Salon double - VILAS-MATAS, Enrique
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frLittérature impolitique
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<a href="/equipe/bejarano-alberto">Bejarano, Alberto </a> </div>
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<a href="/biblio/2666">2666</a> </div>
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<!--break--><!--break--><p class="rteindent3"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Jusqu’à quel point quelqu’un peut connaître l’œuvre de quelqu’un d’autre. <br />
Roberto Bolaño, <em>2666</em></span></p>
<p>Nous nous trompons en jugeant nos propres œuvres et en jugeant, toujours de manière imprécise, les œuvres des autres. Rendez-vous au Nobel, disent les écrivains, comme qui dirait: Rendez-vous en enfer. <br />
Roberto Bolaño, <em>2666</em> </p>
<p class="rteindent4"> </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les bifurcations de <em>2666</em> </strong></span></p>
<p>Cette lecture est une première exploration des rapports entre la figure de l’écrivain et celle des critiques au sein même de la fiction dans le roman <em>2666</em> de l’écrivain chilien Roberto Bolaño (1953-2003). «Que peut-on connaître de l’œuvre des autres?» est l’une des questions posées par Bolaño dans son dernier roman. Notre but est donc d’analyser les significations paradoxales de cette proposition bolanienne et de réfléchir sur les contributions de Bolaño à la littérature contemporaine. </p>
<p>Nous suivrons pour ce faire le chemin proposé et parcouru par Pierre Macherey, à savoir un dialogue ouvert entre philosophie et littérature par le biais d’une exploration commune. La question demeure, comme le suggère Macherey: «quelle forme de pensée est incluse dans les textes littéraires, et peut-elle en être extraite?<a href="#bnote1" name="note1"><strong>[1]</strong></a>» Il s’agit d’un exercice philosophique non pas sur la littérature, mais avec elle. Pour Macherey, </p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">le rapport de la littérature et de la philosophie est strictement documentaire: la philosophie affleure à la surface des œuvres de la littérature au titre d’une référence culturelle, plus ou moins travaillée, comme une simple citation qui d’ailleurs, du fait de l’ignorance de leurs auteurs et commentateurs, passe le plus souvent inaperçue. À un autre niveau, l’argument philosophique remplit à l’égard du texte littéraire le rôle d’un véritable operateur formel: c’est ce qui se passe lorsqu’il dessine le profil d’un personnage, organise l’allure générale d’un récit, voire en dresse le décor, ou structure le mode de sa narration. Enfin le texte littéraire peut encore devenir le support d’un message spéculatif, dont le contenu philosophique est souvent ramené sur le plan d’une communication idéologique.<a href="#bnote2" name="note2"><strong>[2] </strong></a><br />
</span></p>
<p>C’est un peu dans la même direction que Jacques Rancière affirme que «la critique littéraire ou cinématographique, ce n’est pas une manière d’expliquer ou de classer les choses, c’est une manière de les prolonger, de les faire résonner autrement<a href="#bnote3" name="note3"><strong>[3]</strong></a>». Pour notre part, nous faisons un exercice de philosophie littéraire, pour reprendre l’expression de Macherey, une sorte d’investigation littéraire à la manière de Claude Lefort (sur <em>L'Archipel du Goulag</em> de Soljenitsyne<a href="#bnote4" name="note4"><strong>[4]</strong></a>) et de Miguel Abensour (sur <em>Le rouge et le noir</em> de Stendhal<a href="#bnote5" name="note5"><strong>[5]</strong></a>). Notre question est la suivante: comment un écrivain, dans notre cas Bolaño, transforme un fait divers en symptôme et avertissement politique? Or, l’écrivain chilien Roberto Bolaño n’a pas fait une simple transposition d’un fait divers; il construit plutôt, dans son roman 2666, un récit apocalyptique sur la violence totalitaire et la violence suicidaire, considérées comme violences autodestructrices. </p>
<p>Bolaño reprend plusieurs informations concernant certains faits divers oubliés, qui se seraient déroulés entre 1993 et 1997 au Mexique —notamment l’enquête approfondie menée par le journaliste mexicain Sergio González (<em>Les os dans le désert</em>) sur certains crimes ayant eu lieu à Ciudad Juárez<a href="#bnote7" name="note6"><strong>[6]</strong></a>—, et s’en sert pour fabriquer <em>2666</em>, un roman noir en forme de thriller politico-psychologique. Il cherche ainsi à comprendre le fonctionnement de la violence et de la justice à Ciudad Juárez. Sa toile de fond est le rapport entre vieilles et nouvelles violences au XXe siècle. Bolaño veut parler des crimes de Ciudad Juárez comme du possible<a href="#bnote7" name="note7"><strong>[7]</strong></a>, pour reprendre l’expression de Georges Bataille. Il s’interroge en tant que romancier sur la violence et transforme Ciudad Juárez en Santa Teresa, un trou noir, ou l’endroit où se cache le secret du monde, selon ses propres mots. </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bolaño et la littérature latino-américaine</strong></span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Épiphanie négative, je veux dire, comme le négatif photographique d’une épiphanie. Ce qui est aussi une chronique quotidienne de nos pays. <a href="#bnote8" name="note8"><strong>[8] </strong></a><br />
</span></p>
<p>Roberto Bolaño est, selon l’écrivain catalan Enrique Vila-Matas, un «écrivain de la multiplicité<a href="#bnote9" name="note9"><strong>[9]</strong></a>», concept tiré des <em>Leçons américaines</em> de l’écrivain italien Italo Calvino. D’après Calvino, un écrivain de la multiplicité n’hésite pas à laisser une grande liberté à ses personnages pour modifier ou transformer la trame narrative de départ, par exemple. Un écrivain multiple n’a pas peur de bifurquer sans arrêt de ses propres voies narratives. Autrement dit, Bolaño laisse parler ses personnages; c’est un auteur polyphonique. Or, pour Vila-Matas, Bolaño échappe aux caractéristiques habituellement associées aux auteurs latino-américains: l’engagement politique, le réalisme magique, l’exotisme baroque, les feuilletons urbains, etc. D’une autre manière, l’écrivain mexicain Jorge Volpi définit Bolaño comme le «dernier des écrivains latino-américains<a href="#bnote10" name="note10"><strong>[10]</strong></a>». Pour Volpi, Bolaño est le dernier écrivain à incarner une certaine idée d’ensemble dans les lettres latino-américaines, au delà des frontières nationales de chaque pays, car il conçoit sa littérature comme une recherche sur les origines et les devenirs des personnages nomades qui parcourent sans cesse cette terre latino-américaine. Ces deux postures à propos de l’œuvre de Bolaño, celle de Vila-Matas et celle de Volpi, invitent à se demander ce qu’est un écrivain latino-américain<a href="#bnote11" name="note11"><strong>[11]</strong></a>.</p>
<p>Dans l’œuvre de Roberto Bolaño, on trouve des romans traitant de la violence politique (le Chili de la dictature de Pinochet dans <em>Étoile distante</em> et <em>Nocturne</em> du Chili; la répression contre les étudiants au Mexique en 1968 dans <em>Amulet</em>; l’extrême droite française des années trente dans <em>Monsieur Pain</em>) ou traitant d’une violence inspirée de faits divers: La piste de glace, Les détectives sauvages, Le policier des rates, Appels téléphoniques, etc. Bolaño a dû s’exiler de façon définitive dès l’âge de 20 ans, à cause de la dictature de Pinochet. Ce «déchirement» personnel restera à toujours en lui et sa littérature sera presque entièrement marquée par le thème de l’exil<a href="#bnote12" name="note12"><strong>[12]</strong></a>. </p>
<p>Bolaño réélabore l’histoire à partir des épiphanies négatives pour faire face aux cauchemars du siècle, notamment dans son roman <em>2666</em>. Il représente le cas d’un écrivain qui, justement, s’oppose à cette «mémoire saturée» des évènements récents de l’Amérique Latine, et fait appel à l’imagination pour s’approcher de l’histoire des victimes et, surtout, de celle des meurtriers.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bolaño et la littérature contemporaine</strong></span></p>
<p><em>2666</em>, dernier roman de Bolaño, inachevé et paru de façon posthume, est consacré à l’exploration de certaines formes de violence au XXe siècle: la révolution russe, le nazisme, et finalement la violence suicidaire de fin de siècle à Ciudad Juárez. 2666 traverse tout ces événements à travers la vie et l’œuvre de l’écrivain fictif allemand Benno von Archimboldi, né Hans Reiter, qui parcourt le XXe siècle: de la République de Weimar jusqu’à Ciudad Juárez. Suivant Georges Navet et Patrice Vermeren, on pourrait parler à Ciudad Juárez d’une nouvelle forme de violence, surnommé «suicidaire»: </p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce que nous avons évoqué sous le nom de violence suicidaire désigne cette violence à la fois hétéro- et autodestructrice qui semble échapper à toute rationalité, comme si elle était une pure négativité se retournant contre tout et finalement contre soi –un mélange instable de rage et de jouissance à être anti-humain en général. On la rencontre dans certaines violences urbaines (pensons par exemple aux émeutes de Los Angeles, en 1993)<a href="#bnote13" name="note13"><strong>[13]</strong></a>.</span></p>
<p>Or, dans son enquête romanesque sur le réel et la violence, Bolaño a réservé une place exceptionnelle à la peinture comme voie parallèle d’exploration des formes de représentation de la violence. Les peintres Gustave Courbet et Georges Grosz occupent une place très importante dans le roman 2666. On pourrait dire que la peinture fonctionne chez Bolaño comme une véritable allégorie des formes de violences. Voyons le cas de Courbet.</p>
<p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Peinture et violence dans <em>2666</em>: le cas Courbet</span></strong></p>
<p>Résumons d’abord le scénario de cet extrait de <em>2666</em>: Boris Ansky, un écrivain juif et russe fictif créé par Bolaño, écrit un journal intime dans lequel il raconte sa vie et décrit le contexte et la vie quotidienne au moment des grandes purges stalinistes des années 1930. Ansky parle surtout de l’écrivain fictif soviétique, Ephraïm Ivanov, assassiné apparemment par ordre de Staline en 1938 —avec lequel il a écrit trois romans: <em>Le crépuscule</em>, <em>Midi</em> et <em>L’aube</em>. Ansky et Ivanov se lient d’une grande amitié et sont, comme le dit Bolaño, «[c]omplices dans leurs impostures jusqu’à la fin» (p.829). Mais Ansky est un dandy et Ivanov un pamphlétaire (c’est un peu comme si Paul Valéry avait écrit Les chiens de garde de Paul Nizan!). Ansky est l’écrivain fantôme d’Ivanov. En signant les romans d’Ansky, Ivanov devient un écrivain «sérieux». En échange, il introduit le jeune Ansky dans le réseau du parti, dont il est un membre reconnu, et le protège dans la mesure de son pouvoir. Tout se passe plus ou moins bien au début, jusqu’à ce que, d’après Ansky, on juge les romans d’Ivanov (dont Ansky est l’auteur secret) «suspects», selon l’expression de Staline lui-même. Après l’assassinat d’Ivanov, Ansky se cache dans l’Isba de sa famille à Kostekino (Crimée) jusqu’au Pogrom nazi en 1942, où il est assassiné. Quelques mois plus tard, Hans Reiter, jeune soldat allemand, découvre le cahier d’Ansky dans une cachette derrière la cheminée de son Isba en 1943. Il s’enferme dans l’Isba et lit le cahier d’Ansky pendant une saison, une saison en enfer. Il subit une métamorphose. </p>
<p>Selon Bolaño, Ansky est la force de Hans Reiter, c’est-à-dire sa source d’inspiration, et grâce à lui, Reiter deviendra plus tard Benno von Archimboldi, un célèbre écrivain allemand de l’après-guerre. Autrement dit, Reiter se fait écrivain par la peinture: il est bouleversé par les commentaires d’Anski sur Giuseppe Arcimboldo et, plus marginalement, sur Courbet. Mais nous avons ici un paradoxe: Reiter se passionne pour Arcimboldo à partir des commentaires d’Ansky, et non pas à partir des peintures en elles-mêmes (précisons que Reiter n’a jamais visité un musée, ni même regardé un tableau dans un livre). Ansky voit dans la peinture d’Arcimboldo, particulièrement dans <em>Les quatre saisons, de la joie pure</em>. Mais il y voit aussi, dans deux autres tableaux (<em>Le cuisinier</em> et <em>Le juriste</em>), l’horreur. Retenons donc que Reiter découvre la peinture à travers l’écrivain Ansky. C’est comme si l’on était bouleversé seulement par les commentaires de Paul Claudel sur Johannes Vermeer sans avoir jamais entendu parler de Vermeer et sans jamais avoir vu une seule de ses peintures. Autrement dit, ce sont les impressions d’Ansky sur la peinture d’Arcimboldo qui ont fait de Reiter un écrivain: c’est ainsi que Reiter devient Benno von Archimboldi.</p>
<p>Après l’assassinat d’Ivanov, outre ses références à Arcimboldo, Ansky parle également de Courbet. La place qu’occupe Courbet dans le cahier d’Ansky est très significative car c’est à propos du maître d’Ornans qu’Ansky fera une ébauche de comparaison entre le réalisme de Courbet —qu’il admire—, et le réalisme socialiste —qu’il subit et qui l’écrase. Bolaño fait dire à Ansky qu’il considère Courbet «comme le paradigme de l’artiste révolutionnaire» (p.830): «[Ansky] se moque, par exemple, de la conception manichéenne que certains peintres soviétiques ont de Courbet». (p.827) Pour Bolaño, Courbet est «l’artiste du tremblement constant» (p.832). Que représente-elle donc, la figure de Courbet, dans les cahiers d’Ansky? Voyons seulement le cas de <em>L’Atelier du peintre</em> de Courbet et le rapport avec <em>2666</em>.</p>
<p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><em>L’Atelier du peintre</em> de Courbet dans 2666</span></strong></p>
<p>Quant à <em>L’Atelier du peintre</em>, Ansky s’intéresse seulement à Charles Baudelaire et à Pierre-Joseph Proudhon, qui figurent tous les deux dans la toile<a href="#bnote14" name="note14"><strong>[14]</strong></a>. Il situe Courbet au milieu de ses deux amis, l’artiste et l’homme politique. Il y a d’abord le poète: «Il parle de la silhouette de Baudelaire qui apparaît dans un coin du tableau lisant qui représente la Poésie. Il parle de l’amitié de Courbet avec Baudelaire…» (p.827). Après, Ansky fait une comparaison très énigmatique entre les politiques et l’art, à propos de Proudhon: «Ansky parle de Courbet (l’artiste) avec Proudhon (le Politique) et il compare les opinions sensées de ce dernier avec celles d’une perdrix. Tout politique avec du pouvoir, est, en matière d’art, pareil à une perdrix monstrueuse, gigantesque, capable d’aplanir des montagnes avec ses petits sauts, tandis que tout politique sans pouvoir est comme un curé de village, une perdrix aux dimensions normales<a href="#bnote15" name="note15"><strong>[15]</strong></a>» (p.827). </p>
<p>Michael Fried voit un double paradoxe dans ces deux personnages: Baudelaire a toujours critiqué vivement le réalisme, et donc Courbet, en dénonçant chez lui un certain «matérialisme»<a href="#bnote16" name="note16"><strong>[16]</strong></a>. Par contre, Proudhon, qui a toujours apprécié un certain «matérialisme» chez Courbet, n’a pas compris au fond quel était le «vrai» sens révolutionnaire de Courbet. </p>
<p>Dans <em>l’Atelier du Peintre</em>, tandis que Baudelaire lit, Proudhon semble regarder l’avenir. Courbet fait de l’art et de la politique en même temps parce que, pour lui, il n’y a pas de gestes dits «artistiques» séparés des gestes dits «politiques». Courbet ne fait pas de la politique seulement pendant la Commune. Il est un artiste engagé moins par les thèmes de ses tableaux (même s’il sont assez révolutionnaires) que par la transformation du regard du peintre sur lui-même, sur son œuvre et sur le spectateur. C’est ce que Fried appelle la structure du regard chez Courbet. Autrement dit, et pour aller un peu vite, Courbet invente autant la figure du peintre-spectateur (bien que cela se soit vu avant, notamment dans <em>Les Ménines</em> de Velasquez) qu’un nouveau type de spectateur. C’est un peu le cas d’Edgar Allan Poe, évoqué par Jorge Luis Borges: Poe invente un nouveau type de lecteur, un lecteur moderne, un lecteur qui se méfie des «apparences»<a href="#bnote17" name="note17"><strong>[17]</strong></a>.</p>
<p>Proudhon, pour sa part, se concentre presque exclusivement sur les thèmes à traiter dans l’art. Certes, il regarde vers l’avenir, mais en quels termes? </p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Quant à nous socialistes révolutionnaires, nous disons aux artistes comme aux littérateurs: notre idéal, c’est le droit à la vérité. Si vous ne savez avec cela faire de l’art et du style, arrière! Nous n’avons pas besoin de vous. Si vous êtes au service des corrompus, des luxueux, des fainéants, arrière! Nous ne voulons pas de vos arts. Si l’aristocratie, le pontificat et la majesté royale vous sont indispensables, arrière toujours! Nous proscrivons votre art ainsi que vos personnes. L’avenir est splendide devant nous… </span><a href="#bnote18" name="note18"><strong>[18]</strong></a></p>
<p>Proudhon et Courbet étaient effectivement très proches. Courbet admirait énormément Proudhon et le philosophe encourageait le peintre à peindre le «réel», dans un sens assez différent de Baudelaire. Les deux regardent vers l’avenir, mais ils ne cherchent et ne voient peut-être pas les mêmes choses. C’est peut-être dans ce sens qu’Ansky parle de la perdrix et de Proudhon. La perdrix ne regarde pas très loin. Elle n’est pas comme l’aigle ou le faucon qui, eux, ont une vision excellente. En termes artistiques, Proudhon serait-il comparable à une perdrix?</p>
<p>On sait que <em>L’Atelier du peintre</em> est défini par la critique comme une sorte de manifeste du réalisme de Courbet. Thomas Schlesser la définit dans ces termes: «l’œuvre de Courbet est engagée. En faveur du réalisme d’abord, dont elle se veut à la fois le bilan et le programme esthétique… Mais cette œuvre (l’Atelier) est également engagée politiquement, socialement, en faveur d’un monde nouveau<a href="#bnote19" name="note19"><strong>[19]</strong></a>». Selon Bolaño, Ansky considère Courbet «comme le paradigme de l’artiste révolutionnaire. Il se moque, par exemple de la conception manichéenne que certains peintres soviétiques ont de Courbet» (p.827). Il s’agit de deux idées différentes. D’une part, il y a la figure de Courbet comme héros révolutionnaire ou comme artiste engagé et, d’autre part, il y a le détournement du réalisme de Courbet chez les réalistes soviétiques des années 1930. Toutes ces discussions permettent à Bolaño de mieux définir ses propres idées sur le politique et ce qu’on appellera l’impolitique. </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bolaño et la critique littéraire</strong></span></p>
<p>Bolaño s’intéresse aussi dans <em>2666</em> à la figure du critique littéraire comme personnage de fiction. Dans la première partie du roman, les quatre personnages principaux, quatre critiques littéraires —un Français, un Espagnol, un Italien et une Anglaise—, essaient de lever le voile qui recouvre certains aspects de la vie de Benno von Archimboldi, un écrivain qui n’est connu de personne:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le travail de Pelletier se focalisa sur l’insularité, sur la rupture qui semblait caractériser la totalité des livres d’Archimboldi au regard de la tradition allemande, mais pas au regard d’une certaine tradition européenne. Le travail de Espinoza, l’un des plus séduisants qu’Espinoza ait jamais écrits, gravitait autour du mystère qui voilait la silhouette d’Archimboldi, dont pratiquement personne, pas même son éditeur, ne savait rien : ses livres paraissaient sans photo sur le rabat ou en quatrième de couverture ; ses données bibliographiques étaient minimes (écrivain allemand né en Prusse en 1920). (p. 28)</span></p>
<p>Les méthodes et les résultats des recherches des critiques littéraires sur son «personnage», c’est-à-dire sur l’écrivain Archimboldi, sont analysés par Bolaño pour mieux comprendre son propre rôle en tant qu’écrivain jugé par la critique a posteriori: l’écrivain comme objet d’étude. L’écrivain partage alors avec les critiques les mêmes intentions: réfléchir sur le métier de l´écriture et sur la méthode, c’est-à-dire sur le style.</p>
<p>Bolaño fait un exercice d’anticipation littéraire puisqu’il va à la rencontre de la critique sur son propre terrain. Il réfléchit aux rapports entre littérature et critique littéraire afin de s’interroger sur les possibilités et les limites de la fiction une fois étudiée et expliquée par les critiques. Qu’est-ce qu’un critique croit savoir sur son objet d’étude? Pourquoi, à un moment donné, un critique croit en savoir plus de l’œuvre que l’auteur lui-même? Voyons un exemple. C’est M. Bubis, l’éditeur d’Archimboldi, qui raconte la scène:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">«Qu’en pensez vous d’Archimboldi? répéta Bubis.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le visage de Junge devint rouge comme le crépuscule qui, derrière la colline, montait, puis vert, comme les feuilles pérennes des arbres du bois.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Hum, dit-il, hum, puis les yeux se tournèrent vers la petite maison, comme s’il attendait que de là vienne l’inspiration ou l’éloquence, ou n’importe quel type d’aide. Pour être franc avec vous, dit-il- puis: sincèrement, mon opinion n’est pas…puis, enfin: que puis-je vous dire?</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Quelque chose, dit Bubis, votre opinion en tant que lecteur, votre opinion en tant que critique.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Bien, dit Junge, je l’ai lu, c’est un fait.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Tous deux sourirent. </span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Mais ajouta-t-il, je n’ai pas l’impression que c’est un auteur…c’est-à-dire, il est allemand, on ne peut pas le nier, sa prosodie est allemande, vulgaire mais allemande, ce que je veux dire, c’est que j’ai l’impression que ce n’est pas un écrivain européen.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Américain, peut-être? dit Bubis, qui à l’époque caressait l’idée d’acheter les droits de trois romans de Faulkner.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Non, pas américain non plus, plutôt africain, dit Junge, et il se remit à faire des grimaces sous les branches des arbres. Plus exactement: asiatique, murmura le critique.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- De quelle partie de l’Asie ? voulut savoir Bubis.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Comment je pourrais le savoir, dit Junge, indochinois, malais, il a l’air persan dans ses meilleurs passages.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Ah, la littérature persane, dit Bubis, qui en réalité ne connaissait absolument rien à la littérature persane.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Malais, malais, dit Junge…</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce soir-là…Bubis apprit à la baronne que le critique n’aimait pas les livres d’Archimboldi. </span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Ça a de l’importance? demanda la baronne qui, à sa manière, et en conservant toute son indépendance, aimait l’éditeur et tenait en haute estime ses opinions.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Ça dépend, dit Bubis en caleçon, a côté de la fenêtre, tout en regardant l’obscurité extérieure par un interstice minuscule entre les rideaux. Pour nous, en réalité, ça n’a pas beaucoup d’importance. Pour Archimboldi, en revanche, ça en a beaucoup. (p.933)</span></p>
<p>La question de la vulgarité est une caractéristique proposée par plusieurs critiques au moment de définir la personnalité et l’œuvre d’Archimboldi. Mais, ce qui nous intéresse c’est le fait de constater qu’Archimboldi a, selon Junge, un style jugé comme extra-européen, voir extra-occidental. En tout cas, c’est un style en dehors du canon. Cela est un aspect que les quatre critiques littéraires de la première partie du roman entrevoient seulement dans leurs rêves et leurs cauchemars.</p>
<p>Bolaño essaie dans <em>2666</em> d’anticiper la réception de la critique à sa propre œuvre. On se demande toutefois quelles sont les stratégies narratives de Bolaño pour contourner et «tromper» la critique, et comment l’écrivain reconfigure la figure du critique à travers ses propres fictions. Ce sont les questions que pose Bolaño à plusieurs reprises. Comme on l’a déjà montré, pour lui, les critiques ne pouvaient pas «rire ou se déprimer» (p.43) avec l’auteur, avec Archimboldi. Bolaño se demande quel type de relation se construit entre les auteurs et les critiques. Il se demande, dans le cas de Grosz par exemple, quelle est la définition d’une œuvre originale et les rapports entre celle-ci et les copies:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Mme Bubis se posait la question de savoir jusqu’au quel point quelqu’un peut connaître l’œuvre de quelqu’un d’autre. Par exemple, moi, l’œuvre de Grosz me passionne, dit-elle en désignant les dessins de Grosz accrochés au mur, mais est-ce que je connais réellement son œuvre? Ses histoires me font rire, à certaines moments je crois que Grosz les a dessinées pour que je rie, à certaines occasions le rire se transforme en éclat de rire, et les éclats de rire en cris de fou rire, mais j’ai rencontré une fois un critique d’art qui aimait Grosz, évidemment, et qui pourtant sombrait dans la dépressions lorsqu’il assistait à une rétrospective de son œuvre, ou lorsque pour des raisons professionnelles, il devait étudier un tableau ou un dessin. Et ces dépressions ou ces périodes de tristesse duraient habituellement des semaines. Ce critique d’art était un ami à moi, mais jamais nous n’avions abordé le sujet de Grosz. Une fois cependant je ai dit ce qui m’arrivait. Au début il ne voulait pas le croire. Ensuite il s’est mis à remuer la tête d’un côté à l’autre. Puis il m’a regardé de haut en bas comme s’il ne me connaissait pas. J’ai pensé qu’il était devenu fou. Il a cessé toute relation amicale avec moi pour toujours. Il n’ya pas très longtemps on m’a raconté qu’il dit encore que je ne sais rien sur Grosz et que mon goût esthétique ressemble à celui d’une vache. Bon, en ce qui me concerne, il peut dire ce qu’il veut. Moi je ris avec Grosz, lui, Grosz, le déprime, mais qui connaît Grosz réellement? Imaginons, dit Mme Bubis, qu’à cet instant précis on frappe à la porte et qu’apparaisse mon vieil ami le critique d’art. Il s’assoit ici, sur le sofa, à côté de moi, et l’un des vous sort un dessin non signé, nous assure qu’il est de Grosz et qu’il désire le vendre. Je regarde le dessin et souris, puis je sors mon chéquier et je l’achète. Le critique d’art regarde le dessin et n’est pas deprimé, il essai de me faire reconsidérer l’affaire. Pour lui ce n’est pas un dessin de Grosz. Pour moi c’est un dessin de Grosz. Lequel des deux a raison? Ou prenons l’histoire d’une autre manière. Vous, dit Mme Bubis en montrant Espinoza, vous sortez un dessin non signé et dites qu’il est de Grosz, et vous essayez de le vendre. Je ne ris pas, je l’observe froidement, apprécie le trait, la fermeté, la satire, mais rien dans le dessin ne suscite mon plaisir. Le critique d’art l’observe minutieusement et, comme c’est normal chez lui, il est déprimé et séance tenante fait une offre, une offre qui excède ses économies et qui, si elle est acceptée, le plongera dans de longues soirées de mélancolie. J’essaie de le dissuader. Je luis dis que le dessin me paraît douteux parce qu’il ne me fait pas rire. Le critique me répond qu’il était temps que je vois l’œuvre de Grosz avec des yeux d’adulte et il me félicite. Lequel des deux a raison? (p.42)</span></p>
<p>On pourrait dire néanmoins que l’appréciation artistique, bien entendu, ne peut reposer exclusivement sur les plaisir ou l’émotion immédiate que peut produire une œuvre. Bolaño remet en question l’influence du marché dans l’art, c’est-à-dire le fait que l’institutionnalisation des chefs d’œuvre ait plus d’importance que sa réception. C’est le cas des ventes aux enchères d’œuvres d’art. Mais, d’autre part, il faut constater que les options proposées par Mme Bubis sont assez simplistes: ou bien on rit, ou bien on est déprimé. Il semble nécessaire d’analyser ces idées tout en tenant compte de l’usage de l’ironie chez Bolaño. Et si l’on posait la question de Bubis autrement? Au lieu de se demander qui a raison, si on se demandait plutôt pourquoi l’un ou l’autre devait avoir plus raison que l’autre et quelles seraient les conditions de possibilité d’un jugement esthétique? Cette question nous fait penser au dernier film d’Abbas Kiarostami, <em>Copie conforme</em> (2010): dans le film, un spécialiste de l’art de la Renaissance est remis en question en tant qu’homme face à ses propres idées par sa femme, notamment dans une scène à Florence durant laquelle ils discutent de la valeur d’une œuvre originale face à une copie de celle-ci, et sur la réception de l’œuvre par le public.</p>
<p>Dans le cas de deux critiques littéraires du roman, Pelletier et Espinoza, quoiqu’il s’agisse de chercheurs confirmés et sérieux dans leur métier, ils sont plus intéressés à «s’occuper de sauvegarder l’œuvre d’Archimboldi» (p.144). Ils agissent comme des gardiens du temple. Par contre, Norton et Morini, les deux autres critiques, ont un autre type de relation avec l’œuvre d’Archimboldi. C’est pour cela qu’ils ne veulent pas poursuivre Archimboldi comme des paparazzis. Ainsi:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">pour le dire en un mot et de manière brutale, Pelletier et Espinoza, tout en se promenant dans Sankt Pauli, prirent conscience que la quête d’Archimboldi ne pouvait jamais emplir leurs vies. Ils pouvaient le lire, ils pouvaient l’étudier, ils pouvaient le triturer, mais ils ne pouvaient pas s’écrouler de rire avec lui, ni sombrer dans la déprime avec lui, en partie parce que Archimboldi était toujours loin, en partie parce que son œuvre, à mesure qu’on s’y enfonçait, dévorait ses explorateurs. Pour le dire en un mot: Pelletier et Espinoza comprirent à Sankt Pauli, et ensuite dans l’appartement de Mme Bubis décoré des photographies du défunt M. Bubis et de ses écrivains, qu’ils voulaient faire l’amour et non la guerre. (p.44)</span></p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bolaño pour une littérature impolitique</strong></span></p>
<p>Tout au long de <em>2666</em>, Bolaño reconfigure les rapports entre critiques et écrivains à travers un nouveau regard sur le critique et sur son influence sur les lecteurs. Pour l’écrivain chilien, rien n’échappe vraiment à la fiction, même pas les analyses les plus «objectives» des critiques. Chez Bolaño, on retrouve une nouvelle approche de la fiction, qu’il faudra étudier davantage. </p>
<p>On lit <em>2666</em> comme une enquête critique sur le contemporain, comme le dit le philosophe Italien Roberto Esposito. On se demande aussi quel horizon il peut y avoir pour une pensée de l’émancipation dans ce contexte suicidaire<a href="#bnote20" name="note20"><strong>[20]</strong></a>. Ce qui est surtout intéressant pour nous est d’interroger ces deux scénarios à travers le concept de l’impolitique. C’est-à-dire, l’impolitique comme ce qui semble être impropre au politique et difficile d’aborder du point de vue politique. Pour Esposito, «l’impolitique est une catégorie, mieux une perspective… (un horizon catégoriel) essentiellement négative, critique et nécessairement liée à cette négativité, à son inexprimabilité positive, sous peine de renversement dans son propre opposée, c’est-à-dire, dans les catégories du politique… on peut parler toujours à partir de ce qu’elle ne représente pas<a href="#bnote21" name="note21"><strong>[21]</strong></a>». C’est par ailleurs dans cette perspective aussi que Jean Luc Nancy parle de «la littérature en limite du politique<a href="#bnote22" name="note22"><strong>[22]</strong></a>».</p>
<p>Dès son premier roman, <em>Littérature nazie en Amérique</em>, Bolaño nous livre une sorte de feuille de route de sa littérature à venir: une littérature mineure toujours en déplacement. Une littérature définie par son goût pour les détails et les rencontres inouïes et <em>a priori </em>insignifiantes. Il s’inspire notamment de Georges Perec: </p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">on a tendance à revenir sur ses pas, on a peur de se perdre, on se limite volontiers aux seuls grands axes; mais avec un minimum d’expérience et d’esprit d’initiative, il est néanmoins relativement facile de se laisser aller au petit bonheur; il suffit en somme de marcher un peu le nez en l’air, de se laisser tenter par une allée plantée d’arbres, une statue équestre, un magasin à la vitrine lointainement alléchante, un attroupement, l’enseigne d’un pub, un autobus qui passe… <a href="#bnote23" name="note23"><strong>[23]</strong></a></span></p>
<p>Il y a un souci de l’infra-ordinaire chez Bolaño, ce qui par ailleurs caractérisera l’œuvre de Bolaño par la suite (voir par exemple <em>La piste de glace </em>ou <em>Monsieur Pain</em>). </p>
<p>D’autre part, Bolaño est, pour nous, un autopsiste du XXe siècle: son but est de comprendre les rationalités qui sont derrière les différents types de violence. Dans toute son œuvre, de ses premiers romans (<em>La littérature nazie en Amérique</em><a href="#bnote24" name="note24"><strong>[24]</strong></a>) jusqu’à <em>2666</em>, Bolaño s’est toujours demandé non pas quelle est l’origine du mal, mais bien plutôt comment fonctionnent les dispositifs de la violence. </p>
<p>Le but de la littérature chez Bolaño est de s’interroger sur les conditions de possibilité des violences. Bolaño se demande à plusieurs reprises: Comment réagit un individu quelconque face à la violence? Parfois, il est un résistant, même sans le vouloir (Auxilio dans <em>Amulet</em>), parfois il est un traitre (Wieder dans <em>Étoile distante</em>), parfois il est un «courtisan» (le prêtre jésuite dans <em>Nocturne du Chili</em>). À rebours d’une littérature de plus en plus attaché au politiquement correct, l’écriture de Bolaño dérange parce qu’elle se veut avant tout «viscéraliste<a href="#bnote25" name="note25"><strong>[25]</strong></a>». Bolaño traite le réel en autopsiste et non pas en thérapeute<a href="#bnote26" name="note26"><strong>[26]</strong></a>. Il y a chez Bolaño une autopsie du réel et non pas une thérapeutique. </p>
<p><em>2666</em> est un grand roman du XXe siècle par ses thèmes, et c’est aussi un roman qui inaugure le XXIe siècle par sa méthode, par la façon par laquelle Bolaño traite le «réel». Bolaño construit une «philosophie littéraire», comme l’écrit Macherey, qui dépasse les cadres d’analyse propres à un écrivain latino-américain du XXe siècle. C’est pour cela qu’il est si proche de Borges<a href="#bnote27" name="note27"><strong>[27]</strong></a>. Mais Borges, tout en étant un écrivain né au XIXe siècle, a été aussi à part entière un écrivain du XXe siècle par sa méthode (notamment à partir de Fictions (1940) où l’on trouve «Pierre Ménard», «Funes», «Tlon» etc.). L’intérêt éveillé par Borges dans le milieu philosophique en France dès les années 1950 avec Caillois et ensuite chez Foucault, Deleuze, Derrida, Blanchot, Rancière, est très connu, mais il ne faut pas oublier que Borges est né dans un sous-continent où l’on disait (Groussac) qu’«être connu comme écrivain en Amérique du Sud n’est pas être connu point». Tout cela pour dire que même Borges, aujourd’hui apprécié partout, a dû attendre plusieurs décennies pour être «découvert» par les philosophes. Notre but néanmoins n’est pas bien sûr de «découvrir» Bolaño par la philosophie, mais seulement de penser avec lui le siècle passé et le siècle à venir. Il nous semble que Bolaño est en cela, et à sa manière, un «disciple» de Borges. </p>
<p> </p>
<hr />
<p><a href="#note1" name="bnote1">1</a> Pierre Macherey, <em>À quoi pense la littérature?</em>, PUF, Paris, 1990, p.8.<br />
<a href="#note2" name="bnote2">2</a> <em>Ibid</em>., p.11.<br />
<a href="#note3" name="bnote3">3</a> Jacques Rancière,<em> Et tant pis pour les gens fatigués</em>, Paris, Amsterdam, 2009, p.482.<br />
<a href="#note4" name="bnote4">4</a> Claude Lefort, <em>Un homme en trop : réflexions sur « L’archipel du Goulag »</em>, Paris, Seuil, 1976.<br />
<a href="#note5" name="bnote5">5</a> Miguel Abensour, « Le rouge et le noir à l’ombre de 1789? », dans <em>Critique de la Politique autour de Miguel Abensour</em>, Paris, Unesco, 2006.<br />
<a href="#note6" name="bnote6">6</a> Il s’agit d’un ensemble de crimes commis contre des femmes dans la ville fictive de Santa Teresa, inspirée de Ciudad Juárez au Mexique, la ville la plus violente du monde: 119 assassinat par 100 000 habitants. Bien qu’il y ait de plus en plus de meurtres liés au trafic de drogues à Ciudad Juárez, la violence envers les femmes y demeure très «singulière», presque toujours développée comme un rituel. Il y a surtout une manière assez frappante d’exercer une violence sexuelle. Il y a eu près de 500 victimes entre 1993 et 2003, l’année de l’achèvement du roman. Les crimes se poursuivent encore aujourd’hui. Précisons que le cadavre retrouvé en 1993 n’est pas le premier de cette série de crimes, mais seulement le premier présenté par la presse comme fait divers.<br />
<a href="#note7" name="bnote7">7</a> «Bataille —penseur par excellence de l’impossible— aura bien compris qu’il fallait parler des camps comme du possible même, le ‘possible d’Auschwitz’, comme il écrit exactement». Georges Didi-Huberman, <em>Images malgré tout</em>, Paris, Minuit, 2003, p.42.<br />
<a href="#note8" name="bnote8">8</a> Bolaño, «La littérature et l’exil» (inédit en français), publié dans <em>Entre paréntesis</em>, Barcelona, Anagrama, 2003. (Je traduis.)<br />
<a href="#note9" name="bnote9">9</a> Propos recueillis dans Edmundo Paz Soldán et Gustavo Faverón Patriau, <em>Bolaño salvaje</em>, Barcelone, Editorial Candaya, 2008.<br />
<a href="#note10" name="bnote10">10</a> Andrés Gómez Bravo, «Jorge Volpi: “Roberto Bolaño fue el ultimo escritor latinoamericano”», latercera.com, [en ligne]. <a href="http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml" title="http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml">http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml</a>. (Page en ligne depuis le 26 février 2010 et consultée le 4 juin 2010).<br />
<a href="#note11" name="bnote11">11</a> Voir aussi un article d’Horacio Castellanos Moya à propos de Bolaño: Horacio Castellanos Moya, «Sobre el mito Bolaño», lanacion.com, [en ligne]. <a href="http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451" title="http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451">http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451</a>. (Page en ligne depuis le 19 septembre 2009 et consultée le 15 novembre 2009).<br />
<a href="#note12" name="bnote12">12</a> À ce sujet voir surtout le poète péruvien César Vallejo comme personnage dans <em>Monsieur Pain</em> et la «mère des poètes mexicains», l’uruguayenne Auxilio Lacouture, dans <em>Amulet</em>, entre autres.<br />
<a href="#note13" name="bnote13">13</a> Georges Navet et Patrice Vermeren, « Théories de la violence, politiques de la mémoire et sujets de la démocratie », <em>Topique </em>2003/2, n° 83, p.47.<br />
<a href="#note14" name="bnote14">14</a> On pourrait faire toute une thèse sur ce tableau et notamment autour de Courbet-Baudelaire-Proudhon. Disons au passage qu’elle a déjà été faite par Frédérique Desbuissons: «Peu de toiles ont été plus commentées et décortiquées que <em>L’Atelier</em>. Une thèse de l’historienne de l’art Frédérique Desbuissons est d’ailleurs consacrée à cet incroyable flot d’interprétations qui continue aujourd’hui encore», Thomas Schlesser, <em>Courbet, un peintre à contre temps</em>, Paris, Ed. Scala, 2007, p.32. Le titre de la thèse de Desbuissons est: «Énigme et interprétations: <em>L’Atelier du peintre </em>de Gustave Courbet, histoire d’une œuvre inachevée» (sous la direction de M. Gilbert Lascault).<br />
<a href="#note15" name="bnote15">15</a> Chez Bolaño on trouve toujours une fascination pour les comparaisons entre les hommes et les animaux. Ce thème est traité dans toute son œuvre. Le rat a une place du premier ordre chez Bolaño.<br />
<a href="#note16" name="bnote16">16</a> Michael Fried, <em>Le réalisme de Courbet</em>, Paris, Gallimard, 1993.<br />
<a href="#note17" name="bnote17">17</a> «Hay un tipo de lector actual, el lector de ficciones policiales. Estae lector ha sido —ese lector se encuentra en todos los países del mundo y se cuenta por milloes- engendrado por Edgar Allan Poe», Borges, <em>El cuento policial, en Prólogo a Seis Problemas para Isidro Parodi</em>, Barcelona, Ed Bruguera, 1982.<br />
<a href="#note18" name="bnote18">18</a> Proudhon, <em>Du principe de l’art et de sa destination sociale</em>, Genève-Paris, Slatkine, 1982, p.280.<br />
<a href="#note19" name="bnote19">19</a> Thomas Schlesser, <em>Courbet, un peintre à contre temps</em>, Paris, Scala, 2007, p.32.<br />
<a href="#note20" name="bnote20">20</a> Quelle est la figure de la femme construite par les bourreaux? Quel rapport y a t il entre langage et passage à l’acte (façons de torturer et de tuer en 2666)?<br />
<a href="#note21" name="bnote21">21</a> Roberto Esposito, «Perspectives de l’impolitique», <em>Revue Tumultes</em>, no 8, Apolitismes, 1996, p.60.<br />
<a href="#note22" name="bnote22">22</a> Voir Jean Luc Nancy, «Autour de la notion de communauté littéraire», <em>Revue Tumultes</em>, no 6, mai 1995, p.15.<br />
<a href="#note23" name="bnote23">23</a> Georges Perec,<em> L’infra ordinaire</em>, Paris, Seuil, 1989, p. 82.<br />
<a href="#note24" name="bnote24">24</a> Dans <em>La littérature nazie en Amérique</em> (1993), on trouve tous les thèmes et contextes traités par Bolaño par la suite.<br />
<a href="#note25" name="bnote25">25</a> Le réel-visceralisme ou infra-rréalisme est le mouvement crée par Bolaño au Mexique dans les années 1970. Voir surtout <em>Les détectives sauvages</em>, <em>L’université inconnue </em>(poèmes de Bolaño) et les poèmes de Mario Santiago (Ulises Lima dans <em>Les détectives sauvages</em>).<br />
<a href="#note26" name="bnote26">26</a> Dans cette perspective, on pourrait placer Bolaño à côté de Thomas Bernhard ou David Lynch.<br />
<a href="#note27" name="bnote27">27</a> Dans «Conseils pour écrire un conte», Bolaño déclare que sa référence la plus importante est Borges: «Il faut lire et relire Borges, encore une fois», dans <em>Entre Paréntesis</em>, Barcelona, Anagrama, 2003.</p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/litterature-impolitique-0#commentsBATAILLE, GeorgesBAUDELAIRE, CharlesBOLAÑO, RobertoBORGES, Jorge LuisBRAVO, Andrés GomezChiliCrimeDESBUISSONS, FrédériqueESPOSITO, RobertoFait diversHistoireImaginaire de la finJusticeLACOUTURE, AuxilioLEFORT, ClaudeMACHEREY, PierreMOYA, Horacio CastellanosPolitiquePROUDHON, Pierre-JosephReprésentationREVERDY, PierreRoman policierSCHLESSER, ThomasVALLEJO, CésarVILAS-MATAS, EnriqueViolenceRomanWed, 12 Jan 2011 14:30:59 +0000Alberto Bejarano305 at http://salondouble.contemporain.infoQuand l’auteur joue avec la (méta)fiction
http://salondouble.contemporain.info/lecture/quand-l-auteur-joue-avec-la-metafiction
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<a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div>
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<a href="/biblio/le-jardin-des-delices-terrestres">Le Jardin des délices terrestres</a> </div>
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</div>
<!--break--><!--break--><p><em><br />
Le Jardin des délices terrestres</em><a name="note1" href="#note1b"><strong>[1]</strong></a> est le deuxième roman d’Indrajit Hazra, musicien, journaliste et écrivain indien né à Calcutta en 1971. Ce roman, qui au final pourrait être qualifié de ludique, emprunte à la bande dessinée belge comme à la littérature jeunesse bengali et induit, avec sa structure problématique et sa narration indécidable, certains effets de rupture qui dévoilent et problématisent sa construction. Je tenterai ici de rendre compte de certains enjeux soulevés par ce roman qui se joue parfois des théories littéraires et qui, par le fait même, se laisse difficilement appréhender en termes simples.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>D’abord, un résumé</strong></span></p>
<p>Le roman est composé de deux récits livrés en alternance. Le premier met en scène Hiren Bose, opérateur d’un taxiphone situé au rez-de-chaussée du 14, Banamali Nashkar Lane, à Calcutta. Il habite à l’étage chez Uma, sa fiancée, depuis quatre ans. Une nuit, quatre eunuques travestis en femmes, des hijras, vandalisent la cabine téléphonique du taxiphone et attaquent Hiren. Ce dernier n’ose pas annoncer la mauvaise nouvelle à Uma sachant qu’elle sera furieuse contre lui: il n’a pas assuré son commerce comme elle le lui avait conseillé il y a longtemps déjà. Soucieux de «mettre fin à ce chapitre de [sa] vie» (p.30), il verse du «fioul» (p.30) un peu partout au rez-de-chaussée, ainsi qu’au premier étage où dort Uma, et met le feu à l’édifice. Il se sauve des lieux du crime et ne revient que plusieurs heures après, une fois le brasier éteint; Uma est morte. Hiren est recueilli par Shishir, un ami qui habite la pension du 72, tout juste en face du taxiphone, sur Banamali Nashkar Lane, où Hiren avait déjà habité avant de déménager chez Uma. Avec quelques retours en arrière, on apprend à connaître les personnages qui habitent la pension, surtout Ghanada, sorte de gourou qui occupe la chambre sur le toit et qui raconte toujours des histoires invraisemblables qui l’impliquent personnellement mais auxquelles personne n’adhère vraiment. On apprend aussi qu’Hiren est pyromane et qu’il aurait brûlé d’autres édifices avant de mettre le feu à son commerce. La vie au foyer est plutôt répétitive et les soirées se terminent toujours sur la terrasse avec Ghanada qui raconte ses histoires, couché dans sa chaise longue. Hiren a l’impression que Ghanada sait à propos de l’incendie du 14, et, un soir où l’atmosphère est particulièrement tendue, il se fait assommer par les résidents du foyer. Il se réveille dans le coffre d’une voiture. Shishir, Ghanada, Gaur et Shibu portent tous les quatre leur costume d’hijras: ce sont eux, les eunuques qui l’ont attaqué dans son taxiphone. Ghanada explique qu’ils se déguisent ainsi pour supprimer tout désir sexuel et se protéger du danger que représentent les femmes. Parce qu’Hiren menace l’équilibre du foyer où ils s’isolent des femmes pour rester entre eux, ils doivent agir et le neutraliser. Ils l’assomment de nouveau et l’enferment dans un placard du Writer’s Building, le siège du gouvernement du Bengale occidental, auquel ils mettent le feu. Hiren réussit à s’échapper de cet incendie monumental et est arrêté par un inspecteur qui l’accuse d’avoir allumé plusieurs incendies criminels perpétrés dans les dernières années. On l’emporte dans un fourgon de l’armée.</p>
<p>Le second récit concerne Manik Basu, «auteur de livres à succès comme <em>Les Principes du plaisir</em>, <em>Bricolage</em>, <em>L’Illusionniste et autres récits</em>» (p.33) qui «avait fait la plus grosse erreur de sa vie en signant un contrat stipulant qu’il remettrait un roman par an à la prestigieuse maison d’édition Kutir» (p.33), mais qui empire sa situation en fuyant l’Inde et en se réfugiant «dans un hôtel relativement bon marché de la lointaine Prague» (p.33) sans avoir remis un seul roman à son éditeur, cinq ans après avoir signé le contrat. Il est enlevé à Prague par des hommes de main de son éditeur, qui le séquestrent dans la chambre de son hôtel. Il a dix jours pour écrire un roman; le «dixième jour, si le livre est pas fini, on sera obligés de vous descendre» (p.41), le menace-t-on. Basu s’attelle donc à la tâche. Toutefois, au bout de quelques jours, un de ses geôliers vient le chercher pour le conduire jusqu’à un grand manoir où l’attend Ajit Chaudhuri, «propriétaire et responsable des publications de Kutir» (p.105). Chaudhuri s’excuse parce que «les autochtones n’avaient pas parfaitement compris» ses consignes (p.105). Il prie Basu de se considérer désormais comme son invité et «souhaite rendre [son] séjour aussi agréable que possible» (p.105). Basu explore le manoir d’abord, avant de se lancer dans l’écriture: «[il] se dit que le mieux était sans doute de se gratter la cervelle jusqu’à produire quelque chose» (p.139). Les semaines s’écoulent et l’écrivain travaille plutôt bien; un jour, il annonce que son manuscrit est terminé. Il refuse toutefois de le remettre à Chaudhuri, mais celui-ci, à l’aide de ses hommes de main, réussit à le lui soutirer. Entre temps a commencé à se tisser une étrange relation entre Basu et Irma Van der Lubbe, la gouvernante du gite où il réside; ils s’espionnent mutuellement dans le noir et semblent tous les deux attirés l’un vers l’autre. Basu décide de rester un peu à Prague avant de retourner en Inde. Il se rend à l’opéra avec Irma, au Théâtre national. Lors de l’entracte, elle le pousse par la fenêtre du troisième étage; il s’effondre sur le sol et meurt.<br />
<strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
Quelques courts-circuits</span></strong></p>
<p>Les deux récits se partagent parfaitement le livre: le premier, celui d’Hiren Bose, se développe dans les chapitres impairs; le deuxième, celui de Manik Basu, occupe les chapitres pairs. Le treizième chapitre, intitulé «Dernières nouvelles» (p.233-239), rompt ce découpage et constitue un verbatim d’un segment télévisuel de type <em>breaking news</em> concernant l’incendie du Writer’s Building et la mort de Basu. Le roman s’achève avec un épilogue reproduisant «<em>un extrait de l’article “Mensonges, sacrés mensonges et Ghanada”, signé de Manik Basu, écrit à Prague et publié dans le numéro spécial du magazine Alpana de février 2004, consacré à Premendra Mitra pour le centenaire de sa naissance</em>» (p.241). Dans cet article, Basu parle de sa rencontre (littéraire) avec Ghanada, un personnage créé par Premendra Mitra, et de l’admiration qu’il éprouve pour la structure enchâssée de leurs narrations à tous les deux. Il termine en affirmant avoir utilisé le personnage de Ghanada dans son plus récent roman, <em>Le Jardin des délices terrestres</em>. Ce qui est particulier avec cette structure, c’est que certaines pistes disséminées tout au long du roman laissent croire que Manik Basu écrit l’histoire d’Hiren Bose; les deux récits existeraient donc dans une relation d’enchâssement: le récit cadre serait celui de Manik et le récit enchâssé, celui d’Hiren. Le chapitre treize vient toutefois court-circuiter cette relation jusque-là plutôt calme et immobile, puisqu’il suppose que les deux personnages existeraient dans un même univers de fiction, tandis que, tout au long du roman, les frontières entre leurs deux mondes étaient hermétiques, exception faite de deux petits accrocs. Le premier: </p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Un autre [client] m’avait réclamé l’indicatif d’un pays européen dont je n’avais jamais entendu parler (et que j’ai maintenant oublié). Je dus en conséquence vérifier l’annuaire qui donnait la liste de tous les indicatifs. Il le recopia sur un bout de papier mais, ensuite, il passa un coup de fil local.<br />
Ce client avait un visage qui me disait vaguement quelque chose. Mais, bien sûr, tous les hommes vous rappellent quelque chose si vous cherchez bien. (p.11)
<p></p></span></div>
<div>Ce client qui dit vaguement quelque chose à Hiren s’informe-t-il de l’indicatif de la République tchèque? Il s’agit là d’un tout petit court-circuit qui n’en est pas un, en fait, à moins de lire le roman en mode paranoïaque —ce que ce type de littérature nous invite à faire, par ailleurs. Le deuxième est plus significatif; tandis qu’Irma Van der Lubbe regarde Manik Basu dormir, elle a subitement l’impression d’être le personnage d’un roman:<br />
</div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Il y avait quelque chose dans cette forme allongée qui mettait Irma mal à l’aise. Plantée là à la lueur de la lune qui projetait des ombres incertaines, avec le visage tout proche de celui de cet écrivain endormi venu d’un pays si lointain, elle eut soudain l’impression d’être incluse dans une œuvre de fiction, à un de ces moments sans rebondissements avant que l’on ne tourne la page. Bientôt tout serait fini, elle n’aurait plus à être le témoin de ces scènes où un homme était le prisonnier d’autres hommes. On lui demanderait sûrement de jouer un rôle dans le dénouement, ce qui arrivait souvent, pas très souvent, mais suffisamment pour la mettre mal à l’aise. (p.184-185)</span><br />
</div>
<p>En effet, elle jouera un rôle important dans le dénouement: elle défenestrera Basu du troisième étage du Théâtre national. Ici, c’est une troisième frontière qui est traversée: si Irma, qui se trouve dans le récit cadre (celui de Manik), est en réalité un <em>personnage</em>, s’il ne s’agit pas seulement d’une impression, c’est qu’il y aurait un troisième récit, véritable cadre cette fois, qui enchâsserait les deux autres.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Combien y a-t-il de récits, alors?</strong></span></p>
<p>Si on considère qu’il y a un <em>mastermind</em>, un génial conspirateur derrière tout cela, un narrateur implicite (ou un auteur implicite) qui vient arranger les événements —et qui relègue par le fait même les deux récits au rang de récits intradiégétiques—, la question de son identité se pose désormais. Qui est-il? Pourquoi se contente-t-il de retranscrire le bulletin de nouvelles et d’ajouter un extrait de l’article de Basu concernant Ghanada, plutôt que de mettre en place un véritable récit cadre qui viendrait ceinturer cette fiction qui, sans de telles frontières, n’est rien de moins que problématique? En effet, sans ce narrateur implicite caché derrière ses propres fictions, on pourrait dire que la narration, pourtant bien réelle puisqu’on vient de la lire, devient tout d’un coup impossible du point de vue de la vraisemblance pragmatique<a name="note2" href="#note2b"><strong>[2]</strong></a>, comme annulée ou niée par l’inexistence du narrateur; les événements racontés par la lectrice de nouvelles du chapitre treize pointent dans cette direction: la mort de Manik Basu ne peut pas être annoncée dans l’univers de fiction d’Hiren Bose. Ce court-circuit rend la posture de narration impossible: un narrateur qui vient de mourir ne peut pas raconter ce qui se passe après sa mort, surtout qu’il n’avait pas préparé le terrain pour s’arroger d’un tel droit. Néanmoins, l’épilogue vient souligner le fait que l’auteur Manik Basu a écrit l’histoire dans laquelle le personnage de Ghanada apparaît, c’est-à-dire celle d’Hiren Bose. Aussi, Manik Basu fait référence à Ghanada, qu’il présente comme «l’un de ses personnages dans le roman qu’il [vient] de terminer» (p.224-225). Il y a trois notes de bas de page dans l’épilogue qui attestent des faits littéraires avancés par Manik Basu. Ces sources appuient l’idée que le récit d’Hiren est fictif et que c’est Manik Basu qui l’a écrit. Première hypothèse: Manik Basu (récit cadre) écrit l’histoire d’Hiren Bose (récit enchâssé). Deuxième hypothèse: il y aurait un auteur implicite (récit cadre) qui arrangerait les récits de Manik Basu (récit enchâssé dans celui de l’auteur implicite et récit cadre de l’histoire d’Hiren) et d’Hiren (récit enchâssé à la puissance deux). Si on exclut le dernier chapitre et l’article de Basu reproduit en épilogue, il n’y a pas vraiment de récit cadre, mais bien plutôt une illusion de cadre. L’indécidabilité de cette troisième narration semble suspendre le dénouement des deux récits; le lecteur n’aura pas l’heure juste sur cette question et ne pourra pas trancher ou choisir l’une ou l’autre des deux hypothèses interprétatives que je viens de présenter. Voilà pourquoi j’ai parlé plus tôt d’une narration indécidable.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Hommage métafictionnel</strong></span></p>
<p>Il y a plus d’une mise en abyme dans le roman. D’abord, on retrouve la traditionnelle mise en scène de l’écrivain qui écrit un roman qui porte le même titre que celui que le lecteur réel tient entre ses mains<a name="note3" href="#note3b"><strong>[3]</strong></a> —cadres qui court-circuitent à la fin alors que l’écrivain et son personnage sont traités sans discrimination de niveau narratif dans le même bulletin de nouvelles. Aussi, il y a une mise en abyme de la structure du roman avec les propos de Basu sur Premendra Mitra dans l’épilogue: «Ce qui me surprenait —et me surprend encore à ce jour en tant que lecteur et en tant qu’écrivain—, c’est la trajectoire suivie par l’auteur Premendra Mitra, à un certain niveau, et celle suivie par l’un des plus célèbres narrateurs du monde, Ghanada, pour raconter leurs histoires (enchâssées dans une histoire)» (p.243). Ce processus est utilisé par Indrajit Hazra dans l’écriture du roman <em>Le Jardin des délices terrestres</em>, et aussi par Manik Basu, d’une certaine façon, dans son roman <em>Le Jardin des délices terrestres </em>(bis), qui met en scène le «narrateur» Ghanada aux côtés du narrateur Hiren.</p>
<p>L’intertextualité occupe aussi une place importante dans le roman d’Hazra. D’abord, Premendra Mitra (1904-1988) est un auteur réel et une figure éminente de la littérature bengali. Il a publié des poèmes, des romans et des nouvelles et est surtout connu pour ses textes de science-fiction comme <em>The Twelfth Manu</em> <a name="note4" href="#note4b"><strong>[4]</strong></a>. Mitra a remporté de nombreux prix littéraires dont certains très prestigieux. Il a créé en 1945 le personnage de Ghanada, qui est rapidement devenu très célèbre en Inde: plusieurs romans mettent en vedette le personnage et les autres résidents du 72, Banamali Nashkar Lane et certains ont été adaptés pour la radio et sous forme de bandes dessinées, dont l’une est toujours publié par le périodique pour enfants Anandamela. Le personnage de Ghanada que l’on rencontre dans le roman d’Hazra est à quelques détails près le même que celui créé par Premendra Mitra; il habite le même lieu, avec les mêmes hommes (Shibu, Shishir, Gaur et les autres) et raconte le même genre d’histoires invraisemblables, proches de la science-fiction mais truffées de véritables données scientifiques et historiques. Par exemple: il révèle comment il aurait pu empêcher «que se produise le trou de la couche d’ozone» (p.92), comment il a sauvé de la mort un homme emprisonné dans un monastère espagnol par le père Raúl qui croyait être une réincarnation de l’Inquisiteur Tomás de Torquemada, comment aussi la cigarette lui a un jour sauvé la vie lors d’un feu de brousse en Australie, etc. Ce dialogue entre le roman d’Hazra et ceux de Premendra Mitra est l’emprunt transfictionnel le plus considérable dans Le Jardin des délices terrestres. Néanmoins, un personnage important du récit de Manik Basu est emprunté à un tout autre univers de fiction. En effet, vers la fin du roman, Irma Van der Lubbe affirme avoir déjà rencontré Bianca Castafiore, qui était de passage à Prague pour chanter dans <em>La Damnation de Faust</em> de Berlioz. Pour un lecteur qui ne connaît qu’en partie <em>Les Aventures de Tintin et Milou</em> d’Hergé, l’allusion à la soprano italienne (fictive) peut paraître étrange. Hazra révèle, dans un article paru dans le journal <em>Hindustan Times</em>, avoir «emprunté» le personnage d’Irma à Hergé, ce qui explique l’allusion au «rossignol milanais»: </p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">A few years ago, I wrote a book in which I used (borrowed or stole, being the more appropriate word) one of Hergé’s minor characters from his Tintin books, Irma, Bianca Castifiore’s quiet maid, for my own nefarious purpose. While the original Irma was nothing but Bianca’s appendage —her ‘high point’ being when she assaults Thompson and Thomson with a walking stick in <em>The Castafiore Emerald</em><a name="note5" href="#note5b"><strong>[5]</strong></a> when the two detectives accuse her of stealing the soprano’s emerald— ‘my’ Irma was a full-blown woman with a mysterious past and an unsettling presence. I must say, I felt rather smug about plucking Irma out of a children’s comic book and placing her in a work of, ahem, literature.<a name="note6" href="#note6b"><strong>[6]</strong></a>
<p></p></span></div>
<p>Ces deux emprunts, le premier majeur et le second plus ponctuel, participent, il me semble, à la création d’une fiction en forme d’hommage rendu à la bande dessinée et à la littérature jeunesse —à tout le moins à deux figures emblématiques de ces champs particuliers. Couplée aux mises en abyme présentées plus tôt, la présence de ces personnages qui passent d’une œuvre de fiction à une autre me semble inscrire Indrajit Hazra à la suite d’autres écrivains associés à la métafiction, comme Italo Calvino, Paul Auster, Julio Cortázar, et bien d’autres encore — c’est sans oublier Enrique Vila-Matas, fier héritier de Cervantès et de Borges, dont l’un des romans a été commenté ici par Simon Brousseau<a name="note7" href="#note7"><strong>[7]</strong></a>.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Quand l’auteur se joue des théories littéraires: de la littérature «postmoderne»</strong></span></p>
<div>J’ajoute enfin: même si <em>Le Jardin des délices terrestres</em> ne me semble pas être une fiction critique à proprement parler, il n’en reste pas moins qu’on retrouve dans le roman quelques références à certaines théories littéraires qui méritent d’être relevées. D’abord, Hiren fait référence de façon directe, lorsqu’il traite des récits de Ghanada, au concept de suspension volontaire de l’incrédulité (<em>willing suspension of disbelief</em> <a name="note8" href="#note8b"><strong>[8]</strong></a>) développée par Samuel Taylor Coleridge dans <em>Biographia Literaria</em>:<br />
</div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Au début, quand le récit est encore crédible, Shibu se contente de grommeler, avec soit un sourire narquois, soit un rire moqueur, soit encore une remarque destinée à renvoyer le conteur dans ses cordes. Mais Ghanada poursuit, piquant une cigarette ou même un paquet entier, et continue à nous raconter une autre histoire tirée de son passé tout aussi difficile à gober à moins de suspendre volontairement son incrédulité, comme disait Coleridge. (p.67)
<p></p></span></div>
<div>Cette référence dénote à tout le moins une connaissance de cette théorie en particulier par l’auteur, sinon un jeu, une raillerie de cette même théorie. L’auteur, dans un but ludique, met la théorie à contribution pour livrer un roman métafictionnel, sinon postmoderne; tout le roman semble précisément travailler à faire en sorte que le lecteur ne puisse pas s’abandonner à cette suspension volontaire de l’incrédulité, ou encore qu’il s’y abandonne totalement et choisisse de tout accepter de ce que l’auteur fait subir au récit et à ses personnages. Manik Basu utilise d’ailleurs le terme «postmoderne» pour qualifier de façon retorse les romans de Premendra Mitra, en épilogue: «Ghanada constitue ma première et ma plus stimulante rencontre avec ce que de nombreux critiques s’obstinent à appeler non sans une certaine pesanteur “la littérature postmoderne”» (p.244). Ici encore, le terme est moqué, utilisé de façon consciente par l’auteur implicite, dans un but détourné. Et si la métafiction —et tous ses avatars— n’est pas exclusivement contemporaine (je pense notamment à James Joyce et au <em>Hamlet</em> de Shakespeare), il n’en reste pas moins que les motifs relevés dans <em>Le Jardin des délices terrestres</em> font, il me semble, de ce roman d’Indrajit Hazra une fiction «postmoderne», si tant est que l’on puisse s’entendre sur la signification d’un tel concept. Sans prendre part au débat, sans même tenter d’offrir une définition de la postmodernité littéraire —l’exercice dépasserait d’ailleurs largement les objectifs de cette lecture—, je me permet de proposer en conclusion que le roman d’Indrajit Hazra ne fait que jouer, sans rien critiquer ou remettre en question: le récit et sa structure problématique, les références au monde du livre et à la littérature, les emprunts transfictionnels à la bande dessinée et à la littérature de jeunesse ainsi que les mises en abyme sont autant de façons de rendre hommage à un type de production littéraire qui a court depuis plusieurs siècles déjà et qui ne semble pas près de s’essouffler, malgré les redites. Une production littéraire maintenue en vie à coups de clins d’œil, notamment.<br />
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<hr />
<a name="note1b" href="#note1">1</a> Paru pour la première fois en français aux éditions Le Cherche Midi en 2006. Édition originale: <em>The Garden of Early Delights</em>, New Delhi, RST IndiaInk Publishing Company Private Limited, 2003.<br />
<a name="note2b" href="#note2">2</a> «La vraisemblance pragmatique, à laquelle Cavillac a consacré un article fort éclairant (1995), renvoie […] à la performance narrative, c’est-à-dire à la crédibilité du narrateur et de la situation énonciative», écrit Andrée Mercier dans un état de la question sur la vraisemblance. Voir: Andrée Mercier, «La vraisemblance: état de la question historique et théorique», dans <em>temps zéro. Revue d’étude des écritures contemporaines</em>, no 2 [en ligne]. <a href="http://tempszero.contemporain.info/document393" title="http://tempszero.contemporain.info/document393">http://tempszero.contemporain.info/document393</a> [Page consultée le 18 août 2010]. Voir aussi: Cécile Cavillac, «Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle», dans <em>Poétique</em>, no 101, février 1995, p.23-46.<br />
<a name="note3b" href="#note3">3 </a>Je pense par exemple au roman <em>Les Faux-monnayeurs</em> d’André Gide, ou encore à <em>Je suis un écrivain japonais</em> de Dany Laferrière, dont Geneviève Dufour a rendu compte ici. Voir: Geneviève Dufour, «Le Japon de poche», dans Salon double [en ligne]. <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-japon-de-poche" title="http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-japon-de-poche">http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-japon-de-poche</a> [Texte en ligne depuis le 5 décembre 2008]. <br />
<a name="note4b" href="#note4">4</a> Traduit en anglais en 1972 par Enakshi Chatterjee, ce court roman d’anticipation mythologique est notamment recueilli dans l’anthologie <em>Contemporary Bengali Litterature: Fiction</em>, parue en 1972 chez Academic Publishers et dirigée par Sukumar Ghose.<br />
<a name="note5b" href="#note5">5</a> Hergé, <em>Les Bijoux de la Castafiore</em>, Bruxelles, Casterman, 1963.<br />
<a name="note6b" href="#note6">6</a> Indrajit Hazra, «Tintin, how Art thou?», dans <em>Hindustan Times</em>, [en ligne]. <a href="http://www.hindustantimes.com/News-Feed/nm14/Tintin-how-Art-thou/Article1-130366.aspx" title="http://www.hindustantimes.com/News-Feed/nm14/Tintin-how-Art-thou/Article1-130366.aspx">http://www.hindustantimes.com/News-Feed/nm14/Tintin-how-Art-thou/Article...</a> [Texte en ligne depuis le 30 juillet 2006 et consulté le 16 juillet 2010].<br />
<a name="note7" href="#note7">7 </a>Voir: Simon Brousseau, «De l’exploration à l’obsession», dans <em>Salon double</em> [en ligne]. <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/de-l-exploration-a-l-obsession" title="http://salondouble.contemporain.info/lecture/de-l-exploration-a-l-obsession">http://salondouble.contemporain.info/lecture/de-l-exploration-a-l-obsession</a> [Texte en ligne depuis le 5 mars 2009].<br />
<a name="note8b" href="#note8">8</a> Samuel Taylor Coleridge, <em>Biographia Literaria</em>, volume II, édité par James Engell et Jackson Bate, Princeton, Princeton University Press (Bolligen Series LXXV / The Collected Works of Samuel Taylor Coleridge. 7), 1983 [1817], p.6.
http://salondouble.contemporain.info/lecture/quand-l-auteur-joue-avec-la-metafiction#commentsAutorité narrativeBORGES, Jorge LuisCAVILLAC, CécileCERVANTÈSCOLERIDGE, Samuel TaylorCORTAZAR, JulioCulture populaireGIDE, AndréHAZRA, IndrajitHergéIndeIntertextualité JOYCE, JamesMERCIER, AndréeMétafictionMITRA, Premendra PostmodernitéSHAKESPEARE VILAS-MATAS, EnriqueVraisemblanceRomanThu, 19 Aug 2010 14:48:38 +0000Pierre-Luc Landry252 at http://salondouble.contemporain.info