Salon double - REVERDY, Pierre http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/600/0 fr Littérature impolitique http://salondouble.contemporain.info/lecture/litterature-impolitique-0 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/bejarano-alberto">Bejarano, Alberto </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/2666">2666</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p class="rteindent3"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Jusqu&rsquo;&agrave; quel point quelqu&rsquo;un peut conna&icirc;tre l&rsquo;&oelig;uvre de quelqu&rsquo;un d&rsquo;autre.&nbsp;<br /> Roberto Bola&ntilde;o, <em>2666</em></span></p> <p>Nous nous trompons en jugeant nos propres &oelig;uvres et en jugeant, toujours de mani&egrave;re impr&eacute;cise, les &oelig;uvres des autres. Rendez-vous au Nobel, disent les &eacute;crivains, comme qui dirait: Rendez-vous en enfer. <br /> Roberto Bola&ntilde;o, <em>2666</em> &nbsp;</p> <p class="rteindent4">&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les bifurcations de <em>2666</em>&nbsp;</strong></span></p> <p>Cette lecture est une premi&egrave;re exploration des rapports entre la figure de l&rsquo;&eacute;crivain et celle des critiques au sein m&ecirc;me de la fiction dans le roman <em>2666</em> de l&rsquo;&eacute;crivain chilien Roberto Bola&ntilde;o (1953-2003). &laquo;Que peut-on conna&icirc;tre de l&rsquo;&oelig;uvre des autres?&raquo; est l&rsquo;une des questions pos&eacute;es par Bola&ntilde;o dans son dernier roman. Notre but est donc d&rsquo;analyser les significations paradoxales de cette proposition bolanienne et de r&eacute;fl&eacute;chir sur les contributions de Bola&ntilde;o &agrave; la litt&eacute;rature contemporaine.&nbsp;&nbsp;</p> <p>Nous suivrons pour ce faire le chemin propos&eacute; et parcouru par Pierre Macherey, &agrave; savoir un dialogue ouvert entre philosophie et litt&eacute;rature par le biais d&rsquo;une exploration commune. La question demeure, comme le sugg&egrave;re Macherey: &laquo;quelle forme de pens&eacute;e est incluse dans les textes litt&eacute;raires, et peut-elle en &ecirc;tre extraite?<a href="#bnote1" name="note1"><strong>[1]</strong></a>&raquo; Il s&rsquo;agit d&rsquo;un exercice philosophique non pas sur la litt&eacute;rature, mais avec elle. Pour Macherey,&nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">le rapport de la litt&eacute;rature et de la philosophie est strictement documentaire: la philosophie affleure &agrave; la surface des &oelig;uvres de la litt&eacute;rature au titre d&rsquo;une r&eacute;f&eacute;rence culturelle, plus ou moins travaill&eacute;e, comme une simple citation qui d&rsquo;ailleurs, du fait de l&rsquo;ignorance de leurs auteurs et commentateurs, passe le plus souvent inaper&ccedil;ue. &Agrave; un autre niveau, l&rsquo;argument philosophique remplit &agrave; l&rsquo;&eacute;gard du texte litt&eacute;raire le r&ocirc;le d&rsquo;un v&eacute;ritable operateur formel: c&rsquo;est ce qui se passe lorsqu&rsquo;il dessine le profil d&rsquo;un personnage, organise l&rsquo;allure g&eacute;n&eacute;rale d&rsquo;un r&eacute;cit, voire en dresse le d&eacute;cor, ou structure le mode de sa narration. Enfin le texte litt&eacute;raire peut encore devenir le support d&rsquo;un message sp&eacute;culatif, dont le contenu philosophique est souvent ramen&eacute; sur le plan d&rsquo;une communication id&eacute;ologique.<a href="#bnote2" name="note2"><strong>[2]&nbsp; </strong></a><br /> </span></p> <p>C&rsquo;est un peu dans la m&ecirc;me direction que Jacques Ranci&egrave;re affirme que &laquo;la critique litt&eacute;raire ou cin&eacute;matographique, ce n&rsquo;est pas une mani&egrave;re d&rsquo;expliquer ou de classer les choses, c&rsquo;est une mani&egrave;re de les prolonger, de les faire r&eacute;sonner autrement<a href="#bnote3" name="note3"><strong>[3]</strong></a>&raquo;. Pour notre part, nous faisons un exercice de philosophie litt&eacute;raire, pour reprendre l&rsquo;expression de Macherey, une sorte d&rsquo;investigation litt&eacute;raire &agrave; la mani&egrave;re de Claude Lefort (sur <em>L'Archipel du Goulag</em> de Soljenitsyne<a href="#bnote4" name="note4"><strong>[4]</strong></a>) et de Miguel Abensour (sur <em>Le rouge et le noir</em> de Stendhal<a href="#bnote5" name="note5"><strong>[5]</strong></a>). Notre question est la suivante: comment un &eacute;crivain, dans notre cas Bola&ntilde;o, transforme un fait divers en sympt&ocirc;me et avertissement politique? Or, l&rsquo;&eacute;crivain chilien Roberto Bola&ntilde;o n&rsquo;a pas fait une simple transposition d&rsquo;un fait divers; il construit plut&ocirc;t, dans son roman 2666, un r&eacute;cit apocalyptique sur la violence totalitaire et la violence suicidaire, consid&eacute;r&eacute;es comme violences autodestructrices.&nbsp;</p> <p>Bola&ntilde;o reprend plusieurs informations concernant certains faits divers oubli&eacute;s, qui se seraient d&eacute;roul&eacute;s entre 1993 et 1997 au Mexique &mdash;notamment l&rsquo;enqu&ecirc;te approfondie men&eacute;e par le journaliste mexicain Sergio Gonz&aacute;lez &nbsp;(<em>Les os dans le d&eacute;sert</em>) sur certains crimes ayant eu lieu &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez<a href="#bnote7" name="note6"><strong>[6]</strong></a>&mdash;, et s&rsquo;en sert pour fabriquer <em>2666</em>, un roman noir en forme de thriller politico-psychologique. Il cherche ainsi &agrave; comprendre le fonctionnement de la violence et de la justice &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez. Sa toile de fond est le rapport entre vieilles et nouvelles violences au XXe si&egrave;cle. Bola&ntilde;o veut parler des crimes de Ciudad Ju&aacute;rez comme du possible<a href="#bnote7" name="note7"><strong>[7]</strong></a>, pour reprendre l&rsquo;expression de Georges Bataille. Il s&rsquo;interroge en tant que romancier sur la violence et transforme Ciudad Ju&aacute;rez en Santa Teresa, un trou noir, ou l&rsquo;endroit o&ugrave; se cache le secret du monde, selon ses propres mots.&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bola&ntilde;o et la litt&eacute;rature latino-am&eacute;ricaine</strong></span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&Eacute;piphanie n&eacute;gative, je veux dire, comme le n&eacute;gatif photographique d&rsquo;une &eacute;piphanie. Ce qui est aussi une chronique quotidienne de nos pays. <a href="#bnote8" name="note8"><strong>[8] </strong></a><br /> </span></p> <p>Roberto Bola&ntilde;o est, selon l&rsquo;&eacute;crivain catalan Enrique Vila-Matas, un &laquo;&eacute;crivain de la multiplicit&eacute;<a href="#bnote9" name="note9"><strong>[9]</strong></a>&raquo;, concept tir&eacute; des <em>Le&ccedil;ons am&eacute;ricaines</em> de l&rsquo;&eacute;crivain italien Italo Calvino. D&rsquo;apr&egrave;s Calvino, un &eacute;crivain de la multiplicit&eacute; n&rsquo;h&eacute;site pas &agrave; laisser une grande libert&eacute; &agrave; ses personnages pour modifier ou transformer la trame narrative de d&eacute;part, par exemple. Un &eacute;crivain multiple n&rsquo;a pas peur de bifurquer sans arr&ecirc;t de ses propres voies narratives. Autrement dit, Bola&ntilde;o laisse parler ses personnages; c&rsquo;est un auteur polyphonique. Or, pour Vila-Matas, Bola&ntilde;o &eacute;chappe aux caract&eacute;ristiques habituellement associ&eacute;es aux auteurs latino-am&eacute;ricains: l&rsquo;engagement politique, le r&eacute;alisme magique, l&rsquo;exotisme baroque, les feuilletons urbains, etc. D&rsquo;une autre mani&egrave;re, l&rsquo;&eacute;crivain mexicain Jorge Volpi d&eacute;finit Bola&ntilde;o comme le &laquo;dernier des &eacute;crivains latino-am&eacute;ricains<a href="#bnote10" name="note10"><strong>[10]</strong></a>&raquo;. Pour Volpi, Bola&ntilde;o est le dernier &eacute;crivain &agrave; incarner une certaine id&eacute;e d&rsquo;ensemble dans les lettres latino-am&eacute;ricaines, au del&agrave; des fronti&egrave;res nationales de chaque pays, car il con&ccedil;oit sa litt&eacute;rature comme une recherche sur les origines et les devenirs des personnages nomades qui parcourent sans cesse cette terre latino-am&eacute;ricaine. Ces deux postures &agrave; propos de l&rsquo;&oelig;uvre de Bola&ntilde;o, celle de Vila-Matas et celle de Volpi, invitent &agrave; se demander ce qu&rsquo;est un &eacute;crivain latino-am&eacute;ricain<a href="#bnote11" name="note11"><strong>[11]</strong></a>.</p> <p>Dans l&rsquo;&oelig;uvre de Roberto Bola&ntilde;o, on trouve des romans traitant de la violence politique (le Chili de la dictature de Pinochet dans <em>&Eacute;toile distante</em> et <em>Nocturne</em> du Chili; la r&eacute;pression contre les &eacute;tudiants au Mexique en 1968 dans <em>Amulet</em>; l&rsquo;extr&ecirc;me droite fran&ccedil;aise des ann&eacute;es trente dans <em>Monsieur Pain</em>) ou traitant d&rsquo;une violence inspir&eacute;e de faits divers: La piste de glace, Les d&eacute;tectives sauvages, Le policier des rates, Appels t&eacute;l&eacute;phoniques, etc. Bola&ntilde;o a d&ucirc; s&rsquo;exiler de fa&ccedil;on d&eacute;finitive d&egrave;s l&rsquo;&acirc;ge de 20 ans, &agrave; cause de la dictature de Pinochet. Ce &laquo;d&eacute;chirement&raquo; personnel restera &agrave; toujours en lui et sa litt&eacute;rature sera presque enti&egrave;rement marqu&eacute;e par le th&egrave;me de l&rsquo;exil<a href="#bnote12" name="note12"><strong>[12]</strong></a>.&nbsp;</p> <p>Bola&ntilde;o r&eacute;&eacute;labore l&rsquo;histoire &agrave; partir des &eacute;piphanies n&eacute;gatives pour faire face aux cauchemars du si&egrave;cle, notamment dans son roman <em>2666</em>. Il repr&eacute;sente le cas d&rsquo;un &eacute;crivain qui, justement, s&rsquo;oppose &agrave; cette &laquo;m&eacute;moire satur&eacute;e&raquo; des &eacute;v&egrave;nements r&eacute;cents de l&rsquo;Am&eacute;rique Latine, et fait appel &agrave; l&rsquo;imagination pour s&rsquo;approcher de l&rsquo;histoire des victimes et, surtout, de celle des meurtriers.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bola&ntilde;o et la litt&eacute;rature contemporaine</strong></span></p> <p><em>2666</em>, dernier roman de Bola&ntilde;o, inachev&eacute; et paru de fa&ccedil;on posthume, est consacr&eacute; &agrave; l&rsquo;exploration de certaines formes de violence au XXe si&egrave;cle: la r&eacute;volution russe, le nazisme, et finalement la violence suicidaire de fin de si&egrave;cle &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez. 2666 traverse tout ces &eacute;v&eacute;nements &agrave; travers la vie et l&rsquo;&oelig;uvre de l&rsquo;&eacute;crivain fictif allemand Benno von Archimboldi, n&eacute; Hans Reiter, qui parcourt le XXe si&egrave;cle: de la R&eacute;publique de Weimar jusqu&rsquo;&agrave; Ciudad Ju&aacute;rez. Suivant Georges Navet et Patrice Vermeren, on pourrait parler &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez d&rsquo;une nouvelle forme de violence, surnomm&eacute; &laquo;suicidaire&raquo;:&nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce que nous avons &eacute;voqu&eacute; sous le nom de violence suicidaire d&eacute;signe cette violence &agrave; la fois h&eacute;t&eacute;ro- et autodestructrice qui semble &eacute;chapper &agrave; toute rationalit&eacute;, comme si elle &eacute;tait une pure n&eacute;gativit&eacute; se retournant contre tout et finalement contre soi &ndash;un m&eacute;lange instable de rage et de jouissance &agrave; &ecirc;tre anti-humain en g&eacute;n&eacute;ral. On la rencontre dans certaines violences urbaines (pensons par exemple aux &eacute;meutes de Los Angeles, en 1993)<a href="#bnote13" name="note13"><strong>[13]</strong></a>.</span></p> <p>Or, dans son enqu&ecirc;te romanesque sur le r&eacute;el et la violence, Bola&ntilde;o a r&eacute;serv&eacute; une place exceptionnelle &agrave; la peinture comme voie parall&egrave;le d&rsquo;exploration des formes de repr&eacute;sentation de la violence. Les peintres Gustave Courbet et Georges Grosz occupent une place tr&egrave;s importante dans le roman 2666. On pourrait dire que la peinture fonctionne chez Bola&ntilde;o comme une v&eacute;ritable all&eacute;gorie des formes de violences. Voyons le cas de Courbet.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Peinture et violence dans <em>2666</em>: le cas Courbet</span></strong></p> <p>R&eacute;sumons d&rsquo;abord le sc&eacute;nario de cet extrait de <em>2666</em>: Boris Ansky, un &eacute;crivain juif et russe fictif cr&eacute;&eacute; par Bola&ntilde;o, &eacute;crit un journal intime dans lequel il raconte sa vie et d&eacute;crit le contexte et la vie quotidienne au moment des grandes purges stalinistes des ann&eacute;es 1930. Ansky parle surtout de l&rsquo;&eacute;crivain fictif sovi&eacute;tique, Ephra&iuml;m Ivanov, assassin&eacute; apparemment par ordre de Staline en 1938 &mdash;avec lequel il a &eacute;crit trois romans: <em>Le cr&eacute;puscule</em>, <em>Midi</em> et <em>L&rsquo;aube</em>. Ansky et Ivanov se lient d&rsquo;une grande amiti&eacute; et sont, comme le dit Bola&ntilde;o, &laquo;[c]omplices dans leurs impostures jusqu&rsquo;&agrave; la fin&raquo; (p.829). Mais Ansky est un dandy et Ivanov un pamphl&eacute;taire (c&rsquo;est un peu comme si Paul Val&eacute;ry avait &eacute;crit Les chiens de garde de Paul Nizan!). Ansky est l&rsquo;&eacute;crivain fant&ocirc;me d&rsquo;Ivanov. En signant les romans d&rsquo;Ansky, Ivanov devient un &eacute;crivain &laquo;s&eacute;rieux&raquo;. En &eacute;change, il introduit le jeune Ansky dans le r&eacute;seau du parti, dont il est un membre reconnu, et le prot&egrave;ge dans la mesure de son pouvoir. Tout se passe plus ou moins bien au d&eacute;but, jusqu&rsquo;&agrave; ce que, d&rsquo;apr&egrave;s Ansky, on juge les romans d&rsquo;Ivanov (dont Ansky est l&rsquo;auteur secret) &laquo;suspects&raquo;, selon l&rsquo;expression de Staline lui-m&ecirc;me. &nbsp;Apr&egrave;s l&rsquo;assassinat d&rsquo;Ivanov, Ansky se cache dans l&rsquo;Isba de sa famille &agrave; Kostekino (Crim&eacute;e) jusqu&rsquo;au Pogrom nazi en 1942, o&ugrave; il est assassin&eacute;. Quelques mois plus tard, Hans Reiter, jeune soldat allemand, d&eacute;couvre le cahier d&rsquo;Ansky dans une cachette derri&egrave;re la chemin&eacute;e de son Isba en 1943. Il s&rsquo;enferme dans l&rsquo;Isba et lit le cahier d&rsquo;Ansky pendant une saison, une saison en enfer. Il subit une m&eacute;tamorphose. &nbsp;</p> <p>Selon Bola&ntilde;o, Ansky est la force de Hans Reiter, c&rsquo;est-&agrave;-dire sa source d&rsquo;inspiration, et gr&acirc;ce &agrave; lui, Reiter deviendra plus tard Benno von Archimboldi, un c&eacute;l&egrave;bre &eacute;crivain allemand de l&rsquo;apr&egrave;s-guerre. Autrement dit, Reiter se fait &eacute;crivain par la peinture: il est boulevers&eacute; par les commentaires d&rsquo;Anski sur Giuseppe Arcimboldo et, plus marginalement, sur Courbet. Mais nous avons ici un paradoxe: Reiter se passionne pour Arcimboldo &agrave; partir des commentaires d&rsquo;Ansky, et non pas &agrave; partir des peintures en elles-m&ecirc;mes (pr&eacute;cisons que Reiter n&rsquo;a jamais visit&eacute; un mus&eacute;e, ni m&ecirc;me regard&eacute; un tableau dans un livre). Ansky voit dans la peinture d&rsquo;Arcimboldo, particuli&egrave;rement dans <em>Les quatre saisons, de la joie pure</em>. Mais il y voit aussi, dans deux autres tableaux &nbsp;(<em>Le cuisinier</em> et <em>Le juriste</em>), l&rsquo;horreur. Retenons donc que Reiter d&eacute;couvre la peinture &agrave; travers l&rsquo;&eacute;crivain Ansky. C&rsquo;est comme si l&rsquo;on &eacute;tait boulevers&eacute; seulement par les commentaires de Paul Claudel sur Johannes Vermeer sans avoir jamais entendu parler de Vermeer et sans jamais avoir vu une seule de ses peintures. Autrement dit, ce sont les impressions d&rsquo;Ansky sur la peinture d&rsquo;Arcimboldo qui ont fait de Reiter un &eacute;crivain: c&rsquo;est ainsi que Reiter devient Benno von Archimboldi.</p> <p>Apr&egrave;s l&rsquo;assassinat d&rsquo;Ivanov, outre ses r&eacute;f&eacute;rences &agrave; Arcimboldo, Ansky parle &eacute;galement de Courbet. La place qu&rsquo;occupe Courbet dans le cahier d&rsquo;Ansky est tr&egrave;s significative car c&rsquo;est &agrave; propos du ma&icirc;tre d&rsquo;Ornans qu&rsquo;Ansky fera une &eacute;bauche de comparaison entre le r&eacute;alisme de Courbet &mdash;qu&rsquo;il admire&mdash;, et le r&eacute;alisme socialiste &mdash;qu&rsquo;il subit et qui l&rsquo;&eacute;crase. Bola&ntilde;o fait dire &agrave; Ansky qu&rsquo;il consid&egrave;re Courbet &laquo;comme le paradigme de l&rsquo;artiste r&eacute;volutionnaire&raquo; (p.830): &laquo;[Ansky] se moque, par exemple, de la conception manich&eacute;enne que certains peintres sovi&eacute;tiques ont de Courbet&raquo;. (p.827) &nbsp;Pour Bola&ntilde;o, Courbet est &laquo;l&rsquo;artiste du tremblement constant&raquo; (p.832). Que repr&eacute;sente-elle donc, la figure de Courbet, dans les cahiers d&rsquo;Ansky? Voyons seulement le cas de <em>L&rsquo;Atelier du peintre</em> de Courbet et le rapport avec <em>2666</em>.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><em>L&rsquo;Atelier du peintre</em> de Courbet dans 2666</span></strong></p> <p>Quant &agrave; <em>L&rsquo;Atelier du peintre</em>, Ansky s&rsquo;int&eacute;resse seulement &agrave; Charles Baudelaire et &agrave; Pierre-Joseph Proudhon, qui figurent tous les deux dans la toile<a href="#bnote14" name="note14"><strong>[14]</strong></a>. Il situe Courbet au milieu de ses deux amis, l&rsquo;artiste et l&rsquo;homme politique. Il y a d&rsquo;abord le po&egrave;te: &laquo;Il parle de la silhouette de Baudelaire qui appara&icirc;t dans un coin du tableau lisant qui repr&eacute;sente la Po&eacute;sie. Il parle de l&rsquo;amiti&eacute; de Courbet avec Baudelaire&hellip;&raquo; (p.827). Apr&egrave;s, Ansky fait une comparaison tr&egrave;s &eacute;nigmatique entre les politiques et l&rsquo;art, &agrave; propos de Proudhon: &laquo;Ansky parle de Courbet (l&rsquo;artiste) avec Proudhon (le Politique) et il compare les opinions sens&eacute;es de ce dernier avec celles d&rsquo;une perdrix. Tout politique avec du pouvoir, est, en mati&egrave;re d&rsquo;art, pareil &agrave; une perdrix monstrueuse, gigantesque, capable d&rsquo;aplanir des montagnes avec ses petits sauts, tandis que tout politique sans pouvoir est comme un cur&eacute; de village, une perdrix aux dimensions normales<a href="#bnote15" name="note15"><strong>[15]</strong></a>&raquo; (p.827).&nbsp;</p> <p>Michael Fried voit un double paradoxe dans ces deux personnages: Baudelaire a toujours critiqu&eacute; vivement le r&eacute;alisme, et donc Courbet, en d&eacute;non&ccedil;ant chez lui un certain &laquo;mat&eacute;rialisme&raquo;<a href="#bnote16" name="note16"><strong>[16]</strong></a>. Par contre, Proudhon, qui a toujours appr&eacute;ci&eacute; un certain &laquo;mat&eacute;rialisme&raquo; chez Courbet, n&rsquo;a pas compris au fond quel &eacute;tait le &laquo;vrai&raquo; sens r&eacute;volutionnaire de Courbet.&nbsp;</p> <p>Dans <em>l&rsquo;Atelier du Peintre</em>, tandis que Baudelaire lit, Proudhon semble regarder l&rsquo;avenir. Courbet fait de l&rsquo;art et de la politique en m&ecirc;me temps parce que, pour lui, il n&rsquo;y a pas de gestes dits &laquo;artistiques&raquo; s&eacute;par&eacute;s des gestes dits &laquo;politiques&raquo;. Courbet ne fait pas de la politique seulement pendant la Commune. Il est un artiste engag&eacute; moins par les th&egrave;mes de ses tableaux (m&ecirc;me s&rsquo;il sont assez r&eacute;volutionnaires) que par la transformation du regard du peintre sur lui-m&ecirc;me, sur son &oelig;uvre et sur le spectateur. C&rsquo;est ce que Fried appelle la structure du regard chez Courbet. Autrement dit, et pour aller un peu vite, Courbet invente autant la figure du peintre-spectateur (bien que cela se soit vu avant, notamment dans <em>Les M&eacute;nines</em> de Velasquez) qu&rsquo;un nouveau type de spectateur. C&rsquo;est un peu le cas d&rsquo;Edgar Allan Poe, &eacute;voqu&eacute; par Jorge Luis Borges: Poe invente un nouveau type de lecteur, un lecteur moderne, un lecteur qui se m&eacute;fie des &laquo;apparences&raquo;<a href="#bnote17" name="note17"><strong>[17]</strong></a>.</p> <p>Proudhon, pour sa part, se concentre presque exclusivement sur les th&egrave;mes &agrave; traiter dans l&rsquo;art. Certes, il regarde vers l&rsquo;avenir, mais en quels termes?&nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Quant &agrave; nous socialistes r&eacute;volutionnaires, nous disons aux artistes comme aux litt&eacute;rateurs: notre id&eacute;al, c&rsquo;est le droit &agrave; la v&eacute;rit&eacute;. Si vous ne savez avec cela faire de l&rsquo;art et du style, arri&egrave;re! Nous n&rsquo;avons pas besoin de vous. Si vous &ecirc;tes au service des corrompus, des luxueux, des fain&eacute;ants, arri&egrave;re! Nous ne voulons pas de vos arts. Si l&rsquo;aristocratie, le pontificat et la majest&eacute; royale vous sont indispensables, arri&egrave;re toujours! Nous proscrivons votre art ainsi que vos personnes. L&rsquo;avenir est splendide devant nous&hellip; </span><a href="#bnote18" name="note18"><strong>[18]</strong></a></p> <p>Proudhon et Courbet &eacute;taient effectivement tr&egrave;s proches. Courbet admirait &eacute;norm&eacute;ment Proudhon et le philosophe encourageait le peintre &agrave; peindre le &laquo;r&eacute;el&raquo;, dans un sens assez diff&eacute;rent de Baudelaire. Les deux regardent vers l&rsquo;avenir, mais ils ne cherchent et ne voient peut-&ecirc;tre pas les m&ecirc;mes choses. C&rsquo;est peut-&ecirc;tre dans ce sens qu&rsquo;Ansky parle de la perdrix et de Proudhon. La perdrix ne regarde pas tr&egrave;s loin. Elle n&rsquo;est pas comme l&rsquo;aigle ou le faucon qui, eux, ont une vision excellente. En termes artistiques, Proudhon serait-il comparable &agrave; une perdrix?</p> <p>On sait que <em>L&rsquo;Atelier du peintre</em> est d&eacute;fini par la critique comme une sorte de manifeste du r&eacute;alisme de Courbet. Thomas Schlesser la d&eacute;finit dans ces termes: &laquo;l&rsquo;&oelig;uvre de Courbet est engag&eacute;e. En faveur du r&eacute;alisme d&rsquo;abord, dont elle se veut &agrave; la fois le bilan et le programme esth&eacute;tique&hellip; Mais cette &oelig;uvre (l&rsquo;Atelier) est &eacute;galement engag&eacute;e politiquement, socialement, en faveur d&rsquo;un monde nouveau<a href="#bnote19" name="note19"><strong>[19]</strong></a>&raquo;. Selon Bola&ntilde;o, Ansky consid&egrave;re Courbet &laquo;comme le paradigme de l&rsquo;artiste r&eacute;volutionnaire. Il se moque, par exemple de la conception manich&eacute;enne que certains peintres sovi&eacute;tiques ont de Courbet&raquo; (p.827). Il s&rsquo;agit de deux id&eacute;es diff&eacute;rentes. D&rsquo;une part, il y a la figure de Courbet comme h&eacute;ros r&eacute;volutionnaire ou comme artiste engag&eacute; et, d&rsquo;autre part, il y a le d&eacute;tournement du r&eacute;alisme de Courbet chez les r&eacute;alistes sovi&eacute;tiques des ann&eacute;es 1930. Toutes ces discussions permettent &agrave; Bola&ntilde;o de mieux d&eacute;finir ses propres id&eacute;es sur le politique et ce qu&rsquo;on appellera l&rsquo;impolitique.&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bola&ntilde;o et la critique litt&eacute;raire</strong></span></p> <p>Bola&ntilde;o s&rsquo;int&eacute;resse aussi dans <em>2666</em> &agrave; la figure du critique litt&eacute;raire comme personnage de fiction. Dans la premi&egrave;re partie du roman, les quatre personnages principaux, quatre critiques litt&eacute;raires &mdash;un Fran&ccedil;ais, un Espagnol, un Italien et une Anglaise&mdash;, essaient de lever le voile qui recouvre certains aspects de la vie de Benno von Archimboldi, un &eacute;crivain qui n&rsquo;est connu de personne:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le travail de Pelletier se focalisa sur l&rsquo;insularit&eacute;, sur la rupture qui semblait caract&eacute;riser la totalit&eacute; des livres d&rsquo;Archimboldi au regard de la tradition allemande, mais pas au regard d&rsquo;une certaine tradition europ&eacute;enne. Le travail de Espinoza, l&rsquo;un des plus s&eacute;duisants qu&rsquo;Espinoza ait jamais &eacute;crits, gravitait autour du myst&egrave;re qui voilait la silhouette d&rsquo;Archimboldi, dont pratiquement personne, pas m&ecirc;me son &eacute;diteur, ne savait rien : ses livres paraissaient sans photo sur le rabat ou en quatri&egrave;me de couverture ; ses donn&eacute;es bibliographiques &eacute;taient minimes (&eacute;crivain allemand n&eacute; en Prusse en 1920). (p. 28)</span></p> <p>Les m&eacute;thodes et les r&eacute;sultats des recherches des critiques litt&eacute;raires sur son &laquo;personnage&raquo;, c&rsquo;est-&agrave;-dire sur l&rsquo;&eacute;crivain Archimboldi, sont analys&eacute;s par Bola&ntilde;o pour mieux comprendre son propre r&ocirc;le en tant qu&rsquo;&eacute;crivain jug&eacute; par la critique a posteriori: l&rsquo;&eacute;crivain comme objet d&rsquo;&eacute;tude. L&rsquo;&eacute;crivain partage alors avec les critiques les m&ecirc;mes intentions: r&eacute;fl&eacute;chir sur le m&eacute;tier de l&acute;&eacute;criture et sur la m&eacute;thode, c&rsquo;est-&agrave;-dire sur le style.</p> <p>Bola&ntilde;o fait un exercice d&rsquo;anticipation litt&eacute;raire puisqu&rsquo;il va &agrave; la rencontre de la critique sur son propre terrain. Il r&eacute;fl&eacute;chit aux rapports entre litt&eacute;rature et critique litt&eacute;raire afin de s&rsquo;interroger sur les possibilit&eacute;s et les limites de la fiction une fois &eacute;tudi&eacute;e et expliqu&eacute;e par les critiques. Qu&rsquo;est-ce qu&rsquo;un critique croit savoir sur son objet d&rsquo;&eacute;tude? Pourquoi, &agrave; un moment donn&eacute;, un critique croit en savoir plus de l&rsquo;&oelig;uvre que l&rsquo;auteur lui-m&ecirc;me? Voyons un exemple. C&rsquo;est M. Bubis, l&rsquo;&eacute;diteur d&rsquo;Archimboldi, qui raconte la sc&egrave;ne:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&laquo;Qu&rsquo;en pensez vous d&rsquo;Archimboldi? r&eacute;p&eacute;ta Bubis.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le visage de Junge devint rouge comme le cr&eacute;puscule qui, derri&egrave;re la colline, montait, puis vert, comme les feuilles p&eacute;rennes des arbres du bois.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Hum, dit-il, hum, puis les yeux se tourn&egrave;rent vers la petite maison, comme s&rsquo;il attendait que de l&agrave; vienne l&rsquo;inspiration ou l&rsquo;&eacute;loquence, ou n&rsquo;importe quel type d&rsquo;aide. Pour &ecirc;tre franc avec vous, dit-il- puis: sinc&egrave;rement, mon opinion n&rsquo;est pas&hellip;puis, enfin: que puis-je vous dire?</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Quelque chose, dit Bubis, votre opinion en tant que lecteur, votre opinion en tant que critique.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Bien, dit Junge, je l&rsquo;ai lu, c&rsquo;est un fait.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Tous deux sourirent.&nbsp;</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Mais ajouta-t-il, je n&rsquo;ai pas l&rsquo;impression que c&rsquo;est un auteur&hellip;c&rsquo;est-&agrave;-dire, il est allemand, on ne peut pas le nier, sa prosodie est allemande, vulgaire mais allemande, ce que je veux dire, c&rsquo;est que j&rsquo;ai l&rsquo;impression que ce n&rsquo;est pas un &eacute;crivain europ&eacute;en.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Am&eacute;ricain, peut-&ecirc;tre? dit Bubis, qui &agrave; l&rsquo;&eacute;poque caressait l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;acheter les droits de trois romans de Faulkner.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Non, pas am&eacute;ricain non plus, plut&ocirc;t africain, dit Junge, et il se remit &agrave; faire des grimaces sous les branches des arbres. Plus exactement: asiatique, murmura le critique.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- De quelle partie de l&rsquo;Asie ? voulut savoir Bubis.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Comment je pourrais le savoir, dit Junge, indochinois, malais, il a l&rsquo;air persan dans ses meilleurs passages.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Ah, la litt&eacute;rature persane, dit Bubis, qui en r&eacute;alit&eacute; ne connaissait absolument rien &agrave; la litt&eacute;rature persane.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Malais, malais, dit Junge&hellip;</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce soir-l&agrave;&hellip;Bubis apprit &agrave; la baronne que le critique n&rsquo;aimait pas les livres d&rsquo;Archimboldi.&nbsp;</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- &Ccedil;a a de l&rsquo;importance? demanda la baronne qui, &agrave; sa mani&egrave;re, et en conservant toute son ind&eacute;pendance, aimait l&rsquo;&eacute;diteur et tenait en haute estime ses opinions.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- &Ccedil;a d&eacute;pend, dit Bubis en cale&ccedil;on, a c&ocirc;t&eacute; de la fen&ecirc;tre, tout en regardant l&rsquo;obscurit&eacute; ext&eacute;rieure par un interstice minuscule entre les rideaux. Pour nous, en r&eacute;alit&eacute;, &ccedil;a n&rsquo;a pas beaucoup d&rsquo;importance. Pour Archimboldi, en revanche, &ccedil;a en a beaucoup. (p.933)</span></p> <p>La question de la vulgarit&eacute; est une caract&eacute;ristique propos&eacute;e par plusieurs critiques au moment de d&eacute;finir la personnalit&eacute; et l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;Archimboldi. Mais, ce qui nous int&eacute;resse c&rsquo;est le fait de constater qu&rsquo;Archimboldi a, selon Junge, un style jug&eacute; comme extra-europ&eacute;en, voir extra-occidental. En tout cas, c&rsquo;est un style en dehors du canon. Cela est un aspect que les quatre critiques litt&eacute;raires de la premi&egrave;re partie du roman entrevoient seulement dans leurs r&ecirc;ves et leurs cauchemars.</p> <p>Bola&ntilde;o essaie dans <em>2666</em> d&rsquo;anticiper la r&eacute;ception de la critique &agrave; sa propre &oelig;uvre. On se demande toutefois quelles sont les strat&eacute;gies narratives de Bola&ntilde;o pour contourner et &laquo;tromper&raquo; la critique, et comment l&rsquo;&eacute;crivain reconfigure la figure du critique &agrave; travers ses propres fictions. Ce sont les questions que pose Bola&ntilde;o &agrave; plusieurs reprises. Comme on l&rsquo;a d&eacute;j&agrave; montr&eacute;, pour lui, les critiques ne pouvaient pas &laquo;rire ou se d&eacute;primer&raquo; (p.43) avec l&rsquo;auteur, avec Archimboldi. Bola&ntilde;o se demande quel type de relation se construit entre les auteurs et les critiques. Il se demande, dans le cas de Grosz par exemple, quelle est la d&eacute;finition d&rsquo;une &oelig;uvre originale et les rapports entre celle-ci et les copies:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Mme Bubis se posait la question de savoir jusqu&rsquo;au quel point quelqu&rsquo;un peut conna&icirc;tre l&rsquo;&oelig;uvre de quelqu&rsquo;un d&rsquo;autre. Par exemple, moi, l&rsquo;&oelig;uvre de Grosz me passionne, dit-elle en d&eacute;signant les dessins de Grosz accroch&eacute;s au mur, mais est-ce que je connais r&eacute;ellement son &oelig;uvre? Ses histoires me font rire, &agrave; certaines moments je crois que Grosz les a dessin&eacute;es pour que je rie, &agrave; certaines occasions le rire se transforme en &eacute;clat de rire, et les &eacute;clats de rire en cris de fou rire, mais j&rsquo;ai rencontr&eacute; une fois un critique d&rsquo;art qui aimait Grosz, &eacute;videmment, et qui pourtant sombrait dans la d&eacute;pressions lorsqu&rsquo;il assistait &agrave; une r&eacute;trospective de son &oelig;uvre, ou lorsque pour des raisons professionnelles, il devait &eacute;tudier un tableau ou un dessin. Et ces d&eacute;pressions ou ces p&eacute;riodes de tristesse duraient habituellement des semaines. Ce critique d&rsquo;art &eacute;tait un ami &agrave; moi, mais jamais nous n&rsquo;avions abord&eacute; le sujet de Grosz. Une fois cependant je ai dit ce qui m&rsquo;arrivait. Au d&eacute;but il ne voulait pas le croire. Ensuite il s&rsquo;est mis &agrave; remuer la t&ecirc;te d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; &agrave; l&rsquo;autre. Puis il m&rsquo;a regard&eacute; de haut en bas comme s&rsquo;il ne me connaissait pas. J&rsquo;ai pens&eacute; qu&rsquo;il &eacute;tait devenu fou. Il a cess&eacute; toute relation amicale avec moi pour toujours. Il n&rsquo;ya pas tr&egrave;s longtemps on m&rsquo;a racont&eacute; qu&rsquo;il dit encore que je ne sais rien sur Grosz et que mon go&ucirc;t esth&eacute;tique ressemble &agrave; celui d&rsquo;une vache. Bon, en ce qui me concerne, il peut dire ce qu&rsquo;il veut. Moi je ris avec Grosz, lui, Grosz, le d&eacute;prime, mais qui conna&icirc;t Grosz r&eacute;ellement? &nbsp;Imaginons, dit Mme Bubis, qu&rsquo;&agrave; cet instant pr&eacute;cis on frappe &agrave; la porte et qu&rsquo;apparaisse mon vieil ami le critique d&rsquo;art. Il s&rsquo;assoit ici, sur le sofa, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi, et l&rsquo;un des vous sort un dessin non sign&eacute;, nous assure qu&rsquo;il est de Grosz et qu&rsquo;il d&eacute;sire le vendre. Je regarde le dessin et souris, puis je sors mon ch&eacute;quier et je l&rsquo;ach&egrave;te. Le critique d&rsquo;art regarde le dessin et n&rsquo;est pas deprim&eacute;, il essai de me faire reconsid&eacute;rer l&rsquo;affaire. Pour lui ce n&rsquo;est pas un dessin de Grosz. Pour moi c&rsquo;est un dessin de Grosz. Lequel des deux a raison? Ou prenons l&rsquo;histoire d&rsquo;une autre mani&egrave;re. Vous, dit Mme Bubis en montrant Espinoza, vous sortez un dessin non sign&eacute; et dites qu&rsquo;il est de Grosz, et vous essayez de le vendre. Je ne ris pas, je l&rsquo;observe froidement, appr&eacute;cie le trait, la fermet&eacute;, la satire, mais rien dans le dessin ne suscite mon plaisir. Le critique d&rsquo;art l&rsquo;observe minutieusement et, comme c&rsquo;est normal chez lui, il est d&eacute;prim&eacute; et s&eacute;ance tenante fait une offre, une offre qui exc&egrave;de ses &eacute;conomies et qui, si elle est accept&eacute;e, le plongera dans de longues soir&eacute;es de m&eacute;lancolie. J&rsquo;essaie de le dissuader. Je luis dis que le dessin me para&icirc;t douteux parce qu&rsquo;il ne me fait pas rire. Le critique me r&eacute;pond qu&rsquo;il &eacute;tait temps que je vois l&rsquo;&oelig;uvre de Grosz avec des yeux d&rsquo;adulte et il me f&eacute;licite. Lequel des deux a raison? (p.42)</span></p> <p>On pourrait dire n&eacute;anmoins que l&rsquo;appr&eacute;ciation artistique, bien entendu, ne peut reposer exclusivement sur les plaisir ou l&rsquo;&eacute;motion imm&eacute;diate que peut produire une &oelig;uvre. Bola&ntilde;o remet en question l&rsquo;influence du march&eacute; dans l&rsquo;art, c&rsquo;est-&agrave;-dire le fait que l&rsquo;institutionnalisation des chefs d&rsquo;&oelig;uvre ait plus d&rsquo;importance que sa r&eacute;ception. C&rsquo;est le cas des ventes aux ench&egrave;res d&rsquo;&oelig;uvres d&rsquo;art. Mais, d&rsquo;autre part, il faut constater que les options propos&eacute;es par Mme Bubis sont assez simplistes: ou bien on rit, ou bien on est d&eacute;prim&eacute;. Il semble n&eacute;cessaire d&rsquo;analyser ces id&eacute;es tout en tenant compte de l&rsquo;usage de l&rsquo;ironie chez Bola&ntilde;o. Et si l&rsquo;on posait la question de Bubis autrement? Au lieu de se demander qui a raison, si on se demandait plut&ocirc;t pourquoi l&rsquo;un ou l&rsquo;autre devait avoir plus raison que l&rsquo;autre et quelles seraient les conditions de possibilit&eacute; d&rsquo;un jugement esth&eacute;tique? Cette question nous fait penser au dernier film d&rsquo;Abbas Kiarostami, <em>Copie conforme</em> (2010): dans le film, un sp&eacute;cialiste de l&rsquo;art de la Renaissance est remis en question en tant qu&rsquo;homme face &agrave; ses propres id&eacute;es par sa femme, notamment dans une sc&egrave;ne &agrave; Florence durant laquelle ils discutent de la valeur d&rsquo;une &oelig;uvre originale face &agrave; une copie de celle-ci, et sur la r&eacute;ception de l&rsquo;&oelig;uvre par le public.</p> <p>Dans le cas de deux critiques litt&eacute;raires du roman, Pelletier et Espinoza, quoiqu&rsquo;il s&rsquo;agisse de chercheurs confirm&eacute;s et s&eacute;rieux dans leur m&eacute;tier, ils sont plus int&eacute;ress&eacute;s &agrave; &laquo;s&rsquo;occuper de sauvegarder l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;Archimboldi&raquo; (p.144). Ils agissent comme des gardiens du temple. Par contre, Norton et Morini, les deux autres critiques, ont un autre type de relation avec l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;Archimboldi. C&rsquo;est pour cela qu&rsquo;ils ne veulent pas poursuivre Archimboldi comme des paparazzis. Ainsi:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">pour le dire en un mot et de mani&egrave;re brutale, Pelletier et Espinoza, tout en se promenant dans Sankt Pauli, prirent conscience que la qu&ecirc;te d&rsquo;Archimboldi ne pouvait jamais emplir leurs vies. Ils pouvaient le lire, ils pouvaient l&rsquo;&eacute;tudier, ils pouvaient le triturer, mais ils ne pouvaient pas s&rsquo;&eacute;crouler de rire avec lui, ni sombrer dans la d&eacute;prime avec lui, en partie parce que Archimboldi &eacute;tait toujours loin, en partie parce que son &oelig;uvre, &agrave; mesure qu&rsquo;on s&rsquo;y enfon&ccedil;ait, d&eacute;vorait ses explorateurs. Pour le dire en un mot: Pelletier et Espinoza comprirent &agrave; Sankt Pauli, et ensuite dans l&rsquo;appartement de Mme Bubis d&eacute;cor&eacute; des photographies du d&eacute;funt M. Bubis et de ses &eacute;crivains, qu&rsquo;ils voulaient faire l&rsquo;amour et non la guerre. (p.44)</span></p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bola&ntilde;o pour une litt&eacute;rature impolitique</strong></span></p> <p>Tout au long de <em>2666</em>, Bola&ntilde;o reconfigure les rapports entre critiques et &eacute;crivains &agrave; travers un nouveau regard sur le critique et sur son influence sur les lecteurs. Pour l&rsquo;&eacute;crivain chilien, rien n&rsquo;&eacute;chappe vraiment &agrave; la fiction, m&ecirc;me pas les analyses les plus &laquo;objectives&raquo; des critiques. Chez Bola&ntilde;o, on retrouve une nouvelle approche de la fiction, qu&rsquo;il faudra &eacute;tudier davantage. &nbsp;</p> <p>On lit <em>2666</em> comme une enqu&ecirc;te critique sur le contemporain, comme le dit le philosophe Italien Roberto Esposito. On se demande aussi quel horizon il peut y avoir pour une pens&eacute;e de l&rsquo;&eacute;mancipation dans ce contexte suicidaire<a href="#bnote20" name="note20"><strong>[20]</strong></a>. Ce qui est surtout int&eacute;ressant pour nous est d&rsquo;interroger ces deux sc&eacute;narios &agrave; travers le concept de l&rsquo;impolitique. C&rsquo;est-&agrave;-dire, l&rsquo;impolitique comme ce qui semble &ecirc;tre impropre au politique et difficile d&rsquo;aborder du point de vue politique. Pour Esposito, &laquo;l&rsquo;impolitique est une cat&eacute;gorie, mieux une perspective&hellip; (un horizon cat&eacute;goriel) essentiellement n&eacute;gative, critique et n&eacute;cessairement li&eacute;e &agrave; cette n&eacute;gativit&eacute;, &agrave; son inexprimabilit&eacute; positive, sous peine de renversement dans son propre oppos&eacute;e, c&rsquo;est-&agrave;-dire, dans les cat&eacute;gories du politique&hellip; on peut parler toujours &agrave; partir de ce qu&rsquo;elle ne repr&eacute;sente pas<a href="#bnote21" name="note21"><strong>[21]</strong></a>&raquo;. C&rsquo;est par ailleurs dans cette perspective aussi que Jean Luc Nancy parle de &laquo;la litt&eacute;rature en limite du politique<a href="#bnote22" name="note22"><strong>[22]</strong></a>&raquo;.</p> <p>D&egrave;s son premier roman, <em>Litt&eacute;rature nazie en Am&eacute;rique</em>, Bola&ntilde;o nous livre une sorte de feuille de route de sa litt&eacute;rature &agrave; venir: une litt&eacute;rature mineure toujours en d&eacute;placement. Une litt&eacute;rature d&eacute;finie par son go&ucirc;t pour les d&eacute;tails et les rencontres inou&iuml;es et <em>a priori </em>insignifiantes. Il s&rsquo;inspire notamment de Georges Perec:&nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">on a tendance &agrave; revenir sur ses pas, on a peur de se perdre, on se limite volontiers aux seuls grands axes; mais avec un minimum d&rsquo;exp&eacute;rience et d&rsquo;esprit d&rsquo;initiative, il est n&eacute;anmoins relativement facile de se laisser aller au petit bonheur; il suffit en somme de marcher un peu le nez en l&rsquo;air, de se laisser tenter par une all&eacute;e plant&eacute;e d&rsquo;arbres, une statue &eacute;questre, un magasin &agrave; la vitrine lointainement all&eacute;chante, un attroupement, l&rsquo;enseigne d&rsquo;un pub, un autobus qui passe&hellip; <a href="#bnote23" name="note23"><strong>[23]</strong></a></span></p> <p>Il y a un souci de l&rsquo;infra-ordinaire chez Bola&ntilde;o, ce qui par ailleurs caract&eacute;risera l&rsquo;&oelig;uvre de Bola&ntilde;o par la suite (voir par exemple <em>La piste de glace </em>ou <em>Monsieur Pain</em>).&nbsp;</p> <p>D&rsquo;autre part, Bola&ntilde;o est, pour nous, un autopsiste du XXe si&egrave;cle: son but est de comprendre les rationalit&eacute;s qui sont derri&egrave;re les diff&eacute;rents types de violence. Dans toute son &oelig;uvre, de ses premiers romans (<em>La litt&eacute;rature nazie en Am&eacute;rique</em><a href="#bnote24" name="note24"><strong>[24]</strong></a>) jusqu&rsquo;&agrave; <em>2666</em>, Bola&ntilde;o s&rsquo;est toujours demand&eacute; non pas quelle est l&rsquo;origine du mal, mais bien plut&ocirc;t comment fonctionnent les dispositifs de la violence.&nbsp;</p> <p>Le but de la litt&eacute;rature chez Bola&ntilde;o est de s&rsquo;interroger sur les conditions de possibilit&eacute; des violences. Bola&ntilde;o se demande &agrave; plusieurs reprises: Comment r&eacute;agit un individu quelconque face &agrave; la violence? Parfois, il est un r&eacute;sistant, m&ecirc;me sans le vouloir (Auxilio dans <em>Amulet</em>), parfois il est un traitre (Wieder dans <em>&Eacute;toile distante</em>), parfois il est un &laquo;courtisan&raquo; (le pr&ecirc;tre j&eacute;suite dans <em>Nocturne du Chili</em>). &Agrave; rebours d&rsquo;une litt&eacute;rature de plus en plus attach&eacute; au politiquement correct, l&rsquo;&eacute;criture de Bola&ntilde;o d&eacute;range parce qu&rsquo;elle se veut avant tout &laquo;visc&eacute;raliste<a href="#bnote25" name="note25"><strong>[25]</strong></a>&raquo;. Bola&ntilde;o traite le r&eacute;el en autopsiste et non pas en th&eacute;rapeute<a href="#bnote26" name="note26"><strong>[26]</strong></a>. Il y a chez Bola&ntilde;o une autopsie du r&eacute;el et non pas une th&eacute;rapeutique.&nbsp;</p> <p><em>2666</em> est un grand roman du XXe si&egrave;cle par ses th&egrave;mes, et c&rsquo;est aussi un roman qui inaugure le XXIe si&egrave;cle par sa m&eacute;thode, par la fa&ccedil;on par laquelle Bola&ntilde;o traite le &laquo;r&eacute;el&raquo;. Bola&ntilde;o construit une &laquo;philosophie litt&eacute;raire&raquo;, comme l&rsquo;&eacute;crit Macherey, qui d&eacute;passe les cadres d&rsquo;analyse propres &agrave; un &eacute;crivain latino-am&eacute;ricain du XXe si&egrave;cle. C&rsquo;est pour cela qu&rsquo;il est si proche de Borges<a href="#bnote27" name="note27"><strong>[27]</strong></a>. Mais Borges, tout en &eacute;tant un &eacute;crivain n&eacute; au XIXe si&egrave;cle, a &eacute;t&eacute; aussi &agrave; part enti&egrave;re un &eacute;crivain du XXe si&egrave;cle par sa m&eacute;thode (notamment &agrave; partir de Fictions (1940) o&ugrave; l&rsquo;on trouve &laquo;Pierre M&eacute;nard&raquo;, &laquo;Funes&raquo;, &laquo;Tlon&raquo; etc.). L&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t &eacute;veill&eacute; par Borges dans le milieu philosophique en France d&egrave;s les ann&eacute;es 1950 avec Caillois et ensuite chez Foucault, Deleuze, Derrida, Blanchot, Ranci&egrave;re, est tr&egrave;s connu, mais il ne faut pas oublier que Borges est n&eacute; dans un sous-continent o&ugrave; l&rsquo;on disait (Groussac) qu&rsquo;&laquo;&ecirc;tre connu comme &eacute;crivain en Am&eacute;rique du Sud n&rsquo;est pas &ecirc;tre connu point&raquo;. Tout cela pour dire que m&ecirc;me Borges, aujourd&rsquo;hui appr&eacute;ci&eacute; partout, a d&ucirc; attendre plusieurs d&eacute;cennies pour &ecirc;tre &laquo;d&eacute;couvert&raquo; par les philosophes. Notre but n&eacute;anmoins n&rsquo;est pas bien s&ucirc;r de &laquo;d&eacute;couvrir&raquo; Bola&ntilde;o par la philosophie, mais seulement de penser avec lui le si&egrave;cle pass&eacute; et le si&egrave;cle &agrave; venir. Il nous semble que Bola&ntilde;o est en cela, et &agrave; sa mani&egrave;re, un &laquo;disciple&raquo; de Borges.&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><a href="#note1" name="bnote1">1</a> Pierre Macherey, <em>&Agrave; quoi pense la litt&eacute;rature?</em>, PUF, Paris, 1990, p.8.<br /> <a href="#note2" name="bnote2">2</a> <em>Ibid</em>., p.11.<br /> <a href="#note3" name="bnote3">3</a> Jacques Ranci&egrave;re,<em> Et tant pis pour les gens fatigu&eacute;s</em>, Paris, Amsterdam, 2009, p.482.<br /> <a href="#note4" name="bnote4">4</a> Claude Lefort, <em>Un homme en trop : r&eacute;flexions sur &laquo; L&rsquo;archipel du Goulag &raquo;</em>, Paris, Seuil, 1976.<br /> <a href="#note5" name="bnote5">5</a> Miguel Abensour, &laquo; Le rouge et le noir &agrave; l&rsquo;ombre de 1789? &raquo;, dans <em>Critique de la Politique autour de Miguel Abensour</em>, Paris, Unesco, 2006.<br /> <a href="#note6" name="bnote6">6</a> Il s&rsquo;agit d&rsquo;un ensemble de crimes commis contre des femmes dans la ville fictive de Santa Teresa, inspir&eacute;e de Ciudad Ju&aacute;rez au Mexique, la ville la plus violente du monde: 119 assassinat par 100 000 habitants. Bien qu&rsquo;il y ait de plus en plus de meurtres li&eacute;s au trafic de drogues &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez, la violence envers les femmes y demeure tr&egrave;s &laquo;singuli&egrave;re&raquo;, presque toujours d&eacute;velopp&eacute;e comme un rituel. Il y a surtout une mani&egrave;re assez frappante d&rsquo;exercer une violence sexuelle. Il y a eu pr&egrave;s de 500 victimes entre 1993 et 2003, l&rsquo;ann&eacute;e de l&rsquo;ach&egrave;vement du roman. Les crimes se poursuivent encore aujourd&rsquo;hui. Pr&eacute;cisons que le cadavre retrouv&eacute; en 1993 n&rsquo;est pas le premier de cette s&eacute;rie de crimes, mais seulement le premier pr&eacute;sent&eacute; par la presse comme fait divers.<br /> <a href="#note7" name="bnote7">7</a> &laquo;Bataille &mdash;penseur par excellence de l&rsquo;impossible&mdash; aura bien compris qu&rsquo;il fallait parler des camps comme du possible m&ecirc;me, le &lsquo;possible d&rsquo;Auschwitz&rsquo;, comme il &eacute;crit exactement&raquo;. Georges Didi-Huberman, <em>Images malgr&eacute; tout</em>, Paris, Minuit, 2003, p.42.<br /> <a href="#note8" name="bnote8">8</a> Bola&ntilde;o, &laquo;La litt&eacute;rature et l&rsquo;exil&raquo; (in&eacute;dit en fran&ccedil;ais), publi&eacute; dans <em>Entre par&eacute;ntesis</em>, Barcelona, Anagrama, 2003. (Je traduis.)<br /> <a href="#note9" name="bnote9">9</a> Propos recueillis dans Edmundo Paz Sold&aacute;n et Gustavo Faver&oacute;n Patriau, <em>Bola&ntilde;o salvaje</em>, Barcelone, Editorial Candaya, 2008.<br /> <a href="#note10" name="bnote10">10</a> Andr&eacute;s G&oacute;mez Bravo, &laquo;Jorge Volpi: &ldquo;Roberto Bola&ntilde;o fue el ultimo escritor latinoamericano&rdquo;&raquo;, latercera.com, [en ligne]. <a href="http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml" title="http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml">http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml</a>. (Page en ligne depuis le 26 f&eacute;vrier 2010 et consult&eacute;e le 4 juin 2010).<br /> <a href="#note11" name="bnote11">11</a> Voir aussi un article d&rsquo;Horacio Castellanos Moya &agrave; propos de &nbsp;Bola&ntilde;o: Horacio Castellanos Moya, &laquo;Sobre el mito Bola&ntilde;o&raquo;, lanacion.com, [en ligne]. <a href="http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451" title="http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451">http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451</a>. (Page en ligne depuis le 19 septembre 2009 et consult&eacute;e le 15 novembre 2009).<br /> <a href="#note12" name="bnote12">12</a> &Agrave; ce sujet voir surtout le po&egrave;te p&eacute;ruvien C&eacute;sar Vallejo comme personnage dans <em>Monsieur Pain</em> et la &laquo;m&egrave;re des po&egrave;tes mexicains&raquo;, l&rsquo;uruguayenne Auxilio Lacouture, dans <em>Amulet</em>, entre autres.<br /> <a href="#note13" name="bnote13">13</a> Georges Navet et Patrice Vermeren, &laquo; Th&eacute;ories de la violence, politiques de la m&eacute;moire et sujets de la d&eacute;mocratie &raquo;, <em>Topique </em>2003/2, n&deg; 83, p.47.<br /> <a href="#note14" name="bnote14">14</a> On pourrait faire toute une th&egrave;se sur ce tableau et notamment autour de Courbet-Baudelaire-Proudhon. Disons au passage qu&rsquo;elle a d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; faite par Fr&eacute;d&eacute;rique Desbuissons: &laquo;Peu de toiles ont &eacute;t&eacute; plus comment&eacute;es et d&eacute;cortiqu&eacute;es que <em>L&rsquo;Atelier</em>. Une th&egrave;se de l&rsquo;historienne de l&rsquo;art Fr&eacute;d&eacute;rique Desbuissons est d&rsquo;ailleurs consacr&eacute;e &agrave; cet incroyable flot d&rsquo;interpr&eacute;tations qui continue aujourd&rsquo;hui encore&raquo;, Thomas Schlesser, <em>Courbet, un peintre &agrave; contre temps</em>, Paris, Ed. Scala, 2007, p.32. Le titre de la th&egrave;se de Desbuissons est: &laquo;&Eacute;nigme et interpr&eacute;tations: <em>L&rsquo;Atelier du peintre </em>de Gustave Courbet, histoire d&rsquo;une &oelig;uvre inachev&eacute;e&raquo; (sous la direction de M. Gilbert Lascault).<br /> <a href="#note15" name="bnote15">15</a> Chez Bola&ntilde;o on trouve toujours une fascination pour les comparaisons entre les hommes et les animaux. Ce th&egrave;me est trait&eacute; dans toute son &oelig;uvre. Le rat a une place du premier ordre chez Bola&ntilde;o.<br /> <a href="#note16" name="bnote16">16</a> Michael Fried, <em>Le r&eacute;alisme de Courbet</em>, Paris, Gallimard, 1993.<br /> <a href="#note17" name="bnote17">17</a> &laquo;Hay un tipo de lector actual, el lector de ficciones policiales. Estae lector ha sido &mdash;ese lector se encuentra en todos los pa&iacute;ses del mundo y se cuenta por milloes- engendrado por Edgar Allan Poe&raquo;, Borges, <em>El cuento policial, en Pr&oacute;logo a Seis Problemas para Isidro Parodi</em>, Barcelona, Ed Bruguera, 1982.<br /> <a href="#note18" name="bnote18">18</a> Proudhon, <em>Du principe de l&rsquo;art et de sa destination sociale</em>, Gen&egrave;ve-Paris, Slatkine, 1982, p.280.<br /> <a href="#note19" name="bnote19">19</a> Thomas Schlesser, <em>Courbet, un peintre &agrave; contre temps</em>, Paris, Scala, 2007, p.32.<br /> <a href="#note20" name="bnote20">20</a> Quelle est la figure de la femme construite par les bourreaux? Quel rapport y a t il entre langage et passage &agrave; l&rsquo;acte (fa&ccedil;ons de torturer et de tuer en 2666)?<br /> <a href="#note21" name="bnote21">21</a> Roberto Esposito, &laquo;Perspectives de l&rsquo;impolitique&raquo;, <em>Revue Tumultes</em>, no 8, Apolitismes, 1996, p.60.<br /> <a href="#note22" name="bnote22">22</a> Voir Jean Luc Nancy, &laquo;Autour de la notion de communaut&eacute; litt&eacute;raire&raquo;, <em>Revue Tumultes</em>, no 6, mai 1995, p.15.<br /> <a href="#note23" name="bnote23">23</a> Georges Perec,<em> L&rsquo;infra ordinaire</em>, Paris, Seuil, 1989, p. 82.<br /> <a href="#note24" name="bnote24">24</a> Dans <em>La litt&eacute;rature nazie en Am&eacute;rique</em> (1993), on trouve tous les th&egrave;mes et contextes trait&eacute;s par Bola&ntilde;o par la suite.<br /> <a href="#note25" name="bnote25">25</a> Le r&eacute;el-visceralisme ou infra-rr&eacute;alisme est le mouvement cr&eacute;e par Bola&ntilde;o au Mexique dans les ann&eacute;es 1970. Voir surtout <em>Les d&eacute;tectives sauvages</em>, <em>L&rsquo;universit&eacute; inconnue </em>(po&egrave;mes de Bola&ntilde;o) et les po&egrave;mes de Mario Santiago (Ulises Lima dans <em>Les d&eacute;tectives sauvages</em>).<br /> <a href="#note26" name="bnote26">26</a> Dans cette perspective, on pourrait placer Bola&ntilde;o &agrave; c&ocirc;t&eacute; de Thomas Bernhard ou David Lynch.<br /> <a href="#note27" name="bnote27">27</a> Dans &laquo;Conseils pour &eacute;crire un conte&raquo;, Bola&ntilde;o d&eacute;clare que sa r&eacute;f&eacute;rence la plus importante est Borges: &laquo;Il faut lire et relire Borges, encore une fois&raquo;, dans <em>Entre Par&eacute;ntesis</em>, Barcelona, Anagrama, 2003.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/litterature-impolitique-0#comments BATAILLE, Georges BAUDELAIRE, Charles BOLAÑO, Roberto BORGES, Jorge Luis BRAVO, Andrés Gomez Chili Crime DESBUISSONS, Frédérique ESPOSITO, Roberto Fait divers Histoire Imaginaire de la fin Justice LACOUTURE, Auxilio LEFORT, Claude MACHEREY, Pierre MOYA, Horacio Castellanos Politique PROUDHON, Pierre-Joseph Représentation REVERDY, Pierre Roman policier SCHLESSER, Thomas VALLEJO, César VILAS-MATAS, Enrique Violence Roman Wed, 12 Jan 2011 14:30:59 +0000 Alberto Bejarano 305 at http://salondouble.contemporain.info Symphonie sans vuvuzela http://salondouble.contemporain.info/lecture/symphonie-sans-vuvuzela <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/groulez-raphael">Groulez, Raphaël</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/journal-dune-annee-noire">Journal d&#039;une année noire</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></div> <div class="rteright rteindent2"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Mon bureau est au deuxi&egrave;me &eacute;tage; il est tourn&eacute; vers l'ouest, <br /> et surplombe une vall&eacute;e de pierres sur laquelle des hauts pins <br /> jettent leur ombre. J'&eacute;cris sur une table face &agrave; un mur blanc. </span><br /> J.M Coetzee, interview avec Didier Jacob.</div> <p> &Eacute;voquer l&rsquo;Afrique du Sud sans lui accoler la Coupe du Monde; faire dialoguer les g&eacute;n&eacute;rations sans discuter du mode de financement des retraites: de la science-fiction? Pas tout &agrave; fait. Prix Nobel de litt&eacute;rature en 2003, J.M. Coetzee, originaire du Cap, a souvent laiss&eacute; le pass&eacute; planer sur ses personnages. Au-del&agrave; de la vision id&eacute;alis&eacute;e d&rsquo;une &laquo;nouvelle Afrique du Sud&raquo; multiraciale, le romancier s&rsquo;int&eacute;resse &agrave; la d&eacute;stabilisation sociale engendr&eacute;e par cette &eacute;volution radicale. En d&eacute;truisant une &laquo;construction sociale de la r&eacute;alit&eacute;&raquo;, l&rsquo;abolition de l&rsquo;apartheid a substitu&eacute; une fracture sociale, interg&eacute;n&eacute;rationnelle (avant et apr&egrave;s apartheid), &agrave; une fracture raciale. La recr&eacute;ation d&rsquo;un monde commun, fruit d&rsquo;une n&eacute;gociation entre g&eacute;n&eacute;rations cliv&eacute;es, est-elle envisageable? Comment s&rsquo;all&eacute;ger du poids de la culpabilit&eacute;, re&ccedil;ue en h&eacute;ritage? </p> <p>Autrement dit, le dialogue peut-il &ecirc;tre r&eacute;tabli, d&eacute;passant les tensions et la tentation du mutisme? L&agrave; o&ugrave; la parole est en jeu, le romancier entre en sc&egrave;ne et donne vie &agrave; l&rsquo;enjeu sociologique. L&rsquo;apartheid ronge les romans de Coetzee. S&rsquo;il n&rsquo;est pas toujours mentionn&eacute;, les effets de son abolition semblent sans cesse interrog&eacute;s. Notamment &agrave; travers ces &laquo;microtensions&raquo; qui parcourent les relations entre personnages: quels que soient leur nom, leur situation, les interactions font souvent penser &agrave; ces &laquo;histoires d&rsquo;anthropophages&raquo; qu&rsquo;&eacute;voque, inqui&egrave;te, la narratrice d&rsquo;un des <em>Tropismes</em> de Nathalie Sarraute<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>. D&eacute;vorer l&rsquo;autre pour survivre, ou l&rsquo;ignorer. Le conflit ou le silence. C&rsquo;est le dilemme que mettent en sc&egrave;ne, entre autres, <em>Foe</em><a href="#Note2a"><strong>[2]</strong></a> et <em>Disgr&acirc;ce</em><a href="#Note3a" name="Note3"><strong>[3]</strong></a>. Dans le premier, r&eacute;&eacute;criture du <em>Robinson Cruso&eacute;</em> de Defoe, Coetzee invente un t&eacute;moin f&eacute;minin, voix de l&rsquo;&icirc;le apr&egrave;s la mort de Robinson, dont le r&eacute;cit et l&rsquo;identit&eacute;&nbsp;sont progressivement absorb&eacute;s par l&rsquo;imagination du romancier auquel elle se confie. Quant &agrave; <em>Disgr&acirc;ce</em>, il met en sc&egrave;ne, dans l&rsquo;Afrique du Sud post-apartheid, le dialogue impossible entre un professeur d&eacute;chu, accus&eacute; d&rsquo;abus d&rsquo;autorit&eacute; envers une de ses &eacute;l&egrave;ves, et sa fille, victime d&rsquo;un viol et de son irr&eacute;pressible sentiment de culpabilit&eacute;. Viol&eacute;e par des Noirs, elle l&rsquo;interpr&egrave;te comme un &laquo;tribut&raquo; historique &agrave; payer. </p> <p>Noirs: les romans de Coetzee le sont, intens&eacute;ment. Aussi le titre de son dernier roman, <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em>, traduit aux &Eacute;ditions du Seuil en 2008, ne surprend-il pas. Il semble expliciter les antagonismes que ses livres pr&eacute;c&eacute;dents exploraient. Le singulier du titre est trompeur. &Agrave; chaque page du &laquo;journal&raquo;, trois narrations se distinguent, s&eacute;par&eacute;es d&rsquo;un trait: des essais &eacute;crits par un professeur &agrave; la retraite (JC, surnomm&eacute; <em>Se&ntilde;or</em> C); le r&eacute;cit que celui-ci fait de sa vie; puis, apr&egrave;s quelques pages, la voix de sa jeune voisine, Anya, qu&rsquo;il engage comme dactylo pour lui dicter ses &laquo;Opinions tranch&eacute;es<a name="Note4" href="#Note4a"><strong>[4]</strong></a>&raquo;. Ces trois types de narration semblent s&rsquo;entre-d&eacute;vorer, rivalisant pour accaparer l&rsquo;attention du lecteur, tiraill&eacute; entre les points de vue. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un livre ouvert </strong></span></p> <p>Impossible de lire ce <em>Journal</em> de mani&egrave;re traditionnelle. On parcourt difficilement chaque page d&rsquo;une traite: les trois voix se succ&egrave;deraient trop brusquement, dans une discontinuit&eacute; cacophonique qui rappellerait certaines pages de <em>Belle du Seigneur</em><a name="Note5" href="#Note5a"><strong>[5]</strong></a>. Mais il est p&eacute;rilleux de se focaliser sur une des trois narrations, de la mener &agrave; son terme avant d&rsquo;en commencer une autre: les lignes ignor&eacute;es attirent l&rsquo;&oelig;il et attisent la curiosit&eacute;. On se lance donc dans un bricolage lectoral, tout en allers-retours, joyeusement d&eacute;sordonn&eacute;, sans rep&egrave;res tangibles&mdash; car le d&eacute;coupage en chapitres ne correspond qu&rsquo;aux pens&eacute;es du vieux, les deux autres r&eacute;cits ne s&rsquo;interrompant jamais. Selon son rythme, selon sa curiosit&eacute;, chaque lecteur approfondit l&rsquo;un des r&eacute;cits, distance les autres, s&rsquo;arr&ecirc;te, fait marche arri&egrave;re, change de point de vue, jusqu&rsquo;&agrave; d&eacute;passer le premier, <em>ad lib</em>, dans une symphonie qui lui est propre. Ce rythme de lecture est &agrave; la fois jubilatoire et &eacute;reintant. Comme l&rsquo;exprime la dactylo dans son r&eacute;cit, &laquo;c&rsquo;est difficile de trouver le ton quand le sujet change &agrave; tout bout de champ&raquo;. Mais, finalement, &laquo;c&rsquo;est plut&ocirc;t ing&eacute;nieux, quand on y r&eacute;fl&eacute;chit, [ce] mode de fonctionnement dans les deux dimensions en m&ecirc;me temps&raquo; (p.105). </p> <p>Car cette construction fait de chaque lecteur un interpr&egrave;te de la partition de Coetzee. Autant de t&ecirc;tes, autant d&rsquo;<em>ann&eacute;es noires</em>. Chacun navigue d&rsquo;un r&eacute;cit &agrave; l&rsquo;autre au gr&eacute; de ses envies: on peut se laisser porter par une voix, ou choisir d&rsquo;en moduler le rythme en changeant de point de vue. La lecture est bien, ici, une &laquo;fiction seconde&raquo;: elle donne vie &agrave; la &laquo;fiction premi&egrave;re&raquo; (le texte en tant que tel) en la modifiant<a name="Note6" href="#Note6a"><strong>[6]</strong></a>.</p> <p>Le livre ainsi dispers&eacute; parmi ses lecteurs, que reste-t-il de l&rsquo;auteur? Il n&rsquo;est pas &laquo;mort&raquo;, mais &laquo;sa&raquo; version de l&rsquo;histoire, la version &laquo;originale&raquo;, n&rsquo;est pas moins fictionnelle que celle des autres lecteurs. Ses motivations originelles sont englouties par la &laquo;secousse sismique<a name="Note7" href="#Note7a"><strong>[7]</strong></a>&raquo; que chaque lecture fait subir au texte. Ce n&rsquo;est, apr&egrave;s tout, qu&rsquo;un juste retour des choses: le romancier lui-m&ecirc;me ne vampirise-t-il pas ses sources d&rsquo;inspiration? &Agrave; plusieurs reprises, le fianc&eacute; d&rsquo;Anya, Alan, la met en garde contre cette d&eacute;possession: &laquo;S&rsquo;il t&rsquo;utilise dans son livre, tu peux engager des poursuites. [&hellip;] C&rsquo;est pire que du plagiat. Tu es quelqu&rsquo;un avec une identit&eacute; qui n&rsquo;appartient qu&rsquo;&agrave; toi seule&raquo; (p.81-82). Entre identit&eacute;s vol&eacute;es et v&eacute;rit&eacute; relativis&eacute;e: &agrave; travers la voix d&rsquo;Alan, Coetzee proposerait ainsi l&rsquo;image mena&ccedil;ante d&rsquo;une litt&eacute;rature anthropophage, dont seraient victimes personnages, romanciers, lecteurs. En litt&eacute;rature comme dans toute soci&eacute;t&eacute; en transition, les relations humaines reproduiraient caricaturalement l&rsquo;&eacute;tat de nature hobbesien: l&rsquo;homme est un loup pour l&rsquo;homme, et il faut manger pour &eacute;viter d&rsquo;&ecirc;tre mang&eacute;. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Des anthropophages civilis&eacute;s </strong></span></p> <p>Mais ces lectures concurrentes sont moins une menace qu&rsquo;une invitation. Elles incitent &agrave; la comparaison&mdash; au partage d&rsquo;un repas entre anthropophages civilis&eacute;s. D&rsquo;une part, elles ouvrent pour chaque lecteur de nouvelles lectures possibles: le livre, jamais d&eacute;finitivement &laquo;lu&raquo;, devient espace de cr&eacute;ation. Les lectures concurrentes offrent d&rsquo;autre part un domaine de reconnaissance de soi. Comme a pu l&rsquo;&eacute;crire un trublion de la critique litt&eacute;raire, parler d&rsquo;une &oelig;uvre &laquo;lue&raquo; (ou <em>non</em> lue, selon le point de vue), c&rsquo;est avant tout parler de soi: &laquo;C&rsquo;est dire combien le discours sur les livres non lus [&hellip;] offre, [&hellip;] &agrave; qui sait en saisir l&rsquo;opportunit&eacute;, un espace privil&eacute;gi&eacute; pour la d&eacute;couverte de soi<a name="Note8" href="#Note8a"><strong>[8]</strong></a>&raquo;. C&rsquo;est dans cette voie de la d&eacute;couverte de soi par l&rsquo;autre que s&rsquo;engagent les protagonistes du <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em>. La relation entre JC et Anya passe de la fr&eacute;quentation distante aux d&eacute;bats m&eacute;fiants, avant l&rsquo;&eacute;laboration d&rsquo;un dialogue o&ugrave; deux voix &eacute;gales se reconnaissent r&eacute;ciproquement. JC, longtemps engonc&eacute; dans ses certitudes abstraites, finit par accepter son &eacute;volution: &laquo;Je devrais r&eacute;viser mes opinions de fond en comble, voil&agrave; ce que je devrais faire. [&hellip;] Y a-t-il un march&eacute; des opinions neuves?&raquo; (p.189-191). Anya, de son c&ocirc;t&eacute;, avait accept&eacute; de jouer un r&ocirc;le de poup&eacute;e parfaite, perdue dans l&rsquo;ombre d&rsquo;Alan, son fianc&eacute;. Son interaction avec <em>El Se&ntilde;or</em> lui conf&egrave;re, progressivement, une conscience de soi; elle affirme ses propres pens&eacute;es: &laquo;Je suis avec Alan, et &ecirc;tre avec un homme &ccedil;a veut dire qu&rsquo;on est de son c&ocirc;t&eacute;. Mais tout r&eacute;cemment, j&rsquo;ai commenc&eacute; &agrave; me sentir &eacute;cras&eacute;e entre lui et <em>Se&ntilde;or</em> C, entre les certitudes absolues d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; et les opinions arr&ecirc;t&eacute;es de l&rsquo;autre&raquo; (p.141). </p> <p>Avec l&rsquo;identit&eacute; des personnages, c&rsquo;est &laquo;l&rsquo;autorit&eacute; dans la fiction<a name="Note9" href="#Note9a"><strong>[9]</strong></a>&raquo; qui semble remise en question. Les id&eacute;es du &laquo;professeur&raquo; JC croisent l&rsquo;exp&eacute;rience d&rsquo;Anya &laquo;la dactylo&raquo;; chaque personnalit&eacute; s&rsquo;affirme, les deux personnages gagnent en &eacute;paisseur, et l&rsquo;on ne sait plus qui suivre, &agrave; qui se fier. Tout argument d&rsquo;autorit&eacute; perd son sens. Voil&agrave; illustr&eacute;e l&rsquo;affirmation de Kundera selon laquelle &laquo;dans le corps du roman, la m&eacute;ditation change d&rsquo;essence: une pens&eacute;e dogmatique devient hypoth&eacute;tique<a name="Note10" href="#Note10a"><strong>[10]</strong></a>&raquo;. &Agrave; ce moment de la lecture, il n&rsquo;y a plus de hi&eacute;rarchie, entre les genres (essai et r&eacute;cit) comme entre les voix. En un sens, le lecteur ne confronte plus JC et Anya, il les entrem&ecirc;le d&eacute;j&agrave;: il n&rsquo;y a plus trois variations mais un roman, o&ugrave; les points de vue sont mis sur un pied d&rsquo;&eacute;galit&eacute;. <br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> Le silence de l&rsquo;amer </strong></span></p> <p>Cependant, cette harmonie des voix n&rsquo;est encore qu&rsquo;un lointain &eacute;cho: longtemps, elle est domin&eacute;e par &laquo;la vie sous-marine des sentiments cach&eacute;s, des d&eacute;sirs et des pens&eacute;es qui se nient et qui luttent<a name="Note11" href="#Note11a"><strong>[11]</strong></a>&raquo;. Peu avant la fin du &laquo;premier journal&raquo;, l&rsquo;intensit&eacute; du duel est port&eacute;e &agrave; son comble. Anya raconte, &agrave; demi-mot, le viol qu&rsquo;elle a subi, et d&eacute;fend l&rsquo;honneur de la victime d&rsquo;un tel acte. Face &agrave; elle, JC soutient que le d&eacute;shonneur ressenti par la personne viol&eacute;e ne s&rsquo;efface jamais&mdash; elle se sent &agrave; la fois victime et coupable, ce qui entrave sa volont&eacute; de justice. Pour Anya, il est inadmissible&nbsp;que JC porte un tel jugement tranch&eacute; sur une exp&eacute;rience qu&rsquo;il n&rsquo;a pas v&eacute;cue: &laquo;Ce n&rsquo;est pas &agrave; vous de me dire ce que je ressens! [&hellip;] Qu&rsquo;est-ce que vous en savez?&raquo; (p.150-153). Le &laquo;premier journal&raquo; s&rsquo;ach&egrave;ve ainsi sur le mutisme d&rsquo;Anya. Si les protagonistes se sont rapproch&eacute;s, ils restent in&eacute;luctablement s&eacute;par&eacute;s par leur relation &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience&mdash; Anya a v&eacute;cu, JC ne fait que r&eacute;fl&eacute;chir. </p> <p>S&rsquo;il s&rsquo;en &eacute;tait tenu l&agrave;, le <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em> n&rsquo;aurait &eacute;t&eacute; qu&rsquo;un &eacute;cho de <em>Disgr&acirc;ce</em>. Ce dernier roman consacre le caract&egrave;re insurmontable des barri&egrave;res de l&rsquo;exp&eacute;rience, de l&rsquo;&acirc;ge et du sexe&mdash; qui s&eacute;pare Lucy de son p&egrave;re, le professeur David Lurie. Les raisons que donne Lucy pour ne pas se confier &agrave; Lurie sont proches des termes employ&eacute;s par Anya dans le <em>Journal</em>. Elle a v&eacute;cu un drame, le ressent dans sa chair, quand lui ne peut s&rsquo;emp&ecirc;cher de penser par abstraction: &laquo;Tu continues &agrave; ne pas me comprendre. La culpabilit&eacute; et le salut sont des abstractions. Tant que tu n&rsquo;essaieras pas de voir &ccedil;a, je ne peux pas t&rsquo;aider &agrave; me comprendre<a name="Note12" href="#Note12a"><strong>[12]</strong></a>&raquo;. Entre deux g&eacute;n&eacute;rations au v&eacute;cu et &agrave; la vision oppos&eacute;s, le partage est impensable. Elles ne peuvent que coexister, tant bien que mal, sans rien construire. C&rsquo;est sur ce m&ecirc;me duel &agrave; distance que s&rsquo;ach&egrave;ve la premi&egrave;re partie du <em>Journal</em>. Mais le <em>Journal</em> n&rsquo;est pas <em>Disgr&acirc;ce</em>. En composant un &laquo;deuxi&egrave;me journal&raquo;, Coetzee ouvre une voie vers la compr&eacute;hension, la &laquo;r&eacute;demption&raquo; mutuelle, en opposition &agrave; la responsabilit&eacute; irr&eacute;vocable de <em>Disgr&acirc;ce</em>. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>V&eacute;rit&eacute; et r&eacute;conciliation</strong></span><a name="Note13" href="#Note13a"><strong>[13] </strong></a></p> <p>Dans ce second journal les changements op&eacute;r&eacute;s chez chaque personnage sont men&eacute;s &agrave; leur terme. Les &laquo;opinions&raquo; du vieux sont moins &laquo;tranch&eacute;es&raquo;: l&rsquo;exp&eacute;rience apport&eacute;e par Anya, contrebalan&ccedil;ant ses th&eacute;ories &laquo;pures&raquo;, l&rsquo;a amen&eacute; &agrave; personnaliser ses abstractions. C&rsquo;est ce que note Anya, cit&eacute;e par le vieux dans son r&eacute;cit: &laquo;Je me souviens qu&rsquo;un jour vous m&rsquo;avez dit que vous ne parleriez pas de vos r&ecirc;ves dans le livre, parce que les r&ecirc;ves ne sont en rien des opinions, alors cela fait plaisir de voir que l&rsquo;une de vos opinions adoucies est un r&ecirc;ve&raquo; (p.252). Du c&ocirc;t&eacute; d&rsquo;Anya, son ind&eacute;pendance de pens&eacute;e, cultiv&eacute;e par sa relation avec JC, la m&egrave;ne &agrave; se d&eacute;solidariser d&eacute;finitivement d&rsquo;Alan. Elle rompt avec lui et prend conscience du r&ocirc;le qu&rsquo;a jou&eacute; JC ans cette &eacute;volution: &laquo;Vous m&rsquo;avez un peu ouvert les yeux, je le reconnais. Vous m&rsquo;avez montr&eacute; qu&rsquo;il y a une autre fa&ccedil;on de vivre, qu&rsquo;on peut avoir des id&eacute;es et les exprimer clairement, et tout &ccedil;a&raquo; (p.258). </p> <p>JC et Anya r&eacute;alisent donc leur influence r&eacute;ciproque&mdash; et cette &laquo;r&eacute;alisation&raquo; est double: ils <em>&eacute;voluent</em> et en <em>prennent conscience</em>. Aussi ne pr&ecirc;tons-nous pas attention &agrave; Alan quand il dit: &laquo;Contrairement &agrave; ce que vous vous plaisez &agrave; croire, la vie est en fait une lutte. Une lutte de tous contre tous, qui se poursuit sans rel&acirc;che&raquo; (p.247). L&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;Alan est obsol&egrave;te, ce n&rsquo;est qu&rsquo;un &eacute;cho de la premi&egrave;re opinion tranch&eacute;e du vieux, qui citait Hobbes dans ses &laquo;origines de l&rsquo;&Eacute;tat<a name="Note14" href="#Note14a"><strong>[14]</strong></a>&raquo; (p.10). &Agrave; quelques pages de la fin du roman, le vieux n&rsquo;est plus en lutte, Anya ne se d&eacute;bat plus. Les anthropophages sont sortis de table&nbsp;et dialoguent. Le duel est devenu duo. </p> <p>Dialogue et construction mutuelle sont possibles. Ils d&eacute;bouchent, dans les bouleversantes derni&egrave;res pages, sur le th&egrave;me de la &laquo;reconnaissance&raquo; (p.287). Reconnaissance de soi: r&eacute;v&eacute;lation, li&eacute;e &agrave; une forme d&rsquo;intersubjectivit&eacute;. D&rsquo;o&ugrave; la reconnaissance de l&rsquo;autre, reconnaissance envers l&rsquo;autre. Dans une lettre qui cl&ocirc;t le r&eacute;cit de JC, Anya manifeste sa reconnaissance envers <em>El Se&ntilde;or</em> en signant &laquo;Anya (une admiratrice, elle aussi)&raquo; (p.&nbsp;287). R&eacute;ciproquement, le lecteur imagine la reconnaissance de JC, quand Anya ach&egrave;ve son r&eacute;cit en promettant de lui rendre le plus beau des services. Enfin, dans son ultime opinion, JC exprime sa reconnaissance envers la Russie, envers Dosto&iuml;evski. Parlant des personnages de Dosto&iuml;evski, il &eacute;voque indirectement sa relation avec Anya, ce qu&rsquo;ils ont &eacute;t&eacute; l&rsquo;un pour l&rsquo;autre puis l&rsquo;un et l&rsquo;autre pour le lecteur: &laquo;Ils nous ouvrent les yeux; ils fortifient notre bras&raquo; (p.287). Car finalement, r&eacute;alise-t-il, Anya avait raison: chez Dosto&iuml;evski, &laquo;[c]&rsquo;est la voix d&rsquo;Ivan [&hellip;] et non pas son raisonnement qui nous bouleverse&raquo; (p.284). &nbsp; </p> <p>Chez Coetzee aussi. </p> <p>&Agrave; la paralysie de <em>Disgr&acirc;ce</em> r&eacute;pond ainsi la d&eacute;couverte et la reconnaissance mutuelle du <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em>. Une d&eacute;couverte &agrave; laquelle le lecteur participe, &agrave; sa fa&ccedil;on, &agrave; travers sa lecture&mdash; son interpr&eacute;tation. Ce <em>Journal</em> est d&rsquo;abord un partage, une invitation au partage, une fa&ccedil;on de montrer que &laquo;l&rsquo;amour [&hellip;] est un moyen d&rsquo;&ecirc;tre encore davantage soi-m&ecirc;me dans l&rsquo;autre qui, &agrave; son tour, se retrouvera davantage lui-m&ecirc;me en vous<a name="Note15" href="#Note15a"><strong>[15]</strong></a>&raquo;. </p> <p>De fait, le singulier du titre se justifie: l&rsquo;alternance des voix est devenue dialogue&mdash; les interlocuteurs y construisent une v&eacute;rit&eacute; commune, un monde en commun, &agrave; la diff&eacute;rence du d&eacute;bat, o&ugrave; des points de vue s&rsquo;opposent. Au-del&agrave; des histoires parall&egrave;les et des voix distinctes, au c&oelig;ur de la symphonie, dans la nuit des ann&eacute;es noires, un duel s&rsquo;est fait duo. En Afrique du Sud comme ailleurs, &laquo;[l]a nuit, les rails se rejoignent<a name="Note16" href="#Note16a"><strong>[16]</strong></a>&raquo;.</p> <hr /> <br /> <a name="note1a" href="#note1"><strong>[1]</strong></a> Nathalie Sarraute, &laquo;XIV&raquo;, dans <em>Tropismes</em>, Paris, &Eacute;ditions de Minuit, 1939.<br /> <a href="#Note2" name="Note2a"><strong>[2]</strong> </a>J.M. Coetzee, <em>Foe</em>, traduit de l&rsquo;anglais (Afrique du Sud) par Sophie Mayoux, Paris, &Eacute;ditions Jos&eacute; Corti (Points), 2003.<br /> <a href="#Note3" name="Note3a"><strong>[3]</strong></a> J.M Coetzee, <em>Disgr&acirc;ce</em>, traduit de l&rsquo;anglais (Afrique du Sud) par Catherine Laugas du Plessis, Paris, &Eacute;ditions Jos&eacute; Corti (Points), 2001.<br /> <a name="Note4a" href="#Note4"><strong>[4]</strong></a> Le r&eacute;cit d&rsquo;Anya appara&icirc;t &agrave; la page 39, chapeaut&eacute; par un essai sur &laquo;Les syst&egrave;mes de guidage&raquo;. R&eacute;trospectivement, ce titre ressemble &agrave; un clin d&rsquo;&oelig;il&mdash; &eacute;tant donn&eacute; le r&ocirc;le que joue Anya dans l&rsquo;&eacute;volution de JC, on peut dire qu&rsquo;elle est elle-m&ecirc;me &laquo;un syst&egrave;me de guidage&raquo; pour le romancier, voire pour le <em>Journal</em> dans sa globalit&eacute;.<br /> <a name="Note5a" href="#Note5"><strong>[5]</strong></a> Albert Cohen, <em>Belle du Seigneur</em>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard (Folio), 1968. Voir par exemple les pages 853-860. Ariane et Solal reviennent &agrave; l&rsquo;h&ocirc;tel o&ugrave; ils ont pass&eacute; leur premi&egrave;re nuit, mais ne s&rsquo;entendent plus, n&rsquo;entendent plus que le bruit des conversations qui les entourent. Le passage est une suite de bribes de phrases saisies &agrave; la vol&eacute;e, qu&rsquo;il est impossible de lire lin&eacute;airement six pages durant.<br /> <a name="Note6a" href="#Note6"><strong>[6]</strong></a> D&rsquo;apr&egrave;s la terminologie d&rsquo;Alain Trouv&eacute; dans <em>Le roman de la lecture</em>, Wavre, &Eacute;ditions Mardaga, 2004. Trouv&eacute; justifie l&rsquo;expression &laquo;roman de la lecture&raquo; en d&eacute;finissant celle-ci comme &laquo;un objet de langage construit, &agrave; dimension partiellement fictive, le produit d&rsquo;une exploration m&ecirc;lant des savoirs d&rsquo;un type in&eacute;dit &agrave; des zones d&rsquo;ombre sans doute n&eacute;cessaires&raquo; (p.20). Il pr&eacute;cise plus loin que &laquo;la verbalisation de la lecture maintient un certain degr&eacute; de fictionalit&eacute; [sic] li&eacute; &agrave; l&rsquo;accomplissement herm&eacute;neutique&raquo; (p.28). Dans le <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em>, la &laquo;verbalisation de la lecture&raquo; est la lecture elle-m&ecirc;me: c&rsquo;est la voie que se fraye le lecteur entre les diff&eacute;rentes voix. La notion de &laquo;fictionnalit&eacute;&raquo; est alors n&eacute;cessairement assum&eacute;e, chaque lecteur suivant un parcours qui lui est propre.<br /> <a name="Note7a" href="#Note7"><strong>[7]</strong></a> Alain Trouv&eacute;, <em>op.cit</em>., p.187. Trouv&eacute; note la difficult&eacute; qu&rsquo;il y a &agrave; &eacute;voquer la figure de l&rsquo;auteur dans le cadre de sa th&eacute;orie de la lecture: &laquo;[L]e texte n&rsquo;est pas un objet d&eacute;sincarn&eacute;, mais le sujet qui lui a donn&eacute; vie s&rsquo;est pourtant d&eacute;finitivement absent&eacute;&raquo;. Il d&eacute;veloppe une analogie entre texte litt&eacute;raire et secousse sismique: &laquo;[&Agrave;] l&rsquo;&eacute;branlement initial impos&eacute; au syst&egrave;me de la langue par la parole singuli&egrave;re correspondraient une s&eacute;rie de r&eacute;pliques d&rsquo;ampleur variable: les textes de lecture&raquo;.<br /> <a name="Note8a" href="#Note8"><strong>[8]</strong></a> Pierre Bayard, <em>Comment parler des livres qu&rsquo;on n&rsquo;a pas lus?</em>, Paris, &Eacute;ditions de Minuit, 2007, p.155.<br /> <a name="Note9a" href="#Note9"><strong>[9]</strong></a> D&rsquo;apr&egrave;s le titre (ironique?) de la pens&eacute;e qui cl&ocirc;t la premi&egrave;re partie du journal, &laquo;De l&rsquo;autorit&eacute; dans la fiction&raquo;, p.197.<br /> <a name="Note10a" href="#Note10"><strong>[10]</strong></a> Milan Kundera, &laquo;Entretien sur l&rsquo;art de la composition&raquo;, dans <em>L&rsquo;art du roman</em>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard (Folio), 1986, p.98.<br /> <a name="Note11a" href="#Note11"><strong>[11]</strong></a> Vercors, <em>Le silence de la mer</em>, Paris, &Eacute;ditions Albin Michel (Le livre de poche), 1951, p.48.<br /> <a name="Note12a" href="#Note12"><strong>[12]</strong></a> J.M. Coetzee, <em>Disgr&acirc;ce, op.cit</em>., p.143.<br /> <a name="Note13a" href="#Note13"><strong>[13]</strong></a> D&rsquo;apr&egrave;s le nom d&rsquo;une Commission mise en place en Afrique du Sud en 1995. Pour plus de d&eacute;tails: Amor Guidoum, <em>V&eacute;rit&eacute; et r&eacute;conciliation: exp&eacute;rience de l&rsquo;Afrique du Sud</em>, [en ligne]. <a href="http://fondation.cordoue.ch/Publications/AfriqueduSud.pdf" title="http://fondation.cordoue.ch/Publications/AfriqueduSud.pdf">http://fondation.cordoue.ch/Publications/AfriqueduSud.pdf</a> [Page consult&eacute;e le 21 juin 2010].<br /> <a name="Note14a" href="#Note14"><strong>[14]</strong></a> &laquo;Dans le mythe de la fondation de l&rsquo;&Eacute;tat que nous donne Thomas Hobbes, notre descente vers l&rsquo;impuissance a &eacute;t&eacute; volontaire: afin d&rsquo;&eacute;chapper &agrave; la violence de perp&eacute;tuelles guerres sanglantes (repr&eacute;sailles sur repr&eacute;sailles, vengeance r&eacute;pondant &agrave; la vengeance, la vendetta), nous avons individuellement et solidairement c&eacute;d&eacute; &agrave; l&rsquo;&Eacute;tat le droit d&rsquo;user de la force physique&raquo; (p.10).<br /> <a name="Note15a" href="#Note15"><strong>[15]</strong></a> Pierre Reverdy, &laquo;Une &eacute;motion appel&eacute;e po&eacute;sie&raquo;, dans <em>Sable mouvant</em>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard, 2003, p.104.<br /> <a name="Note16a" href="#Note16"><strong>[16]</strong></a> Jean-Bernard Pouy, <em>La petite &eacute;cuy&egrave;re a caft&eacute;</em>, Paris, Librio (noir), 1998, p.5. Afrique du Sud Apartheid BAYARD, Pierre COETZEE, J.M. COHEN, Albert Engagement GUIDOUM, Amor Histoire HOBBES, Thomas KUNDERA, Milan Polyphonie POUY, Jean-Bernard REVERDY, Pierre SARRAUTE, Nathalie Sociocritique TROUVÉ, Alain VERCORS Roman Tue, 14 Sep 2010 15:06:39 +0000 Raphaël Groulez 265 at http://salondouble.contemporain.info