Salon double - Régionalisme http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/590/0 fr La France: territoires morcelés http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-france-territoires-morceles <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/levesque-simon">Levesque, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-lisieres">Les lisières</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;"><em>Les&nbsp;Lisières</em> est paru fin août 2012 chez Flammarion. Son auteur, Olivier Adam, souvent qualifié d’«auteur social» par la critique parisienne,&nbsp;propose une œuvre ambitieuse, qui se donne pour tâche de faire le pont entre les conflits personnels de son narrateur et ceux qui animent la France dite «normale»: classe moyenne, banlieue, idéologies du quotidien.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Qu’est-ce qu’une lisière? Si l’on se reporte au dictionnaire, lisière signifie: «Bordure, partie extrême d'un terrain, d'une région, d'un élément du paysage; limite, frontière.<strong><a href="#1aa">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong>» C’est donc dire qu’il s’agit d’une zone périphérique d’un lieu géographique donné. Le titre est évocateur, puisque le narrateur, Paul Steiner, s’attardera justement à dresser une topographie des rapports du centre à la périphérie, cherchant à témoigner d’une inversion logique observée dans la France contemporaine: «Je ne pouvais m’empêcher de penser qu’en dépit des mots les choses s’étaient inversées: le centre était devenu la périphérie. La périphérie était devenue le centre du pays, le cœur de la société, son lieu commun, sa réalité moyenne» (Adam, 2012: 38), écrit-il. Lui-même installé en marge du centre, plus loin encore; aux confins de la France, dans le Finistère breton, il tracera à distance un portrait de Paris en creux, faisant de la capitale le centre d’une galaxie, un trou noir qui aspire infiniment son pourtour, où l’idéologie dominante est précisément celle d’une domination sur l’ensemble, un ascendant conscient sur la périphérie jugée inférieure.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Le no man’s land de l’auteur</strong></span><br />Le narrateur, alter ego de l’auteur lui-même issu de la banlieue classe moyenne, tâchera de témoigner de ses origines – qu’il retrouve après quinze d’exil à Paris puis en Bretagne – en renouant malgré lui avec ses anciens amis d’adolescence alors qu’il doit passer quelque temps auprès de ses parents qui s’apprêtent à déménager puisque la mère est en perte d’autonomie. «Là où j’ai vécu, la lutte des classes, c’était un jardin, un boulot, une voiture et des vacances une fois par an, même au camping. De fait, j’avais grandi en pensant dur comme fer appartenir à la classe moyenne, peut-être même aux premiers échelons de la bourgeoisie. Un peu plus tard en débarquant à la fac j’avais compris que la notion de classe moyenne était une notion variable. Tout dépendant du point de vue.» (65-66) Devenu adulte, de Paris, il aura lui-même porté un regard condescendant sur ses origines, transfigurées dans leur appréhension économico-culturelle, reléguant désormais son milieu d’enfance «au sein des classes populaires, prolétaires, à deux doigts des pauvres, des marginaux» (66). Rapidement, il n’a plus pu supporter ce regard désobligeant que le centre le forçait à porter sur la périphérie et a quitté pour la Bretagne, à l’extrême ouest, en lisière. De là, il écrit une quinzaine de romans qui lui consacrent un petit capital symbolique dans le monde littéraire. Mais ce monde le juge néanmoins marginal du fait de son exclusion volontaire:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Critiques ne manquant jamais de louer en moi l’auteur «social» que j’étais à leurs yeux, pas un auteur tout court mais un auteur «social», comme si, à l’heure où la plupart des romans prétendant parler de la société française portaient sur les traders, les patrons, les cadres supérieurs, les gens de télé, les mannequins, la jet-set, les pubeux, les artistes surcotés – comme si vraiment la France n’était composée que de ça –, écrire sur les classes moyenne et populaire, la province, les zones périurbaines, les lieux communs, le combat ordinaire que menait le plus grand nombre était paradoxalement devenu une particularité, un sous-genre. (406-407)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cependant qu’on ne l’inclut pas du côté du centre, on ne le rejette pas moins en périphérie, dans les banlieues. Un ancien ami retrouvé – vie banale, petits boulots, petite famille – lui dira: «Tu peux pas savoir.»</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Cette phrase me tournait en boucle dans la tête. Cette phrase on me la ressortait tout le temps: je ne pouvais pas savoir ce que c’était de vivre ici, alors que j’y avais vécu, mais je ne pouvais quand même pas, ça avait changé, ça non plus je ne pouvais pas savoir à quel point, je ne pouvais pas savoir ce que c’était de venir d’ici, alors que j’en venais, je ne pouvais pas savoir ce que c’était de travailler, de manquer d’argent, alors que je venais d’une famille de travailleurs où l’argent avait toujours manqué, alors que j’avais moi-même travaillé et manqué d’argent, je ne pouvais pas savoir ce que c’était que d’être au chômage, de vivre dans des apparts minuscules avec deux ou trois enfants, de voir ses gamins se faire racketter par les caïds du quartier, de vivre au milieu des Arabes et des Noirs, non je ne pouvais rien savoir, et pourtant j’écrivais des livres où je parlais de tout ça, de ces gens-là, de ces lieux-là, de ces problèmes-là, je prétendais savoir mais je ne pouvais pas. (366)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Rétrospectivement, le narrateur dira qu’il a perdu contact avec la banlieue le jour où ses amis l’ont exclu du fait de son intellectualisme, de son intérêt pour la culture. Son autodétermination, son désir d’ascension sociale auraient mené son entourage à le rejeter et, plus avant, à considérer illégitime sa posture d’auteur. Un ancien ami – banlieusard, travailleur, pauvre bougre – se permet de le remettre à sa place:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />…quand on tape ton nom dans Google on voit bien que dans ton milieu on te connaît un peu, mais dès qu’on en sort tu sais, dès qu’on retourne dans la vraie vie chez les vrais gens ton nom ne dit rien à personne. De toute façon les écrivains personne ne les connaît, à part l’autre avec ses chapeaux et celui qui ressemble à une vieille tortue malade, tout le monde s’en tape. […] Souvent je tape ton nom sur l’ordi et je lis tes interviews, tous ces trucs que tu racontes sur l’endroit d’où tu viens, ton côté écrivain social en prise avec la réalité du monde, ça me fait un peu marrer, vraiment ça me fait marrer. […] la douleur je ne me contente pas de la décrire, moi, je me la prends. Et j’essaie de me soulager comme je peux. (178-179)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Se trouvant socialement exclu de toute part, il l’est également à un niveau personnel: le roman s’ouvre alors que sa femme le laisse et qu’il se trouve confiné au rôle de père célibataire en peine d’amour qui ne peut plus voir ses enfants que les week-ends. Il l’a toujours été, exclu, lui qui s’intéressait aux arts, aux lettres, en grandissant dans une famille prolétaire; il a toujours entendu son père lui répéter&nbsp;que «tout le monde n’a pas envie de se prendre la tête tout le temps comme toi. On a besoin de se détendre aussi un peu, merde» (70). Et sa mère, dont il dira d’elle que ça l’avait toujours étonné «cette faculté de ne s’intéresser jamais vraiment à rien. La politique lui faisait hausser les épaules. Le cinéma, sauf à de rares exceptions, la faisait bâiller d’ennui. Le sport n’avait vraiment aucun intérêt pour elle» (63). Et son frère, banlieusard cossu, vétérinaire ringard qui soigne les animaux de compagnie des banlieusards cossus, qui votent à droite, pour l’UMP, sans trop savoir. Remarquons tout de même que le narrateur ne se trouve pas beaucoup plus d’affinités avec la gauche, du moins pas celle des bobos&nbsp;parisiens, qu’il décrit comme suit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Farouchement de gauche, ils considéraient pourtant unanimement, parfois sans oser le dire, qu’au-delà du périphérique ne régnaient que chaos, barbarie, inculture crasse et médiocrité moyenne et pavillonnaire. Quant à la province, qu’ils ne fréquentaient que pour les vacances […] elle rimait nécessairement avec enfermement, sclérose, conformisme, plouquitude, conservatisme bourgeois, pesanteur, travail, famille et patrie. (407)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Ce portrait antagoniste dressé – centre <em>vs</em> périphérie, droite <em>vs</em> gauche, riches parisiens ou riches banlieusards vs pauvres travailleurs ou chômeurs ou Noirs ou Arabes – il conclura en statuant sur son propre cas:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Je suis un être périphérique. Et j’ai le sentiment que tout vient de là. Les bordures m’ont fondé. Je ne peux jamais appartenir à quoi que ce soit. Et au monde pas plus qu’à autre chose. Je suis sur la tranche. Présent, absent. À l’intérieur, à l’extérieur. Je ne peux jamais gagner le centre. J’ignore même où il se trouve et s’il existe vraiment. La périphérie m’a fondé. Mais je ne m’y sens plus chez moi. Je ne me sens aucune appartenance nulle part. Pareil pour ma famille. Je ne me sens plus y appartenir mais elle m’a définie. C’est un drôle de sentiment. Comme une malédiction. On a beau tenter de s’en délivrer, couper les ponts, ça vous poursuit. Je me suis rendu compte de ça le mois dernier. Mon enfance, les territoires où elle a eu lieu, la famille où j’ai grandi m’ont défini une fois pour toutes et pourtant j’ai le sentiment de ne pas leur appartenir, de ne pas leur être attaché. Les gens, les lieux. Du coup c’est comme si je me retrouvais suspendu dans le vide, condamné aux limbes. (338)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Une posture qui, pour ce qu’il nous en explique, est à demi choisie et à demi subie, et qui, pour cette raison même, s’apparente au concept que Homi Bhabha, dans un autre contexte, appelle l’<em>espace interstitiel</em>. Bhabha explique que «poser les questions de solidarité et de communauté du point de vue interstitiel permet une montée en puissance politique et l’élargissement de la cause multiculturelle» (Bhabha, 2007: 32), car c’est précisément à l’intérieur de cet espace interstitiel que «se négocient les expériences intersubjectives et collectives d’appartenance à la nation, d’intérêt commun ou de valeur culturelle» (Bhabha, 2007: 30). Or, Paul Steiner, le narrateur des Lisières, ne saura pour sa part saisir cette opportunité qu’à moitié. Se portant à l’écart pour écrire ce qu’il appelle ses romans sociaux – ramassis plus braillards et pathétiques que résistants – sa posture se révèlera moins interstitielle que fuyante, car le roman se termine sur son départ pour le Japon, «désormais mon seul refuge, écrit-il, la seule destination possible» (453). Et il se justifiera en invoquant, je cite:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Que j’avais besoin de mettre le plus de distance entre la France et moi, que je fuyais la Maladie [ça c’est sa nature mélancolique suicidaire], que je fuyais mes racines, mon enfance, Guillaume [ça c’est le jumeau mort-né qu’il s’est découvert juste avant la mort de sa mère], la banlieue, que je tentais de me retrouver, de me réconcilier, de retrouver ma juste place, au bord extrême du monde, de sa périphérie, dans un pays auquel je n’appartenais qu’à la marge, aux lisières… (453-454)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />La volonté et la portée sociale du projet d’écriture se trouvent ainsi ravalées par une posture énonciative individualiste, une focalisation subjective dont l’investigation paraît servir davantage un penchant pour l’épanchement personnel qu’un désir véritable de donner la parole à ceux que le narrateur considère pourtant constituer la «vraie» France, le cœur du pays: les opprimés, les laissés pour compte, les classes moyenne et prolétaire des banlieues et des régions.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une subjectivité topologique</strong></span><br />Quel est l’intérêt de faire un livre dont la finalité se veut sociale sur un mode hyperindividualisant, à la première personne sur le mode de l’autofiction? Suivant les principes méthodologiques établis par Bertrand Westphal dans <em>La Géocritique</em>, il faut concevoir que</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />L’espace gravite autour du corps, de même que le corps se situe dans l’espace. Le corps donne à l’environnement une consistance spatio-temporelle; il confère surtout une mesure au monde et tente de lui imprimer un rythme, le sien, qui scande ensuite le travail de la représentation. (Westphal, 2007: 109)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />S’inspirant de la proxémique de Edward T. Hall <a href="#2"><strong>[2]</strong></a><a id="2a" name="2a"></a>, Westphal propose d’analyser l’œuvre littéraire par une approche topologique à partir des focalisations énonciatives à l’œuvre dans le texte, de manière à procéder à l’étude des relations spatiales à partir desquelles «la réalité quotidienne s’organise en monde environnant» (Jauss, 1990: 320). Si l’espace ne peut s’énoncer que d’un point de vue subjectif, notre époque présente pourtant un paradoxe en ce qu’elle tâche de l’appréhender dans sa totalité, tente de l’embrasser d’un regard, d’une manière <em>pantopique</em>, pourrait-on dire. Si la globalisation – mouvance et idéologie&nbsp;–, dans son désir de s’affranchir de toute frontière, de créer un monde de la <em>transmouvance illimitée</em>, postule l’homogénéité de l’espace, il est important de ne pas s’aveugler non plus face aux contradictions internes qui sont les siennes et les paradoxes qu’elle génère, puisque cette même pensée, ce même phénomène porte également en lui, si l’on en croit le philosophe Michel Serres, le déni profond de la nature foncièrement hétérogène de l’espace, laquelle «nature» paraît justifier l’institution des frontières <strong><a href="#3">[3]</a><a id="3a" name="3a"></a></strong>. Cette pensée holistique de l’espace, cette volonté d’homogénéité territoriale procèdent de l’idéologie nationaliste, dont on hérite aujourd’hui de plus que de simples résidus. Or,</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />qu’est-ce qu’une «patrie», demande Westphal, sinon le territoire non déterritorialisé des «pères», une entité identitaire confuse équivalant à la cristallisation d’une tradition collective imaginaire qui, colportée au fil des générations, a paradoxalement cessé d’évoluer dans le temps pour se superposer aux limites d’un espace donné (le «territoire»)? (Westphal, 2007: 211)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">En 1934 déjà, le phénoménologue allemand Eugen Fink écrivait:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />La formation du monde n’est pas un procès objectivement saisissable, concevable dans des catégories objectivistes, semblable à l’acte créateur de l’«esprit du monde» auquel l’homme participerait. La formation du monde n’est accessible que par <em>la plus subjective</em> de toutes les attitudes subjectives possibles, ce qui n’exclut nullement que l’assertion prédicative des connaissances acquises dans cette attitude hypersubjectiviste puisse obtenir une validité (Gültigkeit) intersubjective de <em>la plus rigoureuse</em> dignité. (Fink, 1975: 195)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />En effet, le point de vue subjectif n’est pas suffisant, mais doit, pour s’objectiver, être confronté à d’autres points de vues subjectifs afin de «matérialiser l’extrême variabilité des discours sur le monde, en marge de tout ce qui tend vers le singulier: la <em>doxa</em> idéologique collective, qui ramène le tout (<em>tous</em>) au même et la parole “exemplaire” émanant d’une subjectivité privilégiée» (Westphal, 2007: 212). Ce n’est que par l’analyse multifocale qu’on peut espérer rendre une image du monde fiable, ramener nos représentations des espaces à l’échelle de l’objectivité. Et c’est à ce rôle, justement, que le roman, fort de ses capacités polyphoniques, s’emploie.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Bien entendu, la littérature n’est pas au service des autres sciences humaines et sociales, mais elle peut servir, dira Westphal. Les écrivains en sont les premiers conscients et Olivier Adam ne fait pas exception à la règle. C’est à ce titre qu’il s’attarde à dépeindre les tensions sociales qui ont cours dans la France contemporaine, toujours en crise identitaire. Car à la notion de classes se mélange celle d’identité. Dans une France raciste où tout ce qui va mal arrive toujours à cause des «étrangers», il y a toute une frange du discours qui peut être relayé <em>via</em> le roman de manière à le rendre à son contexte, pour mieux le combattre. Dans le contexte de la banlieue, Adam écrit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />À l’arrêt de bus, qui se dressait dérisoire au pied des longues barres d’immeubles dont les murs partaient en lambeaux, s’effritaient, cloquaient, se couvraient de graffs et d’inscriptions diverses, se massaient une vingtaine de personnes, en majorité noire ou d’origine maghrébine. Certains hommes portaient des djellabas, certaines femmes un foulard, et la plupart des adolescents une tenue empruntée aux stars du hip-hop.<br />— On est plus chez nous, a maugréé mon père en secouant la tête. (121)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Et encore, sur la Bretagne:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />J’avais débarqué en Bretagne étonné de découvrir une terre où tout le monde était blanc, où il restait encore des gens pour se définir comme «catholiques», où beaucoup se revendiquaient d’ici depuis des générations et paraissaient en tirer une fierté que je trouvais, selon les jours, suspecte ou carrément imbécile. Où certains parlaient sans rire d’identité régionale, de traditions locales, de coutumes, de particularismes, de racines. Un truc surgi du passé en somme, une France […] attardée et refermée sur elle-même. J’avais toujours tenu cette France-là pour une fiction, destinée à des gens comme mon père, nostalgiques de leurs vingt ans… Je parlais à des gens qui s’effrayaient dès qu’on prononçait le mot de Paris, qui s’inquiétaient de la présence d’immigrés dont ils n’avaient jamais vu la couleur mais qu’ils percevaient tout de même comme une menace ou un problème, ou tout du moins comme une réalité pour eux si inconnue qu’elle les rendait frileux&nbsp;[…] ils étaient des millions et votaient, les programmes télé étaient en bonne partie conçus pour eux, une large part des mesures que prenait le gouvernement aussi, sans parler des débats qu’on tentait à toute force d’imposer au pays, identité nationale, immigration et insécurité, islam, laïcité, et j’en passe. (124)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Relevant les actualités, chose non anodine, aux côtés de la catastrophe nucléaire de Fukushima, contemporaine à l’époque de la diégèse, le narrateur s’inquiète de la montée du Front National, le parti d’extrême droite raciste pour qui son père s’apprête à voter:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Au Japon la terre venait de trembler. Une vague immense avait englouti des villes entières. On craignait qu’une centrale nucléaire n’ait été touchée. En France, les derniers sondages pour les cantonales créditaient la Blonde [Marine Le Pen, Front National] des scores que n’avait jamais atteint son père. Je me suis réveillé en sursautant, comme on tente d’échapper à un cauchemar. J’ai monté le son et tout était vrai. (44)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Dans la xénophobie ordinaire, sous la présidence Sarkozy, la «vraie» France réactionnaire fonde en 2007 le Ministère de l’identité nationale <a id="4a" name="4a"></a><a href="#4"><strong>[4]</strong></a>. Westphal explique&nbsp;que</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />La conception monolithique de l’espace et de ses habitants est le terreau fertile du stéréotype, dont toutes les définitions s’accordent à dire qu’il est un schème collectif figé. Lorsque l’espace est ramené au «territoire», qui incarne la spatialisation d’un ensemble politico-institutionnel tenu pour homogène, ou à la «nation», qui est une historicisation de cet ensemble, il est fatalement régi par la stéréotypie. Le territoire-nation semble obéir à une logique d’appartenance légitimant paradoxalement l’exclusion. (Westphal, 2007: 234)</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Plutôt que de stéréotypie, Westphal préfèrera parler, dans ce cas précis, d’ethnotypie, c’est-à-dire «la représentation stéréotypée d’un peuple catégorisé en fonction d’une série de xénotypes, comme la reproduction sérielle d’un parangon coulé une fois pour toutes dans le bronze. » (Westphal, 2007: 234) Le discours officiel du gouvernement UMP français d’alors puisant à fond «dans&nbsp;le passé, des morceaux épars de vérité qu’ils fondent en une image supposée exprimer toute la vérité d’un peuple» (Frank, 2000: 19), la <em>doxa</em> s’impose comme pensée régressive. C’est cette <em>doxa</em> qu’Adam cherche à mettre en évidence, lorsqu’il écrit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Évidemment il ne s’agissait pas tout à fait de ces discours haineux qu’on prêtait habituellement à cette frange de l’électorat, mais bien plutôt d’une sorte d’évidence, de connivence, qui passait par des regards entendus, des allusions, des amalgames: les immigrés, les allocations familiales, l’aide sociale, la délinquance, les trafics, la drogue, l’insécurité, la violence, le travail volé aux Français, tout cela comme des certitudes, des faits incontestables et incontestés, indiscutables. (345)<br />&nbsp;</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Topographie du morcèlement</strong></span><br />Il y a inadéquation entre l’image cartographique collective d’une France qui se veut homogène sur la base de l’exclusion et le peuplement réel du territoire en situation postcoloniale. Dès ses débuts avec Anaximandre de Milet au VIe siècle avant notre ère, la cartographie avait pour fonction de tracer des cartes d’après «une spéculation sur l’ordre et l’harmonie du monde» (Jacob, 1990, 21). Mais bien entendu, cette activité spéculative n’était pas désintéressée. Comme l’explique l’historien Christian Jacob, «la carte est une projection de l’esprit avant d’être une image de la terre» (Jacob, dans Debray, 2011: 16). Ainsi, la frontière est d’abord une affaire intellectuelle et morale. Pour cette raison même, elle ne peut d’aucune manière échapper à sa sujétion à l’activité critique qui, par principe méthodique, procédera à sa remise en cause.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Je ne parle pas ici uniquement des frontières qui bordent le territoire national français, mais également celles qui le divisent, le morcèlent, en classes sociales, économiques, et qui sont liées à des situations topographiques que décrit Adam, à commencer par la banlieue. Elle est à elle seule l’illustration concentrée d’une tension qui a traversé la modernité, c’est-à-dire la montée de l’individualisme que Benjamin Constant a pressenti dès 1819 et que Tocqueville et plusieurs autres à sa suite ont su approfondir <a href="#5"><strong>[5]</strong></a><a id="5a" name="5a"></a>. Marx, entre autres, lorsqu’il affirme que la société civile bourgeoise est égoïste en raison même du repli de chaque individu sur soi. C’est à partir de ce même principe d’hyperindividualisme que Gilles Lipovetsky, plus récemment, théorisait «la société d’hyperconsommation» et «l’hypercapitalisme culturel» qui s’inscrivent dans cette grande tendance qu’il appelle «l’hypermodernisation du&nbsp; monde» (Lipovetsky, 2004); une tendance que la banlieue, plus que tout autre domaine peut-être, par les principes même qui la régissent – économiques, urbanistiques, sociaux, culturels – réalise. Elle est le lieu de l’indifférence politique <a href="#6"><strong>[6]</strong></a><a id="6a" name="6a"></a>, de l’exclusion sur la base du capital, un lieu de l’enfermement social volontaire. Ce qu’illustre Adam lorsqu’il fait dire à son narrateur: «J’ai quitté la résidence comme on s’échappe de prison. Maintenant j’en étais sûr: ces barrières ne servaient à se protéger de rien, d’aucun voleur, d’aucune agression. Elles étaient juste psychologiques, des symboles destinés à éviter que tout le monde se barre en courant.» (207) Une résidence pavillonnaire comme une autre, dans un étalement urbain qui paraît sans fin:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Au-delà de V., les cités reléguaient des milliers d’habitants aux confins. D’une ville qui n’avait pourtant que très peu de contours, jouxtant d’autres villes qui semblaient elles aussi mangées par leurs abords, réduites à des zones d’approche qui n’en finissaient pas de tendre vers un cœur inexistant. On changeait de code postal par la seule grâce d’un panneau indicateur, vu du ciel tout se fondait en une masse indistincte. (41-42)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Vu du ciel, l’ensemble banlieue peut avoir l’air d’une masse indistincte, mais de l’intérieur, il est finement morcelé. Le narrateur observe que, parmi ses anciens camarades, seuls ceux qui ont grandi dans la banlieue plus cossue n’y habitent plus aujourd’hui: «Pour la plupart, leurs parents étaient des cadres supérieurs, hauts fonctionnaires. Ou ils exerçaient les professions libérales habituelles.» (359) En retrouvant la trace de deux d’entre eux dans l’annuaire des anciens de Sciences Po, il s’étonne: «Bon Dieu, comment était-ce seulement possible? Je veux dire: Stéphane, David, Christophe, Yann, Éric, Fabrice et les autres, mêmes les très bons élèves comme moi, nous ne savions pas que ça existait, Sciences Po.» (359) Ainsi Adam parvient-il à faire la démonstration que la reproduction sociale, comme l’a théorisée Bourdieu, s’exerce jusque dans les infimes détails, et en premier lieu via ce que le sociologue appelle l’habitus, qui a partie prenante avec le territoire dans lequel évoluent les sujets; un territoire qui impose sa violence symbolique<strong><a href="#7">[7]</a><a id="7a" name="7a"></a></strong>. La topographie sert ainsi d’amorce à une réflexion des relations du sujet au territoire, et des sujets entre eux à l’intérieur d’un même territoire ou entre différentes portions d’un territoire donné.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une réception espérée</strong></span><br />Produisant une écriture qui, bien que très littéraire au sens de l’institution, reste plutôt populaire, Olivier Adam, par son goût immodéré pour le discursif et le pathos, s’inscrit moins du côté des écrivains contemporains Français qu’on dit volontiers sociaux, engagés, tels François Bon, Régis Jauffret, Olivier Rolin ou encore Mathieu Lindon, pour ne nommer que ceux-là, mais davantage de celui d’un Frédéric Beigbeder par exemple, qui, voulant produire une littérature critique, se révèle au final surtout narcissique.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Cela dit, Adam pense certainement accomplir la tâche sociale que se donnerait son écriture pour finalité, soit celle d’éduquer d’une quelconque manière les banlieusards sur leur propre condition. Une finalité qui pourrait s’énoncer à travers le septième et dernier critère que Hans Robert Jauss établit dans sa théorie de l’esthétique de la réception: la fonction sociale de la littérature, qui «ne se manifeste dans toute l’ampleur de ses possibilités authentiques que là où l’expérience littéraire du lecteur intervient dans l’horizon d’attente de sa vie quotidienne, oriente ou modifie sa vision du monde et par conséquent réagit sur son comportement social» (Jauss, 1990: 80). L’interaction entre lecture de l’espace et comportement social étant majeure dans l’appréhension de soi via l’image que l’on se fait du monde, il ne reste plus qu’à espérer que les lecteurs des<em> Lisières </em>soient aussi ceux qui les peuplent.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />ADAM, Olivier (2012), <em>Les lisières</em>, Paris, Flammarion, 2012.<br /><br />BHABHA, Homi (2007 [1994]), <em>Les lieux de la culture : une théorie postcoloniale</em>, Paris, Payot.<br /><br />BOURDIEU, Pierre &amp; Jean-Claude PASSERON (1970), <em>La reproduction</em>, Paris, Minuit.</p> <p style="text-align: justify;"><br />CONSTANT, Benjamin (2010 [1819]), <em>De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, notes et postface de Louis Lourme</em>, Paris, Éd. Mille et une Nuits.<br />DEBRAY, Régis, <em>Éloge des frontières</em>, Paris, Gallimard, 2011.<br /><br />FINK, Eugen (1975),<em> De la phénoménologie</em>, Paris, Minuit.<br /><br />FRANK, Robert (2000), «Qu’est-ce qu’un stéréotype ?», in <em>Une idée fausse est un fait vrai. Les stéréotypes nationaux en Europe</em>, J.-N. Jeannerey (éd.), Paris, Odile Jacob, 2000.<br /><br />HALL, Robert T. (1971 [1966]), <em>La dimension cachée</em>, Paris, Seuil.<br /><br />HORVATH, Christina (2008), <em>Le roman urbain contemporain en France</em>, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle.<br /><br />JACOB, Christian (1990),<em> La Description de la terre habitée (Périgrèse) de Denys d’Alexandrie</em>, Paris, Albin Michel.<br /><br />JAUSS, Hans Robert (1990 [1975]),<em> Pour une esthétique de la réception</em>, Paris, Gallimard, coll. «Tel».<br /><br />LIPOVETSKY, Gilles (2004), <em>Les temps hypermodernes</em>, Paris, Grasset.<br /><br />RENAUT, Alain (2009), <em>Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités</em>, Paris, Flammarion.<br /><br />SERRES, Michel (1996), <em>Atlas</em>, Paris, Flammarion.<br /><br />VIART, Dominique &amp; Bruno VERCIER (2008), <em>La littérature française au présent</em>, 2e éd. augmentée, Paris, Bordas.<br /><br />WESTPHAL, Bertrand (2007),<em> La Géocritique. Réel, fiction, espace</em>, Paris, Minuit.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#1a">[1]</a></strong><a id="1" name="1"></a><a id="1aa" name="1aa"></a> «Lisière», CNRTL. En ligne: &lt;http://www.cnrtl.fr/definition/lisi%C3%A8re&gt; (2012.12.11)</p> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#2a">[2]</a><a id="2" name="2"></a></strong> Cf. E.T. HALL, <em>La dimension cachée</em>, Paris, Seuil, 1971 [1966].</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#3a" id="3" name="3"><strong>[3]</strong></a> Cf. M. SERRES, <em>Atlas</em>, Paris, Flammarion, 1996.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#4a"><strong>[4]</strong></a><a id="4" name="4"></a> Cf. A. RENAUT, «Le débat français sur l’identité nationale», in <em>Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités</em>, Paris, Flammarion, 2009, pp. 235-244 et sq.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#5a"><strong>[5]</strong></a><a id="5" name="5"></a> Cf. B. CONSTANT, <em>La Liberté des Anciens comparée à celle des Modernes</em>, 1819. Le lecteur intéressé trouvera dans A. RENAUT, <em>Un humanisme de la diversité</em>, <em>op. cit.</em>, p. 192 et sq. une bonne synthèse de la question.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#6a"><strong>[6]</strong></a><a id="6" name="6"></a> «Combien de fois avais-je entendu ces mots dans sa bouche: c’est tous les mêmes, gauche ou droite c’est pareil, la politique ça ne m’intéresse pas, oh encore ces histoires de chômage, encore ces histoires de sans-papiers… En revanche, elle ne se lassait pas jamais de ses feuilletons débiles où des gens blindés de fric passaient leur vie à se trahir, à se tromper et à fourbir des complots sentimentalo-industriels. En revanche, sa table de chevet était couverte de revues people nous informant du moindre geste de célébrités dont on ne connaissait même pas le métier, la fonction, les raisons pour lesquelles ils étaient ainsi pris en photo.» — O. ADAM (227)</p> <p><a href="#7a"><strong>[7]</strong></a><a id="7" name="7"></a> Cf. notamment P. BOURDIEU &amp; J.-C. PASSERON, <em>La reproduction</em>, Minuit, 1970.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-france-territoires-morceles#comments ADAM, Olivier Autofiction BHABHA, Homi BOURDIEU, Pierre Conditionnements sociaux Déterminismes Déterritorialisation Espace Espace culturel France JAUSS, Hans Robert LIPOVETSKY, Gilles Lutte des classes Nationalisme Politique Racisme Régionalisme Stéréotypes WESTPHAL, Bertrand Roman Fri, 26 Jul 2013 01:17:50 +0000 Laurence Côté-Fournier 776 at http://salondouble.contemporain.info Marqueuse de parole http://salondouble.contemporain.info/lecture/marqueuse-de-parole <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/griffintown">Griffintown</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">En quatrième de couverture, l’éditeur Alto nous présente <em>Griffintown </em>(2012), de Marie Hélène Poitras, comme un «western spaghetti sauce urbaine». Si le passage du mot «urbain» dans la novlangue du marketing est aujourd’hui un fait avéré<strong><a href="#_edn1" name="_ednref1" title="">[1]</a></strong>, la récupération du sous-genre du «western spaghetti» à des fins promotionnelles, notamment par les cinéastes Quentin Tarantino et Robert Rodriguez, semble aussi devenue une stratégie commerciale édulcorée. Pourtant, après la lecture de <em>Griffintown</em>, force est d’admettre que le roman de Poitras ne se contente pas de récupérer certains aspects superficiels du sous-genre rendu célèbre par Sergio Leone. En fait, son récit du rasage imminent d’une partie du quartier montréalais de Griffintown où vivent les cochers pour construire un complexe de condos de luxe raconte bel et bien la fin d’une époque. En ce sens, Poitras parvient à saisir l’esprit d’<em>Il était une fois dans l’ouest</em> (1968), le chef d’œuvre de Sergio Leone, qui évoquait déjà la fin du «Far West» avec l’arrivée du chemin de fer dans Monument Valley, en Arizona. Les condos de luxe, comme les rails de chemin de fer, symbolisent le triomphe de la civilisation, de la modernité, sur un univers organique, instinctuel, pour ne pas dire mythologique. Pour une fois, la comparaison semble justifiée.</p> <p style="text-align: justify;">L’association avec&nbsp; <em>Il était une fois dans l’ouest</em> devient d’autant plus intéressante que le cinéaste italien a truffé son long-métrage d’allusions à ses films précédents et aux classiques du genre des années 1950 et 1960, tout comme <em>Griffintown </em>propose moult clins d’œil à ce genre cinématographique. Ainsi, le recyclage de Leone n’annonçait pas uniquement la fin de l’Ouest dans la diégèse de son film, mais aussi celle du western en tant que genre cinématographique, le passage inéluctable de cet univers vers le postmodernisme. <em>Griffintown</em>, en jouant avec le lexique du western pour raconter le quotidien des cochers montréalais, témoigne justement de la survie de cet imaginaire non plus comme mythe national américain, mais comme matériel ludique.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Cowboys contemporains</strong></span></p> <p style="text-align: justify;"><em>Griffintown</em> raconte comme s’il s’agissait d’un western une histoire digne d’un polar. La mafia montréalaise tente par tous les moyens –incluant le meurtre− de convaincre les cochers, palefreniers, commissaires et la faune de désœuvrés de Griffintown de déserter leur écurie déglinguée nommé ironiquement le «Château de tôle» afin de construire des condominiums. À cette trame «policière» (même si aucun policier n’intervient dans cet univers de magouilles) se superpose l’arrivée d’une nouvelle cochère, une «pied-tendre» nommée Marie, qui apprend, en même temps que le lecteur, les us et coutumes de cette collectivité.</p> <p style="text-align: justify;">Par divers procédés d’allusion explicite et implicite, l’écrivaine permet à deux imaginaires temporels de se chevaucher (jeu de mots non-intentionnel). Il faut dire que la nature fondamentalement louche des cochers et l’auréole de mystère qui les entoure facilite d’emblée le déploiement de la comparaison avec le «cowboy» légendaire. L’univers que décrit Poitras est une microsociété peuplée de voyous, de vagabonds, de prostituées, de <em>shylocks</em> que la justice et la civilisation ne peuvent atteindre, à l’image des localités qui émergeaient au fil de la colonisation des Prairies américaines. Le vocabulaire de la narration renforce le chevauchement temporel en insistant sur l’indétermination géographique et judiciaire du quartier. Justement, jamais n’indique-t-on que Griffintown est un quartier. La narration multiplie les allusions à Griffintown en tant que «territoire» aux «frontières» définies (on connaît le pouvoir évocateur de la frontière dans l’imaginaire du Far West). Par exemple, quand les cochers se déplacent vers l’est de la ville, ils franchissent la «frontière orientale» alors que Griffintown est le «Far Ouest».</p> <p style="text-align: justify;">Plusieurs allusions à l’Ouest en tant qu’artéfact culturel mettent en évidence le <em>jeu </em>auquel Poitras nous convie. Les clins d’œil anachroniques concernent surtout les irruptions brusques du monde contemporain dans l’univers de Griffintown, et vice versa. Par exemple, Billy, l’homme à tout faire, commande à cheval un hamburger au service à l’auto d’un restaurant. Il placarde aussi des avis de recherche de Paul Despatie, cocher en chef assassiné, selon la syntaxe bien connue: «Recherché: Homme avec une seule botte, un tatouage de track de chemin de fer sur le bras gauche et peut-être un trou de balle dans le front. Mort ou vif. Rançon offerte. $$$» (p.33) Ces jeux comiques mettent en évidence l’anachronisme de Griffintown. La réappropriation des stéréotypes du western atteint son paroxysme lorsque la narration décrit en détails la formation d’une «boule de foin» (p.111) avec le vent, rappelant le cliché du «<em>tumbleweed</em>» qu’utilisent de nombreuses émissions de télévisions et dessins animés pour évoquer l’univers de l’Ouest. Ceci dit, la réussite de <em>Griffintown </em>ne se limite pas à cette réappropriation ludique et assumée du stéréotype du cowboy.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Un folklore en voie de disparition</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Poitras donne à la disparition des cochers une portée métaphorique claire: le récit du dernier été de Griffintown vise à consigner une réalité traditionnelle avant que la modernisation ne la fasse disparaître. Les nombreuses histoires digressives qui truffent le texte, où Poitras explique l’origine d’un surnom (Billy le Dernier des Irlandais), d’un objet (Boy, le cheval empaillé du Saloon) ou de la folie de certains personnages (Le Rôdeur est un orphelin de Duplessis, Evan a connu la guerre en Afghanistan), certainement exagérées, ressemblent à des légendes, à un <em>folklore</em>. C’est bien, étonnamment, une <em>tradition orale</em> qui domine l’univers de <em>Griffintown</em>. D’où ces nombreux récits rocambolesques truffés de fausses données historiques, d’inexactitudes architecturales, de pures inventions que les cochers livrent aux touristes pendant leurs randonnées. Dans <em>Griffintown</em>, la temporalité, comme l’exactitude factuelle et historique, n’est qu’un artifice, au même titre que le subterfuge du western. Seule compte l’inflation de la parole érigée en tant que folklore: «Fiction, fabulation et réalité se confondent comme dans toutes les histoires de cochers, terreau propice à l'éclosion de légendes de la trempe de celle de Laura Despatie...» (p.148)</p> <p style="text-align: justify;">Les condos voulus par «Ceux de la ville» ne sont pas alors qu’une métaphore de la civilisation mais aussi, comme dans les textes de Patrick Chamoiseau, celle d’une colonisation. Il faut lire <em>Solibo magnifique </em>(1988), qui suit pratiquement le même modèle, pour apprécier toute la réussite de <em>Griffintown</em>. Poitras agit, comme Chamoiseau, en tant qu’ethnologue ou, pour emprunter l’expression du martiniquais, «marqueuse de paroles». Le conteur Solibo, mort d’une «égorgette de la parole», n’est qu’un autre avatar, comme le cocher, d’un monde piétiné par une idéologie du progrès peut-être insuffisamment soucieuse de l’Histoire et du territoire qu’elle domine. L’absurde épithète «chalets urbains de luxe» (p.109) qu’on attribue aux condos ne suffit-elle pas à résumer l’insensibilité de l’univers financier qui remplace la sous-culture grouillante de Griffintown?</p> <p style="text-align: justify;">Pas surprenant, de ce point de vue, que ma seule déception à l’égard de <em>Griffintown </em>soit que Poitras n’ait jamais donné <em>directement </em>la parole aux cochers, se contenant de rapporter les histoires mais pas la <em>voix</em><strong><a href="#_edn2" name="_ednref2" title="">[2]</a></strong>. Dans un même ordre d’idée, <em>Griffintown </em>aurait sans doute pu pousser plus loin son projet avec l’ajout d’artifices narratifs équivoques comme la narration non-fiable. Qu’aurions-nous pu penser d’un Griffintown raconté par un simple d’esprit ou par un schizophrène? L’identification entre Griffintown et le «Far West» aurait pu devenir une véritable confusion ontologique, plutôt qu’un habile pastiche postmoderne du western spaghetti.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Chamoiseau, Patrick (1988). <em>Solibo magnifique</em>, Paris, Gallimard.</p> <p style="text-align: justify;">Leone, Sergio (1968), <em>C'era una volta il West</em>, États-Unis/Italie, Paramount Pictures.</p> <div> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="edn1"> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#_ednref1" name="_edn1" title="">[1]</a></strong> Pour reprendre les propos ironiques du blogue de Benoit Melançon, professeur de littérature à l’Université de Montréal, qui collige les utilisations les plus abusives de l’adjectif «&nbsp;urbain&nbsp;» par les firmes de marketing et les pléonasmes médiatiques de «ville urbaine»: «Enfin! L’urbain arrive en ville!» Pour voir certaines perles: <a href="http://oreilletendue.com/category/ville-urbaine/">http://oreilletendue.com/category/ville-urbaine/</a></p> </div> <div id="edn2"> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#_ednref2" name="_edn2" title="">[2]</a></strong> Mentionnons néanmoins qu’un film scénarisé par Poitras sur le quartier Griffintown disponible en ligne donne à entendre cette voix&nbsp;: <a href="http://www.mangetaville.tv/?diffuseur=artv#/videos/quartier-griffintown">http://www.mangetaville.tv/?diffuseur=artv#/videos/quartier-griffintow</a></p> </div> </div> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/marqueuse-de-parole#comments CHAMOISEAU, Patrick CHAMOISEAU, Patrick LEONE, Sergio MELANÇON, Benoît Oralité Parole littéraire Québec Régionalisme Régionalité Roman Fri, 29 Mar 2013 19:36:30 +0000 Pierre-Paul Ferland 724 at http://salondouble.contemporain.info Histoires de béances http://salondouble.contemporain.info/lecture/histoires-de-beances <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/voyer-marie-helene">Voyer, Marie-Hélène</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-cicatrises-de-saint-sauvignac-histoires-de-glissades-deau">Les cicatrisés de Saint-Sauvignac (Histoires de glissades d&#039;eau)</a> </div> </div> </div> <p style="text-align: justify;">Il y a de ces lieux qui marquent l’imaginaire, des lieux qui agissent comme de véritables fabriques narratives tant leur potentiel romanesque apparaît inépuisable. Les quatre auteurs du collectif <em>Les cicatrisés de Saint-Sauvignac</em> ont bien su s’approprier ce haut lieu de l’enfance et de l’adolescence que constitue le parc aquatique et, plus spécifiquement,&nbsp; la glissade d’eau.&nbsp; Les quatre récits de ce recueil –«Printemps», «Été», «Automne» et «Hiver»– retracent l’histoire du Super Parc Aquatique de Saint-Sauvignac, de l’annonce de sa construction à sa fermeture précipitée. Véritable pivot de la fiction, ce lieu se présente comme le point nodal où se nouent et se scellent les existences douces-amères d’une bande éclectique de pré-pubères tourmentés. Ici, le parc aquatique devient le lieu initiatique de tous les passages et de toutes les déchirures –littéralement– puisqu’un clou mal enfoncé dans la glissade sera au cœur d’un <em>massacre</em> de masse, sorte d’hécatombe épidermique, véritable drame local qui divisera la population entre les enfants cicatrisés et les «intacts». Échelonnées sur quatre saisons, les histoires présentent l’archéologie de cette grande saignée qui s’est déroulée dans ce lieu hors du monde, ce Super Parc –sorte d’utopie bâtie de&nbsp; «l’autre bord de la track» (p.9), «[m]iracle en devenir, dissimulé derrière une barricade de plywood»&nbsp; (p.30-31). Chacune des quatre histoires est racontée du point de vue d’un personnage: la sœur de Chelsea Plourde, cette aguicheuse de premier ordre aux seins immenses; Bouboule qui rêve de perdre son pénis; Cédrik Éberstarck, le <em>nerd</em> socialement déviant; Hugo qui se prend pour le fils de Dieu et qui joue avec le «petit garçon avec une queue de rat» (p.129) en attendant d’être à son tour un martyr, comme les autres cicatrisés.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;">&nbsp;Saillances du récit</span><br />Les motifs de la saillance et de la béance assurent la cohérence entre chacun des récits des Cicatrisés, que l’on pense évidemment à la «fameuse Calabresse, la glissade la plus à pic jamais construite en Outaouais» (p.1), sorte de «tour en bois de plusieurs dizaines de mètres, qui s’élance vers le ciel avec arrogance» (p.32),&nbsp; «[l]ong ruban turquoise qui monte vers le ciel comme un formidable lacet de réglisse chimique à la framboise bleue déroulé par la main de Dieu» (p.33). Que l’on pense encore au clou qui dépasse de la glissade et dont «l’éclat métallique [luit] à travers le plastique de la Calabresse» (p.41); la faute de Ramon, un ouvrier distrait par les minaudages de Chelsea qui, lors de la construction, «tourn[ait] autour de l’échafaudage de Ramon en se tortillant». Dès qu’il la voit, ses «yeux de vache folle partent dans tous les sens. Pis pas juste ses yeux: son <em>gun</em> à clous, aussi. Sa cloueuse pneumatique a l’air possédée du démon et se met à taquer n’importe où, n’importe comment» dans une séance frénétique de «clouage<em> freestyle</em>» (p.35).</p> <p style="text-align: justify;">Dans <em>Les cicatrisés de Saint-Sauvignac</em>, il y a donc ces saillances qui s’exhibent et se dressent vers le ciel comme la Calabresse et son clou maudit, comme «[l]es seins de [Chelsea qui] pourraient entrer en compétition avec n’importe quel végétal luxuriant de n’importe où sur la planète […][,] [véritables] jardins de Babylone suspendus dans une brassière » (p.5). Il y a encore cette cicatrise boursouflée, hypertrophiée que Cédrick Eberstarck arbore avec fierté:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">[l]a sclérodermie congénitale qui court dans ma famille avait eu l’effet d’hypertrophier la cicatrice qui ornait mon dos. Celle-ci, plutôt que d’avoir l’air d’un maigre coup de stylo beige pâle comme chez les 117 autres, avait boursouflé et rosi jusqu’à donner l’impression qu’on m’avait buriné le dos avec un ciseau à bois de 24 millimètres. Une œuvre d’art vivante sculptée par le Super parc aquatique de Saint-Sauvignac. J’étais magnifique et tout le monde m’enviait (p.88).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">À l’opposé, il y a ces saillances que l’on cache, comme Bouboule qui dissimule son ventre derrière un tee-shirt de Marie-Mai (p.45) et qui rêve de «perdre sa petite virilité» à l’image d’une «peau qui pèle […] couche par couche», comme «[u]ne succession de peaux de bananes, comme des poupées russes» (p.42).&nbsp; Entre saillances et béances, entre ce qui s’exhibe et ce qui s’occulte, tout dans <em>Les cicatrisés de Saint-Sauvignac</em> dit les tensions contradictoires qui animent ces personnages en quête d’eux-mêmes.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;">En quête d’une béance</span><br />Le motif du corps scindé apparaît tant dans la physionomie des personnages que dans la topographie de Saint-Sauvignac où le chemin de fer agit comme une balafre qui divise l’espace –et le corps social du village– en deux; d’un côté, les familles «normales», et de l’autre, les marginaux comme le petit garçon à la queue de rat et Dada, l’unique prostituée de Saint-Sauvignac:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />[l]a plupart des maisons étaient laissées à l’abandon, leurs bardeaux de bois blanchis par le soleil tenaient à peine aux murs. Des vieux pick-up américains traînaient dans toutes les cours, dévorés par les herbes hautes. Il fallait bien regarder où on mettait les pieds, pour éviter les flaques de vomi, le verre brisé, les seringues sales (p.101).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Ainsi, pour les enfants de Saint-Sauvignac, «le seul fait d’enjamber la track constitu[e] […] un événement» (p.11). Lieu de toutes les légendes urbaines –un gars s’y serait suicidé en «calant un demi-gallon d’eau de Javel et aurait agonisé sur la voie ferrée jusqu’à ce qu’un train du Canadien Pacifique abrège ses souffrances en le coupant en deux» (p.11)–, seuil quasi initiatique qui marque la limite du monde connu, la <em>track</em> est à elle seule dotée d’un aura de mystère. Sorte de cicatrice topographique qui divise le village tout autant que les corps; dès qu’on l’enjambe «le ciel s’assombrit: nuage de soufre devant le soleil pis toute» (p.29). À cette scission de l’espace répondent les stigmates plus charnels des enfants victimes de la Calabresse.<br /><br />&nbsp;Blessé lors de l’inauguration de «LA glissade “attraction fatale” de Saint-Sauvignac» (p.63),&nbsp; Bouboule raconte comment il s’est littéralement senti déchiré en deux, alors qu’il s’élançait à plat ventre dans la glissade: «[c]’était une sensation particulière, parce qu’elle était jumelée au gros plaisir gras de glisser dans la glissade la plus impressionnante du Super Parc aquatique de Saint-Sauvignac» (p.67). Dans le bassin d’eau rougie, les enfants découvrent leurs plaies vives: Mammouth crie «Y a quelque chose qui m’a ouvert le dos! Y a quelque chose qui m’a ouvert le dos!» en tentant «de se tordre le cou pour voir la coupure sur sa colonne vertébrale» tandis que Landry parvient «à voir sa propre plaie en se contorsionnant le cou par-dessus l’épaule» (p.67). Tout dans cette scène relève du rituel, de l’initiation:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">[c]’était un carnage, comme. Nos corps commençaient à s’emboîter les uns dans les autres. On n’était pas capables de sortir de l’eau […]. Chaque nouveau corps qui aboutissait dans le bassin créait une onde de choc. […] C’était spécial, comme moment. C’était devenu un véritable chaos de cris de douleur dans le bassin d’eau rouge, mais dans la glissade, ça sonnait comme l’écho d’un bonheur violent. On était toute une tribu d’Amérindiens qui hurlaient (p.69).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Lieu de passage en surplomb du monde, sorte d’autel où se jouent, sur le mode ludique, tous les codes du rituel, la Calabresse s’avère le site par excellence de la transformation, un espace sacrificiel qui ne laisse personne intact.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;">De la ritualisation à l’exclusion</span><br />Les codes du sacré définissent entièrement cette glissade, qui apparaît comme un lieu presque mystique. Que l’on pense à Bouboule «extatique sur la plate-forme de la plus grosse et haute glissade de Saint-Sauvignac» (p.63) ou encore à «Mammouth [qui] s’était engagé dans sa descente heureuse en poussant un cri d’amérindien. Pis après, ça avait été le tour à Landry. Pis après Cédrik Eberstrask. Tous les deux avaient crié eux aussi comme des Amérindiens. C’était peut-être un cri de leur tribu […]» (p.65). Par cette glissade initiatique, moment-clé de tous les renouvellements, Bouboule voit son corps transformé:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">[m]on pénis se vidait de son sang. Rien de moins. […] Il y avait de quoi paniquer. Mais je ne pouvais pas m’empêcher d’être profondément content. […][J’]avais sans doute perdu mon pénis dans la glissoire. Je me croisais férocement les doigts pour que mon rêve se concrétise (p.70-71).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Bouboule apprendra peu après, par son médecin, avoir subit sur la Calabresse l’équivalent d’une subincision, «pratiquée traditionnellement par certaines tribus aborigènes […] [qui] se font une ouverture sur leur pénis. C’est une façon de représenter le sexe féminin sur le sexe masculin» (p.74-75). La Calabresse servira également d’autel aux élans messianiques d’Hugo, qui se prend pour le fils de Dieu. Ce dernier, qui n’était pas présent lors du carnage estival, prend le parti de se blesser volontairement, «consciemment, par choix et de manière grandiose» (p.133) sur la glissade –désormais condamnée– qu’il doit déblayer, en plein mois de février, avant de s’y précipiter tel un martyr. Ici encore, les codes du rituel s’opèrent alors que le pseudo messie explique: «[v]ous vous dites que je pourrais bien finir ça demain, mais les actes divins, ça se réalise soit en une journée, soit en trois, soit en sept; t’as pas le choix, c’est comme ça que ça marche, sinon c’est poche» (p.136).</p> <p style="text-align: justify;">À ces changements physiques et à ces élans vaguement spirituels découlant de la tragédie du Super Parc aquatique correspond une réorganisation entière de la hiérarchie sociale au sein de cette nouvelle tribu des balafrés:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">exit la tyrannie d’un système de classement de la valeur des individus basé sur la vélocité des lancers au ballon-chasseur. C’était maintenant la taille et la longueur de notre cicatrice qui déterminaient notre excellence, comme si, en tant que frères d’armes ayant vécu le même calvaire, nous voulions honorer ceux qui en avaient le plus souffert […] (p.89).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">De la simple réorganisation à la pure ségrégation, l’école de Saint-Sauvignac en vient à redéfinir entièrement ses espaces, massant les cicatrisés dans certains «ghettos» interdits aux «intacts»: «[d]u jour au lendemain, tous les cicatrisés devaient manger dans une section isolée de la cafétéria d’où tous les objets coupants avaient été soigneusement retirés, et on ne nous servait que des mets végétaliens» (p.90); «la politique de ségrégation s’était aussi insinuée dans la formation des classes» (p.91) avant de mener à l’exclusion infligée par les élèves «intacts» qui leur lancent des roches: «on portait en nous la rage sourde des écorchés, comme les étudiants chinois sur la place Tian’anmen ou les gais du Stonewall Inn» (p.92). Bardée d’équipes de psychologues et d’intervenants, la direction de l’école veille malgré tout au bien-être des cicatrisés: cafétéria, Ritalin et Morphine à volonté, «accès illimité aux médicaments sur ordonnance» (p.110), etc. Fier de son statut de cicatrisé, désormais habitué aux traitements de faveur que lui occasionne son titre d’écorché, Cédrik Éberstark tentera de commettre un geste immonde. Persuadé d’être irrésistible avec sa virile et colossale cicatrice, se prenant pour «le prince de Saint-Sauvignac» (p.122), il tente de violer Emmanuelle, la psychologue de l’école, qui l’assomme à coup de chandelier. Cédrik le nerd devient alors aphasique. De la ritualisation à l’exclusion, la boucle est bouclée. Aux corps scindés répond la béance du langage, son ultime dérèglement:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Aux pitals scan ma tète mes dessins dit que cogner aire de brocante non brocart non Broca, aire de brocante c’est ère de langage lésion donne afasie, afasie rouble de préhension langage allécris et allaural (p.125).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">On le voit, <em>Les cicatrisés de Saint-Sauvignac</em> présente sur un mode burlesque une fresque sombre, tragi-comique, des lieux de l’enfance, de ses rituels et de ses blessures. De saillances en béances, on y exacerbe les ressorts qui mènent à l’exclusion sous toutes ses formes. Dans un décor des plus banals –un simple village de l’Outaouais–, on y voit réinvestis, de manière ludique, les motifs (rituel, tribu, scarification) du registre religieux, sacré ou légendaire. Cela n’est pas sans rappeler des romans tels qu’<em>Épique</em> de William S. Messier, avec sa figure du déluge ou encore –sur un ton plus tragique—<em>J’ai eu peur d’un quartier autrefois</em> de Patrick Drolet, avec ce quartier tranquille, prétexte aux visions hallucinées du narrateur qui confond les poteaux électriques avec de «gigantesque[s] croix prête[s] à recevoir un autre sacrifice» (Drolet, 2009: 22). On pourrait, finalement, évoquer <em>Le ciel de Bay City</em> de Catherine Mavrikakis où, dans une morne banlieue américaine, se côtoient les spectres de l’Holocauste et les fumées sacrées des grands bûchers de Varanasi. La littérature québécoise contemporaine ferait-elle un détour vers le sacré? À moins qu’elle n’aille, tout simplement, faire un tour de l’autre bord de la <em>track</em>…</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Bibliographie</strong><br /><br />DROLET, Patrick, <em>J’ai eu peur d’un quartier autrefois</em>, Montréal, Hurtubise (Texture), 2009.</p> <p style="text-align: justify;">MAVRIKAKIS, Catherine, <em>Le ciel de Bay City</em>, Montréal, Héliotrope, 2011 [2008].</p> <p style="text-align: justify;">MESSIER, William S., <em>Épique</em>, Montréal, Marchand de feuilles, 2010.<br /><br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/histoires-de-beances#comments Classes sociales DROLET, Patrick MAVRIKAKIS, Catherine MESSIER, William Québec Région Régionalisme Sacré Récit(s) Wed, 23 Jan 2013 00:46:40 +0000 Marie-Hélène Voyer 665 at http://salondouble.contemporain.info