Salon double - Effet de réel http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/622/0 fr Performance toxicomaniaque : comment recoller ensemble des milliers de petits bouts de soi http://salondouble.contemporain.info/article/performance-toxicomaniaque-comment-recoller-ensemble-des-milliers-de-petits-bouts-de-soi <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/monette-annie">Monette, Annie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/a-million-little-pieces">A Million Little Pieces</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/critures-sous-influence-pr-sence-des-drogues-en-litt-rature-contemporaine">Écritures sous influence: présence des drogues en littérature contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">Lorsqu’on s’intéresse à ce qui est le plus souvent nommé la littérature de la drogue, on remarque très rapidement un consensus chez les critiques et les historiens: cette littérature particulière serait plus ou moins morte à la fin des années 1960. C’est effectivement le constat que fait Max Milner (2000), pour qui Henri Michaux<strong><a href="#1a" name="1">[1]</a></strong> représente le dernier auteur de la drogue<strong><a href="#2a">[2]</a></strong><a name="2"></a>. Cette conclusion soulève un problème si on souhaite réfléchir aux textes de la drogue du point de vue de la littérature contemporaine. Car en apposant une date de péremption au-delà de laquelle toute littérature de la drogue devient impossible, Milner tire en effet un trait sur toutes les productions littéraires publiées après les années 1960, qui ont pourtant elles aussi traité de l’expérience de la drogue. Ce découpage assez artificiel, sans ignorer complètement ces textes, postule par avance leur non-valeur. Il est vrai que cette vision repose en partie sur un véritable désintérêt envers les substances toxiques: désintérêt de la psychiatrie, qui cesse d’y voir un outil pour comprendre la maladie mentale ou un remède pour la soigner; désintérêt des entreprises pharmaceutiques qui abandonnent leur production et leurs recherches; désintérêt «social» également, qui se traduit notamment par une moins grande acceptabilité de l’usage des drogues (qui peut être en partie expliquée par le durcissement des lois contre le trafic et la possession de substances illicites); désintérêt, au moins apparent, des artistes, poètes et intellectuels pour des substances de moins en moins exotiques<strong><a href="#3a">[3]</a></strong><a name="3"></a>.<br /><br />Mais plutôt qu’un point de non-retour, ne faudrait-il pas plutôt voir une transformation, un changement dans/de la littérature de la drogue? À mon sens, il est plus intéressant de chercher à voir ce que cette littérature est devenue que d’annoncer prématurément sa fin, sur la base que les moyens ne sont plus les mêmes.</p> <p style="text-align: justify;"><br />C’est en ayant en tête ces prémisses que j’ai abordé <em>A Million Little Pieces</em> (2003), de James Frey et c’est en considérant ce texte comme un exemple d’une potentielle «nouvelle» écriture de la drogue que je l’ai parcouru et que je souhaite, dans les pages suivantes, y réfléchir.<br /><br /><strong><span style="color:#808080;">Du vrai et du faux</span></strong><br /><br />Le «scandale» autour de la publication de ce texte est connu. Frey a présenté, d’abord à son éditeur, puis à son lectorat, <em>A Million Little Pieces</em> comme un récit «totalement» authentique sur le plan biographique: ce «cauchemar américain» était le sien et il le livrait, sans pudeur, aux yeux des lecteurs — ce qui a achevé, on le comprend, de les émouvoir et d’attiser leur curiosité (et de mousser les ventes). En effet, le succès, tant populaire que critique, a été très rapide. Frey a enchaîné les entrevues télévisuelles et a été l’invité d’Oprah qui l’a rapidement sacré l’un des auteurs les plus géniaux de sa génération. Or on sait qu’il y avait une part de jeu, de contrefaçon, voire de fraude dans cette affaire. Tout ce qu’a écrit Frey n’est pas vrai. Des faits ont été gonflés, d’autres inventés. C’est au site Internet «The Smoking Gun» qu’on doit la révélation de ce «scandale»<strong><a href="#4a" name="4">[4]</a></strong>. Frey nie d’abord, puis jongle avec les idées de «vérité» et d’«authenticité» avant d’avouer. Son éditeur, qui d’emblée le défend bec et ongles, doit se rétracter devant les faits. Une note de l’auteur et une autre de l’éditeur accompagnent désormais la nouvelle édition.<br /><br />Au-delà de ce prétendu scandale<strong><a href="#5a" name="5">[5]</a></strong>, ce qui m’apparaît particulièrement intéressant est l’idée de la performance. Se présenter sur les plateaux de télévision, arguer que son récit est «purement autobiographique», établir une correspondance sans équivoque entre le narrateur et l’auteur, témoigner devant tous de sa «vie de toxico» relève en effet d’une certaine forme de performance, d’un certain <em>acting</em>. En effet, Frey s’est en quelque sorte composé un personnage (le narrateur du texte) qu’il a ensuite incarné, interprété: c’est dans la peau de ce narrateur qu’il s’est présenté à ses lecteurs, aux critiques, aux caméras. Certes, la ligne est ici mince entre la réalité et la fiction: malgré les inventions, Frey demeure proche de ce personnage de toxicomane. Mais démêler le vrai du faux, l’invention de l’authentique, est-ce au fond intéressant ou important? Ce qui m’apparaît digne d’intérêt, c’est que Frey a intentionnellement levé la frontière, il a prétendu qu’elle n’existait pas. Il s’est dès lors mis, dans une certaine mesure, à performer son texte, à incarner «James», à jouer son propre rôle. Cette performance s’est toutefois menée <em>autour</em> du texte. On peut alors se demander comment elle agit <em>dans</em> le texte.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le corps du toxicomane, objet d’une performance</strong></span></p> <p style="text-align: justify;"><br />L’idée de la performance, considérée au sens de représentation, implique de façon presque inévitable le corps. Dans la performance artistique, par exemple, c’est lui qu’on met de l’avant, c’est lui qu’on soumet à l’action exécutée en même temps qu’aux regards des spectateurs. Dans le texte de la drogue, le corps est pareillement sujet à la représentation: parce que c’est en lui que la drogue a pénétré, sur lui qu’elle s’est imprimée et qu’elle a laissé des traces, parfois ineffaçables. Chez Frey, le corps trouve plusieurs formes de «performation». D’abord, dans les descriptions inévitables de l’agonie, des maux, des blessures et de l’état d’abjection dans lequel se retrouve le corps. C’est d’ailleurs sur un tel tableau disgracieux que s’ouvre <em>A Million Little Pieces</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />I wake to the drone of an airplane engine and the feeling of something warm dripping down my chin. I lift my hand to feel my face. My front four teeth are gone, I have a hole in my cheek, my nose is broken and my eyes are swollen nearly shut. […] I look at my clothes and my clothes are covered with a colorful mixture of spit, snot, urine, vomit and blood. (p. 1)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cet incipit introduit assez brutalement le lecteur à ce qui lui sera, dans la suite du texte, constamment re-présenté: une enveloppe corporelle malmenée, incomplète, trouée, d’où fuient des fluides écœurants, comme si le corps se recrachait lui-même. Les scènes répétitives de dégurgitation montrent en ce sens non seulement un corps malade, mais encore un corps qui se désagrège de l’intérieur:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />[…] I crawl into the Bathroom and I grab the sides of the toilet and I wait. It sweat and my breath is short and my heart palpitates. My body lurches and I close my eyes and I lean forward. Blood and bile and chunks of my stomach come pouring from my mouth and my nose. (p. 20)<br />&nbsp;</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">À l’écoulement et à l’expulsion répond une action contraire, mais en même temps complémentaire: le remplissage. Le corps du toxicomane en est un qui demande sans cesse à être rempli. De drogues, évidemment, mais, lorsque la cure de désintoxication est entamée, de tout ce qui peut être ingurgité: nourriture, fumée du tabac, café sont consommés en quantité et de façon constante, comme s’il était impossible d’atteindre la satiété: «Get something. Get something hard and get something fast. Fill me. Fill me till I die.» (p. 81) «Once a junky, always a junky» (2003, p. 97), disait Burroughs: qu’on se bourre de crack jusqu’aux yeux ou qu’on mange jusqu’à s’en faire éclater, peu importe. Il est question de combler un besoin:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />The food is a drug, a drink, a chemical, a substance. No one cares that they are getting all they can handle, that they have more than they need. If they could, the men would eat the furniture, the bookshelves, the plates, the napkins, the banquet tables, the coffee machine. (p. 334)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />La double action récursive vider/emplir, emplir/vider devient donc une expression, une&nbsp; manifestation de la consommation. La mécanique toxicomaniaque est incarnée, elle est <em>incorporée</em>.<br /><br />D’autres scènes récurrentes dans<em> A Million Little Pieces</em> participent de façon similaire à la mise en scène du corps. Les scènes que j’appellerais «du miroir», dans lesquelles James observe d’abord les ravages et les blessures, puis, lentement, les améliorations, les guérisons ont évidemment pour but de montrer le corps, non seulement au lecteur, mais encore au narrateur qui se retrouve à se (re)voir: la difficulté éprouvée par James à regarder (dans) ses yeux illustre d’ailleurs la peine éprouvée à la monstration du corps; le spectacle du corps du toxicomane n’en est pas un facile à contempler. Les «scènes de la douche», quant à elles, montrent la souffrance imposée par le drogué sur son corps: l’eau volontairement trop chaude qui pique et brûle la peau de James reproduit la souffrance que le toxicomane s’est infligée avec la drogue. Ici, cependant, il s’agit de reprendre contact avec le corps, par le moyen contradictoire de la douleur.<br /><br />Mais je pense plus précisément à la scène effroyable de l’opération chez le dentiste; James, étant toxicomane, ne peut recevoir d’anesthésiant. Il doit subir «à froid» la reconstruction de sa dentition<strong><a href="#6a">[6]</a></strong><a name="6"></a>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />The drills come out and a vacuum starts sucking the dying flesh surrounding my root from the canal that holds it. The agony does not subside. The vacuum stops and the remaining flesh is scraped from the interior of the canal with some sort of sharp pointed instrument. The agony does not subside. The vacuum goes back and comes out, the scraping continues. The agony does not subside. (p. 63)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Je ne donne qu’un très court extrait de cette scène qui s’étend sur plusieurs pages. On se trouve ici à la limite du soutenable, pour le narrateur comme pour le lecteur: le dernier seuil de la souffrance est franchi. La performance du corps dans cet épisode dépasse la représentation: le but consiste moins à décrire en mots la torture horrible à laquelle James doit se soumettre que d’utiliser les mots pour rejouer la scène, pour réactiver par eux la douleur et refaire cette expérience corporelle extrême.<br /><br /><strong><span style="color:#808080;">Les mots comme outils de la performance</span></strong></p> <p style="text-align: justify;"><br />La performance, justement, c’est aussi une affaire de mots, d’écriture et de langage. En effet, performer signifie un mode d’expression, une mise en acte de la parole. Dans l’écriture de la drogue, la performance consiste à soumettre le langage à une opération qui permet de <em>dire</em> la drogue. Car l’expérience vécue (parce qu’elle est avant tout affaire de perception, parce qu’elle correspond à une réalité unique, non partageable et non reproductible) dépasse très souvent les capacités langagières de l’auteur. Elle tient de l’indicible. En cela, Frey n’est pas différent de ses prédécesseurs: sa performance textuelle repose sur une série de moyens employés pour faire correspondre l’écrit et l’expérience. Je ne les passerai pas tous en revue<strong><a href="#7">[7]</a></strong><a name="7"></a>, mais je signale par exemple l’usage de phrases très courtes qui décrivent les gestes posés entre les paroles échangées par les protagonistes: «She pulls away and we stand. She speaks./ Have a good night./ I will. She turns and she starts to walk away. I speak./Lilly./ She stops and she looks back./ What?/ I’ll miss you./ She smiles./ Good.» Ces passages donnent au texte un rythme particulier, en venant en quelque sorte découper les dialogues et en leur ajoutant une dimension «visible»: au-delà des paroles prononcées, le lecteur «voit» les réactions, les gestes, les mimiques. Le corps refait surface par/dans la lettre. Je remarque également la façon dont Frey construit ses dialogues (nous en avons déjà un exemple dans la citation précédente). Ceux-ci ne sont pas indiqués par des tirets et sont dépourvus des renvois (tel «dit-il» ou «demande-t-elle») qui permettent normalement de bien suivre l’échange et qui distinguent le dialogue de la narration. Ses dialogues se présentent plutôt comme une succession de phrases (souvent brèves) placées les unes sous les autres, comme à la chaine:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Tell me a story.<br />It’s your turn.<br />I want you to start.<br />Why?<br />Because you’re braver than me.<br />Why do you think that.<br />Just tell me a story.<br />What do you want to hear?<br />Tell me a story about love. (p. 204)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Cette façon d’écrire les dialogues produit un certain effet graphique<strong><a href="#8a">[8]</a></strong><a name="8"></a>: la disposition des lignes sur la page attire automatiquement l’œil et déclenche en même temps un rythme particulier de lecture, rapide, descendant. L’absence d’artifices expressifs donne de même l’impression d’une oralité renforcée: dans une véritable conversation, évidemment, on ne dispose pas de tirets et d’indications sur les renvois de parole. Les dialogues de Frey tendent à reproduire ce réalisme de l’échange, à mettre en acte une «parole parlée». Si on rapproche cette écriture particulière du dialogue de la stratégie précédente (les deux se confondent souvent, d’ailleurs), on s’aperçoit que la performance appelle la performativité: par l’écriture, il s’agit de réaliser ce qui a été vécu.</p> <p style="text-align: justify;">Frey fait aussi un usage répété et orthographiquement incorrect de la majuscule en début de mots. Outre accorder une importance à certains termes, je pense que ce procédé relève d’une certaine fonction identificatrice. En effet, «I», en anglais, s’écrit invariablement avec une majuscule; le «je» est toujours un nom propre. On pourrait donc avancer que les mots auxquels Frey met une majuscule sont des termes qui lui servent à s’identifier, à s’affirmer, à se reconnaître. L’exemple le plus illustratif réside sûrement en cette phrase, répétée en plusieurs endroits dans le texte: «I am an Alcoholic and I am a Drug Addict and I am a Criminal.» Frey affirme ce qu’il est, ce qu’il sera toujours, malgré la désintox, malgré le renoncement à la drogue et à l’alcool, malgré la réinsertion sociale: «I am what I am because I made myslef so.» (p. 221). L’utilisation de la majuscule en début de mots apparaît ainsi comme un procédé de re-présentation de soi.<br /><br /><strong><span style="color:#808080;">Nouvelle littérature de la drogue ou nouveau regard sur une littérature singulière?</span></strong></p> <p style="text-align: justify;"><br />Cette performance que je me suis efforcée de mettre au jour dans ces quelques pages constitue sans aucun doute une particularité de l’écriture de la drogue chez Frey. Mais peut-elle être plus largement comprise comme une marque distinctive d’une «nouvelle» littérature de la drogue? Il me parait difficile d’affirmer que la re-présentation de soi et du corps consiste en une innovation: dès<em> Confessions of an English Opium-Eater</em>, de Thomas de Quincey (1821), considéré comme le premier texte de la drogue, il a été question de mettre le sujet et son corps sous les projecteurs. De même pour la performance de/dans l’écriture, le langage: Michaux, qui a voulu saisir dans l’instant le phénomène psychotrope, et Burroughs, qui a établi tout un langage du toxicomane, avaient tous deux déjà ouvert la voie à ce type de performance. Cependant, un changement semble s’être opéré: la performance, au moins chez Frey, est <em>devenue</em> texte (et elle est, dans un second temps, venue du texte, comme le montre le jeu joué par l’auteur après sa publication). Et ce texte-performance m’apparaît, plus qu’un témoignage, plus qu’un compte rendu expérientiel, plus qu’une expérience d’écriture, comme une vaste entreprise d’énonciation de soi. La «performance toxicomaniaque» à laquelle se livre James Frey vise à parvenir à recoller ensemble des milliers de petits bouts de soi. Il serait bon, à la lumière de cette réflexion, de dépasser les limites (im)posées par les historiens et les critiques pour voir comment cette performance peut se retrouver dans d’autres œuvres littéraires contemporaines de la drogue et comment elle peut renouveler notre regard sur cette littérature singulière.</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>BURROUGHS, William S., <em>Junky</em>, Londres, Penguins Book, 2003 [1953].<br /><br />FREY, James, <em>A Million Little Pieces</em>, New York,Knopf Publishing Group, 2003.<br /><br />MICHAUX, Henri, <em>Misérable miracle</em>, Paris, Gallimard, 2003 [1956].<br /><br />MILNER, Max, <em>L’imaginaire des drogues. De Thomas De Quincey à Henri Michaux</em>. Paris: Gallimard, 2000.</p> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#1">[1]</a></strong><a name="1a"></a> Le «corpus mescalinien» d’Henri Michaux est composé de quatre ouvrages: <em>Misérable miracle</em> (1956), <em>L’Infini turbulent</em> (1957), <em>Connaissance par le gouffre</em> (1961) et <em>Les Grandes épreuves de l’esprit </em>(1966).</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#2">[2]</a></strong><a name="2a"></a> Selon Milner, la consommation des drogues après cette époque n’engendre plus, comme c’était le cas au XIXe siècle et jusqu’à la moitié du XXe siècle, de poètes et de créateurs. Sa conclusion pose problème. En effet, sans tout à fait reposer la question du potentiel créateur et inspirateur de la drogue — invalidée déjà par Baudelaire dans ses <em>Paradis artificiels</em> en 1860 et récusée à nouveau par Michaux, un peu plus de cent ans plus tard, dans <em>Misérable miracle</em>, où le poète affirme que la mescaline est «l’ennemie de la poésie» (1961, p. 64) —, Milner semble du moins inverser l’équation: selon sa formulation, la drogue paraît produire le poète, l’écrivain, l’artiste. Les substances psychotropes ont pu représenter pour certains une voie singulière d’exploration — tantôt littéraire ou poétique, tantôt spirituel ou métaphysique. Elles ont tout à fait pu participer d’une démarche esthétique ou ont pu infléchir, par leur action, le processus d’écriture ou l’entreprise de création. Mais la démarche consistait à voir ce qui pouvait ou non être tiré de la drogue: celle-ci a été un instrument; ce n’est pas l’écrivain ou le poète qui a été instrumentalisé. Aussi faut-il selon moi déplacer le rapport et s’attarder à ce qu’a produit l’auteur des suites de la consommation d’une ou de plusieurs drogues: le texte qui, pour le lecteur, demeure la seule trace toujours visible, le seul effet encore «actif» du psychotrope absorbé.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#3">[3]</a></strong><a name="3a"></a> Ici, on pourrait suggérer un glissement de la sphère artistique et littéraire à celle de la culture populaire: le milieu de la musique, notamment, aurait-il pris le relais des artistes et écrivains des générations précédentes?</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#4">[4]</a></strong><a name="4a"></a> Je ne donnerai pas le détail de ce que The Smoking Gun révèle, mais on peut lire le texte «A million little lies» à cette adresse : <a href="http://www.thesmokinggun.com/documents/celebrity/million-little-lies" title="http://www.thesmokinggun.com/documents/celebrity/million-little-lies">http://www.thesmokinggun.com/documents/celebrity/million-little-lies</a></p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#5">[5]</a></strong><a name="5a"></a> Ce qui me semble le plus étonnant, ce n’est pas que <em>A Million Little Pieces</em> ne soit pas aussi «véridique» que l’auteur l’ait laissé entendre, mais qu’autant de gens aient pu croire que tout dans ces quelques trois cent quatre-vingts pages était entièrement vrai…</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#6">[6]</a></strong><a name="6a"></a> L’effet que produit ce passage sur le lecteur est puissant, notamment à cause de la longueur de la scène et des nombreuses répétitions et de la profusion de détails, très concrets, immédiats, crus qui rendent la douleur plus vive encore, plus violente.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#">[7]</a></strong><a name="7a"></a> Je signale tout de même, à titre illustratif, quelques-unes de ces stratégies. La syntaxe disruptive exprime certainement le décalage du drogué d’avec la réalité, son inadéquation; les nombreuses répétitions&nbsp; mettent en évidence des moments clés, mais sont aussi les marques d’une temporalité détraquée, de gestes qui s’épuisent dans la compulsion: «I breathe and I shake and I can feel it coming and rage and need and confusion regret horror shame and hatred fuse into a perfect Fury a great and beautiful and terrible and perfect Fury the Fury and I can’t stop the Fury or control the Fury I can only let the Fury come come come come come come.»&nbsp; (p. 153). Les différents niveaux de langage, en particulier les mots et expressions issus d’un langage plus populaire, voire vulgaire («fuck», «fucking», «fuck you», utilisés à toutes les sauces) font écho à la rudesse, dans les mœurs comme dans les paroles, du toxicomane et de son univers; l’utilisation des caractères gras et des lettres majuscules («<strong>How clean are the toilets now, Motherfucker?</strong> […] HELP HELP HELP […] <strong>HOW CLEAN ARE THEY NOW?</strong>» (p. 45) renforcent ces deux derniers moyens.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#8">[8]</a></strong><a name="8a"></a> Cette technique ajoute de même une part de subjectivité aux dialogues. Les paroles prononcées par James et ses interlocuteurs sont désormais ramenées sur un même plan, comme s’il n’y avait plus vraiment de distinction entre l’échange et l’introspection. La narration s’arroge le dialogue; le narrateur se réapproprie les discours.</p> Autobiographie Autofiction BURROUGHS, William Contemporain Effet de réel États-Unis d'Amérique FREY, James Manque MICHAUX, Henri MILNER, Max Représentation du corps Témoignage Roman Mon, 05 Nov 2012 00:03:14 +0000 Annie Monette 621 at http://salondouble.contemporain.info Entretien avec Daniel Grenier http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-daniel-grenier <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/grenier-daniel">Grenier, Daniel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Malgré tout on rit à Salon double </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: center;">&nbsp;</p> <p style="text-align: center; "><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/396266_10150697379788296_579658295_11095846_2023555248_n_3.jpg" style="width: 250px; height: 400px; " /></p> <p>&nbsp;</p> <p>Daniel Grenier est né à Brossard en 1980. Après avoir vécu quelques années dans Villeray, il s'installe à Saint-Henri, qu'il explore depuis dans ses textes et sur <a href="http://sthenri.wordpress.com" title="http://sthenri.wordpress.com">http://sthenri.wordpress.com</a>. Doctorant à l'UQAM, il prépare une thèse en études littéraires sur les figures du romancier dans la fiction américaine du XIXe et du XXe siècles. <em>Malgré tout on rit à Saint-Henri</em> est son premier livre. Il passe aujourd'hui au salon pour en discuter avec Simon Brousseau.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Simon Brousseau —</strong></span> En ouvrant ton livre, on est évidemment en droit de s'attendre à des histoires qui révèlent un lieu avec ses teintes propres, ses ambiances, ses habitants. Et pourtant, ce qu'on découvre, c'est peut-être davantage un rapport bien particulier au réel et à l'écriture, Saint-Henri et les gens qui y vivent devenant le contexte permettant un discours sur le monde. Il y a une circulation entre l'intérieur et l'extérieur, entre le local et l'universel, entre le microévénement et la marche du monde dans ce livre, et la citation de Jacques Godbout qui se trouve en exergue invite à le lire en scrutant ces relations: «Saint-Henri des tanneries ressemble plus à d'autres quartiers qu'à lui-même.» Avant de discuter du recueil, pourrais-tu nous dire quelques mots sur Saint-Henri? Pourquoi ce quartier en particulier?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Daniel Grenier —</strong></span> La citation de Jacques Godbout que j'ai choisie pour ouvrir le livre est en effet très révélatrice de ce que j'ai essayé de faire (ou plutôt de ne pas faire). Elle provient du film de l'ONF <em>À Saint-Henri le cinq septembre</em>, qui a été tourné en 1962. Dans ce très beau film, le quartier apparaît à la fois comme quelque chose que l'on tente de saisir, de résumer d'une manière «sociologique» ou «anthropologique», et quelque chose d'insaisissable, justement, qui nous échappe, qui résiste à la définition. À la fin, Godbout, qui signe la narration, prononce cette phrase qui m'a beaucoup marqué et qui m'a accompagné lors de l'écriture du recueil. N'étant ni historien, ni sociologue, je n'avais pas la prétention de mettre en scène un Saint-Henri réaliste, bien délimité, dans lequel on aurait retrouvé, par exemple, un personnage typique des différentes classes sociales du quartier, ou encore une série de récits bien&nbsp; informés par l'histoire architecturale des lieux. Ceux qui ont essayé de faire ça se sont souvent frappés à un mur: quand on essaie d'être trop «vrai», de dire la «vérité» sur un lieu ou sur une communauté, on tombe dans le piège de la caractérisation et du discours réducteur. Saint-Henri agit ici, comme tu dis, plus comme un prétexte et un contexte afin de stimuler mon imagination de conteur. Le quartier devient un espace assez flou à l'intérieur duquel j'invite le lecteur à se promener. On y rencontre plein de gens, certes, mais qui pourraient vivre n'importe où, au fond. Le livre fonctionne un peu sur le mode de l'incursion et de l'excursion: à partir d'un endroit précis qui existe dans le réel, on s'infiltre dans la tête de personnages qui y habitent, mais on se permet aussi d'en sortir pour aller ailleurs.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/1/Capture%20d%E2%80%99%C3%A9cran%202012-04-18%20%C3%A0%2017.14.37.png" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/1/Capture%20d%E2%80%99%C3%A9cran%202012-04-18%20%C3%A0%2017.14.37.png" alt="25" title="" width="580" height="381" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'></span></span></p> <p><br />J'ai toujours ressenti le besoin d'ancrer mes histoires dans des endroits précis, plus par réflexe que par réflexion profonde. Je crois que j'aime créer des effets de réel, donner des indications qui donnent une ambiance au récit. Ça ne leur enlève pas leur «universalité», mais ça me donne l'impression qu'ils sont plus «terre-à-terre», et ça me rassure, d'une certaine façon. Le quartier Saint-Henri, c'est d'abord l'endroit où j'habite, l'endroit où j'ai choisi de rester, l'endroit où je construis mon identité depuis quelques années, et par le fait même il a une influence très grande sur mon écriture, car c'est à travers ce lieu que je vis mon expérience montréalaise. Quand on est un enfant de la rive sud comme moi, la ville représente souvent un fantasme, une sorte de lieu magique où on pourra enfin s'épanouir, un lieu sans limites. Et c'est quand on y emménage qu'on s'aperçoit que la ville est bien trop grande, justement, qu'elle ne se laisse pas apprivoiser si facilement. Ainsi, d'une certaine manière, le quartier où on s'installe, c'est une porte d'entrée à échelle humaine. Personnellement, j'aime mon quartier pour les mêmes raisons que tout le monde, ses commerces, son ambiance générale, ses habitants, sa diversité, etc. Si je ressens le besoin d'en parler, c'est parce qu'il m'inspire des histoires, bien sûr, mais c'est aussi parce que c'est l'endroit où j'invente ces histoires. Et on s’entend aussi pour dire que Saint-Henri c’est quand même le meilleur quartier à Montréal.&nbsp; &nbsp;<br /><br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>SB —</strong></span> Je trouve intéressant de te lire à propos de la tentation du réalisme sociologique, de ce piège qui consisterait à affirmer la nature d'un lieu de façon figée, parce que j'ai cru apercevoir dans ton livre, en sous-texte, une discussion, ou plutôt une prise de position face au réalisme littéraire. Je résumerais cette impression comme suit: dans <em>Malgré tout on rit à Saint-Henri</em>, il y a une volonté de rendre indistincte la frontière entre le prosaïque et le poétique. C'est-à-dire que tout en manifestant une attention soutenue aux détails les plus anodins, ce qui représente normalement une technique efficace pour parvenir à ces effets de réel dont tu parles, ton traitement de ceux-ci est si exacerbé, il occupe une place si importante dans le mouvement du récit qu'on a plutôt affaire à une forme de réalisme paranoïaque où tout, absolument tout peut être interprété comme un signe. Il me semble qu'il s'agit d'une tension fondamentale dans ton écriture, ce point de rupture où l'attention portée au réel fait basculer celui-ci dans l'écriture, dans les mots, dans la texture des mots. Dans <em>Le danseur</em>, le personnage interprète la goutte de sueur qui lui tombe dans l'œil comme étant un présage, l'un des rouages de la «mécanique de la réalité». De la même façon, les portes qui refusent de fermer font pressentir, dans <em>Peine perdue</em>, la fin d'une relation amoureuse. Dans <em>Quatre et demie sur du Couvent</em>, le personnage principal se perd dans ses délires spéculatifs lorsqu'il se retrouve devant la bibliothèque de Bédard, l'ancien locataire. Au final, on a l'impression que dans l'univers de tes personnages, la réalité cède le pas à l'imagination, celle-ci structurant celle-là. D'où te vient cette fascination pour les détails? Pourquoi leur accordes-tu tant d'importance?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>DG —</strong></span> Je n'irais peut-être pas jusqu'à parler d'une «prise de position» par rapport au réalisme, mais je trouve ta lecture tout à fait intéressante. C'est vrai que dans le recueil, il y a une obsession des mots, chez les personnages et aussi dans la narration, qui rend poreuse la frontière entre le réel et le langage qu'on possède pour le décrire. Plus souvent qu'autrement, ils ont une influence directe l'un sur l'autre à l'intérieur des textes et les mots, leur poids, leur force, peuvent effectivement faire basculer le cours d'un récit. J'aime l'idée que, d'une certaine façon, il reste une ambiguïté fondamentale sur ce qui se passe dans une nouvelle <em>à cause</em> de la façon dont elle est racontée. Je travaille sans aucun doute mes textes dans cette optique. Ça peut aller, comme tu le mentionnes dans le cas du signe, d'une goutte de sueur <em>interprétée</em> comme le centre d'une cible par un danseur qui devient ensuite le centre d'un cercle, jusqu'à une série de phrases qu'il est impossible d'attribuer correctement à un personnage ou à un autre. Évidemment, ce qui est fascinant avec l'écriture, c'est qu'à partir d'un point impossible à discerner, les réseaux de sens se construisent d'eux-mêmes, et l'auteur ne contrôle plus <em>totalement</em> ce qu'il fait. Encore une fois, quand on veut trop contrôler, on se perd et ça devient lourd, surchargé. Je suis persuadé que tu vois plein de choses que je n'ai pas consciemment désirées ainsi, mais qui y sont, d'une manière indéniable: le langage métaphorique, les échos structurels, les canalisations sémiotiques, tout ça se place et, comment dire, s'autogénère d'une manière qui ne cesse de m'étonner. L'attention portée aux détails fonctionne peut-être un peu de la même façon, dans la mesure où à partir d'un certain moment, mon simple jugement conscient ne suffit plus: quelque chose survient qui est d'un autre ordre. J'observe ce qui m'entoure, et bien sûr je me targue d'avoir une certaine capacité à bien saisir les petites choses qui pourraient sembler négligeables, voire impertinentes, une sorte de sensibilité drolatique qui viendrait définir mon écriture et lui donner une touche personnelle, mais j'insiste sur le fait qu'il y a un moment où ça m'échappe, où les détails <em>existent</em> sans nécessairement avoir été<em> pensés</em>. Ceci dit, pour éviter de tomber dans l'ésotérique, il reste que je m'efforce souvent d'atteindre non pas la précision du détail, mais plutôt un angle inédit, pour susciter l'intérêt du lecteur, ou le déstabiliser.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>SB —</strong></span> En effet, ce n'est pas tout que de souligner ton intérêt pour les détails et les hasards. Il y a aussi dans ton livre un penchant assumé pour l'oralité, et tu débusques souvent des usages courants qui sont hilarants, tant le ton est juste. Il y a des passages où tu malmènes franchement la syntaxe, et plus généralement le<em> bon usage</em> de la langue: «J'avais rien à faire l'autre soir, j'étais tanné de checker des petits clips pornos comme trop hardcore sur YouPorn, faque je me suis ramassé au Black Jack. J'ai passé la soirée dans un coin, à convaincre un gars que j'avais un Rhodes à lui vendre, 1971, en parfait état, mille sept cents piasses, qu'y fallait que je m'en débarrasse parce que j'avais genre hérité du truc […]» (p. 235) La série «Entendu à Saint-Henri» regorge de personnages au langage coloré. Cette façon que tu as de passer du langage écrit au langage parlé me semble être d'un grand intérêt, peut-être parce qu'elle est si rare dans le paysage littéraire québécois. Pourrais-tu nous parler de ton intérêt pour le vernaculaire?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>DG —</strong></span> L'oralité est un des aspects de la littérature qui est le plus intéressant à travailler, parce que ça semble aller de soi, mais en fait c'est d'une complexité inouïe. Est-ce que c'est une question de dialogue? Est-ce que ça doit s'infiltrer dans le texte entier? Est-ce que c'est de l'oralité d'intituler un livre <em>Anna braillé ène shot</em>? Parfois on a l'impression qu'il ne s'agit que de tendre l'oreille et ensuite coucher ce qu'on entend sur le papier, alors qu'en réalité, en transposant l'oral d'une certaine manière, en le travaillant, en le tordant, en le déformant, on le rend éminemment <em>littéraire</em>: il devient écrit, presque plus écrit qu'un style plus classique. Si l'oralité est trop marquée, on le sait, elle peut même ralentir la lecture et créer un effet de distanciation inverse à ce qui est souhaité. Certains livres ont souffert de ce genre de problème et ils sont difficiles à lire aujourd'hui.</p> <p><br />D'un côté, j'essaie d'être le plus fidèle possible à une certaine «voix» québécoise que j'aime exploiter, parce qu'elle est la mienne et celle des gens qui m'entourent, et de l'autre je ne cesse de la triturer pour lui faire dire des choses qui ne se disent pas <em>exactement</em> comme ça, pour lui donner une sorte de plus-value. Ce que j'apprécie aussi, avec cet usage de l'oralité, c'est qu'elle me permet de mettre en scène des personnages à l'âge et au <em>background</em> imprécis; des gens qui s'expriment comme des adolescents puérils, mais qui ont des connaissances littéraires étendues, par exemple. Ça revient à cette idée de déstabiliser le lecteur et d'être son complice en même temps.</p> <p><br />L'oralité, le vernaculaire, ce sont des sujets qui reviennent beaucoup quand je discute avec mes amis écrivains. Tout le monde a sa petite idée là-dessus, sur l'importance ou l'inutilité de changer la graphie des mots, sur la place à laisser au lecteur pour imaginer un dialogue au lieu de le reproduire pour lui, sur la différence entre une langue orale qui va bien vieillir sur papier et une espèce de <em>slang</em> montréalais qui sera bientôt dépassé et incompréhensible. Ce sont des questions que je me pose sans cesse en écrivant et pour lesquelles je n'ai pas de réponses claires. Tout ce que je sais, c'est que je ne pourrais pas écrire autrement que dans une langue qui, au minimum, essaie d'être de son temps et de son lieu d'émergence. Pour moi, la langue n'existe pas en dehors du fait de la parler.&nbsp; &nbsp;<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>SB —</strong></span> Une langue de son temps et de son lieu d'émergence, la formule est forte et mérite d'être retenue. On remarque toutefois que cela ne signifie pas pour toi l'expression d'un nationalisme à la ceinture fléchée. Bien au contraire. Parmi les moments forts du livre, je retiens ces passages où tu réfléchis à ta langue et à ta culture depuis un point de vue externe, par exemple celui d'une immigrante brésilienne qui se questionne à propos des québécois: «Elle voudrait mettre un gigantesque accent tonique sur certains mots en français qui ont l'air morts. Comment ça se fait qu'il n'y a pas d'accent tonique sur le mot <em>magnifique</em> ou sur le mot <em>sublime</em>? Comment ça se fait qu'ils parlent avec les mains dans les poches? Il paraît que dans le nord du Québec, quelqu'un lui a dit ça, il paraît que le taux de suicide est encore plus élevé. Le plus élevé du monde.» (p. 85)&nbsp;Tu sembles fasciné par la positivité des rencontres culturelles. Dans <em>Les mines générales</em>, la plus longue nouvelle du recueil, tu évoques avec beaucoup de nuances et de subtilités une rencontre authentique, humaine, entre un québécois et une famille brésilienne.&nbsp;Pourquoi était-ce si important pour toi de signer un long texte qui traite de l'immigration au Québec?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>DG —</strong></span> C'est une très bonne question, ça. Le Brésil est une autre de mes grandes passions. Ça a été une découverte importante dans ma vie et elle a eu lieu alors que je donnais des ateliers d'histoire et de culture québécoise à de nouveaux arrivants dans le cadre du programme des cours de français du ministère de l'immigration. J'ai fait des rencontres inoubliables durant ces quelques années, qui ont nourri mon imagination et qui ont changé ma façon de voir les choses. À cette époque-là, je me suis mis à me questionner sur ce que j'entendais autour, sur les clichés qui circulaient à propos des immigrants, sur notre rapport à l'étranger. Je tenais à en parler, mais d'un point de vue très personnel. L'immigration est aussi un sujet extrêmement complexe et j'avais envie d'en traiter d'une manière qui ne serait ni condescendante, ni superficielle, et ma passion pour la culture brésilienne et la langue portugaise était pour moi un angle d'approche intéressant et stimulant. Il me permettait entre autres de mettre en lumière les échanges et les rencontres dans leur complexité, et de traiter sur un pied d'égalité de grandes angoisses existentielles très universelles et des préjugés très locaux, en leur permettant de se croiser dans un même univers. Ainsi, la nouvelle <em>Sur le bout de la langue</em> est-elle narrée entièrement du point de vue de l'«autre», qui nous regarde agir, ici, et qui se questionne sur les raisons pour lesquelles elle est partie de son pays. Elle sait que c'était pour les bonnes raisons, mais ça ne l'empêche pas de réinterpréter ce qu'elle y a vécu à la lueur d'une certaine nostalgie inévitable. De l'autre côté, L<em>es mines générales</em> raconte l'histoire d'un jeune homme épris de la culture de l'«autre» au point de développer une véritable obsession, ce qui non seulement a une influence sur sa vie intime et ses relations avec ses proches, mais qui finit par le métamorphoser littéralement en une sorte d'hybride culturel fantasmatique.<br /><br />Dans le livre, il y a aussi des narrateurs qui sont à la fois des «pure laine» et des exilés, ou des expatriés, qui s'expriment dans une langue extrêmement vernaculaire tout en ayant un passé argentin, polonais, japonais, etc. Ils ne questionnent pas leur propre identité (ils ont d'autres chats à fouetter), mais ils obligent le lecteur à se questionner sur son identité et son rapport à l'autre, jusqu'à un certain point. Pour moi, c'était très important de construire un monde (un quartier) bigarré et hétéroclite, qui soit non pas un simple reflet de notre réalité quotidienne, mais un point de vue personnel sur ce même reflet.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>SB —</strong></span> Parlant d'identité et d'altérité, un détail m'a frappé en lisant ton livre. Tu prépares une thèse sur les différentes représentations du romancier dans l'histoire de la littérature américaine. <em>Malgré tout on rit à Saint-Henri</em> est peuplé de narrateurs écrivains. Il est assez amusant de constater que ces écrivains ne correspondent pas à l'image qu'on pourrait se faire de l'auteur implicite. En fait, ils s'en éloignent radicalement: il y a un auteur de récits pornographiques, un auteur qui travaille à son troisième livre de contes maltais, un auteur qui tente d'écrire un recueil de haïkus, et j'en passe. L'effet de lecture est assez déstabilisant, puisque ce jeu produit un décalage entre le récit qu'on lit et le type de textes mentionnés par ces narrateurs. Si tu avais à écrire un de ces livres inventés, ce serait lequel?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>DG —</strong></span> C'est vrai qu'il y a beaucoup d'écrivains dans le recueil. Je crois que c'est un peu un réflexe de jeune auteur de vouloir parler de littérature dans les livres. Ceci dit, malgré la thèse, et toutes les questions intéressantes que je suis amené à me poser en interrogeant cette figure dans les fictions américaines, ce n'est pas quelque chose que j'aurai envie d'explorer dans le futur. Et pour répondre à ta question, il me semble que j'aurais du plaisir à essayer chacun de ces genres très différents, ils ont tous un petit quelque chose d'affriolant, ne trouves-tu pas? Mais celui qui me stimulerait le plus, à bien y penser, ce serait l'hagiographie de Christopher Hitchens en deux tomes. Il me semble que c'est un défi qu'il ne faudrait pas prendre à la légère. Mais tout est possible, à partir du moment où l'Indien de Radio-Canada peut apparaître en image subliminale entre deux plans du <em>Persona</em> de Bergman.</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Grenier, Daniel, <em>Malgré tout on rit à Saint-Henri</em>, Montréal, Éditions Le Quartanier (coll. Polygraphe), 2012, 254 p.</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-daniel-grenier#comments Conscience linguistique Écriture Effet de réel Esthétique Fabulation Humour Identité Immigration Langue Oralité Québec Vraisemblance Nouvelles Tue, 17 Apr 2012 21:44:15 +0000 Simon Brousseau 482 at http://salondouble.contemporain.info L'art de la légèreté http://salondouble.contemporain.info/lecture/lart-de-la-l-g-ret <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/parent-marie">Parent, Marie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/a-gate-at-the-stairs">A Gate at the Stairs</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Dans une critique dévastatrice du roman <em>Extremely Loud and Incredibly Close</em> de Jonathan Safran Foer, Harry Siegel adressait un reproche aux écrivains s’étant intéressés aux événements du 11 septembre: «[They] reduced the attack to the horizon of their writerliness […]. They felt that the world had become too large and ill-contained to do anything else<a name="ancre1"></a><a href="#note1"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[1]</strong></span></a>.» Cette phrase m’est revenue en tête alors que je lisais <em>A Gate at the Stairs</em> de Lorrie Moore, qui s’ouvre sur une brève évocation, particulièrement étrange, des jours ayant suivi le 11 septembre:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Though the movie theaters closed for two nights, and for a week even our yoga teacher put up an American flag and sat in front of it, in a lotus position, eyes closed, saying, “Let us now breathe deeply in honor of our great country” (I looked around frantically, never getting the breathing right), mostly our conversation slid back shockingly, resiliently, to other topics: backup singers for Aretha Franklin, or which Korean-owned restaurant had the best Chinese food. (p. 6)</span></p> </blockquote> <p>Cette insouciance, cet humour décalé parfaitement caractéristiques du style que Moore a développé depuis <em>Self-Help</em> (1985) se présentent toutefois différemment dans <em>A Gate at the Stairs</em>. Car cette fois-ci, l’écrivaine prend pour trame de fond l’Amérique avec un grand A, ses illusions et ses faux-semblants dans le contexte post-11 septembre. Pourtant, elle le fait à sa manière, entremêlant tragédies collectives et individuelles avec une étonnante nonchalance — du moins en apparence. À l’instar de Siegel, on pourrait penser que Moore, en renonçant à aborder l’horreur de front, en soumettant les drames qui secouent l’Amérique aux exigences de son écriture, a cédé à la facilité. Mais ce n’est pas tout à fait ça.</p> <p><br />La «légèreté» dont je tenterai de cerner les contours et les conséquences ici est à la fois ce qui fait la réussite et l’échec de ce roman initiatique déconcertant, portrait d’un sujet à côté de lui-même, incapable de rendre l’ampleur des drames qui s’abattent sur lui, comme si le réel devenait insoutenable au point de ne pouvoir être raconté sérieusement. Comme s’il ne pouvait que prendre la forme d’une anecdote vaguement embarrassante, d’une blague un peu ratée. Ce roman pose, dans la précarité même de sa forme, la question du rapport au tragique en littérature contemporaine. Ici, la fiction semble «glisser» à côté de l’horreur sans jamais vouloir y faire face. Et pourtant elle nous laisse entrevoir toutes ses potentialités. Ce qui est peut-être encore plus effrayant.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);">And then the baby fell down the stairs. This could be funny! Especially in a place and time where worse things happened. It wasn’t that suffering was a sweepstakes, but it certainly was relative. For understanding and for perspective, suffering required a butcher’s weighing. And to ease the suffering of the listener, things had better be funny. Though they weren’t always. And this is how, sometimes, stories failed us: Not that funny. Or worse, not funny in the least. (p. 251)</span></p> </blockquote> <p>Cette réflexion énoncée par la narratrice éclaire la posture qu’empruntera l’auteure tout au long du récit. Raconter la souffrance humaine exige un dosage des plus habiles. On peut arriver à faire d’un drame une histoire drôle. Ou plus ou moins drôle. Ainsi, dans <em>A Gate at the Stairs</em>, nous ne savons jamais si nous rions au bon moment. C’est cette incertitude qui s’avère particulièrement dérangeante.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La voix du corail</strong></span></p> <p><em>A Gate at the Stairs</em> raconte une année dans la vie de Tassie Keltjin, jeune femme de 20 ans originaire de la campagne profonde. Tassie étudie dans une petite université du Wisconsin et se cherche un boulot à temps partiel en ce mois de décembre 2001. Elle est finalement engagée comme gardienne chez Sarah et Ed, un couple qui n’a pas d’enfant. En fait, pas <em>encore</em>, car ceux-ci souhaitent adopter un bébé. Ce sera Mary-Emma, une enfant mulâtre âgée de deux ans, à laquelle Tassie s’attache très vite. Au cours de cette année, Tassie connaîtra l’amour et le deuil, l’émerveillement et la détresse. Pourtant, le ton de la narratrice oscille entre l’indifférence comique et une forme d’ahurissement douloureux mais rarement pathétique. Tassie apparaît presque détachée, ou engourdie, comme si elle n’était pas sûre que l’histoire qu’elle raconte la concerne vraiment. «I was floating away from myself», (p. 107) constate la jeune femme le jour où elle accompagne Sarah et Ed au bureau d’adoption. Cette impression persistera tout au long du roman. La naïveté de la narratrice est progressivement déconstruite par des réflexions d’une placide lucidité: «I began to feel there was no wisdom. Only lack of wisdom.» (p. 125) Les expériences pénibles se succèdent et la laissent perdue, abasourdie, «as if a tornado had hit and lifted me up, then dropped me down and moved on, bored». (p. 137) Et même quand Tassie tente une action pour changer le cours des choses, pour retenir tous ceux qui la quitteront inévitablement, elle se rétracte, retourne à l’immobilité. «I had mostly in life tried to stand still like a glob of coral so as not to be spotted by sharks.» (p. 184)<br /><br />En particulier dans la deuxième moitié du roman, les événements semblent soudainement s’inscrire dans une tonalité grave, dramatique. Ces rebondissements sont si surprenants qu’ils en paraissent presque invraisemblables, voire parfois grotesques: un couple qui, pour le punir, laisse son enfant de quatre ans sur le bord de la route le voit se jeter devant une voiture pour tenter de les rejoindre; un jeune homme du New Jersey converti à l’islam, et <em>peut-être</em> un futur djihadiste, révèle son endoctrinement par cette formule creuse et presque comique: «It is not the jihad that is the wrong thing […]. It is the wrong things that are the wrong things.» (p. 210); un jeune homme, qui vient tout juste, à 18 ans, de s’engager dans l’armée, revient d’Afghanistan dans un cercueil.</p> <p><br />Cependant, même dans cette lourde deuxième partie, la «légèreté» prévaut: Moore ne laisse jamais le tragique se déployer complètement. Soit le récit est interrompu alors qu’il s’approche de l’horreur, soit il se replie dans un dialogue farfelu ou déplacé, soit il mène rapidement à un dénouement anecdotique, non dénué d’intelligence et d’autodérision.<br /><br />Ce parti pris en faveur de la «légèreté» conduit l’auteure à poser le drame et l’anecdote sur le même plan, entre autres par l’agencement d’événements de différentes natures, qui n’ont apparemment aucun rapport entre eux: alors que Sarah confie à Tassie le plus sombre secret de son existence, une canette de Coke explose dans le congélateur. Le texte est construit de manière à ce que nous ne sachions plus lequel de ces incidents constitue la catastrophe. Le récit expose la variété et la richesse des expériences de la vie, mais aussi la confusion dans laquelle elles sont vécues le plus souvent. Notre incapacité à les hiérarchiser et à les mettre en forme. Moore prouve encore une fois son habileté à raconter le réel d’une manière si aiguë, si précise qu’il en devient étrange, comme lorsqu’on s’amuse à répéter un mot familier jusqu’à ce qu’il perde sa signification initiale et révèle ainsi d’un coup toute la contingence du langage. Bien qu’il s’inscrive résolument dans une veine réaliste, le roman esquisse un univers où les interactions entre les individus et les événements eux-mêmes s’enchaînent de façon arbitraire, sans entretenir de relation causale.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">The people in this house, I felt, and I included myself, were like characters each from a different story. We were all grotesques, and self-riveted, but in separate narratives, and so our interactions seemed weird and richly meaningless, like the characters in a Tennessee Williams play, with their bursting, unimportant, but spell-bindingly mad speeches. (p. 249)</span></p> </blockquote> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Raconter l’horreur</strong></span></p> <p>«I can do quasi-amusing phone dialogue. I can do succinct descriptions of weather. […] I do the careful ironies of daydreams. I do the marshy ideas upon which intimate life is built<a href="#note2"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[2]</strong></span></a><a name="ancre2"></a>», déclare la narratrice-écrivaine de «People Like That Are the Only People Here», tiré du recueil <em>Birds of America</em>, pour expliquer à son mari son refus d’écrire sur la maladie de leur enfant. «But this? Our baby with cancer? […] This is irony at its most gaudy and careless. This is a Hieronymus Bosch of facts and figures and blood and graphs. This is a nightmare of narrative slop. This cannot be designed.» Comment raconter un drame humain sans verser ni dans le pathos le plus gluant ni dans l’ironie la plus cruelle? Comment la fiction peut-elle rendre l’ampleur des catastrophes — collectives ou intimes — qui ponctuent la vie quotidienne du Nord-Américain moyen? Chez Moore, c’est à travers le prisme de l’existence familière et de ses détails insignifiants que sont saisies l’horreur et la violence les plus crues. Dans <em>A Gate at the Stairs</em>, comme dans le reste de son œuvre, elle ne s’intéresse <em>qu’à</em> ce dont est bâtie la vie intime, et tout semble s’y trouver déjà. Les éléments tragiques sont racontés parmi d’autres faits de la vie courante, placés dans une relation d’équivalence avec eux, et c’est ce chevauchement qui permet de saisir toute l’ambiguïté de la souffrance humaine. Raconter une rupture amoureuse découlant indirectement du 11 septembre peut sembler une façon frivole de traiter les attentats. Mais ce choix révèle une forme de vérité sur la manière dont nous faisons l’expérience de l’Histoire. En tant que sujets, nous sommes bel et bien condamnés à appréhender les événements par l’entremise de notre corps, de nos sens, de notre quotidien. Peut-être sommes-nous condamnés à la légèreté. Moore met en scène cette terrible impuissance.<br /><br />Pourtant, quelque chose cloche. L’équilibre entre lourdeur et légèreté mis en place dans <em>A gate at the Stairs</em> demeure fragile. On peut croire que Moore souhaitait enfin produire le grand roman à l’aune duquel on semble mesurer tout écrivain américain digne de ce nom (même le grand nouvelliste Raymond Carver souffrait de ce complexe<a href="#note3"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[3]</strong></span></a><a name="ancre3"></a>). C’est du moins ce que perçoit la critique: enfin Moore démontre qu’elle n’est pas qu’une «miniaturiste<a href="#note4"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[4]</strong></span></a><a name="ancre4"></a>». «Will Moore prove that she is not synonymous with less? Hell yes!<a href="#note5"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[5]</strong></span></a><a name="ancre5"></a>» Mais malgré un éventail de thématiques plutôt imposantes (racisme, adoption, terrorisme, guerre, deuil), <em>A Gate at the Stairs</em> n’a rien de la fresque sociale annoncée. La manière dont le texte est composé, structuré, tend toujours fortement du côté d’une écriture «sans envergure», au sens le plus noble du terme (s’il existe). Voilà bien ce qui est déconcertant dans cette lecture. Alors que Moore semble enfin s’attaquer à un «gros morceau», elle refuse radicalement de saisir le monde autrement que par l’entremise de la subjectivité et de l’intimité. Le monde représenté ne nous parvient que sous forme d’échos parcellaires, comme ces bribes de conversation que Tassie entend le mercredi soir, quand Sarah et Ed reçoivent chez eux d’autres parents d’enfants métissés.<br /><br />Mais dans certains passages, la posture de l’auteure se fragilise; on croirait qu’elle reprend brusquement l’histoire des mains de son personnage pour glisser une observation générale — et plus romanesque! — qui provient visiblement d’un regard extérieur à l’histoire et qui ne cadre pas avec le ton de la narratrice — par exemple, des remarques sur les expressions utilisées par les gens du Midwest ou sur les comportements des jeunes adultes appartenant à la génération de Tassie. Moore aurait-elle craint que son héroïne n’y arrive pas toute seule, que sa voix, que sa vision du monde ne soient pas suffisantes? La tension délicate établie entre tragique et anecdotique souffre donc par moments d’un manque de cohérence dans l’approche de l’écrivaine. Comme si, pendant qu’elle retravaillait son manuscrit, Moore avait fini par céder aux cris de la foule réclamant son <em>Great American Novel</em>...<br /><br />Peu importe, <em>A Gate at the Stairs</em> doit être lu comme un essai sur l’improbable art de la légèreté en ce début de siècle marqué par la vision de l’effondrement des Tours. Et en voici la principale ambition: réussir à élever le réel dans toute sa lourdeur, à lui donner une certaine grâce, jusqu’à ce qu’il s’écrase sur vous de tout son poids.<br />&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note1"></a><a href="#ancre1">[1]</a></strong></span> Siegel vise tout particulièrement les auteurs qui ont participé à l’édition spéciale du <em>New Yorker</em> portant sur les attentats. Harry Siegel, «Extremely Cloying &amp; Incredibly False. Why the Author of <em>Everything is Illuminated</em> is a Fraud and a Hack», <em>The New York Press</em>, 20 avril 2005. En ligne: <a href="http://www.nypress.com/article-11418-extremely-cloying-incredibly-false.html" title="http://www.nypress.com/article-11418-extremely-cloying-incredibly-false.html">http://www.nypress.com/article-11418-extremely-cloying-incredibly-false....</a> (site consulté le 21 août 2011.)</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note2"></a><a href="#ancre2">[2]</a></strong></span> Lorrie Moore, <em>Birds of America</em>, New York, Picador, 1998, p. 223. (L’auteure souligne.)</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note3"></a><a href="#ancre3">[3]</a></strong></span> Bien que sa réputation d’écrivain eût été établie depuis plusieurs années, Raymond Carver écrivait dans un essai qu’il souffrait de ne jamais avoir écrit le grand roman dont il rêvait&nbsp;: «J’avais vite compris […] qu’avec l’angoisse permanente qui m’empêchait de fixer mon attention durablement sur quoi que ce soit, j’allais avoir un mal de chien à écrire un roman. Avec le recul, je me rends compte que durant ces années dévorantes, la frustration dont je souffrais me faisait lentement sombrer dans la démence. Quoi qu’il en soit, ce sont les circonstances de ma vie qui ont déterminé, pour une très large part, la forme qu’allait prendre mon écriture. Je ne m’en plains pas, loin de là. Je me borne à le constater, le cœur lourd et transi d’effroi.» Raymond Carver, <em>Les feux</em>, Paris, Éditions de l’Olivier, 1991, p. 48.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note4"></a><a href="#ancre4">[4]</a></strong></span> Jonathan Lethem, «Eyes Wide Open», <em>The New York Times</em>, 30 août 2009, p. BR1. En ligne: <a href="http://www.nytimes.com/2009/08/30/books/review/Lethem-t.html" title="http://www.nytimes.com/2009/08/30/books/review/Lethem-t.html">http://www.nytimes.com/2009/08/30/books/review/Lethem-t.html</a> (site consulté le 21 août 2011.)</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note5"></a><a href="#ancre5">[5]</a></strong></span> Geoff Dyer, «A Gate at the Stairs by Lorrie Moore», <em>The Observer</em>, 27 septembre 2009. En ligne: <a href="http://www.guardian.co.uk/books/2009/sep/27/gate-at-stairs-lorrie-moore" title="http://www.guardian.co.uk/books/2009/sep/27/gate-at-stairs-lorrie-moore">http://www.guardian.co.uk/books/2009/sep/27/gate-at-stairs-lorrie-moore</a> (site consulté le 21 août 2011.)</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/lart-de-la-l-g-ret#comments Ambiguïté CARVER, Raymond DYER, Geoff Effet de réel États-Unis d'Amérique Événement Histoire Mémoire MOORE, Lorrie Polémique SAFRAN FOER, Jonathan SIEGEL, Harry Terrorisme Vraisemblance Roman Wed, 24 Aug 2011 16:02:22 +0000 Marie Parent 364 at http://salondouble.contemporain.info