ccedil;on posthume, est consacr&eacute; &agrave; l&rsquo;exploration de certaines formes de violence au XXe si&egrave;cle: la r&eacute;volution russe, le nazisme, et finalement la violence suicidaire de fin de si&egrave;cle &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez. 2666 traverse tout ces &eacute;v&eacute;nements &agrave; travers la vie et l&rsquo;&oelig;uvre de l&rsquo;&eacute;crivain fictif allemand Benno von Archimboldi, n&eacute; Hans Reiter, qui parcourt le XXe si&egrave;cle: de la R&eacute;publique de Weimar jusqu&rsquo;&agrave; Ciudad Ju&aacute;rez. Suivant Georges Navet et Patrice Vermeren, on pourrait parler &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez d&rsquo;une nouvelle forme de violence, surnomm&eacute; &laquo;suicidaire&raquo;:&nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce que nous avons &eacute;voqu&eacute; sous le nom de violence suicidaire d&eacute;signe cette violence &agrave; la fois h&eacute;t&eacute;ro- et autodestructrice qui semble &eacute;chapper &agrave; toute rationalit&eacute;, comme si elle &eacute;tait une pure n&eacute;gativit&eacute; se retournant contre tout et finalement contre soi &ndash;un m&eacute;lange instable de rage et de jouissance &agrave; &ecirc;tre anti-humain en g&eacute;n&eacute;ral. On la rencontre dans certaines violences urbaines (pensons par exemple aux &eacute;meutes de Los Angeles, en 1993)<a href="#bnote13" name="note13"><strong>[13]</strong></a>.</span></p> <p>Or, dans son enqu&ecirc;te romanesque sur le r&eacute;el et la violence, Bola&ntilde;o a r&eacute;serv&eacute; une place exceptionnelle &agrave; la peinture comme voie parall&egrave;le d&rsquo;exploration des formes de repr&eacute;sentation de la violence. Les peintres Gustave Courbet et Georges Grosz occupent une place tr&egrave;s importante dans le roman 2666. On pourrait dire que la peinture fonctionne chez Bola&ntilde;o comme une v&eacute;ritable all&eacute;gorie des formes de violences. Voyons le cas de Courbet.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Peinture et violence dans <em>2666</em>: le cas Courbet</span></strong></p> <p>R&eacute;sumons d&rsquo;abord le sc&eacute;nario de cet extrait de <em>2666</em>: Boris Ansky, un &eacute;crivain juif et russe fictif cr&eacute;&eacute; par Bola&ntilde;o, &eacute;crit un journal intime dans lequel il raconte sa vie et d&eacute;crit le contexte et la vie quotidienne au moment des grandes purges stalinistes des ann&eacute;es 1930. Ansky parle surtout de l&rsquo;&eacute;crivain fictif sovi&eacute;tique, Ephra&iuml;m Ivanov, assassin&eacute; apparemment par ordre de Staline en 1938 &mdash;avec lequel il a &eacute;crit trois romans: <em>Le cr&eacute;puscule</em>, <em>Midi</em> et <em>L&rsquo;aube</em>. Ansky et Ivanov se lient d&rsquo;une grande amiti&eacute; et sont, comme le dit Bola&ntilde;o, &laquo;[c]omplices dans leurs impostures jusqu&rsquo;&agrave; la fin&raquo; (p.829). Mais Ansky est un dandy et Ivanov un pamphl&eacute;taire (c&rsquo;est un peu comme si Paul Val&eacute;ry avait &eacute;crit Les chiens de garde de Paul Nizan!). Ansky est l&rsquo;&eacute;crivain fant&ocirc;me d&rsquo;Ivanov. En signant les romans d&rsquo;Ansky, Ivanov devient un &eacute;crivain &laquo;s&eacute;rieux&raquo;. En &eacute;change, il introduit le jeune Ansky dans le r&eacute;seau du parti, dont il est un membre reconnu, et le prot&egrave;ge dans la mesure de son pouvoir. Tout se passe plus ou moins bien au d&eacute;but, jusqu&rsquo;&agrave; ce que, d&rsquo;apr&egrave;s Ansky, on juge les romans d&rsquo;Ivanov (dont Ansky est l&rsquo;auteur secret) &laquo;suspects&raquo;, selon l&rsquo;expression de Staline lui-m&ecirc;me. &nbsp;Apr&egrave;s l&rsquo;assassinat d&rsquo;Ivanov, Ansky se cache dans l&rsquo;Isba de sa famille &agrave; Kostekino (Crim&eacute;e) jusqu&rsquo;au Pogrom nazi en 1942, o&ugrave; il est assassin&eacute;. Quelques mois plus tard, Hans Reiter, jeune soldat allemand, d&eacute;couvre le cahier d&rsquo;Ansky dans une cachette derri&egrave;re la chemin&eacute;e de son Isba en 1943. Il s&rsquo;enferme dans l&rsquo;Isba et lit le cahier d&rsquo;Ansky pendant une saison, une saison en enfer. Il subit une m&eacute;tamorphose. &nbsp;</p> <p>Selon Bola&ntilde;o, Ansky est la force de Hans Reiter, c&rsquo;est-&agrave;-dire sa source d&rsquo;inspiration, et gr&acirc;ce &agrave; lui, Reiter deviendra plus tard Benno von Archimboldi, un c&eacute;l&egrave;bre &eacute;crivain allemand de l&rsquo;apr&egrave;s-guerre. Autrement dit, Reiter se fait &eacute;crivain par la peinture: il est boulevers&eacute; par les commentaires d&rsquo;Anski sur Giuseppe Arcimboldo et, plus marginalement, sur Courbet. Mais nous avons ici un paradoxe: Reiter se passionne pour Arcimboldo &agrave; partir des commentaires d&rsquo;Ansky, et non pas &agrave; partir des peintures en elles-m&ecirc;mes (pr&eacute;cisons que Reiter n&rsquo;a jamais visit&eacute; un mus&eacute;e, ni m&ecirc;me regard&eacute; un tableau dans un livre). Ansky voit dans la peinture d&rsquo;Arcimboldo, particuli&egrave;rement dans <em>Les quatre saisons, de la joie pure</em>. Mais il y voit aussi, dans deux autres tableaux &nbsp;(<em>Le cuisinier</em> et <em>Le juriste</em>), l&rsquo;horreur. Retenons donc que Reiter d&eacute;couvre la peinture &agrave; travers l&rsquo;&eacute;crivain Ansky. C&rsquo;est comme si l&rsquo;on &eacute;tait boulevers&eacute; seulement par les commentaires de Paul Claudel sur Johannes Vermeer sans avoir jamais entendu parler de Vermeer et sans jamais avoir vu une seule de ses peintures. Autrement dit, ce sont les impressions d&rsquo;Ansky sur la peinture d&rsquo;Arcimboldo qui ont fait de Reiter un &eacute;crivain: c&rsquo;est ainsi que Reiter devient Benno von Archimboldi.</p> <p>Apr&egrave;s l&rsquo;assassinat d&rsquo;Ivanov, outre ses r&eacute;f&eacute;rences &agrave; Arcimboldo, Ansky parle &eacute;galement de Courbet. La place qu&rsquo;occupe Courbet dans le cahier d&rsquo;Ansky est tr&egrave;s significative car c&rsquo;est &agrave; propos du ma&icirc;tre d&rsquo;Ornans qu&rsquo;Ansky fera une &eacute;bauche de comparaison entre le r&eacute;alisme de Courbet &mdash;qu&rsquo;il admire&mdash;, et le r&eacute;alisme socialiste &mdash;qu&rsquo;il subit et qui l&rsquo;&eacute;crase. Bola&ntilde;o fait dire &agrave; Ansky qu&rsquo;il consid&egrave;re Courbet &laquo;comme le paradigme de l&rsquo;artiste r&eacute;volutionnaire&raquo; (p.830): &laquo;[Ansky] se moque, par exemple, de la conception manich&eacute;enne que certains peintres sovi&eacute;tiques ont de Courbet&raquo;. (p.827) &nbsp;Pour Bola&ntilde;o, Courbet est &laquo;l&rsquo;artiste du tremblement constant&raquo; (p.832). Que repr&eacute;sente-elle donc, la figure de Courbet, dans les cahiers d&rsquo;Ansky? Voyons seulement le cas de <em>L&rsquo;Atelier du peintre</em> de Courbet et le rapport avec <em>2666</em>.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><em>L&rsquo;Atelier du peintre</em> de Courbet dans 2666</span></strong></p> <p>Quant &agrave; <em>L&rsquo;Atelier du peintre</em>, Ansky s&rsquo;int&eacute;resse seulement &agrave; Charles Baudelaire et &agrave; Pierre-Joseph Proudhon, qui figurent tous les deux dans la toile<a href="#bnote14" name="note14"><strong>[14]</strong></a>. Il situe Courbet au milieu de ses deux amis, l&rsquo;artiste et l&rsquo;homme politique. Il y a d&rsquo;abord le po&egrave;te: &laquo;Il parle de la silhouette de Baudelaire qui appara&icirc;t dans un coin du tableau lisant qui repr&eacute;sente la Po&eacute;sie. Il parle de l&rsquo;amiti&eacute; de Courbet avec Baudelaire&hellip;&raquo; (p.827). Apr&egrave;s, Ansky fait une comparaison tr&egrave;s &eacute;nigmatique entre les politiques et l&rsquo;art, &agrave; propos de Proudhon: &laquo;Ansky parle de Courbet (l&rsquo;artiste) avec Proudhon (le Politique) et il compare les opinions sens&eacute;es de ce dernier avec celles d&rsquo;une perdrix. Tout politique avec du pouvoir, est, en mati&egrave;re d&rsquo;art, pareil &agrave; une perdrix monstrueuse, gigantesque, capable d&rsquo;aplanir des montagnes avec ses petits sauts, tandis que tout politique sans pouvoir est comme un cur&eacute; de village, une perdrix aux dimensions normales<a href="#bnote15" name="note15"><strong>[15]</strong></a>&raquo; (p.827).&nbsp;</p> <p>Michael Fried voit un double paradoxe dans ces deux personnages: Baudelaire a toujours critiqu&eacute; vivement le r&eacute;alisme, et donc Courbet, en d&eacute;non&ccedil;ant chez lui un certain &laquo;mat&eacute;rialisme&raquo;<a href="#bnote16" name="note16"><strong>[16]</strong></a>. Par contre, Proudhon, qui a toujours appr&eacute;ci&eacute; un certain &laquo;mat&eacute;rialisme&raquo; chez Courbet, n&rsquo;a pas compris au fond quel &eacute;tait le &laquo;vrai&raquo; sens r&eacute;volutionnaire de Courbet.&nbsp;</p> <p>Dans <em>l&rsquo;Atelier du Peintre</em>, tandis que Baudelaire lit, Proudhon semble regarder l&rsquo;avenir. Courbet fait de l&rsquo;art et de la politique en m&ecirc;me temps parce que, pour lui, il n&rsquo;y a pas de gestes dits &laquo;artistiques&raquo; s&eacute;par&eacute;s des gestes dits &laquo;politiques&raquo;. Courbet ne fait pas de la politique seulement pendant la Commune. Il est un artiste engag&eacute; moins par les th&egrave;mes de ses tableaux (m&ecirc;me s&rsquo;il sont assez r&eacute;volutionnaires) que par la transformation du regard du peintre sur lui-m&ecirc;me, sur son &oelig;uvre et sur le spectateur. C&rsquo;est ce que Fried appelle la structure du regard chez Courbet. Autrement dit, et pour aller un peu vite, Courbet invente autant la figure du peintre-spectateur (bien que cela se soit vu avant, notamment dans <em>Les M&eacute;nines</em> de Velasquez) qu&rsquo;un nouveau type de spectateur. C&rsquo;est un peu le cas d&rsquo;Edgar Allan Poe, &eacute;voqu&eacute; par Jorge Luis Borges: Poe invente un nouveau type de lecteur, un lecteur moderne, un lecteur qui se m&eacute;fie des &laquo;apparences&raquo;<a href="#bnote17" name="note17"><strong>[17]</strong></a>.</p> <p>Proudhon, pour sa part, se concentre presque exclusivement sur les th&egrave;mes &agrave; traiter dans l&rsquo;art. Certes, il regarde vers l&rsquo;avenir, mais en quels termes?&nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Quant &agrave; nous socialistes r&eacute;volutionnaires, nous disons aux artistes comme aux litt&eacute;rateurs: notre id&eacute;al, c&rsquo;est le droit &agrave; la v&eacute;rit&eacute;. Si vous ne savez avec cela faire de l&rsquo;art et du style, arri&egrave;re! Nous n&rsquo;avons pas besoin de vous. Si vous &ecirc;tes au service des corrompus, des luxueux, des fain&eacute;ants, arri&egrave;re! Nous ne voulons pas de vos arts. Si l&rsquo;aristocratie, le pontificat et la majest&eacute; royale vous sont indispensables, arri&egrave;re toujours! Nous proscrivons votre art ainsi que vos personnes. L&rsquo;avenir est splendide devant nous&hellip; </span><a href="#bnote18" name="note18"><strong>[18]</strong></a></p> <p>Proudhon et Courbet &eacute;taient effectivement tr&egrave;s proches. Courbet admirait &eacute;norm&eacute;ment Proudhon et le philosophe encourageait le peintre &agrave; peindre le &laquo;r&eacute;el&raquo;, dans un sens assez diff&eacute;rent de Baudelaire. Les deux regardent vers l&rsquo;avenir, mais ils ne cherchent et ne voient peut-&ecirc;tre pas les m&ecirc;mes choses. C&rsquo;est peut-&ecirc;tre dans ce sens qu&rsquo;Ansky parle de la perdrix et de Proudhon. La perdrix ne regarde pas tr&egrave;s loin. Elle n&rsquo;est pas comme l&rsquo;aigle ou le faucon qui, eux, ont une vision excellente. En termes artistiques, Proudhon serait-il comparable &agrave; une perdrix?</p> <p>On sait que <em>L&rsquo;Atelier du peintre</em> est d&eacute;fini par la critique comme une sorte de manifeste du r&eacute;alisme de Courbet. Thomas Schlesser la d&eacute;finit dans ces termes: &laquo;l&rsquo;&oelig;uvre de Courbet est engag&eacute;e. En faveur du r&eacute;alisme d&rsquo;abord, dont elle se veut &agrave; la fois le bilan et le programme esth&eacute;tique&hellip; Mais cette &oelig;uvre (l&rsquo;Atelier) est &eacute;galement engag&eacute;e politiquement, socialement, en faveur d&rsquo;un monde nouveau<a href="#bnote19" name="note19"><strong>[19]</strong></a>&raquo;. Selon Bola&ntilde;o, Ansky consid&egrave;re Courbet &laquo;comme le paradigme de l&rsquo;artiste r&eacute;volutionnaire. Il se moque, par exemple de la conception manich&eacute;enne que certains peintres sovi&eacute;tiques ont de Courbet&raquo; (p.827). Il s&rsquo;agit de deux id&eacute;es diff&eacute;rentes. D&rsquo;une part, il y a la figure de Courbet comme h&eacute;ros r&eacute;volutionnaire ou comme artiste engag&eacute; et, d&rsquo;autre part, il y a le d&eacute;tournement du r&eacute;alisme de Courbet chez les r&eacute;alistes sovi&eacute;tiques des ann&eacute;es 1930. Toutes ces discussions permettent &agrave; Bola&ntilde;o de mieux d&eacute;finir ses propres id&eacute;es sur le politique et ce qu&rsquo;on appellera l&rsquo;impolitique.&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bola&ntilde;o et la critique litt&eacute;raire</strong></span></p> <p>Bola&ntilde;o s&rsquo;int&eacute;resse aussi dans <em>2666</em> &agrave; la figure du critique litt&eacute;raire comme personnage de fiction. Dans la premi&egrave;re partie du roman, les quatre personnages principaux, quatre critiques litt&eacute;raires &mdash;un Fran&ccedil;ais, un Espagnol, un Italien et une Anglaise&mdash;, essaient de lever le voile qui recouvre certains aspects de la vie de Benno von Archimboldi, un &eacute;crivain qui n&rsquo;est connu de personne:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le travail de Pelletier se focalisa sur l&rsquo;insularit&eacute;, sur la rupture qui semblait caract&eacute;riser la totalit&eacute; des livres d&rsquo;Archimboldi au regard de la tradition allemande, mais pas au regard d&rsquo;une certaine tradition europ&eacute;enne. Le travail de Espinoza, l&rsquo;un des plus s&eacute;duisants qu&rsquo;Espinoza ait jamais &eacute;crits, gravitait autour du myst&egrave;re qui voilait la silhouette d&rsquo;Archimboldi, dont pratiquement personne, pas m&ecirc;me son &eacute;diteur, ne savait rien : ses livres paraissaient sans photo sur le rabat ou en quatri&egrave;me de couverture ; ses donn&eacute;es bibliographiques &eacute;taient minimes (&eacute;crivain allemand n&eacute; en Prusse en 1920). (p. 28)</span></p> <p>Les m&eacute;thodes et les r&eacute;sultats des recherches des critiques litt&eacute;raires sur son &laquo;personnage&raquo;, c&rsquo;est-&agrave;-dire sur l&rsquo;&eacute;crivain Archimboldi, sont analys&eacute;s par Bola&ntilde;o pour mieux comprendre son propre r&ocirc;le en tant qu&rsquo;&eacute;crivain jug&eacute; par la critique a posteriori: l&rsquo;&eacute;crivain comme objet d&rsquo;&eacute;tude. L&rsquo;&eacute;crivain partage alors avec les critiques les m&ecirc;mes intentions: r&eacute;fl&eacute;chir sur le m&eacute;tier de l&acute;&eacute;criture et sur la m&eacute;thode, c&rsquo;est-&agrave;-dire sur le style.</p> <p>Bola&ntilde;o fait un exercice d&rsquo;anticipation litt&eacute;raire puisqu&rsquo;il va &agrave; la rencontre de la critique sur son propre terrain. Il r&eacute;fl&eacute;chit aux rapports entre litt&eacute;rature et critique litt&eacute;raire afin de s&rsquo;interroger sur les possibilit&eacute;s et les limites de la fiction une fois &eacute;tudi&eacute;e et expliqu&eacute;e par les critiques. Qu&rsquo;est-ce qu&rsquo;un critique croit savoir sur son objet d&rsquo;&eacute;tude? Pourquoi, &agrave; un moment donn&eacute;, un critique croit en savoir plus de l&rsquo;&oelig;uvre que l&rsquo;auteur lui-m&ecirc;me? Voyons un exemple. C&rsquo;est M. Bubis, l&rsquo;&eacute;diteur d&rsquo;Archimboldi, qui raconte la sc&egrave;ne:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&laquo;Qu&rsquo;en pensez vous d&rsquo;Archimboldi? r&eacute;p&eacute;ta Bubis.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le visage de Junge devint rouge comme le cr&eacute;puscule qui, derri&egrave;re la colline, montait, puis vert, comme les feuilles p&eacute;rennes des arbres du bois.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Hum, dit-il, hum, puis les yeux se tourn&egrave;rent vers la petite maison, comme s&rsquo;il attendait que de l&agrave; vienne l&rsquo;inspiration ou l&rsquo;&eacute;loquence, ou n&rsquo;importe quel type d&rsquo;aide. Pour &ecirc;tre franc avec vous, dit-il- puis: sinc&egrave;rement, mon opinion n&rsquo;est pas&hellip;puis, enfin: que puis-je vous dire?</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Quelque chose, dit Bubis, votre opinion en tant que lecteur, votre opinion en tant que critique.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Bien, dit Junge, je l&rsquo;ai lu, c&rsquo;est un fait.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Tous deux sourirent.&nbsp;</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Mais ajouta-t-il, je n&rsquo;ai pas l&rsquo;impression que c&rsquo;est un auteur&hellip;c&rsquo;est-&agrave;-dire, il est allemand, on ne peut pas le nier, sa prosodie est allemande, vulgaire mais allemande, ce que je veux dire, c&rsquo;est que j&rsquo;ai l&rsquo;impression que ce n&rsquo;est pas un &eacute;crivain europ&eacute;en.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Am&eacute;ricain, peut-&ecirc;tre? dit Bubis, qui &agrave; l&rsquo;&eacute;poque caressait l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;acheter les droits de trois romans de Faulkner.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Non, pas am&eacute;ricain non plus, plut&ocirc;t africain, dit Junge, et il se remit &agrave; faire des grimaces sous les branches des arbres. Plus exactement: asiatique, murmura le critique.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- De quelle partie de l&rsquo;Asie ? voulut savoir Bubis.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Comment je pourrais le savoir, dit Junge, indochinois, malais, il a l&rsquo;air persan dans ses meilleurs passages.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Ah, la litt&eacute;rature persane, dit Bubis, qui en r&eacute;alit&eacute; ne connaissait absolument rien &agrave; la litt&eacute;rature persane.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Malais, malais, dit Junge&hellip;</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce soir-l&agrave;&hellip;Bubis apprit &agrave; la baronne que le critique n&rsquo;aimait pas les livres d&rsquo;Archimboldi.&nbsp;</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- &Ccedil;a a de l&rsquo;importance? demanda la baronne qui, &agrave; sa mani&egrave;re, et en conservant toute son ind&eacute;pendance, aimait l&rsquo;&eacute;diteur et tenait en haute estime ses opinions.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- &Ccedil;a d&eacute;pend, dit Bubis en cale&ccedil;on, a c&ocirc;t&eacute; de la fen&ecirc;tre, tout en regardant l&rsquo;obscurit&eacute; ext&eacute;rieure par un interstice minuscule entre les rideaux. Pour nous, en r&eacute;alit&eacute;, &ccedil;a n&rsquo;a pas beaucoup d&rsquo;importance. Pour Archimboldi, en revanche, &ccedil;a en a beaucoup. (p.933)</span></p> <p>La question de la vulgarit&eacute; est une caract&eacute;ristique propos&eacute;e par plusieurs critiques au moment de d&eacute;finir la personnalit&eacute; et l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;Archimboldi. Mais, ce qui nous int&eacute;resse c&rsquo;est le fait de constater qu&rsquo;Archimboldi a, selon Junge, un style jug&eacute; comme extra-europ&eacute;en, voir extra-occidental. En tout cas, c&rsquo;est un style en dehors du canon. Cela est un aspect que les quatre critiques litt&eacute;raires de la premi&egrave;re partie du roman entrevoient seulement dans leurs r&ecirc;ves et leurs cauchemars.</p> <p>Bola&ntilde;o essaie dans <em>2666</em> d&rsquo;anticiper la r&eacute;ception de la critique &agrave; sa propre &oelig;uvre. On se demande toutefois quelles sont les strat&eacute;gies narratives de Bola&ntilde;o pour contourner et &laquo;tromper&raquo; la critique, et comment l&rsquo;&eacute;crivain reconfigure la figure du critique &agrave; travers ses propres fictions. Ce sont les questions que pose Bola&ntilde;o &agrave; plusieurs reprises. Comme on l&rsquo;a d&eacute;j&agrave; montr&eacute;, pour lui, les critiques ne pouvaient pas &laquo;rire ou se d&eacute;primer&raquo; (p.43) avec l&rsquo;auteur, avec Archimboldi. Bola&ntilde;o se demande quel type de relation se construit entre les auteurs et les critiques. Il se demande, dans le cas de Grosz par exemple, quelle est la d&eacute;finition d&rsquo;une &oelig;uvre originale et les rapports entre celle-ci et les copies:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Mme Bubis se posait la question de savoir jusqu&rsquo;au quel point quelqu&rsquo;un peut conna&icirc;tre l&rsquo;&oelig;uvre de quelqu&rsquo;un d&rsquo;autre. Par exemple, moi, l&rsquo;&oelig;uvre de Grosz me passionne, dit-elle en d&eacute;signant les dessins de Grosz accroch&eacute;s au mur, mais est-ce que je connais r&eacute;ellement son &oelig;uvre? Ses histoires me font rire, &agrave; certaines moments je crois que Grosz les a dessin&eacute;es pour que je rie, &agrave; certaines occasions le rire se transforme en &eacute;clat de rire, et les &eacute;clats de rire en cris de fou rire, mais j&rsquo;ai rencontr&eacute; une fois un critique d&rsquo;art qui aimait Grosz, &eacute;videmment, et qui pourtant sombrait dans la d&eacute;pressions lorsqu&rsquo;il assistait &agrave; une r&eacute;trospective de son &oelig;uvre, ou lorsque pour des raisons professionnelles, il devait &eacute;tudier un tableau ou un dessin. Et ces d&eacute;pressions ou ces p&eacute;riodes de tristesse duraient habituellement des semaines. Ce critique d&rsquo;art &eacute;tait un ami &agrave; moi, mais jamais nous n&rsquo;avions abord&eacute; le sujet de Grosz. Une fois cependant je ai dit ce qui m&rsquo;arrivait. Au d&eacute;but il ne voulait pas le croire. Ensuite il s&rsquo;est mis &agrave; remuer la t&ecirc;te d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; &agrave; l&rsquo;autre. Puis il m&rsquo;a regard&eacute; de haut en bas comme s&rsquo;il ne me connaissait pas. J&rsquo;ai pens&eacute; qu&rsquo;il &eacute;tait devenu fou. Il a cess&eacute; toute relation amicale avec moi pour toujours. Il n&rsquo;ya pas tr&egrave;s longtemps on m&rsquo;a racont&eacute; qu&rsquo;il dit encore que je ne sais rien sur Grosz et que mon go&ucirc;t esth&eacute;tique ressemble &agrave; celui d&rsquo;une vache. Bon, en ce qui me concerne, il peut dire ce qu&rsquo;il veut. Moi je ris avec Grosz, lui, Grosz, le d&eacute;prime, mais qui conna&icirc;t Grosz r&eacute;ellement? &nbsp;Imaginons, dit Mme Bubis, qu&rsquo;&agrave; cet instant pr&eacute;cis on frappe &agrave; la porte et qu&rsquo;apparaisse mon vieil ami le critique d&rsquo;art. Il s&rsquo;assoit ici, sur le sofa, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi, et l&rsquo;un des vous sort un dessin non sign&eacute;, nous assure qu&rsquo;il est de Grosz et qu&rsquo;il d&eacute;sire le vendre. Je regarde le dessin et souris, puis je sors mon ch&eacute;quier et je l&rsquo;ach&egrave;te. Le critique d&rsquo;art regarde le dessin et n&rsquo;est pas deprim&eacute;, il essai de me faire reconsid&eacute;rer l&rsquo;affaire. Pour lui ce n&rsquo;est pas un dessin de Grosz. Pour moi c&rsquo;est un dessin de Grosz. Lequel des deux a raison? Ou prenons l&rsquo;histoire d&rsquo;une autre mani&egrave;re. Vous, dit Mme Bubis en montrant Espinoza, vous sortez un dessin non sign&eacute; et dites qu&rsquo;il est de Grosz, et vous essayez de le vendre. Je ne ris pas, je l&rsquo;observe froidement, appr&eacute;cie le trait, la fermet&eacute;, la satire, mais rien dans le dessin ne suscite mon plaisir. Le critique d&rsquo;art l&rsquo;observe minutieusement et, comme c&rsquo;est normal chez lui, il est d&eacute;prim&eacute; et s&eacute;ance tenante fait une offre, une offre qui exc&egrave;de ses &eacute;conomies et qui, si elle est accept&eacute;e, le plongera dans de longues soir&eacute;es de m&eacute;lancolie. J&rsquo;essaie de le dissuader. Je luis dis que le dessin me para&icirc;t douteux parce qu&rsquo;il ne me fait pas rire. Le critique me r&eacute;pond qu&rsquo;il &eacute;tait temps que je vois l&rsquo;&oelig;uvre de Grosz avec des yeux d&rsquo;adulte et il me f&eacute;licite. Lequel des deux a raison? (p.42)</span></p> <p>On pourrait dire n&eacute;anmoins que l&rsquo;appr&eacute;ciation artistique, bien entendu, ne peut reposer exclusivement sur les plaisir ou l&rsquo;&eacute;motion imm&eacute;diate que peut produire une &oelig;uvre. Bola&ntilde;o remet en question l&rsquo;influence du march&eacute; dans l&rsquo;art, c&rsquo;est-&agrave;-dire le fait que l&rsquo;institutionnalisation des chefs d&rsquo;&oelig;uvre ait plus d&rsquo;importance que sa r&eacute;ception. C&rsquo;est le cas des ventes aux ench&egrave;res d&rsquo;&oelig;uvres d&rsquo;art. Mais, d&rsquo;autre part, il faut constater que les options propos&eacute;es par Mme Bubis sont assez simplistes: ou bien on rit, ou bien on est d&eacute;prim&eacute;. Il semble n&eacute;cessaire d&rsquo;analyser ces id&eacute;es tout en tenant compte de l&rsquo;usage de l&rsquo;ironie chez Bola&ntilde;o. Et si l&rsquo;on posait la question de Bubis autrement? Au lieu de se demander qui a raison, si on se demandait plut&ocirc;t pourquoi l&rsquo;un ou l&rsquo;autre devait avoir plus raison que l&rsquo;autre et quelles seraient les conditions de possibilit&eacute; d&rsquo;un jugement esth&eacute;tique? Cette question nous fait penser au dernier film d&rsquo;Abbas Kiarostami, <em>Copie conforme</em> (2010): dans le film, un sp&eacute;cialiste de l&rsquo;art de la Renaissance est remis en question en tant qu&rsquo;homme face &agrave; ses propres id&eacute;es par sa femme, notamment dans une sc&egrave;ne &agrave; Florence durant laquelle ils discutent de la valeur d&rsquo;une &oelig;uvre originale face &agrave; une copie de celle-ci, et sur la r&eacute;ception de l&rsquo;&oelig;uvre par le public.</p> <p>Dans le cas de deux critiques litt&eacute;raires du roman, Pelletier et Espinoza, quoiqu&rsquo;il s&rsquo;agisse de chercheurs confirm&eacute;s et s&eacute;rieux dans leur m&eacute;tier, ils sont plus int&eacute;ress&eacute;s &agrave; &laquo;s&rsquo;occuper de sauvegarder l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;Archimboldi&raquo; (p.144). Ils agissent comme des gardiens du temple. Par contre, Norton et Morini, les deux autres critiques, ont un autre type de relation avec l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;Archimboldi. C&rsquo;est pour cela qu&rsquo;ils ne veulent pas poursuivre Archimboldi comme des paparazzis. Ainsi:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">pour le dire en un mot et de mani&egrave;re brutale, Pelletier et Espinoza, tout en se promenant dans Sankt Pauli, prirent conscience que la qu&ecirc;te d&rsquo;Archimboldi ne pouvait jamais emplir leurs vies. Ils pouvaient le lire, ils pouvaient l&rsquo;&eacute;tudier, ils pouvaient le triturer, mais ils ne pouvaient pas s&rsquo;&eacute;crouler de rire avec lui, ni sombrer dans la d&eacute;prime avec lui, en partie parce que Archimboldi &eacute;tait toujours loin, en partie parce que son &oelig;uvre, &agrave; mesure qu&rsquo;on s&rsquo;y enfon&ccedil;ait, d&eacute;vorait ses explorateurs. Pour le dire en un mot: Pelletier et Espinoza comprirent &agrave; Sankt Pauli, et ensuite dans l&rsquo;appartement de Mme Bubis d&eacute;cor&eacute; des photographies du d&eacute;funt M. Bubis et de ses &eacute;crivains, qu&rsquo;ils voulaient faire l&rsquo;amour et non la guerre. (p.44)</span></p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bola&ntilde;o pour une litt&eacute;rature impolitique</strong></span></p> <p>Tout au long de <em>2666</em>, Bola&ntilde;o reconfigure les rapports entre critiques et &eacute;crivains &agrave; travers un nouveau regard sur le critique et sur son influence sur les lecteurs. Pour l&rsquo;&eacute;crivain chilien, rien n&rsquo;&eacute;chappe vraiment &agrave; la fiction, m&ecirc;me pas les analyses les plus &laquo;objectives&raquo; des critiques. Chez Bola&ntilde;o, on retrouve une nouvelle approche de la fiction, qu&rsquo;il faudra &eacute;tudier davantage. &nbsp;</p> <p>On lit <em>2666</em> comme une enqu&ecirc;te critique sur le contemporain, comme le dit le philosophe Italien Roberto Esposito. On se demande aussi quel horizon il peut y avoir pour une pens&eacute;e de l&rsquo;&eacute;mancipation dans ce contexte suicidaire<a href="#bnote20" name="note20"><strong>[20]</strong></a>. Ce qui est surtout int&eacute;ressant pour nous est d&rsquo;interroger ces deux sc&eacute;narios &agrave; travers le concept de l&rsquo;impolitique. C&rsquo;est-&agrave;-dire, l&rsquo;impolitique comme ce qui semble &ecirc;tre impropre au politique et difficile d&rsquo;aborder du point de vue politique. Pour Esposito, &laquo;l&rsquo;impolitique est une cat&eacute;gorie, mieux une perspective&hellip; (un horizon cat&eacute;goriel) essentiellement n&eacute;gative, critique et n&eacute;cessairement li&eacute;e &agrave; cette n&eacute;gativit&eacute;, &agrave; son inexprimabilit&eacute; positive, sous peine de renversement dans son propre oppos&eacute;e, c&rsquo;est-&agrave;-dire, dans les cat&eacute;gories du politique&hellip; on peut parler toujours &agrave; partir de ce qu&rsquo;elle ne repr&eacute;sente pas<a href="#bnote21" name="note21"><strong>[21]</strong></a>&raquo;. C&rsquo;est par ailleurs dans cette perspective aussi que Jean Luc Nancy parle de &laquo;la litt&eacute;rature en limite du politique<a href="#bnote22" name="note22"><strong>[22]</strong></a>&raquo;.</p> <p>D&egrave;s son premier roman, <em>Litt&eacute;rature nazie en Am&eacute;rique</em>, Bola&ntilde;o nous livre une sorte de feuille de route de sa litt&eacute;rature &agrave; venir: une litt&eacute;rature mineure toujours en d&eacute;placement. Une litt&eacute;rature d&eacute;finie par son go&ucirc;t pour les d&eacute;tails et les rencontres inou&iuml;es et <em>a priori </em>insignifiantes. Il s&rsquo;inspire notamment de Georges Perec:&nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">on a tendance &agrave; revenir sur ses pas, on a peur de se perdre, on se limite volontiers aux seuls grands axes; mais avec un minimum d&rsquo;exp&eacute;rience et d&rsquo;esprit d&rsquo;initiative, il est n&eacute;anmoins relativement facile de se laisser aller au petit bonheur; il suffit en somme de marcher un peu le nez en l&rsquo;air, de se laisser tenter par une all&eacute;e plant&eacute;e d&rsquo;arbres, une statue &eacute;questre, un magasin &agrave; la vitrine lointainement all&eacute;chante, un attroupement, l&rsquo;enseigne d&rsquo;un pub, un autobus qui passe&hellip; <a href="#bnote23" name="note23"><strong>[23]</strong></a></span></p> <p>Il y a un souci de l&rsquo;infra-ordinaire chez Bola&ntilde;o, ce qui par ailleurs caract&eacute;risera l&rsquo;&oelig;uvre de Bola&ntilde;o par la suite (voir par exemple <em>La piste de glace </em>ou <em>Monsieur Pain</em>).&nbsp;</p> <p>D&rsquo;autre part, Bola&ntilde;o est, pour nous, un autopsiste du XXe si&egrave;cle: son but est de comprendre les rationalit&eacute;s qui sont derri&egrave;re les diff&eacute;rents types de violence. Dans toute son &oelig;uvre, de ses premiers romans (<em>La litt&eacute;rature nazie en Am&eacute;rique</em><a href="#bnote24" name="note24"><strong>[24]</strong></a>) jusqu&rsquo;&agrave; <em>2666</em>, Bola&ntilde;o s&rsquo;est toujours demand&eacute; non pas quelle est l&rsquo;origine du mal, mais bien plut&ocirc;t comment fonctionnent les dispositifs de la violence.&nbsp;</p> <p>Le but de la litt&eacute;rature chez Bola&ntilde;o est de s&rsquo;interroger sur les conditions de possibilit&eacute; des violences. Bola&ntilde;o se demande &agrave; plusieurs reprises: Comment r&eacute;agit un individu quelconque face &agrave; la violence? Parfois, il est un r&eacute;sistant, m&ecirc;me sans le vouloir (Auxilio dans <em>Amulet</em>), parfois il est un traitre (Wieder dans <em>&Eacute;toile distante</em>), parfois il est un &laquo;courtisan&raquo; (le pr&ecirc;tre j&eacute;suite dans <em>Nocturne du Chili</em>). &Agrave; rebours d&rsquo;une litt&eacute;rature de plus en plus attach&eacute; au politiquement correct, l&rsquo;&eacute;criture de Bola&ntilde;o d&eacute;range parce qu&rsquo;elle se veut avant tout &laquo;visc&eacute;raliste<a href="#bnote25" name="note25"><strong>[25]</strong></a>&raquo;. Bola&ntilde;o traite le r&eacute;el en autopsiste et non pas en th&eacute;rapeute<a href="#bnote26" name="note26"><strong>[26]</strong></a>. Il y a chez Bola&ntilde;o une autopsie du r&eacute;el et non pas une th&eacute;rapeutique.&nbsp;</p> <p><em>2666</em> est un grand roman du XXe si&egrave;cle par ses th&egrave;mes, et c&rsquo;est aussi un roman qui inaugure le XXIe si&egrave;cle par sa m&eacute;thode, par la fa&ccedil;on par laquelle Bola&ntilde;o traite le &laquo;r&eacute;el&raquo;. Bola&ntilde;o construit une &laquo;philosophie litt&eacute;raire&raquo;, comme l&rsquo;&eacute;crit Macherey, qui d&eacute;passe les cadres d&rsquo;analyse propres &agrave; un &eacute;crivain latino-am&eacute;ricain du XXe si&egrave;cle. C&rsquo;est pour cela qu&rsquo;il est si proche de Borges<a href="#bnote27" name="note27"><strong>[27]</strong></a>. Mais Borges, tout en &eacute;tant un &eacute;crivain n&eacute; au XIXe si&egrave;cle, a &eacute;t&eacute; aussi &agrave; part enti&egrave;re un &eacute;crivain du XXe si&egrave;cle par sa m&eacute;thode (notamment &agrave; partir de Fictions (1940) o&ugrave; l&rsquo;on trouve &laquo;Pierre M&eacute;nard&raquo;, &laquo;Funes&raquo;, &laquo;Tlon&raquo; etc.). L&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t &eacute;veill&eacute; par Borges dans le milieu philosophique en France d&egrave;s les ann&eacute;es 1950 avec Caillois et ensuite chez Foucault, Deleuze, Derrida, Blanchot, Ranci&egrave;re, est tr&egrave;s connu, mais il ne faut pas oublier que Borges est n&eacute; dans un sous-continent o&ugrave; l&rsquo;on disait (Groussac) qu&rsquo;&laquo;&ecirc;tre connu comme &eacute;crivain en Am&eacute;rique du Sud n&rsquo;est pas &ecirc;tre connu point&raquo;. Tout cela pour dire que m&ecirc;me Borges, aujourd&rsquo;hui appr&eacute;ci&eacute; partout, a d&ucirc; attendre plusieurs d&eacute;cennies pour &ecirc;tre &laquo;d&eacute;couvert&raquo; par les philosophes. Notre but n&eacute;anmoins n&rsquo;est pas bien s&ucirc;r de &laquo;d&eacute;couvrir&raquo; Bola&ntilde;o par la philosophie, mais seulement de penser avec lui le si&egrave;cle pass&eacute; et le si&egrave;cle &agrave; venir. Il nous semble que Bola&ntilde;o est en cela, et &agrave; sa mani&egrave;re, un &laquo;disciple&raquo; de Borges.&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><a href="#note1" name="bnote1">1</a> Pierre Macherey, <em>&Agrave; quoi pense la litt&eacute;rature?</em>, PUF, Paris, 1990, p.8.<br /> <a href="#note2" name="bnote2">2</a> <em>Ibid</em>., p.11.<br /> <a href="#note3" name="bnote3">3</a> Jacques Ranci&egrave;re,<em> Et tant pis pour les gens fatigu&eacute;s</em>, Paris, Amsterdam, 2009, p.482.<br /> <a href="#note4" name="bnote4">4</a> Claude Lefort, <em>Un homme en trop : r&eacute;flexions sur &laquo; L&rsquo;archipel du Goulag &raquo;</em>, Paris, Seuil, 1976.<br /> <a href="#note5" name="bnote5">5</a> Miguel Abensour, &laquo; Le rouge et le noir &agrave; l&rsquo;ombre de 1789? &raquo;, dans <em>Critique de la Politique autour de Miguel Abensour</em>, Paris, Unesco, 2006.<br /> <a href="#note6" name="bnote6">6</a> Il s&rsquo;agit d&rsquo;un ensemble de crimes commis contre des femmes dans la ville fictive de Santa Teresa, inspir&eacute;e de Ciudad Ju&aacute;rez au Mexique, la ville la plus violente du monde: 119 assassinat par 100 000 habitants. Bien qu&rsquo;il y ait de plus en plus de meurtres li&eacute;s au trafic de drogues &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez, la violence envers les femmes y demeure tr&egrave;s &laquo;singuli&egrave;re&raquo;, presque toujours d&eacute;velopp&eacute;e comme un rituel. Il y a surtout une mani&egrave;re assez frappante d&rsquo;exercer une violence sexuelle. Il y a eu pr&egrave;s de 500 victimes entre 1993 et 2003, l&rsquo;ann&eacute;e de l&rsquo;ach&egrave;vement du roman. Les crimes se poursuivent encore aujourd&rsquo;hui. Pr&eacute;cisons que le cadavre retrouv&eacute; en 1993 n&rsquo;est pas le premier de cette s&eacute;rie de crimes, mais seulement le premier pr&eacute;sent&eacute; par la presse comme fait divers.<br /> <a href="#note7" name="bnote7">7</a> &laquo;Bataille &mdash;penseur par excellence de l&rsquo;impossible&mdash; aura bien compris qu&rsquo;il fallait parler des camps comme du possible m&ecirc;me, le &lsquo;possible d&rsquo;Auschwitz&rsquo;, comme il &eacute;crit exactement&raquo;. Georges Didi-Huberman, <em>Images malgr&eacute; tout</em>, Paris, Minuit, 2003, p.42.<br /> <a href="#note8" name="bnote8">8</a> Bola&ntilde;o, &laquo;La litt&eacute;rature et l&rsquo;exil&raquo; (in&eacute;dit en fran&ccedil;ais), publi&eacute; dans <em>Entre par&eacute;ntesis</em>, Barcelona, Anagrama, 2003. (Je traduis.)<br /> <a href="#note9" name="bnote9">9</a> Propos recueillis dans Edmundo Paz Sold&aacute;n et Gustavo Faver&oacute;n Patriau, <em>Bola&ntilde;o salvaje</em>, Barcelone, Editorial Candaya, 2008.<br /> <a href="#note10" name="bnote10">10</a> Andr&eacute;s G&oacute;mez Bravo, &laquo;Jorge Volpi: &ldquo;Roberto Bola&ntilde;o fue el ultimo escritor latinoamericano&rdquo;&raquo;, latercera.com, [en ligne]. <a href="http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml" title="http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml">http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml</a>. (Page en ligne depuis le 26 f&eacute;vrier 2010 et consult&eacute;e le 4 juin 2010).<br /> <a href="#note11" name="bnote11">11</a> Voir aussi un article d&rsquo;Horacio Castellanos Moya &agrave; propos de &nbsp;Bola&ntilde;o: Horacio Castellanos Moya, &laquo;Sobre el mito Bola&ntilde;o&raquo;, lanacion.com, [en ligne]. <a href="http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451" title="http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451">http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451</a>. (Page en ligne depuis le 19 septembre 2009 et consult&eacute;e le 15 novembre 2009).<br /> <a href="#note12" name="bnote12">12</a> &Agrave; ce sujet voir surtout le po&egrave;te p&eacute;ruvien C&eacute;sar Vallejo comme personnage dans <em>Monsieur Pain</em> et la &laquo;m&egrave;re des po&egrave;tes mexicains&raquo;, l&rsquo;uruguayenne Auxilio Lacouture, dans <em>Amulet</em>, entre autres.<br /> <a href="#note13" name="bnote13">13</a> Georges Navet et Patrice Vermeren, &laquo; Th&eacute;ories de la violence, politiques de la m&eacute;moire et sujets de la d&eacute;mocratie &raquo;, <em>Topique </em>2003/2, n&deg; 83, p.47.<br /> <a href="#note14" name="bnote14">14</a> On pourrait faire toute une th&egrave;se sur ce tableau et notamment autour de Courbet-Baudelaire-Proudhon. Disons au passage qu&rsquo;elle a d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; faite par Fr&eacute;d&eacute;rique Desbuissons: &laquo;Peu de toiles ont &eacute;t&eacute; plus comment&eacute;es et d&eacute;cortiqu&eacute;es que <em>L&rsquo;Atelier</em>. Une th&egrave;se de l&rsquo;historienne de l&rsquo;art Fr&eacute;d&eacute;rique Desbuissons est d&rsquo;ailleurs consacr&eacute;e &agrave; cet incroyable flot d&rsquo;interpr&eacute;tations qui continue aujourd&rsquo;hui encore&raquo;, Thomas Schlesser, <em>Courbet, un peintre &agrave; contre temps</em>, Paris, Ed. Scala, 2007, p.32. Le titre de la th&egrave;se de Desbuissons est: &laquo;&Eacute;nigme et interpr&eacute;tations: <em>L&rsquo;Atelier du peintre </em>de Gustave Courbet, histoire d&rsquo;une &oelig;uvre inachev&eacute;e&raquo; (sous la direction de M. Gilbert Lascault).<br /> <a href="#note15" name="bnote15">15</a> Chez Bola&ntilde;o on trouve toujours une fascination pour les comparaisons entre les hommes et les animaux. Ce th&egrave;me est trait&eacute; dans toute son &oelig;uvre. Le rat a une place du premier ordre chez Bola&ntilde;o.<br /> <a href="#note16" name="bnote16">16</a> Michael Fried, <em>Le r&eacute;alisme de Courbet</em>, Paris, Gallimard, 1993.<br /> <a href="#note17" name="bnote17">17</a> &laquo;Hay un tipo de lector actual, el lector de ficciones policiales. Estae lector ha sido &mdash;ese lector se encuentra en todos los pa&iacute;ses del mundo y se cuenta por milloes- engendrado por Edgar Allan Poe&raquo;, Borges, <em>El cuento policial, en Pr&oacute;logo a Seis Problemas para Isidro Parodi</em>, Barcelona, Ed Bruguera, 1982.<br /> <a href="#note18" name="bnote18">18</a> Proudhon, <em>Du principe de l&rsquo;art et de sa destination sociale</em>, Gen&egrave;ve-Paris, Slatkine, 1982, p.280.<br /> <a href="#note19" name="bnote19">19</a> Thomas Schlesser, <em>Courbet, un peintre &agrave; contre temps</em>, Paris, Scala, 2007, p.32.<br /> <a href="#note20" name="bnote20">20</a> Quelle est la figure de la femme construite par les bourreaux? Quel rapport y a t il entre langage et passage &agrave; l&rsquo;acte (fa&ccedil;ons de torturer et de tuer en 2666)?<br /> <a href="#note21" name="bnote21">21</a> Roberto Esposito, &laquo;Perspectives de l&rsquo;impolitique&raquo;, <em>Revue Tumultes</em>, no 8, Apolitismes, 1996, p.60.<br /> <a href="#note22" name="bnote22">22</a> Voir Jean Luc Nancy, &laquo;Autour de la notion de communaut&eacute; litt&eacute;raire&raquo;, <em>Revue Tumultes</em>, no 6, mai 1995, p.15.<br /> <a href="#note23" name="bnote23">23</a> Georges Perec,<em> L&rsquo;infra ordinaire</em>, Paris, Seuil, 1989, p. 82.<br /> <a href="#note24" name="bnote24">24</a> Dans <em>La litt&eacute;rature nazie en Am&eacute;rique</em> (1993), on trouve tous les th&egrave;mes et contextes trait&eacute;s par Bola&ntilde;o par la suite.<br /> <a href="#note25" name="bnote25">25</a> Le r&eacute;el-visceralisme ou infra-rr&eacute;alisme est le mouvement cr&eacute;e par Bola&ntilde;o au Mexique dans les ann&eacute;es 1970. Voir surtout <em>Les d&eacute;tectives sauvages</em>, <em>L&rsquo;universit&eacute; inconnue </em>(po&egrave;mes de Bola&ntilde;o) et les po&egrave;mes de Mario Santiago (Ulises Lima dans <em>Les d&eacute;tectives sauvages</em>).<br /> <a href="#note26" name="bnote26">26</a> Dans cette perspective, on pourrait placer Bola&ntilde;o &agrave; c&ocirc;t&eacute; de Thomas Bernhard ou David Lynch.<br /> <a href="#note27" name="bnote27">27</a> Dans &laquo;Conseils pour &eacute;crire un conte&raquo;, Bola&ntilde;o d&eacute;clare que sa r&eacute;f&eacute;rence la plus importante est Borges: &laquo;Il faut lire et relire Borges, encore une fois&raquo;, dans <em>Entre Par&eacute;ntesis</em>, Barcelona, Anagrama, 2003.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/litterature-impolitique-0#comments BATAILLE, Georges BAUDELAIRE, Charles BOLAÑO, Roberto BORGES, Jorge Luis BRAVO, Andrés Gomez Chili Crime DESBUISSONS, Frédérique ESPOSITO, Roberto Fait divers Histoire Imaginaire de la fin Justice LACOUTURE, Auxilio LEFORT, Claude MACHEREY, Pierre MOYA, Horacio Castellanos Politique PROUDHON, Pierre-Joseph Représentation REVERDY, Pierre Roman policier SCHLESSER, Thomas VALLEJO, César VILAS-MATAS, Enrique Violence Roman Wed, 12 Jan 2011 14:30:59 +0000 Alberto Bejarano 305 at http://salondouble.contemporain.info Quand l’auteur joue avec la (méta)fiction http://salondouble.contemporain.info/lecture/quand-l-auteur-joue-avec-la-metafiction <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/le-jardin-des-delices-terrestres">Le Jardin des délices terrestres</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><em><br /> Le Jardin des d&eacute;lices terrestres</em><a name="note1" href="#note1b"><strong>[1]</strong></a> est le deuxi&egrave;me roman d&rsquo;Indrajit Hazra, musicien, journaliste et &eacute;crivain indien n&eacute; &agrave; Calcutta en 1971. Ce roman, qui au final pourrait &ecirc;tre qualifi&eacute; de ludique, emprunte &agrave; la bande dessin&eacute;e belge comme &agrave; la litt&eacute;rature jeunesse bengali et induit, avec sa structure probl&eacute;matique et sa narration ind&eacute;cidable, certains effets de rupture qui d&eacute;voilent et probl&eacute;matisent sa construction. Je tenterai ici de rendre compte de certains enjeux soulev&eacute;s par ce roman qui se joue parfois des th&eacute;ories litt&eacute;raires et qui, par le fait m&ecirc;me, se laisse difficilement appr&eacute;hender en termes simples.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>D&rsquo;abord, un r&eacute;sum&eacute;</strong></span></p> <p>Le roman est compos&eacute; de deux r&eacute;cits livr&eacute;s en alternance. Le premier met en sc&egrave;ne Hiren Bose, op&eacute;rateur d&rsquo;un taxiphone situ&eacute; au rez-de-chauss&eacute;e du 14, Banamali Nashkar Lane, &agrave; Calcutta. Il habite &agrave; l&rsquo;&eacute;tage chez Uma, sa fianc&eacute;e, depuis quatre ans. Une nuit, quatre eunuques travestis en femmes, des hijras, vandalisent la cabine t&eacute;l&eacute;phonique du taxiphone et attaquent Hiren. Ce dernier n&rsquo;ose pas annoncer la mauvaise nouvelle &agrave; Uma sachant qu&rsquo;elle sera furieuse contre lui: il n&rsquo;a pas assur&eacute; son commerce comme elle le lui avait conseill&eacute; il y a longtemps d&eacute;j&agrave;. Soucieux de &laquo;mettre fin &agrave; ce chapitre de [sa] vie&raquo; (p.30), il verse du &laquo;fioul&raquo; (p.30) un peu partout au rez-de-chauss&eacute;e, ainsi qu&rsquo;au premier &eacute;tage o&ugrave; dort Uma, et met le feu &agrave; l&rsquo;&eacute;difice. Il se sauve des lieux du crime et ne revient que plusieurs heures apr&egrave;s, une fois le brasier &eacute;teint; Uma est morte. Hiren est recueilli par Shishir, un ami qui habite la pension du 72, tout juste en face du taxiphone, sur Banamali Nashkar Lane, o&ugrave; Hiren avait d&eacute;j&agrave; habit&eacute; avant de d&eacute;m&eacute;nager chez Uma. Avec quelques retours en arri&egrave;re, on apprend &agrave; conna&icirc;tre les personnages qui habitent la pension, surtout Ghanada, sorte de gourou qui occupe la chambre sur le toit et qui raconte toujours des histoires invraisemblables qui l&rsquo;impliquent personnellement mais auxquelles personne n&rsquo;adh&egrave;re vraiment. On apprend aussi qu&rsquo;Hiren est pyromane et qu&rsquo;il aurait br&ucirc;l&eacute; d&rsquo;autres &eacute;difices avant de mettre le feu &agrave; son commerce. La vie au foyer est plut&ocirc;t r&eacute;p&eacute;titive&nbsp;et les soir&eacute;es se terminent toujours sur la terrasse avec Ghanada qui raconte ses histoires, couch&eacute; dans sa chaise longue. Hiren a l&rsquo;impression que Ghanada sait &agrave; propos de l&rsquo;incendie du 14, et, un soir o&ugrave; l&rsquo;atmosph&egrave;re est particuli&egrave;rement tendue, il se fait assommer par les r&eacute;sidents du foyer. Il se r&eacute;veille dans le coffre d&rsquo;une voiture. Shishir, Ghanada, Gaur et Shibu portent tous les quatre leur costume d&rsquo;hijras: ce sont eux, les eunuques qui l&rsquo;ont attaqu&eacute; dans son taxiphone. Ghanada explique qu&rsquo;ils se d&eacute;guisent ainsi pour supprimer tout d&eacute;sir sexuel et se prot&eacute;ger du danger que repr&eacute;sentent les femmes. Parce qu&rsquo;Hiren menace l&rsquo;&eacute;quilibre du foyer o&ugrave; ils s&rsquo;isolent des femmes pour rester entre eux, ils doivent agir et le neutraliser. Ils l&rsquo;assomment de nouveau et l&rsquo;enferment dans un placard du Writer&rsquo;s Building, le si&egrave;ge du gouvernement du Bengale occidental, auquel ils mettent le feu. Hiren r&eacute;ussit &agrave; s&rsquo;&eacute;chapper de cet incendie monumental et est arr&ecirc;t&eacute; par un inspecteur qui l&rsquo;accuse d&rsquo;avoir allum&eacute; plusieurs incendies criminels perp&eacute;tr&eacute;s dans les derni&egrave;res ann&eacute;es. On l&rsquo;emporte dans un fourgon de l&rsquo;arm&eacute;e.</p> <p>Le second r&eacute;cit concerne Manik Basu, &laquo;auteur de livres &agrave; succ&egrave;s comme <em>Les Principes du plaisir</em>, <em>Bricolage</em>, <em>L&rsquo;Illusionniste et autres r&eacute;cits</em>&raquo; (p.33) qui &laquo;avait fait la plus grosse erreur de sa vie en signant un contrat stipulant qu&rsquo;il remettrait un roman par an &agrave; la prestigieuse maison d&rsquo;&eacute;dition Kutir&raquo; (p.33), mais qui empire sa situation en fuyant l&rsquo;Inde et en se r&eacute;fugiant &laquo;dans un h&ocirc;tel relativement bon march&eacute; de la lointaine Prague&raquo; (p.33) sans avoir remis un seul roman &agrave; son &eacute;diteur, cinq ans apr&egrave;s avoir sign&eacute; le contrat. Il est enlev&eacute; &agrave; Prague par des hommes de main de son &eacute;diteur, qui le s&eacute;questrent dans la chambre de son h&ocirc;tel. Il a dix jours pour &eacute;crire un roman; le &laquo;dixi&egrave;me jour, si le livre est pas fini, on sera oblig&eacute;s de vous descendre&raquo; (p.41), le menace-t-on. Basu s&rsquo;attelle donc &agrave; la t&acirc;che. Toutefois, au bout de quelques jours, un de ses ge&ocirc;liers vient le chercher pour le conduire jusqu&rsquo;&agrave; un grand manoir o&ugrave; l&rsquo;attend Ajit Chaudhuri, &laquo;propri&eacute;taire et responsable des publications de Kutir&raquo; (p.105). Chaudhuri s&rsquo;excuse parce que &laquo;les autochtones n&rsquo;avaient pas parfaitement compris&raquo; ses consignes (p.105). Il prie Basu de se consid&eacute;rer d&eacute;sormais comme son invit&eacute; et &laquo;souhaite rendre [son] s&eacute;jour aussi agr&eacute;able que possible&raquo; (p.105). Basu explore le manoir d&rsquo;abord, avant de se lancer dans l&rsquo;&eacute;criture: &laquo;[il] se dit que le mieux &eacute;tait sans doute de se gratter la cervelle jusqu&rsquo;&agrave; produire quelque chose&raquo; (p.139). Les semaines s&rsquo;&eacute;coulent et l&rsquo;&eacute;crivain travaille plut&ocirc;t bien; un jour, il annonce que son manuscrit est termin&eacute;. Il refuse toutefois de le remettre &agrave; Chaudhuri, mais celui-ci, &agrave; l&rsquo;aide de ses hommes de main, r&eacute;ussit &agrave; le lui soutirer. Entre temps a commenc&eacute; &agrave; se tisser une &eacute;trange relation entre Basu et Irma Van der Lubbe, la gouvernante du gite o&ugrave; il r&eacute;side; ils s&rsquo;espionnent mutuellement dans le noir et semblent tous les deux attir&eacute;s l&rsquo;un vers l&rsquo;autre. Basu d&eacute;cide de rester un peu &agrave; Prague avant de retourner en Inde. Il se rend &agrave; l&rsquo;op&eacute;ra avec Irma, au Th&eacute;&acirc;tre national. Lors de l&rsquo;entracte, elle le pousse par la fen&ecirc;tre du troisi&egrave;me &eacute;tage; il s&rsquo;effondre sur le sol et meurt.<br /> <strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Quelques courts-circuits</span></strong></p> <p>Les deux r&eacute;cits se partagent parfaitement le livre: le premier, celui d&rsquo;Hiren Bose, se d&eacute;veloppe dans les chapitres impairs; le deuxi&egrave;me, celui de Manik Basu, occupe les chapitres pairs. Le treizi&egrave;me chapitre, intitul&eacute; &laquo;Derni&egrave;res nouvelles&raquo; (p.233-239), rompt ce d&eacute;coupage et constitue un verbatim d&rsquo;un segment t&eacute;l&eacute;visuel de type <em>breaking news</em> concernant l&rsquo;incendie du Writer&rsquo;s Building et la mort de Basu. Le roman s&rsquo;ach&egrave;ve avec un &eacute;pilogue reproduisant &laquo;<em>un extrait de l&rsquo;article &ldquo;Mensonges, sacr&eacute;s mensonges et Ghanada&rdquo;, sign&eacute; de Manik Basu, &eacute;crit &agrave; Prague et publi&eacute; dans le num&eacute;ro sp&eacute;cial du magazine Alpana de f&eacute;vrier 2004, consacr&eacute; &agrave; Premendra Mitra pour le centenaire de sa naissance</em>&raquo; (p.241). Dans cet article, Basu parle de sa rencontre (litt&eacute;raire) avec Ghanada, un personnage cr&eacute;&eacute; par Premendra Mitra, et de l&rsquo;admiration qu&rsquo;il &eacute;prouve pour la structure ench&acirc;ss&eacute;e de leurs narrations&nbsp;&agrave; tous les deux. Il termine en affirmant avoir utilis&eacute; le personnage de Ghanada dans son plus r&eacute;cent roman, <em>Le Jardin des d&eacute;lices terrestres</em>. Ce qui est particulier avec cette structure, c&rsquo;est que certaines pistes diss&eacute;min&eacute;es tout au long du roman laissent croire que Manik Basu &eacute;crit l&rsquo;histoire d&rsquo;Hiren Bose; les deux r&eacute;cits existeraient donc dans une relation d&rsquo;ench&acirc;ssement: le r&eacute;cit cadre serait celui de Manik et le r&eacute;cit ench&acirc;ss&eacute;, celui d&rsquo;Hiren. Le chapitre treize vient toutefois court-circuiter cette relation jusque-l&agrave; plut&ocirc;t calme et immobile, puisqu&rsquo;il suppose que les deux personnages existeraient dans un m&ecirc;me univers de fiction, tandis que, tout au long du roman, les fronti&egrave;res entre leurs deux mondes &eacute;taient herm&eacute;tiques, exception faite de deux petits accrocs. Le premier: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Un autre [client] m&rsquo;avait r&eacute;clam&eacute; l&rsquo;indicatif d&rsquo;un pays europ&eacute;en dont je n&rsquo;avais jamais entendu parler (et que j&rsquo;ai maintenant oubli&eacute;). Je dus en cons&eacute;quence v&eacute;rifier l&rsquo;annuaire qui donnait la liste de tous les indicatifs. Il le recopia sur un bout de papier mais, ensuite, il passa un coup de fil local.<br /> Ce client avait un visage qui me disait vaguement quelque chose. Mais, bien s&ucirc;r, tous les hommes vous rappellent quelque chose si vous cherchez bien. (p.11) <p></p></span></div> <div>Ce client qui dit vaguement quelque chose &agrave; Hiren s&rsquo;informe-t-il de l&rsquo;indicatif de la R&eacute;publique tch&egrave;que? Il s&rsquo;agit l&agrave; d&rsquo;un tout petit court-circuit qui n&rsquo;en est pas un, en fait, &agrave; moins de lire le roman en mode parano&iuml;aque &mdash;ce que ce type de litt&eacute;rature nous invite &agrave; faire, par ailleurs. Le deuxi&egrave;me est plus significatif; tandis qu&rsquo;Irma Van der Lubbe regarde Manik Basu dormir, elle a subitement l&rsquo;impression d&rsquo;&ecirc;tre le personnage d&rsquo;un roman:<br /> &nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Il y avait quelque chose dans cette forme allong&eacute;e qui mettait Irma mal &agrave; l&rsquo;aise. Plant&eacute;e l&agrave; &agrave; la lueur de la lune qui projetait des ombres incertaines, avec le visage tout proche de celui de cet &eacute;crivain endormi venu d&rsquo;un pays si lointain, elle eut soudain l&rsquo;impression d&rsquo;&ecirc;tre incluse dans une &oelig;uvre de fiction, &agrave; un de ces moments sans rebondissements avant que l&rsquo;on ne tourne la page. Bient&ocirc;t tout serait fini, elle n&rsquo;aurait plus &agrave; &ecirc;tre le t&eacute;moin de ces sc&egrave;nes o&ugrave; un homme &eacute;tait le prisonnier d&rsquo;autres hommes. On lui demanderait s&ucirc;rement de jouer un r&ocirc;le dans le d&eacute;nouement, ce qui arrivait souvent, pas tr&egrave;s souvent, mais suffisamment pour la mettre mal &agrave; l&rsquo;aise. (p.184-185)</span><br /> &nbsp;</div> <p>En effet, elle jouera un r&ocirc;le important dans le d&eacute;nouement: elle d&eacute;fenestrera Basu du troisi&egrave;me &eacute;tage du Th&eacute;&acirc;tre national. Ici, c&rsquo;est une troisi&egrave;me fronti&egrave;re qui est travers&eacute;e: si Irma, qui se trouve dans le r&eacute;cit cadre (celui de Manik), est en r&eacute;alit&eacute; un <em>personnage</em>, s&rsquo;il ne s&rsquo;agit pas seulement d&rsquo;une impression, c&rsquo;est qu&rsquo;il y aurait un troisi&egrave;me r&eacute;cit, v&eacute;ritable cadre cette fois, qui ench&acirc;sserait les deux autres.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Combien y a-t-il de r&eacute;cits, alors?</strong></span></p> <p>Si on consid&egrave;re qu&rsquo;il y a un <em>mastermind</em>, un g&eacute;nial conspirateur derri&egrave;re tout cela, un narrateur implicite (ou un auteur implicite) qui vient arranger les &eacute;v&eacute;nements &mdash;et qui rel&egrave;gue par le fait m&ecirc;me les deux r&eacute;cits au rang de r&eacute;cits intradi&eacute;g&eacute;tiques&mdash;, la question de son identit&eacute; se pose d&eacute;sormais. Qui est-il? Pourquoi se contente-t-il de retranscrire le bulletin de nouvelles et d&rsquo;ajouter un extrait de l&rsquo;article de Basu concernant Ghanada, plut&ocirc;t que de mettre en place un v&eacute;ritable r&eacute;cit cadre qui viendrait ceinturer cette fiction qui, sans de telles fronti&egrave;res, n&rsquo;est rien de moins que probl&eacute;matique? En effet, sans ce narrateur implicite cach&eacute; derri&egrave;re ses propres fictions, on pourrait dire que la narration, pourtant bien r&eacute;elle puisqu&rsquo;on vient de la lire, devient tout d&rsquo;un coup impossible du point de vue de la vraisemblance pragmatique<a name="note2" href="#note2b"><strong>[2]</strong></a>, comme annul&eacute;e ou ni&eacute;e par l&rsquo;inexistence du narrateur; les &eacute;v&eacute;nements racont&eacute;s par la lectrice de nouvelles du chapitre treize pointent dans cette direction: la mort de Manik Basu ne peut pas &ecirc;tre annonc&eacute;e dans l&rsquo;univers de fiction d&rsquo;Hiren Bose. Ce court-circuit rend la posture de narration impossible: un narrateur qui vient de mourir ne peut pas raconter ce qui se passe apr&egrave;s sa mort, surtout qu&rsquo;il n&rsquo;avait pas pr&eacute;par&eacute; le terrain pour s&rsquo;arroger d&rsquo;un tel droit. N&eacute;anmoins, l&rsquo;&eacute;pilogue vient souligner le fait que l&rsquo;auteur Manik Basu a &eacute;crit l&rsquo;histoire dans laquelle le personnage de Ghanada appara&icirc;t, c&rsquo;est-&agrave;-dire celle d&rsquo;Hiren Bose. Aussi, Manik Basu fait r&eacute;f&eacute;rence &agrave; Ghanada, qu&rsquo;il pr&eacute;sente comme &laquo;l&rsquo;un de ses personnages dans le roman qu&rsquo;il [vient] de terminer&raquo; (p.224-225). Il y a trois notes de bas de page dans l&rsquo;&eacute;pilogue qui attestent des faits litt&eacute;raires avanc&eacute;s par Manik Basu. Ces sources appuient l&rsquo;id&eacute;e que le r&eacute;cit d&rsquo;Hiren est fictif et que c&rsquo;est Manik Basu qui l&rsquo;a &eacute;crit. Premi&egrave;re hypoth&egrave;se: Manik Basu (r&eacute;cit cadre) &eacute;crit l&rsquo;histoire d&rsquo;Hiren Bose (r&eacute;cit ench&acirc;ss&eacute;). Deuxi&egrave;me hypoth&egrave;se: il y aurait un auteur implicite (r&eacute;cit cadre) qui arrangerait les r&eacute;cits de Manik Basu (r&eacute;cit ench&acirc;ss&eacute; dans celui de l&rsquo;auteur implicite et r&eacute;cit cadre de l&rsquo;histoire d&rsquo;Hiren) et d&rsquo;Hiren (r&eacute;cit ench&acirc;ss&eacute; &agrave; la puissance deux). Si on exclut le dernier chapitre et l&rsquo;article de Basu reproduit en &eacute;pilogue, il n&rsquo;y a pas vraiment de r&eacute;cit cadre, mais bien plut&ocirc;t une illusion de cadre. L&rsquo;ind&eacute;cidabilit&eacute; de cette troisi&egrave;me narration semble suspendre le d&eacute;nouement des deux r&eacute;cits; le lecteur n&rsquo;aura pas l&rsquo;heure juste sur cette question et ne pourra pas trancher ou choisir l&rsquo;une ou l&rsquo;autre des deux hypoth&egrave;ses interpr&eacute;tatives que je viens de pr&eacute;senter. Voil&agrave; pourquoi j&rsquo;ai parl&eacute; plus t&ocirc;t d&rsquo;une narration ind&eacute;cidable.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Hommage m&eacute;tafictionnel</strong></span></p> <p>Il y a plus d&rsquo;une mise en abyme dans le roman. D&rsquo;abord, on retrouve la traditionnelle mise en sc&egrave;ne de l&rsquo;&eacute;crivain qui &eacute;crit un roman qui porte le m&ecirc;me titre que celui que le lecteur r&eacute;el tient entre ses mains<a name="note3" href="#note3b"><strong>[3]</strong></a> &mdash;cadres qui court-circuitent &agrave; la fin alors que l&rsquo;&eacute;crivain et son personnage sont trait&eacute;s sans discrimination de niveau narratif dans le m&ecirc;me bulletin de nouvelles. Aussi, il y a une mise en abyme de la structure du roman avec les propos de Basu sur Premendra Mitra dans l&rsquo;&eacute;pilogue: &laquo;Ce qui me surprenait &mdash;et me surprend encore &agrave; ce jour en tant que lecteur et en tant qu&rsquo;&eacute;crivain&mdash;, c&rsquo;est la trajectoire suivie par l&rsquo;auteur Premendra Mitra, &agrave; un certain niveau, et celle suivie par l&rsquo;un des plus c&eacute;l&egrave;bres narrateurs du monde, Ghanada, pour raconter leurs histoires (ench&acirc;ss&eacute;es dans une histoire)&raquo; (p.243). Ce processus est utilis&eacute; par Indrajit Hazra dans l&rsquo;&eacute;criture du roman <em>Le Jardin des d&eacute;lices terrestres</em>, et aussi par Manik Basu, d&rsquo;une certaine fa&ccedil;on, dans son roman <em>Le Jardin des d&eacute;lices terrestres </em>(bis), qui met en sc&egrave;ne le &laquo;narrateur&raquo; Ghanada aux c&ocirc;t&eacute;s du narrateur Hiren.</p> <p>L&rsquo;intertextualit&eacute; occupe aussi une place importante dans le roman d&rsquo;Hazra. D&rsquo;abord, Premendra Mitra (1904-1988) est un auteur r&eacute;el et une figure &eacute;minente de la litt&eacute;rature bengali. Il a publi&eacute; des po&egrave;mes, des romans et des nouvelles et est surtout connu pour ses textes de science-fiction comme <em>The Twelfth Manu</em> <a name="note4" href="#note4b"><strong>[4]</strong></a>. Mitra a remport&eacute; de nombreux prix litt&eacute;raires dont certains tr&egrave;s prestigieux. Il a cr&eacute;&eacute; en 1945 le personnage de Ghanada, qui est rapidement devenu tr&egrave;s c&eacute;l&egrave;bre en Inde: plusieurs romans mettent en vedette le personnage et les autres r&eacute;sidents du 72, Banamali Nashkar Lane et certains ont &eacute;t&eacute; adapt&eacute;s pour la radio et sous forme de bandes dessin&eacute;es, dont l&rsquo;une est toujours publi&eacute; par le p&eacute;riodique pour enfants Anandamela. Le personnage de Ghanada que l&rsquo;on rencontre dans le roman d&rsquo;Hazra est &agrave; quelques d&eacute;tails pr&egrave;s le m&ecirc;me que celui cr&eacute;&eacute; par Premendra Mitra; il habite le m&ecirc;me lieu, avec les m&ecirc;mes hommes (Shibu, Shishir, Gaur et les autres) et raconte le m&ecirc;me genre d&rsquo;histoires invraisemblables, proches de la science-fiction mais truff&eacute;es de v&eacute;ritables donn&eacute;es scientifiques et historiques. Par exemple: il r&eacute;v&egrave;le comment il aurait pu emp&ecirc;cher &laquo;que se produise le trou de la couche d&rsquo;ozone&raquo; (p.92), comment il a sauv&eacute; de la mort un homme emprisonn&eacute; dans un monast&egrave;re espagnol par le p&egrave;re Ra&uacute;l qui croyait &ecirc;tre une r&eacute;incarnation de l&rsquo;Inquisiteur Tom&aacute;s de Torquemada, comment aussi la cigarette lui a un jour sauv&eacute; la vie lors d&rsquo;un feu de brousse en Australie, etc. Ce dialogue entre le roman d&rsquo;Hazra et ceux de Premendra Mitra est l&rsquo;emprunt transfictionnel le plus consid&eacute;rable dans Le Jardin des d&eacute;lices terrestres. N&eacute;anmoins, un personnage important du r&eacute;cit de Manik Basu est emprunt&eacute; &agrave; un tout autre univers de fiction. En effet, vers la fin du roman, Irma Van der Lubbe affirme avoir d&eacute;j&agrave; rencontr&eacute; Bianca Castafiore, qui &eacute;tait de passage &agrave; Prague pour chanter dans <em>La Damnation de Faust</em> de Berlioz. Pour un lecteur qui ne conna&icirc;t qu&rsquo;en partie <em>Les Aventures de Tintin et Milou</em> d&rsquo;Herg&eacute;, l&rsquo;allusion &agrave; la soprano italienne (fictive) peut para&icirc;tre &eacute;trange. Hazra r&eacute;v&egrave;le, dans un article paru dans le journal <em>Hindustan Times</em>, avoir &laquo;emprunt&eacute;&raquo; le personnage d&rsquo;Irma &agrave; Herg&eacute;, ce qui explique l&rsquo;allusion au&nbsp;&laquo;rossignol milanais&raquo;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">A few years ago, I wrote a book in which I used (borrowed or stole, being the more appropriate word) one of Herg&eacute;&rsquo;s minor characters from his Tintin books, Irma, Bianca Castifiore&rsquo;s quiet maid, for my own nefarious purpose. While the original Irma was nothing but Bianca&rsquo;s appendage &mdash;her &lsquo;high point&rsquo; being when she assaults Thompson and Thomson with a walking stick in <em>The Castafiore Emerald</em><a name="note5" href="#note5b"><strong>[5]</strong></a> when the two detectives accuse her of stealing the soprano&rsquo;s emerald&mdash; &lsquo;my&rsquo; Irma was a full-blown woman with a mysterious past and an unsettling presence. I must say, I felt rather smug about plucking Irma out of a children&rsquo;s comic book and placing her in a work of, ahem, literature.<a name="note6" href="#note6b"><strong>[6]</strong></a> <p></p></span></div> <p>Ces deux emprunts, le premier majeur et le second plus ponctuel, participent, il me semble, &agrave; la cr&eacute;ation d&rsquo;une fiction en forme d&rsquo;hommage rendu &agrave; la bande dessin&eacute;e et &agrave; la litt&eacute;rature jeunesse &mdash;&agrave; tout le moins &agrave; deux figures embl&eacute;matiques de ces champs particuliers. Coupl&eacute;e aux mises en abyme pr&eacute;sent&eacute;es plus t&ocirc;t, la pr&eacute;sence de ces personnages qui passent d&rsquo;une &oelig;uvre de fiction &agrave; une autre me semble inscrire Indrajit Hazra &agrave; la suite d&rsquo;autres &eacute;crivains associ&eacute;s &agrave; la m&eacute;tafiction, comme Italo Calvino, Paul Auster, Julio Cort&aacute;zar, et bien d&rsquo;autres encore &mdash; c&rsquo;est sans oublier Enrique Vila-Matas, fier h&eacute;ritier de Cervant&egrave;s et de Borges, dont l&rsquo;un des romans a &eacute;t&eacute; comment&eacute; ici par Simon Brousseau<a name="note7" href="#note7"><strong>[7]</strong></a>.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Quand l&rsquo;auteur se joue des th&eacute;ories litt&eacute;raires: de la litt&eacute;rature &laquo;postmoderne&raquo;</strong></span></p> <div>J&rsquo;ajoute enfin: m&ecirc;me si <em>Le Jardin des d&eacute;lices terrestres</em> ne me semble pas &ecirc;tre une fiction critique &agrave; proprement parler, il n&rsquo;en reste pas moins qu&rsquo;on retrouve dans le roman quelques r&eacute;f&eacute;rences &agrave; certaines th&eacute;ories litt&eacute;raires qui m&eacute;ritent d&rsquo;&ecirc;tre relev&eacute;es. D&rsquo;abord, Hiren fait r&eacute;f&eacute;rence de fa&ccedil;on directe, lorsqu&rsquo;il traite des r&eacute;cits de Ghanada, au concept de suspension volontaire de l&rsquo;incr&eacute;dulit&eacute; (<em>willing suspension of disbelief</em> <a name="note8" href="#note8b"><strong>[8]</strong></a>) d&eacute;velopp&eacute;e par Samuel Taylor Coleridge dans <em>Biographia Literaria</em>:<br /> &nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Au d&eacute;but, quand le r&eacute;cit est encore cr&eacute;dible, Shibu se contente de grommeler, avec soit un sourire narquois, soit un rire moqueur, soit encore une remarque destin&eacute;e &agrave; renvoyer le conteur dans ses cordes. Mais Ghanada poursuit, piquant une cigarette ou m&ecirc;me un paquet entier, et continue &agrave; nous raconter une autre histoire tir&eacute;e de son pass&eacute; tout aussi difficile &agrave; gober &agrave; moins de suspendre volontairement son incr&eacute;dulit&eacute;, comme disait Coleridge. (p.67) <p></p></span></div> <div>Cette r&eacute;f&eacute;rence d&eacute;note &agrave; tout le moins une connaissance de cette th&eacute;orie en particulier par l&rsquo;auteur, sinon un jeu, une raillerie de cette m&ecirc;me th&eacute;orie. L&rsquo;auteur, dans un but ludique, met la th&eacute;orie &agrave; contribution pour livrer un roman m&eacute;tafictionnel, sinon postmoderne; tout le roman semble pr&eacute;cis&eacute;ment travailler &agrave; faire en sorte que le lecteur ne puisse pas s&rsquo;abandonner &agrave; cette suspension volontaire de l&rsquo;incr&eacute;dulit&eacute;, ou encore qu&rsquo;il s&rsquo;y abandonne totalement et choisisse de tout accepter de ce que l&rsquo;auteur fait subir au r&eacute;cit et &agrave; ses personnages. Manik Basu utilise d&rsquo;ailleurs le terme &laquo;postmoderne&raquo; pour qualifier de fa&ccedil;on retorse les romans de Premendra Mitra, en &eacute;pilogue: &laquo;Ghanada constitue ma premi&egrave;re et ma plus stimulante rencontre avec ce que de nombreux critiques s&rsquo;obstinent &agrave; appeler non sans une certaine pesanteur &ldquo;la litt&eacute;rature postmoderne&rdquo;&raquo; (p.244). Ici encore, le terme est moqu&eacute;, utilis&eacute; de fa&ccedil;on consciente par l&rsquo;auteur implicite, dans un but d&eacute;tourn&eacute;. Et si la m&eacute;tafiction &mdash;et tous ses avatars&mdash; n&rsquo;est pas exclusivement contemporaine (je pense notamment &agrave; James Joyce et au <em>Hamlet</em> de Shakespeare), il n&rsquo;en reste pas moins que les motifs relev&eacute;s dans <em>Le Jardin des d&eacute;lices terrestres</em> font, il me semble, de ce roman d&rsquo;Indrajit Hazra une fiction&nbsp;&laquo;postmoderne&raquo;, si tant est que l&rsquo;on puisse s&rsquo;entendre sur la signification d&rsquo;un tel concept. Sans prendre part au d&eacute;bat, sans m&ecirc;me tenter d&rsquo;offrir une d&eacute;finition de la postmodernit&eacute; litt&eacute;raire &mdash;l&rsquo;exercice d&eacute;passerait d&rsquo;ailleurs largement les objectifs de cette lecture&mdash;, je me permet de proposer en conclusion que le roman d&rsquo;Indrajit Hazra ne fait que jouer, sans rien critiquer ou remettre en question: le r&eacute;cit et sa structure probl&eacute;matique, les r&eacute;f&eacute;rences au monde du livre et &agrave; la litt&eacute;rature, les emprunts transfictionnels &agrave; la bande dessin&eacute;e et &agrave; la litt&eacute;rature de jeunesse ainsi que les mises en abyme sont autant de fa&ccedil;ons de rendre hommage &agrave; un type de production litt&eacute;raire qui a court depuis plusieurs si&egrave;cles d&eacute;j&agrave; et qui ne semble pas pr&egrave;s de s&rsquo;essouffler, malgr&eacute; les redites. Une production litt&eacute;raire maintenue en vie &agrave; coups de clins d&rsquo;&oelig;il, notamment.<br /> &nbsp;</div> <hr /> <a name="note1b" href="#note1">1</a> Paru pour la premi&egrave;re fois en fran&ccedil;ais aux &eacute;ditions Le Cherche Midi en 2006. &Eacute;dition originale: <em>The Garden of Early Delights</em>, New Delhi, RST IndiaInk Publishing Company Private Limited, 2003.<br /> <a name="note2b" href="#note2">2</a> &laquo;La vraisemblance pragmatique, &agrave; laquelle Cavillac a consacr&eacute; un article fort &eacute;clairant (1995), renvoie [&hellip;] &agrave; la performance narrative, c&rsquo;est-&agrave;-dire &agrave; la cr&eacute;dibilit&eacute; du narrateur et de la situation &eacute;nonciative&raquo;, &eacute;crit Andr&eacute;e Mercier dans un &eacute;tat de la question sur la vraisemblance. Voir: Andr&eacute;e Mercier, &laquo;La vraisemblance: &eacute;tat de la question historique et th&eacute;orique&raquo;, dans <em>temps z&eacute;ro. Revue d&rsquo;&eacute;tude des &eacute;critures contemporaines</em>, no 2 [en ligne]. <a href="http://tempszero.contemporain.info/document393" title="http://tempszero.contemporain.info/document393">http://tempszero.contemporain.info/document393</a> [Page consult&eacute;e le 18 ao&ucirc;t 2010]. Voir aussi: C&eacute;cile Cavillac, &laquo;Vraisemblance pragmatique et autorit&eacute; fictionnelle&raquo;, dans <em>Po&eacute;tique</em>, no 101, f&eacute;vrier 1995, p.23-46.<br /> <a name="note3b" href="#note3">3 </a>Je pense par exemple au roman <em>Les Faux-monnayeurs</em> d&rsquo;Andr&eacute; Gide, ou encore &agrave; <em>Je suis un &eacute;crivain japonais</em> de Dany Laferri&egrave;re, dont Genevi&egrave;ve Dufour a rendu compte ici. Voir: Genevi&egrave;ve Dufour, &laquo;Le Japon de poche&raquo;, dans Salon double [en ligne]. <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-japon-de-poche" title="http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-japon-de-poche">http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-japon-de-poche</a> [Texte en ligne depuis le 5 d&eacute;cembre 2008]. <br /> <a name="note4b" href="#note4">4</a> Traduit en anglais en 1972 par Enakshi Chatterjee, ce court roman d&rsquo;anticipation mythologique est notamment recueilli dans l&rsquo;anthologie <em>Contemporary Bengali Litterature: Fiction</em>, parue en 1972 chez Academic Publishers et dirig&eacute;e par Sukumar Ghose.<br /> <a name="note5b" href="#note5">5</a> Herg&eacute;, <em>Les Bijoux de la Castafiore</em>, Bruxelles, Casterman, 1963.<br /> <a name="note6b" href="#note6">6</a> Indrajit Hazra, &laquo;Tintin, how Art thou?&raquo;, dans <em>Hindustan Times</em>, [en ligne]. <a href="http://www.hindustantimes.com/News-Feed/nm14/Tintin-how-Art-thou/Article1-130366.aspx" title="http://www.hindustantimes.com/News-Feed/nm14/Tintin-how-Art-thou/Article1-130366.aspx">http://www.hindustantimes.com/News-Feed/nm14/Tintin-how-Art-thou/Article...</a> [Texte en ligne depuis le 30 juillet 2006 et consult&eacute; le 16 juillet 2010].<br /> <a name="note7" href="#note7">7 </a>Voir: Simon Brousseau, &laquo;De l&rsquo;exploration &agrave; l&rsquo;obsession&raquo;, dans <em>Salon double</em> [en ligne]. <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/de-l-exploration-a-l-obsession" title="http://salondouble.contemporain.info/lecture/de-l-exploration-a-l-obsession">http://salondouble.contemporain.info/lecture/de-l-exploration-a-l-obsession</a> [Texte en ligne depuis le 5 mars 2009].<br /> <a name="note8b" href="#note8">8</a> Samuel Taylor Coleridge, <em>Biographia Literaria</em>, volume II, &eacute;dit&eacute; par James Engell et Jackson Bate, Princeton, Princeton University Press (Bolligen Series LXXV / The Collected Works of Samuel Taylor Coleridge. 7), 1983 [1817], p.6. http://salondouble.contemporain.info/lecture/quand-l-auteur-joue-avec-la-metafiction#comments Autorité narrative BORGES, Jorge Luis CAVILLAC, Cécile CERVANTÈS COLERIDGE, Samuel Taylor CORTAZAR, Julio Culture populaire GIDE, André HAZRA, Indrajit Hergé Inde Intertextualité JOYCE, James MERCIER, Andrée Métafiction MITRA, Premendra Postmodernité SHAKESPEARE VILAS-MATAS, Enrique Vraisemblance Roman Thu, 19 Aug 2010 14:48:38 +0000 Pierre-Luc Landry 252 at http://salondouble.contemporain.info