Salon double - POUY, Jean-Bernard http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/601/0 fr Symphonie sans vuvuzela http://salondouble.contemporain.info/lecture/symphonie-sans-vuvuzela <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/groulez-raphael">Groulez, Raphaël</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/journal-dune-annee-noire">Journal d&#039;une année noire</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></div> <div class="rteright rteindent2"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Mon bureau est au deuxi&egrave;me &eacute;tage; il est tourn&eacute; vers l'ouest, <br /> et surplombe une vall&eacute;e de pierres sur laquelle des hauts pins <br /> jettent leur ombre. J'&eacute;cris sur une table face &agrave; un mur blanc. </span><br /> J.M Coetzee, interview avec Didier Jacob.</div> <p> &Eacute;voquer l&rsquo;Afrique du Sud sans lui accoler la Coupe du Monde; faire dialoguer les g&eacute;n&eacute;rations sans discuter du mode de financement des retraites: de la science-fiction? Pas tout &agrave; fait. Prix Nobel de litt&eacute;rature en 2003, J.M. Coetzee, originaire du Cap, a souvent laiss&eacute; le pass&eacute; planer sur ses personnages. Au-del&agrave; de la vision id&eacute;alis&eacute;e d&rsquo;une &laquo;nouvelle Afrique du Sud&raquo; multiraciale, le romancier s&rsquo;int&eacute;resse &agrave; la d&eacute;stabilisation sociale engendr&eacute;e par cette &eacute;volution radicale. En d&eacute;truisant une &laquo;construction sociale de la r&eacute;alit&eacute;&raquo;, l&rsquo;abolition de l&rsquo;apartheid a substitu&eacute; une fracture sociale, interg&eacute;n&eacute;rationnelle (avant et apr&egrave;s apartheid), &agrave; une fracture raciale. La recr&eacute;ation d&rsquo;un monde commun, fruit d&rsquo;une n&eacute;gociation entre g&eacute;n&eacute;rations cliv&eacute;es, est-elle envisageable? Comment s&rsquo;all&eacute;ger du poids de la culpabilit&eacute;, re&ccedil;ue en h&eacute;ritage? </p> <p>Autrement dit, le dialogue peut-il &ecirc;tre r&eacute;tabli, d&eacute;passant les tensions et la tentation du mutisme? L&agrave; o&ugrave; la parole est en jeu, le romancier entre en sc&egrave;ne et donne vie &agrave; l&rsquo;enjeu sociologique. L&rsquo;apartheid ronge les romans de Coetzee. S&rsquo;il n&rsquo;est pas toujours mentionn&eacute;, les effets de son abolition semblent sans cesse interrog&eacute;s. Notamment &agrave; travers ces &laquo;microtensions&raquo; qui parcourent les relations entre personnages: quels que soient leur nom, leur situation, les interactions font souvent penser &agrave; ces &laquo;histoires d&rsquo;anthropophages&raquo; qu&rsquo;&eacute;voque, inqui&egrave;te, la narratrice d&rsquo;un des <em>Tropismes</em> de Nathalie Sarraute<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>. D&eacute;vorer l&rsquo;autre pour survivre, ou l&rsquo;ignorer. Le conflit ou le silence. C&rsquo;est le dilemme que mettent en sc&egrave;ne, entre autres, <em>Foe</em><a href="#Note2a"><strong>[2]</strong></a> et <em>Disgr&acirc;ce</em><a href="#Note3a" name="Note3"><strong>[3]</strong></a>. Dans le premier, r&eacute;&eacute;criture du <em>Robinson Cruso&eacute;</em> de Defoe, Coetzee invente un t&eacute;moin f&eacute;minin, voix de l&rsquo;&icirc;le apr&egrave;s la mort de Robinson, dont le r&eacute;cit et l&rsquo;identit&eacute;&nbsp;sont progressivement absorb&eacute;s par l&rsquo;imagination du romancier auquel elle se confie. Quant &agrave; <em>Disgr&acirc;ce</em>, il met en sc&egrave;ne, dans l&rsquo;Afrique du Sud post-apartheid, le dialogue impossible entre un professeur d&eacute;chu, accus&eacute; d&rsquo;abus d&rsquo;autorit&eacute; envers une de ses &eacute;l&egrave;ves, et sa fille, victime d&rsquo;un viol et de son irr&eacute;pressible sentiment de culpabilit&eacute;. Viol&eacute;e par des Noirs, elle l&rsquo;interpr&egrave;te comme un &laquo;tribut&raquo; historique &agrave; payer. </p> <p>Noirs: les romans de Coetzee le sont, intens&eacute;ment. Aussi le titre de son dernier roman, <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em>, traduit aux &Eacute;ditions du Seuil en 2008, ne surprend-il pas. Il semble expliciter les antagonismes que ses livres pr&eacute;c&eacute;dents exploraient. Le singulier du titre est trompeur. &Agrave; chaque page du &laquo;journal&raquo;, trois narrations se distinguent, s&eacute;par&eacute;es d&rsquo;un trait: des essais &eacute;crits par un professeur &agrave; la retraite (JC, surnomm&eacute; <em>Se&ntilde;or</em> C); le r&eacute;cit que celui-ci fait de sa vie; puis, apr&egrave;s quelques pages, la voix de sa jeune voisine, Anya, qu&rsquo;il engage comme dactylo pour lui dicter ses &laquo;Opinions tranch&eacute;es<a name="Note4" href="#Note4a"><strong>[4]</strong></a>&raquo;. Ces trois types de narration semblent s&rsquo;entre-d&eacute;vorer, rivalisant pour accaparer l&rsquo;attention du lecteur, tiraill&eacute; entre les points de vue. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un livre ouvert </strong></span></p> <p>Impossible de lire ce <em>Journal</em> de mani&egrave;re traditionnelle. On parcourt difficilement chaque page d&rsquo;une traite: les trois voix se succ&egrave;deraient trop brusquement, dans une discontinuit&eacute; cacophonique qui rappellerait certaines pages de <em>Belle du Seigneur</em><a name="Note5" href="#Note5a"><strong>[5]</strong></a>. Mais il est p&eacute;rilleux de se focaliser sur une des trois narrations, de la mener &agrave; son terme avant d&rsquo;en commencer une autre: les lignes ignor&eacute;es attirent l&rsquo;&oelig;il et attisent la curiosit&eacute;. On se lance donc dans un bricolage lectoral, tout en allers-retours, joyeusement d&eacute;sordonn&eacute;, sans rep&egrave;res tangibles&mdash; car le d&eacute;coupage en chapitres ne correspond qu&rsquo;aux pens&eacute;es du vieux, les deux autres r&eacute;cits ne s&rsquo;interrompant jamais. Selon son rythme, selon sa curiosit&eacute;, chaque lecteur approfondit l&rsquo;un des r&eacute;cits, distance les autres, s&rsquo;arr&ecirc;te, fait marche arri&egrave;re, change de point de vue, jusqu&rsquo;&agrave; d&eacute;passer le premier, <em>ad lib</em>, dans une symphonie qui lui est propre. Ce rythme de lecture est &agrave; la fois jubilatoire et &eacute;reintant. Comme l&rsquo;exprime la dactylo dans son r&eacute;cit, &laquo;c&rsquo;est difficile de trouver le ton quand le sujet change &agrave; tout bout de champ&raquo;. Mais, finalement, &laquo;c&rsquo;est plut&ocirc;t ing&eacute;nieux, quand on y r&eacute;fl&eacute;chit, [ce] mode de fonctionnement dans les deux dimensions en m&ecirc;me temps&raquo; (p.105). </p> <p>Car cette construction fait de chaque lecteur un interpr&egrave;te de la partition de Coetzee. Autant de t&ecirc;tes, autant d&rsquo;<em>ann&eacute;es noires</em>. Chacun navigue d&rsquo;un r&eacute;cit &agrave; l&rsquo;autre au gr&eacute; de ses envies: on peut se laisser porter par une voix, ou choisir d&rsquo;en moduler le rythme en changeant de point de vue. La lecture est bien, ici, une &laquo;fiction seconde&raquo;: elle donne vie &agrave; la &laquo;fiction premi&egrave;re&raquo; (le texte en tant que tel) en la modifiant<a name="Note6" href="#Note6a"><strong>[6]</strong></a>.</p> <p>Le livre ainsi dispers&eacute; parmi ses lecteurs, que reste-t-il de l&rsquo;auteur? Il n&rsquo;est pas &laquo;mort&raquo;, mais &laquo;sa&raquo; version de l&rsquo;histoire, la version &laquo;originale&raquo;, n&rsquo;est pas moins fictionnelle que celle des autres lecteurs. Ses motivations originelles sont englouties par la &laquo;secousse sismique<a name="Note7" href="#Note7a"><strong>[7]</strong></a>&raquo; que chaque lecture fait subir au texte. Ce n&rsquo;est, apr&egrave;s tout, qu&rsquo;un juste retour des choses: le romancier lui-m&ecirc;me ne vampirise-t-il pas ses sources d&rsquo;inspiration? &Agrave; plusieurs reprises, le fianc&eacute; d&rsquo;Anya, Alan, la met en garde contre cette d&eacute;possession: &laquo;S&rsquo;il t&rsquo;utilise dans son livre, tu peux engager des poursuites. [&hellip;] C&rsquo;est pire que du plagiat. Tu es quelqu&rsquo;un avec une identit&eacute; qui n&rsquo;appartient qu&rsquo;&agrave; toi seule&raquo; (p.81-82). Entre identit&eacute;s vol&eacute;es et v&eacute;rit&eacute; relativis&eacute;e: &agrave; travers la voix d&rsquo;Alan, Coetzee proposerait ainsi l&rsquo;image mena&ccedil;ante d&rsquo;une litt&eacute;rature anthropophage, dont seraient victimes personnages, romanciers, lecteurs. En litt&eacute;rature comme dans toute soci&eacute;t&eacute; en transition, les relations humaines reproduiraient caricaturalement l&rsquo;&eacute;tat de nature hobbesien: l&rsquo;homme est un loup pour l&rsquo;homme, et il faut manger pour &eacute;viter d&rsquo;&ecirc;tre mang&eacute;. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Des anthropophages civilis&eacute;s </strong></span></p> <p>Mais ces lectures concurrentes sont moins une menace qu&rsquo;une invitation. Elles incitent &agrave; la comparaison&mdash; au partage d&rsquo;un repas entre anthropophages civilis&eacute;s. D&rsquo;une part, elles ouvrent pour chaque lecteur de nouvelles lectures possibles: le livre, jamais d&eacute;finitivement &laquo;lu&raquo;, devient espace de cr&eacute;ation. Les lectures concurrentes offrent d&rsquo;autre part un domaine de reconnaissance de soi. Comme a pu l&rsquo;&eacute;crire un trublion de la critique litt&eacute;raire, parler d&rsquo;une &oelig;uvre &laquo;lue&raquo; (ou <em>non</em> lue, selon le point de vue), c&rsquo;est avant tout parler de soi: &laquo;C&rsquo;est dire combien le discours sur les livres non lus [&hellip;] offre, [&hellip;] &agrave; qui sait en saisir l&rsquo;opportunit&eacute;, un espace privil&eacute;gi&eacute; pour la d&eacute;couverte de soi<a name="Note8" href="#Note8a"><strong>[8]</strong></a>&raquo;. C&rsquo;est dans cette voie de la d&eacute;couverte de soi par l&rsquo;autre que s&rsquo;engagent les protagonistes du <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em>. La relation entre JC et Anya passe de la fr&eacute;quentation distante aux d&eacute;bats m&eacute;fiants, avant l&rsquo;&eacute;laboration d&rsquo;un dialogue o&ugrave; deux voix &eacute;gales se reconnaissent r&eacute;ciproquement. JC, longtemps engonc&eacute; dans ses certitudes abstraites, finit par accepter son &eacute;volution: &laquo;Je devrais r&eacute;viser mes opinions de fond en comble, voil&agrave; ce que je devrais faire. [&hellip;] Y a-t-il un march&eacute; des opinions neuves?&raquo; (p.189-191). Anya, de son c&ocirc;t&eacute;, avait accept&eacute; de jouer un r&ocirc;le de poup&eacute;e parfaite, perdue dans l&rsquo;ombre d&rsquo;Alan, son fianc&eacute;. Son interaction avec <em>El Se&ntilde;or</em> lui conf&egrave;re, progressivement, une conscience de soi; elle affirme ses propres pens&eacute;es: &laquo;Je suis avec Alan, et &ecirc;tre avec un homme &ccedil;a veut dire qu&rsquo;on est de son c&ocirc;t&eacute;. Mais tout r&eacute;cemment, j&rsquo;ai commenc&eacute; &agrave; me sentir &eacute;cras&eacute;e entre lui et <em>Se&ntilde;or</em> C, entre les certitudes absolues d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; et les opinions arr&ecirc;t&eacute;es de l&rsquo;autre&raquo; (p.141). </p> <p>Avec l&rsquo;identit&eacute; des personnages, c&rsquo;est &laquo;l&rsquo;autorit&eacute; dans la fiction<a name="Note9" href="#Note9a"><strong>[9]</strong></a>&raquo; qui semble remise en question. Les id&eacute;es du &laquo;professeur&raquo; JC croisent l&rsquo;exp&eacute;rience d&rsquo;Anya &laquo;la dactylo&raquo;; chaque personnalit&eacute; s&rsquo;affirme, les deux personnages gagnent en &eacute;paisseur, et l&rsquo;on ne sait plus qui suivre, &agrave; qui se fier. Tout argument d&rsquo;autorit&eacute; perd son sens. Voil&agrave; illustr&eacute;e l&rsquo;affirmation de Kundera selon laquelle &laquo;dans le corps du roman, la m&eacute;ditation change d&rsquo;essence: une pens&eacute;e dogmatique devient hypoth&eacute;tique<a name="Note10" href="#Note10a"><strong>[10]</strong></a>&raquo;. &Agrave; ce moment de la lecture, il n&rsquo;y a plus de hi&eacute;rarchie, entre les genres (essai et r&eacute;cit) comme entre les voix. En un sens, le lecteur ne confronte plus JC et Anya, il les entrem&ecirc;le d&eacute;j&agrave;: il n&rsquo;y a plus trois variations mais un roman, o&ugrave; les points de vue sont mis sur un pied d&rsquo;&eacute;galit&eacute;. <br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> Le silence de l&rsquo;amer </strong></span></p> <p>Cependant, cette harmonie des voix n&rsquo;est encore qu&rsquo;un lointain &eacute;cho: longtemps, elle est domin&eacute;e par &laquo;la vie sous-marine des sentiments cach&eacute;s, des d&eacute;sirs et des pens&eacute;es qui se nient et qui luttent<a name="Note11" href="#Note11a"><strong>[11]</strong></a>&raquo;. Peu avant la fin du &laquo;premier journal&raquo;, l&rsquo;intensit&eacute; du duel est port&eacute;e &agrave; son comble. Anya raconte, &agrave; demi-mot, le viol qu&rsquo;elle a subi, et d&eacute;fend l&rsquo;honneur de la victime d&rsquo;un tel acte. Face &agrave; elle, JC soutient que le d&eacute;shonneur ressenti par la personne viol&eacute;e ne s&rsquo;efface jamais&mdash; elle se sent &agrave; la fois victime et coupable, ce qui entrave sa volont&eacute; de justice. Pour Anya, il est inadmissible&nbsp;que JC porte un tel jugement tranch&eacute; sur une exp&eacute;rience qu&rsquo;il n&rsquo;a pas v&eacute;cue: &laquo;Ce n&rsquo;est pas &agrave; vous de me dire ce que je ressens! [&hellip;] Qu&rsquo;est-ce que vous en savez?&raquo; (p.150-153). Le &laquo;premier journal&raquo; s&rsquo;ach&egrave;ve ainsi sur le mutisme d&rsquo;Anya. Si les protagonistes se sont rapproch&eacute;s, ils restent in&eacute;luctablement s&eacute;par&eacute;s par leur relation &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience&mdash; Anya a v&eacute;cu, JC ne fait que r&eacute;fl&eacute;chir. </p> <p>S&rsquo;il s&rsquo;en &eacute;tait tenu l&agrave;, le <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em> n&rsquo;aurait &eacute;t&eacute; qu&rsquo;un &eacute;cho de <em>Disgr&acirc;ce</em>. Ce dernier roman consacre le caract&egrave;re insurmontable des barri&egrave;res de l&rsquo;exp&eacute;rience, de l&rsquo;&acirc;ge et du sexe&mdash; qui s&eacute;pare Lucy de son p&egrave;re, le professeur David Lurie. Les raisons que donne Lucy pour ne pas se confier &agrave; Lurie sont proches des termes employ&eacute;s par Anya dans le <em>Journal</em>. Elle a v&eacute;cu un drame, le ressent dans sa chair, quand lui ne peut s&rsquo;emp&ecirc;cher de penser par abstraction: &laquo;Tu continues &agrave; ne pas me comprendre. La culpabilit&eacute; et le salut sont des abstractions. Tant que tu n&rsquo;essaieras pas de voir &ccedil;a, je ne peux pas t&rsquo;aider &agrave; me comprendre<a name="Note12" href="#Note12a"><strong>[12]</strong></a>&raquo;. Entre deux g&eacute;n&eacute;rations au v&eacute;cu et &agrave; la vision oppos&eacute;s, le partage est impensable. Elles ne peuvent que coexister, tant bien que mal, sans rien construire. C&rsquo;est sur ce m&ecirc;me duel &agrave; distance que s&rsquo;ach&egrave;ve la premi&egrave;re partie du <em>Journal</em>. Mais le <em>Journal</em> n&rsquo;est pas <em>Disgr&acirc;ce</em>. En composant un &laquo;deuxi&egrave;me journal&raquo;, Coetzee ouvre une voie vers la compr&eacute;hension, la &laquo;r&eacute;demption&raquo; mutuelle, en opposition &agrave; la responsabilit&eacute; irr&eacute;vocable de <em>Disgr&acirc;ce</em>. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>V&eacute;rit&eacute; et r&eacute;conciliation</strong></span><a name="Note13" href="#Note13a"><strong>[13] </strong></a></p> <p>Dans ce second journal les changements op&eacute;r&eacute;s chez chaque personnage sont men&eacute;s &agrave; leur terme. Les &laquo;opinions&raquo; du vieux sont moins &laquo;tranch&eacute;es&raquo;: l&rsquo;exp&eacute;rience apport&eacute;e par Anya, contrebalan&ccedil;ant ses th&eacute;ories &laquo;pures&raquo;, l&rsquo;a amen&eacute; &agrave; personnaliser ses abstractions. C&rsquo;est ce que note Anya, cit&eacute;e par le vieux dans son r&eacute;cit: &laquo;Je me souviens qu&rsquo;un jour vous m&rsquo;avez dit que vous ne parleriez pas de vos r&ecirc;ves dans le livre, parce que les r&ecirc;ves ne sont en rien des opinions, alors cela fait plaisir de voir que l&rsquo;une de vos opinions adoucies est un r&ecirc;ve&raquo; (p.252). Du c&ocirc;t&eacute; d&rsquo;Anya, son ind&eacute;pendance de pens&eacute;e, cultiv&eacute;e par sa relation avec JC, la m&egrave;ne &agrave; se d&eacute;solidariser d&eacute;finitivement d&rsquo;Alan. Elle rompt avec lui et prend conscience du r&ocirc;le qu&rsquo;a jou&eacute; JC ans cette &eacute;volution: &laquo;Vous m&rsquo;avez un peu ouvert les yeux, je le reconnais. Vous m&rsquo;avez montr&eacute; qu&rsquo;il y a une autre fa&ccedil;on de vivre, qu&rsquo;on peut avoir des id&eacute;es et les exprimer clairement, et tout &ccedil;a&raquo; (p.258). </p> <p>JC et Anya r&eacute;alisent donc leur influence r&eacute;ciproque&mdash; et cette &laquo;r&eacute;alisation&raquo; est double: ils <em>&eacute;voluent</em> et en <em>prennent conscience</em>. Aussi ne pr&ecirc;tons-nous pas attention &agrave; Alan quand il dit: &laquo;Contrairement &agrave; ce que vous vous plaisez &agrave; croire, la vie est en fait une lutte. Une lutte de tous contre tous, qui se poursuit sans rel&acirc;che&raquo; (p.247). L&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;Alan est obsol&egrave;te, ce n&rsquo;est qu&rsquo;un &eacute;cho de la premi&egrave;re opinion tranch&eacute;e du vieux, qui citait Hobbes dans ses &laquo;origines de l&rsquo;&Eacute;tat<a name="Note14" href="#Note14a"><strong>[14]</strong></a>&raquo; (p.10). &Agrave; quelques pages de la fin du roman, le vieux n&rsquo;est plus en lutte, Anya ne se d&eacute;bat plus. Les anthropophages sont sortis de table&nbsp;et dialoguent. Le duel est devenu duo. </p> <p>Dialogue et construction mutuelle sont possibles. Ils d&eacute;bouchent, dans les bouleversantes derni&egrave;res pages, sur le th&egrave;me de la &laquo;reconnaissance&raquo; (p.287). Reconnaissance de soi: r&eacute;v&eacute;lation, li&eacute;e &agrave; une forme d&rsquo;intersubjectivit&eacute;. D&rsquo;o&ugrave; la reconnaissance de l&rsquo;autre, reconnaissance envers l&rsquo;autre. Dans une lettre qui cl&ocirc;t le r&eacute;cit de JC, Anya manifeste sa reconnaissance envers <em>El Se&ntilde;or</em> en signant &laquo;Anya (une admiratrice, elle aussi)&raquo; (p.&nbsp;287). R&eacute;ciproquement, le lecteur imagine la reconnaissance de JC, quand Anya ach&egrave;ve son r&eacute;cit en promettant de lui rendre le plus beau des services. Enfin, dans son ultime opinion, JC exprime sa reconnaissance envers la Russie, envers Dosto&iuml;evski. Parlant des personnages de Dosto&iuml;evski, il &eacute;voque indirectement sa relation avec Anya, ce qu&rsquo;ils ont &eacute;t&eacute; l&rsquo;un pour l&rsquo;autre puis l&rsquo;un et l&rsquo;autre pour le lecteur: &laquo;Ils nous ouvrent les yeux; ils fortifient notre bras&raquo; (p.287). Car finalement, r&eacute;alise-t-il, Anya avait raison: chez Dosto&iuml;evski, &laquo;[c]&rsquo;est la voix d&rsquo;Ivan [&hellip;] et non pas son raisonnement qui nous bouleverse&raquo; (p.284). &nbsp; </p> <p>Chez Coetzee aussi. </p> <p>&Agrave; la paralysie de <em>Disgr&acirc;ce</em> r&eacute;pond ainsi la d&eacute;couverte et la reconnaissance mutuelle du <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em>. Une d&eacute;couverte &agrave; laquelle le lecteur participe, &agrave; sa fa&ccedil;on, &agrave; travers sa lecture&mdash; son interpr&eacute;tation. Ce <em>Journal</em> est d&rsquo;abord un partage, une invitation au partage, une fa&ccedil;on de montrer que &laquo;l&rsquo;amour [&hellip;] est un moyen d&rsquo;&ecirc;tre encore davantage soi-m&ecirc;me dans l&rsquo;autre qui, &agrave; son tour, se retrouvera davantage lui-m&ecirc;me en vous<a name="Note15" href="#Note15a"><strong>[15]</strong></a>&raquo;. </p> <p>De fait, le singulier du titre se justifie: l&rsquo;alternance des voix est devenue dialogue&mdash; les interlocuteurs y construisent une v&eacute;rit&eacute; commune, un monde en commun, &agrave; la diff&eacute;rence du d&eacute;bat, o&ugrave; des points de vue s&rsquo;opposent. Au-del&agrave; des histoires parall&egrave;les et des voix distinctes, au c&oelig;ur de la symphonie, dans la nuit des ann&eacute;es noires, un duel s&rsquo;est fait duo. En Afrique du Sud comme ailleurs, &laquo;[l]a nuit, les rails se rejoignent<a name="Note16" href="#Note16a"><strong>[16]</strong></a>&raquo;.</p> <hr /> <br /> <a name="note1a" href="#note1"><strong>[1]</strong></a> Nathalie Sarraute, &laquo;XIV&raquo;, dans <em>Tropismes</em>, Paris, &Eacute;ditions de Minuit, 1939.<br /> <a href="#Note2" name="Note2a"><strong>[2]</strong> </a>J.M. Coetzee, <em>Foe</em>, traduit de l&rsquo;anglais (Afrique du Sud) par Sophie Mayoux, Paris, &Eacute;ditions Jos&eacute; Corti (Points), 2003.<br /> <a href="#Note3" name="Note3a"><strong>[3]</strong></a> J.M Coetzee, <em>Disgr&acirc;ce</em>, traduit de l&rsquo;anglais (Afrique du Sud) par Catherine Laugas du Plessis, Paris, &Eacute;ditions Jos&eacute; Corti (Points), 2001.<br /> <a name="Note4a" href="#Note4"><strong>[4]</strong></a> Le r&eacute;cit d&rsquo;Anya appara&icirc;t &agrave; la page 39, chapeaut&eacute; par un essai sur &laquo;Les syst&egrave;mes de guidage&raquo;. R&eacute;trospectivement, ce titre ressemble &agrave; un clin d&rsquo;&oelig;il&mdash; &eacute;tant donn&eacute; le r&ocirc;le que joue Anya dans l&rsquo;&eacute;volution de JC, on peut dire qu&rsquo;elle est elle-m&ecirc;me &laquo;un syst&egrave;me de guidage&raquo; pour le romancier, voire pour le <em>Journal</em> dans sa globalit&eacute;.<br /> <a name="Note5a" href="#Note5"><strong>[5]</strong></a> Albert Cohen, <em>Belle du Seigneur</em>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard (Folio), 1968. Voir par exemple les pages 853-860. Ariane et Solal reviennent &agrave; l&rsquo;h&ocirc;tel o&ugrave; ils ont pass&eacute; leur premi&egrave;re nuit, mais ne s&rsquo;entendent plus, n&rsquo;entendent plus que le bruit des conversations qui les entourent. Le passage est une suite de bribes de phrases saisies &agrave; la vol&eacute;e, qu&rsquo;il est impossible de lire lin&eacute;airement six pages durant.<br /> <a name="Note6a" href="#Note6"><strong>[6]</strong></a> D&rsquo;apr&egrave;s la terminologie d&rsquo;Alain Trouv&eacute; dans <em>Le roman de la lecture</em>, Wavre, &Eacute;ditions Mardaga, 2004. Trouv&eacute; justifie l&rsquo;expression &laquo;roman de la lecture&raquo; en d&eacute;finissant celle-ci comme &laquo;un objet de langage construit, &agrave; dimension partiellement fictive, le produit d&rsquo;une exploration m&ecirc;lant des savoirs d&rsquo;un type in&eacute;dit &agrave; des zones d&rsquo;ombre sans doute n&eacute;cessaires&raquo; (p.20). Il pr&eacute;cise plus loin que &laquo;la verbalisation de la lecture maintient un certain degr&eacute; de fictionalit&eacute; [sic] li&eacute; &agrave; l&rsquo;accomplissement herm&eacute;neutique&raquo; (p.28). Dans le <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em>, la &laquo;verbalisation de la lecture&raquo; est la lecture elle-m&ecirc;me: c&rsquo;est la voie que se fraye le lecteur entre les diff&eacute;rentes voix. La notion de &laquo;fictionnalit&eacute;&raquo; est alors n&eacute;cessairement assum&eacute;e, chaque lecteur suivant un parcours qui lui est propre.<br /> <a name="Note7a" href="#Note7"><strong>[7]</strong></a> Alain Trouv&eacute;, <em>op.cit</em>., p.187. Trouv&eacute; note la difficult&eacute; qu&rsquo;il y a &agrave; &eacute;voquer la figure de l&rsquo;auteur dans le cadre de sa th&eacute;orie de la lecture: &laquo;[L]e texte n&rsquo;est pas un objet d&eacute;sincarn&eacute;, mais le sujet qui lui a donn&eacute; vie s&rsquo;est pourtant d&eacute;finitivement absent&eacute;&raquo;. Il d&eacute;veloppe une analogie entre texte litt&eacute;raire et secousse sismique: &laquo;[&Agrave;] l&rsquo;&eacute;branlement initial impos&eacute; au syst&egrave;me de la langue par la parole singuli&egrave;re correspondraient une s&eacute;rie de r&eacute;pliques d&rsquo;ampleur variable: les textes de lecture&raquo;.<br /> <a name="Note8a" href="#Note8"><strong>[8]</strong></a> Pierre Bayard, <em>Comment parler des livres qu&rsquo;on n&rsquo;a pas lus?</em>, Paris, &Eacute;ditions de Minuit, 2007, p.155.<br /> <a name="Note9a" href="#Note9"><strong>[9]</strong></a> D&rsquo;apr&egrave;s le titre (ironique?) de la pens&eacute;e qui cl&ocirc;t la premi&egrave;re partie du journal, &laquo;De l&rsquo;autorit&eacute; dans la fiction&raquo;, p.197.<br /> <a name="Note10a" href="#Note10"><strong>[10]</strong></a> Milan Kundera, &laquo;Entretien sur l&rsquo;art de la composition&raquo;, dans <em>L&rsquo;art du roman</em>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard (Folio), 1986, p.98.<br /> <a name="Note11a" href="#Note11"><strong>[11]</strong></a> Vercors, <em>Le silence de la mer</em>, Paris, &Eacute;ditions Albin Michel (Le livre de poche), 1951, p.48.<br /> <a name="Note12a" href="#Note12"><strong>[12]</strong></a> J.M. Coetzee, <em>Disgr&acirc;ce, op.cit</em>., p.143.<br /> <a name="Note13a" href="#Note13"><strong>[13]</strong></a> D&rsquo;apr&egrave;s le nom d&rsquo;une Commission mise en place en Afrique du Sud en 1995. Pour plus de d&eacute;tails: Amor Guidoum, <em>V&eacute;rit&eacute; et r&eacute;conciliation: exp&eacute;rience de l&rsquo;Afrique du Sud</em>, [en ligne]. <a href="http://fondation.cordoue.ch/Publications/AfriqueduSud.pdf" title="http://fondation.cordoue.ch/Publications/AfriqueduSud.pdf">http://fondation.cordoue.ch/Publications/AfriqueduSud.pdf</a> [Page consult&eacute;e le 21 juin 2010].<br /> <a name="Note14a" href="#Note14"><strong>[14]</strong></a> &laquo;Dans le mythe de la fondation de l&rsquo;&Eacute;tat que nous donne Thomas Hobbes, notre descente vers l&rsquo;impuissance a &eacute;t&eacute; volontaire: afin d&rsquo;&eacute;chapper &agrave; la violence de perp&eacute;tuelles guerres sanglantes (repr&eacute;sailles sur repr&eacute;sailles, vengeance r&eacute;pondant &agrave; la vengeance, la vendetta), nous avons individuellement et solidairement c&eacute;d&eacute; &agrave; l&rsquo;&Eacute;tat le droit d&rsquo;user de la force physique&raquo; (p.10).<br /> <a name="Note15a" href="#Note15"><strong>[15]</strong></a> Pierre Reverdy, &laquo;Une &eacute;motion appel&eacute;e po&eacute;sie&raquo;, dans <em>Sable mouvant</em>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard, 2003, p.104.<br /> <a name="Note16a" href="#Note16"><strong>[16]</strong></a> Jean-Bernard Pouy, <em>La petite &eacute;cuy&egrave;re a caft&eacute;</em>, Paris, Librio (noir), 1998, p.5. Afrique du Sud Apartheid BAYARD, Pierre COETZEE, J.M. COHEN, Albert Engagement GUIDOUM, Amor Histoire HOBBES, Thomas KUNDERA, Milan Polyphonie POUY, Jean-Bernard REVERDY, Pierre SARRAUTE, Nathalie Sociocritique TROUVÉ, Alain VERCORS Roman Tue, 14 Sep 2010 15:06:39 +0000 Raphaël Groulez 265 at http://salondouble.contemporain.info