Salon double - Cyberespace http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/629/0 fr L'ère du constat? http://salondouble.contemporain.info/lecture/lere-du-constat <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gravel-jean-philippe">Gravel, Jean-Philippe</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/bleeding-edge">Bleeding Edge</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>La charge éditoriale de <em>Bleeding Edge </em>trouve probablement sa source dans <em>The Road to 1984</em>, un court essai publiée dans <em>The Guardian</em> le 3 mai 2003, et qui aura aussi servi (dans une version plus longue) de préface à une édition commémorant le centenaire de George Orwell cette même année, publiée chez Plume. Pynchonien, <em>Bleeding Edge </em>l’est sans conteste: les théories de conspiration y abondent toujours autant (et, la proximité historique des catastrophes du 11 septembre aidant, semblent même nous rattrapper); les échevaux parallèles de l’histoire et du savoir technique y sont toujours aussi inextricablement liés aux plus délirantes spéculations, et, si l’on consent à lui reconnaître un rythme plus digeste que dans le roman qui l’imposa à l’apogée de ses facultés cannabinoïdo-mentales d’illisibilité (<em>Gravity’s Rainbow</em>, pour ne pas le nommer), on constate que, bien qu’assagi quelque part, le Thomas Pynchon de <em>Bleeding Edge </em>est encore porté, de ses digressions sur les effets néfastes du Web à ses portraits de fêtes sans fin, explosions de vitalité qui ne semblent aller nulle part, par la fougue potache et adolescente d’un des&nbsp; plus juvéniles et <em>geek </em>auteurs américains encore vivants à 76 ans. La nouveauté, ici, étant qu’il s’applique à mettre à jour les problématiques d’un prédécesseur, soit celle, Orwellienne, du panoptisme et du contrôle social, en accord avec les développements plus récents qu’elle a connu dans l’éclatement de la bulle Internet et les attentats du 11 septembre, au tournant du millénaire.</p> <p>&nbsp;</p> <p>«What is perhaps [the most] important, to a working prophet, is to see deeper than most of us in the human soul. [And] the internet [...] promises social control on a scale [...] quaint old 20<sup>th</sup>-century tyrants with their goofy moustaches could only dream about», avançait-il dans <em>The Road to 1984</em>, déjà comme manière de rappeler comment les nouvelles technologies de communication se contentaient peut-être de reconduire un vieux principe du <em>doublespeak</em>: «La liberté, c’est l’esclavage». Publié en 2013, mais diégétiquement situé entre le printemps et l’automne 2001 (deux ans avant la parution de l’essai sur Orwell), Pynchon prête alors à celui de ses personnages (Ernie Tarnow, qui est le père de l’héroïne du roman, Maxine Tarnow, une détective spécialisée dans les affaires de fraude, et ici aspirée dans une affaire de détournements de fonds impliquant la Grande Toile) qui se plie le mieux à une fonction de porte-voix à l’indignation pynchonienne, les paroles oraculaires suivantes:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Call it freedom, [Internet]’s based on control. Everybody connected together, impossible anybody should get lost, ever again. Take the next step, connect it to these cell phones, you’ve got a total Web of surveillance, inescapable. You remember the comics in the <em>Daily News</em>? Dick Tracy’s wrist radio? it’ll be everywhere, the rube’s all be begging to wear one, handcuffs of the future. Terrific. What they dream about at the Pentagon, worldwide martial law. (<em>Bleeding Edge,</em> p. 420).</p> </blockquote> <p align="center">*</p> <p>Ne serait-ce que pour son absence d’équivoque, ce genre de charge a de quoi étonner. En 2003, dans son essai, Thomas Pynchon qualifiait l’écrivain de «prophète au travail» —&nbsp;<em>working prophet</em>, et le fait qu’il l’ait fait dans le contexte d’un hommage à Orwell invite à le prendre au sérieux, d’autant plus qu’il ne manquait pas du même coup de faire écho à Don DeLillo qui disait, dans une entrevue de 1997 (accompagnant <em>Underworld</em>) et sur un ton plus péremptoire: «Novelists don’t follow, novelists lead. [...] [I]t’s our task to create a climate, to create an environment, not to react to one. We as novelists have to see things before other people see them<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a>.»</p> <p>&nbsp;</p> <p>Or, ce rôle peut-il encore être tenu? Pour tâcher de répondre à cette question, encore faut-il départager la «prophétie» susmentionnée de la simple prédiction. La prophétie, au contraire de la prédiction, se soucie moins de détails que de viser au cœur du problème, détecté par l’écrivain à son état germinatoire de «premier jets d’un futur épouvantable»&nbsp;(ou de <em>first drafts of a terrible future</em>, comme le dit Pynchon dans son essai). Aussi, reconnaître en Orwell un prophète ne proviendrait pas du genre d’assimilation qui tendrait à rapprocher, par exemple, des «télécrans» que hantent la figure moustachue et le regard omniprésent de Big Brother dans <em>1984</em> aux écrans plasma bidirectionnels d’aujourd’hui (par ailleurs dotés d’une caméra et d’un micro, dont on ignore si, en les fermant, ils ne se contentent pas de ne dormir que d’un œil, pour ainsi dire). Le prophétisme d’Orwell serait plutôt à entendre en ceci qu’il aurait su reconnaître très tôt le maintien d’une sorte de «volonté persistante&nbsp;au fascisme»&nbsp;(<em>will to fascism</em>), lequel (sans que la victoire des forces de l’Axe y change quoi que ce soit), n’aurait même pas atteint aujourd’hui son plein potentiel. Les plus récentes avancées de la technologie ne seraient alors que les derniers avatars de cette expansion, de même que l’agent de ses dernières mutations, dont la tendance irait toujours progressant vers une forme de soumission consentie, «démocratique» et facile à utiliser. Au reste, rappelle Pynchon au lecteur oublieux (et bien que cette théorie soit maintenant contestée), le World Wide Web a d’abord été conçu par (et pour servir) le complexe militaro-industriel.</p> <p align="center">*</p> <p>Reste qu’il est difficile d’évaluer, pour des raisons évidentes, dans les œuvres de l’extrême contemporain cette dimension possiblement prophétique, le temps de la réception étant trop proche pour confirmer ou infirmer, ou simplement identifier, ce qui y aurait été anticipé. Mais je ne pense pas moins que la vitesse avec laquelle le «futur» —&nbsp;spécialement du côté des technologies de communication —&nbsp;semble faire irruption dans notre présent, avec ses nouveaux outils et ses nouveaux paradigmes, rend particulièrement difficile de prétendre à une telle posture — cette accélération se révélant telle qu’elle ne peut plus tant inspirer les prognostics imaginatifs de l’écrivain de fiction qu’être tout simplement <em>constatée</em> autour de nous, comme dans les œuvres d’écrivains que leurs temps pouvaient encore accorder le luxe de la prescience. &nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>Comme dans l’exemple de l’extrait plus haut cité, Pynchon, qui a installé les événements de <em>Bleeding Edge </em>dans un passé récent, ne semble plus pouvoir faire autrement que <em>mettre en scène </em>un discours qu’on pourrait qualifier de prophétique, mais trompeur, en ceci qu’il demeure reporté dans un moment du passé, peut-être le dernier moment du passé où cela était encore possible. Car dans le présent de sa lecture, il ne peut être reçu que comme un constat déguisé sur&nbsp;la montée en flèche de la cybersurveillance et son potentiel totalitaire. Libre au lecteur d’en mesurer, d’en apprécier ou contester la «justesse» ensuite; chose certaine, les éléments de confirmation ou d’infirmation sont à sa portée, aussi certaines que son prochain iPhone ne s’activera pas («handcuffs of the future») s’il ne reconnaît pas ses empreintes digitales. Dès lors, si on lie cette prédiction Orwellienne au commentaire que Pynchon même a fait de <em>1984</em> (lecture portée de bout en bout sur le constat de la croissante actualité de ce roman), il semble que ce romancier ne se présente pas tant comme un «prophète au travail» qu’un «fact-checker» qui, après contre-vérification, serait appelé à constater tout simplement la qualité prophétique des œuvres qui ont précédé la sienne, comme si l’heure, entre les romans d’anticipation du passé et l’état actuel (accélérant) du présent, était venue de régler des comptes, non sans une certaine urgence.</p> <p>&nbsp;</p> <p>Certes, il est évident que dans cette <em>Thomas-Pynchon Land</em> dont l’étendue historique n’a de cesse de s’accroître&nbsp;de livre en livre (de l’établissement de la ligne Mason &amp; Dixon de <em>Mason &amp; Dixon </em>(1997), au far-west virtuel du World Wide Web avec <em>Bleeding Edge</em> (1948-1984-2001-2003-2013)), on ne cessera de voir émerger certaines «contreforces» soucieuses de préserver les dimensions de l’expérience à distance de la rapacité des intérêts politiques et privés, en se créant, par exemple, des réseaux alternatifs de communication, comme le système postal W.A.S.T.E. de <em>Crying of Lot 49</em>, ou le «Dark Web» évoqué dans <em>Bleeding Edge</em> aujourd’hui («Dark Web»&nbsp;qui, aux dernières nouvelles, a fait scandale en laissant découvrir un site par lequel il était possible de se faire livrer de la drogue comme on se ferait livrer un livre de chez Amazon à prix coupé ou des pizzas de chez <em>Domino’s Pizza</em> prédécoupées elles aussi<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a>). Comme il est évident que dans cette lande Techno-Pynchonienne, nous serons encore exposés à voir se manifester l’inexpliqué sous la forme de revenants, d’ectoplasmes ou de zombies contreculturels bien parés à s’immiscer dans le <em>meatspace </em>de la réalité quotidienne, ne serait-ce qu’à titre de troublantes hallucinations, ou d’avatars irrepérables issus du monde de <em>Second Life</em>. Mais s’agit-il là vraiment de <em>prophéties </em>au sens strict, ou des divagations linéamenteuses d’un auteur qui, malgré son obsession des savoirs, cache de sa propre ironie son effort à imaginer encore, dans le monde de sciences dures qui l’obsède, le plus improbable, fabulé des mariages avec le monde du spirituel? Quoi qu’il en soit, il semblerait dès aujourd’hui qu’on puisse s’attendre à ce que le rôle de contre-vérificateur de ce que leurs prédécesseurs <em>auront su voir </em>de notre présent ou de notre passé récent (ce dont la littérature ne manque pas) fusse appelé, de plus en plus, à obséder les écrivains.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a> Maria Moss, «&nbsp;Writing as a deeper form of concentration&nbsp;», <em>Sources</em>, printemps 1999, p. 88. C’est aussi un propos qui est dans un essai de Pierre Bayard <em>Demain est écrit</em> (2005, coll. «Paradoxes», Paris&nbsp;: éd. de Minuit), en se limitant toutefois à l’anticipation de drames personnels à venir dans la vie d’une poignée d’auteurs.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a> <a href="http://www.theguardian.com/society/2013/oct/06/dark-net-drugs" title="http://www.theguardian.com/society/2013/oct/06/dark-net-drugs">http://www.theguardian.com/society/2013/oct/06/dark-net-drugs</a></p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/lere-du-constat#comments Amérique Art et politique Culture Geek Cyberespace États-Unis d'Amérique Internet PYNCHON, Thomas Roman Wed, 30 Oct 2013 22:34:32 +0000 Jean-Philippe Gravel 796 at http://salondouble.contemporain.info Une littérature qui ne se possède pas http://salondouble.contemporain.info/antichambre/une-litt-rature-qui-ne-se-poss-de-pas <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Réflexions sur le blogue littéraire </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Hackers create the possibility of new things entering the world. Not always great things, or even good things, but new things.<br />McKenzie Wark,<em> A Hacker Manifesto</em></span><br /><br />Le 8 mai dernier, j’étais présente à une consultation du Conseil des arts et des lettres du Québec à la Grande bibliothèque de Montréal qui avait lieu en parallèle avec le Forum sur la création littéraire. Cette consultation était une première étape en vue de formuler des propositions qui seront remises à la ministre de la Culture, des Communications et de la Condition féminine, Christine St-Pierre, afin d’aider le milieu littéraire à s’ajuster aux nouvelles technologies. Des gens différents étaient conviés à cette rencontre : des éditeurs, des universitaires, des écrivains, des poètes performeurs et hypermédiatiques, des directeurs de revues culturelles, etc. J’étais invitée à cet événement pour faire entendre le point de vue des blogueurs littéraires. L’invitation était étonnante au premier abord, puisqu’elle suppose que le blogue littéraire serait désormais reconnu par les institutions culturelles, ce qui n’est pas encore tout à fait vrai même s’il y a une certaine avancée de côté. L’invitation me gênait aussi; si je l’acceptais, cela voulait dire que je me sentais d’une certaine manière capable de représenter les blogueurs, ce qui n’est pas le cas. Si ma pratique du blogue, qui a commencé en 2002 sur la plateforme Livejournal<a name="renvoi1"></a><strong><a href="#note1"><strong>[1]</strong></a></strong>, est restée en marge du milieu, je peux toutefois dire que je suis une grande lectrice de blogues. À mes yeux, cette position de lectrice me conférait donc une pertinence. Les blogueurs ne me connaissent pas nécessairement, mais moi, je les connais bien. J’aime même plusieurs blogueurs que je lis depuis de nombreuses années sans que ceux-ci n’en savent rien.<br /><br />Bien des idées concernant l’avenir de la littérature au Québec ont été échangées lors de cette consultation, mais malheureusement, il a été assez peu question des blogues. Les propositions des intervenants à cette rencontre visaient surtout à soutenir l’industrie du livre ainsi qu’à soutenir les écrivains, les vrais écrivains —ceux qui sont publiés sur papier ou ceux dont les performances sont reconnues par le milieu littéraire. Ne faisant pas partie de l’industrie, ne jouissant pas de la reconnaissance documentée des livres papier, le blogue n’était pas concerné par toutes les propositions. Je suis rentrée chez moi en me disant avec regret que j’avais manqué une occasion en or de défendre mes idées au sujet des blogues. Je peux néanmoins essayer de me reprendre ici, sur le site de <em>Salon double</em>, en faisant ce qui me convient le mieux, c’est-à-dire en publiant un texte sur Internet. J’aimerais proposer, dans ce cadre, une réflexion sur les blogues littéraires qui m’apparaît essentielle en ce moment parce qu’ils sont de plus en plus amenés à être reconnu par les institutions culturelles. Je désire donner corps à plusieurs observations que j’ai en tête depuis longtemps à propos des blogues littéraires. Ces observations, même si je les avais prononcées lors de la consultation, je crois qu’elles n’auraient pas pu être entendues, parce qu’elles remettent en question plusieurs prémisses sur lesquelles le Conseil des arts et des lettres du Québec est fondé. J’énonce maintenant ces réflexions en tant que blogueuse, bien sûr, mais surtout en tant que lectrice de blogues littéraires.<br /><br /><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La littérature hors de ses gonds</span></strong></p> <p><br />L’écrivaine américaine Kathy Acker a écrit un article en 1995 portant sur les liens entre la littérature et Internet : «Writing, Identity and Copyright in the Net Age »<a name="renvoi2"></a><strong><a href="#note2"><strong>[2]</strong></a></strong>. Le texte d’Acker était très en avance sur son temps. D’abord parce qu’en 1995, le réseau Internet venait à peine d’être commercialisé et qu’il était fréquenté surtout par les universitaires, les informaticiens et les <em>geeks</em>. Près du milieu universitaire, Acker, qui est morte en 1997, était à la fine pointe de la technologie. Sa réflexion concernant les possibilités offertes par les nouvelles technologies pour la création littéraire était très avant-gardiste. Encore aujourd’hui, l’essai d’Acker m’apparaît comme un des plus pertinents pour réfléchir à Internet. En évoquant sa lecture d’Hannah Arendt, Acker écrit ces trois mots très importants : «Writing masters nothing»<a name="renvoi3"></a><strong><a href="#note3"><strong>[3]</strong></a></strong>. Il faut entendre cette phrase dans tous ses sens possibles. Pour Acker, si la littérature ne peut pas nous protéger de la souffrance inhérente au vivre ensemble, elle permet toutefois de donner sens à nos vies qui seraient sinon incohérentes. Même si l’écrivain joue un rôle important pour donner une cohérence à nos expériences du monde par le biais des récits qu’il produit, il ne contrôle pas le mouvement sémantique qu’il provoque. Dans une certaine mesure, son écriture le dépasse lui-même. Il n’est pas entièrement maître de ses écrits, puisqu’il ne connaît pas consciemment tout ce qui est l’origine de son texte et qu’il ne contrôle pas tous les effets qu’il produira. Acker va plus loin : «If we look at the literary industry today, writing is in trouble»<a name="renvoi4"></a><strong><a href="#note4"><strong>[4]</strong></a></strong>. La littérature est en danger parce que l’industrie la contraint à se maîtriser. Remettant en question la notion d’identité telle qu’elle est communément conçue, elle postule que l’écrivain n’est peut-être pas le seul auteur de son œuvre. Cette idée remet en question celle du copyright. Pour Acker, l’écrivain ne possède pas son texte. Fondée sur la reprise et sur le détournement, toute son œuvre littéraire est construite pour défendre cette idée, qu’on pense par exemple à <em>Great Expectations</em> (1983) qui reprend à sa manière le roman de Charles Dickens ou à <em>Don Quixote : Which Was a Dream</em> (1986), qui met en scène une nouvelle Don Quichotte, héroïne féminine, inspirée de Cervantès.<br /><br /><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le nouveau territoire</span></strong></p> <p><br />Internet offre plusieurs nouvelles possibilités pour la littérature. La plus importante de celles-ci est que la littérature pourrait, grâce à Internet, tenter de s’échapper de l’industrie du livre et ainsi du copyright : «As it now stands, the literary industry depends upon copyright. But not literature.»<a name="renvoi5"></a><strong><a href="#note5"><strong>[5]</strong></a></strong> Acker adopte ici une posture qui s’apparente à celle des pirates informatiques. L’hacktivisme politique<a name="renvoi6"></a><strong><a href="#note6"><strong>[6]</strong></a></strong> existe depuis les premiers réseaux informatiques. Les hackers, qui ne sont pas des crackers<a name="renvoi7"></a><strong><a href="#note7"><strong>[7]</strong></a></strong>, se servent du piratage informatique de manière engagée afin de lutter contre ceux qui veulent contrôler les réseaux. Les hackers militent donc activement pour la libre circulation des idées et des contenus afin de mettre en échec toutes formes de propriétés privées. Ils piratent des œuvres, non pas dans le but de nuire aux artistes, mais parce qu’ils pensent que la libre circulation des produits culturels est plus importante que tout. Par exemple, un réseau de pirates cinéphiles travaille dans l’ombre à la préservation et à la distribution de milliers de films importants dans l’histoire du cinéma<a name="renvoi8"></a><strong><a href="#note8"><strong>[8]</strong></a></strong>. Les films qui ne sont pas toujours rentables pour l’industrie ne sont souvent pas bien conservés, ni distribués. On sait que l’industrie du DVD a décidé de constituer des zones commerciales. Ces zones commerciales font que certains films importants du cinéma français ne sont pas distribués en Amérique du Nord parce qu’il ne serait pas payant de le faire sur un territoire principalement anglophone. La circulation des films repose entièrement sur une logique capitaliste et non sur une logique qui viserait à faire la promotion de la culture artistique.<br /><br /><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La liberté du blogue</span></strong></p> <p><br />Au moment où Acker rédigeait son texte, le copyright était plus rare sur Internet et l’esprit de la culture libre qui a entrainé la fondation de <em>Wikipédia</em>, par exemple, commençait tout juste à se répandre. Même si aujourd’hui Internet a un peu changé, le blogue littéraire est une forme encore libre des marchés économiques et a tout intérêt, à mon avis, à préserver cette liberté, à ne pas entrer dans les rangs du capitalisme. Il y a si peu de choses qui échappent encore aux lois économiques. Si le blogue parvient à le faire, c’est déjà une nouvelle importante pour l’avenir de la littérature, pour une littérature qui ne se possède pas. Dans cet esprit, Internet est encore un territoire neuf à explorer pour les écrivains, un territoire où la liberté peut encore être conquise et, surtout, où elle pourrait peut-être être préservée. Acker ne propose pas de formes particulières que la littérature sur Internet pourrait prendre. Elle souligne seulement qu’il est cohérent pour les écrivains de chercher à s’imposer sur le territoire inédit de la toile. De toute évidence, le blogue peut être une forme qui permette de renouer avec l’idée de la phrase «writing masters nothing». Selon moi, le blogue n’a pas besoin d’être publié sur papier pour acquérir une valeur littéraire. La transposition sur papier du blogue peut même être moins intéressante que la version en ligne. La version papier peut être utile pour conserver les textes, pour les consulter et pour les relire. Je ne nie pas du tout le plaisir et l’utilité du livre papier. Je crois toutefois que le blogue littéraire doit, en plus de préserver à tout prix sa liberté, rester ce qu’il est, c’est-à-dire un genre fragmentaire, imparfait, précaire. Cette fragilité assumée lui confère paradoxalement une grande force dans le monde d’aujourd’hui. Il occupe une place que les autres formes littéraires, le roman, la poésie, le théâtre, l’essai, ne peuvent pas, ou ne peuvent plus prendre. Se présenter dans le monde comme vulnérable est en soi un grand acte de courage. De ce point de vue, le blogue littéraire est un genre courageux. Il a les tempes assez solides pour se montrer aux autres sans être appuyé par l’industrie du livre.<br /><br /><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Des textes de trop</span></strong></p> <p><br />Quand j’ai commencé l’écriture de mon blogue, je ne pensais pas à ma démarche. Je ne pensais pas faire un travail d’écriture. Je cherchais seulement une manière d’entrer en contact avec des gens. Le blogue était pour moi comme une bouteille que je lançais à la mer. J’imaginais qu’un internaute inconnu passerait un jour lire mes textes. Ce qui est fascinant, c’est que je n’allais jamais savoir qui m’avait lue, ni à quelle occasion, mais je pouvais me dire que cela arriverait peut-être; ce petit espoir, si mince, me permettait déjà de me sentir un peu moins seule dans le monde. Dans ses premiers balbutiements à la fin des années 1990 et aux débuts des années 2000, le blogue d’avant la lettre prenait la forme de journaux intimes anonymes ou signés sous pseudonymes. Les auteurs n’étaient pas nécessairement des jeunes écrivains; souvent, même, il s’agissait de gens qui n’avaient autrement pas la chance d’écrire et qui partageaient des moments importants de leur vie avec des inconnus à l’intérieur des petites communautés comme celle de Livejournal. Dans ce blogue anonyme, il y avait une sorte de clandestinité qui était propice aux confidences, aux échanges. Sans réfléchir ni théoriser leurs démarches, les blogueurs de l’époque croyaient que le partage de l’expérience était possible entre les êtres humains, même avec des inconnus sur Internet. En laissant un texte disponible sur le Web, ils confiaient à Internet une missive sans destinataire prédéterminé. Puisque ces blogueurs n’étaient pas des aspirants écrivains, on peut se demander si ces blogues étaient des blogues littéraires. Cela dépend évidemment de notre point de vue sur ce qui définit la littérarité, mais selon le mien, oui, il s’agissait bel et bien de littérature. La littérature peut nous raconter des histoires, éveiller notre curiosité, nous dégouter de notre vie, nous inspirer, aiguiser notre regard vers les autres, nous aider à prendre conscience de nous-mêmes et de notre place dans le monde, susciter en nous des émotions, stimuler notre imagination… Je pense aussi et surtout que la littérature sert à maintenir le contact entre les individus d’une communauté et que ce contact peut être maintenu grâce aux libres partages des expériences. L’écrit, par la forme qu’il adopte, permet un partage de certaines réalités au cœur de nos expériences qui ne seraient pas racontables à l’oral. Il y a aussi dans ces petites histoires individuelles laissées partout sur le Web quelque chose de superflu. Évidemment, on ne pourra pas toutes les lire, il y a en trop. La littérature, c’est aussi ça : être de trop, être superflu, être inutile dans un monde administré tourné vers la rentabilité. Le blogue me parait à cet égard être bel et bien tributaire d’une logique propre à l’activité littéraire et un refuge de choix pour la littérature de demain.<br /><br /><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Rater notre chance</span></strong></p> <p><br />Je ne suis pas une personne nostalgique. J’ai trop à vivre et à découvrir encore pour regretter le passé. Je dois toutefois avouer que parfois en observant Internet se développer j’ai l’impression que nous sommes passés à côté. Aujourd’hui, nous avons de nouveaux professionnels, des spécialistes des réseaux sociaux qui nous expliquent le jeu à jouer pour devenir une célébrité sur le Web ou pour faire de l’argent. Peu à peu, l’esprit de la culture libre, l’esprit des hackers, semble disparaître progressivement d’Internet. À chaque fois que la culture libre fait un pas en arrière, je me dis que nous avons raté notre chance. Internet aurait pu sauver le monde, mais il ne le sauvera pas. Les blogues littéraires ne pourront rien pour le sort du monde. Je crois qu’ils ont néanmoins tout intérêt à préserver l’esprit de la culture libre. La bonne littérature ne se possède pas, elle est donc entièrement liée à la pensée de la culture libre. Quand j’étais jeune et encore un peu naïve, je connaissais un homme qui avait publié un roman. Il m’avait donné un exemplaire. Ça me gênait un peu parce que je l’avais lu et ne l’aimais pas du tout. Lorsqu’il m’a demandé ce que j’avais pensé de son livre, j’avais répondu que je l’avais prêté à ma mère qui l’avait beaucoup aimé et qui l’avait prêté à une de ses collègues de travail qui l’avait aussi beaucoup apprécié. Ma manœuvre était malhonnête, mais ça m’évitait de mentir. Ma mère avait réellement aimé son livre. Il m’a répondu sur un ton très sérieux : «Pourquoi tu lui as prêté? Elle aurait pu l’acheter». Il n’avait pas l’air heureux de savoir que quelqu’un avait lu et aimé son livre. Peut-être qu’il se doutait que je n’aimais pas son livre et qu’il voulait se venger en étant bête avec moi. Mais je ne crois pas, j’avais été assez habile pour détourner le sujet. Je crois qu’il devait seulement penser qu’en tant que jeune femme réservée je n’osais pas lui dire que j’aimais son livre. «Elle aurait pu l’acheter». Ce jour-là, j’ai compris que les écrivains n’étaient pas tous comme je le pensais. Et du coup, je me suis sentie encore plus seule. J’avais envie de lui hurler à la tête qu’il était déjà chanceux que ma mère ait été touchée pour son livre, que ça valait tellement plus que le 1$ de droit d’auteur qu’il aurait pu encaisser si je n’avais pas prêté mon exemplaire. Il s’en foutait bien que quelqu’un soit touché par son histoire, il ne voulait qu’accumuler ses ridicules droits d’auteur à coup de 1$. Un dollar, ce n’est pas grand chose, mais c’est déjà une valeur d’échange, quelque chose de mesurable sur lequel tout le monde s’entend. Lorsque cette histoire est arrivée, je venais tout juste d’ouvrir mon blogue. Si j’avais pu trouver un formulaire attestant que je renonçais à tout jamais à d'éventuels droits d’auteur, je l’aurais signé.</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a></strong>Livejournal est un réseau social fondé en 1999 par Brad Fitzpatrick. Les membres sont liés entre eux par un profil et un blogue. Créé en 2004, Facebook, réseau très populaire aujourd’hui, est basé sur le même principe, mais le profil est placé complètement à l’avant scène en laissant de côté le blogue.&nbsp;</p> <p><strong><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2]</a></strong>&nbsp;L’article est publié dans le recueil d’essais &nbsp;Bodies of Work, New York, Serpent's Tail, 1996. Il est aussi disponible en ligne sur le site de JSTOR et offert en téléchargement gratuit pour les étudiants par le biais de leurs universités : <a href="http://www.jstor.org/pss/1315246.. " title="http://www.jstor.org/pss/1315246.. ">http://www.jstor.org/pss/1315246.. </a></p> <p><strong><a name="note3"></a><a href="#renvoi3">[3]</a></strong>Kathy Acker, « Writing, Identity, and Copyright in the Net Age », <em>The Journal of the Midwest Modern Language Association</em>, volume 28, numéro 1, printemps 1995, p.94.</p> <p><strong><a name="note4"></a><a href="#renvoi4">[4] </a></strong><em>Ibid</em>., p. 94.</p> <p><strong><a name="note5"></a><a href="#renvoi5">[5]</a></strong>&nbsp;<em>Ibid</em>., p. 96.</p> <p><strong><a name="note6"></a><a href="#renvoi6">[6]</a></strong> Au sujet de l’hacktivisme politique et de son histoire, je recommande les lectures suivantes : McKenzie Wank, <em>A Hacker Manifesto</em>, Cambridge, Harvard, 2004; Otto von Busch &amp; Karl Palmas, <em>Abstract hacktivism : the making of a hacker culture</em>, London et Istanbul, 2006; Éric Dagiral, « Pirates, hackers, hacktivistes: déplacements et dilution de la frontière électronique », <em>Critique</em>, Editions de Minuit, Juin-Juillet 2008, pp. 480-495; Razmag Reucheyan, « Philosophie politique du pirate », <em>Critique</em>, Editions de Minuit, Juin-Juillet 2008, pp. 458-469; Tim Jordan, <em>Activism! Direct action, hacktivism and the future of society</em>, London, Foci, 2002; Tim Jordan and Paul A. Taylor, <em>Hacktivism and Cyberwars. Rebels with a cause?</em>, London, Routledge, 2004; metac0m, « What is Hacktivism? », décembre 2003, en ligne: <a href="http://www.thehacktivist.com/?pagename=hacktivism" title="http://www.thehacktivist.com/?pagename=hacktivism">http://www.thehacktivist.com/?pagename=hacktivism</a> (consulté le 27 mai 2010).</p> <p><strong><a name="note7"></a><a href="#renvoi7">[7]</a></strong> Le cracker se sert du piratage dans le simple but de détruire des sites Web.</p> <p><strong><a name="note8"></a><a href="#renvoi8">[8]</a></strong> Bien sûr, plusieurs bibliothèques et cinémathèques s’attaquent déjà à cette tâche, mais les pirates le font dans un autre esprit.</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/une-litt-rature-qui-ne-se-poss-de-pas#comments ACKER, Kathy Blogue littéraire BUSCH, Otto von Canada Culture de l'écran Culture Geek Culture libre Cyberespace DAGIRAL, Éric Droit d'auteur Flux Hacktivisme politique JORDAN, Tim Journaux et carnets PALMAS, Karl Pirate Résistance culturelle REUCHEYAN, Razmag TAYLOR, Paul A. WARK, McKenzie Mon, 20 Jun 2011 18:25:51 +0000 Amélie Paquet 354 at http://salondouble.contemporain.info Entretien avec Mathieu Arsenault http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-mathieu-arsenault <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/salon-double">Salon double</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/arsenault-mathieu">Arsenault, Mathieu</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> L’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <div class="rtecenter"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/Antichambre/boitier-face.jpg" /></div> <p>Il remet des trophées à des œuvres actuelles qu’il juge marquantes, des prix prestigieux qui font bien des jaloux tel le fameux <em>Bouillon de poulet pour fuck all</em> qui a été décerné cette année à Simon Paquet pour son roman <em>Une vie inutile</em>. Visiblement animé par le désir de participer à l’élaboration d’une communauté littéraire active et vivante qui ne se résumerait pas à la circulation de livres, Mathieu Arsenault est un acteur important des soirées de poésie et de divers événements littéraires qui ont lieu à Montréal. Ses livres sont porteurs d’une liberté langagière et intellectuelle que peu d’auteurs se permettent aujourd’hui, malmenant aussi bien la syntaxe que les idées reçues. Son premier livre de fiction, <em>Album de finissants</em> (2004), propose une série de fragments polyphoniques posant un regard sagace sur l’école, qui apparaît être bien davantage une «fabrique de gens compétents pour la vie professionnelle» qu’un lieu de formation de citoyens lucides et libres-penseurs. Son livre <em>Vu d’ici</em> (2008) poursuit l’exploration des différents flux idéologiques qui parcourent l’esprit de nos contemporains, s’attardant cette fois à la culture populaire, notamment au pouvoir hypnotique de la télévision et des désirs serviles que celle-ci véhicule, induisant l’inertie crasse des sujets dépolitisés. Mathieu Arsenault a aussi publié un essai, <em>Le lyrisme à l’époque de son retour</em> (2007), où il analyse la dialectique de l’innovation et de la tradition qui traverse la production contemporaine en prenant pour exemple la question de la résurgence du lyrisme. Ce livre, qu’il qualifie lui-même d’autothéorie, ou encore d’autobiographie théorique, parvient à joindre avec finesse des questions théoriques à l’expérience concrète que nous avons de la littérature aujourd’hui. Et c’est ultimement la question de la possibilité d’une communauté littéraire qui surgit de sa réflexion&nbsp;: «Quand je me pose la question de la possibilité de dire ‘je’ aujourd’hui, c’est une communauté que je cherche, la possibilité de créer des communautés dans un système historiquement répressif.» Mathieu Arsenault collabore également de façon régulière à la revue <em>Spirale</em>, en plus d’être l’un des membres fondateurs du magazine <em>OVNI</em>. Depuis 2008, il propose ses réflexions sur la culture populaire actuelle dans son blogue <a href="http://doctorak-go.blogspot.com/"><em>Doctorak, GO!</em></a>. Il passe aujourd’hui au Salon pour nous entretenir de l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle, un projet qu’il a mis en branle en 2009.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> À Salon double, nous cherchons des façons de mettre en valeur et de commenter la littérature contemporaine. Nous sommes intéressés par ta série de «15 publications intéressantes 2010 selon l'Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle», publiée sur ton blogue&nbsp;<a href="http://doctorak-go.blogspot.com/"><em>Doctorak, GO!</em></a>, parce que tu y valorises aussi, à ta façon, des œuvres québécoises qui ont été plus ou moins ignorées en 2010. Alors que les critiques des médias&nbsp;<em>mainstream</em>&nbsp;collectionnent tous les mêmes cartes d’écrivains au style de jeu plus ou moins convenu, tu sembles avoir un penchant pour les jeunes recrues qui tentent d’imposer de nouvelles manières de concevoir la joute littéraire. La liste d’œuvres que tu proposes, plutôt éclectique, montre bien qu’il existe une relève. On y retrouve des romans, de la poésie, de la bande dessinée, des textes inclassables, des textes publiés en fanzines... Selon quels critères avez-vous constitué cette liste? Désiriez-vous mettre en lumière des mouvements ou des tendances particulières dans la littérature québécoise contemporaine?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> Le projet de l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle est de prendre le contrepied de l’image médiatique de la littérature québécoise actuelle, qui construit un programme finalement assez réducteur dans ses propositions esthétiques: du roman, du roman, du roman, avec «du souffle», de la «maîtrise» et, assez souvent, une retenue, un art de la concision. Mais ce programme est assurément moins dommageable que le public qu’il associe à la littérature. Car ce public est en déclin, il vieillit sans se renouveler et s’accroche à une idée du littéraire qui lui appartient, mais qui ne se renouvelle pas nécessairement. Quand on parle de relève dans les médias, c’est d’ordinaire à ceci qu’on fait référence: l’espoir que survive ce rapport à la littérature et les pratiques qui lui sont associées. Mais cette idée de la relève n’incarne qu’une forme parmi d’autres de rapport à la tradition littéraire. Pour cette raison, ce à quoi nous travaillons, ce n’est pas à identifier des tendances émergentes en littérature québécoise. Notre projet serait plutôt d’inventer un public, de trouver à quoi ressemble le désir de notre époque pour la chose littéraire. Le public que nous cherchons ne ressemble pas à celui plein de révérence des années 80, ni à celui presque inexistant des années 90. Les littéraires d’aujourd’hui sont plus éclectiques dans leurs goûts. Ils sont peut-être détachés d’une manière salutaire de l’industrie du livre, du système des rentrées littéraires et de la promotion médiatique. Même si ce ne sont pas toujours des livres, ils lisent globalement plus, sans discrimination.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Votre projet vient en effet combler un vide dans l’espace littéraire québécois. Il répond à un désir de renouveau de l’espace littéraire qui semble partagé par plusieurs. Pourrais-tu nous parler de la façon dont il a vu le jour? Comment fonctionne l’attribution des prix de l’Académie? As-tu établi des critères précis pour la sélection des œuvres récompensées?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> J’ai fondé l’Académie à l’hiver 2009 lors d’<a href="http://doctorak-go.blogspot.com/2009/01/les-prix-de-lacademie-de-la-vie.html">une note</a> au ton humoristique sur <a href="http://doctorak-go.blogspot.com"><em>Doctorak, GO!</em></a> Lucide et amusé, je voulais illustrer ma conviction que mon travail n’était pas trop fait pour remporter des prix en faisant croire en blague que même si je fondais une académie, les honneurs finiraient par m’échapper. J’avais établi une liste de livres de récipiendaires faite de livres que j’avais lus dans l’année et que j’avais trouvés curieux ou intéressants. Cette note a été très populaire, pas parce qu’elle était drôle ou particulièrement bien tournée, mais parce qu’on y mentionnait des livres qui n’apparaissaient nulle part ailleurs sur le Web, sinon sur le site de leurs éditeurs. Et, qui plus est, certains auteurs ont été très flattés que je leur remette un prix, même si c’était sans prétention. L’année suivante, j’ai voulu pousser l’exercice plus loin en organisant un gala. Catherine Cormier-Larose, organisatrice de lectures hors pair, est alors entrée au «comité», et nous avons décidé ensemble des prix à remettre. Grâce à elle, le gala a pris la forme d’une soirée de lecture originale un peu trash et faussement officielle, dans l’esprit de la liste des prix. L’Académie a pris avec elle une direction plus convaincante, elle lit beaucoup et possède un excellent jugement. Pour l’édition de cette année, Vickie Gendreau s’est jointe à son tour au comité, car elle confectionne les trophées. Ces trophées prennent le contrepied des statuettes de gala&nbsp;: ils sont uniques, chacun illustrant une image, une scène ou une phrase tirée du livre primé.<br /><br /> Ce que j’aime de ce projet, c’est que nous essayons de maintenir délibérément le flottement entre la parodie d’académie et l’institution sérieuse. Si nous essayons de garder le côté mordant des prix, nous effectuons maintenant la sélection avec plus de sérieux qu’au début, car d’une part, nous sentons un réel engouement de la communauté littéraire pour notre entreprise et d’autre part, on y voit également l’occasion de donner une représentation des différentes potentialités de forme et de contenus littéraires propres à notre époque.<br /><br /> Le choix des textes se fait&nbsp;en comité. On y discute non seulement de ce qu’on a lu mais aussi des livres dont on a entendu parler et que nous nous promettons de lire. Il arrive souvent que nous nous emportions à cause de véritables injustices, des livres extraordinaires qui n’auront de visibilité nulle part. Et ce n'est même pas une question d’injustice à l’égard de leur auteur, c'est une injustice à l’égard de notre époque. Beaucoup de prix travaillent à la perpétuation d’une image conventionnelle de la littérature, à entretenir une sorte de synthèse la plus réussie de formes du roman ou de la poésie qui datent au mieux d’une quinzaine d’années. De notre côté, on aime mieux les livres un peu chambranlants qui pointent vers les potentialités de notre époque. Tu sais, tu lis un texte et tu te dis&nbsp;que c'est étrange de ne pas retrouver plus souvent cette forme, ce langage, ce sujet tellement il appartient à l’expérience de notre époque?<br /><br /> Par ailleurs, le nom ridiculement long d’«Académie de la vie littéraire au tournant du vingt et unième siècle» est ironiquement sentencieux, mais il reflète aussi ce désir de répondre à la nécessité qu’il existe une communauté littéraire vivante, que les auteurs se rencontrent, prennent la mesure de la diversité et comprennent qu’ils ne sont pas seuls dans leur volonté de s’inscrire dans leur époque. Nous sommes fatigués de ces auteurs qui s’imaginent avoir inventé la roue faute d’avoir convenablement lu leurs contemporains.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Il est intéressant que tu retournes la question des tendances émergentes en insistant sur «le désir de notre époque pour la chose littéraire.»&nbsp; Les œuvres qui ont été sélectionnées par l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle témoignent certes d’une belle diversité, mais on y trouve tout de même des textes qui se revendiquent en tant que roman. Pensons par exemple à <em>Une vie inutile</em> de Simon Paquet, ou encore à <em>Épique</em> de William S. Messier. Depuis la mise en ligne de Salon double, nous avons accueilli des lectures critiques portant essentiellement sur le roman, alors que l’essai, la nouvelle et la poésie sont largement sous représentés. Cela porte à croire que nos contemporains, du moins ceux qui gravitent autour du monde académique, s’intéressent toujours au roman et y voient une pratique importante qui mérite l’attention. Pourrais-tu expliquer davantage ta pensée sur l’écriture romanesque? Pourquoi les romans de Simon Paquet et de William S. Messier sont-ils de bons textes à tes yeux?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> Nous n'avons a priori rien contre le roman. Le 20e siècle a donné des romans fascinants de Proust à Don DeLillo, des expériences d'écriture qui ont véritablement pris la mesure de ce dont était capable la forme romanesque. Mais cette volonté de travailler cette forme est peu suscitée aujourd'hui. Les médias, les librairies et le grand public n’ont qu’un intérêt très marginal pour ce travail, ce qui pousse les romanciers à chercher la maîtrise et la retenue dans le style comme dans la structure. Cela dit, des textes comme ceux de Simon Paquet et William S. Messier trouvent un usage, une justification au roman. Le roman de Paquet essaie de donner une structure à un florilège de mots d'esprit absurdes et désespérés, et celui de Messier prend le prétexte du roman pour inscrire la tradition du conte traditionnel dans le réalisme d'un quotidien contemporain. Les romanciers qui nous intéressent se posent des questions, assez indépendamment finalement des critères de maîtrise et de l'actualité de leur sujet. Il importe peu qu'un roman soit mal ficelé, qu'il finisse en queue de poisson, qu'il soit trop long ou surchargé s'il recèle un dispositif esthétique cohérent.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Pour désigner cette communauté qui se constitue autour de la&nbsp;littérature, tu parles d'un public plutôt que de lecteurs. Le choix&nbsp;paraît mûrement réfléchi. Il suggère le rassemblement et l'événementiel. Si la vie littéraire est partagée par ce public, leur&nbsp;relation à la littérature déborderait donc d'une relation strictement livresque. Les rassemblements littéraires que l'on connaît&nbsp;aujourd'hui sous le nom de Salon du livre sont en réalité des foires&nbsp;commerciales où l'objet-livre prend complètement le dessus sur la&nbsp;littérature. Pour l'Académie de la vie littéraire au tournant du 21e&nbsp;siècle, y a-t-il une littérature hors du livre, hors du marché du&nbsp;livre? Qui constituerait ce public à inventer?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span>&nbsp;&nbsp;«Une littérature hors du livre». La formule est intéressante, à une époque où, justement, le livre est en phase de dématérialisation. Et en effet, les textes littérairement intéressants ne sont pas toujours confinés au livre. La littérature à venir se prépare peut-être dans le fanzine, dans la lecture publique, dans la note de blogue. C'est-à-dire que les oeuvres à venir ne seront peut-être pas des fanzines et des blogues, mais elles seront imprégnées de toutes les expérimentations qu'ils auront permises.&nbsp;Cette année, nous avons surtout donné des prix à des livres publiés, mais j'aimerais bien qu’on puisse remettre bientôt des prix pour des personnages inventés sur Facebook ou Twitter.&nbsp; J’aimerais aussi amener au-devant de la scène toute cette culture d’essais plus lyriques au ton vraiment dynamique que la pratique du blogue est en train de développer.<br /><br /> Mais cela dit, la distinction entre public et lecteurs excède aussi la question du format de l'imprimé. Parler de lecteurs et de lectorat revient à parler encore depuis cette configuration de la littérature comme production culturelle. La configuration que nous cherchons est plus proche d'une communauté, et je pense que nous ne sommes pas les seuls à chercher cela. Tout le monde appelle, recherche des communautés littéraires. Elles passent par le livre, oui, mais elles passent aussi par leur circulation, par le discours, par la critique et le commentaire. C'était un peu le projet derrière les cartes critiques d'auteurs que nous avons imprimées: faire circuler des auteurs par le biais des cartes qu'on pourrait garder dans sa poche, avec une photo devant et une critique derrière.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Tu laisses entendre que l’avenir de la littérature passe peut-être par les différentes marges de la production imprimée et contrôlée par le monde de l’édition traditionnelle, que ce soit par les blogues ou par les fanzines. Nous accordons aussi beaucoup d’importance aux blogues à Salon double et nous avons ajouté cette année sur notre site une section qui recense les billets de nos collaborateurs. Il se dégage de ces pratiques une cohérence qui nous apparaît forte, par exemple par le travail plus ou moins important de l’oralité, ou encore par une volonté de mise à distance du supposé nombrilisme des blogueurs, à propos desquels on affirme souvent qu’ils sont l’incarnation du narcissisme de notre époque. Ces blogues possèdent un lectorat important, peut-être même plus important que celui des livres qui se trouvent sur les tablettes de nos librairies. Pour certains, le statut des blogues pose tout de même problème. Pour assurer la pérennité de ces écritures, il faudrait, dit-on, que le monde de l’édition intervienne d’une façon ou d’une autre. Les Éditions Leméac ont tenté d’imprimer certains blogues, mais ceux-ci ont rapidement décidé de mettre fin à cette collection. Alors que nous observons une littérature Web en pleine effervescence, le directeur de cette maison d’édition, Jean Barbe, y voit plutôt une perte de temps : «Les blogues ont leurs limites, disait-il en 2009, et c’est beaucoup d’énergie créatrice qui n’est pas consacrée à la littérature<strong><a href="#note1a">[1]</a><a name="note1aa"></a>.</strong>» Cette réaction montre bien le fossé qui sépare la culture de l’imprimé et la culture numérique, une forme de culture légitime et une culture qu’on pourrait qualifier de sauvage. Es-tu d’avis qu’un système d’édition et de légitimation est nécessaire sur le Web? N’y a-t-il pas là un danger de dénaturer ces écritures?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> En effet, le réseau de l’imprimé n’a jusqu’ici considéré que très timidement la scène littéraire du blogue. Mais je ne sais pas s’il faut en imputer la faute aux résistances des éditeurs traditionnels, car le passage de l’entrée de blogue au livre est plus difficile qu’il n’y paraît. Cette entrée qui paraissait infiniment spirituelle, pertinente et vivifiante dans un flux RSS peut étonnamment paraître bête, rien de plus qu’amusante et relever de la redite une fois imprimée. Il faut aussi considérer comment la forme du blogue a évolué rapidement et en marge de plusieurs manières d’écrire qui n’ont pas immédiatement rapport avec le littéraire, comme le journal intime ou le commentaire d’actualité, en plus de développer sa propre forme qui ne pourrait plus aujourd'hui faire l’économie des hyperliens, des vidéos et des images qu’elle intègre. Par exemple, une des grandes libérations que la rédaction de blogue a pu faire subir à ma manière d’écrire vient directement de l’hyperlien. Si je veux faire un rapprochement entre la philosophie de Blanchot et le forum d’image de <a href="http://www.4chan.org/"><em>4chan</em></a>, je dois évoquer les concepts de mèmes, de trollage, mentionner certaines polémiques et certains événements qui d’ordinaire échappent, mais alors complètement, aux littéraires à qui je m’adresse. Si je devais ouvrir une parenthèse explicative pour chacun de ces éléments, le rythme de mon essai se trouverait ralenti et me pousserait subrepticement vers une forme de dissertation sans doute «cool» mais scolaire. L’hyperlien permet de redonner une sorte de fierté et d’ouverture à l’essai qui s’adresse au public indépendamment de l’étendue de ses connaissances. Comme si le texte lui disait&nbsp;: «je ne vulgariserai pas parce que je sais que tu prendras les moyens de suivre le propos si le sujet t’intéresse». L’hyperlien trouve d’autres usages ailleurs, cela peut être vrai aussi pour l’intégration des images et de la vidéo ou encore le système de commentaires.<br /><br /> C'est la raison pour laquelle les seuls blogues imprimables présentement sont ceux qui font le moins usage des spécificités techniques du blogue comme les essais en bloc de Catherine Mavrikakis ou les <a href="http://www.mereindigne.com/"><em>Chroniques d'une mère indigne</em></a> et d’<a href="http://taxidenuit.blogspot.com/"><em>Un taxi la nuit</em></a>. On ne mesure pas encore pour cette raison les substantielles innovations de style et de rythme qui apparaissent en marge du réseau littéraire reconnu qu’aucune forme imprimée ne saurait encore contenir aisément. Il faut encore savoir bricoler son chemin vers le roman, la poésie et l’essai pour les faire passer à l’écrit en plus de combattre les réticences des comités éditoriaux traditionnels à qui manquent les références pour saisir la pertinence de cette manière d’écrire pour notre époque.<br /><br /> Mais les expérimentations textuelles hors des formes conventionnelles ne se sont pas non plus arrêtées au blogue. Beaucoup de blogueurs ont depuis quelque temps déserté la scène pour Facebook ou Twitter où s’intensifie la proximité du texte avec l’immédiateté des communications. Les créations littéraires faites à partir de Facebook (la création de personnages qui interagissent avec le public par exemple) sont d’une nature si différentes qu’il est pour le moment difficile de savoir si un archivage et une recontextualisation de leur expérience esthétique sont possibles. Je veux dire&nbsp;par là que certaines expériences d’écriture sur Facebook ont indéniablement des caractéristiques littéraires, mais pas celle de la durée dans le temps. Si les blogues étaient déjà limite en ce qui concerne leur publication, ces nouvelles expérimentations s’éloignent encore plus de tout ce que représente le livre. Ma conception du littéraire est aussi mise à l’épreuve devant les poussées du numérique!<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Avant de terminer cet entretien, nous aimerions parler un peu d’un prix spécial que vous avez remis cette année au recueil posthume de Geneviève Desrosiers : <a href="http://www.oiedecravan.com/cat/catalogue.php?v=t&amp;id=16&amp;lang=fr"><em>Nombreux seront nos ennemis</em></a>. Publié une première fois en 1999&nbsp;par l'Oie de Cravan, il a été réédité en 2006 par le même éditeur. La poésie de Desrosiers se démarque par sa force mélancolique et par son absence de compromis. Comment lis-tu le vers «Tu verras comme nous serons heureux» répété à plusieurs reprises dans le poème «Nous»? Dans le texte de présentation du prix, on note «l'humour ironique» très présent dans le recueil, mais pourrait-on aussi lire derrière cette ironie une trace d'espoir?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault </strong><strong>—</strong></span> Qu’est-ce que l’ironie? Dans notre compréhension ordinaire, l’ironie apparaît presque indissociable du sarcasme et du cynisme parce que nous considérons comme un signe d’agression la rupture qu’elle instaure dans la communication. Mais il m’apparaît que le sens de l’ironie est en train de changer présentement. Quand la distinction entre la communication publique et la communication privée s’amenuise, et quand le moralisme exacerbé du grand public fait en sorte de rendre suspects les énoncés qui s’éloignent des formules creuses et dominantes, l’ironie apparaît comme un espace intime aménagé dans l’aire ouverte des échanges quotidiens, un espace où l’intention et le sens n’apparaissent qu’à ceux qui connaissent intimement les modulations du ton et de la pensée de l’interlocuteur ironique. Comme posture langagière, l’ironie est d’une immense importance, et seule la poésie me semble à même de la mettre convenablement en scène comme expérience. La poésie de Geneviève Desrosiers me semble annoncer cette période où le poème ne requiert plus l’adhésion de son lecteur ni par un «nous» national ou humaniste, ni par une expérience subjective si singulière qu’elle se refuse à la communication. <a href="http://www.lequartanier.com/catalogue/occidentales.htm"><em>Les occidentales</em></a> de Maggie Roussel m’apparaît être un accomplissement de cette posture propre à notre époque.<br /><br /> Faire apparaître ce genre de filiation est une des choses qui me tient le plus à cœur dans le projet de l’Académie de la vie littéraire. Nous ne voudrions pas devenir une tribune de plus pour la diffusion des publications courantes. Car l’actualité littéraire est aussi constituée de ces œuvres qui reviennent d’on ne sait trop où et dont on découvre la pertinence à la lumière de ce qui s’écrit aujourd'hui, de l’évolution de la sensibilité et des manières de lire. Par exemple, l’année dernière, nous donnions le prix à <em>On n’est pas des trous de cul</em> de Marie Letellier, une ethnographie de la misère urbaine fascinante surtout pour les retranscriptions d’entrevues que le livre contient. Ce livre n’a jamais été réédité et nous lui avons donné un prix parce que j’en ai entendu parler de manière passionnée à plusieurs reprises dans des circonstances différentes. Ce n’est que tout récemment que m’est apparue une esquisse d’interprétation à cet engouement: le déclin de l’intérêt pour la lecture de fiction québécoise me semble en train d’ouvrir le champ au documentaire écrit, sous la forme de l’autobiographie, de l’essai lyrique ou, comme dans le cas du livre de Letellier, au document qui présente une réalité crue dans une langue brute. Ces œuvres à la redécouverte discrète mais intense trouvent difficilement leur espace. Souvent, elles n’ont pas le raffinement esthétique qui leur permettrait d’apparaître sur la scène de la recherche universitaire. Elles n’ont peut-être pas non plus un potentiel commercial qui justifierait leur réédition ou leur remise en circulation dans l’espace médiatique.<br /><br /> Ce qui est amusant avec un projet comme l’Académie, c'est de chercher à faire plus que la célébration et la diffusion de la production annuelle. Nous construisons un récit sur le thème de la sensibilité littéraire de notre époque.<br /> <a href="#note1aa"><br /> </a></p> <hr /> <p><a href="#note1aa"><br /> </a> <strong><a href="#note1aa">1</a>. </strong>Cité dans Annick Duchatel, «C’est écrit dans la blogosphère», <em>Entre les lignes : le plaisir de lire au Québec</em>, vol. 6, no 1 (2009), p. 20.<br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-mathieu-arsenault#comments Blogue littéraire Communauté littéraire Contre-culture Critique littéraire Cyberespace DESROSIERS, Geneviève Dialogue médiatique Engagement Événement Fiction Hypermédia Ironie Journaux et carnets LALONDE, Pierre-Léon LETELLIER, Marie Média MESSIER, William S. Québec Réalisme Résistance culturelle ROUSSEL, Maggie Style Entretiens Bande dessinée Écrits théoriques Essai(s) Poésie Récit(s) Roman Tue, 31 May 2011 02:40:51 +0000 Salon double 347 at http://salondouble.contemporain.info Le cyberespace : principes et esthétiques http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-cyberespace-principes-et-esthetiques <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gervais-bertrand">Gervais, Bertrand</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Réflexions sur le contemporain VII </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></div> <div class="rteright">The future has already arrived. It's just not evenly distributed yet.<br /> - William Gibson.</div> <div class="rteright">&nbsp;</div> <p>L&rsquo;un des ph&eacute;nom&egrave;nes les plus marquants de l&rsquo;&eacute;poque contemporaine est la cr&eacute;ation et le d&eacute;veloppement du r&eacute;seau Internet et de l&rsquo;espace virtuel qu&rsquo;il g&eacute;n&egrave;re, le cyberespace. Ce r&eacute;seau a provoqu&eacute; une acc&eacute;l&eacute;ration de la transition que nous connaissons d&rsquo;une culture du livre &agrave; une culture de l&rsquo;&eacute;cran, en surd&eacute;terminant la dimension interactive de ce m&eacute;dia et en reliant cet &eacute;cran &agrave; une toile de plus en plus complexe et dense d&rsquo;informations. Mais &agrave; quelle exp&eacute;rience nous soumet au juste le cyberespace? Quels en sont les principaux traits? J&rsquo;en &eacute;tablirai quatre &ndash; ce sont la <em>traduction</em>, la <em>variation</em>, la <em>labilit&eacute;</em> et <em>l&rsquo;oubli</em> &ndash;&nbsp;et t&acirc;cherai de les d&eacute;finir. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le cyberespace, un mythe d&rsquo;origine</strong></span></p> <p>Le cyberespace est l&rsquo;environnement culturel et artistique soutenu par Internet en tant qu&rsquo;infrastructure technologique. Cet environnement technologique est d&eacute;centralis&eacute;. Il est fait pour r&eacute;sister aux hi&eacute;rarchies simplifiantes et se pr&eacute;sente comme un lieu, initialement du moins, d&eacute;hi&eacute;rarchis&eacute; et d&eacute;cloisonn&eacute;. S&rsquo;il est en train de se transformer en un immense magasin, o&ugrave; tout est offert, de la brocante sur ebay aux corps &eacute;rotis&eacute;s des sites pornos, il est aussi, et doit continuer &agrave; &ecirc;tre, une agora et un espace de diffusion litt&eacute;raire et artistique.</p> <p>Le terme est apparu dans <em>Neuromancer</em>, le roman de science-fiction de William Gibson, paru en 1984. Le cyberespace repr&eacute;sentait pour Gibson une hallucination partag&eacute;e, une repr&eacute;sentation graphique de donn&eacute;es: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">A consensual hallucination experienced daily by billions of legitimate operators, in every nation, by children being taught mathematical concepts... A graphic representation of data abstracted from the banks of every computer in the human system. Unthinkable complexity. Lines of light ranged in the nonspace of the mind, clusters and constellations of data. Like city lights, receding<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>.</span><br /> &nbsp;</div> <p>Comme les lumi&egrave;res d&rsquo;une ville qui se retirent&hellip; Thomas Pynchon avait d&eacute;crit au d&eacute;but de <em>The Crying of Lot 49</em> (1966), la ville et ses lumi&egrave;res comme un circuit &eacute;lectronique. Gibson a pris le contre-pied de cette description (au c&oelig;ur du d&eacute;veloppement du postmodernisme litt&eacute;raire am&eacute;ricain) et a pouss&eacute; l&rsquo;image aux limites de la perception. Les circuits s&rsquo;&eacute;vanouissent et il ne reste plus que le contour de cette figure, signe instable, mais combien d&eacute;sirable. Une ville imaginaire, comme un vaste r&eacute;seau de signes et de liens&hellip;</p> <p>Le cyberespace engage &agrave; un imaginaire technologique et il permet de penser l&rsquo;&eacute;lectrification de l&rsquo;iconotexte, de pousser la fiction, les modalit&eacute;s de la repr&eacute;sentation et les jeux de la parole, du langage et de l&rsquo;image hors des sentiers battus, dans un espace encore &agrave; d&eacute;fricher. Il est aussi en ce sens une nouvelle fronti&egrave;re, ce qui requiert&nbsp;: l&rsquo;exploration de moyens in&eacute;dits et de strat&eacute;gies originales de repr&eacute;sentation&nbsp;; l&rsquo;exploitation d&rsquo;une ressource qui vient &agrave; peine d&rsquo;appara&icirc;tre et dont l&rsquo;importance est de plus en plus grande&nbsp;; le d&eacute;veloppement d&rsquo;un nouveau langage capable de s&rsquo;adapter &agrave; cette r&eacute;alit&eacute; virtuelle&nbsp;; et le d&eacute;ploiement de nouvelles structures sociales et communicationnelles, d&rsquo;une nouvelle identit&eacute;. L&rsquo;exploration du cyberespace est d&rsquo;ailleurs d&eacute;crite comme une navigation. Une qu&ecirc;te sur un territoire dont les dimensions &eacute;chappent &agrave; une saisie traditionnelle, car il est une pure construction conceptuelle, un espace imaginaire. Un territoire, de plus, qui va du monde virtuel en bon et due forme, &agrave; l&rsquo;image de <em>Second Life</em>, aux agoras num&eacute;riques et autres lieux de partage tels que Myspace, Facebook, Youtube, Flick&rsquo;r, etc.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Principes</strong></span></p> <p>La m&eacute;taphore fondatrice du cyberespace n&rsquo;est pas la racine, mais le rhizome, le r&eacute;seau, la multiplication des relations et des connexions (ne serait-ce qu&rsquo;en termes techniques o&ugrave; c&rsquo;est la redondance qui assure la p&eacute;rennit&eacute; du r&eacute;seau). La dynamique des relations n&rsquo;y est pas fond&eacute;e sur la tradition, l&rsquo;identit&eacute;, la p&eacute;rennit&eacute; et la m&eacute;moire, mais sur la traduction, la variation, la labilit&eacute; et l&rsquo;oubli. Ces quatre principes dessinent une exp&eacute;rience singuli&egrave;re et voient &agrave; l&rsquo;apparition de modes de lecture, de spectature et de navigation soumis &agrave; des ajustements in&eacute;dits. </p> <p>Par <strong>traduction</strong>, il faut entendre non seulement la pratique d&rsquo;&eacute;criture qui consiste &agrave; faire passer un texte d&rsquo;une langue &agrave; une autre, mais d&rsquo;abord et avant tout la pratique culturelle qui consiste &agrave; &ecirc;tre en pr&eacute;sence de traductions, de textes et d&rsquo;&oelig;uvres ayant migr&eacute; d&rsquo;une culture &agrave; une autre, et &agrave; &ecirc;tre confront&eacute; &agrave; une diversit&eacute; langagi&egrave;re, culturelle et formelle. C&rsquo;est une attitude qui est vis&eacute;e&nbsp;: non pas un regard tourn&eacute; vers le pass&eacute; (dans la perspective de la tradition), mais une ouverture &agrave; l&rsquo;autre. </p> <p>Dans la traduction, ce ne sont pas la temporalit&eacute; ou encore la stratification qui illustrent le mieux les relations entre les textes, mais le d&eacute;ploiement, la copr&eacute;sence sur un m&ecirc;me territoire, f&ucirc;t-il virtuel comme le cyberespace. Si la tradition joue avant tout sur une seule langue, qui a un r&ocirc;le identitaire, et en fonction de laquelle les autres langues et cultures sont subordonn&eacute;es, la traduction repose sur un nivellement des cultures ou, plut&ocirc;t, sur une oscillation dans le jeu des hi&eacute;rarchies. Les relations ne sont pas fixes ou &eacute;tablies de fa&ccedil;on durable, mais en mouvance continuelle, au gr&eacute; des rapprochements, des itin&eacute;raires personnels. Les hyperliens et la fa&ccedil;on dont Internet est structur&eacute; surd&eacute;terminent cette attitude. De fait, la traduction comme pratique culturelle implique une sp&eacute;cialisation et une individualisation des connaissances et des savoirs&nbsp;: une actualisation chaque fois singuli&egrave;re d&rsquo;une partie du r&eacute;seau. Si notre identit&eacute; en sort de toute fa&ccedil;on assur&eacute;e, ce n'est pas par r&eacute;p&eacute;tition du m&ecirc;me, mais par confrontation &agrave; l'autre, par contraste ou compl&eacute;mentarit&eacute;, et ultimement par ses propres strat&eacute;gies d&rsquo;appropriation. </p> <p>La traduction permet d&rsquo;accepter le flux d&rsquo;information, c&rsquo;est-&agrave;-dire de l&rsquo;ins&eacute;rer dans un processus d&rsquo;interpr&eacute;tation et de transformation. En termes m&eacute;taphoriques, on peut dire qu&rsquo;elle se d&eacute;finit non pas tant comme une digue, qui retient &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur ce qui ne peut &ecirc;tre accept&eacute;, que comme un marais qui s&rsquo;enfle et se r&eacute;sorbe au gr&eacute; des flux et des reflux. </p> <p>Par <strong>variation</strong>, on doit comprendre ces rapports identitaires pr&eacute;caris&eacute;s et relativis&eacute;s rendus possibles par le virtuel, o&ugrave; les avatars et les pseudonymes s&rsquo;imposent, une identit&eacute; avant tout enfil&eacute;e comme un masque. Ce n&rsquo;est pas tant une forme de l&rsquo;intimit&eacute; que l&rsquo;on retrouve dans Internet, que d&rsquo;extimit&eacute;, pour reprendre le n&eacute;ologisme de Michel Tournier, et conceptualis&eacute; par Serge Tisseron (<em>L&rsquo;intimit&eacute; surexpos&eacute;e</em>, Paris, Ramsay, 2001). L&rsquo;extimit&eacute; est l&rsquo;interface entre soi et l&rsquo;autre que l&rsquo;on retrouve exploit&eacute;e de fa&ccedil;on importante dans l&rsquo;environnement virtuel qu&rsquo;est le cyberespace. C&rsquo;est une identit&eacute; num&eacute;rique et cybern&eacute;tique, au sens d&rsquo;une identit&eacute; provisoire &eacute;tablie et mise en partage en situation de communication, surtout si cette situation se d&eacute;ploie en un r&eacute;seau entier. L&rsquo;identit&eacute; est &laquo;&nbsp;le produit du flux des &eacute;v&eacute;nements quotidiens dont le Sujet mobilise certains &eacute;l&eacute;ments dans la perspective de constituer une repr&eacute;sentation&nbsp;&raquo; (F. Georges, <em>Identit&eacute;s virtuelles. Les profils utilisateurs du Web 2.0</em>, Paris, Les &Eacute;ditions Questions th&eacute;oriques 2010, p. 46). Or, ce flux, dans le cyberespace, n&rsquo;est plus une m&eacute;taphore permettant de conceptualiser le mouvement et les processus en acte, il s&rsquo;impose comme une r&eacute;alit&eacute; ph&eacute;nom&eacute;nologique. De nombreux artistes web jouent avec cette identit&eacute;-flux qui appara&icirc;t de plus en plus comme un troisi&egrave;me terme venant complexifier l&rsquo;opposition &eacute;tablie par Paul Ric&oelig;ur entre identit&eacute;-ips&eacute;it&eacute; et identit&eacute;-m&ecirc;met&eacute; (<em>Soi-m&ecirc;me comme un autre</em>, Paris, Seuil, 1990). Au couple oppositionnel du propre (ips&eacute;) et du semblable (m&ecirc;me), r&eacute;pond l&rsquo;identit&eacute;-flux en continuelle ren&eacute;gociation. C&rsquo;est une identit&eacute; diff&eacute;rentielle, en processus permanent d&rsquo;ajustement. </p> <p>La <strong>labilit&eacute;</strong> permet de souligner le caract&egrave;re &eacute;ph&eacute;m&egrave;re des iconotextes et des &oelig;uvres qu&rsquo;on trouve dans le cyberespace, ainsi que la pr&eacute;carit&eacute; des lectures et spectatures qu&rsquo;on y pratique, li&eacute;e entre autres au caract&egrave;re pr&eacute;-d&eacute;termin&eacute; des hyperliens. Les pages-&eacute;crans se succ&egrave;dent sans ordre pr&eacute;&eacute;tabli et initialement partag&eacute; et s&rsquo;exp&eacute;rimentent sur le mode d&rsquo;une v&eacute;ritable d&eacute;rive num&eacute;rique. Cette d&eacute;rive est occasionn&eacute;e par le caract&egrave;re fragmentaire du cyberespace. L&rsquo;exp&eacute;rience &agrave; laquelle il nous convie&nbsp;est celle d&rsquo;une ligne bris&eacute;e que notre navigation r&eacute;pare, le temps d&rsquo;un passage. Entre deux pages-&eacute;crans, entre deux n&oelig;uds r&eacute;unis par un hyperlien, il y a un vide que rien ne permet de s&eacute;miotiser ou de constituer symboliquement. C&rsquo;est un espace non signifiant, sans v&eacute;ritable forme&nbsp;: une distance qui n&rsquo;en est pas une. Et quand une page-&eacute;cran appara&icirc;t, c&rsquo;est sur le mode de la r&eacute;v&eacute;lation, un mode propice &agrave; l&rsquo;&eacute;blouissement.</p> <p>Pour Lunenfeld, cette d&eacute;rive num&eacute;rique d&eacute;pend de l&rsquo;esth&eacute;tique du non fini qui pr&eacute;vaut dans le cyberespace&nbsp;: &laquo;&nbsp;la d&eacute;rive num&eacute;rique est toujours dans un &eacute;tat de non fini, parce qu&rsquo;il y a toujours de nouveaux liens &agrave; &eacute;tablir, toujours plus de sites qui apparaissent, et ce qui a &eacute;t&eacute; catalogu&eacute; par le pass&eacute; risque d&rsquo;avoir &eacute;t&eacute; redessin&eacute; au moment d&rsquo;une nouvelle visite<a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>. &raquo; Cette d&eacute;rive num&eacute;rique, expression m&ecirc;me du flux et de son type singulier d&rsquo;exp&eacute;rience, est li&eacute;e &agrave; la situation cognitive qui pr&eacute;domine dans le cyberespace. Naviguer dans Internet, c&rsquo;est non pas tant s&rsquo;inscrire dans un processus de d&eacute;couverte, fond&eacute; sur l&rsquo;enqu&ecirc;te et l&rsquo;&eacute;tablissement d&rsquo;hypoth&egrave;ses, que se rendre disponible &agrave; un &eacute;blouissement, c&rsquo;est-&agrave;-dire se mettre en situation de connaissance par r&eacute;v&eacute;lation, reposant sur une interrogation ponctuelle, voire improvis&eacute;e. Dans un processus de d&eacute;couverte, nous sommes responsables des liens &eacute;tablis entre les &eacute;l&eacute;ments; dans une r&eacute;v&eacute;lation, les liens, et &agrave; plus forte raison les hyperliens, sont &eacute;tablis ind&eacute;pendamment de nous et ils nous sont simplement transmis. La distinction repose sur la forme d&rsquo;agentivit&eacute; en jeu&nbsp;: sommes-nous les ma&icirc;tres d&rsquo;&oelig;uvre ou seulement les man&oelig;uvres de la relation entre les pages visit&eacute;es? L&rsquo;hyperlien, l&rsquo;hypertexte dont il est le fondement et le cyberespace qui en est l&rsquo;expression la plus compl&egrave;te nous classent par d&eacute;finition dans la seconde cat&eacute;gorie, celle des man&oelig;uvres, ce qui explique la logique de la r&eacute;v&eacute;lation et de l&rsquo;&eacute;blouissement dans laquelle ils nous placent.&nbsp; Celle-ci nous incite d&rsquo;ailleurs &agrave; accepter le flux d&rsquo;information comme un spectacle en soi, auquel on consent de se soumettre. </p> <p>Par <strong>oubli</strong>, enfin, il s&rsquo;agit de poser non pas un revers de la m&eacute;moire, une lacune ou une absence, mais un oubli positif, une facult&eacute; de r&eacute;tention active (Gervais, 2008, p. 27 et passim), comme une v&eacute;ritable modalit&eacute; de l&rsquo;agir et un principe d&rsquo;interpr&eacute;tation de l&rsquo;exp&eacute;rience. Cet oubli positif est un musement ou une fl&acirc;nerie, une errance qui ne cherche plus &agrave; &eacute;tablir des liens rationnels entre ses diverses pens&eacute;es, mais qui se contente de l&rsquo;association libre, du jeu des ressemblances, de l&rsquo;avanc&eacute;e subjective. C&rsquo;est la pens&eacute;e en tant que flux ininterrompu,&nbsp; &agrave; moins qu&rsquo;un incident ne vienne en perturber le cours. Ce type d&rsquo;oubli caract&eacute;rise la d&eacute;rive dans le cyberespace, faite de mouvements inconstants et de sauts arbitraires. Pour R&eacute;gine Robin, &laquo;Notre vie &agrave; l&rsquo;&eacute;cran, dans l&rsquo;Internet, nous plonge dans l&rsquo;immat&eacute;rialit&eacute; du support. Non fix&eacute;, transitoire, &eacute;ph&eacute;m&egrave;re, insaisissable, monde du flux, du fluide, parti aussit&ocirc;t que saisi. [&hellip;] &nbsp;Nous serions plong&eacute; dans un &eacute;ternel pr&eacute;sent<a href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>.&raquo;</p> <p>L&rsquo;oubli comme modalit&eacute; de l&rsquo;agir ouvre &agrave; une fictionnalisation de l&rsquo;exp&eacute;rience, &agrave; une invention de tous les instants propos&eacute;e comme principe de coh&eacute;rence et comme ontologie. Et l&rsquo;univers d&eacute;r&eacute;alis&eacute; du cyberespace semble un environnement id&eacute;al pour en permettre le d&eacute;ploiement. Il nous dit &agrave; tout le moins que nous existons &agrave; la crois&eacute;e de flux&nbsp;: flux interne de la pens&eacute;e (musement), flux informationnel d&rsquo;un r&eacute;seau accessible depuis un &eacute;cran d&rsquo;ordinateur (cyberespace). Or, il importe dans ce contexte, comme le sugg&egrave;re Chatonsky, &laquo;de voir pour quelle raison aujourd&rsquo;hui le flux de notre conscience est comme r&eacute;v&eacute;l&eacute; par les flux technologiques et de quelle fa&ccedil;on ils sont devenus ins&eacute;parables dans le mouvement m&ecirc;me qui les diff&eacute;rencie<a href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>.&raquo; </p> <p>Traduction, variation, labilit&eacute; et oubli&nbsp;: ce sont l&agrave; certains des fondements de notre exp&eacute;rience du cyberespace et de la cyberculture &agrave; laquelle il donne lieu. Ils dessinent une nouvelle r&eacute;alit&eacute; culturelle et sociale, une nouvelle interface, c&rsquo;est donc dire un nouvel imaginaire. </p> <hr /> <a name="note1a"><strong>[1]</strong></a> William Gibson, <em>The Neuromancer</em>, texte disponible en ligne &agrave; l'adresse suivante: <a href="http://project.cyberpunk.ru/lib/neuromancer/" title="http://project.cyberpunk.ru/lib/neuromancer/">http://project.cyberpunk.ru/lib/neuromancer/</a> (site consult&eacute; le 25 octobre 2010). <br /> <a name="note2a"><strong>[2]</strong></a> Peter Lunenfeld, <em>The Digital Dialectif&nbsp;:&nbsp;New Essays on New Media</em>, Massachussetts/London, MIT Press, 1999, p. 10; Je traduis.<br /> <a name="note3a"><strong>[3]</strong></a> R&eacute;gine Robin, <em>La m&eacute;moire satur&eacute;e</em>, Paris, Stock, 2003, p. 412, 415.<br /> <a name="note4a"><strong>[4]</strong></a> Gr&eacute;gory Chantonsky, &laquo;Flux, entre fiction et narration&raquo;, texte disponible en ligne &agrave; l'adresse suivante : <a href="http://incident.net/users/gregory/wordpress/19-flux-entre-fiction-et-narration/" title="http://incident.net/users/gregory/wordpress/19-flux-entre-fiction-et-narration/">http://incident.net/users/gregory/wordpress/19-flux-entre-fiction-et-nar...</a> (site consult&eacute; le 25 octobre 2010). <hr /> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-cyberespace-principes-et-esthetiques#comments Culture de l'écran Cyberespace Esthétique Flux GERVAIS, Bertrand GIBSON, William Identité Imaginaire médiatique Imaginaire technologique LUNENFELD, Peter Média Oubli PYNCHON, Thomas RICOEUR, Paul ROBIN, Régine TISSERON, Serge Écrits théoriques Mon, 01 Nov 2010 13:20:15 +0000 Bertrand Gervais 281 at http://salondouble.contemporain.info