Salon double - DOSTOÏEVSKI, Fedor http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/566/0 fr Le visage de l'histoire http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-visage-de-lhistoire <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/leguerrier-louis-thomas">Leguerrier, Louis-Thomas </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-derniers-jours-de-smokey-nelson">Les derniers jours de Smokey Nelson</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="margin-left: 160px; "><span style="color:#696969;">«C'est mon visage que tu contempleras demain dans les yeux du scélérat qui sera enfin assassiné. Par moi, ton Dieu.» (p.96)</span></p> <p style="margin-left:28.55pt;">&nbsp;</p> <p><em>Les derniers jours de Smokey Nelson</em> de Catherine Mavrikakis raconte le surgissement brutal de jours profondément et fatalement historiques au cœur d'une époque en pleine perte d'historicité. Ces quelques jours presque entièrement occupés par la présence invisible mais terriblement concrète de Smokey Nelson, un Noir américain condamné à mort pour avoir sauvagement assassiné un couple et leurs deux enfants, sont des fragments de l'histoire que le monde contemporain, avec sa haine, ses injustices, sa spiritualité mutilée et ses mille violences nous inflige, nous qui de cette histoire ne cessons d'affirmer la disparition, et hurlons sur tous les toits l'arrivée de son terme. Chacun des quatre principaux personnages du roman entretient un rapport tragique mais essentiel avec l'histoire, celle personnelle de Smokey Nelson comme celle, se dévoilant dans le crime qu'il commet et dans l'exécution s'en suivant, qui pèse de tout le poids de son universalité sur les êtres qui l'endurent. &nbsp;Pearl Watanabe nous apparaît destinée à aller à sa rencontre mais, ayant laissé passer la possibilité terrifiante qu'elle lui offrait, se laisse résorber par elle; Sydney Blanchard la convoite en vain depuis sa naissance pour finalement la trouver dans une mortelle bagarre de rue; Ray Ryan se la construit idéologiquement et réifie son contenu réel pour se protéger de son caractère absurde; tandis que Smokey Nelson, le condamné à mort, ne fait plus qu'un avec elle: à la fois le bourreau et la victime, il incarne la prison infernale où se rencontrent les extrêmes de sa dialectique.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Pearl Watanabe</strong></span></p> <p>Pearl Watanabe apparaît d’abord dans le roman comme une rescapée de l'histoire. C'est avec une violence que peu de gens connaissent qu'elle y a été confrontée, lorsque, ayant quitté sa terre natale pour s'installer dans l'État de Georgie aux États-Unis, elle a fait la découverte dans le motel où elle travaillait des cadavres fraîchement tués de la famille anéantie par Smokey Nelson. Mais quand elle décide de retourner vivre là d'où elle vient et où elle a grandi, à Hawaii, dans ce «monde protégé» (p.41) qu'elle se promet de ne plus quitter, elle croit pouvoir oublier ce corps à corps si intense avec l'histoire qu'elle a laissé derrière elle dans ce motel de la banlieue d'Atlanta, et ainsi pouvoir mourir «au terme d'une existence qui finirait par être sans histoire» (p.41). Introduite, donc, comme une rescapée, Pearl Watanabe se dévoile pourtant bien vite, alors qu'elle prend l'avion pour aller rendre visite à sa fille sur le continent américain, comme une aventurière partant à la rencontre de l'histoire, de ce destin qu'elle appréhende sans se l'avouer depuis qu'elle a fait la connaissance de Smokey Nelson, de cette étoile qu'elle sait être la sienne et qu'elle voudrait «décrocher du ciel et tenir à bras le corps» (p.70). En cette terre de l'apaisement qu'est Hawaii, Pearl conserve par son nom le souvenir du sursaut d'histoire qui en a fait trembler le sol, le jour du bombardement de Pearl Harbor pendant la Deuxième Guerre mondiale. Elle est la trace que l'histoire a laissée sur ce continent qui voudrait&nbsp; l'oublier. Le caractère inéluctable de sa rencontre avec celle-ci s'impose de toute sa force quand elle découvre que l'exécution de Smokey Nelson, ‪cet événement qui depuis quinze ans se trouve reporté, aura lieu pendant les vacances qu'elle passe alors chez sa fille tout près d'Atlanta. Cet homme qu’elle a croisé dans le stationnement du motel tout de suite après qu’il ait égorgé ses quatre victimes, avec lequel, juste avant d'entrer dans le motel pour y découvrir les corps, elle a fumé une cigarette et échangé des paroles amicales, cet homme qui ne l'a pas tuée alors qu'il savait bien qu'elle témoignerait contre lui et pour lequel elle ne peut s'empêcher de ressentir un attachement profond, elle sait qu'elle a maintenant une chance de le revoir. Ainsi le cloîtrement volontaire de Pearl en terre posthistorique apparaît finalement comme un entre-deux longuement prolongé. Ce qu'elle a pensé être l'aboutissement de sa vie n'était qu'un moment de repos avant la suprême épreuve dont elle ressent secrètement, depuis sa rencontre avec Smokey Nelson, la terrifiante nécessité. Son exil n'était qu'un moment de calme avant la tempête. Un peu comme en offrait aux soldats américains, lorsqu'il était réquisitionné par l'armé, l'hôtel où elle travaille à Hawaii, «afin que les gars envoyés dans le Pacifique aient un lieu agréable pour oublier le sort qui les attendait» (p.54).</p> <p>Jetée tête première dans la fureur du destin dont elle pensait s'être à jamais extirpée, Pearl commence à faire surgir la logique à la fois terrible et séduisante qui a muri en elle de la noirceur dans laquelle le refoulement l'a si longuement maintenue:&nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>C'est comme si toute sa vie, depuis plus de vingt ans, elle l'avait vécu en prison, avec ce type, ce Nelson... comme si elle s'était sentie coupable des crimes... Que devait-elle expier? Qu'avait-elle fait de si mal en étant séduite par cet homme plus jeune chez qui elle n'avait pu deviner l'horreur? (p.243)</p> </blockquote> <p>Si Pearl attribue ce sentiment de culpabilité au fait qu'elle ait pu être séduite par un homme s'étant montré capable d'une telle sauvagerie, c'est peut-être pour se protéger de ce qu'elle sait malgré tout avoir à expier, et qui en elle a été enfoui par le travail du temps anhistorique qui gouverne cet hôtel de l'oubli dans lequel elle s'est réfugiée. Si la honte de s'être attachée à quelqu'un ayant agi de manière monstrueuse était ce qui la préoccupait réellement, elle n'aurait pas perdu toutes ces années à tenter d'oublier le sort réservé à Smokey Nelson, et aurait probablement souhaité qu'il soit exécuté bien avant. Le fait que son attachement pour lui se soit maintenu après qu'elle ait appris ce dont il était capable et que celui-ci soit même devenu beaucoup plus intense et profond —assez pour lui donner l'impression de vivre avec lui en prison— prouve plutôt le contraire. Ce que Pearl sait au fond d'elle devoir expier est peut-être cette souffrance qu'elle ne peut justement pas vivre en prison avec Smokey Nelson:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>On avait eu beau, dans les journaux, faire d'elle une pauvre victime des circonstances, de la police qui ne croyait pas en son premier témoignage et plus généralement de la vie, Pearl ne pouvait s'empêcher de se voir comme une espèce de bourreau dans cette affaire (p.67).</p> </blockquote> <p>Peut-être est-ce le redoutable impératif formulé dans <em>Les Frères Karamazov </em>par le Staret Zossima qui occupe les pensées troubles avec lesquelles elle se débat au moment où, ayant perdu pour toujours la chance de revoir celui qui l'obsède, elle décide de se donner la mort: «Si tu es capable de prendre sur toi le crime du criminel qui se tient devant toi et que tu juges en ton cœur, alors, prends-le sans attendre et souffre, toi, pour lui, et, lui, laisse le repartir sans reproches» (Dostoïevski, p.577).</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Sydney Blanchard</strong></span></p> <p>Tout comme Pearl Watanabe, Sydney Blanchard voudrait bien trouver la place qui lui revient à l'intérieur du plan suprême de l'histoire: «J'ai comme une mission sur cette terre». (p.108) Seulement, il se trompe dans les suppositions qu'il entretient sur la nature de celle-ci. Alors qu'il s'imagine, étant né le jour de la mort de Jimi Hendrix, entrer dans l'histoire en tant que star du rock, le cours des choses qui fait en sorte que les Noirs américains ne peuvent pas tous occuper la place réservée à quelques-uns au sein de l'industrie culturelle continue de gagner du terrain. La mésaventure qui à dix-neuf ans l'a fait passer à deux doigts de la peine capitale et qui du même coup le liait à jamais au sort de Smokey Nelson lui a tout de même donné à réfléchir. Cet épisode seul a de quoi lui faire comprendre que ce rôle qu'il se croit destiné à jouer dans l'effroyable comédie de son temps est tout sauf glorieux. Et il le comprend, au moins partiellement, puisqu'il affirme être conscient de vivre «en sursis» (p.115). Sydney Blanchard est la figure du protagoniste en sursis de l'histoire. C'est de justesse qu'il a pu se dérober à la férocité de son emprise, quand le témoignage de Pearl Watanabe contre Smokey Nelson a fait tomber les accusations de meurtre au nom desquelles l'État allait lui faire la peau. Sans oublier la chance qu'il a eue, près de quinze ans après cet épisode carcéral, d'avoir pu quitter la Nouvelle-Orléans avec sa famille avant que la situation causée par l'ouragan Katrina ne dégénère: «L'histoire a décidé pour moi... Après Katrina, encore un nouveau petit sursis...» (p.115). Après chacun de ces deux événement marquants de sa vie, ces deux moments qu'il ressent comme des irruptions dans celle-ci, sous une forme négative, de l'histoire par laquelle il sait être intimement concerné, Sydney Blanchard a l'impression à la fois d'avoir été épargné et laissé en plan:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Si je me faisais exécuter vendredi, (à la place de Smokey Nelson) je serais même content que quelque chose ait lieu... C'est pas le vedettariat... Je l'envie pas de passer à la télé et dans les journaux... Ça, je l'ai vécu quand j'ai été arrêté... Rien de sympa là-dedans... Non, juste avoir l'impression que la vie m'a pas simplement oublié... (p.37-38)</p> </blockquote> <p>S'il voudrait que la vie se souvienne de son existence, afin que celle-ci puisse s'inscrire d'une quelconque manière dans l'histoire universelle, l'approche de l'exécution de Smokey Nelson qui, si ce n'avait été de Pearl Watanabe, aurait bien pu être la sienne, le force à penser cette inscription de son être dans la marche du monde de manière négative, c'est-à-dire en relation à sa propre destruction en tant que sujet historique. C'est qu'il envisage, malgré la bonne étoile qu'il attribue au jour de sa naissance, tout ce que l'histoire a de souffrance à offrir au prolétariat noir américain, que ce soit «dans l'État de John McCain» (p.101) ou chez les «bobos» (p.102) du nord: «L'Amérique, c'est beau, oui, mais pas pour tous!» (p.119). Il est tentant d'interpréter le rapport qu'il établit ―dans une des nombreuses conversations qu'il a avec sa chienne Betsy― entre l'ouragan Katrina et le passage de la Bible où s'abat sur Sodome et Gomorrhe la foudre de Dieu comme une métaphore sur la fatalité dont la société américaine a historiquement marqué les Noirs qui ont essayé d'y vivre: «Il y aurait eu de quoi faire un film, que j'aurais pu vendre cher à des réalisateurs blancs... Ils auraient parlé d'une reprise de la fin de Sodome et Gomorrhe avec des Noirs...» (p.111). L'idée de voir dans l'ouragan Katrina un châtiment divin envoyé aux Noirs pour les punir d'être noirs, idée partagée par plusieurs Américains d'extrême-droite dont Ray Ryan, exprime bien le rapport problématique que Sydney Blanchard entretient avec l'histoire. Même s'il a toujours gardé la conviction que celle-ci lui réservait de grandes choses, il doit reconnaître que ses quelques irruptions dans sa vie ont chaque fois failli lui coûter celle-ci. Malgré le relatif confort de cette vie de longue attente, cette vie de sursis qu'il a connue entre ces moments de crise, il reste que: «un jour, on en peut plus... On demande la fin. On veut que ça finisse pour de bon... On est franchement écœuré que le même film recommence... Qu'on nous le passe en boucle» (p.120). Mais cette fin qui est accordée à Sydney Blanchard n'a rien de grandiose: l'histoire lui annonce simplement et brutalement que son sursis est terminé, et que son dernier soupir, il le poussera, comme tant d'autres de sa couleur et de sa classe sociale, dans la violence et la haine, sur le ciment brûlant du stationnement d'un poste d'essence, tombé sous les balles d'un autre Noir qui comme lui a eu le malheur de naître sous l'étoile cruelle et revancharde des États-Unis d'Amérique.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Ray Ryan</strong></span></p> <p>Ray Ryan, pour sa part, entretient avec l'histoire une relation de maîtrise et de servitude. Il est de ceux qui ne vivent pas le temps historique qu'ils font: travaillant sans relâche à la production et à la reproduction de celui-ci, jamais il ne parvient à s'approprier l'expérience qu'il en fait. C'est cela qui est exprimé par cette phrase que son Dieu —qui tout au long du roman l'accompagne et prend la parole à sa place— aime lui souffler au creux de l'oreille: «Le temps divin avale et broie ton existence» (p.96). Producteur de sa propre dépossession, seule la fiction idéologique qu'il superpose à l'histoire réelle dont il est séparé se trouve à la portée des infimes pouvoirs qu'il peut encore reconnaître comme siens. Peut-être est-il celui des quatre personnages principaux du roman qui entretient le rapport le plus dangereux avec l'histoire, dangereux pour le maintien de sa propre communauté et de toute vie sociale. En affirmant, avec la résolution propre à l'intégrisme religieux, l'existence d'une positivité absolue qui se dévoilera pleinement à la fin de l'histoire, il fait entrer la souffrance vécue dans un plan préétabli résultant d'une volonté consciente, et justifie par là tout ce que celle-ci inflige et continuera d'infliger de malheurs et d'humiliations à l'être humain: «Moi seul prononce les arrêts de mort, les catastrophes que je vous envoie en ce moment et depuis quelques temps sont des signes bien clairs qui montrent la splendeur et la magnitude de la colère que je contiens» (p.93). De Ray Ryan, toute possibilité de révolte a été extirpée. L'histoire ayant toujours suivi son cours malgré la folie de ses faux prophètes, il la sert d'autant mieux qu'il la falsifie en l'intégrant de force dans le sens qu'il lui attribue. Son aveuglement est un conformisme au service de ceux qui comme son fils Tom infligent aux vaincus toute la violence nécessaire au maintien de l'histoire réelle, qui est restée jusqu'à ce jour celle des vainqueurs: «Et quand ton fils, vaillant soldat, s'est fait le gardien du sanctuaire divin, du territoire du Sauveur, tu as acquiescé doucement, fièrement. Que Dieu sauve l'Amérique!» (p.91).&nbsp; En cherchant à donner un sens à l'assassinat de sa fille et de la famille de celle-ci par Smokey Nelson et en voyant dans l'exécution de ce dernier le couronnement de la fausse réalité qu'il a échafaudée en imposant à la véritable un sens clos, Ray Ryan justifie non seulement le meurtre en général, que ce soit à travers la peine de mort administrée ou les exactions commises par le groupe d'extrême-droite dont son fils fait partie, mais aussi, sans le vouloir, la mort atroce et impardonnable de celle qu'il a mise au monde. Cette fin abominable qu'a connu sa fille, il la pardonnera, non pas à Smokey Nelson, qu'il désire à tout prix voir crever, mais à celui que sa conscience étriquée lui désigne comme l'unique responsable de toute chose, y compris des pires: son Dieu vengeur et rancunier.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Smokey Nelson</strong></span></p> <p>Si le Raskolnikov de Dostoïevski, dans <em>Crime et châtiment, </em>représente le meurtrier qui par son crime et par la conscience de la culpabilité qui en découle réussit à communier, dans le repentir, avec la communauté humaine universelle, si la Thérèse Raquin de Zola représente au contraire celle dont le crime comme la déchéance qui en découle reconduisent la destruction de cette même communauté, Smokey Nelson, pour sa part, est le meurtrier séparé de son crime et sans rapport avec celui-ci, la possibilité d'un tel rapport lui ayant été confisquée. Coupé de la terrible expérience faite par l'assassin que la police oublie d'inquiéter, celle de la vie qui se poursuit même après être apparue si facile à réduire en miette, brusquement retiré de l'histoire pour être enfoui dans l'immobilité du temps carcéral, il ne parvient plus à faire le lien, de même qu'il ne peut plus en établir entre ses crimes et l'exécution qui, plus de quinze ans après, est supposée les punir, entre sa personne et ceux-ci: &nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Ses crimes maintenant lui semblaient bien lointains. Ils n'encombraient que très rarement ses pensées. En prison, les souvenirs trop personnels ne servent pas à grand chose. Ils sont plutôt des ennemis à abattre et Smokey avait toujours tenté sauvagement de les chasser (p.284-285).</p> </blockquote> <p>Tout ce que Smokey Nelson a été pendant les dix-neuf années qu'a duré sa vie d'homme libre, y compris le tueur sanguinaire ayant décimé toute une famille, la prison a lentement fait en sorte qu'il l'oublie, que tout cela à ses yeux disparaisse. Son arrachement à l'histoire dont il venait par ses actes de reconduire toute la violence et son envoi expéditif dans le couloir de la mort donnent l'impression de son effacement en tant que protagoniste de cette histoire. C'est tout comme si les années précédant son emprisonnement ainsi que celle s'étant écoulées entre celui-ci et son exécution s'étaient volatilisées. De cela résulte la réification de son être dans le rôle de bourreau qu'il a pris sur lui juste avant de sombrer en plein vide carcéral, et dont l'extrême violence semble avoir balayé toutes les autres dimensions de sa personne. Smokey Nelson devient par son emprisonnement et sa condamnation à mort une abstraction figée exprimant le crime en soi<a href="#_ftn1" name="_ftnref" title="">[1]</a>, tandis que concrètement il devient néant pur et anhistorique. Vue la manière dont le monde administré s'est occupé de son cas, ce n'est pas le sentiment de s'être lui-même exclu de l'humanité ressenti par Raskolnikov, ni la dégénérescence morale et physiologique de Thérèse Raquin qui pourrait l'atteindre. On le garde bien au frais, hors de toute histoire, dans un confort climatisé où il doit, afin de pouvoir être, s'anéantir:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>les autorités du pénitencier avaient décidé de refroidir un peu les esprits échauffés en faisant marcher à bloc le système central de climatisation, ce qui avait eu pour effet de calmer tout le monde... Un bon repas et l'air climatisé font des merveilles pour l'atmosphère d'un pénitencier. Il y aurait bien d'autres jours pour faire du chahut (p.279).</p> </blockquote> <p>L'air climatisé représente ici le véhicule de la glaciation de l'histoire à l'intérieur de la non-vie carcérale. Si la direction de la prison se montre particulièrement généreuse, lors des jours d'exécution, en ce qui a trait à la climatisation des cellules, c'est parce qu'elle est consciente que c'est lors de tels jours que les conditions nécessaires au surgissement de l'histoire disqualifiée se trouvent le plus près d'être réunies :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Même après une exécution, la prison met toujours quelques jours à retrouver son train-train normal. La grogne continue de se faire entendre alors que l'exécuté hante toujours les lieux. Un homme est mis à mort et c'est la cadence idiote des jours qui se suivent et se ressemblent qui, tout à coup, refait surface et envahit les cellules et les espaces communs. L'inhumanité des choses devient subitement insupportable. Dans la prison, on est alors prêt à tout... (p.278).</p> </blockquote> <p>C'est donc le jour de sa mise à mort, qui comme tous les autres jours d'exécution porte en lui l'histoire prête à briller à nouveau de son feu atroce et magnifique, que Smokey Nelson sort du vide existentiel qui caractérise sa condition de prisonnier pour se présenter une deuxième fois à la face du monde, cette fois-ci en tant que victime. De la figure abstraite du criminel en soi, il passe à celle tout aussi abstraite du châtié absolu, victime d'un châtiment se prétendant universel mais ne servant dans les faits qu'à satisfaire, par l'entremise du spectacle que lui offre l'État et ses techniciens de la mort, le besoin de vengeance de Ray Ryan<a href="#_ftn2" name="_ftnref" title="">[2]</a>.&nbsp;</p> <p>Dans <em>Dialectique Négative, </em>Adorno dit qu'«[a]ffirmer qu'un plan universel, dirige vers le mieux, se manifeste dans l'histoire et lui donne sa cohérence, serait cynique après les catastrophes passées et celles qui sont à venir» (Adorno, 2003: 387). Il rajoute toutefois «[qu’]il ne faut pas pour autant renier l'unité qui soude ensemble les moments et les phases de l'histoire dans leur discontinuité et leur éparpillement chaotique» (Adorno, 2003: 387). De la même manière, le fait de chercher à faire entrer dans un plan universel dont le sens se dévoilerait à travers la mise à mort de Smokey Nelson les destinées qui, dans le roman de Mavrikakis, s'éparpillent de manière chaotique et discontinue&nbsp; autour de lui serait dans le meilleur cas cynique et dans le pire, comme il en est du rapport de Ray Ryan à l'histoire, un pas vers le fascisme ordinaire. Inscrire ces destinées dans une histoire maudite et absolument mauvaise n'est pas non plus le but que je poursuis. Mais le présent texte visait tout de même, afin de remplir l'exigence qu'Adorno nous demande de considérer, à donner la parole à l'expérience, celle de l'histoire comme violence perpétuelle, en laquelle <em>Les derniers jours de Smokey Nelson </em>trouve selon moi sa cohérence, et dont les moments discontinus sont maintenus ensemble par l'emprise d'une société condamnée. Si j'ai pris dans ce texte le parti de me confronter le plus bruyamment que je le pouvais à cette expérience si puissamment transmise par Catherine Mavrikakis dans son roman, c'est avec la conviction qu'en elle se trouve la possibilité d'un monde meilleur.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>ADORNO, Theodor (2003), «Histoire Universelle»,&nbsp; dans <em>Dialectique négative, </em>Paris, Payot (Petite Bibliothèque Payot).</p> <p>DOSTOÏEVSKI, Fédor (2002), <em>Les frères Karamazov</em>, traduit du russe par André Markowicz, Arles, Actes Sud (Babel).</p> <p>HEGEL (2007), <em>Qui pense abstrait?</em>, édition bilingue, Paris, Hermann.</p> <p>MAVRIKAKIS, Catherine (2005), <em>Condamner à mort. Les meurtres et la loi à l’écran</em>, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal.</p> <p>&nbsp;</p> <div> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn1" title="">[1]</a> «Voilà donc ce qu'est la pensée abstraite: ne voir dans le meurtrier que cette abstraction d'être un meurtrier, et, à l'aide de cette qualité simple, anéantir tout autre caractère humain» (Hegel, 2007: p.3).</p> </div> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn2" title="">[2]</a> Dans son essai sur la peine de mort, Mavrikakis avait déjà démontré son propos, avant de le mettre en scène à travers le personnage de Ray Ryan et son rapport à l'exécution du meurtrier de sa fille, en partant cette fois-ci du cas véridique de Timothey McVeigh, le militant américain d'extrême-droite responsable de l'explosion d'un immeuble du gouvernement fédéral et de la mort de cent-soixante-huit personnes qui s'y trouvaient: «L'image de la mise à mort de McVeigh, une fois digérée par le spectateur-victime, permettrait à ce dernier de retrouver la paix et de ne plus être hanté par les images de l'explosion. […] Le spectacle ne consiste pas en la mise à mort de McVeigh, il se fonde plutôt dans le dispositif de revanche où McVeigh n'est plus celui qui regarde la mort de ses victimes ; les places ont été changées, tout simplement. À l'image d'un immeuble éventré de cris, de fumée et de pleurs avec en arrière plan l'esprit maléfique de celui qui a perpétré le crime doit succéder l'image de la mort de McVeigh vue par ses victimes. Dans cet espace, celui de l'image cadrée sur les victimes devenues bourreaux, le monde entier lui, bien sûr, ne fait le deuil de rien et surtout pas des morts» (Mavrikakis, 2005: 151-152).</p> <p>&nbsp;</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-visage-de-lhistoire#comments ADORNO, Theodor W. Crime DOSTOÏEVSKI, Fedor Événement HEGEL Histoire Imaginaire de la fin Justice MAVRIKAKIS, Catherine Peine de mort Québec Roman Tue, 11 Oct 2011 19:20:31 +0000 Louis-Thomas Leguerrier 386 at http://salondouble.contemporain.info Le narrateur en commentateur ou la fascination du métadiscours http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-narrateur-en-commentateur-ou-la-fascination-du-metadiscours <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/simard-houde-melodie">Simard-Houde, Mélodie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/mon-nom-est-personne">Mon nom est personne</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>Le deuxi&egrave;me livre de David Leblanc, auteur de <em>La descente du singe</em>, a de quoi laisser perplexe au premier abord. Il se pr&eacute;sente d&egrave;s la premi&egrave;re de couverture comme un ensemble de &laquo;fictions&raquo; r&eacute;unies sous le titre intrigant <em>Mon nom est personne</em>. La lecture r&eacute;v&egrave;le une s&eacute;rie de chapitres &ndash;quatre-vingt-dix-neuf&ndash; pour la plupart tr&egrave;s courts et portant chacun un titre farfelu et/ou &eacute;vocateur tel que&nbsp; &laquo;L'Isralestinien&raquo;, &laquo;Moli&egrave;re mis en pi&egrave;ces&raquo;, &laquo;Orange Crush&raquo; ou &laquo;L'idiot de Plessisville&raquo;. Au-del&agrave; de ces particularit&eacute;s de pr&eacute;sentation, <em>Mon nom est personne</em> est un livre h&eacute;t&eacute;rog&egrave;ne, o&ugrave; la fiction flirte avec l'essai, sous l'&eacute;gide d'une voix narrative faisant preuve d'un go&ucirc;t certain pour l'absurde et le cynisme. Alors que certains fragments prennent la forme de nouvelles absurdes ou de contes modernes et grin&ccedil;ants se r&eacute;f&eacute;rant &agrave; des &eacute;v&eacute;nements qui saturent notre discours social, d'autres mettent en sc&egrave;ne un Je-&eacute;crivain qui fr&eacute;quente les biblioth&egrave;ques et les r&eacute;sidences de l'Universit&eacute; Laval et qui fait preuve d'une forte pr&eacute;dilection pour l'oubli. Ailleurs, le narrateur se lance plut&ocirc;t dans le commentaire, tel un enqu&ecirc;teur qui assemble pour nous les morceaux surprenants d'un casse-t&ecirc;te savant. Ce livre difficile &agrave; d&eacute;crire a tout d'un bon pi&egrave;ge &agrave; critique: on s'enlise dans le commentaire et on n'est gu&egrave;re plus avanc&eacute; qu'au d&eacute;but. Pour en avoir une meilleure id&eacute;e, on peut imaginer une r&eacute;&eacute;criture qu&eacute;b&eacute;coise des <em>Ombres errantes</em> de Pascal Quignard<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>. </p> <p>En effet, comme chez Quignard, la posture narrative oscille constamment: entre des fragments de r&eacute;cits &eacute;crits &agrave; la troisi&egrave;me personne s'ins&egrave;re un Je-narrateur qui nous parle de litt&eacute;rature, de lecture, d'&eacute;criture, et qui prend plaisir &agrave; nous exposer toutes sortes de th&egrave;ses en accumulant citations et commentaires. Ce narrateur, me semble-t-il, se pose d'abord et avant tout comme un commentateur, commentateur de sa propre pratique, mais &eacute;galement de l'histoire et des autres discours, notamment des discours philosophique, psychanalytique, m&eacute;diatique et scientifique. Soignant le caract&egrave;re fictionnel de sa posture, il se pla&icirc;t toutefois &agrave; en entretenir l'ambigu&iuml;t&eacute;, tant&ocirc;t diss&eacute;minant des indices factuels qui se rapportent &agrave; l'auteur, David Leblanc (il affirme ainsi avoir &eacute;crit la majeure partie de <em>La descente du singe</em>, entre le 8 octobre 2004 et le 27 mai 2005, dans les r&eacute;sidences de l'Universit&eacute; Laval &agrave; Qu&eacute;bec et celles de l'Universit&eacute; Michel de Montaigne &agrave; Bordeaux, p.93), tant&ocirc;t niant malicieusement une telle identit&eacute;, qui ne serait que le fruit de la na&iuml;vet&eacute; du lecteur: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">J'ai oubli&eacute; d'attirer l'attention du lecteur sur le fait qu'il &eacute;tait &eacute;crit &laquo;fictions&raquo; sur la couverture du livre qu'il lit pr&eacute;sentement en prenant tout ce qui est &eacute;crit &agrave; la premi&egrave;re personne pour une tranche de vie de l'auteur, personnel invisible dont la couverture, caract&egrave;res blancs sur fond bleu, rappellera au lecteur le nom Jorge Luis Borges (p.71). <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Cette posture paradoxale entretient ainsi volontairement une confusion entre personne, &eacute;crivain et inscripteur, ces trois instances distingu&eacute;es par Dominique Maingueneau<a name="note2" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>. En effet, l'inscripteur (le sujet de l'&eacute;nonciation, et donc ici le narrateur) partage avec l'&eacute;crivain David Leblanc, en tant qu'acteur de l'espace litt&eacute;raire, certaines caract&eacute;ristiques, comme celle d'&ecirc;tre l'auteur d'un livre intitul&eacute; <em>La descente du singe</em>, tout comme il s'arroge certains faits appartenant &agrave; la biographie de David Leblanc en tant qu'individu dot&eacute; d'un &eacute;tat-civil. Toutefois, Leblanc ne pratique pas l'autofiction: il joue plut&ocirc;t sciemment des attentes du lecteur contemporain qui, en habitu&eacute; de l'autofiction, est sans doute attentif aux indices biographiques et a d&egrave;s lors tendance &agrave; op&eacute;rer un amalgame entre les instances &eacute;nonciatives. Chez Leblanc, ainsi que l'indiquent les affirmations contradictoires du narrateur comme dans l'exemple que j'ai cit&eacute;, ce brouillage a avant tout pour fonction de d&eacute;stabiliser le lecteur. Il permet aussi de mettre en &eacute;vidence un lieu commun de la litt&eacute;rature contemporaine relay&eacute; par la m&eacute;diatisation de l'auteur et la popularit&eacute; de l'autofiction, c'est-&agrave;-dire l'id&eacute;e que l'auteur d'un livre correspond au sujet de l'&eacute;nonciation, et cela tout en &eacute;vitant la proposition inverse, qui voudrait que ces instances soient parfaitement distinctes. Ainsi, ce jeu semble signifier que, entre personne, &eacute;crivain et inscripteur, les fronti&egrave;res ne sont simplement pas tout &agrave; fait franches. Cela dit, je reviendrai maintenant sur l'id&eacute;e de commentaire.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Pourquoi j'ai pas fait romancier</strong><a name="note3" href="#note3a"><strong>[3]</strong></a></span></p> <p>Le commentaire du narrateur de <em>Mon nom est personne</em> prend souvent pour objet l'&eacute;criture elle-m&ecirc;me. Il est parfois indirect et allusif, visant &agrave; d&eacute;tourner les attentes du lecteur. C'est le cas par exemple d&egrave;s l'exergue et le titre du premier chapitre. On lit d'abord une citation surprenante de Daniil Harms: &laquo;Dans la pr&eacute;face d'un livre, d&eacute;crire quelque sujet, et ensuite, dire que l'auteur du livre a choisi un sujet compl&egrave;tement diff&eacute;rent<a name="note4" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>&raquo;, suivie par le titre du chapitre, &laquo;Le faux d&eacute;part. Une histoire hospitali&egrave;re&raquo; (p.9). Ainsi, Leblanc applique la suggestion de Harms d&egrave;s ce titre qui, annon&ccedil;ant un &laquo;faux d&eacute;part&raquo;, laisse pr&eacute;sager un d&eacute;but d&eacute;stabilisant ou encore hors sujet. De fait, le premier chapitre raconte l'histoire avort&eacute;e d'un homme qui n'arrive pas &agrave; se lever et qui, plusieurs pages plus tard, s'av&egrave;re &ecirc;tre un mourant dans une chambre d'h&ocirc;pital, mourant bient&ocirc;t mort &agrave; qui un d&eacute;nomm&eacute; Carl vient lire la Bible sans se rendre compte que son auditeur n'est plus de ce monde. La morale de l'histoire se lit ainsi: &laquo;Ceux qui lisent un livre pour savoir si la marquise va &eacute;pouser le vicomte seront d&eacute;&ccedil;us&raquo; (p.14). Que le lecteur se le tienne pour dit: les conventions narratives seront malmen&eacute;es! De plus, une citation comme celle de Harms en d&eacute;but de volume n'a rien d'innocent et joue un r&ocirc;le m&eacute;tadiscursif et programmatique. <em>Wikip&eacute;dia</em> nous r&eacute;v&egrave;le ceci au sujet de l'auteur: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Daniil Harms (en russe: Даниил Хармс; 30 d&eacute;cembre 1905 - 2 f&eacute;vrier 1942) est un po&egrave;te satiriste du d&eacute;but de l'&egrave;re sovi&eacute;tique consid&eacute;r&eacute; comme un pr&eacute;curseur de l'absurde. [...] Son &oelig;uvre est essentiellement constitu&eacute;e de courtes vignettes, ne faisant souvent que quelques paragraphes, o&ugrave; alternent des sc&egrave;nes de pauvret&eacute; ou de privations, des sc&egrave;nes fantastiques ressemblant parfois &agrave; des descriptions de r&ecirc;ves, et des sc&egrave;nes comiques. Dans ces vignettes, des &eacute;crivains connus font parfois des apparitions incongrues<a name="note5" href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>. <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Jean-Philippe Jaccard justifie l'&eacute;tiquette de pr&eacute;curseur de l'absurde accol&eacute; &agrave; Harms en montrant comment, dans l'&oelig;uvre de celui-ci, on retrouve &agrave; la fois une th&eacute;matique de l'absurde &mdash;exprim&eacute;e &agrave; travers une dualit&eacute; fondamentale entre l'homme et le monde&mdash; et une po&eacute;tique de l'absurde, qui se traduit au niveau formel par une &laquo;parodie globale des proc&eacute;d&eacute;s narratifs traditionnels<a name="note6" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>&raquo;, c'est-&agrave;-dire des notions de personnage, de sujet, d'&eacute;v&eacute;nements, de suspense et des liens de cause &agrave; effet. Ainsi, la notion d'absurde est ici entendue dans un sens large et fait autant r&eacute;f&eacute;rence au sentiment de l'absurdit&eacute; du monde selon Albert Camus qu'au th&eacute;&acirc;tre de l'absurde et &agrave; Samuel Beckett ou encore &agrave; Nicolas Gogol.&nbsp; En bout de ligne, toujours selon Jaccard, le texte chez Harms en vient &agrave; s'auto-d&eacute;truire, &agrave; se replier sur lui-m&ecirc;me en un effet de circularit&eacute; ou encore &agrave; proclamer sa propre inutilit&eacute;. Cette description de l'&oelig;uvre pourrait tr&egrave;s bien s'appliquer &agrave; <em>Mon nom est personne</em>. En pla&ccedil;ant une citation de Harms en t&ecirc;te de son livre, Leblanc endosse d'embl&eacute;e la posture de l'auteur russe. Par posture, j'entends, &agrave; la suite de J&eacute;r&ocirc;me Meizoz, &laquo;l'&quot;identit&eacute; litt&eacute;raire&quot; construite par l'auteur lui-m&ecirc;me, et souvent relay&eacute;e par les m&eacute;dias qui la donnent &agrave; lire au public<a name="note7" href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>&raquo;, et plus pr&eacute;cis&eacute;ment dans ce cas-ci, son versant textuel, c'est-&agrave;-dire l'<em>ethos</em>, &laquo;l'image de soi que l'&eacute;nonciateur impose dans son discours afin d'assurer son impact<a name="note8" href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>&raquo;. Cette fa&ccedil;on de faire passer dans la fiction certaines figures de lettr&eacute;s soigneusement choisies et qui contribuent &agrave; construire la posture de l'auteur est une strat&eacute;gie &eacute;galement tr&egrave;s pr&eacute;sente dans Les ombres errantes de Quignard. Celui-ci nous parle par exemple de Han Yu (768-824), po&egrave;te chinois, de Monsieur de Saint-Cyran (1581-1643) ou de Tanizaki (1886-1965), &eacute;crivain japonais. Chez Quignard, l'&eacute;vocation de ces figures donne lieu soit &agrave; un commentaire, soit &agrave; une citation ou encore &agrave; une br&egrave;ve fictionnalisation de moments de leur vie. Leblanc use tout &agrave; fait du m&ecirc;me proc&eacute;d&eacute;, mais le plus souvent en le d&eacute;tournant, pour mieux servir sa propre posture d'&eacute;crivain de l'absurde<a name="note9" href="#note9a"><strong>[9]</strong></a>. Ainsi, il nous d&eacute;crit la vie d'un certain Matsev A. Fertig-Schreiber: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Je me souviens d'un vieil &eacute;crivain juif qui avait arr&ecirc;t&eacute; d'&eacute;crire apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; accus&eacute; d'antis&eacute;mitisme par la presse conservatrice. Il s'appelait Matsev A. Fertig-Schreiber et il avait fait partie des <em>Sonderkommandos</em> de Treblinka [...]. <br /> Je l'ai rencontr&eacute; dans un bar o&ugrave; il venait prendre un verre &laquo;avec la r&eacute;gularit&eacute; d'une montre suisse&raquo;, selon les dires d'une barmaid [...] (p.97). <br /> [...] <br /> Peut-&ecirc;tre aussi gagnait-il &agrave; entretenir l'ambigu&iuml;t&eacute; autour de son &oelig;uvre et de sa personne. Il est vrai que ses livres se vendaient mieux depuis qu'il n'&eacute;crivait plus et que l'aura de myst&egrave;re et de discorde qui entourait son &oelig;uvre &eacute;tait rendue telle qu'on l'&eacute;tudiait d&eacute;sormais aussi bien en Isra&euml;l qu'en France, aux &Eacute;tats-Unis qu'en Iran (p.9</span><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">8). <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>&Agrave; la suite de ce passage, le narrateur cite un extrait du premier livre de Fertig-Schreiber, sorte de r&eacute;cit satirique et provocateur de la Deuxi&egrave;me Guerre mondiale. &Agrave; plusieurs reprises dans le livre, Leblanc nous donne des indices nous aidant &agrave; d&eacute;crypter l'ironie de son &eacute;criture, par exemple en faisant preuve de sa connaissance de la langue allemande: sachant cela, on s'arr&ecirc;te aux noms allemands et on constate qu'une traduction mot &agrave; mot du nom de famille de l'&eacute;crivain imaginaire donne &agrave; peu pr&egrave;s &laquo;L'&eacute;crivain fini&raquo;... Entre figures d'&eacute;crivain r&eacute;elles et imaginaires, le narrateur de <em>Mon nom est personne</em> s'&eacute;rige ainsi en ma&icirc;tre de l'absurde et de la d&eacute;rision, &agrave; travers un discours empreint d'allusions et de jeux de mots &agrave; d&eacute;crypter. </p> <p>De fa&ccedil;on plus directe, le narrateur nous expose aussi en long et en large certains choix po&eacute;tiques, comme celui de la forme courte. Laissons-le ainsi nous expliquer pour quelle raison il pr&eacute;f&egrave;re la fiction br&egrave;ve au roman, ou, comme il l'&eacute;crit lui-m&ecirc;me, &laquo;Pourquoi j'ai pas fait romancier&raquo;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Le p&egrave;re des <em>Petits po&egrave;mes en prose</em> le disait d&eacute;j&agrave; &agrave; propos des contes d'Edgar Allan Poe qu'il traduisait &agrave; l'&eacute;poque, la fiction br&egrave;ve a sur le long roman cet immense avantage que sa bri&egrave;vet&eacute; ajoute &agrave; l'intensit&eacute; de l'effet, unit&eacute; d'impression et totalit&eacute; d'effet qui peuvent donner &agrave; ce genre de composition &laquo;une sup&eacute;riorit&eacute; tout &agrave; fait particuli&egrave;re, &agrave; ce point qu'une nouvelle trop courte vaut encore mieux qu'une nouvelle trop longue&raquo;. Pourquoi faire long, comme on dit, quand on peut faire court? (p.213)</span> <br /> &nbsp;</div> <p>Ainsi, tout comme il forge sa posture &agrave; partir d'exemples d'&eacute;crivains ayant exist&eacute; ou ayant &eacute;t&eacute; par lui invent&eacute;s, le narrateur justifie ses choix po&eacute;tiques &agrave; l'aide d'un intertexte. Sont ainsi convoqu&eacute;s, parmi d'autres et par des voies diverses, des noms aussi h&eacute;t&eacute;roclites que Herg&eacute;, Michel Foucault, Gabriel Garc&iacute;a Marquez, Fedor Dosto&iuml;evski, Jean Echenoz, Fran&ccedil;oise Sagan et Angelus Silesius (et cela dans les premi&egrave;res vingt-six pages!). Leblanc, en plus de situer certains fragments de <em>Mon nom est personne</em> dans une biblioth&egrave;que, a plac&eacute; assez de r&eacute;f&eacute;rences dans son livre pour en constituer une bien garnie. Ainsi que l'&eacute;crit J&eacute;r&ocirc;me Meizoz, un tel proc&eacute;d&eacute; rappelle que toute &eacute;criture est, dans une certaine mesure, intertextuelle: &laquo;Commencer un livre, ouvrir la sc&egrave;ne de parole dans un lieu aussi charg&eacute; qu'une biblioth&egrave;que, dans le conservatoire presque infini du d&eacute;p&ocirc;t culturel, c'est rappeler obliquement que toute cr&eacute;ation litt&eacute;raire mobilise des textes ant&eacute;rieurs qu'elle relaie, imite ou transforme<a name="note10" href="#note10a"><strong>[10]</strong></a>&raquo;. Sous la forme de citations en exergue, d'allusions, ou m&ecirc;me de r&eacute;f&eacute;rences carr&eacute;ment invent&eacute;es, l'intertexte foisonne et &eacute;tourdit. Il peut &eacute;galement &ecirc;tre pr&eacute;texte &agrave; une parodie de discours savant, comme dans l'exemple qui suit, dans lequel le narrateur commente un livre invent&eacute;, livre &eacute;crit par l'&eacute;crivaine imaginaire Simone Schriften W&ouml;llend, dont le nom, &agrave; nouveau significatif, pourrait se traduire par &laquo;Voulant des &eacute;crits<a name="note11" href="#note11a"><strong>[11]</strong></a>&raquo;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Po&egrave;me all&eacute;gorique et didactique qui se voulait un trait&eacute; sur l'art de mourir, <em>Le roman de la mort</em> se pr&eacute;sente comme le r&ecirc;ve &eacute;rotique de Simone Schriften W&ouml;llend, auteure de la premi&egrave;re partie (r&eacute;dig&eacute;e au XIIIe si&egrave;cle), morte dans son sommeil avant d'achever son ouvrage. L'essentiel du pav&eacute; de six cent quinze pages en format poche consiste en une suite de discours, dont la teneur fait montre de satire et d'&eacute;rudition, ponctuant le r&eacute;cit d'une guerre ouverte entre raison (&laquo;Je vais mourir&raquo;) et sentiments (&laquo;Je sens que je vais mourir&raquo;) (p.36</span><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Une telle insistance sur l'intertexte est un trait que <em>Mon nom est personne</em> partage avec de nombreux romans contemporains (dont, pour reprendre mon exemple, <em>Les ombres errantes</em>), mais il s&rsquo;agit encore davantage, en raison de son caract&egrave;re outrancier et parodique, d&rsquo;une fa&ccedil;on d'indexer cette caract&eacute;ristique de la litt&eacute;rature contemporaine et de pousser &agrave; bout un proc&eacute;d&eacute; commun.&nbsp; </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Un bref aper&ccedil;u de l'infini </strong></span> </p> <p>Cependant, l'intertexte de <em>Mon nom est personne</em> ne se limite pas &agrave; la litt&eacute;rature. Au contraire, il fait appel notamment aux discours philosophique, psychanalytique, m&eacute;diatique, historique et scientifique. Si le livre poss&eacute;dait un index, celui-ci ferait certainement une bonne dizaine de pages... On trouve ainsi mention de <em>La Nature</em>, &laquo;revue de vulgarisation scientifique&raquo; (p.10), du &laquo;c&eacute;l&egrave;bre sitcom <em>Seinfeld</em> (1989-1998)&raquo; (p.32), ou encore des Monty Python (p.43), &laquo;des reprises de <em>Family Guy</em> &agrave; la t&eacute;l&eacute;&raquo; (p.331), sans compter une enqu&ecirc;te minutieuse, preuves &agrave; l'appui, sur les &eacute;ventuelles relations entre Quentin Tarantino et Uma Thurman (p.188-194). &Agrave; travers la citation, l'enqu&ecirc;te, et l'essai fictif, le narrateur semble d&eacute;signer le tourniquet infini (et parfois absurde) des m&eacute;tadiscours. C'est dans sa disparition m&ecirc;me que culmine enfin le proc&eacute;d&eacute;: le chapitre &laquo;Les jaloux font les meilleurs cocus&raquo; est en fait constitu&eacute; d'un titre et... d'une note de bas de page, qui explique la disparition du texte (du commentaire): </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">J'avais pens&eacute; &eacute;crire un texte pour donner chair &agrave; ce titre, mais avec le recul, je trouve que ce titre s'en tire tr&egrave;s bien tout seul. Tout ce que je pourrais lui ajouter, incluant la pr&eacute;sente phrase, serait grossi&egrave;rement inutile (p.123). <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Dans cette&nbsp; abondance discursive ininterrompue, je discerne d'abord une volont&eacute; de faire de la litt&eacute;rature un carrefour, un lieu o&ugrave; se croisent tous les discours et toutes les obsessions collectives. Par exemple, Leblanc d&eacute;bute abruptement un r&eacute;cit intitul&eacute; &laquo;La timide et le galant&raquo; en parodiant le style m&eacute;diatique. Il banalise ainsi la spectacularisation des m&eacute;dias en transformant un fait divers familier en incipit de conte moderne: &laquo;Alert&eacute;e par les proches d'une locataire dont on n'avait plus de nouvelles depuis qu'elle avait invit&eacute; &agrave; son domicile un inconnu rencontr&eacute; sur Internet [...]&raquo; (p.101). Au fil des chapitres, il &eacute;voque &eacute;galement, sous le couvert de la fiction et de l'ironie, des &eacute;v&eacute;nements r&eacute;cents qui ont marqu&eacute; notre imaginaire et notre discours social, du 11 septembre 2001 au conflit isra&eacute;lo-palestienien, en passant par les d&eacute;bats pro-vie et pro-choix et les derniers exploits des Canadiens de Montr&eacute;al, toujours&nbsp; en employant ce m&ecirc;me ton grin&ccedil;ant. </p> <p>Le statut paradoxal du narrateur me semble participer de cette volont&eacute; de prendre la parole au nom de la collectivit&eacute;. &Agrave; la fois Je et Nous (puisque &laquo;son nom est personne&raquo;), le narrateur de Leblanc affirme lui-m&ecirc;me: &laquo;J'ai oubli&eacute; de vous dire que mon nom est L&eacute;gion, car Je, chez moi, n'est pas un autre, mais plusieurs&raquo; (p.144)<a name="note12" href="#note12a"><strong>[12]</strong></a>. Multiple &agrave; l'image du monde qu'il d&eacute;ploie dans l'&eacute;criture, le narrateur est paradoxalement &agrave; la fois un sujet d&eacute;fini qui prend corps dans le texte et qui se met en sc&egrave;ne dans une posture d'auteur, et une voix qui se veut plus ou moins anonyme, sorte d'entit&eacute; intellectuelle et cynique ind&eacute;finie qui a pour fonction premi&egrave;re de commenter. </p> <p>Enfin, <em>Mon nom est personne</em> peut appara&icirc;tre comme un exercice de style parfois oulipien et m&ecirc;me un livre ludique d'&laquo;initi&eacute;&raquo;, au sens o&ugrave; il joue intens&eacute;ment avec les codes, les genres litt&eacute;raires, les attentes du lecteur et les limites de son savoir. En ce sens, il condense plusieurs traits souvent remarqu&eacute;s &agrave; propos du roman contemporain: il t&eacute;moigne d'une conscience aigu&euml; de la forme et contient un m&eacute;tadiscours sur l'&eacute;criture, il pr&eacute;sente un intertexte foisonnant et est dirig&eacute; par un narrateur &agrave; l'autorit&eacute; probl&eacute;matique, puisque son savoir encyclop&eacute;dique (on croirait parfois entendre la voix de <em>Wikip&eacute;dia</em><a name="note13" href="#note13a"><strong>[13]</strong></a>) est &eacute;galement menteur. Surtout &ndash;et c'est ce qui a retenu mon attention&ndash; <em>Mon nom est personne</em> appara&icirc;t fascin&eacute; par le commentaire, port&eacute; peut-&ecirc;tre par un fantasme que la litt&eacute;rature semble partager avec les sciences humaines, celui de se constituer comme le &laquo;savoir des savoirs<a name="note14" href="#note14a"><strong>[14]</strong></a>&raquo;. S'il semble souvent tourner en d&eacute;rision ce genre d'ambition, le livre de Leblanc op&egrave;re &eacute;galement un travail positif, c'est-&agrave;-dire un travail de distanciation visant &agrave; &laquo;&eacute;cailler quelques &eacute;vidences, quelques lieux communs<a name="note15" href="#note15a"><strong>[15]</strong></a>&raquo;. Mais cela devrait &ecirc;tre l'objet d'une seconde lecture... En attendant, on peut suivre les conseils de notre narrateur-commentateur et m&eacute;diter la question suivante: &laquo;Que retient-on au juste d'un livre, de nos lectures? Multiplier par quatorze l'infini ne nous en dirait peut-&ecirc;tre pas plus long sur la question du litt&eacute;raire que le simple fait qu'il y ait question tout court&raquo; (p.168).</p> <hr /> <br /> <br type="_moz" /><br /> <a name="note1a" href="#note1">[1]</a> Pascal Quignard, <em>Les ombres errantes</em>, Paris, Grasset, 2002, 189 p. &nbsp; <p><a name="note2a" href="#note2">[2]</a> Dominique Maingueneau, <em>Le discours litt&eacute;raire. Paratopie et sc&egrave;ne d'&eacute;nonciation</em>, Paris, Armand Colin, 2004, p.106-107. &nbsp;</p> <p><a name="note3a" href="#note3">[3]</a> Les sous-titres sont emprunt&eacute;s &agrave; David Leblanc. &nbsp;</p> <p><a name="note4a" href="#note4">[4]</a> Leblanc ne donne pas la r&eacute;f&eacute;rence pr&eacute;cise de cette citation, que je n'ai pas pu retrouver pour ma part. Il n'est pas exclu que celle-ci soit invent&eacute;e. &nbsp;</p> <p><a name="note5a" href="#note5">[5]</a> &laquo;Daniil Harms&raquo;, dans <em>Wikip&eacute;dia</em> [en ligne]. <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Daniil_Harms" title="http://fr.wikipedia.org/wiki/Daniil_Harms">http://fr.wikipedia.org/wiki/Daniil_Harms</a> [Page consult&eacute;e le 17 ao&ucirc;t 2010]. &nbsp;</p> <p><a name="note6a" href="#note6">[6]</a> Jean-Philippe Jaccard, &laquo;De la r&eacute;alit&eacute; au texte: l'absurde chez Daniil Harms&raquo;, dans <em>Cahiers du monde russe et sovi&eacute;tique</em>, vol. XXVI, n&deg;3-4, p.297. &nbsp;</p> <p><a name="note7a" href="#note7">[7]</a> J&eacute;r&ocirc;me Meizoz, Post<em>ures litt&eacute;raires. Mises en sc&egrave;nes modernes de l'auteur</em>, Gen&egrave;ve, Slatkine &Eacute;rudition, 2007, p.18. &nbsp;</p> <p><a name="note8a" href="#note8">[8]</a> <em>Ibid</em>., p.22. &nbsp;</p> <p><a name="note9a" href="#note9">[9]</a> En qualifiant ainsi David Leblanc d'&eacute;crivain de l'absurde, j'entends l'&eacute;tiquette d'&laquo;absurde&raquo; dans le m&ecirc;me sens, &eacute;largi, que Jean-Philippe Jaccard &agrave; propos de Daniil Harms. En effet, les deux &eacute;crivains usent de proc&eacute;d&eacute;s tr&egrave;s semblables. On retrouve chez Leblanc aussi bien une absurdit&eacute; th&eacute;matique qui se traduit par des r&eacute;flexions m&eacute;taphysiques ou par des personnages de &laquo;paum&eacute;s na&iuml;fs&raquo; (pour reprendre une expression de Jaccard) plong&eacute;s dans un monde qui leur &eacute;chappe, qu'une absurdit&eacute; formelle qui doit sans doute autant au th&eacute;&acirc;tre de l'absurde &mdash;par exemple dans certains dialogues sans queue ni t&ecirc;te qui rappellent le th&eacute;&acirc;tre de Beckett&mdash; qu'&agrave; un pr&eacute;curseur comme Daniil Harms. Humour noir, lucidit&eacute; tragique, incoh&eacute;rences, associations arbitraires, remise en cause des proc&eacute;d&eacute;s narratifs traditionnels sont autant d'&eacute;l&eacute;ments que Leblanc et Harms partagent et qui produisent un sentiment d'absurdit&eacute; qui touche autant le monde que le langage. &nbsp;</p> <p><a name="note10a" href="#note10">[10]</a>&nbsp;<em>Ibid</em>., p.123. &nbsp;</p> <p><a name="note11a" href="#note11">[11]</a> Cette traduction est cependant quelque peu incertaine, car le mot &laquo;W&ouml;llend&raquo; n'existe pas en allemand, bien qu'il se rapproche de &laquo;Wollen&raquo;, le verbe vouloir, dont le participe pr&eacute;sent s'&eacute;crit &laquo;Wollend&raquo;. &nbsp;</p> <p><a name="note12a" href="#note12">[12]</a> Il est int&eacute;ressant de rapprocher cette affirmation du narrateur, ainsi que le titre <em>Mon nom est personne</em>, avec l'incipit du roman <em>Nikolski</em> (Qu&eacute;bec, Alto, 2005) de Nicolas Dickner: &laquo;Mon nom n'a pas d'importance&raquo;. &Agrave; travers des formulations quasi-identiques, Leblanc et Dickner donnent tous deux voix &agrave; un narrateur dont l'identit&eacute; s'affirme comme &eacute;tant d&eacute;risoire. Tout en &eacute;vitant de donner un nom propre ou un pr&eacute;nom &agrave; leur narrateur (et du m&ecirc;me coup une identit&eacute;), les deux auteurs optent pour une d&eacute;finition plurielle de la voix narrative: alors que le narrateur de Leblanc se pr&eacute;sente comme le porte-parole de la collectivit&eacute;, celui de Dickner rend compte d'une monde &eacute;clat&eacute; qui se d&eacute;cline en trois fils narratifs et qui oscille obscur&eacute;ment entre narration autodi&eacute;g&eacute;tique et h&eacute;t&eacute;rodi&eacute;g&eacute;tique. Ainsi, en choisissant paradoxalement une narration &agrave; la premi&egrave;re personne qui tend &agrave; s'effacer, tout deux positionnent leur narrateur en porte-&agrave;-faux entre subjectivit&eacute; et objectivit&eacute;, entre l'exigence pour la parole de s'&eacute;noncer &agrave; partir du point de vue d'un sujet et celle de dire un monde complexe et collectif.&nbsp; &nbsp;</p> <p><a name="note13a" href="#note13">[13]</a> Par ailleurs, je remarque un nouveau point commun entre les narrateurs de <em>Mon nom est personne</em> et de <em>Nikolski</em>: tous deux pr&eacute;sentent une pr&eacute;dilection pour les digressions &agrave; saveur encyclop&eacute;dique. Ils inscrivent ainsi dans la fiction la trace d'un nouveau rapport au savoir dans le monde contemporain: un savoir accessible, mouvant et collectif comme celui d'une entreprise telle que l'encyclop&eacute;die libre <em>Wikip&eacute;dia</em>.&nbsp; &nbsp;</p> <p><a name="note14a" href="#note14">[14]</a> Pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu, dans Pierre Bourdieu et Roger Chartier, <em>Le sociologue et l'historien</em>, Paris, Agone &amp; Raisons d'agir, 2010, p.19. &nbsp;</p> <p><a name="note15a" href="#note15">[15]</a> <em>Ibid</em>., p.23.</p> <p><br type="_moz" /></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-narrateur-en-commentateur-ou-la-fascination-du-metadiscours#comments Absurde Ambiguïté Autofiction Autofiction BAUDELAIRE, Charles BECKETT, Samuel BORGES, Jorge Luis Culture populaire DICKNER, Nicolas DOSTOÏEVSKI, Fedor ECHENOZ, Jean Éclatement textuel FOUCAULT, Michel GARCIA MARQUEZ, Gabriel GOGOL, Nicolas HARMS, Daniil Hergé Intertextualité Ironie JACCARD, Jean-Philippe Leblanc, David MAINGUENEAU, Dominique MEIZOZ, Jérôme Métafiction Québec QUIGNARD, Pascal SAGAN, Françoise SAINT-CYRAN, Monsieur de Savoir encyclopédique SILESIUS, Angelus TANIZAKI YU, Han Nouvelles Wed, 25 Aug 2010 19:17:29 +0000 Mélodie Simard-Houde 255 at http://salondouble.contemporain.info