Salon double - Postmodernité http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/555/0 fr Emporter le paradis d'un seul coup http://salondouble.contemporain.info/article/emporter-le-paradis-dun-seul-coup <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/white-noise">White Noise </a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/the-corrections">The Corrections</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/critures-sous-influence-pr-sence-des-drogues-en-litt-rature-contemporaine">Écritures sous influence: présence des drogues en littérature contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br />&nbsp;</p> <p style="text-align: right;"><em>Bruce, I don't know how to say this without sounding a bit precious… but when I drink this sort of very special Scotch, I feel like I've been placed in the bipolar field of the sacred and the profane, the licit and the illicit, the religious and the blasphemous…</em> (Leyner, 1990: 83)<br />&nbsp;</p> <p><br />Il est tout de même étonnant de constater qu'on puisse lire les <em>Paradis artificiels</em> de Baudelaire sans se sentir dépaysé, et en ayant le sentiment qu'il décrit de façon assez exacte le rapport de nos contemporains à la drogue. Je crois que si ce texte est toujours actuel, c'est parce qu'il y a dans l'expérience de la drogue quelque chose de fondamental, quelque chose d'irréductible qui traverse les époques, et que Baudelaire a mis le doigt sur ce que serait, pour utiliser un mot démodé, <em>l'essence</em> de cette expérience. Baudelaire décrit magnifiquement la tentation que représente la drogue, la «volupté immédiate», «l'acuité de la pensée» qu'elle peut procurer. La tentation qui assaille l'homme, selon lui, repose sur son envie de trouver «les moyens de fuir, ne fût-ce que pour quelques heures, son habitacle de fange et […] d'emporter le paradis d'un seul coup.» Il y aurait donc, au cœur de la question de la drogue, un rapport de force entre le désir et le manque, entre l'idéalisme et le plancher des vaches, comme si ces deux états étaient en fait les charges positives et négatives d'une même réalité. La question, pour moi, devient donc de savoir comment les écrivains peuvent représenter cette dynamique fondamentale.<br /><br />La drogue est une question pour la littérature parce qu'elle porte en elle la possibilité d'ébranler la réalité, la conception que nous nous faisons de la réalité, et en cela, elle pose à sa façon le problème du <em>réalisme</em> littéraire. Les écrivains qui traitent de la drogue semblent presque toujours vouloir suggérer que les drogués ne sont pas ceux qu'on croit. Le drogué entretient de la sorte un rapport métonymique avec la société dans laquelle il se trouve. Évidemment, le rapport peut aussi être critique et disruptif, comme c'est le cas dans le discours de la contre-culture où la drogue s'inscrit dans une logique de la dépense férocement subversive: on fume, on boit, on se détruit de façon à livrer une véritable leçon <em>kunique</em><strong><a href="#note1a">[1]</a><a name="note1"></a></strong>&nbsp; à ceux pour qui la préservation du corps et des biens est une fin en elle-même. Dans tous les cas, la drogue est un moyen pour les écrivains de réfléchir à notre rapport au monde: déchirés entre le désir et le manque, nos contemporains connaissent eux aussi la compulsion, la tentation des objets qui chantent à l'unisson, comme dans un dessin animé de Disney qui aurait tourné au cauchemar: «Consomme-nous! Consomme-nous! Quand tout sera consumé, tu seras au Paradis.» Il est peut-être banal d'affirmer que tout peut potentiellement être une drogue: l'amour, le sexe, le café, le dessert, mais il l'est sans doute moins de pousser à termes le raisonnement. Le fait de s'investir affectivement dans la consommation laisse entrevoir une forme de vide. De quelle nature est ce vide? C'est la question que la drogue pose. Et comme il existe plusieurs sortes de drogues, il doit exister aussi plusieurs sortes de vide, ou plusieurs façons de s'y abandonner.<br /><br /><strong>*</strong><br /><br /><em>White Noise</em> (1985), le roman le plus familial de Don DeLillo, révèle une mécanique particulière de la drogue, et d'une façon qui me semble importante pour comprendre le contexte dans lequel s'écrivent plusieurs fictions américaines contemporaines. Don DeLillo met en scène un couple, Jack Gladley et Babette, dont la relation repose sur un pacte d'ouverture radicale à l'autre. Une seule question demeure tabou, se révélant toutefois peu à peu l'enjeu central du roman, à savoir leur peur mutuelle de mourir: «Who will die first?» Cette question devient rapidement un leitmotiv (voir par exemple p. 99-100). En fait, Jack et Babette souhaitent tous deux mourir avant l'autre, car la perspective de se retrouver seuls les terrifie. Je crois que cette peur de la mort n'est pas représentée par DeLillo comme étant propre à ce couple, mais qu'elle incarne au contraire un rapport contemporain à la mort qui s'inscrit dans un contexte social précis. Ce contexte est celui d'une certaine déréalisation du monde, le discours médiatique prenant peu à peu la place du tangible. C'est ce que représente «the most photographed barned in America» (p. 12), qui est devenue ironiquement le passage le plus commenté du roman de DeLillo, mais aussi cette déréliction du sujet contemporain que semble vouloir illustrer le romancier. La peur de la mort a une signification particulière lorsqu'elle s'inscrit dans une expérience existentielle dépourvue de sens, où l'humain est abandonné à lui-même dans un monde de signes: «I am the false character that follows the name around» (p. 17), affirme Jack.<br /><br />C'est dans ce contexte de thanatophobie domestique que la drogue surgit. On apprend que Babette expérimente depuis quelques temps le Dylar, une drogue conçue pour éliminer la peur de la mort. Pour avoir accès au Dylar, Babette accepte de tromper Jack avec un des scientifiques ayant mis au point cette drogue. Ce choix difficile montre à quel point son angoisse de la mort surplombe son existence: si elle décide de tromper son mari, c'est en quelque sorte par amour pour lui, afin de préserver l'harmonie de leur relation et du foyer familial. En agissant ainsi, Babette rejoue le pari mentionné par Baudelaire. La drogue touche toujours d'une façon ou d'une autre à l'absolu, et c'est parce que Babette est idéaliste qu'elle est prête à prendre les risques qui l'accompagnent. Cette drogue séduisante, on s'en doute, a malheureusement des effets secondaires incommodants: Babette est instable, passant du cynisme à l'affectuosité, et le Dylar semble rendre indiscernable la distinction entre les mots et les objets auxquels ils réfèrent. Il s'agit tout bonnement de l'envers de la situation contemporaine décrite par DeLillo: alors que la peur de la mort, la perte de sens de la vie s'inscrit dans une médiatisation incessante du réel, alors que le nuage toxique qui oblige les habitants à quitter la ville plonge ceux qui le respirent dans une étrange impression de déjà-vu, rendant l'expérience inauthentique, le médicament imaginé par DeLillo pour guérir l'angoisse de Babette fait coller les mots à leur signification. Et c'est là que réside toute l'intelligence romanesque de DeLillo, dans cette ambiguïté, dans le refus d'arrêter la réflexion une fois la critique du simulacre effectuée: l'inverse de la situation postmoderne, un monde où le Sens serait d'une limpidité absolue, n'est pas davantage souhaitable. Le constat est peut-être moins pessimiste que réaliste, et évidemment Babette ne peut <em>emporter le paradis d'un seul coup</em>. Sa relation à la drogue est métaphysique puisqu'elle trouve sa justification dans la volonté d'éradiquer la peur de la mort. Le roman de DeLillo montre bien qu'elle doit connaître l'angoisse, qu'elle ne peut y échapper puisque c'est le propre de la drogue que d'offrir des solutions temporaires à des problèmes qui eux, sont le plus souvent&nbsp; irrésolubles.<br /><br /><strong>*</strong><br /><br />Cette idée de DeLillo de réfléchir à la drogue comme appartenant également à la vie des gens ordinaires, et non pas seulement à la marge, est aussi présente dans <em>The Corrections</em> (2001) de Jonathan Franzen. Ce roman familial met aussi en scène une certaine angoisse de la mort, le père de la famille Alfred Lambert étant atteint du Parkinson. Cependant, je crois que c'est d'abord aux difficultés de communication que Franzen cherche à réfléchir, et dans le roman, il y a deux cas où la drogue intervient en tant que possibilité de pallier les difficultés communicationnelles des personnages.<br /><br />Chip, le fils d'Alfred et d'Enid, est un professeur de littérature qui vit une aventure avec une de ses étudiantes, Mélissa. À un moment de leur idylle amoureuse, ils partent en vacances et alors qu'il conduit, Mélissa offre à Chip un comprimé de <em>Mexican A</em>, qui se révèle rapidement être de l'ecstasy. S'en suit un assez long passage où le couple s'envoie en l'air durant plusieurs jours, Chip se sentant désinhibé comme il ne l'a jamais été. Malheureusement pour lui, il ne reste bientôt plus de <em>Mexican A</em> et son sentiment d'intense liberté laisse bientôt place à l'angoisse: il se sent grossier et dégoûtant d'avoir traité Mélissa comme un morceau de viande, et conclut finalement que le seul moyen de mettre fin à sa panique est de consommer à nouveau de l'ecstasy. Mélissa lui confirme qu'il n'en reste plus, et lui annonce qu'il est le seul à en avoir consommé, puisqu'elle faisait semblant en prenant plutôt des comprimés d'Advil:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>"I never asked you to get that drug," he said.<br />"Not in so many words," she said.<br />"What do you mean by that?"<br />"Well, a fat lot of fun we were going to have without it."<br />Chip didn't ask her to explain. He was afraid she meant he'd been a lousy, anxious lover until he took Mexican A. He had, of course, been a lousy, anxious lover; but he'd allowed himself to hope she hadn't noticed. Under the weight of this fresh shame, and with no drug left in the room to alleviate it, he bowed his head and pressed his hands into his face. Shame was pushing down and rage was boiling up. (Franzen, 2001 : 63)</p> </blockquote> <p>Cet épisode où Chip se trouve confronté au fait qu'il a été un piètre amant met à nu une dynamique relationnelle que le roman ne cesse d'exploiter, c'est-à-dire l'incapacité de communiquer avec les proches. En fait, <em>The Corrections</em> pose cette question sans y apporter de véritable réponse, mais cet épisode de la drogue suggère qu'il est plus facile d'assouvir ses désirs seul, sans considération pour l'objet de ses désirs, (dans le cas de Chip, le terme d'objet est juste, puisqu'il pas question pour lui de considérer Mélissa comme étant un <em>sujet de désir</em>) que de tenter de les partager.<br /><br />Cette idée du désir d'une présence humaine, sexuelle ou amicale, sans avoir à se révéler en tant que sujet sensible est présente partout dans le roman. Gary, le frère aîné de Chip, est un riche banquier qui vit à Philadelphie et qui est dans le déni total par rapport à son état dépressif. Gary préfère de loin se quereller avec sa femme que de lui admettre qu'il est déprimé. En termes d'impossibilité de communiquer avec l'autre sa faiblesse, cette scène où Gary parle à son reflet est particulièrement signifiante: «"I am not clinically depressed," he told his reflection in the nearly dark bedroom window.&nbsp; With a great, marrow-taxing exertion of will, he stood up from Aaron's bed and sallied forth to prove himself capable of having an ordinary evening.» (Franzen, 2001 : 171) Un peu plus loin, en ce qui paraît être un clin d'œil à David Foster Wallace, Franzen représente Gary en train de vérifier dans le dictionnaire la définition de l'anhédonie<a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a><a name="note2"></a>, «a psychological condition characterized by inability to experience pleasure in normally pleasurable acts.» (Franzen, 2001: 174)<br /><br />Je ne crois pas que ce soit un hasard si c'est Enid, la mère de Chip, qui se retrouve finalement à prendre l'antidépresseur <em>parfait</em> inventé par Franzen, l'Aslan. C'est elle qui incarne le centre névralgique de la famille, et c'est également la seule à faire des efforts afin de passer un dernier Noël où tous seraient réunis, avant qu'Alfred ne perde définitivement sa lucidité. Cependant, et cela est&nbsp; frappant à la lecture, elle ne parle jamais de ses angoisses profondes à ses enfants, qui de toute façon jugent ses caprices incommodants. Enid aurait développé une honte maladive quant à ses sentiments. L'Aslan, de la même façon que la <em>Mexican A</em>, a un effet désinhibant. «The drug, lui apprend le médecin, exerts a remarkable blocking effect on "deep" or "morbid shame".» (p. 339) On apprend par la suite que la compagnie ayant inventé l'Aslan cherche à développer différentes déclinaisons de son produit de base, afin de pouvoir virtuellement soigner tous les malaises psychologiques de notre société. Il y a l'Aslan «performance ultra», l'Aslan «pour adolescent», l'Aslan «club med», l'Aslan «séduction», etc. Ici, le réalisme de Franzen franchit la frontière entre le probable et le dystopique. Tout comme dans le roman de DeLillo, la présence de la drogue pose la question du rapport de force entre le désir et le manque, l'appauvrissement des rapports sociaux s'accompagnant d'un idéal de la relation parfaite. Cette oscillation entre les deux extrêmes que sont l'absence de communication et la relation totalement désinhibée, dégraissée de toute difficulté, est la logique relationnelle à laquelle s'intéresse le roman de Franzen. Le paradoxe qu'il y révèle est lourd de conséquence: la quête d'authenticité, la recherche de relations authentiques de ses personnages passe par l'artifice, l'écart qui les sépare des autres leur semblant irréductible. Condamnés à la solitude, ils consentent volontiers à l'illusion du bonheur chimique.<br /><br /><strong>*</strong><br /><br />Les exemples que j'ai commentés illustrent un rapport domestique à la drogue. Même s'il y a tout un monde qui sépare le désespoir des personnages de Franzen et l'enfer de l'alcoolisme et du crack décrit par James Frey dans <em>A Million Little Pieces</em><a href="#note3a"><strong>[3]</strong></a><a name="note3"></a>, je crois qu'une constante les relie. Ces textes qui explorent les questions posées par la drogue expriment à quel point celle-ci surgit dans l'expérience humaine comme possibilité de combler un désir, ou encore de répondre à une insatisfaction. Ces textes ont tous en commun de représenter la drogue comme une promesse: promesse d'oubli, promesse de plaisir, promesse d'une expérience idéale. Ultimement, la drogue représente pour les personnages une version concrète et palpable de l'espoir: autant dire la matérialisation d'une solution à un problème existentiel. Au fond, ces personnages ont en eux, comme la plupart d'entre nous, un fond d'idéalisme qui fait en sorte que la réalité est toujours un peu décevante. À l'extrémité de ce raisonnement, nous retrouvons James Frey et son personnage suicidaire pour qui la consommation de drogues devient le moyen de réfuter la réalité en vivant dans un monde psychotropique et solipsiste. Cette réfutation de la réalité n'est pas un acte nihiliste, il s'agit au contraire d'une tactique de préservation de soi, les relations humaines étant pour lui aussi pratiquement impossibles à concevoir: «More than anything, all I have ever wanted is to be close to someone. More than anything, all I have ever wanted is to feel as if I wasn't alone.» (p. 73)<br /><br />J'ai voulu suggérer ici que la drogue peut incarner en littérature une certaine forme d'insatisfaction à l'égard de la réalité. C'est là son pouvoir critique, voire subversif. Cet écart entre la réalité et le désir est aussi un thème cher aux écrivains. C'est pour combler cet écart qu'on écrit, qu'on lit de manière effrénée, tout comme c'est dans l'espoir de combler cet écart qu'on peut être séduit par la drogue. La littérature a cependant un pouvoir d'élucidation qui l'oppose radicalement à la <em>fuite</em> qu'on associe le plus souvent à la drogue. J'ai évoqué plus tôt l'idée que les drogués ne sont pas ceux qu'on pense. Mark Leyner, dans <em>My Cousin My Gastroenterologist</em>, a eu le génie d'associer le discours médiatique de la société de consommation à la drogue. Le sourire publicitaire est un sourire de drogué, mais il n'y a pas de panacée en vente libre dans les magasins de grande surface. Plus que tout, il faut se méfier de cet enthousiasme feint dont Leyner se moque ici:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>These Methedrine suppositories are fantastic! I'm spinning through the apartment like a whirling dervish, finishing things I'd put off for months, cleaning the venetian blinds, defrosting the freezer, translating The Ring of the Nibelung into Black English, gluing a model aircraft carrier together for my little son. I'm writing to my congressman, doing push-ups, changing a light bulb as I floss my teeth and feed my fish with one hand, balance my checkbook with the other and scratch my borzoi's silky stomach with my big toe. The stimulatory effect of the suppositories is convulsive. I'm an exploding skeleton of kinetic vectors. (Leyner, p. 49)</p> </blockquote> <p>Cet extrait de My Cousin My Gastroenterologist (1990) illustre bien comment le discours médiatique contemporain joue, tout comme la drogue, sur cette tension entre le désir et le manque qui serait constitutive de l'expérience humaine. Cette parenté entre le monde légitime de la consommation, et celui nécessairement illégitime de la drogue, est fondamentale pour saisir le projet de DeLillo, de Franzen ou de James Frey. Ces auteurs ne sont pas dans une démarche didactique où il s'agirait d'exprimer à quel point la drogue est néfaste. Il s'agit au contraire pour eux de suggérer que l'idée selon laquelle l'incomplétude fondamentale de l'homme, son incomplétude ontologique peut être <em>guérie</em> par la consommation, s'est immiscée peu à peu dans le discours. Le monde que ces auteurs décrivent est un monde de promesses, et les humains qui y évoluent s'y agrippent. Je crois que ces auteurs cherchent aussi à suggérer que tout cela prend place dans une forme de solitude bizarre et pourtant terriblement caractéristique de l'époque: la solitude des gens qui se côtoient, qui habitent ensemble, qui s'aiment. Au fond, Babette n'a pas tellement besoin du Dylar pour vaincre son angoisse. Elle a surtout besoin de Jack pour ne pas être seule devant la mort. S'il est vrai que nous voulons tous <em>emporter le paradis d'un seul coup</em>, ces textes nous rappellent que nous ne voulons certainement pas nous y retrouver seuls.</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>DeLillo, Don, <em>White Noise</em>, New York, Penguin Books (Classics Deluxe Edition), 2009 [1985], 310 p.</p> <p>Foster Wallace, David, <em>Infinite Jest</em>, New York/Boston /London, Back Bay Books, Little, Brown and Company, 2006 [1996] 1079 p.</p> <p>Franzen, Jonathan, <em>The Corrections</em>, Toronto, Harper Perennial, 2005 [2001], 609 p.<br />Frey, James, A Million Little Pieces, New York, Doubleday, 2003, 385 p.</p> <p>Leyner, Mark, <em>My Cousin, My Gastroenterologist</em>, New York, Harmony Books, 1990, 154 p.</p> <p>Sloterdijk, Peter, <em>Critique de la raison cynique</em>, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 1987. [1983], 670 p. [traduit de l'allemand par Hans Hilderbrand]</p> <p>&nbsp;</p> <p><a href="#note1" name="note1a"><strong>[1] </strong></a>Dans sa <em>Critique de la raison cynique</em>, Sloterdijk propose que dans une société où le mensonge règne, l'énonciation de vérités constitue un «moment agressif, une dénudation mal à propos.» (p. 21) Cette énonciation violente de la vérité par l'action plutôt que par l'abstraction serait le propre du kunisme, c'est-à-dire le cynisme dans son acception antique. Sans faire du drogué un philosophe en puissance, je crois qu'il y a dans son existence <em>d'en bas</em> quelque chose de profondément gênant pour ceux qui sont, comme l'écrit Sloterdijk, <em>tout à fait en haut</em>.&nbsp;</p> <p><br /><a href="#note2" name="note2a"><strong>[2] </strong></a>Ce terme clinique se trouve partout dans <em>Infinite Jest</em>, si bien qu'on peut avancer sans se tromper que Franzen fait ici référence à Wallace. Voir par exemple ce passage: «One of the really American things about Hal, probably, is the way he despises what it is he's really lonely for: this hideous internal self, incontinent of sentiment and need, that pulses and writhes just under the hip empty mask, anhedonia.» (Wallace, 1996: 695)</p> <p><a href="#note3"><strong>[3]</strong></a><a name="note3a"></a> Annie Monette signe d'ailleurs un texte sur le roman de James Frey dans ce dossier, «Performance toxicomaniaque : comment recoller ensemble des milliers petits bouts de soi».</p> <p>&nbsp;</p> Ambiguïté Contre-culture DELILLO, Don Divertissement États-Unis d'Amérique FOSTER WALLACE, David FRANZEN, Jonathan FREY, James Imaginaire médiatique Individualisme LEYNER, Mark Métadiscours Mort Postmodernité Publicité SLOTERDIJK, Peter Société de consommation Société du spectacle Roman Mon, 05 Nov 2012 00:19:36 +0000 Simon Brousseau 624 at http://salondouble.contemporain.info Pour une écriture sous ecstasy : Beigbeder coke en stock http://salondouble.contemporain.info/article/pour-une-criture-sous-ecstasy-beigbeder-coke-en-stock <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/larange-daniel-s">Larangé, Daniel S.</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/vacances-dans-le-coma">Vacances dans le coma</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/99-francs">99 francs</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/nouvelles-sous-ecstasy">Nouvelles sous ecstasy</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/legoiste-romantique">L&#039;égoïste romantique</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/un-roman-francais">Un roman français</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/critures-sous-influence-pr-sence-des-drogues-en-litt-rature-contemporaine">Écritures sous influence: présence des drogues en littérature contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>La consommation endémique de toute espèce d’excitant, si fréquente dans les sociétés postindustrielles, dénonce le besoin d’artificialité dans un monde où toute réalité plonge inexorablement dans l’absurde et le grotesque. La cohérence de l’univers se déconstruit avec la fin des Grands récits (Lyotard, 1979) et ouvre ainsi l’ère du «bonheur paradoxal» en régime d’hyperconsommation (Lipovetsky, 2006). Les romans de Frédéric Beigbeder, qui se revendique haut et fort être un écrivain de la postmodernité, sont disponibles dans les magasins de grandes surfaces. Aussi n’hésite-t-il pas à qualifier son écriture comme celle d’un «&nbsp;néo-néo-hussard de gauche, d[’un] sous-Blondin aux petits pieds pour cocaïnomanes germanopratins, truffé[e] d’aphorismes lourdingues dont même San-Antonio n’aurait pas voulu dans ses mauvais trimestres&nbsp;». (Beigbeder, 1994&nbsp;: 10) On l’a compris: l’artiste postmoderne, jouisseur du totalitarisme des loisirs, se parodie lui-même; il est ce «bouffon» qui se prend au sérieux à force de mêler un égocentrisme exaspéré à de pseudo-révolutionnaires stupéfiants.</p> <p><br />Ainsi Octave, publicitaire à succès, se complaît-il dans l’autodénigrement en s’adressant à son propre reflet:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Tu es tellement coké que tu sniffes ta vodka par la paille. Tu sens le collapse arriver. Tu vois ta déchéance dans le miroir: savais-tu qu’étymologiquement «narcissique» et «narcotique» viennent du même mot? (Beigbeder, [2000] 2007: 119)</p> </blockquote> <p><br />L’engourdissement et le sommeil permettent en effet de rêver d’une meilleure vie. La drogue apparaît alors comme la solution artificielle à tous les problèmes existentiels car elle crée une accoutumance à une «ère de l’éphémère» (Lipovetsky, 1987) où fidélité et constance sont devenues des mots dénués de sens.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Je me frotte les gencives, elles me démangent sans cesse. En vieillissant, j’ai de moins en moins de lèvres. J’en suis à quatre grammes de cocaïne par jour. Je commence au réveil, la première ligne précède mon café matinal. Quel dommage de n’avoir que deux narines, sinon je m’en enfilerais davantage: la coke est un «briseur de souci», disait Freud. Elle anesthésie les problèmes. (Beigbeder, [2000] 2007: 53)</p> </blockquote> <p><br />Le thème de la drogue forme un leitmotiv sous la plume de Beigbeder. Dans son univers romanesque, c’est un phénomène de société. Sa consommation relève justement d’une manière d’être postmoderne, dans la mesure où elle procure l’assurance nécessaire pour sortir du nombrilisme et améliorer les rapports aux autres en effaçant toute inhibition. Elle devient alors un mode d’existence permettant sortir de soi-même, de s’oublier, de se libérer de soi. Car l’homme est devenu un monstre pour lui-même.</p> <p>À cet égard, <em>Vacances dans le coma</em> (1994) met en scène l’esseulement tragique de l’homme contemporain, malade de son bien-être et malheureux de son bonheur. Marc Maronnier, son personnage fétiche, sorte de projection fantasmagorique de l’écrivain, souffre justement de cette incapacité d’empathie dans un univers obnubilé par le tout-multi-média:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Chroniqueur-nocturne, concepteur-rédacteur, journaliste-littéraire: Marc n’exerce que des métiers aux noms composés. Il ne peut rien faire entièrement. Il refuse de choisir une vie plutôt qu’une autre. De nos jours, selon lui, «tout le monde est fou, on n’a plus le choix qu’entre la schizophrénie et la paranoïa: soit on est plusieurs à la fois, soit on est seul contre tous». Or, comme tous les caméléons (Fregoli, Zelig, Thierry Le Luron), s’il y a une chose qu’il déteste, c’est bien la solitude. Voilà pourquoi il y a plusieurs Marcs Marroniers. (Beigbeder, 1994: 17)</p> </blockquote> <p><br />L’univers postmoderne se caractérise en général par l’impossibilité de définir la moindre identité dans un système qui ne cesse de vous immatriculer, classer et ordonner. L’homme se retrouve morcelé en une infinité d’éclats. S’il ne cherche plus qu’à «s’éclater», c’est que justement il y voit un mode d’existence et l’opportunité de se valoriser. Autrement, il ne reste plus qu’à se recomposer en <em>hommes-valises</em>. Le paradoxe est ainsi mondialisé et la vie n’est plus concevable que comme une interminable mascarade où chacun (se) joue de tous:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Dans une société hédoniste aussi superficielle que la nôtre, les citoyens du monde entier ne s’intéressent qu’à une chose: la fête. (Le sexe et le fric étant, implicitement, inclus là-dedans: le fric permet la fête qui permet le sexe.) (Beigbeder, 1994&nbsp;: 18)</p> </blockquote> <p>Le constat reste flagrant: les relations manquent de profondeur, de stabilité et de sincérité pour déboucher sur la copulation où même le plaisir égotiste reste en deçà d’un désir toujours inassouvi. Les personnages dissimulent difficilement un romantisme rabroué derrière leur <em>je-m’en-foutisme</em> de rigueur, comme c’est le cas de <em>L’égoïste romantique</em> (2005). Seuls l’alcool et la drogue permettent donc de jouir librement de nos émotions, puisque la société ne juge plus que sur les apparences forcément trompeuses. C’est pourquoi «Paris est un faux décor de cinéma. [Marc Maronnier] voudrait que toute cette ville soit volontairement factice au lieu de se prétendre réelle». La consommation d’excitants capables d’amplifier les sens, «donne sens» à l’existence: «Euphoria. Tu en gobes une comme ça et tu deviens ce que tu <em>es</em>. Chaque gélule contient l’équivalent de dix pilules d’ecstasy.» (Beigbeder, 1994: 33) Aussi l’hyperbole est la figure grotesque d’une vie magnifiée une fois vidée de son essence: sans elle, il n’y aurait plus de signification. Il n’y a plus de proportion dans une société comprise entre Alberto Giacometti et Fernando Botero, entre la modèle anorexique et l’homme d’affaire ventru.</p> <p>Phénomène social, la consommation en masse de stupéfiants rassure – par marque déposée – un Occident en pleine mutation sociale, économique et culturelle, dans lequel la satisfaction immédiate (et commerciale) doit garantir la fidélisation par <em>manque et procuration</em>. Autrement dit, la drogue devient une métaphore globalisée du système néolibéral qui entretient la masse dans une insatisfaction et une frustration permanentes. Le divertissement généralisé n’est plus seulement un droit garanti par l’État mais un devoir d’état de droit.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Rien n’a changé depuis Pascal: l’homme continue de fuir son angoisse dans le divertissement. Simplement le divertissement est devenu si omniprésent qu’il a remplacé Dieu. (Beigbeder, [2000] 2007: 152)</p> </blockquote> <p>Au faîte de la civilisation, entretenue dans l’attente d’une joyeuse apocalypse, la situation postmoderne est celle d’une fête constante où la jouissance morbide découle de la marchandisation élevée à l’universalité.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Marc a su que la fête serait réussie en voyant le monde qu’il y avait aux toilettes des filles, en train de se remaquiller ou de sniffer de la coke (ce qui revient sensiblement au même, la cocaïne n’étant que du maquillage pour le cerveau). (Beigbeder, 1994: 53)</p> </blockquote> <p>Le discours tenu par Octave est tout aussi déplorable et témoigne de la diffusion de la drogue à une échelle beaucoup plus grande qu’on ne le croit car toute notre société repose sur un mensonge hallucinatoire dont le publicitaire fait l’éloge (de Cortanze, 2012):</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Vous êtes les produits d’une époque. Non. Trop facile d’incriminer l’époque. Vous êtes des produits tout courts. La mondialisation ne s’intéressant plus aux hommes, il vous fallait devenir des produits pour que la société s’intéresse à vous. Le capitalisme transforme les gens en yaourts périssables, drogués au Spectacle, c’est-à-dire dressés pour écraser leur prochain. (Beigbeder, [2000] 2007: 256)</p> </blockquote> <p>Le désenchantement est profond. Plus aucun espoir n’est alors permis dans le réel. D’où le recours immodéré à l’altération de la réalité. Le discours de Beigbeder reflète donc bien un état d’esprit de la (haute) société en période de crise: plus cela va mal plus «l’argent dégouline de partout». (Beigbeder, 1994: 41) L’absence de temps incite l’humanité à en finir par un suicide collectif afin de fuir paradoxalement l’inéluctabilité d’une mort programmée.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Le monde ne veut plus changer […]. Nous menons tous des vies absurdes, grotesques et dérisoires, mais comme nous les menons tous en même temps, nous finissons par les trouver normales. Il faut aller à l’école au lieu de faire du sport, puis à la fac au lieu de faire le tour du monde, puis chercher un boulot au lieu d’en trouver un… Puisque tout le monde fait pareil, les apparences sont sauves. (Beigbeder, 1994: 78)</p> </blockquote> <p>En effet, «il faut tout pour défaire un monde». (Beigbeder, 1994: 78) <em>Vacances dans le coma </em>durent le temps d’une fête donnée dans le night-club le plus prisé de Paris, «Les Chiottes», et se termine par l’actionnement de la chasse d’eau:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>C’est donc ça, la solution festive: une apocalypse turbide, une dernière transe, une saine noyade. Marc signe son testament de fêtard. Il nage dans le carnage. Du blob dans les bleeps. Du Slime sur Smiley. Amer acid. Le bal est démasqué. (Beigbeder, 1994: 117)</p> </blockquote> <p>Finalement la drogue est tout un système idéologique qui aveugle le citoyen-consommateur lui promettant d’autant plus de liberté qu’il l’asservit (Cohen, 2009). Notre propre copyright s’avère être vérolé. Notre propre ADN ne nous appartient plus car d’anonymes compagnies en ont fait l’acquisition à notre insu pour nous (dé)doubler (Kahn et Papillon, 1998). Octave, toxicomane invétéré, s’est rendu compte que la société fonctionne entièrement sur et par le trafic de stupéfiants. La normalité est dorénavant anormale. Il s’agit bien de sortir des normes par une pratique régulière de l’℮-norme – <em>des règlements numériques</em> où tout bascule dans le nombre transcendant, réel et complexe, formant la constante de Neper, autrement dit symbole de l’emballement et de la précipitation des puissances de la science et des techniques – afin de rester dans le jeu social et le réseau, comme les autres. Ce n’est plus la religion qui est l’opium du peuple mais bien l’opium qui est devenu la religion du peuple. Tel est le message du spot publicitaire conçu par Octave et dans lequel le Christ distribue les doses de crack en guise de nourriture spirituelle à ses apôtres lors de la Cène, alors qu’une voix off (se) signe par un «LA COCAÏNE: L'ESSAYER, C'EST LA RÉESSAYER». (Beigbeder, [2000] 2007: 175) En effet, tout devient itératif, faute de devenir interactif, et les jours, les scènes, les rencontres, les paroles et promesses se répètent de plus en plus souvent, à l’infini, en boucle dans un bogue final.<br /><br />Une pareille production littéraire, à la frontière de la schizophrénie et de la paranoïa, ne peut être exempte de pathologie. Dans un dernier soubresaut de bouffonnerie, l’auteur reconnaît avoir écrit des textes sous l’influence de l’ecstasy, dans l’avertissement au recueil <em>Nouvelles sous ecstasy</em>, indiquant précisément que la MDMA (méthylène-dioxymétamphétamine), responsable des effets psycho-actifs combinant certains effets des stimulants et ceux des hallucinogènes, et distribuée sous forme de petits bonbons bien innocents, est le pur produit synthétique de notre société: dans un premier temps une certaine euphorie, une sensation de bien-être, une satisfaction et un plaisir de communion et d’empathie avec son entourage, puis une sensation d’angoisse, une incapacité totale à communiquer, une «descente» qui s’apparente à une forme de dépression plus ou moins intense, entraînant des nausées, des sueurs, des maux de tête et aboutissant à une pulsion de mort concrétisée par le suicide, de préférence en public, une fois sur le Web.</p> <p>L’effet se retrouve dans l’écriture même. Langage et pensée se désarticulent:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Il réfléchit comme quand on donne des coups de poing sur une machine à écrire. Cela donne à peu près ceci&nbsp;: «uhtr&nbsp;!B&nbsp;&nbsp; &nbsp;! jgjikotggbàf&nbsp;! ngègpenkv(&nbsp;&nbsp; &nbsp;ntuj,kguk […]». Ses pensées ressemblent bel et bien à une œuvre de Pierre Guyotat. (Beigbeder, 1994: 132)</p> </blockquote> <p>Autrement le narrateur, sous les effets de la drogue, ne cesse de se poser et reposer des questions qui l’emportent dans une paranoïa totale:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>T’as gobé? T’as gobé? Tagobétagobétagobé? Qui êtes-vous? Pourquoi on se parle à deux centimètres du visage? Est-il exact que vous avez lu mon dernier livre? Pouvez-vous me garantir que je ne rêve pas? Qu’il n’y a plus de fuite possible? Qu’on ne pourra jamais s’évader de soi-même? Que les voyages ne mènent nulle part? Qu’il faut être en vacances toute la vie ou pas du tout? (Beigbeder, 1999: 15)</p> </blockquote> <p>Peu à peu, la langue même devient pour l’écrivain la drogue nécessaire pour se convaincre de son génie. Suite à son interpellation pour consommation de cocaïne sur la voie publique à la sortie d’une boite de nuit, Frédéric Beigbeder est placé en garde à vue au commissariat. Il lutte contre sa claustrophobie en se remémorant son enfance, ce qui le conduit à rédiger <em>Un roman français</em> (2009) qui obtient le prix Renaudot. La fuite est la seule illusion qui demeure. Fuir par l’écriture. Fuir par la lecture. Passer du réel au virtuel car «on peut combattre la réalité de bien d’autres manières qu’en sombrant chaque nuit dans le coma…» (Beigbeder, 1999: 22) Les stupéfiants participent ainsi à la déshumanisation de l’homme (Dyens, 2008) ne faisant plus de lui <em>un roseau pensant</em> mais «un robot qui pense, voilà la vérité». (Beigbeder, 1994: 134)</p> <p>L’écriture sous ecstasy conduit certes à des moments d’extase qui couvrent le travail lancinant de l’angoisse liée à notre mortalité de plus en plus présente: «Attendre que le siècle s’achève. Il meurt de mort lente» (Beigbeder, 1999: 27).</p> <p>La consommation de stupéfiants permet ainsi d’expérimenter l’universel dans le minimalisme. Tel est le sens de la référence à la nouvelle «alchimique» faite à Philippe Delerm – son «négatif» littéraire – dans «La première gorgée d’ecstasy». L’ivresse, première des promesses de l’or, finit par laisser place à la désillusion:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>L’ecstasy fait payer très cher ses quelques minutes de joie chimique. Il donne accès à un monde meilleur, une société où tout le monde se tiendrait par la main, où l’on ne serait plus seul&nbsp;; il fait rêver d’une ère nouvelle, débarrassée de la logique aristotélicienne, de la géométrie euclidienne, de la méthode cartésienne et de l’économie Friedmanienne. Il vous laisse entrevoir tout ça, et puis, tout d’un coup, sans prévenir, il vous claque la porte au nez. (Beigbeder, 1999: 40)</p> </blockquote> <p>«S’il est un terme qui sème, en particulier en France, un effroi dans les esprits, c’est bien celui de postmodernité» (Maffesoli, 2008: 165). L’œuvre de Beigbeder, à la fois sarcastique et dépressive, est fondamentalement eschatologique: elle annonce dès le commencement la fin. Il n’y a donc plus de raison de s’étonner car les bonnes surprises ne font plus partie de ce monde. Toute la réflexion qu’il poursuit au fil de ses textes veut justement témoigner de la <em>peur collective</em> en Occident à l’heure des grands changements. Il ne parvient pas alors à trouver d’autre issue à l’irrémédiable qu’en se débauchant entre Bacchus et Dionysos avant de se réfugier, exténué, dans les bras trompeurs de Morphée.</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Beigbeder, Frédéric, <em>Vacances dans le coma</em>, Paris, Librairie générale française, coll. «Livre de poche; 4070», 2002 [1994].<br />Beigbeder, Frédéric, <em>99 francs (14,99 €)</em>, Paris, Gallimard, coll. «Folio&nbsp;; 4062», 2007 [2000].<br />Beigbeder, Frédéric, <em>Nouvelles sous ecstasy</em>, Paris, Gallimard, 1999.<br />Beigbeder, Frédéric, <em>L’égoïste romantique</em>, Paris, Grasset, 2005.<br />Beigbeder, Frédéric, <em>Un roman français</em>. Paris, Grasset, 2009.<br />Cohen, Daniel, <em>La Prospérité du vice: une introduction (inquiète) à l’économie</em>, Paris, Albin Michel, 2009.<br />Cortanze, Gérard de, <em>Éloge du mensonge</em>, Monaco, Le Rocher, 2012.<br />Dyens, Ollivier, <em>La Condition inhumaine: essai sur l’effroi technologique</em>, Paris, Flammarion, 2008.<br />Kahn, Axel et Papillon, Francis, <em>Copies conformes: le clonage en question</em>, Paris, Nil, 1998.<br />Lipovetsky, Gilles, <em>Le bonheur paradoxal: essai sur la société d’hyperconsommation</em>, Paris, Gallimard, 2006.<br />Lipovetsky, Gilles, <em>L’Empire de l’éphémère&nbsp;: la mode et son destin dans les sociétés modernes</em>, Paris, Gallimard, 1987.<br />Lyotard, Jean-François, <em>La Condition postmoderne: rapport sur le savoir</em>, Minuit, 1979.<br />Maffesoli, Michel, <em>Iconologies: nos idol@tries postmodernes</em>, Paris, Albin Michel, 2008.<br />&nbsp;</p> Autofiction BEIGBEDER, Frédéric COHEN, Daniel Contre-culture CORTANZE, Gérard de Culture française Cynisme DYENS, Ollivier France Idéologie Imaginaire médiatique Individualisme KAHN, Axel LIPOVETSKY, Gilles LYOTARD, Jean-François Marchandisation PAPILLON, Francis Postmodernité Présentisme Société de consommation Société du spectacle Sociocritique Transgression Nouvelles Roman Sun, 04 Nov 2012 22:01:56 +0000 Daniel S. Larangé 613 at http://salondouble.contemporain.info Un journal très utile http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-journal-tr-s-utile <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/singher-charles">Singher, Charles </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/une-vie-inutile">Une vie inutile</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>&nbsp;</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">Comme je n’ai rien d’autre à faire, j’écris dans mon journal. Ce qui, au final, n’est pas un bien gros legs à l’humanité, étant donné ce que je viens d’y écrire, à savoir le fait que je possède un journal, ou encore que j’ai envie d’uriner.<br />-Simon Paquet</span></p> <p>&nbsp;</p> <p>Nous sommes dans un moment de relâchement crispé, je parle de la couleur du temps. Utilisez le mot «postmodernisme» dans une conversation mondaine, et vous comprendrez. Il ne s’agit plus simplement aujourd’hui de détruire les conventions aliénantes de l’art ou de tenter de mener plus loin un sentiment de rachitisme artistique. Le relâchement brandi par Lyotard en 1979 et 1988 continue de tenir une place bien à lui dans la faune (artistique) littéraire contemporaine –pour le constater, il fallait passer par la Remise le 18 juin dernier pour assister au lancement du recueil de poésie <em>Les monstres spectaculaires</em> publié par Rodrigol, inspiré du spectacle éponyme de destruction–, et la crispation peut difficilement rester une nuance apportée aux présupposés du postmodernisme (Sébastien Charles,<em> L’hypermodernisme expliqué aux enfants</em>), en considérant toute la place qu’elle a aujourd’hui en art –lisons Marc Lévy, Marie Laberge, Nora Roberts et tout le reste. C’est donc une période charnière d’une histoire qu’on veut chronologique durant laquelle un moment subsiste pendant qu’un deuxième commence. Partage des écoles pour dire que les «écoles» existent toujours. Mais surtout, mélange, métissage universel.</p> <p>Constat facile. Lieu commun des lieux communs. Recyclage. C’est pourtant la réflexion qui est provoquée par la lecture d’<em>Une vie inutile</em> de Simon Paquet. Il y a dans ce roman un jeu entre l’humour cynique, la lourdeur intertextuelle –d’un certain postmodernisme– et l’inutile quête du bonheur, la peur généralisée par rapport à l’avenir –d’un certain hypermodernisme. Normand –le protagoniste– est un homme en milieu de vie qui utilise d’infinies références littéraires et culturelles pour commenter son quotidien –Voltaire, Agatha Christie, Margaret Thatcher, Alphonse Daudet et Romain Gary y passent en seulement sept pages– et qui, somme toute, vit le tragique contemporain de celui pour qui rien ne fonctionne dans une société qui demande que tout soit productif et rempli de bonheur immédiat. Il y a plusieurs éléments en jeu dans ce roman. Le contrat de lecture humoristique qui s’installe dès les premières pages –«il faut cultiver son jardin, certes, comme l’a écrit celui-ci [Voltaire]. Il est vrai qu’il n’a rien mentionné à propos de sa piscine» (Paquet, p.11)– permet une lecture cinglante du moment contemporain nord-américain par le biais du bain hypermoderne qui va bien au-delà du simple misérabilisme crispé qui s’écrit tous les jours. Normand est prisonnier de son «minuscule» (Paquet, p.9) demi-sous-sol, au même titre qu’il ne répond pas de son époque. Il illustre et incarne la fin d’une époque. L’échec de Normand ne s’étaie «ni comme le sigle d’un mouvement (qui n’existe pas), ni comme la désignation d’un état d’esprit (trop flottant, trop contradictoire), mais simplement comme le symptôme d’une crise, d’une fin d’époque» (Scarpetta, p.18). Sur le fond, cette fin est caractérisée par la traditionnelle impasse de la quête du bonheur, par son corollaire: l’ennui, par l’urgence d’avoir des «projets» et par le tragique contemporain qui oppose l’individu et les dieux –ici, la <em>doxa</em>.<br /><br /><strong><span style="color: rgb(105, 105, 105);">À la recherche du bonheur perdu</span></strong><br /><br />En poursuivant un bonheur qui n’est jamais atteint, Normand témoigne du moment hypermoderne. «Le bonheur est encore un idéal et le monde de la consommation, censé nous l’apporter sur un plateau d’argent, ne l’a pas rendu plus actuel pour autant» (Charles, p.12). Ainsi, «[sa] vie est un échec» (Paquet, p.139) dans la mesure où le succès contemporain –d'un point de vue occidental– consiste en une certaine définition du bonheur. N’arrivant pas à jouir de ce bonheur, Normand se trouve enfoncé dans une vie des plus vides. En ce sens, un bonheur inaccessible provoque une profonde «lassitude». Le journal du protagoniste témoigne de la modernité qui a échoué depuis longtemps</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">en laissant la totalité de la vie se briser en spécialités indépendantes abandonnées à la compétence étroite des experts, cependant que l’individu concret vit le «sens désublimé» et «la forme déstructurée» non pas comme une libération, mais sur le mode de cet immense ennui que Baudelaire écrivait il y a plus d’un siècle&nbsp;(Lyotard, p.11).</span></p> <p>Normand est au centre d’un cercle vicieux: il ne trouve pas le bonheur; il vit donc l’ennui; l’ennui le pousse à chercher le bonheur; il ne trouve pas le bonheur; etc. Cette spirale ne lui permet pas de s’inscrire dans la société qui sans cesse le repousse. En effet, Normand est un homme laissé seul «en régime postmoderne&nbsp;[durant lequel]&nbsp;la tradition a perdu du terrain face à l’autonomisation des individus dont le parcours a plus été conçu comme fait de bric et de broc que comme une voie toute tracée par les instances traditionnelles de la socialisation» (Charles, p.20). Normand est un homme de l’époque des grands récits qui orientent la vie considérée comme collectivité. L’effort de tracer son propre parcours sans l’aide des «instances traditionnelles» est fatal pour lui dans le moment contemporain. Il n’arrive pas à se mettre au diapason de ses voisins. Il est reclus, ne cherchant le bonheur qu’à tâtons aléatoires.<br /><br /><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>L’avenir est un bouquet de projets</strong></span><br /><br />Plus précisément, l’idée de bonheur est rapidement liée à celle d’avoir des «projets». Le bonheur n’est donc pas exactement l’accumulation d’argent ou de biens matériels, mais plutôt le fait d’avoir toujours quelque chose à faire. Il en va du «sens» qu’on donne à notre vie. Sans cesse, Normand tente alors d’avoir des «projets». Constatant que les gens vivent à travers les leurs, en avoir aussi lui semble une solution parfaite à son ennui eurythmique.</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">Un des policiers, derrière le cordon, me demande de circuler, de «continuer mes petites affaires».<br />-Si vous saviez… C’est ce dont je rêve, monsieur, d’avoir de ces fameuses petites affaires, pour m’occuper. J’aimerais, j’adorerais être archi-débordé. Crouler sous les dossiers, avoir des clients à rencontrer, une partie de tennis à disputer avec mes associés… Mais je n’ai absolument rien d’autre à faire aujourd’hui (Paquet, p.147).</span></p> <p>Si l’individu hypermoderne de Jacqueline Barus-Michel est «conduit à développer des compétences nouvelles et à se saisir de divers outils et techniques pour aider [sa] prise de décision» (Barus-Michel, p.282), c’est surtout à propos de la gestion du temps. À ce propos, ces «compétences» ou ces «méthodes» sont liées à la question du projet: l’individu est «contraint d’avoir un ou plusieurs projets pour pouvoir avoir une bonne raison d’agir» (Barus-Michel, p.183). La légitimité d’une vie est en adéquation avec la quantité d’activités planifiées qui l’anime.</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">Le projet a ainsi le grand intérêt de transformer un contexte incertain en contexte d’action, et de faire de l’événement une occasion, une «opportunité» comme on dit aujourd’hui. L’individu et l’entreprise qui n’ont pas de projet sont ballottés, voire submergés, par l’événement, car c’est lui qui dicte sa loi (Barus-Michel, p.183).</span></p> <p>C’est bien dans cette position du «sans projet» que Normand est emprisonné entre les murs de son demi-sous-sol. Il n’a pas de «représentation du (de son) futur» puisqu’il n’a pas de projet. Il n’arrive pas à passer au «contexte d’action». Au contraire de la famille de sa sœur, fardée jusqu’au front d’activités, l’inaction règne dans la sienne. Normand a bien un «projet» plus ou moins constant: celui de garder ses neveux. Néanmoins, ce «projet» est vécu par procuration. «J’ai souvent la garde de mes deux neveux, les fois où ma sœur a ses cours d’aérobie, de Feng Shui et de Dieu sait quoi d’autre» (Paquet, p.18). C’est bien plus le projet de sa sœur qu’il vit par ricochet –avoir des enfants, une famille, des activités– que le sien durant ses épisodes de gardiennage.</p> <p>Normand comprend l’adéquation entre le bonheur et le bouquet de projets. Il cherche donc à sortir de son apathie en s’organisant des activités. Cependant, les unes après les autres, elles échouent.</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">Je ne suis jamais parvenu à me faire des souvenirs de qualité. Si je vais camper, il pleut. Si je veux aller au musée, il est fermé; à l’hôtel, des marteaux-piqueurs rugissent à côté de mon balcon. Je suis certain que si je me rends un jour en Égypte, les pyramides se seront écroulées la veille de mon atterrissage (Paquet, p.96).</span></p> <p>Ses échecs ponctuent sa vie. S’il déménage, le moteur du camion qu’il a loué s’arrête durant le voyage. Et arrivé à son nouvel appartement, le propriétaire lui annonce qu’il a loué en double et que ce sera l’autre locataire qui conservera l’appartement. S’il va au ciné-parc, personne ne veut lui offrir de le raccompagner en ville et il doit marcher toute la nuit jusqu’à chez lui. S’il doit engraisser pour un tournage, les scènes dans lesquelles il apparaissait sont coupées au montage et il conserve le poids qu’il a en trop, incapable de le perdre.</p> <p>L’impossibilité pour le protagoniste de réussir quoi que ce soit est aussi symptomatique d’un rejet plus important. Normand est ignoré par la société. Il n’est pas adapté pour survivre dans son milieu urbain où le bonheur passe par les projets. C’est un homme emprisonné dans un demi-sous-sol où il «ne peu[t] recevoir personne» (Paquet, p.10), dans un demi-sous-sol sans rideaux qui fait de lui «une bête en cage que les passants peuvent admirer à loisir» (Paquet, p.23). Normand vit un double rejet: celui qui l’empêche de vivre un bonheur rempli de projets et, sur le plan physique, celui qui le met en cage pour que les passants puissent observer cet homme d’une autre époque sorti de son habitat naturel. Lequel des deux rejets résulte de l’autre? Il n’est pas facile de démêler la question. Néanmoins, Normand appelle une vie alternative qui ne correspond pas à celle de son moment contemporain. Il est l’élément qui reste de la dernière chaîne d’une évolution sociale rapide.<br /><br /><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>Le tragique cherche le calme</strong></span><br /><br />Sans réellement s’inscrire dans un récit qui met en scène un dialogisme tragique à l’image du théâtre classique, <em>Une vie inutile</em> est d’abord le récit d’un homme qui n’arrive pas à vivre une vie comme celle que sa société attend de ses citoyens. Il y a un sentiment tragique contemporain. Parasite d’un système duquel il est exclu, sa présence soulève un bouleversement auprès des gens qui le côtoient. Sa famille l’a toujours considéré comme «le petit con» (Paquet, p.40), sa concierge et son patron le traitent sans respect, son oncle «de onze ans» ne cesse de lui donner des ordres, ses collègues se trompent de nom en lui parlant, sa mère lui achète une banderole et des ballons imprimés «Bonne fête Marc» parce qu’ils étaient au rabais –Normand était probablement un enfant au rabais, lui aussi. C’est un homme exclu. Il est nuisible pour la société. «Je suis au niveau du sol, aussi vois-je toutes les bestioles qu’on dit nuisibles» (Paquet, p.61). Il vit avec elles. Il est, lui aussi, une bestiole nuisible. S’ajoutant aux références littéraires qui ponctuent le roman, ce motif de l’insecte n’est pas sans rappeler <em>La métamorphose</em> de Kafka.</p> <p>Le tragique ici, c’est celui de Hegel. C’est le résumé qu’il en fait: «Par la Tragédie, une pierre a été lancée dans cette mare calme de la sérénité, le repos des dieux a été troublé, des rides sont apparues à la surface d'une eau qui exige le retour unifié de sa limpidité» (Gravel, p.124). Normand est cette pierre jetée dans la mare calme de la société. Les dieux ne sont pas incarnés dans ce «roman tragique», mais ils sont remplacés par des signes envoyés au protagoniste. Dans la foulée des tragiques grecs, la Tragédie commence lorsque le «‘’sujet’’ humain peut s’autoriser, d’une manière souveraine, à prendre ses distances à l’égard des valeurs collectives transmises par le groupe» (Bibeau, s.p.). Normand ne respecte pas les valeurs collectives. Il reste chez lui sans bouger. Même s’il tente malgré tout de parvenir à vivre selon les valeurs qui l’entourent, ses tentatives échouent. Il trouble ainsi le «calme» de la société en vivant en dehors de ses règles et appelle involontairement une intervention divine qui pourra ramener le calme qu’il a troublé.</p> <p>Malgré l’idée du suicide qui revient sans cesse –«Note pour moi-même: songer à acheter un crochet pour le plafond, et un tabouret» (Paquet, p.34)– Normand ne disparaîtra pas par lui-même. Un échafaudage de signes que j’appellerai «divins» l’avertit pourtant de la précarité de sa vie, d’un retour au calme péremptoire qui nécessite son évacuation. Ainsi, Normand bouge rapidement pour répondre au téléphone et détruit par inadvertance un casse-tête; au bout du fil, c’est un mauvais numéro. La serveuse d’un restaurant renverse sa soupe. Des machines à laver apparaissent devant la porte de son appartement et lui bloquent l’entrée. Son demi-sous-sol est inondé. Il est le seul spectateur choisi comme volontaire lors d’un spectacle d’humour durant lequel il est déshabillé et humilié. Son patron perd ses informations et ne l’appelle plus pour qu’il travaille. Du début à la fin, Normand est le sujet de ce genre d’«avertissements divins». À l’image des policiers qui s’installent devant la maison d’un suspect dans une fourgonnette blanche de fleuristes pour espionner sa vie, ce qui reste des dieux semble être installé dans un énorme camion de goudron qui suit Normand partout pour observer ce qui se passe dans son demi-sous-sol. C’est ce même camion que Normand croit être disparu un matin qui revient rapidement mettre un terme aux troubles causés par le protagoniste. Le mystérieux conducteur semble profiter de l’inattention de Normand pour lui rouler dessus, permettant enfin au calme de revenir. Nous voilà témoins de dieux chauffards. Parce qu’une seule solution permet au calme de la société de «projets» de revenir: l’élimination de l’élément perturbateur.</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">La Tragédie représente une destruction de l’individualité qui s'est ainsi élevée jusqu'à s'identifier à la substance morale elle-même; c'est là, pour Hegel, l'aspect apaisant ou reposant de la Tragédie, c'est-à-dire le moment du retour à l'unité initiale, ce retour qui s'obtient par la suppression de l'unilatéralité. (Gravel, p.123).</span></p> <p>Le retour au calme est expéditif dans <em>Une vie inutile</em>. Il n’est pas commenté. Il n’y a en effet rien à dire à propos du calme où tout se passe comme les dieux –la <em>doxa</em>– ont prévu. Les chroniques du perturbateur sont terminées.</p> <p>Le dernier roman de Simon Paquet s’inscrit dans une écriture de la subjectivité –<em>Une vie inutile</em> est le journal du protagoniste– qui permet une fiction-témoignage d’un homme aux prises avec son époque. Époque hypermoderne dans les valeurs véhiculées; et témoignage qui a hérité son humour cynique et son bagage de citations du postmodernisme. C’est donc une triade forme-fond-fond (journal–postmodernisme–hypermodernisme) qui est mise en scène. Au profit de la rumeur d’une réflexion sur les canons, ou au profit d’une forme qui se doit à jamais contemporaine.<br /><br /><br /><br /><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />Barus-Michel, Jacqueline, «L’hypermodernité, dépassement ou perversion de la modernité?», dans <em>L’individu hypermoderne</em>, Ramonville Saint-Agne, Éditions Érès, 2004.</p> <p>Bibeau, Gilles, «Une éthique du tragique: considérations anthropologiques sur la condition humaine», <em>Anthropologie et Sociétés</em>, vol.33, n°3, 2009, p.101-117 [En ligne: http://id.erudit.org/iderudit/039683ar].<br /><br />Charles, Sébastien, <em>L’hypermoderne expliqué aux enfants</em>, Montréal, Liber, 2007.</p> <p>Gravel, Pierre, «Pour une logique de l’action tragique: Hegel et la tragédie», <em>Philosophiques</em>, vol.5, n°1, 1978, p.111-131.</p> <p>Lyotard, Jean-François, <em>Le postmoderne expliqué aux enfants</em>, Paris, Galilée, 1988.</p> <p>Paquet, Simon, <em>Une vie inutile</em>, Montréal, Héliotrope, 2010.</p> <p>Scarpetta, Guy, <em>L’impureté</em>, Paris, Grasset, coll. Figures, 1985.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-journal-tr-s-utile#comments BARUS-MICHEL, Jacqueline BIBEAU, Gilles CHARLES, Sébastien Contemporain GRAVEL, Pierre Hypermodernité Journaux et carnets LYOTARD, Jean-François PAQUET, Simon Postmodernité Québec SCARPETTA, Guy Roman Wed, 27 Jul 2011 15:31:02 +0000 Charles Singher 359 at http://salondouble.contemporain.info La réalité semblait de plus en plus stérile http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-r-alit-semblait-de-plus-en-plus-st-rile <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/no-one-belongs-here-more-than-you">No One Belongs Here More Than You</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;"><em>One of the problems with people in Chicago, she remembered, was that they were never lonely at the same time. Their sadnesses occurred in isolation, lurched and spazzed, sent them spinning fizzily back into empty, padded corners, disconnected and alone.</em></p> <p style="text-align: right;">— Lorrie Moore, <em>Birds of America</em></p> <p style="text-align: justify;">Dans ses <em>Lettres à un jeune poète</em>, Rilke propose que l’écrivain doive faire l’expérience radicale de la solitude. «Rentrer en soi-même et ne rencontrer personne pendant des heures — voilà ce à quoi il faut pouvoir parvenir <a name="renvoi1"></a><strong><a href="#note1"><strong>[1]</strong></a></strong>.» Or, il insiste aussi sur le fait qu’«une œuvre d’art est bonne quand elle est issue de la nécessité <a name="renvoi2" href="#note2"><strong>[2]</strong></a>.»&nbsp;Si je rappelle ces propos, c’est que le premier recueil de nouvelles de Miranda July, <em>No One Belongs Here More Than You</em>, déplace sensiblement la conception de la littérature défendue par Rilke en trouvant dans le rejet de la solitude sa nécessité. L’écrivaine y pose avec insistance la question de la possibilité de partage d’une expérience subjective, faisant de la solitude une condition initiale dont il s’agit de se libérer, en tant qu’écrivaine, mais d’abord en tant qu’humaine.&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;">Ces nouvelles contiennent, chacune à sa façon, un type de retournement qui donne une signification particulière à la notion de chute. La chute, c’est la fin du texte, mais c’est aussi le point culminant, un effet préparé selon cette logique à rebours qu’a admirablement&nbsp; démonté et démontré Edgar Allan Poe dans son essai sur la genèse de son poème «The Raven». «Pour moi, écrivait-il, la première de toutes les considérations, c’est celle d’un <em>effet</em> à produire <a name="renvoi3"></a><a href="#note3"><strong>[3]</strong></a>.» La chute, dans le cas des textes de Miranda July, participe aussi de cette logique d’un aboutissement textuel, mais celle-ci est toujours doublée d’une portée métaphorique qui concerne l’expérience existentielle de la narratrice: la chute devient alors un réveil, un retour brusque dans le monde qui survient après la création, toujours vouée à l’échec, d’un espace fantaisiste situé en marge de la réalité oppressante.</p> <p style="text-align: justify;">C’est dans la perspective d’une tension entre la réalité du narrateur et ses escapades fantaisistes que je souhaite réfléchir à ce recueil. L’opposition entre la vie rêvée et la vie réelle est étroitement liée au problème que j’évoquais, c’est-à-dire celui de la possibilité du partage d’une expérience subjective. Les textes de Miranda July portent à réfléchir sur ce que signifie le partage d’une vie et pose le constat douloureux de sa rareté, les affabulations vécues par les différents personnages devenant ainsi autant de tentatives, pour reprendre la devise que propose Peter Sloterdijk en introduction à sa trilogie des <em>Sphères</em>, de «réfuter la solitude <a name="renvoi4"></a><a href="#note4"><strong>[4]</strong></a>.» Cette expression est utile pour saisir la portée de la posture adoptée par July. Elle exprime bien le mouvement de balancier qui donne sa forme au recueil, c’est-à-dire le constat premier de l’isolement, qui est bel et bien présent, mais surtout la tentative d’y échapper en rêvant de rencontres authentiques. Si j’insiste sur cette idée, c’est qu’il est nécessaire de lire le rapport fantaisiste à la réalité des différents narrateurs dans sa portée politique; il s’agit certes d’une forme de ludisme, mais il serait réducteur d’envisager ces traits humoristiques comme étant une fin en soi. Il s’agit au contraire d’une forme de résistance, l’humour et la fantaisie se déployant dans un rapport de confrontation avec une réalité souvent insoutenable.</p> <p style="text-align: justify;">La première nouvelle du recueil, «The Shared Patio», met en scène une femme qui vient d’emménager dans son nouvel appartement. Celle-ci est secrètement amoureuse d’un locataire, Vincent, qui vit avec sa femme Helena. La narratrice rêvasse et s’imagine qu’elle pourrait être, dans une autre vie, l’amie d’Helena&nbsp;:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">What if she and I were close friends. What if I borrowed her clothes and she said, That looks better on you, you should keep it. What if she called me in tears, and I had to come over and soothe her in the kitchen, and Vincent tried to come into the kitchen and we said, Stay out, this is girl talk! (p. 2)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Le point névralgique de la nouvelle réside dans la rencontre de la narratrice et de Vincent, sur le patio que les locataires partagent. À un moment, Vincent fait une crise d’épilepsie et la narratrice tente de s’occuper de lui, bien qu’elle ne sache pas comment s’y prendre. Maladroite, elle le redresse et lui chuchote à l’oreille : «It’s not your fault», en ajoutant ensuite «Perhaps this was really the only thing I had ever wanted to say to anyone, and be told.» (p. 7) Suite à cette affirmation révélatrice quant à l’isolement du personnage, le texte bascule dans une deuxième envolée fantaisiste, alors qu’elle s’endort auprès de Vincent qui est quant à lui inconscient :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">I slept and dreamed that Vincent was slowly sliding his hands up my shirt as we kissed. I could tell my breasts were small from the way his palms were curved. Larger breasts would have required a less acute angle. He held them as if he had wanted to for a long time, and suddenly, I saw things as they really were. He loved me. He was a complete person with layers of percolating emotions, some of them spiritual, some tortured in a more secular way, and he burned for me. This complicated flame of being was mine. (p. 7)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cette vie rêvée, où la narratrice s’émerveille devant la complexité de Vincent, son amoureux secret, est rapidement interrompue par le retour d’Helena. Celle-ci lui demande brusquement d’aller chercher un sac en plastique qui se trouve sur le dessus du frigo. Encore une fois, la narratrice se montre inapte à réagir de façon appropriée et se met à fabuler devant les photos qui se trouvent sur le frigo :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">They had pictures of children on their refrigerator. They had friends, and these friends had given birth to more friends. I had never seen anything as intimate as the pictures of these children. I wanted to reach up and grab the plastic bag from the top of the refrigerator, but I also wanted to look at each child. One was named Trevor, and he was having a birthday party this Saturday. <em>Please come!</em> the invitation said. <em>We’ll have a whale of a time!</em> and there was a picture of a whale. It was a real whale, a photograph of a real whale. I looked into its tiny wise eye and wondered where that eye was now. Was it alive and swimming, or had it died long ago, or was it dying now, right this second? When a whale dies, it falls down through the ocean slowly, over the course of a day. (p. 9)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">À ce moment, Helena met fin aux rêveries de la narratrice, et cette interruption constitue la chute de la nouvelle, c’est-à-dire ce retour forcé à la réalité que j’évoquais plus tôt. Après avoir rêvé d’une histoire d’amour avec Vincent, après avoir envisagé une compréhension mutuelle, la narratrice se retrouve devant le couple bien réel qui n’a aucune considération pour elle : «He was waking up. She was kissing Vincent, and he was rubbing his neck. I wondered what he remembered. She was sitting on his lap now, and she had her arms wrapped around his head. They did not look up when I walked past.» (p. 10)</p> <p style="text-align: justify;">Mais la portée de la nouvelle «The Shared Patio» ne se résume pas à ce rejet d’une pauvre esseulée. Intercalée dans l’histoire que j’ai résumée à grands traits, se trouvent une série de paragraphes en italique. Nous apprenons, après l’incident avec Vincent et Helena, que la narratrice soumet depuis quelque temps des textes au magazine <em>Positive</em>, qui s’adresse aux gens atteints du VIH. La narratrice adore ce magazine, car il s’agit selon elle du seul dont les visées sont entièrement positives. Les textes qui y sont publiés visent simplement le réconfort des lecteurs. La narratrice souligne que ce type de textes semble facile à rédiger, mais ajoute qu’il s’agit d’une illusion : «They seem easy to write, but that’s the illusion of all good advice. Common sense and the truth should feel authorless, writ by time itself.» (p. 10) À la toute fin, elle confie qu’aucun de ses textes n’a été accepté jusqu’à présent. Elle affirme s’approcher du but, et la nouvelle se clôt sur un des textes qu’elle a soumis à <em>Positive</em> :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><em>Do you have doubts about life? Are you unsure if it is worth the trouble? Look at the sky: that is for you. Look at each person’s face as you pass on the street: those faces are for you. And the street itself, and the ground under the street, and the ball of fire underneath the ground: all these things are for you. They are as much for you as they are for other people. Remember this when you wake up in the morning and think you have nothing. Stand up and face the east. Now praise the sky and praise the light within each person under the sky. It’s okay to be unsure. But praise, praise, praise.</em> (p. 11)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Ce texte, plein de bons sentiments, doit être lu à la lumière de la solitude radicale du personnage. S’il s’agit d’un texte ronronnant qui a tout pour attirer les sarcasmes de lecteurs cyniques, le contexte dans lequel il est écrit lui confère son importance; la narratrice, tout à la fois inapte et désireuse de rencontres intersubjectives, s’en remet à cette forme de rencontre dans la distance que permet l’écriture. Je suis tenté d’y lire quelque chose comme une éthique du don, une forme de disponibilité qui trouve son fondement dans la solitude. La solitude du sujet écrivant, certes, mais également la conscience que cette solitude est partagée avec d’autres individus. Contrairement à ce que Rilke propose, elle ne recherche pas la solitude pour écrire, mais voit plutôt dans l’écriture la possibilité d’échapper à son isolement.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color: #808080;"><strong>Un réalisme de la fuite</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Le recueil de Miranda July incarne une forme de réalisme bien particulier, un réalisme de la fuite de la réalité. Pour rendre le monde habitable, il faut savoir rêver, et si les affabulations ne durent qu’un temps, elles permettent tout de même d’insuffler un semblant de bonheur à un réel qui en est dépourvu. La nouvelle «The Swim Team» permet de saisir à quel point la notion de chute, dans ce recueil, est indissociable de ce rapport fuyant à la réalité. Le texte débute avec une adresse à l’ex-copain de la narratrice : «This is the story I wouldn’t tell you when I was your girlfriendé. » (p. 13) Celui-ci, du temps de leurs amours, lui demandait constamment ce qu’elle faisait lorsqu’elle vivait à Belvedere: «Was I naked for the entire year? The reality began to seem barren. And in time I realized that if the truth felt empty, then I probably would not be your girlfriend much longer.» (p. 13) Si cet amoureux espérait qu’elle lui révèle des détails croustillants de son existence passée, nous apprenons rapidement que les faits n’ont rien de bien salaces. En effet, la narratrice nous raconte comment elle est devenue la professeure de natation de trois octogénaires, à Belvedere, cette ville où il n’y a pas de piscine ni de plan d’eau. Néanmoins, les cours de natation ont eu lieu dans la cuisine de la narratrice, qui préparait deux fois par semaine des bacs d’eau salée dans lesquels les élèves pouvaient immerger leur tête afin d’apprendre les rudiments de la nage. Contrairement à la nouvelle «The Shared Patio», il y a dans ce texte la mise en place d’un espace fantaisiste commun qui vient attester de la possibilité de partager l’expérience. La narratrice n’hésite pas à proférer de pieux mensonges afin de motiver ses élèves :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">I admitted these were not perfect conditions for learning to swim, but, I pointed out, this was how Olympic swimmers trained when there wasn’t a pool nearby. Yes yes yes, this was a lie, but we needed it because we were four people lying on the kitchen floor, kicking it loudly as if angry, as if furious, as if disappointed and frustrated and not afraid to show it. (p. 16)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Toutefois, il faut nuancer cet exemple de la possibilité d’une expérience intersubjective, puisqu’on comprend bien, grâce au contexte de la narration, qu’il s’agit d’un moment exceptionnel, d’un souvenir précieux, empreint de nostalgie, que la narratrice n’arrive pas à partager. D’ailleurs, et cela est significatif pour mon propos, le début du texte nous annonçait clairement que cette impossibilité était pour la narratrice le début de la fin de sa relation. Malgré l’importance que revêtent ces moments qui appartiennent au passé de la narratrice, la nouvelle vie de celle-ci lui laisse entrevoir à quel point ils peuvent sembler grotesques: «I know it’s hard for you to imagine me as someone called Coach. I had a very different identity in Belvedere, that’s why it was so difficult to talk about it with you.» (p. 18) La fin du texte vient d’ailleurs confirmer cette inadéquation radicale entre le rapport à la réalité de la narratrice et celui de son amoureux. Grâce à un glissement temporel subtil, on apprend à la fin du texte que leur relation est bel et bien terminée, le récit de la vie à Belvedere apparaissant dès lors comme étant un moyen de fuir la réalité immédiate, la narratrice s’évadant dans une anamnèse réconfortante. Ce passage illustre à merveille l’enjeu qui me préoccupe, à savoir l’adéquation entre l’effet textuel lié à la chute dans la forme brève et la rechute dans la réalité qu’exposent, l’une après l’autre, les nouvelles de Miranda July :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">It’s been three hours since I ran into you at the bookstore with the woman in the white coat. What a fabulous white coat. You are obviously completely happy and fulfilled already, even though we only broke up two weeks ago. I wasn’t even totally sure we were broken up until I saw you with her. You seem incredibly faraway (sic) to me, like someone on the other side of a lake. A dot so small that it isn’t male or female or young or old; it is just smiling. Who I miss now, tonight? is Elizabeth, Kelda, and Jack Jack. They are dead, of this I can be sure. What a tremendously sad feeling. I must be the saddest swim coach in all of history. (p. 18)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cette insistance sur l’incommunicabilité et sur la solitude du sujet contemporain m’apparaît importante en ce qu’elle adresse à notre époque des questions qui concernent ses fondements. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un hasard si tant d’oeuvres littéraires, ces dernières années, se montrent soucieuses quant à la solitude des individus et insistent à ce point sur l’importance des rapports intersubjectifs. On pourrait objecter avec raison qu’il s’agit d’un thème universel qui traverse l’histoire de la littérature, mais je répondrais que ce thème acquiert une signification particulière dans le contexte contemporain. Sa récurrence est à mettre en perspective puisqu’elle est le symptôme d’un certain rejet des expérimentations postmodernes au profit d’un retour au récit, soucieux quant à lui de mettre en relief différents problèmes sociaux de notre époque. Ainsi, <em>No One Belongs Here More Than You</em> partage les préoccupations d’oeuvres comme <em>Birds of America</em> (1998) de Lorrie Moore, <em>A Heartbreaking Work of Staggering Genius</em> (2000) de Dave Eggers, <em>The Corrections</em> (2001) de Jonathan Franzen, ou encore, plus récemment, le roman inachevé de David Foster Wallace <em>The Pale King</em> (2011). Ces textes soulignent à grands traits un paradoxe de l’ère des communications, c’est-à-dire la précarisation des rapports sociaux qui lui est corollaire. Si le retour au récit que l’on constate dans la littérature contemporaine incarne une volonté de se distancier des expérimentations formelles des décennies précédentes, ces textes, tout comme les nouvelles de Miranda July, montrent bien qu’il a aussi partie liée à l’isolement social et à la solitude grandissante des occidentaux. J’ai proposé plus tôt que le recueil de Miranda July témoigne d’une éthique du don, mais il s’agit tout autant d’une éthique du souci. Un souci relatif à la fragilité de ce qu’il y a d’humain en nous, cette capacité de percevoir chez l’autre la condition de possibilité de nos existences mutuelles. Le recueil de Miranda July pose un constat de cet ordre, et s’il s’en dégage une certaine amertume, il n’est pas non plus dénué d’espoir:&nbsp;«People just need a little help because they are so used to not loving.» (p. 138)</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><strong><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a></strong> Rainer Maria Rilke, <em>Lettres à un jeune poète et autres lettres</em>, Paris, GF Flammarion, 1994, p. 68. [traduction de Claude Porcell]</p> <p style="text-align: justify;"><br /><a name="note2"></a><a href="#renvoi2"><strong>[2]</strong></a> Ibid., p. 38.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a name="note3"></a><a href="#renvoi3">[3]</a></strong> Edgar Allan Poe, <em>Histoires grotesques et sérieuses</em>, Paris, GF-Flammarion, 1986, p. 227. [traduction de Charles Baudelaire]</p> <p style="text-align: justify;"><br /><a name="note4"></a><a href="#renvoi4"><strong>[4]</strong></a> En introduction à <em>Bulles. Sphères 1</em>, Sloterdijk écrit ceci : «Si je devais donc porter mon sceau à l’entre de cette trilogie, il se lirait ainsi : ‘Puisse se tenir loin de ces lieux celui qui n’a pas la volonté de louer le transfert et de réfuter la solitude.’ » cf. Peter Sloterdijk, <em>Bulles. Sphères 1</em>, Paris, Hachette Littératures (coll. Pluriel Philosophie), 2002 [1998], p. 14.<br /><br /></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-r-alit-semblait-de-plus-en-plus-st-rile#comments Empathie États-Unis d'Amérique Éthique Fabulation FOSTER WALLACE, David FRANZEN, Jonathan Individualisme JULY, Miranda MOORE, Lorrie Narrativité POE, Edgar Allan Poétique du recueil Postmodernité Relations humaines RILKE, Rainer Maria SLOTERDIJK, Peter Solitude Nouvelles Wed, 15 Jun 2011 13:42:45 +0000 Simon Brousseau 349 at http://salondouble.contemporain.info Scènes de cul postmodernes et autres allusions à la neuvième porte du corps http://salondouble.contemporain.info/lecture/scenes-de-cul-postmodernes-et-autres-allusions-a-la-neuvieme-porte-du-corps <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-karrick">Tremblay, Karrick </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-canicule-des-pauvres">La canicule des pauvres</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br /> En mars dernier, je faisais paraître, dans le cahier <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Champ libre</em> du journal <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Le mouton noir</em>, un article critique<a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftnref" href="#_ftn1"></a><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[1]</span></span></strong> sur le roman <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em><a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftnref" href="#_ftn2"></a><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[2]</span></span></strong> de Jean-Simon DesRochers. Sans le savoir, j’y exposais un croquis du plan de ce présent travail. <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> est un des rares romans québécois contemporains à être reconnu à la fois comme succès commercial et littéraire. Pour donner un avant-goût de l’histoire, ou plutôt des histoires puisque le roman est construit en calquant la méthode des téléromans populaires, c'est-à-dire plusieurs histoires qui s’entrecoupent ou pas,<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>disons seulement que la pornographie est omniprésente et présentée de manière explicite, que la drogue est souvent l’élément rassembleur entre toutes ces histoires, mais, surtout, que ce sont les personnages et leur évolution qui génèrent celles-ci. <br /> <br /> Nous avons donc entre les mains un «roman adressé à ceux qui ne lisent pas<a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftnref" href="#_ftn3"></a><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[3]</span></span></strong>» et, ironiquement, c’est en faisant une analyse plus poussée des éléments inhérents à la littérature postmoderne que le lecteur plus aguerri trouve son compte.<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>C’est donc dans cette optique que j’ai choisi de lire <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> et je vais montrer comment les multiples mises en abyme, l’intertextualité et les différentes formes d’intermédialité servent à générer l’autoréflexivité de l’œuvre et de son contexte d’édition.<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; <br /> </span><br /> Étant donné que le roman renferme plusieurs histoires, je propose de faire plusieurs microanalyses de cette autoréflexivité. Chaque partie de cette analyse sera donc dédiée à un personnage et aux enjeux qui s’y rapportent. C’est autour de ces derniers que je développerai mon étude en mettant en lumière le ou les rôles de créateurs, acteurs, observateurs ou récepteurs<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>dont chacun d’entre eux a hérité. Il est à noter que l’ordre dans lequel j’ai décidé de présenter les personnages n’est pas tributaire de leur importance dans le roman, mais relève plutôt d’un choix visant à favoriser un meilleur cheminement de mes idées. <br /> <br /> <span style="color: #808080;"><strong>Sade se paie une pute <br /> </strong></span> </p> <div>Je vais commencer par l’histoire de Trevor Adamson qui se paie Jade, la prostituée du Gallant. Pour vous situer un peu, Adamson a des tumeurs au cerveau et il va mourir. Il décide donc, à partir d’un raisonnement tordu, de se payer une prostituée qui ressemble à sa femme en vue de lui faire voir les pires atrocités possible. Or, il apparaît que cet Adamson est en fait en train de réécrire à sa manière sur un blogue <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Les cent vingt journées de Sodome</em>. En effet, avant la première rencontre entre ces deux personnages, «comme convenu, Jade avait lu <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Les cent vingt journées de Sodome</em> en s’arrêtant à la description de Michette, huitième et dernière fillette du sérail. (CP, p.&nbsp;201)» À leur deuxième rencontre, Adamson brûlera le livre, ainsi que sa chemise et son pantalon pour que Jade se recouvre le corps de la cendre ainsi produite. Nous n’avons pas accès à ce qu’Adamson écrit sur le blogue. En revanche, Jean-Simon DesRochers nous en offre un genre de tableau&nbsp;:&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">Après une heure d’expérimentations, de pénétrations sans capote négociées au triple du prix original, de sexe anal sans lubrifiant, d’insertion de poings dans les divers orifices des grosses, d’orgasmes feints et parfois franchement atteints, de saignements légers, de foutre avalé, de claques distribuées, de sueurs mêlées, de salives crachées… (CP, p.&nbsp;355)</span></div> <div><br /> Ou, pire :&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">La brunette fardée, venue s’introduire en levrette dans l’anus déjà occupé par Adamson. […] Jade voit les deux verges pilonner à mort le cul de la fausse blonde sur un <em style="mso-bidi-font-style: normal;">high</em> de <em style="mso-bidi-font-style: normal;">meth</em>. La blonde profite de cette torture sanglante pour atteindre un étrange niveau de plaisir. Son visage a tous les traits de la douleur. Mais son sexe, rigide et courbé laisse pendre un long fil de liquide préséminal jusqu’aux draps […] avec le sang qui s’échappe du cul de la blonde, avec la somme des lésions engendrées par les frottements, il est clair qu’Adamson reçoit une généreuse part de VIH. […]La brunette lui chie dessus maintenant. […] De la merde liquide coule de son ventre jusqu’à ses cuisses (CP, p.&nbsp;448).<br /> <br /> </span></div> <div>Ce qui ne nous fait plus douter de l’éventuelle intertextualité entre <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> et le livre de Sade dont il est question, c’est le moment où il est dit que «dans trois ans, pour en finir avec ce traumatisme, Jade lira les pages restantes des <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Cent vingt journées de Sodome</em>. Elle découvrira qu’Adamson, dans sa folie organique, était parvenu à créer des perversions absentes de cette encyclopédie du vice. (CP, p.&nbsp;452)» Ce propos tend à montrer que <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> se revendique comme une reprise de l’œuvre<a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftnref" href="#_ftn4"></a><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[4]</span></span></strong> du Marquis de Sade.</div> <div><br /> En représentant Adamson comme figure d’auteur et Jade comme figure de lecteur,<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>nous observons la tension qui existe entre ces derniers. Premièrement, Adamson doit écrire, sinon il va mourir; on l’a bien averti&nbsp;: «Deux jours où tu publies rien sur le forum de Montréal [merb.ca], j’envoie un gars pour t’effacer…&nbsp;(CP, p.&nbsp;298)» L’insistance<a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftnref" href="#_ftn5"></a><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[5]</span></span></strong> qu’on accorde à cet état de fait instaure une mise en abyme qui représente bien un des éléments de la recette aporétique de Jean-Simon DesRochers&nbsp;: Il faut écrire chaque jour. Non seulement, et les auteurs s’accordent sur ce point, il faut écrire chaque jour pour se proclamer auteur, encore faut-il publier régulièrement si on veut rendre son public dépendant. De plus, il y a cette Jade qui est obligée de regarder les scènes décrites plus haut. Mais qui est cette Jade si ce n’est le lecteur? Dans toutes les scènes précédentes, on dit que Jade est forcée d’assister aux scénarios tordus d’Adamson. Pourtant, jusqu’à la fin, elle le fait par choix; rien ne l’oblige à continuer sauf l’argent qui est en jeu. Le lecteur non plus n’est pas obligé, il pourrait passer les pages ou lire en diagonale,<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>mais il ne le fait pas. Il se retrouve, bien malgré lui, attaché à sa chaise, tout comme Jade au moment où elle assiste à la scène la plus horrible.<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; <br /> <br /> </span></div> <div>Cette scène finira avec Adamson qui dira&nbsp;: «Je... (CP, p.&nbsp;451)» Ce retournement vient mettre en abyme un autre processus de création&nbsp;: il faut incarner ses personnages, les habiter. Dans <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>, Adamson n’a plus que Jade pour entretenir ce lien avec le réel. À la fin, il se perd; il devient Samuel Nolan, pseudonyme de l’auteur qui écrit sur le blogue. Il devient fou. Tout ça tend à illustrer la perte de contrôle inhérente au processus d’écriture et les dangers que cela occasionne. Pour Adamson, le livre s’écrit tout seul ce n’est plus lui qui dicte, ce n’est plus lui qui fait le plan, lui, il n’écrit plus et cela signe sa mort.<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; <br /> <br /> </span></div> <div><span style="color: #808080;"><strong>Zach et Daphnée font un porno </strong></span> <br /> <br /> Zach et Daphnée forment un pseudocouple. Si j’ai terminé la dernière partie avec l’idée de l’incarnation de l’auteur dans ses personnages, c’est pour amener celle-ci&nbsp;: L’auteur doit composer avec le fait qu’il va être lu et assumer son texte suite à la publication. Dans <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>, Zach se fait embobiner par Kaviak (par l’entremise de Takao) et tourne un film porno amateur qui se retrouve sur Internet, ce à quoi il se dit&nbsp;: «Putain… si jamais Daphnée voit ce truc. MERDE! (CP, p.&nbsp;369)»<br /> <br /> En réalité, ce n’est ni Takao ni Kaviak qui embobinent Zach; c’est Daphnée qui veut égaliser les choses parce qu’elle a fait de même; elle a joué dans un porno de Kaviak. Alors elle établit un plan. Pourtant, le rôle qui lui est donné<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp;&nbsp; </span>dans <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> est celui de l’actrice; celle qui n’a pas de personnalité propre, qui incarne tout ce qu’on lui dit d’être.<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>Paradoxalement, le rôle de créateur (celui sans qui rien ne serait arrivé) est attribué à celle qui joue un personnage, celle qui tourne des films pornos et des publicités. Ici, l’intelligence est donnée à celle qui incarne le dernier rôle, au même titre que Samuel Nolan incarnait un rôle inventé par Adamson. Encore une fois, une sorte de fusion vient souder le personnage et le créateur, au point de se demander qui tire les ficelles. Il ne faudrait pas oublier qu’écrire c’est avoir la capacité d’incarner plusieurs rôles,<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>notamment celui du lecteur. <br /> <br /> <span style="color: #808080;"><strong>Claudette abattage et l’héritage de la contre-culture</strong></span>&nbsp; <br /> <br /> <em>La canicule des pauvres</em>, à l’image des habitants du Gallant, tire sa substance à la fois de la culture populaire et à la fois de la contre-culture. Le cinquième étage du Gallant est habité par un groupe de sidéens qui passent leur temps à faire des orgies et à créer de la musique&nbsp;: «quelque chose [qui se situe quelque part] entre la musique punk et l’expérimental. Une fusion sans homogénéité, un son rempli d’impureté. Quelque chose de vivant, d’imparfait, de grossier…de réel… (CP, p.&nbsp;378)». Plusieurs idées jailliront d’une discussion entre les membres du groupe qui exclue Lulu, la tête dirigeante du groupe&nbsp;: «Moi je suis écœuré de sa manière de nous contrôler, il y a pas juste elle qui peut lire des essais pi faire des théories… [… ] T’sais, Lulu, elle se pense postmoderniste parce qu’elle dirige un groupe de postpunk. (CP, p.&nbsp;586)» L’association des mots postpunk et postmoderniste donne à penser que ce qui est dénoncé ici tient de l’aporie que représente la marginalité; quand la mode devient la marge, qu’est-ce qui devient la marge? Les autres éléments que je retiendrai de ces conversations pourraient représenter les questionnements intérieurs auxquels sont confrontés, probablement, tous les artistes qui choisissent la voix de la contre-culture. En voici des bribes&nbsp;:<br /> </div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">J’ai senti que la musique de Claudette Abattage – je veux pas dire que j’en ai honte… pas pantoute… c’est super bon, ce qu’on fait. Non. Ce que je veux dire, c’est qu’avec le talent qu’on a… on pourrait faire mieux. […] C’est pas juste une question de cash. Oui, OK… je suis tanné d’être pauvre… […] je me dis qu’on pourrait essayer de composer un hit… une toune qui vendrait. […] C’est ben <em style="mso-bidi-font-style: normal;">cute</em>, l’underground… ça parait super bien au niveau de l’intégrité artistique. Mais j’ai pas envie de vivre ce qui me reste avec juste de l’intégrité dans les poches… […] Ils ont fait du cash avec le temps[en parlant de <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Sex Pistols</em> et <em style="mso-bidi-font-style: normal;">The Ramones</em>]. Pis nous autres, du temps, on en a pas. (CP, p.&nbsp;528)<br /> </span></div> <div>Ces affirmations constituent en effet une forme de réflexivité de l’œuvre elle-même, une œuvre inclassable appartenant à tout et à rien. Elle est à la fois postmoderne, ce dont je suis en train de débattre, et marginale.</div> <p>Encore une fois, nous avons droit à un retournement semblable aux deux précédents; le personnage se libère de l’emprise du créateur. En effet, les membres de Claudette abattage prennent, en quelque sorte, conscience de leur existence, existence qui est symbolisée par la mort imminente&nbsp;: «À moins qu’un hostie de génie se dégraisse les neurones pis accouche d’un miracle, ma vie va être courte… pareil pour Chloé… pareil pour toi…j’ai pas envie de m’accomplir dans le symbolisme… pis encore moins dans le symbolisme d’une autre personne que moi… (CP, p.&nbsp;585)» Cette affirmation se présente comme un écho symbolique au monde de la marge. On pourrait aussi être tenté de dire que «l’hostie de génie&nbsp;» dont il est question est l’auteur et que <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> est le miracle dont on parle. À ce sujet, puisqu’on a commencé à parler d’intermédialité, le disque audio enregistré par le groupe Claudette abattage pourrait s’avérer lui aussi être une forme de mise en abyme de <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>; en plus d’être postpunk marginal postmoderne, il est prévu qu’il verra le jour en «septembre [puisque] la compagnie dit qu’il se vendra mieux comme cela (CP, p.&nbsp;108)». Outre le fait que nous observons ici un processus de réflexivité du monde commercial de l’édition, ce qui vient encore une fois s’opposer à la notion même de marginalité, cela nous rappelle que le roman dont la citation provient a été lui-même lancé en septembre 2009<a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftnref" href="#_ftn6"></a><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[6]</span></span></strong>.<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span></p> <p><span style="color: #808080;"><strong>Ce qui entre par le cul, et ce qui en ressort&nbsp; </strong></span><br /> <br /> Dans le paragraphe précédent, j’ai<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>évoqué la notion d’intermédialité sans la définir. C’est donc sous cet angle que je propose d’amener le personnage de Kaviak, pornographe amateur et philosophe à temps partiel.<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span></p> <div>L’intermédialité consiste à intercaler dans une œuvre une autre œuvre n’utilisant pas le même média que l’œuvre dont il fait partie. Dans <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>, il y a Claudette Abattage qui enregistre un album, Henriette qui passe sa vie à écouter des téléromans, Adamson, alias Simon Nolan, qui écrit son blogue, et Takao, à qui la prochaine partie sera consacrée, qui dessine sa bande dessinée. Ces modes d’intermédialité, qui sont seulement évoqués et commentés, ont tous en commun d’être des mises en abyme complexes de l’œuvre qui les contient. Les films tournés par Kaviak n’échappent pas à cette règle et, au contraire, sont beaucoup plus explicites que les autres; ils sont représentés dans l’œuvre, soit sous la forme de films que Zach écoute sur internet, soit comme description des scènes au moment du tournage.<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; <br /> </span></div> <div><br /> Pour arriver à ce qu’ont en commun la pratique de Kaviak et <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>, je dois retourner à Lulu de Claudette Abattage. J’ai déjà parlé des orgies que s’offrait le groupe de musique. Pendant une de ces scènes, quelqu’un «se tient derrière elle, équip[é] d’un gode-à-cul plus petit, bien mouillé. Lulu relève son derrière pour l’inviter à suivre la voie socratique. (CP, p.&nbsp;280)» Cette voie socratique, cette voix philosophique c’est celle du deuxième discours de Kaviak. En effet, Kaviak tourne des films pornographiques –on peut encore parler de mise en abyme par intermédialité– mais il se sert aussi de son studio pour enregistrer des capsules philosophiques. Dans le chapitre intitulé «La philosophie des lumières»&nbsp;(CP, p.&nbsp;113-116), Kaviak installe son studio. Il utilisera la formulation «le vice suit la voie de la lumière (CP, p.&nbsp;115)&nbsp;» pour nous donner la puce à l’oreille concernant son double discours. Or, c’est seulement par l’entremise du site pornographique de ce dernier qu’on peut y avoir accès. En effet, le lien qui permet d’aller sur le site logeant les enregistrements de ses idées, «More on kaviakmind.com (CP, p.&nbsp;578)&nbsp;» n’apparaît à l’écran seulement qu’après le cent vingt-deuxième clic sur le site logeant les films pornographiques. Cette philosophie arrive de manière subliminale, elle arrive par la porte de derrière, elle entre par le cul pris au sens large. <br /> <br /> En comparant <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> avec le double discours de Kaviak,<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>on y constate plusieurs similarités. Le discours philosophique de Kaviak est souvent confiné dans quelques chapitres<a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftnref" href="#_ftn7"></a><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[7]</span></span></strong> facilement repérables. Le lecteur, tout comme Zach, a le choix de cliquer ou non sur kaviakmind.com; il peut choisir de ne pas lire ces chapitres (tout comme il peut le faire avec les chapitres sadiques). De plus, plusieurs phrases émanant du discours de Kaviak servent à défendre sa pratique et, par extension, ce que <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> représente&nbsp;:&nbsp;«Je me demande ce qu’on retiendra de moi dans vingt ans. Le cul ou les idées… ce serait bien que ce soit les deux… Non… c’est pas possible… (CP, p.&nbsp;231)» ou «L’idée admise dans nos sociétés suggère qu’un participant à la culture pornographique ne jouit d’aucune crédibilité en dehors de la pornographie. (CP, p.&nbsp;418)» Ces deux extraits reflètent les craintes qu’auraient pu soulever pour l’auteur l’écriture de <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>. N’avons-nous pas affaire ici à une mise en abyme, par extension, du postmodernisme? D’autres réflexions de Kaviak permettent de mettre en lumière le lien étroit qui s’établit entre le créateur et son public&nbsp;: «Pour vivre la scène dans son intensité, tu dois avoir un lien particulier avec les personnages… Regarder un film, XXX ou pas, c’est comme lire un livre, ça comble la solitude, ça efface les angoisses… c’est du rêve instantané… Les vrais voyeurs cherchent pas un spectacle, ils cherchent des apparences de vérité… (CP, p.&nbsp;488-489)». Ces extraits rappellent l’aporie du réel telle que décrite par Forest dans «Reprendre et revenir»<a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftnref" href="#_ftn8"></a><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[8]</span></span></strong>. On le voit, Jean-Simon DesRochers brouille la distinction entre le personnage et le créateur, mais surtout, et en plus, il vient brouiller la distance entre le lecteur et l’auteur&nbsp;: «Je me considère à la fois comme un produit et un créateur du carnaval perpétuel qu’est notre époque… Je suis la parade, je suis le spectateur. (CP. p. 419)»<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>La rhétorique de Kaviak apparaît également dans un livre mis en abyme dans le roman; <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Les aphorismes barbares</em>. Ce livre, qui est qualifié de «livre à un dollar», et qui est écrit dans le même style que les idées de kaviakmind.com, est critiqué sévèrement par Sarah, un personnage qui n’a rien à voir avec ce dernier&nbsp;: «Qu’est ce que je dis? Je vais pas me mettre à philosopher…je connais rien en philosophie…ouais, peut-être, mais ça ferait passer le temps…avec cette chaleur…pas grand-chose d’autre à faire que de réfléchir en silence… ça ou lire les idées d’un type qui pense à ma place…n’importe quoi sauf ce vide infernal…(CP, p.&nbsp;309)». <br /> </div> <div>Enfin,<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>le lien entre <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> et la dualité kaviakmind/kaviaksex,<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>apparaît avec netteté dans le chapitre «Caméra à l’épaule (CP,&nbsp;p.&nbsp;314)». Imitant la forme cinématographique, le narrateur donne littéralement la télécommande au lecteur&nbsp;et utilise outrancièrement les fonctions primaires de cette dernière dans l’énonciation: «Stop […] Rewind […]<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>Stop. […] Mute […] Avance rapide […] play. (CP, p.&nbsp;320)». De plus, Kaviak mentionne vouloir recréer un évènement qui avait été un succès, c'est-à-dire produire un deuxième <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Summer Fuck Fest</em>. Il ne dit pas de quoi est fait un <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Summer Fuck Fest </em>(on se doute qu’il s’agit de films pornographiques), mais il dit que: «Le premier <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Summer Fuck Fest</em> lui [a]<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>permis de doubler son nombre d’abonnés en un rien de temps, au grand plaisir de sa boîte de production. (CP,&nbsp;p.&nbsp;217) »<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>Encore une fois, on en revient à <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>. En effet, le titre du livre aurait très bien pu être <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Summer Fuck Fest</em>, puisque cela aurait été cohérent avec le propos et que <em style="mso-bidi-font-style: normal;">canicule</em> se rapporte incontestablement a <em style="mso-bidi-font-style: normal;">été</em>. De plus, <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> aura probablement fait bien plus que doubler son nombre de lecteurs, au grand plaisir de sa maison d’édition.<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; <br /> <br /> </span></div> <div>Avant d’abandonner les scènes de sexe au profit des bandes dessinées, j’aimerais attirer votre attention sur une autre scène d’orgie qui nous faisait connaître les membres de Claudette Abattage (CP, p.&nbsp;35-40). Dans ce chapitre, les scènes sont découpées par tableaux. Entre les tableaux, il y a toujours un «CLIC» qui en fait représente le déclic généré par un appareil photo qui prend des clichés en continu.» Nous avons déjà vu que la séparation en tableaux des scènes rappelle la manière télégraphique qu’avait Sade de rendre compte de ce genre de scène. Il faudrait aussi se rappeler que Zach a eu accès à kaviakmind.com en accumulant les clics sur le site kaviaksex.com. Dans le chapitre, il y a trente-et-un clics. C’est encore loin des cent vingt-deux clics de Zach, mais en considérant les choses ainsi, nous pouvons voir un processus de mise en abyme paradoxal venant miner la crédibilité de l’autorité narrative. En effet, en soutenant l’hypothèse que les orgies décrites sont des scènes prises par Kaviak, nous arrivons à la conclusion que même le narrateur devient confondu dans l’entité globale auteur-lecteur-narrateur-personnage. Pour finir avec ce dernier, à un certain moment du livre il affirme faire un rêve où il se voit «octogénaire, à la tête d’une organisation ou d’un mouvement majeur. (CP,&nbsp;p.&nbsp;614)». Si, encore une fois, il faut voir une mise en abyme dans cette affirmation, peut-être faudrait-il y voir la prétention nécessaire au travail de l’auteur, celle qui lui permet de briser le silence et d’écrire, celle qui lui permet d’aspirer à quelque chose. <br /> </div> <div><span style="color: #808080;"><strong>Je suis un écrivain japonais&nbsp; </strong></span> <br /> <br /> Le dernier personnage que je veux aborder ici m’amène à établir un lien d’intertextualité avec <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Je suis un écrivain Japonais</em> de Dany Laferrière. En effet, Takao Ibata est un bédéiste japonais qui vient observer les Montréalais du Gallant pour écrire une bédé. Ce n’est pas du simple fait qu’il soit Japonais que j’extrapole dans un lien intertextuel. En effet, les épisodes mettant en vedette le bédéiste soulèvent le même débat que dans le livre de Laferrière&nbsp;: le problème d’appartenance. Cependant, dans <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>, il ne s’agit pas du personnage de Laferrière transposé, mais de son antithèse. En effet, Takao est vraiment Japonais et il se rend vraiment à Montréal pour, et il insiste, «voir comment [ses] voisins vivent dans ce pays... c’est une recherche… (CP, p.&nbsp;233, 243)», tout en admettant vouloir «s’acclimater au milieu d’abord. (CP, p.&nbsp;99)» Encore en opposition avec <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Je suis un écrivain japonais</em>, Takao dit devoir&nbsp;«comprendre leurs intentions profondes… leur manière d’agir… pas question de recycler les clichés sur l’Amérique… il y en a trop en circulation (CP, p.&nbsp;539)». Une des choses qu’on relève en premier dans le roman de Laferrière est justement l’utilisation de clichés sur le Japon, par exemple, l’onomastique des noms des deux Japonais qui viennent rendre visite à l’écrivain&nbsp;: Mishima et Tanizaki dont les terminaisons respectives réfèrent à Hiroshima et Nagasaki. Pour finir de nous convaincre de cette intertextualité, dans les deux livres comparés nous pouvons observer un conflit entre l’écrivain japonais et son éditeur, ainsi qu’une avance de 5000&nbsp;$. </div> <div><br /> En procédant à la fois par mise en abyme et intertextualité, c’est maintenant la frontière entre les auteurs eux-mêmes qui est sublimée. En effet, tous les indices associant Takao Ibata à <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Je suis un écrivain japonais,</em> en plus d’être des indices de réflexivité, se révèlent comme des mises en abyme de quelques éléments relatifs aux processus de création. Nous venons de voir l’étape de la recherche, mais avant la recherche, il faut établir un plan&nbsp;: «Il fait un autre pas en direction de son ordinateur. Son cerveau développe une structure linéaire à une vitesse fulgurante. Il trace le parcours de son prochain gekiga, choisit l’angle d’approche, anticipe les recherches nécessaires. (CP. P. 426)» <br /> </div> <div>Dans la citation suivante&nbsp;: «Je crois que le terme exact serait… autobiographique.<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>Je dessine ma vie et celle des gens qui gravitent autour de moi. (CP. P. 128)», en plus de montrer que la création de personnage se fait surtout en observant ceux qui nous entourent, et puisque Takao observe les personnages de <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> (ou ceux du <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Summer Fuck Fest</em> de Kaviak, étant donné que nous avons précédemment montré ces niveaux de mise en abyme), il va sans dire que la bédé que Takao projette de faire sera aussi une mise en abyme réflexive de l’œuvre. Tout comme le narrateur de <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Je suis un écrivain Japonais</em>, Takao est un personnage auteur qui utilise l’autofiction;<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>ce n’est cependant pas le cas du narrateur de <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres </em>qui est, lui, hétérodiégétique.<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; <br /> <br /> </span></div> <div>Dans une conférence intitulée La création littéraire&nbsp;: recette pour n’en avoir aucune<a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftnref" href="#_ftn9"></a><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[9]</span></span></strong>, Jean-Simon DesRochers nous avait parlé de la citation de Picasso&nbsp;: «Les bons artistes copient, les grands artistes volent». Dans un dialogue où Zach discute de son éventuelle apparition dans un épisode de bédé, il dit à Takao se réserver un droit de Veto. Ce dernier se répond à lui-même&nbsp;: «Cette demande est la pire qu’on puisse lui adresser. Tu peux te le foutre dans le cul ton veto… je publie rien tant que je suis dans ce pays… et tu ne viendras certainement pas me chercher à Osaka…(CP, p.&nbsp;407)» <span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp;<br /> <br /> </span></div> <div>La dernière étape de création représentée dans <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> est celle de la mise en intrigue. Takao&nbsp;«devra créer une histoire. Pousser cette idée d’explorer les secondes où ses personnages ont sombré dans l’échec. Dessiner ne suffit pas. Il devra apprendre, rechercher, analyser. (CP, p.&nbsp;539)» &nbsp;Ce dont il est question ici, c’est la «boucherie nécessaire (CP, p.&nbsp;618)»,<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>la fin sanglante de l’histoire d’Adamson, sa mort en plusieurs morceaux aux mains de cette même Sarah qui refusait de lire les idées des autres, et par extension tout jugement moral. </div> <div><br /> Le personnage de Takao est celui dont l’évolution est la plus perceptible. Au début, il est observateur et prend des clichés<a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftnref" href="#_ftn10"></a><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[10]</span></span></strong>. «Il mitraille. Il numérise des milliards de photons qui composent une vision atroce. Une vision aussi sordide que la réalité…(CP, p.&nbsp;405)». Mais au fur et à mesure que l’intrigue avance, il remet en question sa propre capacité à la gérer.<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp;&nbsp; </span>C’est à lui que la voix finale du roman est donnée&nbsp;: «Mon personnage principal sera le climat. Pas moi…le climat. C’est bien mieux. Il sera seul à être de toutes les scènes. (CP,&nbsp;p.&nbsp; 670)» En plus de renvoyer à <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>, cette dernière affirmation vient brouiller une dernière carte; l’auteur s’efface. Il ne reste plus qu’un seul personnage qui n’ait pas été malmené et c’est à la toute fin qu’on comprend qu’auteur, narrateur, personnages et histoire ont tous été confondus dans une seule entité, le Gallant, microcosme de Montréal. Après ses constatations d’échec, «Takao détermine qu’il mérite un temps d’arrêt. De brèves vacances pour transformer son quotidien en un doux privilège, celui de réanimer ce visage fermé qu’est le sien, celui de vivre le fiasco fonctionnel qu’est Montréal, celui de se promener, libre et sans attentes, parmi les jours de la canicule des pauvres. (CP,&nbsp;p.&nbsp;672)»<br /> </div> <div>Nous avons donc vu que sous la couverture de <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> se dissimule plus qu’un simple roman. Monté à la manière d’un téléroman, d’un film de pornographie <em style="mso-bidi-font-style: normal;">hardcore</em>, d’un traité de philosophie, d’un album postpunk, d’un roman postmoderne et subversif, d’un montage photographique, et d’une bande dessinée, <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> renferme implicitement la vision de l’auteur au sujet de la<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>création littéraire agrémentée d’un reflet du monde qui la contient.<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>À cet effet, j’ai aussi montré que les personnages opéraient divers renversements et revendiquaient leur droit à leur existence propre. C’est d’ailleurs l’idée qui finit par s’imposer (de manière subliminale, conséquence de nombreux clics sur le roman, mais moins que 122): Le créateur doit laisser vivre ses personnages, s’interposer le moins possible, et faire fi de la morale; c’est donc sur un même pied d’égalité, sans considérations morales, que la pornographie et la philosophie sont traitées.<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; <br /> <br /> </span></div> <div>C’est par contre à partir de l’hybridité utilisée à bon escient que nous pouvons affirmer le talent de DesRochers&nbsp;: <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>, malgré sa richesse (de la simple mise en abyme à l’intermédialité, en passant par l’intertextualité et la confusion des voix narratives), ne se laisse pas dissimuler derrière le masque du postmodernisme; ce dernier, tout comme la philosophie, tout comme les idées, nous arrive par derrière. Il ne provoque pas de mise à distance et n’interfère pas dans la lisibilité.<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>Dans le cas présent, le lecteur ne se bute pas à des codes dont il n’a pas la clé; s’il n’a pas la clé, il ne voit pas le code.<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; <br /> </span>&nbsp;</div> <div>Finalement, il est intéressant de constater que Jean-Simon DesRochers a réussi à construire un roman subversif en exploitant des sous-genres dont les succès commerciaux ne sont plus à prouver. On pourrait y voir une nouvelle manière de se placer en marge de la marge, en inventant une contre-culture populaire. D’ailleurs, je verrais très bien ce Kaviak, âgé de 80 ans, réaliser son fantasme&nbsp;: être «à la tête d’une organisation ou d’un mouvement majeur<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span>(CP,&nbsp;p.&nbsp;614)»; la contre-culture pop, tout paradoxal que cela puisse paraître.<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp; </span></div> <div style="mso-element: footnote-list;"> <div>&nbsp;</div> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn" style="mso-element: footnote;"> <div><a href="#_ftnref">[1]</a>&nbsp;Karrick Tremblay, «<em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>: un roman dédié à ceux qui ne lisent pas» <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Champ libre</em> dans <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Le mouton noir</em>, Rimouski, vol. 16 no 4, 2011, p.&nbsp;2<span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp;</span></div> </div> <div id="ftn" style="mso-element: footnote;"> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftn2" href="#_ftnref"></a><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[2]</span></span> Jean-Simon DesRochers, <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>, Montréal, Les Herbes Rouges, 679 p. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle CP, suivi de la page, et placé entre parenthèses dans le corps du texte.</p> </div> <div id="ftn" style="mso-element: footnote;"> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftn3" href="#_ftnref"></a><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[3]</span></span> Sous-titre de mon article qui fait référence aux remerciements de Jean-Simon DesRochers&nbsp;:&nbsp;«Et parce que l’ironie dépasse les prétentions à la sagesse, je dédie ce livre à ceux qui ne lisent pas. (CP, p.&nbsp;674)» Karrick Tremblay, «&nbsp;<em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>: un roman dédié à ceux qui ne lisent pas&nbsp;» ouvr. cité, p.&nbsp;2.</p> </div> <div id="ftn" style="mso-element: footnote;"> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftn4" href="#_ftnref"></a><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[4]</span></span> En effet, bien qu’il ne mentionne <em style="mso-bidi-font-style: normal;">que Les cent vingt journées de Sodome</em>, <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> partage aussi des procédés avec d’autres livres de Sade. Par exemple, les scènes d’orgies sont comparables, autant par la manière de les amener que le vocabulaire utilisé (à part ici, je n’avais vu le verbe «enconner» que dans les livres de Sade). De plus, la dernière scène avec Adamson rappelle la fin de <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La philosophie dans le boudoir</em>; celle où un vérolé jette sa semence dans le con et le cul d’une femme et qu’ensuite Eugénie lui «&nbsp;couse et le con et le cul, pour que l’humeur virulente, plus concentrée, moins sujette à s’évaporer…&nbsp;» Sade, <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La philosophie dans le boudoir</em>, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, p.&nbsp;283</p> </div> <div id="ftn" style="mso-element: footnote;"> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftn5" href="#_ftnref"></a><span style="mso-special-character: footnote;">[5]</span> À deux autres reprises, on insiste sur ce fait&nbsp;: «God, I must write… (CP, p.&nbsp;102)» et «Si Adamson ne publie pas un texte sur merb.ca avant minuit demain, ce sera le signal définitif pour activer le plan B. (CP,&nbsp;p.&nbsp;486)»</p> </div> <div id="ftn" style="mso-element: footnote;"> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftn6" href="#_ftnref"></a><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[6]</span></span> «Lancement officiel le lundi 28 septembre de 18 à 20h au Pub Quartier Latin, rue Ontario Est à Montréal».</p> </div> <div id="ftn" style="mso-element: footnote;"> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftn7" href="#_ftnref"></a><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[7]</span></span> «Parler seul (CP, p.&nbsp;115)» qui, ironiquement ressemble au titre d’un recueil de poésie publié par Jean-Simon DesRochers&nbsp;(<em style="mso-bidi-font-style: normal;">Parle seul</em>) <span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp;</span>«Les superstitions ordinaires (CP, p.&nbsp;229)», «La raison est sans morale (CP,&nbsp;p.&nbsp;291)» et «La souhaitable décadence (CP, p.&nbsp;418)».</p> </div> <div id="ftn" style="mso-element: footnote;"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftn8" href="#_ftnref"></a><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[8]</span></span> Philippe Forest, <span style="mso-spacerun: yes;">&nbsp;</span>«Reprendre et revenir», dans Laurent Zimmerman (dir.), <em style="mso-bidi-font-style: normal;">L’aujourd’hui du roman</em>, Nantes, Éditions Cécile Defaut, (Littérature), 2010.</p> </div> <div id="ftn" style="mso-element: footnote;"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftn9" href="#_ftnref"></a><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[9]</span></span> Conférence donnée le 21 février 2011 à l’Université du Québec à Rimouski.</p> </div> <div id="ftn" style="mso-element: footnote;"> <p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftn10" href="#_ftnref"></a><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[10]</span></span> Encore une fois, on pour observer que Takao est l’antithèse de l’écrivain de Laferrière. En effet, le chapitre «&nbsp;Le japonais de la tour Eiffel&nbsp;» commence ainsi&nbsp;: «&nbsp;Je n’ai jamais eu d’appareil photo.&nbsp;» Dany Laferrière<em style="mso-bidi-font-style: normal;">, Je suis un écrivain japonais</em>, Montréal, Boréal, coll. Boréal compact, 2009, p.&nbsp;42.</p> </div> </div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/scenes-de-cul-postmodernes-et-autres-allusions-a-la-neuvieme-porte-du-corps#comments Blogue littéraire Contre-culture Culture populaire DESROCHERS, Jean-Simon Dialogue médiatique FOREST, Philippe Intertextualité LAFERRIÈRE, Dany Musique Pornographie Postmodernité Québec Représentation de la sexualité Représentation du corps SADE, Marquis de Roman Thu, 26 May 2011 10:53:45 +0000 Karrick Tremblay 344 at http://salondouble.contemporain.info Dans le « vestibule de l'enfer » http://salondouble.contemporain.info/lecture/dans-le-vestibule-de-lenfer <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/auger-manon">Auger, Manon</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lenfer-du-roman-reflexions-sur-la-postlitterature">L&#039;enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <div class="rteindent4"><br /><br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Écrire aujourd’hui, c’est être condamné au roman puis tenter d’en sortir, en écrivant, dans un immense effort de recentrement sur la bouche même de la littérature.<br /><br />—Richard Millet, <em>L’enfer du roman</em></span></div> <p><br />Dans ce recueil de réflexions au titre saisissant —qui n’est pas sans rappeler <em>Malaise dans la littérature</em> d’Alain Nadaud (1993), <em>Essai sur la fin de la littérature </em>d’Henri Raczymow (1994) ou encore <em>L’adieu à la littérature</em> de William Marx (2005)—, Richard Millet tente de livrer une définition du «cauchemar contemporain nommé roman», qu’il nommera «tantôt tel, tantôt roman international, tantôt postlittérature» (p.13). Voilà bien une entreprise pour le moins complexe et téméraire, si on en juge par la position privilégiée qu’occupe la littérature narrative en régime contemporain. Mais c’est justement là, on le devine, l’intérêt du propos de Millet, qu’il présente toutefois de façon fragmentaire, fragilisant par là l’entreprise de synthèse. Certes, le choix de cette forme&nbsp; n’est pas innocent; Millet explique qu’il a voulu «garder [les 555 fragments] dans l’ordre de leur surgissement, au prix de quelques petites redites, ou contradictions, pour maintenir haute l’attention du guerrier comme celle du lecteur» (p.12). Dès lors, si la définition du «postlittéraire» «s’éclair[e] à mesure qu’on avanc[e] dans une lecture que l’on peut aussi effectuer par à-coups, piqués, retours en arrière» (p.13), on ne peut que glaner des éléments ça et là pour parvenir à établir les grands traits de celle-ci. Le jeu, frustrant au premier abord parce qu’étourdissant, n’est toutefois pas dépourvu de charme, surtout dans la mesure où il convoque un sens qui n’est recomposable qu’après coup, et qu’il propose une lecture qui s’effectue, justement, «par à-coups», par bonds et par rebonds pourrait-on dire, les réflexions de Millet faisant parfois sursauter, mais laissant également à réfléchir, à prendre et à reprendre le fil de la réflexion comme de la lecture.<br /><br />Par ailleurs, même si cet essai n’émerge pas d’une «quelconque intention polémique ou [d’une] haine à l’égard du roman» (p.12) —mais bien plutôt, comme Millet l’affirme, d’un «désespoir»—, il serait facile de s’en prendre à l’écrivain (qui revendique pleinement toutes les opinions exprimées dans le recueil) et de dénoncer son hypocrisie de romancier ou son eurocentrisme —pour ne pas dire son <em>gallocentrisme</em>. Néanmoins, cette utilisation à des fins polémiques des réflexions de Millet n’est pas celle qui nous a semblé d’emblée la plus féconde, même si cet essai y invite indubitablement. Nous avons plutôt préféré aller au-delà des «montées de lait» occasionnelles —qui confinent parfois à la caricature, Millet présentant, par exemple, le roman postlittéraire comme un «mixte de roman policier, de gnose sociologique et de psychologisme de magazine féminin, rédigé dans un sous-état de langue par quoi l’idéologie du Bien se répand irrésistiblement» (p.105)—, afin de faire émerger la réflexion plus fondamentale qui est au cœur de la démarche de l’écrivain. Car notre ambition n’est pas de rendre Millet sympathique ou antipathique, mais bien plutôt de dégager les grands éléments de sa pensée par rapport à cette notion de postlittérature, notion qui nous paraît, sinon opératoire, du moins intéressante pour penser la production littéraire actuelle, qu’elle soit française, québécoise ou —pour reprendre un terme maintes fois utilisé par Millet lui-même— «internationale».<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L’hégémonie du roman</strong></span><br /><br />Nous l’avons posé d’emblée, il faut être fin détective et rassembler soi-même les quelques indices disséminés ici et là pour saisir avec plus ou moins d’exactitude ce que Millet qualifie de postlittérature. En avant-propos, il explique brièvement ce qu’il a tenté de faire avec ce recueil de réflexions et en profite pour laisser planer la «menace» d’une véritable définition de concept:</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce que j’appelle postlittérature correspond à ce que d’autres appellent «posthumanisme», «ère de l’épilogue», «spectaculaire intégré», et qui est non pas ce qui se survit à soi-même dans un monde dévasté par la technique, mais l’imposture qui se produit universellement sous le nom de roman et qui n’est qu’un instrument du mensonge général, une falsification, un dévoiement au service du Nouvel Ordre moral ou, si l’on préfère, du moralisme postéthique américain (p.13).</span></div> <p><br />Millet ne s’en cache pas, donc, il en a contre le roman et, plus spécifiquement, contre l’hégémonie du roman à l’échelle de la littérature mondiale. Mais c’est surtout l’imposture et le despotisme d’un&nbsp; type de roman —qualifié péjorativement d’«américain»— qu’il tente, «au moins pour l’honneur, de mesurer —et d’inverser, en rappelant que la littérature ne se réduit pas au roman et que celui-ci peut encore échapper à lui-même, étant en fin de compte une expérience de l’enfer» (p.13). Ainsi, si la postlittérature ne se réduit pas à la seule hégémonie de la forme romanesque, celle-ci en constitue tout de même le trait le plus prégnant. Qui plus est, cette hégémonie prend non seulement la forme d’une surabondance de romans sur le marché —surabondance qui écrase les autres formes et les autres genres telle la poésie—, mais elle implique aussi que tout est désormais publié, ou à peu près, sous cette étiquette générique, de telle sorte que le terme perd même de son sens. L’influence capitaliste aurait donc des effets jusque dans le choix des&nbsp; mentions éditoriales et des catégories génériques; puisqu’il faut vendre à tout prix, s’attirer le plus de lecteurs possibles et courir la chance de remporter les grands prix littéraires (qui à leur tour font vendre encore plus), on use semble-t-il à tort et à travers de l’appellation de «roman». Autrement dit, le roman en vient à digérer les frontières génériques au profit d’un «horizon d’attente» convenu et formaté, essentiellement commercial en somme, reléguant dans une marge de plus en plus étroite les formes inclassables qui, pour Millet, rassemblent pourtant souvent le meilleur de la littérature actuelle.<br /><br />Dès lors, le paradoxe est bien ici le fait que «le succès du roman» et la prolifération des romanciers seraient ce qui menace le plus sûrement la littérature, dans la mesure où ce succès&nbsp; entraîne, d’une part, une diminution générale de la qualité de ce qui se publie et, d’autre part, la disparition des «gros lecteurs» (ceux qui faisaient leur profit de tous les genres littéraires et des sciences humaines), sans lesquels la véritable littérature ne peut plus exister. Désormais, selon Millet, «[o]n en est à la lecture <em>allégée</em>, voire à l’allégement de la lecture, ce que nul, professeurs, éditeurs, écrivains, libraires, journalistes, ne veut reconnaître publiquement, de peur de scier la branche sur laquelle ils perpétuent un mensonge officiel» (p.19). S’il y a bien certains chercheurs, tel Olivier Bessard-Banquy, qui confirment la disparition des «gros lecteurs» comme fait social, et que les éditeurs en tiennent bel et bien compte<a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a>,&nbsp; il demeure que cette modification du lectorat semble avoir un impact sensible non seulement sur l’idée même de littérature en régime contemporain, mais également dans la façon qu’ont les écrivains de penser leur rapport au monde —à cet égard, le parti pris pour le moins radical de Millet est probant. Il y aurait d’ailleurs là un parallèle à établir avec ce que Michel Biron, dans son plus récent recueil d’essais, nomme «la conscience du désert», dans la mesure où, pour lui,</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">[l]’écrivain canadien-français, comme l’écrivain contemporain en général, ne se définit pas comme un écrivain de la rupture. Ou plutôt si, il voudrait bien rompre, mais rompre avec quoi? Il n’y a personne autour de lui pour lui donner la réplique. Même lorsqu’il se révolte, cet écrivain se heurte le plus souvent au silence et finit par se plaindre à qui veut l’entendre qu’il écrit dans un désert. Comment écrire contre le silence? La plainte elle-même ne tombe-t-elle pas dans le néant? Si violente soit-elle, l’œuvre la plus audacieuse ne risque-t-elle pas de perdre son sens si elle ne s’oppose à rien qui lui offre une véritable résistance?<a href="#note2a" name="note2"><strong>[2]</strong></a> </span></div> <p><br />Cela n’est pas non plus sans rappeler la question que Bessard-Banquy pose en conclusion de son ouvrage, <em>La vie du livre contemporain</em>:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La France a de bons auteurs, de bons éditeurs, de bons libraires. Mais a-t-elle encore de bons lecteurs? Il est clair que l’on est entré depuis ces dernières années dans un monde où le livre n’occupe plus la place qui a pu être la sienne auparavant. L’audiovisuel supplante l’écrit dans les pratiques de divertissement et de culture, et les effets de ce décrochage intellectuel ne se sont pas encore pleinement fait sentir <a href="#note3a" name="note3"><strong>[3]</strong></a>. </span></div> <p><br />Et Millet de poser à peu près les mêmes questions, tout juste autrement:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Y aura-t-il, dans les années à venir, des lecteurs pour ce que nous écrivons? Serons-nous bientôt seuls, ou bien aimés pendant quelque temps encore? L’évacuation de la littérature comme champ référentiel pédagogique et le bradage de la langue à la sphère médiatico-publicitaire font de l’écrivain un marginal de fait dans un monde où la redéfinition génético-cybernétique de l’homme a lieu non plus dans les songes mais dans un nouvel ordre de langage dont le roman postlittéraire est le code civique (p.52).</span></div> <p><br />Cependant, alors que, pour Biron, cette «conscience du désert» de la part des écrivains ne serait pas particulièrement symptomatique de l’époque contemporaine —puisqu’il la relève chez Octave Crémazie qui déplorait lui aussi, à son époque, le sentiment d’écrire <em>dans le vide</em>—, il s’agit, pour Millet, d’une caractéristique nommément postlittéraire qu’il attribue à ses contemporains. Qui plus est, il avance que le succès du roman entraînera à court terme la disparition de la littérature parce que celle-ci aurait «noué avec le seul roman un pacte servile» (p.20). Le roman serait devenu un autre «instrument de présentification, de légitimation sociale, comme la télévision, le cinéma, le rock et ses dérivés, le Prozac et le Viagra, et l’accroissement de la tolérance» (p.24). Dans ces conditions, la littérature actuelle ne serait plus que la répétition de l’idée d’elle-même; le roman, quant à lui, ne serait plus que le «miroir de sa totalité», dès lors qu’il «cesse d’être un moyen de connaissance, de découverte» (p.98). Le roman, cette incroyable redite, serait devenu «le vestibule de l’enfer, dont on sait qu’une des formes est le ressassement» (p.98). Au-delà de la conscience du désert, donc, se profile pour les écrivains une possibilité encore pire: celle d’être condamné au silence, à l’indifférence, voire à la dépersonnalisation. Et, pour la littérature, celle de perpétuer sa propre fin, voire sa propre agonie, sans même que personne ne prenne la véritable mesure de cette perte.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La <em>lingua franca</em> de la postlittérature</strong></span><br /><br />À cette omniprésence du roman sur le marché actuel —toujours de plus en plus saturé par des produits culturels de toutes sortes— se superposeraient&nbsp; également l’hégémonie de la langue anglaise et, plus généralement, celle de la culture anglo-saxonne qui devient en quelque sorte la représentante par excellence de la démocratisation à tout vent de la culture. Car la langue anglaise, contrairement au français qui demeure une langue aristocratique, est malléable et «universelle», elle est une langue fondamentalement démocratique car elle appartient désormais à tous. Conséquemment, Millet constate un épuisement et une «hostilité générale envers la langue» (p.92) chez les écrivains qui continuent d’écrire en français. Ce mouvement d’anglicisation de la littérature participerait du renoncement à celle-ci, affirme-t-il:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L’anglais est bien la langue de la postlittérature: non seulement une langue neutre dans laquelle tout effet de style serait vain, mais aussi le lieu de l’effondrement de toute langue, y compris l’anglaise. Écrire en anglais est donc une forme de renoncement à la littérature (p.106).</span></div> <p><br />Ce glissement vers l’anglais serait dû, en partie, à la dégradation de la qualité de la langue chez les romanciers français, l’ignorance de la langue devenant un trait typique de l’esthétique postlittéraire qui se traduit globalement par une «mort du style» (p.40) ayant pour précurseur le registre familier dont Dostoïevski a doté la littérature. Au contraire de Bakhtine, qui voit la diversité des langages «<em>comme la base du style</em>» et non pas comme la mort de celui-ci<a href="#note4a" name="note4"><strong>[4]</strong></a>, Millet considère pour sa part que le familier relève du «<em>mal écrit</em>»:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Cette langue, qui refuse le bien écrire pour privilégier l’efficacité narrative, n’est pas seulement hantée par l’oralité ou contaminée par les innombrables conversations dont sont constitués les romans dostoïevskiens; elle est encore moins l’objet d’une visée pédagogique, comme chez Tolstoï; elle est, loin du populaire comme du populisme, la proie d’une fièvre à nulle autre pareille qui, avec les plongées dans les bas-fonds de l’âme, en fait le prix, la garde extraordinairement jaillissante, par contagion du vivant (p.50).</span></div> <p><br />Millet n’adhère donc pas au plurilinguisme bakhtinien et profite de cet essai pour faire la liste des disparitions qui précèdent ou suivent celle du style, dans le roman français. C’est ainsi qu’il déplore la disparition du passé simple dans la narration moderne, ajoutant que «peu de romanciers savent encore décrire» (p.99) et que «l’à-peu-près est devenu règle» (p.99). Le français aurait donc été la langue de la littérature, mais celle-ci étant morte, finie, le roman est passé à autre chose —l’anglais, en l’occurrence. Les traducteurs auraient d’ailleurs un rôle à jouer dans la dégradation du sentiment linguistique; nous serions «entrés, selon Millet, dans le règne de la traduction, autre figuration infernale puisqu’elle impose le roman anglo-saxon comme unique modèle» (p.239). Ainsi, les écrivains français —francophones— n’écriraient plus qu’en «“américain traduit”» (p.239), par la force des choses. Les romans écrits en français correct seraient taxés, à cette époque postlittéraire, de «“trop littéraires”» et seraient «“surécrit[s]”, ce qui veut dire, tout simplement, écrit[s] en un français qui respecte la syntaxe et la déploie dans un style personnel, la haine de la grammaire et celle du style étant désormais la chose du monde la mieux partagée» (p.264).<br /><br />Cette mort du style, Millet la lie entre autres à la popularité des ateliers d’écriture et des cours de <em>creative writing </em>offerts dans les universités de langue anglaise, qui véhiculent «une espèce d’ontologie démocratique où l’on serait écrivain de fait —sinon de droit» (p.40). Car ces ateliers démocratisent l’écriture comme on a auparavant démocratisé la culture, affirme Millet, et ils mènent ainsi l’écriture à sa perte, d’une certaine façon, puisque tout le monde y a désormais accès. Millet en arrive donc, au terme d’une critique plutôt virulente (et pour tout dire manquant de nuances) des cours de création littéraire, à qualifier le roman contemporain de «maladie de la postmodernité»:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Refuser le style signifie aussi qu’on pourrait l’apprendre hors de l’expérience solitaire qui consiste en grande partie à lire et à écouter la langue: d’où l’idée, américaine, d’ateliers d’écriture, qui ouvrent la voie à une idée spécifique de la littérature, qui serait arrachée à l’inenseignable. Cette poudre aux yeux repose sur un principe démocratique vicié: la culture et l’écriture accessibles à tous. La culture ne suppose pas la création ni la connaissance. Lire ne revient pas forcément à écrire. À ce compte-là, je connais des lecteurs qui, dans leurs lettres, et sans éprouver le besoin de publier une seule ligne, écrivent mieux que bien des romanciers américains sortis de cours de <em>creative writing</em> par quoi le roman postlittéraire a conquis le monde au lieu de s’y perdre. La perte comme modalité quasi heureuse de l’échec, l’éclat plus ou moins sonore ou brillant ou lointain de ce qui est perdu, voilà qui diffère absolument de cette perdition, de cette maladie de la postmodernité qu’est le roman contemporain (p.187-188).</span></div> <p><br />À plus forte raison encore, Millet prédit la fin des littératures nationales, qui sont appelées à se perdre dans le monde postlittéraire presque exclusivement américain. Les littératures qui survivent seraient, d’une certaine façon, maintenues artificiellement en vie à cause de leur «expansion américaine» (p.212). Se «débarrasser non seulement de ces carcans que sont les langues nationales, mais de l’écriture elle-même en tant que style» (p.17), voilà qui serait l’un des principaux mots d’ordre de la postlittérature, pavant la voie à une nouvelle forme de roman «hanté par le cinéma au point de se réduire à un scénario» (p.68)…<br /><br /><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le cinéma comme grand roman américain</span></strong><br /><br />Le roman se simplifie, donc, pour ne devenir qu’une marchandise de la société du spectacle, un «scénario potentiel: un passe-temps dégradé, qui cherche son salut par la nostalgie dans l’art qui l’a détrôné» (p.68). Une marchandise télévisuelle, en somme, qui s’appuie, affirme Millet, sur les décors américains plantés par Hollywood. Il en ressort que «les romans ne s’écrivent plus que pour devenir des films, lesquels sont souvent d’une facture aussi médiocre que les romans» (p.154). Pour Millet, le roman est donc comme «du cinéma en attente de lui-même» (p.162) qui aurait désormais la même fonction régulatrice que la télévision. «La globalisation romanesque n’est rien d’autre que la réduction anglophone du monde» (p.260), écrit-il, et condamne le roman à être écrit en anglais parce que «les États-Unis ignorent l’idée de déclin, n’ayant pas intégré celle de Temps modernes, vivant dans une utopie perpétuelle, y compris celle du “grand roman américain”, lequel n’est autre que sa scénarisation hollywoodienne, même pour les plus <em>européens</em> d’entre les écrivains» (p.109-110).<br /><br />Dans ce contexte, le statut de l’écrivain se trouve précarisé au point qu’il peut difficilement, selon Millet, se réclamer de ce titre qui a par ailleurs perdu de son prestige:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pas de mot pour désigner l’écrivain postlittéraire. Auteur pourrait convenir, mais il est ambivalent. Écrivain est dévalorisé, tout comme artiste, et poète semble appartenir à un règne disparu. Scénariste conviendrait mieux, vu que la plupart des romans contemporains sont hantés par le cinéma, quand ils ne se réduisent pas à un scénario, le «pitch» à quoi tout roman doit se résumer pour être «lisible». En vérité, le romancier postlittéraire est un écrivain sans littérature, et son quasi-anonymat n’est pas de même nature que celui de l’écrivain véritable, lequel travaille dans l’innommable (p.134).</span></div> <p><br />La perte du sacré qui caractérise la postlittérature ferait ainsi de nombreuses victimes, et cette dégradation de «l’ancien ordre littéraire», si on peut dire, se complique davantage par la présence des nouvelles technologies, et d’Internet en particulier, devenu le véhicule par excellence de la propagande romanesque:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Un écrivain qui n’a ni blog ni site, et qui ne fréquente pas les espaces prostitutionnels de Facebook et de Twitter, n’est-il pas voué à la marge, voire à l’inexistence, sachant que c’est là que se font et se défont aujourd’hui les réputations, que le silence, le retrait, la discrétion, l’ombre, sont suspects au Nouvel Ordre moral et que le making of d’un roman devient non pas un bonus mais une sorte de devoir plus important que le livre lui-même? (p.157)</span></div> <p><br />C’est désormais l’écrivain qui se fait voir, et non plus vraiment ce qu’il écrit, ce qui achève de transformer l’individu et son livre en un seul et même objet —marchandable, il va sans dire: «[L]e “livre” doit être “convivial”, “éthique”, “sympa”, tout ça pouvant aussi se dire de l’auteur, si bien qu’il n’y a aucune différence entre celui-ci et son livre —l’un étant le <em>roman</em> de l’autre, et inversement, le mot roman ne désignant plus seulement un objet mais la condition objectale de l’individu nommé auteur» (p.66). Auteurs «sympas» qui se donnent à voir sur Internet, mais qui en même temps disparaissent petit à petit des catalogues des grands éditeurs, qui ne pourront bientôt plus publier ce que Millet désigne sous le nom de «littérature»; comme à Hollywood où le tournage de films d’auteurs est désormais chose presque impossible, l’auteur de littérature est appelé à devenir «collectif»<a href="#note5a" name="note5"><strong>[5]</strong></a>.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L’épuisement de la littérature</strong></span><br /><br />On le constate aisément, l’hégémonie du roman est pour Millet le symptôme davantage que la cause véritable de l’ère postlittéraire. Ce qui est vraiment en jeu ici, c’est la démocratisation de la culture, la mondialisation et l’effacement progressif d’une culture lettrée au profit d’une culture marchande. S’il y a quelque chose de nostalgique —voire de passéiste— dans le discours de Millet, il n’en demeure pas moins que plusieurs de ses constats paraissent justes ou, à tout le moins, invitent à réfléchir sur la place effective qu’occupe actuellement la littérature dans l’ensemble des pratiques culturelles. À la manière d’un François Ricard, par exemple, qui voyait lui aussi dans la démocratisation de la littérature la mort de la littérature québécoise<a href="#note6a" name="note6"><strong>[6]</strong></a>, Millet manifeste une crainte sans doute légitime d’un «épuisement de la littérature», alors que, paradoxalement, celle-ci n’a jamais été aussi bruyante et accessible que de nos jours. Car la démocratisation de la culture, c’est aussi la perte des repères, le mélange du savant et du populaire, l’omniprésence du tout et du rien, tous phénomènes qui, s’ils ont certainement du bon, entraînent aussi une redéfinition de ce qu’est, concrètement, la littérature.<br /><br />C’est donc dans cet esprit que Millet affirme qu’il s’agit d’une <em>post</em>littérature, au sens où elle incarne elle-même son propre épuisement: «On pourrait dire que la postlittérature est la mort de la littérature française, donc d’une certaine idée de la littérature» (p.107). Une littérature <em>après</em> la littérature, en somme, et non pas une <em>nouvelle</em> littérature, qui ne revendique rien sinon une universalité toute américaine. Une littérature, écrit Millet, qui</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">ne perpétue cependant plus que l’idée d’elle-même; une idée creuse, une coquille vide, un simulacre dépourvu de cette substance héroïque, mystique, ou obscure qui faisait d’elle une expérience absolue et qui n’est plus que divertissement, puissance nihiliste qui combat l’unité s’opposant à l’idée même d’œuvre grâce à quoi non seulement l’écrivain et l’individu mais l’époque seraient sauvés —ce salut demeurât-il un songe (p.91).</span></div> <p><br />Le cynisme étant désormais la seule «posture d’authenticité» possible (bien qu’elle sonne faux), le romancier contemporain serait donc «bien plus occupé de la représentation narcissique de la littérature que par l’essence de la littérature: falsification qui peut faire passer la représentation pour l’essence, donc pour la vérité» (p.13). Il s’agit véritablement d’une «<em>littérature de l’après</em>» dont tente de rendre compte Millet, une littérature dont le refus d’hériter «est en vérité le consentement servile à l’héritage du roman dix-neuviémiste, tandis que la littérature, elle, continue de se confronter à elle-même en un mouvement désespéré mais fécond, cette fécondité eût-elle le silence pour espace» (p.183-184). Poursuivant ainsi ce que la postmodernité avait déjà entamé, les écrivains postlittéraires useraient de la rupture non plus comme d’un effet d’avant-garde, mais bien plutôt comme d’un refus de toute filiation, de tout héritage<a href="#note7a" name="note7"><strong>[7]</strong></a>.<br /><br />Autrement dit —et c’est une image forte—, «le roman postlittéraire est à la littérature ce que le protestantisme est au catholicisme: une écriture de la sortie de la littérature» (p.117). Pour Millet, «[é]crire, aujourd’hui, c’est […] en appeler à l’oubli, à la haine de la mémoire, des abîmes personnels, de la littérature non pas en tant qu’elle est le “tout le reste” verlainien, mais en son essence même» (p.53). Il y a là, encore une fois, reprise du constat posé il y a plus de quinze ans déjà par Nadaud et par Raczymow. Alors que Raczymow déplorait le règne de l’actualité<a href="#note8a" name="note8"><strong>[8]</strong></a>, Nadaud n’y allait pas de main morte en comparant le livre à un yaourt: «La marchandise littéraire —car c’est bien ce qu’elle est en partie— se périme aussi vite qu’un yaourt. Elle n’est rien d’autre, et ne peut dépasser cet état, si l’exigence qui la traverse ne parvient à débusquer, sous la surface du réel, ce qui se refuse à voir le jour<a href="#note9a" name="note9"><strong>[9]</strong></a>». S’il n’est pas question dans <em>L’enfer du roman </em>de «l’“évidence” tranquille qu’avec Sartre s’est éteint le “dernier grand écrivain”», pour reprendre le phrasé choc de Denis Saint-Jacques<a href="#note10a" name="note10"><strong>[10]</strong></a>, reste que le spectre de ce constat plane sur la postlittérature. Il serait possible alors de départager ce qui est littéraire de ce qui est plus précisément <em>post</em>littéraire: la littérature, pour Millet, ne serait plus que «ce qui se dérobe à l’hégémonie romanesque» (p.59).<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un roman débarrassé du roman?</strong></span><br /><br />Au terme de cette lecture, il appert que Millet en dit beaucoup et peu à la fois; il est ainsi difficile de bien saisir et présenter les nuances de sa pensée sans tomber nous-mêmes dans la caricature, voire dans le catastrophisme qui règne au sein d’une large frange de la critique contemporaine, heureusement compensé par un intérêt grandissant de la critique universitaire pour la littérature contemporaine<a href="#note11a" name="note11"><strong>[11]</strong></a>. Nous nous sommes tout de même attardés ici à en synthétiser les grandes lignes, car ce discours nous semble symptomatique d’une posture critique contemporaine qui s’était jusqu’à maintenant rarement exprimée de façon si véhémente, du moins chez un écrivain. Autrement dit, il appert que, sous le vernis antiaméricaniste, Millet développe une réflexion tout à fait dans l'air du temps, mais avec des accents qui sont les siens. L’exercice nous a ainsi paru d’autant plus intéressant que la lecture de cet essai peut être double; car si, d’un côté, l’ouvrage de Millet se fait pamphlet, on peut aussi y lire, en creux, ce qui constituerait de la «bonne» littérature pour lui; il faudrait, entre autres, que «le roman se débarrasse du roman» (p.198-199) et qu’il enlève tout sentiment de «déjà lu» (p.199). Il faudrait, de même, qu’il fasse plus que simplement raconter une histoire, mais qu’il se donne également <em>à lire</em> par un travail sur le style, sur l’écriture, dans et par la langue qui en est le support. L’essai de Millet est à cet égard parsemé d’exemples d’œuvres et d’auteurs appartenant nommément à la «littérature», mais ces exemples, on le devine, n’appartiennent que rarement à la littérature contemporaine. Ce n’est donc pas seulement en tant qu’écrivain que Millet prend la parole, mais aussi en tant que lecteur érudit, au nom de «ces contemporains par défaut, ou secrets, que sont les derniers lecteurs» (p.12).<br /><br />Mais est-ce encore le temps de rêver à ce roman <em>littéraire</em> ou la littérature est-elle réellement vouée à se perdre dans le cinéma, dans le ressassement et dans l’oubli comme le proclame Millet? Si «postlittéraire signifie non pas que la littérature soit morte mais qu’elle connaît dans le roman un processus continu de dévalorisation» (p.247), la voie proposée par Millet serait sans doute d’investir les autres genres, c’est-à-dire ceux où est susceptible de se faire et de se penser la véritable littérature, loin de toute hégémonie romanesque, voire narrative, et dans l’absolue nécessité de la langue comme expression du sens. C’est du moins ainsi que son essai se donne à lire, témoignant doublement (c’est-à-dire tant dans son propos que dans sa forme fragmentaire) de la nécessité de déployer de nouveaux espaces où l’écriture peut s’engager autrement que sur la pente romanesque, sans sacrifier au style et à la langue.<br /><br /><br /><br /><br /><a href="#note1" name="note1a"><strong>[1]</strong></a> Bessard-Banquy explique: «Moins de gros lecteurs, plus de lecteurs moins érudits, souvent moins à l’aise financièrement —les éditeurs comprennent que la production doit s’adapter à cette mutation de la lecture et offrir des textes plus grand public […]. L’explosion du poche des années 1980, l’avènement du livre à très bas prix des années 1990 sont inscrits en creux dans ces mutations structurelles, dans cette inédite diminution des gros lecteurs.» Olivier Bessard-Banquy, <em>La vie du livre contemporain. Étude sur l’édition littéraire 1975-2005</em>, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux et Du Lérot, 2009, p.53.<br /><a href="#note2" name="note2a"><strong>[2]</strong></a> Michel Biron, <em>La conscience du désert. Essais sur la littérature au Québec et ailleurs</em>, Montréal, Boréal (Papiers collés), 2010, p.9.<br /><a href="#note3" name="note3a"><strong>[3]</strong></a> Olivier Bessard-Banquy, <em>La vie du livre contemporain. op. cit.</em>, p.345.<br /><a href="#note4" name="note4a"><strong>[4]</strong></a> En effet, Bakhtine considère l’hybride (langagier) romanesque comme «un système de fusion des langages, littérairement organisé, un système qui a pour objet d’éclairer un langage à l’aide d’un autre, de modeler une image vivante d’un autre langage». (Mikhaïl Bakhtine, <em>Esthétique et théorie du roman</em>, traduit du russe par Daria Olivier, préface de Michel Aucouturier, Paris, Gallimard (Tel), [1975] 2008, p.178 et p.129.)<br /><a href="#note5" name="note5a"><strong>[5]</strong></a> «La liste horripilante des personnes remerciées à la fin des romans américains dit bien que nous sommes sortis de la solitude et de la question de l’œuvre, dont la postlittérature réfute jusqu’à la possibilité» (p.268).<br /><a href="#note6" name="note6a"><strong>[6]</strong></a> François Ricard, «Après la littérature. Variation délirante sur une idée de Pierre Nepveu», <em>L’inconvénient</em>, no 15, novembre 2003, p.59-77. Il importe toutefois de distinguer la posture de Ricard et celle adoptée par Nepveu dans son essai intitulé <em>L’écologie du réel: mort et naissance de la littérature québécoise</em> (Boréal, coll. «Papiers collés», 1988). En effet, alors que Nepveu pressent l’avènement d’une littérature contemporaine québécoise dans laquelle l’adjectif même de «québécois» aurait perdu de sa pertinence au profit d’un certain renouveau, Ricard postule plutôt la mort de la littérature dans la «littérature» même, la littérature s’étant carrément, selon lui, absentée de la pratique littéraire québécoise au profit, elle aussi, d’une culture du Spectacle maintenue artificiellement en vie par les subventions.<br /><a href="#note7" name="note7a"><strong>[7]</strong></a> Il importe de préciser que Millet ne confond pas postlittérature et postmodernité. Autrement dit, la postlittérature n’est pas, comme l’écrirait Lyotard, «une “incrédulité à l’égard des métarécits” à quoi se réduisent la raison, l’Histoire et le sens» (p.117). Plutôt, Millet suppose que la postlittérature «est pleine de foi dans la posture mimétique par quoi elle reproduit l’idéal littéraire à partir de la pulvérulence ludique du langage» (p.117). Dès lors, «[i]l s’agit d’en finir avec la littérature comme espace sacral ou solipsiste; refusant d’hériter, l’écrivain postlittéraire n’est plus qu’une figure sociale dont le roman est l’insignifiant curriculum vitae» (p.117). Précisons également que le préfixe «post» utilisé par Millet pour qualifier le roman actuel ne fait pas référence à un quelconque refus de penser le contemporain, ou encore à «une démission suggérée par le Spectacle». Au contraire, «[l]a postlittérature s’est […] bel et bien installée comme élément du Spectacle, sur les ruines de la langue autant que de cette somme patiemment élevée qu’on appelle œuvre et qui n’a plus de sens, dans un monde horizontal, où le geste d’écrire relève du collectivisme démocratique» (p.133).<br /><a href="#note8" name="note8a"><strong>[8]</strong></a> «Et en effet, ce qui frappe, c’est l’extrême vitesse de l’effacement des noms aussitôt périmés, comme si un aspirateur tout-puissant n’avait de cesse qu’il ne les avale toujours plus vite: c’est ce qu’on nomme l’actualité. Être actuel, c’est être, à tel moment, en position de visibilité. Et la minute d’après vous aspire.» Henri Raczymow, <em>La mort du grand écrivain. Essai sur la fin de la littérature</em>, Paris, Stock, 1994, p.40.<br /><a href="#note9" name="note9a"><strong>[9]</strong></a> Alain Nadaud, <em>Malaise dans la littérature</em>, Paris, Champ Vallon, 1993, p.50.<br /><a href="#note10" name="note10a"><strong>[10]</strong></a> Denis Saint-Jacq<em>ues, «Conflits de culture et valeur littéraire», dans Denis Saint-Jacques [dir.], </em>Que vaut la littérature?, Québec, Éditions Nota Bene (Les Cahiers du CRELIQ), 2000, p.5-6.<br /><a href="#note11" name="note11a"><strong>[11]</strong></a> Pensons, notamment, aux nombreux travaux de Dominique Viart et de Bruno Blanckeman sur la littérature française contemporaine.</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/dans-le-vestibule-de-lenfer#comments BAKHTINE, Mikhaïl BESSARD-BANQUY, Olivier BIRON, Michel Cinéma Conscience linguistique Contemporain Culture française Déclin de la littérature Démocratisation France LYOTARD, Jean-François MARX, William MILLET, Richard NADAUD, Alain Polémique Postlittérature Postmodernité RACZYMOW, Henri RICARD, François Roman SAINT-JACQUES, Denis Société du spectacle Essai(s) Mon, 04 Apr 2011 21:42:01 +0000 Pierre-Luc Landry 337 at http://salondouble.contemporain.info La littérature postironique, une rebelle qui vous veut du bien http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-litterature-postironique-une-rebelle-qui-vous-veut-du-bien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/messier-william-s">Messier, William S.</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/auger-anne-marie">Auger, Anne-Marie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/reussir-son-hypermodernite-et-sauver-le-reste-de-sa-vie-en-25-etapes-faciles">Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br />Si, comme le suggère l’essayiste Charles Newman, la pire insulte qui puisse être adressée à un écrivain postmoderniste<a name="note1b"></a><a href="#note1"><strong>[1</strong><strong>]</strong></a> est de lui dénier tout sens de l’ironie<a name="note2b"></a><a href="#note2"><strong>[2]</strong></a>, bon nombre d’auteurs actuels seraient plus insultés si, au contraire, on attribuait une trop grande part d’ironie à leur œuvre. Au tournant du XXIe siècle, l’auteur américain Dave Eggers a d’ailleurs dû se défendre bec et ongles contre des critiques qui voyaient dans son récit autobiographique, <em>A Heartbreaking Work of Staggering Genius</em>, une variation ironique d’une forme d’écriture plus sérieuse, moins ludique: la <em>nonfiction</em>.<br /><br />En gros, Eggers semblait craindre qu’une telle interprétation mènerait son lecteur dans le piège de la lecture ironique et de la méfiance qu’elle engendre. Plus globalement, dans les années 1990 et 2000, ce qui semble se cacher derrière les appréhensions des auteurs comme Eggers<a name="note3b"></a><a href="#note3"><strong>[3]</strong></a> ou encore David Foster Wallace<a name="note4b"></a><a href="#note4"><strong>[4]</strong></a> vis-à-vis de l’ironie, c’est que le lecteur soit déjà trop blasé –symptôme de l’omniprésence de cette dernière dans la culture populaire– pour ne pas se méfier d’une certaine sincérité, d’un premier degré, dans l’art.<br /><br />En ce sens, on a vu apparaître récemment dans l’étude de l’histoire littéraire américaine des termes aussi loufoques qu’ingénieux pour décrire une production contemporaine plus ou moins réactionnaire. Du post-postmodernisme<a name="note5b"></a><a href="#note5"><strong>[5]</strong></a> à la littérature postironique<a name="note6b"></a><a href="#note6"><strong>[6]</strong></a>, en passant par la sincerony<a href="#note7" name="note7b"><strong>[7]</strong></a>, on remarque chez la critique actuelle un désir de nommer ce qui est dans l’air. David Foster Wallace, Dave Eggers et sa revue <em>McSweeney’s</em> qui semble de plus en plus faire école<a name="note8b"></a><a href="#8"><strong>[8]</strong></a>, George Saunders, Michael Chabon, Jonathan Lethem: la liste d’auteurs s’étend et, à différents degrés, on cherche à l’assimiler à une sorte de ras-le-bol de l’ironie, voire à un nouvel humanisme. À titre indicatif, un aperçu de quelques titres marquants de ce groupe permet de distinguer des traits récurrents liés de près ou de loin à un refus de l’ironie: la surabondance de superlatifs (<em>Extremely Loud &amp; Incredibly Close</em> de Jonathan Safran Foer; <em>The Brief and Wondrous Life of Oscar Wao</em> de Junot Diaz), l’adresse au lecteur (<em>No One Belongs Here More Than You</em> de Miranda July; <em>You Brigh &amp; Risen Angels&nbsp;: a cartoon</em> de William T. Vollmann), l’aspect autoréflexif (<em>Infinite Jest</em> de David Foster Wallace; <em>A Heartbreaking Work of Staggering Genius</em> de Dave Eggers), et une espèce de sentimentalisme trop sincère pour être lu au deuxième degré<a name="note9b"></a><a href="#note9"><strong>[9]</strong></a> (<em>Everything Matters!</em> de Ron Currie Jr.).<br /><br />Une œuvre plutôt éclectique, intitulée <em>Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles</em> de Nicolas Langelier (2010), récupère cette réflexion sur l’ironie entamée chez nos voisins du sud. Or, un bref survol de la réception de l’ouvrage permet de constater que la critique accorde étonnamment peu d’importance à un aspect crucial de l’œuvre, c’est-à-dire le joug de l’ironie, voire du cynisme latent dans la plupart des expériences sociales, politiques ou artistiques de l’individu dit hypermoderne. Pourtant, on est placé dans une position particulière: l’auteur souligne abondamment la tendance du lecteur contemporain à se rabattre sur un certain deuxième degré –une espèce de décalage «surconscient» du réel– pour appréhender les faits plus ou moins dramatiques de son existence. Le choix de Langelier d’imiter la forme psycho-pop peut d’ailleurs être interprété comme faisant allusion à cette tendance. <em>Réussir son hypermodernité</em> a parfois l’aspect d’un livre de croissance personnelle fait sur mesure pour un lecteur qui conçoit d’emblée l’ironie comme mode premier d’expression et de représentation, un lecteur méfiant de tout ce qui ne se présente pas d’office comme ayant une posture ironique. De surcroît, l’auteur semble s’adresser littéralement à son lecteur, faisant de lui le personnage principal du récit par le moyen de la deuxième personne:<br />&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">N’oubliez pas: à ce moment-là, vous ne devriez avoir aucune idée de votre destination, aucune ligne de réflexion précise dans vos pensées, aucun autre désir que celui de rouler vite sur ces rangs déserts coupant à angles droits d’autres rangs déserts, le mouvement comme substitut à toute forme d’émotion. (p.26)</span><br />&nbsp;</div> <p>Ce «vous» qui traverse le récit est particulier en ceci qu’il rappelle la forme du livre psycho-pop par sa nature instructive, impérative, tout en racontant un récit.<br /><br />Or, il est difficile, pour tout lecteur contemporain, de ne pas lire <em>Réussir son hypermodernité</em> comme une parodie, dans le confort chaleureux du deuxième degré, de ce que certains critiques nomment la <em>knowingness<a name="note10b"></a></em><a href="#note10"><strong>[10]</strong></a> et que nous appellerons la surconscience: voici un récit de la sempiternelle crise de la trentaine telle que vécue par un <em>autre</em> résident du Plateau Mont-Royal, branché, cultivé, avant-gardiste, <em>hipster</em> par-dessus le marché. La mort du père, la peine d’amour, la perte des illusions de l’enfance, le sentiment de vide existentiel: ce sont là des thèmes abondamment traités dans la littérature québécoise. Or, c’est bien dans le traitement postironique de tels sujets que l’ouvrage de Langelier devient intéressant.<br /><br />Force est de croire que le «vous» qui interpelle le lecteur à la manière d’un mode d’emploi psycho-pop ici n’est pas aussi parodique, ou ironique, qu’on voudrait l’entendre. Le défi implicite lancé au lecteur va plutôt comme suit: apprenez à lire ce récit sans les réflexes habituels de votre posture ironique. À preuve, par le moyen d’un essai sur l’histoire de la modernité, de la postmodernité et de ce qui s’en suit –l’hypermodernité–, l’auteur en vient à décortiquer ces mêmes réflexes, cette posture ironique qui semble dominer la culture actuelle.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Modernes, postmodernes, hypermodernes</strong></span><br /><br />Le livre de Langelier permet d’entrer dans un nouveau cycle de la modernité: l’hyper, qui naît essentiellement de l’œuvre déconstructrice, voire destructrice, du postmodernisme. David Foster Wallace, cité à quelques reprises dans le texte de Langelier, reconnaissait pour sa part que ce qu’il appelait «l’œuvre parricide» des postmodernistes était grandiose. Mais il tenait aussi à rappeler que le parricide crée des orphelins, et que «toutes ces festivités de grandeur ne sauraient excuser le fait que les écrivains de [sa] génération ont dû apprendre à écrire en tant qu’orphelins<a name="note11b"></a><a href="#note11"><strong>[11]</strong></a>.» Donc, l’hypermodernité, c’est en quelque sorte ce qui reste après que le postmodernisme ait miné les grands projets de la modernité. Si, comme le rappelle la quatrième de couverture du roman de Langelier, «[l]a modernité nous a laissés tomber. <em>Vous</em> a laissé tomber», l’auteur tentera de refaire le chemin inverse et d’analyser comment, historiquement, on a pu penser le progrès. Formidable modernité qui vient bouleverser l’ordre en place et qui s’inscrit en rupture radicale avec le passé:<br />&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La modernité est un saut dans le vide, les yeux bandés. Tout le reste, franchement, n’est que détails. Toutes les inventions de la première phase de la modernité (1800-1900, grosso modo), les nouveaux moyens de transport, les nouveaux médias, les nouveaux matériaux, les nouvelles sources d’énergie, tout ça, donc, ne fait que renforcer cette perception que les choses ne seront plus jamais pareilles. (p.31)</span><br />&nbsp;</div> <p><em>Réussir son hypermodernité</em> se veut donc, en partie du moins, un essai sur cet optimisme vertigineux qui a réussi à inverser pour la première fois dans l’histoire l’ordre de la temporalité en faisant de l’avenir l’objet de tous les désirs; un essai sur ce qui a ouvert la voie au grand essoufflement postmoderne et ce qui par la suite marque le renouveau hypermoderne.<br /><br />Les portions essayistiques du livre de Langelier mettent également l’accent sur les multiples mouvements d’avant-garde qui ont parsemé l’histoire de l’art contemporain. Futurisme, suprématisme, constructivisme, purisme, surréalisme, imagisme, dadaïsme: tous ces -ismes qui ont cru à la révolution par l’art et permis les grandes expérimentations du XXe siècle dans un monde où on se permet de croire que «tout reste à faire». L’auteur souligne essentiellement la valeur du travail exploratoire et la croyance aveugle en une nouveauté inspirante pour ces mouvements éphémères qui ont transformé le visage de l’art.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Littérature avant-pop ou roman à thèse hypermoderne </strong></span><br /><br />L’originalité de <em>Réussir son hypermodernité</em> se révèle dans un jeu sur la forme. Il s’agit littéralement d’inscrire le récit dans l’essai: ici, c’est le récit d’une certaine croissance personnelle, un roman de la trentaine, qui se forme autour de l’essai scientifique, et non le contraire. Entre une rupture avec la «femme de votre vie» et un voyage initiatique vers la maison du père, l’histoire est constamment entrecoupée de bribes d’informations savantes. Une citation de Thoreau s’insère entre une réflexion sur la culture hipster et le manifeste du futurisme. L’hypermodernité semble s’affirmer avant tout dans une avalanche d’information. Comme l’a détaillé Lipovetsky, elle libère l’individu dans une spirale hyperbolique où tout s’extrémise et devient vertigineux: «Technologies génétiques, numérisation, cyberespace, flux financiers, mégalopoles, mais aussi porno, conduites à risques, sports extrêmes, performances, happenings, obésité, addictions<a name="note12b"></a><a href="#note12"><strong>[12]</strong></a>.» Si, selon l’auteur de l’<em>Ère du vide</em> (1983), la fin de la modernité s’exprime d’abord dans les signes de la culture, que fait ressortir un tel éclatement formel dans un récit littéraire?<br />&nbsp;<br />Principalement, c’est la prolifération des types de discours qui perturbe le rapport traditionnel au récit. Voilà peut-être où l’héritage postmoderniste –mouvement dont les grands auteurs comme John Barth, William Gaddis et Robert Coover nous auront bien nourris en parodies, métafictions et expérimentations de toutes sortes– est le plus manifeste.<br /><br />Désormais, devant l’abondance d’informations et de discours, le lecteur hypermoderne devra nécessairement modifier sa lecture du texte. Une lecture qui, par ailleurs, s’apparente à la description que fait Langelier de l’œuvre moderniste: «Il faut travailler pour espérer comprendre –faire des liens, coller des choses qui ne semblent pas aller ensemble, transformer en sens cette aridité de prime abord rébarbative.» (p.108) L’auteur passe ainsi du discours savant au texte de croissance personnelle, de l’entrevue au texte historique; le lecteur met ensuite tout ensemble et appelle cela de la littérature.<br /><br />Si les postmodernistes avaient une prédilection pour l’humour noir, l’ironie, ou un certain deuxième degré, faisant du foisonnement des discours une démonstration du chaos de l’existence, Langelier procède autrement. Dans cet enchevêtrement, le premier et le deuxième degré semblent s’inscrire sur un pied d’égalité pour rendre compte d’une quête unique: qu’est-ce qui nous a menés à un tel mal-être post-postmoderne?<br /><br />Par ailleurs, Larry McCaffery évoque une forme d’écriture qu’il nomme la littérature «avant-pop», à laquelle s’apparente l’œuvre de Langelier. Selon McCaffery, du point de vue formel, les écrivains avant-pop, tant postmodernistes que post-postmodernistes, utilisent souvent des méthodes dites radicales dans l’idée de confondre, de décourager, d’écœurer et surtout de faire disjoncter les neurones du lecteur ordinaire. Pourtant, ils s’y acharnent avec l’intention paradoxale de créer du beau, d’amuser et d’émerveiller: c’est une stratégie à la fois déconstructrice et reconstructrice<a name="note131"></a><a href="#note13"><strong>[13]</strong></a>. Par exemple, l’anthologie de McCaffery dédiée à la littérature avant-pop comprend des nouvelles toutes en dialogues, de faux extraits de pièces de théâtre, de faux passages d’encyclopédie, et même une suite de notes gribouillées dans le noir durant le visionnement de <em>Schindler’s List</em>. Ces expérimentations servent en partie à représenter la surstimulation et l’hyperconsommation au cœur de la vie en Amérique. Langelier s’attaque quant à lui à ces deux principes en décrivant les habitudes de consommation du hipster et par le moyen d’un syndrome saugrenu qu’il nomme la FOMO, acronyme de <em>Fear of missing out</em>:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pourquoi n’étiez-vous pas restés à la maison, ce soir-là? Pourquoi, au moment où une semi-vedette jolie mais stupide s’était emparée du micro pour souhaiter à tout le monde «une super de bonne soirée», n’étiez-vous pas en train d’essuyer la vaisselle, ou de faire l’amour, ou de lire, ou de travailler à un projet salvateur pour vous et votre société, plutôt que là, dans ce nouveau temple de l’hyperconsommation et des modes éclair inventées de toutes pièces par des spécialistes du marketing? Vous ne le savez que trop: FOMO. (p.83)&nbsp;</span><br />&nbsp;</div> <p>La forme essayistique de <em>Réussir son hypermodernité</em> est donc, au final, à l’image de la lecture qu’on peut en faire: une lecture documentaire et chaotique, savante et hyperactive, faite sur mesure pour les lecteurs nés après l’ordinateur. Elle laisse transparaître un roman à thèse des plus actuel. Basée sur un ensemble d’hyperliens, de citations, de graphiques, d’encadrés et de notes de bas de page, cette construction formelle rappelle en effet la lecture labyrinthique que peut emprunter un lecteur du XXIe siècle en parcourant les pages de l’encyclopédie <em>Wikipedia</em>, en cheminant de blogue en blogue, voire en zieutant les photos de ses amis sur Facebook. En d’autres mots, en faisant s’entrecroiser discours scientifique, psycho-pop, littéraire et journalistique, Langelier dresse un portrait relativement succinct de son lecteur prototype, de ce «vous» auquel il s’adresse tout au long du texte. Il en résulte une œuvre d’un dynamisme hors du commun, dont l’effet ressemble à un son de cloche pour une génération: vos boucliers ironiques seront caduques, «[u]n jour, c’est inévitable, vous en aurez assez.» (p.17)<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les nouveaux rebelles</strong></span><br /><br />Au cœur de l’argumentation de ce roman à thèse hypermoderne, il y a une allusion aux préoccupations de David Foster Wallace, dont l’essai «<em>E Unibus Pluram</em>: Television&nbsp;and U.S. Fiction» établissait déjà en 1990 les balises d’une théorie sur l’impasse de l’ironie et l’héritage de l’écriture postmoderniste aux États-Unis. Il écrivait qu’il n’envisageait qu’une seule issue à l’impasse apparente du discours ironique, anti-humaniste, qui dominait l’ère postmoderne: un retour radical au premier degré:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Les prochains vrais «rebelles» littéraires de ce pays pourraient bien apparaître en tant qu’antirebelles étranges, d’authentiques lorgneurs qui osent de quelque façon s’abstenir d’un regard ironique, qui ont l’audace puérile d’endosser et d’énoncer des principes de sens unique<a href="#14" name="note14b"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>[14]</strong></span></a>.</span><br />&nbsp;</div> <p>Wallace voyait l’œuvre des auteurs postmodernistes comme ayant été formidablement prodigieuse et comme ayant mené les gens de sa génération à un véritable cul-de-sac idéologique. Avec <em>Réussir son hypermodernité</em>, Langelier amène son lecteur dans ce cul-de-sac, l’invite à sortir de la voiture et le renvoie –si péniblement clichée la tâche puisse-t-elle paraître aux yeux du lecteur ironique–&nbsp;à l’essentiel:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Si vous avez bien suivi les étapes décrites tout au long de ce livre, le sentier que vous suiviez débouchera alors sur une sorte de petite clairière inondée de soleil. Vous vous dirigerez en son centre. Impulsivement, vous vous étendrez par terre, sur le dos. Le ciel sera d’un bleu vibrant. Vous fermerez les yeux et sentirez la chaleur du soleil sur votre visage. Derrière vos paupières, des points lumineux danseront sur un fond orangé, comme des électrons autour d’un noyau, comme les molécules d’acides aminés dans la sève des arbres, comme les globules blancs dans votre sang. (p.218)</span><br />&nbsp;</div> <p>Dans son œuvre autobiographique, Dave Eggers construit un récit en tenant son lecteur par la main du début à la fin, le suppliant de le <em>regarder</em> («Regardez, je vous en prie. Vous nous voyez?<a href="#note15" name="note15b"><strong>[15]</strong></a>») et lui inculquant une empathie presque forcée. Si l’individu hypermoderne se retrouve désormais plus seul que jamais dans la tempête de discours, de consommation et d’interaction virtuelles, Langelier, comme Eggers dix ans plus tôt, implore son lecteur de prendre au moins conscience du monde autour de lui. Il l’invite à reconnaître son humanité, jusqu’au sang qui coule dans ses veines, et à s’y rattacher. À leur manière, ces auteurs tentent de rétablir un certain humanisme dans la fiction. Plus que toute autre chose, ces livres sont des mains tendues vers le lecteur. Entre humains, nous sommes invités à partager en toute surconscience une expérience authentique: rire, souffrir et lire <em>ensemble</em>.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Vers une littérature postironique?</strong></span><br /><br />Il serait erroné de penser que <em>Réussir son hypermodernité</em> ne recèle aucun humour ironique, ou qu’une lecture au deuxième degré entacherait tout le projet littéraire de Langelier. Il est encore vrai, après tout, que de dénier à un auteur tout sens de l’ironie constitue une véritable insulte. Mais il importe de constater avec combien de justesse cette œuvre relance une réflexion des plus actuelles que des auteurs américains contemporains ont déjà maintes fois engagée. L’ironie aura toujours sa place dans la fiction, au même titre que l’humour noir et le cynisme, mais le constat derrière cette réflexion va comme suit: il devient de plus en plus urgent de se dégager de l’emprise de l’ironie sur notre façon de créer et de consommer l’art et la culture. Si, ne serait-ce que par son ambiguïté formelle, l’ouvrage de Langelier apparaît aujourd’hui comme un ovni dans le ciel littéraire du Québec, peut-on envisager qu’il marquera un coup d’envoi pour une littérature postironique québécoise?<br /><br />Sur la forme, les romans de Mathieu Arsenault ont fait montre de la même originalité avant-pop: son <em>Album de finissants</em> (2004) constitue un amalgame de cris du cœur, de coups de gueule et de bouffonneries rassemblés par fragments, et traversés par la culture pop, créant une polyphonie adolescente comparable à ce qu’on entendrait dans la cafétéria d’une polyvalente. Sur le fond, les écrits du Montréalais Jacob Wren, comme <em>La famille se crée en copulant</em> (traduit de l’anglais au Quartanier, en 2008) et <em>Revenge Fantasies of the Politically Dispossessed</em> (2010), abordent plus ou moins directement la thématique du joug de l’ironie dans la société actuelle. Ce ne sont là, bien sûr, que deux exemples d’un corpus qui demeure encore à définir. Chose certaine, à se fier aux résultats d’un sondage CROP publiés dans <em>La Presse</em> faisant de Réussir son hypermodernité le cinquième livre le plus recommandé par les Québécois en 2010<a href="#16" name="note16b"><strong>[16]</strong></a>, l’ouvrage de Langelier touche une corde sensible.</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><a href="#note1b" name="note1"><strong>[1]</strong></a>Il existe peu de termes aussi ambigus, et parfois même trompeurs, que l’appellation de «postmoderniste». À plus forte raison, on s’aperçoit, en étudiant le sujet, qu’il existe à peu près autant de postmodernismes qu’il y a de théoriciens prêts à en donner une définition. Louis Menand décrit bien l’ambivalence entourant l’expression: «Postmodernism is the Swiss Army knife of critical concepts. It’s definitionally overloaded, and it can do almost any job you need done.» (Louis Menand, «Saved from Drowning: Barthelme Reconsidered» dans <em>The New Yorker</em>, February 23, 2009, p.68.) En ce sens, nous précisons que nous employons ici l’expression «postmoderniste» en référence à sa valeur programmatique, esthétique, et en opposition à l’expression «postmodernité» qui se rapporterait plutôt à une condition socioculturelle, politique, voire philosophique. En littérature, le postmodernisme s’est développé dans les années 1960, particulièrement aux États-Unis, avec des auteurs comme Robert Coover, Donald Barthelme, William Gaddis et John Barth.<br /><br /><a href="#note2b" name="note2"><strong>[2]</strong></a>Cité dans Jean-François Chassay, <em>Robert Coover: l’écriture contre les mythes</em>, Paris, Belin, 1996, p.13.<br /><br /><a href="#note3b" name="note3"><strong>[3]</strong></a>Dans un appendice ajouté lors d’une réédition de son ouvrage, Eggers témoigne en partie de cette inquiétude, en prenant la peine d’expliquer avec véhémence le fonctionnement de l’ironie. On comprend indirectement que l’auteur refuse toute lecture ironique de son récit: «[Irony] is beyond a doubt the most overused and under-understood word we currently have.» Sa longue tirade contre l’ironie est disponible en ligne: <a href="http://www.guardian.co.uk/theguardian/2001/jan/20/weekend7.weekend6" title="http://www.guardian.co.uk/theguardian/2001/jan/20/weekend7.weekend6">http://www.guardian.co.uk/theguardian/2001/jan/20/weekend7.weekend6</a> (page consultée le 3 janvier 2011).<br /><br /><a href="#note4b" name="note4"><strong>[4]</strong></a>«And make no mistake: irony tyrannizes us.» David Foster Wallace, «<em>E Unibus Pluram</em>: Television and U.S. Fiction», dans <em>A Supposedly Fun Thing I’ll Never Do Again: Essays and Arguments</em>, Boston, Little, Brown and Company, 1997, p.67.<br /><br /><a href="#note5b" name="note5"><strong>[5]</strong></a>Steven Moore, «In Memoriam David Foster Wallace», <em>Modernism/Modernity</em>, vol. 16, n°1 (January 2009), p.2.<br /><br /><a href="#note6b" name="note6"><strong>[6]</strong></a>Lee Konstantinou, «Wipe That Smirk Off Your Face: Postironic Literature and the Politics of Character», thèse de doctorat, Stanford University, 2009, 304 f.<br /><br /><a href="#note7b" name="note7"><strong>[7]</strong></a>Lee Siegel, «The Niceness Racket», <em>The New Republic</em>, April 23, 2007, p.50: «Eggers [is] the sincere young father of post-postmodern half-irony –call it sincerony».<br /><br /><a href="#note8b" name="8"><strong>[8]</strong></a>&nbsp; À ce chapitre, le chroniqueur du <em>Guardian</em> Lawrence Donegan offre un bon aperçu du rôle qu’occupe la revue dans le panorama littéraire américain contemporain. On peut accéder à son article en ligne: <a href="http://www.guardian.co.uk/books/2003/feb/16/fiction.features" title="http://www.guardian.co.uk/books/2003/feb/16/fiction.features">http://www.guardian.co.uk/books/2003/feb/16/fiction.features</a> (page consultée le 4 janvier 2011).<br /><br /><a href="#note9b" name="note9"><strong>[9]</strong></a>Daniel Canty signe, dans la revue <em>OVNI</em>, une recension du roman History of Love de Nicole Krauss qui touche en partie ce sujet. (Daniel Canty, «Les nouveaux sentimentaux», dans <em>OVNI. Littérature, Art, Critique</em>, no1 (mai-juillet 2008), p.42.<br /><br /><a href="#note10b" name="note10"><strong>[10]</strong></a>Lee Konstantinou, <em>op. cit.</em>, p.iv.<br /><br /><a href="#note11b" name="note11"><strong>[11]</strong></a>Larry McCaffery, «An Interview with David Foster Wallace», dans <em>Review of Contemporary Fiction</em>, vol. 13 no2 (1993), p.150: «The postmodern founders’ patricidal work was great, but patricide produces orphans, and no amount of revelry can make up for the fact that writers my age have been literary orphans throughout our formative years.» (Nous traduisons.) Par ailleurs, le récit de Langelier décrit la mort du père. Or, nous remarquons une thématique récurrente dans certaines œuvres américaines dites postironiques: la mort des parents et la passation des pouvoirs aux nouveaux orphelins. Le roman magistral de Wallace, <em>Infinite Jest</em> (1996), met notamment en scène la mort d’un maître du cinéma expérimental et la manière dont ses fils ont vécu le deuil. On peut lire au sujet de ce roman le texte «Ces poussières faites pour troubler l’œil» de Simon Brousseau, paru le 20 décembre 2010 sur <em>Salon double</em>: <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-troubler-loeil" title="http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-troubler-loeil">http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-...</a> Le roman d’Eggers raconte la mort de ses deux parents. En 2006, Jonathan Safran Foer représentait de manière très touchante le deuil d’un garçon ayant perdu son père dans les attentats du 11 septembre (<em>Extremely Loud &amp; Incredibly Close</em>). Tout récemment, c’est Ron Currie Jr. qui en remet, avec son roman <em>Everything Matters!</em> (2009), où un fils surdoué tente en vain de sauver son père du cancer.<br /><br /><a href="#note12b" name="note12"><strong>[12]</strong></a>Gilles Lipovetsky, <em>L’écran global</em>, Paris, Seuil, 2007, p.52.<br /><br /><a href="#note131" name="note13"><strong>[13]</strong></a>Larry McCaffery (dir.), ed. <em>After Yesterday’s Crash: The Avant-Pop Anthology</em>, Penguin Books, New York, 1995, p.xix: «Avant-Pop often relies on the use of radical aesthetic methods to confuse, confound, bewilder, piss off, and generally blow the fuses of ordinary citizens exposed to it (a “deconstructive” strategy) –but just as frequently it does so with the intention of creating a sense of delight, amazement, and amusement (“reconstructive”).» (Nous traduisons.)&nbsp;<br /><br /><a href="#note14b" name="14"><strong>[14]</strong></a>David Foster Wallace, «<em>E Unibus Pluram</em>: Television and U.S. Fiction», <em>op. cit.</em>, p.81: «The next real literary «rebels» in this country might well emerge as some weird bunch of <em>anti</em>-rebels, born oglers who dare somehow to back away from ironic watching, who have the childish gall actually to endorse and instantiate single-entendre principles.» (Nous traduisons.) &nbsp;<br /><br /><a href="#note15b" name="note15"><strong>[15]</strong></a>Dave Eggers, <em>Une œuvre déchirante d’un génie renversant</em> (traduit de l'américain par Michelle-Herpe Volinsky), Paris, Éditions Balland (J’ai lu), 2001, p.97.<br /><br /><a href="#note16b" name="16"><strong>[16]</strong></a>Jean Siag. «Coup de sonde culturel» dans <em>La Presse</em>, 31 décembre 2010, &nbsp;http://www.cyberpresse.ca/dossiers/retrospective-2010/201012/31/01-4356517-coup-de-sonde-culturel.php (page consultée le 4 janvier 2011).</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> CANTY, Daniel CHABON, Michael COOVER, Robert Critique littéraire CURRIE, Ron DIAZ, Junot DONEGAN, Lawrence EGGERS, Dave Esthétique Filiation FOSTER WALLACE, David GADDIS, William Intertextualité Ironie JULY, Miranda KONSTANTINOV, Lee LANGELIER, Nicolas LETHEM, Jonathan LIPOVETSKY, Gilles McCAFFERY, Larry Métafiction MOORE, Steven NEWMAN, Charles Postmodernité Québec Relations humaines SAFRAN FOER, Jonathan SAUNDERS, George SIEGEL, Harry VOLLMANN, William T. Récit(s) Mon, 31 Jan 2011 05:10:10 +0000 William S. Messier 312 at http://salondouble.contemporain.info Quand l’auteur joue avec la (méta)fiction http://salondouble.contemporain.info/lecture/quand-l-auteur-joue-avec-la-metafiction <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/le-jardin-des-delices-terrestres">Le Jardin des délices terrestres</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><em><br /> Le Jardin des d&eacute;lices terrestres</em><a name="note1" href="#note1b"><strong>[1]</strong></a> est le deuxi&egrave;me roman d&rsquo;Indrajit Hazra, musicien, journaliste et &eacute;crivain indien n&eacute; &agrave; Calcutta en 1971. Ce roman, qui au final pourrait &ecirc;tre qualifi&eacute; de ludique, emprunte &agrave; la bande dessin&eacute;e belge comme &agrave; la litt&eacute;rature jeunesse bengali et induit, avec sa structure probl&eacute;matique et sa narration ind&eacute;cidable, certains effets de rupture qui d&eacute;voilent et probl&eacute;matisent sa construction. Je tenterai ici de rendre compte de certains enjeux soulev&eacute;s par ce roman qui se joue parfois des th&eacute;ories litt&eacute;raires et qui, par le fait m&ecirc;me, se laisse difficilement appr&eacute;hender en termes simples.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>D&rsquo;abord, un r&eacute;sum&eacute;</strong></span></p> <p>Le roman est compos&eacute; de deux r&eacute;cits livr&eacute;s en alternance. Le premier met en sc&egrave;ne Hiren Bose, op&eacute;rateur d&rsquo;un taxiphone situ&eacute; au rez-de-chauss&eacute;e du 14, Banamali Nashkar Lane, &agrave; Calcutta. Il habite &agrave; l&rsquo;&eacute;tage chez Uma, sa fianc&eacute;e, depuis quatre ans. Une nuit, quatre eunuques travestis en femmes, des hijras, vandalisent la cabine t&eacute;l&eacute;phonique du taxiphone et attaquent Hiren. Ce dernier n&rsquo;ose pas annoncer la mauvaise nouvelle &agrave; Uma sachant qu&rsquo;elle sera furieuse contre lui: il n&rsquo;a pas assur&eacute; son commerce comme elle le lui avait conseill&eacute; il y a longtemps d&eacute;j&agrave;. Soucieux de &laquo;mettre fin &agrave; ce chapitre de [sa] vie&raquo; (p.30), il verse du &laquo;fioul&raquo; (p.30) un peu partout au rez-de-chauss&eacute;e, ainsi qu&rsquo;au premier &eacute;tage o&ugrave; dort Uma, et met le feu &agrave; l&rsquo;&eacute;difice. Il se sauve des lieux du crime et ne revient que plusieurs heures apr&egrave;s, une fois le brasier &eacute;teint; Uma est morte. Hiren est recueilli par Shishir, un ami qui habite la pension du 72, tout juste en face du taxiphone, sur Banamali Nashkar Lane, o&ugrave; Hiren avait d&eacute;j&agrave; habit&eacute; avant de d&eacute;m&eacute;nager chez Uma. Avec quelques retours en arri&egrave;re, on apprend &agrave; conna&icirc;tre les personnages qui habitent la pension, surtout Ghanada, sorte de gourou qui occupe la chambre sur le toit et qui raconte toujours des histoires invraisemblables qui l&rsquo;impliquent personnellement mais auxquelles personne n&rsquo;adh&egrave;re vraiment. On apprend aussi qu&rsquo;Hiren est pyromane et qu&rsquo;il aurait br&ucirc;l&eacute; d&rsquo;autres &eacute;difices avant de mettre le feu &agrave; son commerce. La vie au foyer est plut&ocirc;t r&eacute;p&eacute;titive&nbsp;et les soir&eacute;es se terminent toujours sur la terrasse avec Ghanada qui raconte ses histoires, couch&eacute; dans sa chaise longue. Hiren a l&rsquo;impression que Ghanada sait &agrave; propos de l&rsquo;incendie du 14, et, un soir o&ugrave; l&rsquo;atmosph&egrave;re est particuli&egrave;rement tendue, il se fait assommer par les r&eacute;sidents du foyer. Il se r&eacute;veille dans le coffre d&rsquo;une voiture. Shishir, Ghanada, Gaur et Shibu portent tous les quatre leur costume d&rsquo;hijras: ce sont eux, les eunuques qui l&rsquo;ont attaqu&eacute; dans son taxiphone. Ghanada explique qu&rsquo;ils se d&eacute;guisent ainsi pour supprimer tout d&eacute;sir sexuel et se prot&eacute;ger du danger que repr&eacute;sentent les femmes. Parce qu&rsquo;Hiren menace l&rsquo;&eacute;quilibre du foyer o&ugrave; ils s&rsquo;isolent des femmes pour rester entre eux, ils doivent agir et le neutraliser. Ils l&rsquo;assomment de nouveau et l&rsquo;enferment dans un placard du Writer&rsquo;s Building, le si&egrave;ge du gouvernement du Bengale occidental, auquel ils mettent le feu. Hiren r&eacute;ussit &agrave; s&rsquo;&eacute;chapper de cet incendie monumental et est arr&ecirc;t&eacute; par un inspecteur qui l&rsquo;accuse d&rsquo;avoir allum&eacute; plusieurs incendies criminels perp&eacute;tr&eacute;s dans les derni&egrave;res ann&eacute;es. On l&rsquo;emporte dans un fourgon de l&rsquo;arm&eacute;e.</p> <p>Le second r&eacute;cit concerne Manik Basu, &laquo;auteur de livres &agrave; succ&egrave;s comme <em>Les Principes du plaisir</em>, <em>Bricolage</em>, <em>L&rsquo;Illusionniste et autres r&eacute;cits</em>&raquo; (p.33) qui &laquo;avait fait la plus grosse erreur de sa vie en signant un contrat stipulant qu&rsquo;il remettrait un roman par an &agrave; la prestigieuse maison d&rsquo;&eacute;dition Kutir&raquo; (p.33), mais qui empire sa situation en fuyant l&rsquo;Inde et en se r&eacute;fugiant &laquo;dans un h&ocirc;tel relativement bon march&eacute; de la lointaine Prague&raquo; (p.33) sans avoir remis un seul roman &agrave; son &eacute;diteur, cinq ans apr&egrave;s avoir sign&eacute; le contrat. Il est enlev&eacute; &agrave; Prague par des hommes de main de son &eacute;diteur, qui le s&eacute;questrent dans la chambre de son h&ocirc;tel. Il a dix jours pour &eacute;crire un roman; le &laquo;dixi&egrave;me jour, si le livre est pas fini, on sera oblig&eacute;s de vous descendre&raquo; (p.41), le menace-t-on. Basu s&rsquo;attelle donc &agrave; la t&acirc;che. Toutefois, au bout de quelques jours, un de ses ge&ocirc;liers vient le chercher pour le conduire jusqu&rsquo;&agrave; un grand manoir o&ugrave; l&rsquo;attend Ajit Chaudhuri, &laquo;propri&eacute;taire et responsable des publications de Kutir&raquo; (p.105). Chaudhuri s&rsquo;excuse parce que &laquo;les autochtones n&rsquo;avaient pas parfaitement compris&raquo; ses consignes (p.105). Il prie Basu de se consid&eacute;rer d&eacute;sormais comme son invit&eacute; et &laquo;souhaite rendre [son] s&eacute;jour aussi agr&eacute;able que possible&raquo; (p.105). Basu explore le manoir d&rsquo;abord, avant de se lancer dans l&rsquo;&eacute;criture: &laquo;[il] se dit que le mieux &eacute;tait sans doute de se gratter la cervelle jusqu&rsquo;&agrave; produire quelque chose&raquo; (p.139). Les semaines s&rsquo;&eacute;coulent et l&rsquo;&eacute;crivain travaille plut&ocirc;t bien; un jour, il annonce que son manuscrit est termin&eacute;. Il refuse toutefois de le remettre &agrave; Chaudhuri, mais celui-ci, &agrave; l&rsquo;aide de ses hommes de main, r&eacute;ussit &agrave; le lui soutirer. Entre temps a commenc&eacute; &agrave; se tisser une &eacute;trange relation entre Basu et Irma Van der Lubbe, la gouvernante du gite o&ugrave; il r&eacute;side; ils s&rsquo;espionnent mutuellement dans le noir et semblent tous les deux attir&eacute;s l&rsquo;un vers l&rsquo;autre. Basu d&eacute;cide de rester un peu &agrave; Prague avant de retourner en Inde. Il se rend &agrave; l&rsquo;op&eacute;ra avec Irma, au Th&eacute;&acirc;tre national. Lors de l&rsquo;entracte, elle le pousse par la fen&ecirc;tre du troisi&egrave;me &eacute;tage; il s&rsquo;effondre sur le sol et meurt.<br /> <strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Quelques courts-circuits</span></strong></p> <p>Les deux r&eacute;cits se partagent parfaitement le livre: le premier, celui d&rsquo;Hiren Bose, se d&eacute;veloppe dans les chapitres impairs; le deuxi&egrave;me, celui de Manik Basu, occupe les chapitres pairs. Le treizi&egrave;me chapitre, intitul&eacute; &laquo;Derni&egrave;res nouvelles&raquo; (p.233-239), rompt ce d&eacute;coupage et constitue un verbatim d&rsquo;un segment t&eacute;l&eacute;visuel de type <em>breaking news</em> concernant l&rsquo;incendie du Writer&rsquo;s Building et la mort de Basu. Le roman s&rsquo;ach&egrave;ve avec un &eacute;pilogue reproduisant &laquo;<em>un extrait de l&rsquo;article &ldquo;Mensonges, sacr&eacute;s mensonges et Ghanada&rdquo;, sign&eacute; de Manik Basu, &eacute;crit &agrave; Prague et publi&eacute; dans le num&eacute;ro sp&eacute;cial du magazine Alpana de f&eacute;vrier 2004, consacr&eacute; &agrave; Premendra Mitra pour le centenaire de sa naissance</em>&raquo; (p.241). Dans cet article, Basu parle de sa rencontre (litt&eacute;raire) avec Ghanada, un personnage cr&eacute;&eacute; par Premendra Mitra, et de l&rsquo;admiration qu&rsquo;il &eacute;prouve pour la structure ench&acirc;ss&eacute;e de leurs narrations&nbsp;&agrave; tous les deux. Il termine en affirmant avoir utilis&eacute; le personnage de Ghanada dans son plus r&eacute;cent roman, <em>Le Jardin des d&eacute;lices terrestres</em>. Ce qui est particulier avec cette structure, c&rsquo;est que certaines pistes diss&eacute;min&eacute;es tout au long du roman laissent croire que Manik Basu &eacute;crit l&rsquo;histoire d&rsquo;Hiren Bose; les deux r&eacute;cits existeraient donc dans une relation d&rsquo;ench&acirc;ssement: le r&eacute;cit cadre serait celui de Manik et le r&eacute;cit ench&acirc;ss&eacute;, celui d&rsquo;Hiren. Le chapitre treize vient toutefois court-circuiter cette relation jusque-l&agrave; plut&ocirc;t calme et immobile, puisqu&rsquo;il suppose que les deux personnages existeraient dans un m&ecirc;me univers de fiction, tandis que, tout au long du roman, les fronti&egrave;res entre leurs deux mondes &eacute;taient herm&eacute;tiques, exception faite de deux petits accrocs. Le premier: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Un autre [client] m&rsquo;avait r&eacute;clam&eacute; l&rsquo;indicatif d&rsquo;un pays europ&eacute;en dont je n&rsquo;avais jamais entendu parler (et que j&rsquo;ai maintenant oubli&eacute;). Je dus en cons&eacute;quence v&eacute;rifier l&rsquo;annuaire qui donnait la liste de tous les indicatifs. Il le recopia sur un bout de papier mais, ensuite, il passa un coup de fil local.<br /> Ce client avait un visage qui me disait vaguement quelque chose. Mais, bien s&ucirc;r, tous les hommes vous rappellent quelque chose si vous cherchez bien. (p.11) <p></p></span></div> <div>Ce client qui dit vaguement quelque chose &agrave; Hiren s&rsquo;informe-t-il de l&rsquo;indicatif de la R&eacute;publique tch&egrave;que? Il s&rsquo;agit l&agrave; d&rsquo;un tout petit court-circuit qui n&rsquo;en est pas un, en fait, &agrave; moins de lire le roman en mode parano&iuml;aque &mdash;ce que ce type de litt&eacute;rature nous invite &agrave; faire, par ailleurs. Le deuxi&egrave;me est plus significatif; tandis qu&rsquo;Irma Van der Lubbe regarde Manik Basu dormir, elle a subitement l&rsquo;impression d&rsquo;&ecirc;tre le personnage d&rsquo;un roman:<br /> &nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Il y avait quelque chose dans cette forme allong&eacute;e qui mettait Irma mal &agrave; l&rsquo;aise. Plant&eacute;e l&agrave; &agrave; la lueur de la lune qui projetait des ombres incertaines, avec le visage tout proche de celui de cet &eacute;crivain endormi venu d&rsquo;un pays si lointain, elle eut soudain l&rsquo;impression d&rsquo;&ecirc;tre incluse dans une &oelig;uvre de fiction, &agrave; un de ces moments sans rebondissements avant que l&rsquo;on ne tourne la page. Bient&ocirc;t tout serait fini, elle n&rsquo;aurait plus &agrave; &ecirc;tre le t&eacute;moin de ces sc&egrave;nes o&ugrave; un homme &eacute;tait le prisonnier d&rsquo;autres hommes. On lui demanderait s&ucirc;rement de jouer un r&ocirc;le dans le d&eacute;nouement, ce qui arrivait souvent, pas tr&egrave;s souvent, mais suffisamment pour la mettre mal &agrave; l&rsquo;aise. (p.184-185)</span><br /> &nbsp;</div> <p>En effet, elle jouera un r&ocirc;le important dans le d&eacute;nouement: elle d&eacute;fenestrera Basu du troisi&egrave;me &eacute;tage du Th&eacute;&acirc;tre national. Ici, c&rsquo;est une troisi&egrave;me fronti&egrave;re qui est travers&eacute;e: si Irma, qui se trouve dans le r&eacute;cit cadre (celui de Manik), est en r&eacute;alit&eacute; un <em>personnage</em>, s&rsquo;il ne s&rsquo;agit pas seulement d&rsquo;une impression, c&rsquo;est qu&rsquo;il y aurait un troisi&egrave;me r&eacute;cit, v&eacute;ritable cadre cette fois, qui ench&acirc;sserait les deux autres.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Combien y a-t-il de r&eacute;cits, alors?</strong></span></p> <p>Si on consid&egrave;re qu&rsquo;il y a un <em>mastermind</em>, un g&eacute;nial conspirateur derri&egrave;re tout cela, un narrateur implicite (ou un auteur implicite) qui vient arranger les &eacute;v&eacute;nements &mdash;et qui rel&egrave;gue par le fait m&ecirc;me les deux r&eacute;cits au rang de r&eacute;cits intradi&eacute;g&eacute;tiques&mdash;, la question de son identit&eacute; se pose d&eacute;sormais. Qui est-il? Pourquoi se contente-t-il de retranscrire le bulletin de nouvelles et d&rsquo;ajouter un extrait de l&rsquo;article de Basu concernant Ghanada, plut&ocirc;t que de mettre en place un v&eacute;ritable r&eacute;cit cadre qui viendrait ceinturer cette fiction qui, sans de telles fronti&egrave;res, n&rsquo;est rien de moins que probl&eacute;matique? En effet, sans ce narrateur implicite cach&eacute; derri&egrave;re ses propres fictions, on pourrait dire que la narration, pourtant bien r&eacute;elle puisqu&rsquo;on vient de la lire, devient tout d&rsquo;un coup impossible du point de vue de la vraisemblance pragmatique<a name="note2" href="#note2b"><strong>[2]</strong></a>, comme annul&eacute;e ou ni&eacute;e par l&rsquo;inexistence du narrateur; les &eacute;v&eacute;nements racont&eacute;s par la lectrice de nouvelles du chapitre treize pointent dans cette direction: la mort de Manik Basu ne peut pas &ecirc;tre annonc&eacute;e dans l&rsquo;univers de fiction d&rsquo;Hiren Bose. Ce court-circuit rend la posture de narration impossible: un narrateur qui vient de mourir ne peut pas raconter ce qui se passe apr&egrave;s sa mort, surtout qu&rsquo;il n&rsquo;avait pas pr&eacute;par&eacute; le terrain pour s&rsquo;arroger d&rsquo;un tel droit. N&eacute;anmoins, l&rsquo;&eacute;pilogue vient souligner le fait que l&rsquo;auteur Manik Basu a &eacute;crit l&rsquo;histoire dans laquelle le personnage de Ghanada appara&icirc;t, c&rsquo;est-&agrave;-dire celle d&rsquo;Hiren Bose. Aussi, Manik Basu fait r&eacute;f&eacute;rence &agrave; Ghanada, qu&rsquo;il pr&eacute;sente comme &laquo;l&rsquo;un de ses personnages dans le roman qu&rsquo;il [vient] de terminer&raquo; (p.224-225). Il y a trois notes de bas de page dans l&rsquo;&eacute;pilogue qui attestent des faits litt&eacute;raires avanc&eacute;s par Manik Basu. Ces sources appuient l&rsquo;id&eacute;e que le r&eacute;cit d&rsquo;Hiren est fictif et que c&rsquo;est Manik Basu qui l&rsquo;a &eacute;crit. Premi&egrave;re hypoth&egrave;se: Manik Basu (r&eacute;cit cadre) &eacute;crit l&rsquo;histoire d&rsquo;Hiren Bose (r&eacute;cit ench&acirc;ss&eacute;). Deuxi&egrave;me hypoth&egrave;se: il y aurait un auteur implicite (r&eacute;cit cadre) qui arrangerait les r&eacute;cits de Manik Basu (r&eacute;cit ench&acirc;ss&eacute; dans celui de l&rsquo;auteur implicite et r&eacute;cit cadre de l&rsquo;histoire d&rsquo;Hiren) et d&rsquo;Hiren (r&eacute;cit ench&acirc;ss&eacute; &agrave; la puissance deux). Si on exclut le dernier chapitre et l&rsquo;article de Basu reproduit en &eacute;pilogue, il n&rsquo;y a pas vraiment de r&eacute;cit cadre, mais bien plut&ocirc;t une illusion de cadre. L&rsquo;ind&eacute;cidabilit&eacute; de cette troisi&egrave;me narration semble suspendre le d&eacute;nouement des deux r&eacute;cits; le lecteur n&rsquo;aura pas l&rsquo;heure juste sur cette question et ne pourra pas trancher ou choisir l&rsquo;une ou l&rsquo;autre des deux hypoth&egrave;ses interpr&eacute;tatives que je viens de pr&eacute;senter. Voil&agrave; pourquoi j&rsquo;ai parl&eacute; plus t&ocirc;t d&rsquo;une narration ind&eacute;cidable.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Hommage m&eacute;tafictionnel</strong></span></p> <p>Il y a plus d&rsquo;une mise en abyme dans le roman. D&rsquo;abord, on retrouve la traditionnelle mise en sc&egrave;ne de l&rsquo;&eacute;crivain qui &eacute;crit un roman qui porte le m&ecirc;me titre que celui que le lecteur r&eacute;el tient entre ses mains<a name="note3" href="#note3b"><strong>[3]</strong></a> &mdash;cadres qui court-circuitent &agrave; la fin alors que l&rsquo;&eacute;crivain et son personnage sont trait&eacute;s sans discrimination de niveau narratif dans le m&ecirc;me bulletin de nouvelles. Aussi, il y a une mise en abyme de la structure du roman avec les propos de Basu sur Premendra Mitra dans l&rsquo;&eacute;pilogue: &laquo;Ce qui me surprenait &mdash;et me surprend encore &agrave; ce jour en tant que lecteur et en tant qu&rsquo;&eacute;crivain&mdash;, c&rsquo;est la trajectoire suivie par l&rsquo;auteur Premendra Mitra, &agrave; un certain niveau, et celle suivie par l&rsquo;un des plus c&eacute;l&egrave;bres narrateurs du monde, Ghanada, pour raconter leurs histoires (ench&acirc;ss&eacute;es dans une histoire)&raquo; (p.243). Ce processus est utilis&eacute; par Indrajit Hazra dans l&rsquo;&eacute;criture du roman <em>Le Jardin des d&eacute;lices terrestres</em>, et aussi par Manik Basu, d&rsquo;une certaine fa&ccedil;on, dans son roman <em>Le Jardin des d&eacute;lices terrestres </em>(bis), qui met en sc&egrave;ne le &laquo;narrateur&raquo; Ghanada aux c&ocirc;t&eacute;s du narrateur Hiren.</p> <p>L&rsquo;intertextualit&eacute; occupe aussi une place importante dans le roman d&rsquo;Hazra. D&rsquo;abord, Premendra Mitra (1904-1988) est un auteur r&eacute;el et une figure &eacute;minente de la litt&eacute;rature bengali. Il a publi&eacute; des po&egrave;mes, des romans et des nouvelles et est surtout connu pour ses textes de science-fiction comme <em>The Twelfth Manu</em> <a name="note4" href="#note4b"><strong>[4]</strong></a>. Mitra a remport&eacute; de nombreux prix litt&eacute;raires dont certains tr&egrave;s prestigieux. Il a cr&eacute;&eacute; en 1945 le personnage de Ghanada, qui est rapidement devenu tr&egrave;s c&eacute;l&egrave;bre en Inde: plusieurs romans mettent en vedette le personnage et les autres r&eacute;sidents du 72, Banamali Nashkar Lane et certains ont &eacute;t&eacute; adapt&eacute;s pour la radio et sous forme de bandes dessin&eacute;es, dont l&rsquo;une est toujours publi&eacute; par le p&eacute;riodique pour enfants Anandamela. Le personnage de Ghanada que l&rsquo;on rencontre dans le roman d&rsquo;Hazra est &agrave; quelques d&eacute;tails pr&egrave;s le m&ecirc;me que celui cr&eacute;&eacute; par Premendra Mitra; il habite le m&ecirc;me lieu, avec les m&ecirc;mes hommes (Shibu, Shishir, Gaur et les autres) et raconte le m&ecirc;me genre d&rsquo;histoires invraisemblables, proches de la science-fiction mais truff&eacute;es de v&eacute;ritables donn&eacute;es scientifiques et historiques. Par exemple: il r&eacute;v&egrave;le comment il aurait pu emp&ecirc;cher &laquo;que se produise le trou de la couche d&rsquo;ozone&raquo; (p.92), comment il a sauv&eacute; de la mort un homme emprisonn&eacute; dans un monast&egrave;re espagnol par le p&egrave;re Ra&uacute;l qui croyait &ecirc;tre une r&eacute;incarnation de l&rsquo;Inquisiteur Tom&aacute;s de Torquemada, comment aussi la cigarette lui a un jour sauv&eacute; la vie lors d&rsquo;un feu de brousse en Australie, etc. Ce dialogue entre le roman d&rsquo;Hazra et ceux de Premendra Mitra est l&rsquo;emprunt transfictionnel le plus consid&eacute;rable dans Le Jardin des d&eacute;lices terrestres. N&eacute;anmoins, un personnage important du r&eacute;cit de Manik Basu est emprunt&eacute; &agrave; un tout autre univers de fiction. En effet, vers la fin du roman, Irma Van der Lubbe affirme avoir d&eacute;j&agrave; rencontr&eacute; Bianca Castafiore, qui &eacute;tait de passage &agrave; Prague pour chanter dans <em>La Damnation de Faust</em> de Berlioz. Pour un lecteur qui ne conna&icirc;t qu&rsquo;en partie <em>Les Aventures de Tintin et Milou</em> d&rsquo;Herg&eacute;, l&rsquo;allusion &agrave; la soprano italienne (fictive) peut para&icirc;tre &eacute;trange. Hazra r&eacute;v&egrave;le, dans un article paru dans le journal <em>Hindustan Times</em>, avoir &laquo;emprunt&eacute;&raquo; le personnage d&rsquo;Irma &agrave; Herg&eacute;, ce qui explique l&rsquo;allusion au&nbsp;&laquo;rossignol milanais&raquo;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">A few years ago, I wrote a book in which I used (borrowed or stole, being the more appropriate word) one of Herg&eacute;&rsquo;s minor characters from his Tintin books, Irma, Bianca Castifiore&rsquo;s quiet maid, for my own nefarious purpose. While the original Irma was nothing but Bianca&rsquo;s appendage &mdash;her &lsquo;high point&rsquo; being when she assaults Thompson and Thomson with a walking stick in <em>The Castafiore Emerald</em><a name="note5" href="#note5b"><strong>[5]</strong></a> when the two detectives accuse her of stealing the soprano&rsquo;s emerald&mdash; &lsquo;my&rsquo; Irma was a full-blown woman with a mysterious past and an unsettling presence. I must say, I felt rather smug about plucking Irma out of a children&rsquo;s comic book and placing her in a work of, ahem, literature.<a name="note6" href="#note6b"><strong>[6]</strong></a> <p></p></span></div> <p>Ces deux emprunts, le premier majeur et le second plus ponctuel, participent, il me semble, &agrave; la cr&eacute;ation d&rsquo;une fiction en forme d&rsquo;hommage rendu &agrave; la bande dessin&eacute;e et &agrave; la litt&eacute;rature jeunesse &mdash;&agrave; tout le moins &agrave; deux figures embl&eacute;matiques de ces champs particuliers. Coupl&eacute;e aux mises en abyme pr&eacute;sent&eacute;es plus t&ocirc;t, la pr&eacute;sence de ces personnages qui passent d&rsquo;une &oelig;uvre de fiction &agrave; une autre me semble inscrire Indrajit Hazra &agrave; la suite d&rsquo;autres &eacute;crivains associ&eacute;s &agrave; la m&eacute;tafiction, comme Italo Calvino, Paul Auster, Julio Cort&aacute;zar, et bien d&rsquo;autres encore &mdash; c&rsquo;est sans oublier Enrique Vila-Matas, fier h&eacute;ritier de Cervant&egrave;s et de Borges, dont l&rsquo;un des romans a &eacute;t&eacute; comment&eacute; ici par Simon Brousseau<a name="note7" href="#note7"><strong>[7]</strong></a>.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Quand l&rsquo;auteur se joue des th&eacute;ories litt&eacute;raires: de la litt&eacute;rature &laquo;postmoderne&raquo;</strong></span></p> <div>J&rsquo;ajoute enfin: m&ecirc;me si <em>Le Jardin des d&eacute;lices terrestres</em> ne me semble pas &ecirc;tre une fiction critique &agrave; proprement parler, il n&rsquo;en reste pas moins qu&rsquo;on retrouve dans le roman quelques r&eacute;f&eacute;rences &agrave; certaines th&eacute;ories litt&eacute;raires qui m&eacute;ritent d&rsquo;&ecirc;tre relev&eacute;es. D&rsquo;abord, Hiren fait r&eacute;f&eacute;rence de fa&ccedil;on directe, lorsqu&rsquo;il traite des r&eacute;cits de Ghanada, au concept de suspension volontaire de l&rsquo;incr&eacute;dulit&eacute; (<em>willing suspension of disbelief</em> <a name="note8" href="#note8b"><strong>[8]</strong></a>) d&eacute;velopp&eacute;e par Samuel Taylor Coleridge dans <em>Biographia Literaria</em>:<br /> &nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Au d&eacute;but, quand le r&eacute;cit est encore cr&eacute;dible, Shibu se contente de grommeler, avec soit un sourire narquois, soit un rire moqueur, soit encore une remarque destin&eacute;e &agrave; renvoyer le conteur dans ses cordes. Mais Ghanada poursuit, piquant une cigarette ou m&ecirc;me un paquet entier, et continue &agrave; nous raconter une autre histoire tir&eacute;e de son pass&eacute; tout aussi difficile &agrave; gober &agrave; moins de suspendre volontairement son incr&eacute;dulit&eacute;, comme disait Coleridge. (p.67) <p></p></span></div> <div>Cette r&eacute;f&eacute;rence d&eacute;note &agrave; tout le moins une connaissance de cette th&eacute;orie en particulier par l&rsquo;auteur, sinon un jeu, une raillerie de cette m&ecirc;me th&eacute;orie. L&rsquo;auteur, dans un but ludique, met la th&eacute;orie &agrave; contribution pour livrer un roman m&eacute;tafictionnel, sinon postmoderne; tout le roman semble pr&eacute;cis&eacute;ment travailler &agrave; faire en sorte que le lecteur ne puisse pas s&rsquo;abandonner &agrave; cette suspension volontaire de l&rsquo;incr&eacute;dulit&eacute;, ou encore qu&rsquo;il s&rsquo;y abandonne totalement et choisisse de tout accepter de ce que l&rsquo;auteur fait subir au r&eacute;cit et &agrave; ses personnages. Manik Basu utilise d&rsquo;ailleurs le terme &laquo;postmoderne&raquo; pour qualifier de fa&ccedil;on retorse les romans de Premendra Mitra, en &eacute;pilogue: &laquo;Ghanada constitue ma premi&egrave;re et ma plus stimulante rencontre avec ce que de nombreux critiques s&rsquo;obstinent &agrave; appeler non sans une certaine pesanteur &ldquo;la litt&eacute;rature postmoderne&rdquo;&raquo; (p.244). Ici encore, le terme est moqu&eacute;, utilis&eacute; de fa&ccedil;on consciente par l&rsquo;auteur implicite, dans un but d&eacute;tourn&eacute;. Et si la m&eacute;tafiction &mdash;et tous ses avatars&mdash; n&rsquo;est pas exclusivement contemporaine (je pense notamment &agrave; James Joyce et au <em>Hamlet</em> de Shakespeare), il n&rsquo;en reste pas moins que les motifs relev&eacute;s dans <em>Le Jardin des d&eacute;lices terrestres</em> font, il me semble, de ce roman d&rsquo;Indrajit Hazra une fiction&nbsp;&laquo;postmoderne&raquo;, si tant est que l&rsquo;on puisse s&rsquo;entendre sur la signification d&rsquo;un tel concept. Sans prendre part au d&eacute;bat, sans m&ecirc;me tenter d&rsquo;offrir une d&eacute;finition de la postmodernit&eacute; litt&eacute;raire &mdash;l&rsquo;exercice d&eacute;passerait d&rsquo;ailleurs largement les objectifs de cette lecture&mdash;, je me permet de proposer en conclusion que le roman d&rsquo;Indrajit Hazra ne fait que jouer, sans rien critiquer ou remettre en question: le r&eacute;cit et sa structure probl&eacute;matique, les r&eacute;f&eacute;rences au monde du livre et &agrave; la litt&eacute;rature, les emprunts transfictionnels &agrave; la bande dessin&eacute;e et &agrave; la litt&eacute;rature de jeunesse ainsi que les mises en abyme sont autant de fa&ccedil;ons de rendre hommage &agrave; un type de production litt&eacute;raire qui a court depuis plusieurs si&egrave;cles d&eacute;j&agrave; et qui ne semble pas pr&egrave;s de s&rsquo;essouffler, malgr&eacute; les redites. Une production litt&eacute;raire maintenue en vie &agrave; coups de clins d&rsquo;&oelig;il, notamment.<br /> &nbsp;</div> <hr /> <a name="note1b" href="#note1">1</a> Paru pour la premi&egrave;re fois en fran&ccedil;ais aux &eacute;ditions Le Cherche Midi en 2006. &Eacute;dition originale: <em>The Garden of Early Delights</em>, New Delhi, RST IndiaInk Publishing Company Private Limited, 2003.<br /> <a name="note2b" href="#note2">2</a> &laquo;La vraisemblance pragmatique, &agrave; laquelle Cavillac a consacr&eacute; un article fort &eacute;clairant (1995), renvoie [&hellip;] &agrave; la performance narrative, c&rsquo;est-&agrave;-dire &agrave; la cr&eacute;dibilit&eacute; du narrateur et de la situation &eacute;nonciative&raquo;, &eacute;crit Andr&eacute;e Mercier dans un &eacute;tat de la question sur la vraisemblance. Voir: Andr&eacute;e Mercier, &laquo;La vraisemblance: &eacute;tat de la question historique et th&eacute;orique&raquo;, dans <em>temps z&eacute;ro. Revue d&rsquo;&eacute;tude des &eacute;critures contemporaines</em>, no 2 [en ligne]. <a href="http://tempszero.contemporain.info/document393" title="http://tempszero.contemporain.info/document393">http://tempszero.contemporain.info/document393</a> [Page consult&eacute;e le 18 ao&ucirc;t 2010]. Voir aussi: C&eacute;cile Cavillac, &laquo;Vraisemblance pragmatique et autorit&eacute; fictionnelle&raquo;, dans <em>Po&eacute;tique</em>, no 101, f&eacute;vrier 1995, p.23-46.<br /> <a name="note3b" href="#note3">3 </a>Je pense par exemple au roman <em>Les Faux-monnayeurs</em> d&rsquo;Andr&eacute; Gide, ou encore &agrave; <em>Je suis un &eacute;crivain japonais</em> de Dany Laferri&egrave;re, dont Genevi&egrave;ve Dufour a rendu compte ici. Voir: Genevi&egrave;ve Dufour, &laquo;Le Japon de poche&raquo;, dans Salon double [en ligne]. <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-japon-de-poche" title="http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-japon-de-poche">http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-japon-de-poche</a> [Texte en ligne depuis le 5 d&eacute;cembre 2008]. <br /> <a name="note4b" href="#note4">4</a> Traduit en anglais en 1972 par Enakshi Chatterjee, ce court roman d&rsquo;anticipation mythologique est notamment recueilli dans l&rsquo;anthologie <em>Contemporary Bengali Litterature: Fiction</em>, parue en 1972 chez Academic Publishers et dirig&eacute;e par Sukumar Ghose.<br /> <a name="note5b" href="#note5">5</a> Herg&eacute;, <em>Les Bijoux de la Castafiore</em>, Bruxelles, Casterman, 1963.<br /> <a name="note6b" href="#note6">6</a> Indrajit Hazra, &laquo;Tintin, how Art thou?&raquo;, dans <em>Hindustan Times</em>, [en ligne]. <a href="http://www.hindustantimes.com/News-Feed/nm14/Tintin-how-Art-thou/Article1-130366.aspx" title="http://www.hindustantimes.com/News-Feed/nm14/Tintin-how-Art-thou/Article1-130366.aspx">http://www.hindustantimes.com/News-Feed/nm14/Tintin-how-Art-thou/Article...</a> [Texte en ligne depuis le 30 juillet 2006 et consult&eacute; le 16 juillet 2010].<br /> <a name="note7" href="#note7">7 </a>Voir: Simon Brousseau, &laquo;De l&rsquo;exploration &agrave; l&rsquo;obsession&raquo;, dans <em>Salon double</em> [en ligne]. <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/de-l-exploration-a-l-obsession" title="http://salondouble.contemporain.info/lecture/de-l-exploration-a-l-obsession">http://salondouble.contemporain.info/lecture/de-l-exploration-a-l-obsession</a> [Texte en ligne depuis le 5 mars 2009].<br /> <a name="note8b" href="#note8">8</a> Samuel Taylor Coleridge, <em>Biographia Literaria</em>, volume II, &eacute;dit&eacute; par James Engell et Jackson Bate, Princeton, Princeton University Press (Bolligen Series LXXV / The Collected Works of Samuel Taylor Coleridge. 7), 1983 [1817], p.6. http://salondouble.contemporain.info/lecture/quand-l-auteur-joue-avec-la-metafiction#comments Autorité narrative BORGES, Jorge Luis CAVILLAC, Cécile CERVANTÈS COLERIDGE, Samuel Taylor CORTAZAR, Julio Culture populaire GIDE, André HAZRA, Indrajit Hergé Inde Intertextualité JOYCE, James MERCIER, Andrée Métafiction MITRA, Premendra Postmodernité SHAKESPEARE VILAS-MATAS, Enrique Vraisemblance Roman Thu, 19 Aug 2010 14:48:38 +0000 Pierre-Luc Landry 252 at http://salondouble.contemporain.info