Salon double - Combat http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/641/0 fr Une violente mélancolie http://salondouble.contemporain.info/lecture/une-violente-m-lancolie <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lefort-favreau-julien">Lefort-Favreau, Julien</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/kampuch-a">Kampuchéa</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><em>Kampuchéa</em> naît d’une fascination ancienne chez Patrick Deville pour les aventuriers et pour les voyages dans les pays éloignés et peu connus, de préférence des anciennes colonies ou des dictatures bureaucratiques sur le déclin. On devine donc que c’est autant du récit de voyage que du reportage politique que tient ce nouvel ouvrage, qui fait suite à<em> Pura Vida. Vie &amp; mort de William Walker</em> (2004), <em>La tentation des armes à feu</em> (2006) et <em>Équatoria</em> (2009). Après avoir traîné ses carnets en Amérique du Sud, en Amérique centrale et en Afrique, il rend compte dans <em>Kampuchéa</em> d’un voyage en Asie du Sud-est, l’Indochine de jadis, plus particulièrement au Cambodge où il s’arrête longuement. Prenant une distance ironique avec le pèlerinage mondain où le voyageur marche sur les traces de ses prédécesseurs afin de renouer avec l’atmosphère du bon vieux temps de l’ère coloniale, Deville est plutôt préoccupé par les traces des conflits du passé dans les tensions politiques du présent.<br /><br />Le nouveau volet de cette «petite entreprise braudelienne» (68) a comme ambition de mettre au jour les rapports de proximité entre la France et le Cambodge. Mais derrière cette visée quelque peu didactique se dessine un plan nettement plus retors. Avec comme prétexte officiel d’assister aux récents procès des Khmers rouges, Deville en profite plutôt pour monter ce «roman», bric à brac baroque constitué de cinquante-quatre courts chapitres présentant en alternance biographies réelles ou à demi imaginaires, considérations autobiographiques, références littéraires (Conrad, Loti, Malraux, Greene, Lowry), cinématographiques (Mankiewicz, Coppola), notes de voyage et stratégies géopolitiques. Partant de l’explorateur Henri Mouhot<strong><a href="#note1a">[1]</a></strong><a name="note1"></a>, dont la découverte des temples d’Angkor en 1860 marque l’année-zéro de ce récit, Deville reconstitue les différentes guerres d’Indochine, les voyages d’un géographe sous la colonisation, puis les années de jeunesse des principaux Khmers rouges à Paris au début des années cinquante, pour finalement aboutir aux fameux procès qui ont récemment attiré l’attention sur le Cambodge. Partant d’un premier postulat assez simple, qui vise à regarder les événements d’actualité avec un léger recul historique, il se garde bien de donner une «explication» à de telles associations, sinon que les récents procès auxquels il assiste n’ont de sens que si on les soumet à une mise en perspective «dans une durée moyenne, sur un siècle et demi» (143). Du milieu du dix-neuvième siècle jusqu’au début du vingt et unième, il y aurait une seule période historique que Deville tente de saisir comme une entité organique.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>La tentation des armes à feu</strong></span><br /><br />Ce ne sont pas les sentiers balisés qui intéressent Patrick Deville, mais il n’a pas non plus l’âme de l’explorateur; il aime bien repasser là où d’autres ont laissé des marques, marques visibles, mais sur le point de s’effacer. Devant l’impossibilité d’arpenter de nouveaux territoires comme le faisaient les cartographes du dix-neuvième siècle, il se voit contraint de marcher dans leurs pas et d’observer les changements du monde. Il tente donc de saisir la grande Histoire en la personnalisant, en l’incarnant dans les hommes l’ayant façonnée, car «une vie d’homme de durée moyenne est un bon instrument pour mesurer l’Histoire» (22). Mais à quelle mesure peut-on soumettre le bloc monolithique de l’histoire? Il s’agit de jauger son poids, son pouvoir, la façon dont elle broie les hommes, les innocents comme ceux qui ont eu «la tentation des armes à feu» (72). Cette tentation est insistante dans l’œuvre de Deville. Toutefois, à la ferveur révolutionnaire, se mêle aussi un goût tout rimbaldien pour une sortie de la littérature. «Souvent, les écrivains, à l’inverse, voudraient agir, peser sur l’Histoire, la marche du monde, ou brasser des millions, quitter le labeur du papier. Vendre des armes en Abyssinie. Souvent les écrivains pourtant ne savent qu’écrire. Bons qu’à ça» (69). Les récits de voyage auxquels se livre Deville apparaissent donc comme un retrait du monde, le choix d’une posture d’observateur qui témoigne d’un manque de foi quant à la possibilité de «peser sur l’Histoire» (69). Le fantasme de l’Abyssinie trahit une sorte d’impensé: faut-il préciser qu’il existe une grande différence entre vendre des armes et les utiliser?<br /><br />À la fin des années soixante, plusieurs militants de la Gauche Prolétarienne, afin de mieux se mesurer au mouvement de l’histoire, décident d’aller travailler en usine, et de suivre l’injonction de Mao qui invitait à brûler les livres et à se fondre dans les masses. Ce postulat anti-autoritaire visait à invalider l’idée que les intellectuels peuvent enseigner aux masses la conscience de leur domination. Deux amis de l’auteur, les frères Olivier et Jean Rolin ont d’ailleurs fait récit de ce moment singulier de l’histoire politique française<strong><a href="#note2a" name="note2">[2]</a></strong>. Cette amitié, loin d’être anecdotique, semble indiquer une filiation à la fois littéraire et politique. Ainsi, si Deville est trop jeune pour avoir milité dans la GP (il est né en 1957), il est néanmoins l’héritier de cette conception de la littérature. Mais cette sortie de la littérature est une arme à deux tranchants, une tentation doublée d’un danger. Et si Deville peut doucement fantasmer sur la possibilité pour l’écrivain de sortir de l’inaction de l’écriture, les Khmers rouges, eux, peuvent provoquer une réelle disparition de la littérature. Pol Pot a lu <em>Une saison en enfer </em>et dès qu’il prend le pouvoir, il en interdit la publication. La pulsion révolutionnaire de la <em>tabula rasa</em> se manifeste par une disparition du papier, de l’écrit, des traces que la littérature peut laisser. Les seules traces écrites du régime de Pol Pot sont les retranscriptions des interrogatoires des prisonniers politiques. Ce péril semble alimenter chez Deville un certain scepticisme face à la volonté «d’agir sur le monde». Il ne contribue pas à la «marche du monde», il la regarde, décidant finalement de ne pas «sortir» de la littérature. En effet, observateur détaché, quelque peu dandy avec ses goûts pour les alcools forts, il se livre à l’exercice quotidien de la lecture de journaux et c’est entre autres par cette lorgnette qu’il observe le monde. Comme dans ses autres livres, c’est souvent par des faits divers (par exemple: la suffocation de David Carradine par autostrangulation érotique) ou par les événements politiques du présent que Deville accède à l’histoire. Loin d’une méthode historienne rigoureuse, l’observation des mœurs de ses contemporains et ses lectures souvent inusitées le font pénétrer les rouages de l’histoire. Il y entre par la petite porte, posture édictée par son peu de foi dans la possibilité pour les écrivains d’avoir un impact sur le cours des événements. Le désenchantement qui suit l’échec des entreprises collectivistes semble se transformer carrément en méfiance du politique.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Les deux corps de Pol Pot</strong></span><br /><br />La mise en scène de la mort (ridicule) de David Carradine fait écho à celles, historiquement plus importantes, de Che Guevara ou de Pol Pot. Dans notre époque «plus warholienne qu’hegelienne» (107), les rois ont encore et toujours deux corps. Or, l’opposition ancienne entre corps réel et corps dynastique est ici soumise à une étrange mutation, Deville troquant le second pour un corps médiatique: «Mais comme le roi autrefois, chacun aujourd’hui a deux corps. Celui-là est médiatique.» (65) Ainsi, le corps médiatique, «inconscient, sanguinolent», de Sondhi Limthongkhul, leader des Chemises jaunes de Thaïlande, est exposé à la télévision. L’incinération de Pol Pot, sa mise en bière, puis sa carcasse jetée parmi les&nbsp; pneus arrosés d’essence, elles aussi, seront filmées.<br /><br />Cette référence aux deux corps du roi, plus qu’une allusion érudite comme Deville a l’habitude d’en faire, indique véritablement une réflexion sur le pouvoir et sur le temps. Cette doctrine élisabéthaine permet de saisir les rapports de la royauté à ses modes de représentation<a name="note3"></a><strong><a href="#note3a">[3]</a></strong>, mais aussi à sa <em>pérennité</em>. La pérennité du régime monarchique se maintenait dans la foi: non pas une foi en Dieu, mais bien une foi dans l’éternité du roi par son élection <em>par</em> Dieu. Deville attire notre attention sur les similitudes entre les différentes représentations du roi qui l’inscrivent dans une temporalité longue. Mais plus concrètement, le pouvoir de l’image du roi ne survit que le temps d’une dynastie ou d’un régime monarchique ― ne l’oublions pas, les rois se font parfois trancher la tête, liquidant du même coup leurs deux corps. Toutefois, les représentations royales ont maintenant cédé leur place à de plus éphémères représentations médiatiques.<br /><br />La substitution du corps monarchique par un corps médiatique éclaire l’ensemble de l’entreprise de Deville. Contrairement à Michon, ce ne sont pas les écrivains qui l’intéressent ici, mais bien les hommes politiques. Dans <em>Corps du roi</em> (Lagrasse, Verdier, 2002), Pierre Michon s’amuse à représenter les écrivains en rois déchus, inadéquats dans une république démocratique des lettres contemporaine. Sur les photographies les représentant, on voit à la fois leurs carcasses mortelles d’écrivains pochards, et leur pérennité dans la Grande Littérature qui les dépasse. Légèrement plus iconoclaste, Deville dénature les deux corps du roi pour les ridiculiser. Dans notre monde warholien, les représentations ne revêtent plus aucune signification sacrée, et c’est à la jungle médiatique que sont livrés les morts. On peut alors se demander ce qui est plus macabre: la «gloire anthume» qui pesait sur David Carradine, ou la gloire posthume d’un dictateur dont l’exécution fut filmée puis diffusée?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le fond de l’air est rouge</strong></span><br /><br />À quoi rime cette quête à travers le Cambodge, cette pulsion d’aller au bout du monde pour assister au procès des Khmers rouges sinon à une volonté de voir les têtes des rois tomber, ne serait-ce que symboliquement? Deville reste discret sur ses velléités révolutionnaires même s’il est clair qu’il a eu jadis des sympathies pour les «utopies». On peut tout de même légitimement s’interroger sur les raisons paradoxales qui le poussent à s’intéresser aux dictatures communistes, à insister sur la déroute des régimes «rouges». À l’inverse du roi dont la postérité s’incarnait dans la carcasse mortelle du roi suivant, Pol Pot trouve bien peu de mortels pour reprendre le flambeau. Les dictatures communistes se font de plus en plus rares. Sur la rue de l’Insurrection Générale, à Saigon, on peut voir la «météorite rouge sang d’une Ferrari Testa Rossa, devant la boutique Louis Vuitton» (93). Si le fond de l’air a déjà été rouge en l’Indochine, maintenant, les voitures de sport lui font bonne compétition.<br /><br />Mais au-delà de l’opposition un peu schématique entre l’ancien monde communiste et le nouveau monde capitaliste, ce que Deville met en scène, c’est surtout le chevauchement des temporalités qui rend compte de la courte durée des régimes politiques, souvent plus courts qu’une vie d’homme. Ainsi, il constate la lenteur des procès [«toutes ces années pour juger» (105)] alors que les Khmers rouges avaient fait un à deux millions de morts en quatre ans, soit le quart de la population totale du Cambodge. Cette brièveté de ces régimes politiques implique nécessairement une sorte de rapidité dans leur cristallisation. Ainsi, les Khmers rouges, avant de devenir des bourreaux sanguinaires, vivaient leur jeunesse à Paris, jeunes idéalistes qui lisaient <em>Le Monde</em> et passaient leur journée sur les terrasses. «La Terreur peut naître ainsi.» (45) Le rêve du communisme appartient au passé pour Deville et, comme pour plusieurs historiens aux allégeances conservatrices, la Révolution est toujours associée à la Terreur: «[...] au milieu des années soixante-dix, j’ai rêvé des tables rases. On arrête tout, on recommence. Le slogan courait de l’Europe à l’Amérique latine. D’autres jeunes idéalistes sans doute préparent aujourd’hui les utopies meurtrières de demain.» (38) Deville pose ainsi une question quelque peu cynique, qui témoigne de l’ambivalence de sa position politique: les révolutions deviennent-elles systématiquement des utopies meurtrières?<br /><br />Le temps déployé dans <em>Kampuchéa</em> est double. Il est certes assez commun de parler d’un temps écartelé ou d’un temps spectral<a name="note4"></a><strong><a href="#note4a">[4]</a></strong> dans les récits contemporains. Mais ici, c’est plutôt un temps de l’éphémère et du pérenne qui cohabitent: la vie d’un homme s’avère la mesure idéale pour voir ce qui disparaît (en l’occurrence ici: pratiquement tous les communismes de la planète) et ce qui reste (la barbarie et toutes les formes qu’elle peut prendre). La conscience de cette double temporalité fait prendre à Deville une nette distance par rapport à tout engagement, dont la forme la plus contemporaine prendrait ici les apparences d’une foi envers la justice internationale. Il donne d’ailleurs la parole à plusieurs intervenantes entretenant de sérieux doutes quant aux effets réels du procès des Khmers Rouges monté de toutes pièces par les Occidentaux. À quoi bon s’engager si toute manifestation du politique se transforme en barbarie et de plus, est complètement éphémère?<br /><br />Sous ses apparences de dandy détaché, Deville conserve-t-il tout de même quelque chose de l’idéal révolutionnaire? Après avoir exposé le cynisme absolu des dictatures communistes, il finit son livre avec l’espoir du printemps arabe et de la Révolution. Ne se laissant pas tout à fait aller à un naïf optimisme, il conclut, sarcastique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Et il m’était apparu ce soir-là, silencieux tous les deux, à un léger haussement d’épaules du vieillard après le passage des hordes rouges sous la pluie battante, alors que nos regards s’étaient croisés, qu’il retrouvait son calme, posait deux petits verres d’alcool de riz sur la table, que nous pouvions souscrire ensemble à ce principe selon lequel, s’agissant de nos contemporains, dès lors que nous ne sommes ni emprisonnés, ni réduits en esclavage, ni suppliciés, il n’y a décidément rien à leur reprocher. (253)</p> </blockquote> <p><em>Kampuchéa</em> présente les signes d’une politique de la littérature paradoxale. Comme plusieurs écrivains de sa génération, Deville entretient un rapport pour le moins ambivalent aux utopies collectivistes et aux possibilités émancipatrices des masses. Mais ce désaveu du politique est contredit par ce fantasme alimenté d’une sortie de littérature, d’un <em>passage à l’action</em>, passage toutefois interdit par le risque qu’il comporte. L’écrivain est ici pris dans une double impasse: avoir une prise sur l’histoire s’avère une chose impossible dans l’espace littéraire (d’où la volonté de s’en échapper), et il est tout aussi impossible pour les projets collectifs de ne pas se transformer en machine barbare. Les précédents ouvrages de Deville investissaient ce paradoxe de façon fertile. Sa folle érudition conjuguée à son humour grinçant formaient un cocktail légèrement acidulé, mais tout à fait buvable. Ici, le paradoxe semble se transformer en cul-de-sac: en reste une littérature qui certes, n’est pas aveuglée par les lumières de la révolution, mais qui risque de patauger dans une ambivalence à la mélancolie quelque peu morbide. Même si visiter les ruines d’Angkor à la suite de Pierre Loti peut receler un parfum exotique, cela peut aussi mener à la certitude qu’il est impossible que l’histoire ne se répète autrement qu’en tragédie.</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>APOSTOLIDÈS, Jean-Marie,<em> Le roi-machine</em>, Paris, Minuit, 1981.<br />DEVILLE, Patrick,<em> Kampuchéa</em>, Paris, Seuil (coll. Fiction &amp; cie), 2011.<br />KAPLAN, Leslie, <em>L’excès-usine</em>, P.O.L., 1987 [1982].<br />KANTOROWICZ, Ernst, <em>Les deux corps du roi</em>&nbsp; dans <em>Œuvres</em>, Paris, Gallimard, 2000 [1957].<br />MARIN, Louis, <em>Le portrait du roi</em>, Paris, Minuit, 1981.<br />ROLIN, Jean, <em>L’organisation</em>, Paris, P.O.L., 1996.<br />ROLIN, Olivier, <em>Tigre en papier</em>, Paris, Seuil, (coll. Fiction &amp; cie), 2002.<br />RUSSEL, Lionel, <em>Le Dénouement</em>, Lagrasse, Verdier (coll. Chaoïd), 2005.</p> <p><strong><a href="#note1">[1] </a></strong><a name="note1a"></a> Henri Mouhot (1826-1861): explorateur français qui fit connaître la culture khmère aux Français par son journal, publié en feuilleton dans <em>Le Tour du monde</em>. C’est la gloire disparue de cette civilisation que les Khmers rouges tenteront de faire revivre. On le sait, l’histoire se répète...</p> <p><strong><a href="#note2">[2]</a></strong>&nbsp;<a name="note2a"></a>Jean Rolin, <em>L’organisation</em>, Paris, P.O.L., 1996; Olivier Rolin, <em>Tigre en papier</em>, Paris, Seuil. coll. «Fiction &amp; cie», 2002. On lira aussi à profit le récit de Leslie Kaplan, <em>L’excès-usine </em>(P.O.L., 1987 [1982]) qui rend magnifiquement compte de l’expérience de «l’établissement».</p> <p><strong><a href="#note3">[3]</a></strong> <a name="note3a"></a>C’est ce qui a intéressé Ernst Kantorowicz dans<em> Les deux corps du ro</em>i (<em>Œuvres</em>, Paris, Gallimard, 2000 [1957]), mais aussi Louis Marin (<em>Le portrait du roi</em>, Paris, Minuit, 1981) et Jean-Marie Apostolidès (<em>Le roi-machine</em>, Paris, Minuit, 1981).</p> <p><strong><a href="#note4">[4]</a></strong><a name="note4a"></a> Lionel Russel en a fait l’exposition dans <em>Le Dénouement</em>, Lagrasse, Verdier (Chaoïd), 2005.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/une-violente-m-lancolie#comments Action politique Art et politique Colonisation Combat Communisme Contestation Décolonisation DEVILLE, Patrick Dictature Engagement France KAPLAN, Leslie Lutte des classes Marxisme MICHON, Pierre Parole littéraire Politique Pouvoir et domination Récit de voyage ROLIN, Jean ROLIN, Olivier Roman Mon, 11 Jun 2012 17:47:14 +0000 Julien Lefort-Favreau 527 at http://salondouble.contemporain.info Des vertus de la rumination http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-vertus-de-la-rumination <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/parent-marie">Parent, Marie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/atavismes-0">Atavismes</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>Comment parler du Québec aujourd’hui? Comment parler d’histoire nationale, de projet politique, d’identité collective sans verser ni dans un pessimisme radical ni dans un enthousiasme chauvin? Question ô combien usée et en apparence encore irrésolue. En saturant l’espace public de débats stériles et sclérosants, le discours <em>politicien</em> a contribué à réduire la possibilité même de penser le Québec en dehors des ornières idéologiques. Alors qu’en 2006, Jacques Godbout prédisait la «disparition» du Québec pour 2076<a name="note1"></a><a href="#note1a">[1]</a>, la revue <em>Liberté</em> répliquait quelques mois plus tard avec un numéro intitulé «La mort du Québec: pour qui sonne le glas?» où Alain Farah, dans un texte qui mettait tout en œuvre pour échapper au langage figé de la parole militante, nous enjoignait à «renouer avec l’invention.» (Farah, 2007 : 102) Dans un numéro subséquent de <em>Liberté</em> aussi consacré à l’avenir du Québec, Catherine Mavrikakis réfléchissait à son tour à l’identité québécoise en termes d’invention, affirmant que la tâche des intellectuels était «de trahir, de traduire en d’autres termes, souvent très peu fidèles, ce qui [leur] a été confié, afin d’arriver à quelque chose comme une pensée natale ou une terre natale. […] De détourner, de défaire, de traduire et même parfois de détruire ce dont ils sont les gardiens.» (Mavrikakis, 2008 : 36)<br /><br />Il me semble avoir reconnu un tel projet dans <em>Atavismes</em><a name="note2"></a><a href="#note2a">[2]</a> de Raymond Bock, publié il y a tout juste un an au Quartanier. Les treize nouvelles qui composent ce recueil pourraient être considérées comme de multiples variations sur «l’art de la défaite», selon l’expression d’Aquin, treize récits mêlant petite et grande histoire du Québec, entrecroisant époques et décors, de la rude terre de l’Abitibi s’ouvrant à la colonisation vers 1900 aux ruelles du Montréal contemporain. Le principal fil conducteur constitue, pour reprendre les mots de Christian Desmeules du <em>Devoir</em>, «cette défaite-génome inscrite au cœur même de l’homme et du peuple québécois.» (Desmeules, 2011 : F4) L’écriture de la défaite offrira ici l’occasion de trahir l’histoire, de la tordre pour mieux la penser.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>La révolution n’était pas dans le texte</strong></span></p> <p><br />J’ai voulu m’attarder sur un texte en particulier, celui qui m’intriguait le plus et me semblait pourtant fournir une «clé» pour lire ce recueil étrange, d’une rare cohérence malgré la diversité des voix et des styles empruntés. Dans la nouvelle «Effacer le tableau», nous nous retrouvons au sein d’un groupe de révolutionnaires québécois-français, dans un Québec du 23e siècle où, selon le texte, «la minorisation des francophones du Québec [est] achevée depuis longtemps» (153). Le jour de la révolution venu, la cellule Blaireau aura pour mission de protéger le pavillon québécois du Musée des arts canadiens, situé à Montréal, avant d’organiser le déménagement des œuvres à Québec, future capitale. Mais la prise du Musée tourne mal. Après avoir perdu deux hommes au combat, les cinq survivants de la cellule, réussissant à emporter avec eux quelques tableaux, tenteront de se cacher dans un tunnel sans issue, rattaché aux voies du métro. C’est un cri de désespoir qui permettra à leurs opposants de les repérer, cri poussé par Lalonde, chef de la cellule, alors qu’elle découvre que le seul tableau ayant échappé au feu des mitraillettes est une œuvre d’Edwin Holgate, peintre canadien ayant vécu la majeure partie de sa vie à Montréal. Cette mission courageuse se termine donc sur un échec retentissant, presque comique.<br /><br />Dans cette fiction spéculative hautement pathétique, la culture avec un grand C occupe une place centrale, à la fois comme moteur de la révolution et objet de sa dévotion, une culture élevée au statut de fétiche. Ce qu’on tente de sauver est symbolisé par cette toile qu’on arrache du mur en désespoir de cause, dont on ne connaît ni l’auteur ni ce qu’elle représente, pourvu qu’on arrive à préserver une preuve tangible de cette Culture qui semble tenir entièrement dans quelques morceaux choisis.</p> <p><br />Tout ce qui constitue la culture québécoise se résume à cette chose précieuse, fragile, extérieure au corps et à l’esprit humain, tendue sur un cadre, pouvant être réduite en miettes à la moindre offensive. Si le but de cette opération révolutionnaire se réduit à la protection d’œuvres d’art, la mission en tant que telle peut être considérée comme un simple projet artistique. Le texte s’ouvre sur une phrase qui souligne la beauté de l’action vue de haut, comme depuis le balcon d’un théâtre: «Si cette échappée avait été mise en scène, on aurait salué le génie esthétique de Bernatchez et Lalonde, leur habileté à diriger les figurants dans les espaces que le hasard offre à l’interprétation, leur incomparable audace dans l’usage des accessoires.» (151) Ainsi dès le début de la nouvelle, le cadrage de la fiction est souligné, la qualité esthétique du drame mise de l’avant. La révolution, l’effort de survivance, le désir de liberté qui y sont racontés sont immédiatement mis en abyme; on nous signifie que nous sommes encore et toujours dans le cadre d’un récit. En se posant d’abord et avant tout comme représentation, le texte évoque bien davantage qu’un fantasme de passage à l’acte radical, bien davantage qu’une politique-fiction à demi-sérieuse. Il enferme plutôt ce fantasme de révolution dans un texte qui se sait texte, réduit l’énergie que porte cette violence à la force d’une représentation. Ainsi il porte un diagnostic plus dur qu’il n’y paraît, et réécrit à sa manière un constat formulé par René Lapierre, en 1995, dans <em>Écrire l’Amérique</em>.<br /><br />René Lapierre y proposait une série de textes à travers lesquels il tentait entre autres de faire l’autopsie de l’échec référendaire de 1980. Le poète déplorait que le projet d’indépendance ait été piégé dans l’ordre du texte, du symbolique, élevé au statut d’œuvre d’art jusqu’à être définitivement figé, coupé du réel: «Le discours de l’indépendance à partir de 1976 […] a évolué à l’intérieur d’une logique abstraite et close de représentation, il a voulu se résoudre <em>d’abord</em> dans le langage. […] tout devint en même temps de plus en plus rigide, et de plus en plus sommaire.» (Lapierre, 1995 : 33) Comme si la parole, se voulant toute-puissante, avait remplacé le passage à l’acte, et en avait ainsi annulé la pertinence.</p> <p><br />Dans la nouvelle de Bock, cette tension entre discours et action est constamment reconduite. Lalonde profite de toutes les occasions possibles pour prononcer une allocution, sorte de liturgie de la parole qui ponctue les étapes de leur action, dans l’espoir peut-être que le Verbe s’incarne, que le langage fonde à lui seul le pays à naître et les libère de leurs lourdes responsabilités. Mais cette prise de parole n’est pas dénuée de cynisme, de complaisance. Tandis qu’elle parle pour fouetter ses troupes, Lalonde a bien conscience qu’il s’agit «du sursaut de conscience du mourant» (157) plutôt que d’une véritable révolution. Une fois dans le musée, elle choisit de s’adresser à ses combattants devant <em>L’étoile noire</em> de Borduas, puisque, selon ses mots, «un épilogue concédant leur défaite aurait gagné en gravité devant le grand tableau» (164). Dans la toile de Borduas, les formes «convergent vers une impossibilité, une antimatière, un néant à l’attraction incoercible» (164). Comme dans <em>L’étoile noire</em>, le discours de Lalonde et le projet qu’il porte convergent eux-mêmes vers cette impossibilité, ce néant. Toute cette mise en scène de l’acte révolutionnaire semble équivaloir à une savante programmation de la défaite, en la réduisant à un jeu toujours à recommencer, sans aboutissement. Dans le texte «L’art de la défaite», publié en 1965, l’analyse que propose Aquin de la débandade des patriotes se situe dans le même registre: dans la pièce tragique que serait la révolte de 1837, la victoire de Saint-Denis-sur-Richelieu constitue «un événement qui n’était pas dans le texte.» (Aquin, 1998 : 133) Les patriotes n’auraient pas su quoi en faire, au point de fomenter leur échec. La révolution n’a pu avoir lieu, selon Aquin, parce qu’elle ne faisait pas partie des possibles.</p> <p><br />Dans la nouvelle de Bock, la chef Lalonde formule devant ses complices un objectif bien clair: ancrer l’horizon de leur combat dans le réel: «[…] notre mission héroïque aura rendu les discours inutiles, les envolées lyriques retourneront à la littérature, les obus seront fondus pour qu’on en fasse des maisons et nous pourrons enfin nous consacrer à l’essentiel […].» (156) Mais le discours ne fait pas ce qu’il dit. Il retourne plutôt la violence contre le sujet qui la profère, le passage à l’acte est saboté de l’intérieur, puisque le discours semble griser le sujet, l’avaler, le mener vers sa propre disparition plutôt que vers l’avènement d’un ordre nouveau.</p> <p><br />Dans ce cheminement conscient vers l’échec, Lalonde, qui tient autant de l’écrivaine que de la révolutionnaire, adopte une position douloureuse, sacrificielle. Puisque la victoire n’est écrite nulle part, puisque «de toute manière l’histoire fera d’eux des traîtres et des terroristes» (151), autant faire de la défaite un art, une pratique qui comporte ses exigences, sa rigueur. Même si on lit dans ce projet la jouissance de l’insoumis qui restera aux yeux de l’histoire l’élément inassimilable, non réhabilitable, on perçoit surtout la détresse du perdant qui n’a pas su s’inventer d’autres rôles, qui n’a pas su sortir du cadre étroit d’un scénario inlassablement répété.<br /><br />La critique féroce que formule ce texte peut sembler reconduire un constat défaitiste de l’avenir du Québec, lequel s’inscrit dans un certain discours dominant<a name="note3"></a><a href="#note3a">[3]</a>. En effet, les personnages représentés ici, tout en tentant courageusement de s’extraire d’un cul-de-sac, sont eux-mêmes porteurs d’un projet sans issue. Leur révolution vise à reproduire un idéal figé, dans lequel l’œuvre de Holgate, par exemple, ne cadre pas, puisqu’elle ne représente pas le «bon» Québec. Leur vision du pays, bien que le récit se situe au 23e siècle, ne semble pas avoir évolué depuis Refus global et se résume à ce pavillon d’art québécois, où sont exposés les restes d’une culture pratiquement déjà morte. Leur aveuglement les empêche de voir qu’ils sacrifient leur vie pour protéger un héritage déjà folklorisé.<br /><br />Mais il faut resituer la nouvelle dans le contexte de son recueil. Il y a une vitalité dans la fiction de Bock qui s’écarte d’un discours de rejet, de répudiation du «destin» québécois. Même si on suit tout au long d’<em>Atavismes</em> «l’homme typique, errant, exorbité» d’Aquin, «fatigué de son identité atavique et condamné à elle<a name="note4"></a><a href="#note4a">[4]</a>», il y a chez ce sujet la soif de traquer partout les traces de son histoire, une histoire ancrée dans la mémoire du corps. Les photographies, les meubles, les amulettes anciennes trouvées au fond des boîtes servent à raconter le Québec, à en épouser complètement les formes pour mieux les repousser, les malmener. Il s’y dessine exactement le contraire d’une Culture réduite à ses effigies et à «ses envolées lyriques», telle qu’elle est critiquée dans la nouvelle «Effacer le tableau», on y perçoit plutôt toute la force d’évocation d’une culture matérielle, dont les objets les moins sacrés sont les sources infinies de fictions individuelles et collectives.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le choix de l’héritier</strong></span></p> <p><br />La thématique de l’héritage dans <em>Atavismes</em> est placée sous le signe du legs concret, physique. Dans deux autres nouvelles à caractère fantastique, il est question d’un personnage héritant de la demeure familiale. Dans «Le ver», la maison se trouve envahie par les plantes et les animaux, et finit par s’enfoncer dans la terre en emportant avec elle le narrateur, enfin apaisé, son titre de propriété implanté sous la peau. Dans «Le voyageur immobile», qui clôt le recueil, un archiviste, en cherchant à se débarrasser des souvenirs de ses ancêtres accumulés au sous-sol, découvrira un œil de métal qui le mettra sur les traces d’un Québec encore plus ancien que celui des premiers colons français, celui des Basques, des Inuit et des Viking. Le narrateur en viendra à recomposer une «histoire nationale» débordant les limites du territoire québécois, faisant voler en éclats la linéarité de nos récits d’origine. Dans les deux cas, les personnages choisissent d’habiter un lieu qui leur échoit, mais le premier est avalé par ce lieu, tandis que l’autre se l’approprie en ne conservant parmi ses souvenirs poussiéreux que l’artéfact mystérieux, voire dangereux, qui le forcera à affronter l’inconnu.</p> <p><br />Si le mot «atavisme» désigne une forme de transmission inconsciente, passive, ces textes situent plutôt le processus de transmission au cœur de la conscience du sujet, à travers ses sensations, sa vision du monde, sa lecture du paysage. Contrairement à ce que le titre de la nouvelle analysée plus tôt laisse supposer, il n’y est jamais question «d’effacer le tableau» pour repartir à zéro, mais plutôt de s’immiscer dans ce «tableau en perpétuelle réécriture» (139), de «remettre le passé au travail», pour reprendre une expression de Robert Richard.</p> <p><br />Par son énergie à réécrire l’histoire, à en jouer, à en détisser et en retisser les fils, <em>Atavismes</em> nous invite à nous écarter d’un ressassement stérile pour instaurer ce qu’on pourrait appeler une poétique de la rumination, rumination ludique, productive, qui réussit à explorer certains aspects de «notre identité atavique» qui ressortent de l’impensé, de l’indéterminé, qui réussit à y dégager quelque chose comme un espace de liberté. Chez Bock, l’imaginaire de la défaite devient le principe opérant d’une réappropriation quasi sensorielle de l’Histoire, d’une relecture intime du «texte national», un texte national traversé d’étrangetés et de scories, joyeusement souillé par la trahison, la lâcheté, la perversion.</p> <p>À la question «Comment parler du Québec aujourd’hui?», <em>Atavismes</em> ne fournit pas une réponse facile mais propose un projet ambitieux: nous enfoncer dans le lieu que nous occupons pour y déterrer des objets hétéroclites, abîmés, non identifiables et recomposer à partir d’eux d’autres fictions que celles qui gisent inertes à la surface. Accepter ce bordel en héritage à condition de pouvoir sauter dedans à pieds joints et d’écraser au passage quelques pièces précieuses.<br />&nbsp;</p> <p><em>* Ce texte est une version remaniée d’une communication présentée dans le cadre de la table ronde «Le Québec malgré tout» tenue le 13 janvier 2012 à l’Université de Montréal et organisée par le CRIST (Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes).</em></p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>AQUIN, Hubert, <em>Blocs erratiques</em>, Montréal, Typo, 1998 [1977].<br />DESMEULES,Christian, «Littérature québécoise – L’art ancien de la défaite», <em>Le Devoir</em>, 16 avril 2011, p. F4.<br />FARAH, Alain, «L’épisode des provinces», <em>Liberté</em>, no 275-276, mars 2007.<br />GODBOUT, Jacques, «2076: la fin du Québec!», <em>L’Actualité</em>, 1er septembre 2006, En ligne : <a href="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0" title="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0">http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0</a> (page consultée le 7 février 2012).<br />LAPIERRE, René, <em>Écrire l’Amérique</em>, Montréal, Les Herbes rouges, 1995.<br />MAVRIKAKIS, Catherine, «Trahir la race. Portrait de l’intellectuel québécois en Judas», <em>Liberté</em>, no 279, février 2008, p. 36-39.<br />RICHARD, Robert, «Scouiner la littérature nationale pour lire Aquin…», <em>Liberté</em>, no 278, novembre 2007, p. 78.<br />&nbsp;</p> <p><a href="#note1">[1]</a><a name="note1a"></a> Godbout déplorait en fait la disparition du Québec tel qu’il l’avait connu et rêvé, un Québec dont «la tribu canadienne-française» constituait le coeur. Michel Vastel, «2076: la fin du Québec!», <em>L’Actualité</em>, 1er septembre 2006, <a href="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0" title="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0">http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0</a> (7 février 2012).</p> <p><a href="#note2">[2]</a><a name="note2a"></a> Raymond Bock, <em>Atavismes</em>, Montréal, Le Quartanier, (coll. Polygraphe), 2011, 230 p. Toutes les références à ce recueil seront désormais intégrées entre parenthèses au corps du texte.<br />&nbsp;</p> <p><a href="#note3">[3]</a><a name="note3a"></a> Dans un billet, l’éditorialiste Mario Roy reprochait lui aussi à la mouvance souverainiste d’être «convaincue que la victoire de l’option ne dépend que de quelques… mots de plus.» «La liturgie de la parole», <em>Cyberpresse (Le blogue de l’édito)</em>, 17 août 2011, <a href="http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/" title="http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/">http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/</a> (7 février 2012).</p> <p><a href="#note4">[4]</a><a name="note4a"></a> La citation exacte, tirée de «La fatigue culturelle du Canada français», se lit comme suit: «Je suis moi-même cet homme “typique”, errant, exorbité, fatigué de mon identité atavique et condamné à elle.» Hubert Aquin, <em>op. cit.</em>, p.&nbsp;110.<br />&nbsp;</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-vertus-de-la-rumination#comments Action politique BOCK, Raymond Combat Engagement Filiation GODBOUT, Jacques Histoire Identité LAPIERRE, René MAVRIKAKIS, Catherine Mémoire Origine Politique Québec Résistance culturelle Solitude Tradition Nouvelles Fri, 24 Feb 2012 01:35:30 +0000 Marie Parent 461 at http://salondouble.contemporain.info Photogénie du terroriste http://salondouble.contemporain.info/lecture/photogenieduterroriste <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/cote-fournier-laurence">Côté-Fournier, Laurence </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/attaques-sur-le-chemin-le-soir-dans-la-neige">Attaques sur le chemin, le soir, dans la neige</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/des-foules-des-bouches-des-armes">Des foules des bouches des armes</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/vous-n-etiez-pas-la">Vous n’étiez pas là</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div> &laquo;L&rsquo;acte surr&eacute;aliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, &agrave; descendre dans la rue et &agrave; tirer au hasard, tant qu&rsquo;on peut, dans la foule<a name="note1" href="#note1b"><strong>[1]</strong></a>.&raquo; Cette phrase, tir&eacute;e du <em>Second manifeste du surr&eacute;alisme</em>, aurait &eacute;t&eacute; cit&eacute;e en 1968 par un avocat allemand plaidant pour la lib&eacute;ration d&rsquo;&eacute;tudiants accus&eacute;s d&rsquo;incitation &agrave; l&rsquo;incendie. Le tract qu&rsquo;ils avaient distribu&eacute; dans les rues de Francfort, qui avait caus&eacute; leur incarc&eacute;ration, saluait le feu qui avait d&eacute;truit un grand magasin de Bruxelles et fait trois cents morts. Selon l&rsquo;avocat, il s&rsquo;agissait n&eacute;anmoins d&rsquo;&laquo;un simple texte&raquo; marquant les premiers pas litt&eacute;raires de ces jeunes &eacute;tudiants, dans &laquo;la tradition satirique des dada&iuml;stes et des surr&eacute;alistes&raquo; (FBA, p. 116), deux groupes n&rsquo;ayant jamais fait couler le sang. Un mois plus tard, ceux qu&rsquo;on regroupera sous l&rsquo;appellation de &laquo;bande &agrave; Baader&raquo; incendieront deux grands magasins de Francfort, et leurs actions marqueront le d&eacute;but de la gu&eacute;rilla urbaine men&eacute;e en Allemagne par la Rote Arme Fraktion (RAF).</div> <div>&nbsp;</div> <div>Dans la &laquo;trilogie allemande&raquo; d&rsquo;Alban Lefranc <a name="note2" href="#note2b"><strong>[2]</strong></a>, art et politique ne peuvent &ecirc;tre dissoci&eacute;s, sinon au prix d&rsquo;un oubli volontaire, d&rsquo;un abandon &agrave; l&rsquo;euphorie d&rsquo;un discours dominant d&rsquo;o&ugrave; sont expuls&eacute;es toutes les impuret&eacute;s. Si, aux mots r&eacute;volutionnaires des dada&iuml;stes jamais transform&eacute;s en v&eacute;ritables incendies, r&eacute;pondent les actes autrement plus violents de la RAF, Alban Lefranc n&rsquo;oppose pas st&eacute;rilement les armes aux paroles. Trois biographies fictives &eacute;voquent trois figures allemandes r&eacute;elles de l&rsquo;apr&egrave;s-guerre : l&rsquo;enfant terrible du cin&eacute;ma Rainer Werner Fassbinder dans <em>Attaques sur le chemin, le soir, dans la neige</em> (2005), le po&egrave;te Bernward Wesper dans <em>Des foules des bouches des armes</em> (2006) et la chanteuse et mannequin Nico dans <em>Vous n&rsquo;&eacute;tiez pas l&agrave;</em> (2009)<a name="note3" href="#note3b"><strong>[3]</strong></a>. Comme Fassbinder, qui appariait dans son &oelig;uvre des extraits de journaux et d&rsquo;&eacute;missions de radio et de t&eacute;l&eacute;vision de l&rsquo;&eacute;poque, Lefranc int&egrave;gre dans ses biographies des citations de politiciens, d&rsquo;artistes et d&rsquo;historiens, citations qui d&eacute;voilent ce qu&rsquo;a pu &ecirc;tre l&rsquo;air du temps dans lequel &ndash;et contre lequel&ndash; ses trois sujets ont &eacute;volu&eacute;. En t&eacute;moigne cet extrait d&rsquo;une <em>Histoire de l&rsquo;Allemagne </em>datant de 1992: &laquo;Dans les ann&eacute;es soixante, la reconstruction &eacute;tait largement achev&eacute;e; l&rsquo;accroissement du temps libre et de l&rsquo;aisance donna &agrave; chacun le loisir de r&eacute;fl&eacute;chir s&eacute;rieusement &agrave; la port&eacute;e du pass&eacute; nazi&raquo; (FBA, p. 53). Ou encore, cette phrase lanc&eacute;e en plein boom &eacute;conomique allemand par Franz Josef Strauss, ministre-pr&eacute;sident de Bavi&egrave;re : &laquo;un peuple capable de telles prouesses &eacute;conomiques a le droit de ne plus vouloir entendre parler d&rsquo;Auschwitz&raquo; (AC, p. 41).</div> <div>&nbsp;</div> <div>En arri&egrave;re-plan de ces trois &oelig;uvres se meuvent Andreas Baader, Gudrun Ensslin et Ulrike Meinhof, figures de proue de la RAF, terriblement photog&eacute;niques et dangereusement beaux, incendiaires et poseurs de bombes, eux-m&ecirc;mes transform&eacute;s au fil du temps en images aussi s&eacute;duisantes que celles des publicit&eacute;s vendant les produits br&ucirc;l&eacute;s. Ind&eacute;pendantes les unes des autres mais intrins&egrave;quement li&eacute;es par leurs th&egrave;mes et le territoire qu&rsquo;elles couvrent, les trois biographies ne suivent pas les r&egrave;gles habituelles du genre, celles des dialogues ins&eacute;r&eacute;s dans la bouche des morts et des sc&egrave;nes d&rsquo;anthologie restituant les moments importants de la vie des grands. Elles constituent plut&ocirc;t une cartographie de la r&eacute;sistance culturelle, une repr&eacute;sentation d&rsquo;un refoul&eacute; allemand, celui du nazisme et d&rsquo;un capitalisme embrass&eacute; d&rsquo;un peu trop pr&egrave;s, un peu trop vite; refoul&eacute; qu&rsquo;on aurait bien voulu tenir &agrave; distance mais qui ne cesse de remonter &agrave; la surface gr&acirc;ce aux efforts d&rsquo;artistes et de terroristes dont les d&eacute;marches, dans l&rsquo;apr&egrave;s-guerre allemand d&rsquo;Alban Lefranc, semblent indistinctes.</div> <div>&nbsp;</div> <div><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Du cin&eacute;ma consid&eacute;r&eacute; comme une forme de boxe</span></strong></div> <div>&nbsp;</div> <div>Si les strat&eacute;gies de r&eacute;sistance culturelle et politique en viennent &agrave; partager d&rsquo;aussi frappantes ressemblances dans les diff&eacute;rentes biographies &eacute;crites par Lefranc, c&rsquo;est que les unes comme les autres oeuvrent &agrave; partir de repr&eacute;sentations qui d&eacute;forment de mani&egrave;re ambigu&euml; les images associ&eacute;es au capitalisme de l&rsquo;apr&egrave;s-guerre. Fassbinder, engouffrant de formidables doses de coca&iuml;ne pour maintenir la productivit&eacute; d&eacute;mesur&eacute;e qu&rsquo;il conservera tout au long de sa carri&egrave;re, r&eacute;alise des drames historiques dans lesquels triomphent les plus vils au profit des plus faibles, au son d&rsquo;anciens discours de politiciens qui se targuent des progr&egrave;s accomplis depuis la guerre. Ce &laquo;clochard au bizarre accent bavarois, une allure de plouc beauf au milieu des richards de Munich&raquo; (AC, p. 15-16) &eacute;crit du fond de sa haine jamais &eacute;puis&eacute;e contre la soci&eacute;t&eacute; allemande et r&eacute;alise des films qu&rsquo;il l&acirc;che &agrave; la face du monde &laquo;comme des chiens&raquo; (AC, p. 45). Il est rappel&eacute; que le r&eacute;alisateur n&rsquo;a pas h&eacute;sit&eacute;, dans le cadre d&rsquo;un faux documentaire, &agrave; faire dire &agrave; sa propre m&egrave;re: &nbsp;&laquo;Ce qu&rsquo;il nous faudrait vois-tu dans ce pays [&hellip;] c&rsquo;est un chef, un v&eacute;ritable chef, mais qu&rsquo;il fasse preuve aussi de gentillesse et de bont&eacute;.&raquo; (AC, p. 30) &nbsp;Les corps, tant le sien, &laquo;le support par o&ugrave; peut sortir de la beaut&eacute;, des films, des livres, des tableaux&raquo; (AC, p. 47), que celui de ses personnages, constituent son arme de choix. Les spectateurs, confortables et distants sur leurs si&egrave;ges, doivent abandonner peu &agrave; peu leurs d&eacute;fenses, jusqu&rsquo;&agrave; ce que la violence sournoise des films de Fassbinder leur &eacute;clate au visage :</div> <div>&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">On choisira pour chaque film un corps de douleur, un homme, une femme, peu importe cette fois, qui sera lentement broy&eacute; par nous tous. Ce seront des histoires simples, de pauvres m&eacute;los. [&hellip;] Et que sur l&rsquo;&eacute;cran soudain sans crier gare des supplici&eacute;s fassent des signes sur leurs b&ucirc;chers. Pass&eacute; la rage sans m&eacute;lange des d&eacute;buts, on introduira ensuite un bon gros rire par le groin, un peu comme ce coup de karat&eacute; qui d&eacute;tend les chairs avant de les d&eacute;chirer. (AC, p. 48-49)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Mythe ou r&eacute;alit&eacute;, Lefranc pr&ecirc;te &agrave; Fassbinder, pugiliste qui encaisse les coups et, surtout, les rend, &nbsp;le d&eacute;sir d&rsquo;utiliser comme acteur Mohammed Ali et de lui faire jouer les r&ocirc;les les plus provocants:</div> <div>&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Faire jouer &agrave; Ali un r&ocirc;le de leader politique? Ali en porte-parole des Black Panthers? Ali en truand reconverti? Ali en entra&icirc;neur sportif? Ali en terroriste allemand incendiaire de grands magasins? Ali en &eacute;crivain russe? [&hellip;] Il lui faut Ali, le seul qui puisse terroriser l&rsquo;Am&eacute;rique reaganienne apr&egrave;s sa digestion difficile de Miles David [&hellip;]. Il lui faut un bon viol &agrave; l&rsquo;Am&eacute;rique, massif, en gros plan, la seule chose qui puisse ravir le masochisme bourgeois. &nbsp;(AC, p. 82-83)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Dans cette dynamique qui s&rsquo;apparente &agrave; celle d&rsquo;un combat extr&ecirc;me, o&ugrave; &laquo;d&eacute;clencher des crises&raquo; (AC, p. 15) sert de principe esth&eacute;tique suffisant pour nourrir toute une filmographie, courir &agrave; sa perte va de soi. On n&rsquo;est en effet &laquo;jamais assez plong&eacute; dans la catastrophe&raquo; (AC, p. 15), et s&rsquo;enfoncer dans cette catastrophe, au prix d&rsquo;une violence qui doit tout broyer, y compris soi-m&ecirc;me, est la seule route &agrave; prendre pour &eacute;chapper aux plats discours ambiants qui r&eacute;p&egrave;tent de sains principes de vie en masquant de leurs voix aseptis&eacute;es les menaces plus graves. Une &eacute;mission de radio mart&egrave;le qu&rsquo;&laquo;<em>une alimentation diversifi&eacute;e doubl&eacute;e de quelques exercices quotidiens simples [&hellip;] permet d&rsquo;entretenir ses capacit&eacute;s musculaires, d&rsquo;endurance et d&rsquo;&eacute;quilibre qui vont participer &agrave; la pr&eacute;vention du risque de chute</em>&raquo; (AC, p. 78-79); Fassbinder, mort &agrave; 37 ans apr&egrave;s avoir soigneusement massacr&eacute; son corps, aura choisi son camp.</div> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La r&eacute;sistance des corps</strong></span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Nico, de qui ni le pass&eacute; de mannequin ni les chansons n&rsquo;&eacute;voquent de prime abord les combats politiques, Nico est &laquo;la plus belle femme du monde&raquo;, amie d&rsquo;Andy Warhol et mannequin, une image &agrave; vendre qui projette ostensiblement ses origines nazies. On r&eacute;sume sa vie &agrave; quelques actes de pr&eacute;sence autour des grands de son temps, biographie qui forme un <i>Who&rsquo;s who</i> miniature d&rsquo;une &eacute;poque et que Lefranc exp&eacute;die au d&eacute;but du livre:</div> <div>&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pour avoir la paix, on vous cloue sur quelques faits av&eacute;r&eacute;s: La Dolce Vita, le Velvet Underground, quelques films de Warhol. Pour rire un peu (on aime rire), on ajoute &agrave; la liste un fils pr&eacute;tendument de Delon, des coucheries avec Jim Morrison, Iggy Pop, Leonard Cohen et d&rsquo;autres moins fameux.</span></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La putain du bruit public dit: c&rsquo;est bien peu, en cinquante ans de vie. (VN, p. 13)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>L&rsquo;essentiel de Nico ne sera toutefois pas dans son &oelig;uvre mais dans ce qu&rsquo;elle en viendra &agrave; repr&eacute;senter. Lefranc vouvoie la chanteuse en lui posant mille questions auxquelles elle ne r&eacute;pond pas: Nico ne produit pas de discours, que des mythes, offerts aux affam&eacute;s et aux curieux.&nbsp;Elle d&eacute;fie les cat&eacute;gories et &eacute;chappe aux classements faciles. Nico, n&eacute;e en 1938, &nbsp;&laquo;poss&egrave;de plusieurs p&egrave;res &agrave; [son] arc, un carquois plein sur le dos &raquo;, qu&rsquo;elle d&eacute;coche calmement &laquo;sur les renifleurs d&rsquo;origines et de fondements.&raquo; (VN, p. 22-23) &laquo;Petite fille blonde avec de d&eacute;licieuses tresses nazies&raquo;, sa beaut&eacute; en devient &eacute;quivoque, comme un symbole de la s&eacute;duction des cr&eacute;atures produites par le r&eacute;gime hitl&eacute;rien: &laquo;Vous ne manquez jamais, surtout aupr&egrave;s des journalistes britanniques, de rappeler la splendeur nazie de cette ann&eacute;e-l&agrave;, vos cuisses vives, les joies de l&rsquo;&eacute;ducation au grand air.&raquo; (VN, p. 20).</div> <div>&nbsp;</div> <div><em>Vous n&rsquo;&eacute;tiez pas l&agrave;</em> d&eacute;bute sur ces paroles tir&eacute;es du journal de Franz Kafka: &laquo;sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s'offrir &agrave; toi pour que tu le d&eacute;masques, il ne peut faire autrement, extasi&eacute;, il se tordra devant toi.&raquo; Ce sera vers le visage parfait de Nico que rampera cette humanit&eacute; prise dans son mensonge, et ce seront les paradoxes qu&rsquo;il v&eacute;hiculera qui permettront &agrave; Lefranc de placer Nico dans le m&ecirc;me ensemble r&eacute;sistant que Fassbinder et les membres de la bande &agrave; Baader. Incarnation, par sa blondeur teutonne et sa beaut&eacute;, du miracle &eacute;conomique allemand de l&rsquo;apr&egrave;s-guerre &ndash;comme les femmes fatales mises en sc&egrave;ne par Fassbinder&ndash;, elle cumule en dilettante les apparitions d&rsquo;&eacute;clat. &nbsp;</div> <div>&nbsp;</div> <div>En cela, la s&eacute;duction caus&eacute;e par la simple apparition, la simple existence, rassemble Nico et les membres de la bande &agrave; Baader. Tandis que les anarchistes d&eacute;crits par Uri Eisensweig dans l&rsquo;ouvrage qu&rsquo;il a consacr&eacute; &agrave; leurs repr&eacute;sentations<a name="note4" href="#note4b"><strong>[4]</strong></a> disparaissaient sous la n&eacute;gativit&eacute; de leurs gestes, les terroristes de Lefranc, eux, s&rsquo;imposent par une &laquo;extr&ecirc;me pr&eacute;sence<a name="note5" href="#note5b"><strong>[5]</strong></a>&raquo; et des actes spectaculaires qui rappellent &agrave; la soci&eacute;t&eacute; le pouvoir de l&rsquo;individu sur le collectif. Alors que dans la biographie consacr&eacute;e &agrave; Fassbinder, le corps, celui du r&eacute;alisateur ou celui des protagonistes de ses films, devait &ecirc;tre broy&eacute; pour que soit expos&eacute;e la violence latente du nouvel &Eacute;tat allemand, c&rsquo;est plut&ocirc;t son esth&eacute;tisation qui domine ici. Jet&eacute;s en prison, les terroristes r&eacute;pliquent en exposant aux m&eacute;dias leur perfection physique:</div> <div>&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le 14 octobre 1968, ils comparaissaient devant le tribunal de Francfort. Ils avaient fait venir des v&ecirc;tements tout expr&egrave;s pour l&rsquo;occasion, des chemises de soie et des vestes de cuir, plant&eacute; des havanes au coin de leur bouche. Gudrun arborait un immense sourire sans parole. Pour des articulations souples, une peau saine et tendue, un regard sans cillement, Andreas avait recommand&eacute; le maximum de promenades autoris&eacute;es, beaucoup de sport dans les cellules, de profiter de toutes les occasions de faire craquer l&rsquo;espace domestique. Rien ne devait transpirer des humiliations subies, rien des fouilles sur les corps mis &agrave; nu, rien de l&rsquo;&eacute;miettement de leurs nerfs apr&egrave;s six mois sans l&rsquo;autre sexe. Opposer &agrave; leurs juges des corps effr&eacute;n&eacute;s vivants. (FBA, p. 136)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Il n&rsquo;est donc gu&egrave;re surprenant que dans <em>Des foules, des bouches, des armes</em>, ce soient les vies des membres de la RAF qui finissent, un peu par d&eacute;faut, par prendre le premier rang, &eacute;clipsant au passage la vie autrement plus fade de Bernard Vesper, qui semble initialement former le propos principal du roman. &Eacute;crivain, fils d&rsquo;un po&egrave;te nazi, tout le destin de Vesper peut &ecirc;tre r&eacute;sum&eacute; par la phrase fulgurante qui ouvre le livre:</div> <div>&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">On raconte que Bernward Vesper, fils de Will Vesper, po&egrave;te paysan qui vibra pour l&rsquo;Allemagne hitl&eacute;rienne, connut Gudrun Ensslin, future ic&ocirc;ne &eacute;g&eacute;rie de la Fraction arm&eacute;e rouge, lui fit un fils, Felix, &eacute;crivit un livre et se suicida; qu&rsquo;il fut &eacute;cras&eacute; par ce p&egrave;re qu&rsquo;il se ha&iuml;ssait d&rsquo;aimer ou se plaisait &agrave; ha&iuml;r, selon les jours, et qu&rsquo;il en fit toute la mati&egrave;re du grand cahier qu&rsquo;il avait toujours avec lui; que les drogues faillirent bien l&rsquo;emporter tout pr&egrave;s d&rsquo;une r&eacute;v&eacute;lation qu&rsquo;il voulait faire partager &agrave; tous; que dans l&rsquo;ivresse, aux confins de l&rsquo;aube, il n&rsquo;&eacute;tait pas toujours ridicule. &nbsp;(FBA, p. 15)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Fictions du terroriste</strong></span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Lefranc, &eacute;crivant quelques d&eacute;cennies apr&egrave;s le passage de ses sujets, observe non seulement ce qu&rsquo;a &eacute;t&eacute; leur existence, mais surtout, ce qui en reste. Sur les cercueils trop t&ocirc;t clou&eacute;s de ces &ecirc;tres seront &eacute;rig&eacute;s des mausol&eacute;es faits de lambeaux d&rsquo;images m&eacute;diatiques, d&rsquo;&eacute;chos de rumeurs publiques mille fois d&eacute;lay&eacute;s, de r&eacute;cup&eacute;rations figeant le discours des &oelig;uvres qu&rsquo;ils auront laiss&eacute;es. En choisissant de se concentrer sur cette p&eacute;riode r&eacute;volue, Lefranc peut ainsi montrer les interpr&eacute;tations qu&rsquo;on a faites de ces parcours, qui sont bien souvent r&eacute;duits &agrave; l&rsquo;anecdote et au spectaculaire, comme si la pleine port&eacute;e des actions demeurait incompr&eacute;hensible ou insoutenable. L&rsquo;&oelig;uvre autrefois jug&eacute;e si scandaleuse de Fassbinder est exploit&eacute;e pour qu&rsquo;en soit tir&eacute; profit; Nico devient une autre de ces mannequins aux vell&eacute;it&eacute;s artistiques ridicules, drogu&eacute;e et d&eacute;chue. Le cas des terroristes de la RAF est toutefois le plus patent, et Lefranc recense m&eacute;thodiquement les explications et commentaires construits autour de leurs oeuvres. Des psychologues attribuent le radicalisme de leurs positions &agrave; des troubles d&rsquo;&eacute;locution dans la petite enfance, d&rsquo;autres &agrave; leur &eacute;ducation protestante. C&rsquo;est de m&ecirc;me par la dissection du cerveau d&rsquo;Ulrike Meinhof qu&rsquo;on tentera de trouver une explication &agrave; la violence de son comportement, car on &laquo;<em>consid&egrave;re que le glissement vers la terreur peut &ecirc;tre expliqu&eacute; par la maladie cervicale</em>.&raquo; (AC, p. 26) Les terroristes sont au c&oelig;ur d&rsquo;expositions d&rsquo;art, de pi&egrave;ces de th&eacute;&acirc;tre et de films qui contribueront &agrave; styliser leurs actes et &agrave; transformer les membres de la bande &agrave; Baader en ic&ocirc;nes culturelles. Il n&rsquo;est alors plus question de d&eacute;terminer si la violence constitue, ou non, une m&eacute;thode d&rsquo;action politique valable, mais plus directement de savoir si une telle violence peut m&ecirc;me &ecirc;tre re&ccedil;ue pour ce qu&rsquo;elle est, sans &ecirc;tre r&eacute;duite &agrave; une image affaiblie ou &agrave; l&rsquo;anecdote, s&eacute;diment&eacute;e dans un r&eacute;cit qui en ferme les interpr&eacute;tations. &nbsp;</div> <div>&nbsp;</div> <div>De la violence et des actes, il reste donc surtout des images, qui &eacute;chappent peu &agrave; peu au contr&ocirc;le de ceux qui les ont fait na&icirc;tre. Dans la mythologie r&eacute;volutionnaire, ces jeunes terroristes prennent des allures de rock star ou de vedettes de cin&eacute;ma<a name="note6" href="#note6b"><strong>[6] </strong></a>&nbsp;&ndash;ce qu&rsquo;a &eacute;t&eacute; Nico, ce qu&rsquo;a mis en sc&egrave;ne Fassbinder. Lefranc, &agrave; cet &eacute;gard, est loin d&rsquo;&ecirc;tre inconscient de l&rsquo;ambigu&iuml;t&eacute; qui entoure les membres de la bande &agrave; Baader. Il leur fait ainsi dire : &laquo;On nous a reproch&eacute; notre go&ucirc;t des Porsche, des chemises de soie, des jambes de femmes. On se demande bien quel s&eacute;minaire de sociologie a &eacute;tabli une fois pour toutes que les r&eacute;volutionnaires doivent rouler dans des voitures d&rsquo;agonie.&raquo; (FBA, p. 149) Les biographies fictives de Lefranc, forc&eacute;ment prises elles aussi dans le jeu de l&rsquo;appropriation des actes politiques et des &oelig;uvres artistiques, tentent d&rsquo;&eacute;chapper aux pi&egrave;ges d&eacute;nonc&eacute;s ou &eacute;voqu&eacute;s en multipliant les points de vue et les mises &agrave; distance. Lefranc, conscient comme Fassbinder que &laquo;la repr&eacute;sentation ouvre toujours aussi l&rsquo;espace d&rsquo;une r&eacute;alit&eacute; m&eacute;diatique<a name="note7" href="#note7b"><strong>[7]</strong></a>&raquo;, fait une large place aux discours de ceux qui ont eux aussi glos&eacute; sur ces figures. Il cite ainsi &ndash;peut-&ecirc;tre hors contexte&ndash; Christine Angot, qui a &eacute;crit dans une pi&egrave;ce consacr&eacute;e &agrave; la bande &agrave; Baader (<em>Angot/Meinhof</em>), &laquo;ce sont des gens qui ont analys&eacute; une situation, qui ont compris le danger, qui ont vu le danger, et on voit maintenant &agrave; quel point ils avaient raison. Sur le fond ils avaient raison de tuer le patron des patrons, Schleyer&raquo; (AC, p. 19). Lefranc, sans jamais tirer de telles conclusions, laisse quant &agrave; lui les corps parler, et les gens parler pour ces corps.<br /> &nbsp;</div> <hr /> <div><a name="note1b" href="#note1">1</a> Andr&eacute; Breton, <em>Manifestes du surr&eacute;alisme</em>, Gallimard (Folio essais), 1979 [1930], p. 74.</div> <div><a name="note2b" href="#note2">2</a> Les trois livres ne sont pas parus officiellement sous forme de trilogie lors de leur premi&egrave;re publication. Ils ont toutefois &eacute;t&eacute; pr&eacute;sent&eacute;s ainsi lors de la traduction en allemand en 2009 et regroup&eacute;s sous l&rsquo;appellation d&rsquo;<em>Angriffe</em>.</div> <div><a name="note3b" href="#note3">3</a> Pour all&eacute;ger les citations, <em>Des foules des bouches des armes</em> sera d&eacute;sign&eacute; par FBA, <em>Attaques sur le chemin, le soir, dans la neige</em> par AC et<em> Vous n&rsquo;&eacute;tiez pas l&agrave;</em> par VN.</div> <div><a name="note4b" href="#note4">4</a> Uri Eisenswerg, <em>Fictions de l&rsquo;anarchisme</em>, Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur, 2001, 357 p.</div> <div><a name="note5b" href="#note5">5</a> Thomas Elsaesser, dans l&rsquo;ouvrage qu&rsquo;il a consacr&eacute; &agrave; Fassbinder, analyse en ces termes l&rsquo;image du terroriste qui, &laquo;en l&rsquo;absence d&rsquo;une repr&eacute;sentation qui relierait d&rsquo;une fa&ccedil;on cr&eacute;dible l&rsquo;individu au collectif (comme pr&eacute;tendent le faire le &quot;guide&quot; fasciste ou le gourou d&rsquo;une secte, vise la repr&eacute;sentativit&eacute; sous forme d&rsquo;actes spectaculaires et d&rsquo;une extr&ecirc;me pr&eacute;sence.&raquo; Thomas Elsaesser, <em>R. W. Fassbinder, un cin&eacute;aste d&rsquo;Allemagne</em>, Paris, &Eacute;ditions Centre Georges-Pompidou, 2005, p. 57.</div> <div><a name="note6b" href="#note6">6</a> Le terme &laquo; Prada Meinhof &raquo;, qui associe la marque de v&ecirc;tements de luxe &agrave; la figure d&rsquo;Ulrike Meinhof, a ainsi &eacute;t&eacute; cr&eacute;&eacute; pour d&eacute;signer les gens participant &agrave; des mouvements politiques ou sociaux trait&eacute;s comme des espaces &agrave; la mode qu&rsquo;il est de bon ton de fr&eacute;quenter.</div> <div><a name="note7b" href="#note7">7</a> Thomas Elsaesser, <em>R. W. Fassbinder, un cin&eacute;aste d&rsquo;Allemagne</em>, Paris, &Eacute;ditions Centre Georges-Pompidou, 2005 p. 57.</div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/photogenieduterroriste#comments Action politique Biographie BRETON, André Cinéma Combat EISENSWERG, Uri ELSAESSER, Thomas FASSBINDER, Rainer Werner France Histoire LEFRANC, Alban Politique Portrait de l'artiste Pouvoir et domination Terrorisme Violence WESPER, Bernward Roman Wed, 17 Nov 2010 11:02:14 +0000 Laurence Côté-Fournier 290 at http://salondouble.contemporain.info