Salon double - Roman policier
http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/651/0
frEt si le fils Kermeur n'existait pas?
http://salondouble.contemporain.info/lecture/et-si-le-fils-kermeur-nexistait-pas
<div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs">
<div class="field-items">
<div class="field-item odd">
<a href="/equipe/richir-alice">Richir, Alice</a> </div>
</div>
</div>
<div class="field field-type-nodereference field-field-biblio">
<div class="field-items">
<div class="field-item odd">
<a href="/biblio/paris-brest">Paris-Brest</a> </div>
</div>
</div>
<!--break--><!--break-->
<p>Cinquième des romans publiés par l'écrivain français Tanguy Viel, <em>Paris-Brest</em> retrace l'histoire d'une famille du Finistère, dont la grand-mère, qui a récemment fait fortune en épousant sur le tard un riche vieillard, est un soir victime d'un cambriolage. Les coupables ne sont autres que son petit-fils et un proche de ce dernier, constamment nommé le fils Kermeur. Ce petit-fils est aussi le narrateur du récit, qu'il nous conte tout en étant lui-même occupé à écrire ce qu'il appelle son «roman familial», soit une version plus «romanesque» (p.178) des mêmes événements. D'emblée, cette mise en abyme instaure un espace de jeu entre le niveau diégétique auquel la narration nous donne accès, et un récit intradiégétique que le narrateur nous dit avoir couché sur le papier:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p>[…] j'avais ouvert l'histoire sur la mort de ma grand-mère, alors qu'en vérité elle se portait comme un charme, elle buvait du porto blanc, elle voyait jusqu'à la grille du jardin. Mais dans mon livre, non, il y avait son cadavre empoussiéré et toute la famille qui se tenait faussement digne devant le caveau tandis que les fossoyeurs faisaient descendre le cercueil suspendu à une corde (p.175).</p>
</blockquote>
<p>Cette seconde fiction creusée au cœur même de l'univers romanesque met en évidence les grands topoï empruntés au roman policier ou au film noir dont toute l'écriture de Viel se nourrit. Féru de ce genre fictionnel, qu’il évoque notamment dans un court texte intitulé significativement <em>Hitchcock, par exemple</em> (2010), Viel en maîtrise à merveille tous les codes: chacune de ses intrigues met en scène un protagoniste acculé, par la jalousie ou par la trahison, à commettre un acte désespéré; le tout dépeint dans une esthétique proche des films de Welles ou de Minnelli. Reste à découvrir ce qui se joue entre ces schèmes narratifs et leur <em>ré-actualisation</em>, c'est-à-dire à déterminer comment le recours à une trame actantielle éculée permet à Viel de dépasser les impasses du modèle romanesque traditionnel pour proposer une manière différente de penser le récit. Cette lecture ambitionne de trouver une réponse à cette question en se penchant sur un personnage intrigant, tant le rôle qu’il occupe au sein de <em>Paris-Brest</em> est ambigu.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Le narrateur comme réceptacle d’une parole et d’un mode d’agir</strong></span></p>
<p>Si le fils Kermeur ne semble pas être à proprement parler un ami du narrateur, il dispose néanmoins d'une influence considérable sur la parole et la manière d'agir de celui-ci. Au fil du roman, le lecteur prend progressivement conscience que le discours du fils Kermeur imprègne de manière indélébile la narration, à tel point que les opinions, les valeurs et les actions de ce personnage atypique remplacent souvent les représentations du narrateur. Son ascendant sur ce dernier est tel que le vocabulaire dont il use parvient, dès les premières pages du roman, à conditionner la perception que le narrateur a du monde qui l’entoure:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p>Mais où donc avait-il été chercher une expression pareille et si cristalline en même temps, si efficace que je ne pouvais plus jamais faire comme si je ne l'avais pas entendue, la vieille dame. Et d'une certaine manière il avait gagné: pour moi aussi ma grand-mère était devenue «la vieille dame» (p. 12).</p>
</blockquote>
<p>Les quelques syntagmes que le narrateur emprunte au lexique du fils Kermeur transforment le regard qu’il pose sur sa grand-mère, <em>étrangéisant</em> ce visage autrefois familier pour le réduire à une figure archétypale. Il est intéressant de constater que cette contamination de point de vue opère un glissement d’un niveau fictionnel à l’autre: réduite à n’être plus que «la vieille dame», la grand-mère du narrateur se voit dépouillée de l’affectivité qui la relie à son petit-fils pour incarner parfaitement le rôle de la victime dans le «roman familial» qu’écrit ce dernier. Elle n’est plus, somme toute, que l’un des personnages d’une trame narrative maintes fois revisitée: </p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p>[...] quand le fils Kermeur sort de prison pour se venger, [...] je peux expliquer comment on en est arrivé là. La vérité en somme. La fortune d'Albert. Le Languedoc-Roussillon. Le cambriolage chez la vieille dame (p.177).</p>
</blockquote>
<p>Bientôt, ce ne sont plus quelques mots mais des pans entiers de discours que le narrateur calque sur celui du fils Kermeur, comme lorsque, interrogé par l'inspecteur à propos du cambriolage qui a eu lieu dans l'appartement de sa grand-mère, il répète à la virgule près les propos prescrits par son comparse deux pages plus tôt (pp. 105 et 107). Privé d'une parole qui lui soit propre, le narrateur se confond dès lors de plus en plus avec ce personnage, tant ce dernier dicte jusqu'au moindre de ses agissements. Incitant le narrateur à demeurer à Brest lorsque ses parents sont contraints de s'exiler dans le Languedoc-Roussillon, le fils Kermeur réussit sans trop de difficultés à le convaincre de voler sa grand-mère, pour lui prescrire ensuite le comportement qu'il adoptera lorsqu'il se retrouvera face à la police. Tandis que l’influence du fils Kermeur sur le narrateur se fait grandissante à mesure que le roman avance, elle atteint son apogée au moment du cambriolage, confrontant le lecteur à un narrateur qui semble désormais dénué de toute volonté propre:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p>Tout ce que le fils Kermeur a voulu ce soir-là, on l'a fait. Même s'asseoir au comptoir, même commander du gin tonic, c'est lui qui l'a voulu (p. 132).</p>
</blockquote>
<p>La passivité du narrateur de <em>Paris-Brest</em> devient de la sorte le lieu d’inscription d’un discours qui ne lui appartient pas, mais dont il est le parfait réceptacle. </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Le fils Kermeur: alter ego agissant</strong></span></p>
<p>Pourtant, on en vient à douter de l'existence du fils Kermeur, qui pourrait bien n’être qu’une identification imaginaire du narrateur de <em>Paris-Brest</em>, tant le comportement de ce dernier s'assimile à l'agir et au dire de ce protagoniste. Le fait que le narrateur rapporte exclusivement des paroles que le fils Kermeur et lui-même échangent seul à seul, excepté dans son «roman familial» où il lui arrive d'exposer Kermeur à d'autres personnages tandis que sa propre figure n’apparaît jamais, conforte cette hypothèse. Le fils Kermeur ne s'adresse à aucun moment aux autres personnages du récit, si ce n'est par l'entremise du narrateur. Quand le vigile d'une grande surface les surprend, enfants, en train de voler des bonbons, il n'appréhende que le narrateur; le fils Kermeur s'est volatilisé (p.84). Lorsque la mère du narrateur passe devant l'ami de son fils, elle fait semblant de ne pas le voir... ou peut-être ne le voit-elle pas? Au début du roman, le narrateur rapporte une conversation du fils Kermeur avec sa mère, mais les paroles de cette dernière ne s'adresse pas à lui:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p>[...] je continuais d'entendre <em>sous mon crâne</em> cette <em>improbable</em> conversation de lui et de ma mère, inacceptable, disait l'un, c'est un marché inacceptable, et la voix de ma mère qui venait s'y superposer: je <em>te</em> rappelle aussi que tu n'es pas majeur, que nous sommes responsables de toi devant la loi (p.17).</p>
</blockquote>
<p>Le pronom personnel désigne clairement le narrateur comme destinataire de la parole de sa mère, ce qui laisse supposer soit qu'elle choisit délibérément de ne pas adresser la parole à Kermeur, soit que ce personnage et son fils ne font qu'un et que ce sont ses propres propos que le narrateur rapporte ici. Le fait que la narration spécifie que cet échange verbal résonne dans la tête du narrateur, tout en soulignant son caractère invraisemblable, achève de mettre en doute son authenticité. La voix du fils Kermeur apparaît plutôt comme le produit de l’imagination du narrateur.</p>
<p><em>Paris-Brest</em> abonde d'autres indices textuels qui visent à confondre ces deux personnages, faisant d'eux les pendants actif et passif d'une même instance narrative. Tout d'abord, le rôle prépondérant que le narrateur prête au fils Kermeur dans son «roman familial» contraste avec le rôle secondaire qu'il se contente d'assumer au sein de la diégèse: dans l'imagination du narrateur, Kermeur devient une figure forte d'opposition à la mère, sorte d'alter ego agissant du narrateur, tandis que sur le premier plan de la diégèse, il n’engage jamais une confrontation directe avec elle. Viel élabore également certaines anacoluthes qui tendent à gommer les différences entre les deux énonciateurs, du type: «[...] toutes ces pages sur moi surtout, le fils Kermeur et nous deux dans la nuit orangée qui embrumait la rade» (p.147). Enfin, il arrive au narrateur lui-même de qualifier le fils Kermeur d'«ectoplasme» (p.111), mettant ainsi en doute la corporéité de ce personnage.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Rejouer les codes du genre pour mieux les déjouer</strong></span></p>
<p>L'enjeu n'est toutefois pas tant d'établir l'inexistence du fils Kermeur que de montrer que cette figure narrative intervient davantage comme force motrice de l’action que comme acteur sensible du récit. Le fait que Kermeur n’existe qu’en tant que projection imaginaire du narrateur ne l’empêche pas de posséder un pouvoir tangible sur ce dernier. Au contraire, il semble justement que ce soit en vertu de son incorporéité que cette figure exerce un tel ascendant sur l’instance en charge de la narration. Plutôt que personnage jouissant d’une certaine autonomie au sein de l’histoire, le fils Kermeur apparaît comme l’incarnation d’une posture romanesque archétypale, qui emprunte apparence et attitude aux figures du roman policier et du film noir:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p>Non, je n'ai pas rêvé quand j'ai écarté le rideau blanc et que j'ai vu, oui, comme sortie du granit usé, j'ai vu cette silhouette posée là, comme une ombre inscrite à même l'horizon, le fils Kermeur devant la grille, et il attendait (pp.169-170).</p>
</blockquote>
<p>C’est en vertu de ce statut de parangon narratif que ce personnage exerce un effet certain sur la figure passive du narrateur. À travers lui s’exerce tout le canevas minutieusement réglé de la fable policière, qui dicte au narrateur le déroulement de sa propre intrigue romanesque:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p>[...] dès que je me suis mis à mon bureau parisien pour écrire mon roman familial, j'ai eu ce rire dans les oreilles, le rire du fils Kermeur, et c'est avec ce rire-là que me sont venues mes phrases, que me sont venus le ton du livre et la couleur du livre (pp.172-173).</p>
</blockquote>
<p>Plus que l'agencement du récit qui se révèle, somme toute, conforme à nos attentes de lecteur occidental, c'est l'emprise qu'exerce l’archétype romanesque –incarné par le personnage du fils Kermeur– sur le narrateur qui importe. L’intrigue policière ne sert que de <em>pré-texte</em> au roman: elle fonctionne comme un canevas qui permet à Viel d’interroger la possibilité pour le sujet de se raconter au travers d’une langue qui est toujours déjà traversée, modelée, déterminée, etc. par une multitude d’autres. <em>Paris-Brest</em> apporte une réponse novatrice à cette question, en mettant en place une posture énonciative capable de rejouer –tout en s’en maintenant à distance– les poncifs du genre policier, dans l’écart qui sépare le récit diégétique auquel se livre le narrateur et le roman dont il est lui-même l’auteur.</p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/et-si-le-fils-kermeur-nexistait-pas#commentsFranceNarrateurNarrationRécitRoman policierStéréotypesThéories du récitVIEL, TanguyRomanThu, 31 May 2012 15:29:50 +0000Salon double563 at http://salondouble.contemporain.infoAlias Clint Eastwood
http://salondouble.contemporain.info/lecture/alias-clint-eastwood
<div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs">
<div class="field-items">
<div class="field-item odd">
<a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div>
</div>
</div>
<div class="field field-type-nodereference field-field-biblio">
<div class="field-items">
<div class="field-item odd">
<a href="/biblio/lazy-bird">Lazy Bird</a> </div>
</div>
</div>
<!--break--><!--break--><p>L’œuvre romanesque d’Andrée A. Michaud présente une remarquable cohérence. Dans <em>Portraits d’après modèles </em>(1991), <em>Alias Charlie </em>(1994) et <em>Les derniers jours de Noah Eisenbaum </em>(1998), les personnages cherchent, par la pratique artistique –peinture, cinéma ou écriture–, à composer avec un deuil récent qui les pousse aux frontières de la démence, ne parvenant plus à distinguer la fiction artistique du réel. Dans un même ordre d’idée, avec <em>Le Ravissement </em>(2001, lauréat du Prix du Gouverneur général du Canada), <em>Le Pendu de Trempes </em>(2004) et son plus récent roman, <em>Rivière Tremblante </em>(2011), Michaud met en scène des individus aux prises avec les conséquences de la disparition d’un ou de plusieurs enfants.</p>
<p>Malgré l’omniprésence de motifs criminels dans l’œuvre de l’auteure, seul <em>Lazy Bird</em> (2009) porte la mention générique de «roman policier». <em>Lazy Bird </em>donne la parole à Bob Richard, un orphelin qui anime des émissions de radio nocturnes portant sur le jazz. Arrivé dans une ville du Vermont pour un nouvel emploi, cet albinos se trouve pris dans le piège de «Misty», une auditrice aux tendances psychopathologiques qui lui adresse des appels anonymes et qui tend à répéter les actes meurtriers de Jessica Walter dans <em>Play Misty for Me </em>(1971), premier long métrage réalisé par Clint Eastwood.</p>
<p>L’intérêt particulier de <em>Lazy Bird </em>réside dans les enjeux fictionnels que la traversée physique de la frontière canado-américaine soulève. Plus précisément, les États-Unis de Bob Richard s’interprètent en fonction de sa «surconscience» de la culture étatsunienne. Le recensement des références au cinéma hollywoodien et à la musique jazz et rock’n’roll tend à montrer que le narrateur habite davantage un espace culturel qu’un espace réel. La poétique de la citation dans <em>Lazy Bird</em>, que j’associerai aux notions de simulacre et d’hyperréalité développées par Jean Baudrillard (1988), contamine toutes les composantes du roman – narration, personnages, espace-temps, intrigue, langage. Le schéma de lecture policière qui s’impose traditionnellement pour lire un tel roman se voit donc confronté à des inférences intertextuelles envahissantes, rendant le contrat de lecture policière périlleux. L’enjeu du récit se situerait dès lors dans une interrogation plus fondamentale que celle à laquelle la lecture policière nous habitue: comment, aujourd’hui, percevoir le monde hors du cadre culturel imposé par la puissance médiatique des États-Unis? Sommes-nous condamnés, à l’instar de Bob Richard, à percevoir nos existences comme des <em>blockbusters </em>en devenir?</p>
<p><span style="color:#a9a9a9;"><strong>Hyperréalité</strong></span></p>
<p>Jean Baudrillard, dans <em>Simulacres et Simulations </em>(1981), développe la notion d’hyperréalité, qu’il décrit comme une condition par laquelle l’individu, dans une civilisation industrialisée et avancée technologiquement, en vient à perdre progressivement l’habileté à distinguer le réel du simulé. L’hyperréalité se manifeste essentiellement à travers ce que Baudrillard désigne comme le simulacre. Le simulacre se définit comme une copie de quelque chose qui n’existe pas: «Il s’agit d’une substitution au réel des signes du réel» (1981:11), ajoute Baudrillard. Le propre du simulacre est d’anéantir les frontières entre réel et fictionnel, pour ne laisser précisément que le simulacre. L’individu en viendra alors à créer sa propre réalité en fonction des simulacres qu’il habite. Les exemples pour nous convaincre de l’omniprésence de l’état d’hyperréalité dans une culture capitaliste et technologique se multiplient. Contentons-nous de mentionner la culture de célébrité des magazines à potins, les jeux vidéo, les communautés en ligne, les réseaux sociaux, les jeux de rôles virtuels, la téléréalité, la pornographie, etc. Toutes ces réalités fondamentalement sémiotiques engendrent un monde dominé par ses propres codes fantasmatiques que l’individu habite sans qu’il y ait de dichotomie entre réel et fiction: l’illusion n’est plus possible car le réel n’est plus possible.</p>
<p>Dans le cas de Bob Richard, le mélomane produit lui-même son hyperréalité en fonction du cinéma et de la musique qu’il écoute compulsivement. Il superpose ce simulacre à la ville américaine de Solitary Mountain. Le passage de la frontière des États-Unis devient alors la métaphore du passage dans l’hyperréalité où les scénarios de films policiers hollywoodiens dominent l’intrigue romanesque.</p>
<p><span style="color:#a9a9a9;"><strong>Une traduction instantanée </strong></span></p>
<p>Les titres de deux parties sur quatre sont en anglais. Le roman se nomme lui-même <em>Lazy Bird</em>. L’auteure encadre ses chapitres avec des citations en anglais de la poésie de Jim Morrison. Manifestement, l’examen du paratexte de l’œuvre révèle une omniprésence de l’anglais dans sa structure. La narration du roman, quant à elle, est une traduction en français en temps réel d’une action qui se déroule en anglais. Étonnamment peut-être, la manipulation des deux langues par le narrateur contribue à l’édification de l’hyperréalité, en abolissant la distance linguistique entre Richard, francophone, et l’espace américain qu’il habite. Au-delà d’une simple nécessité (raconter en français une intrigue qui se passe aux États-Unis), la traduction devient pour Richard un jeu par lequel il parvient à mieux définir son entourage, qui rappelle les réflexions langagières de Nicole Brossard, dans <em>Le désert mauve </em>(1987), et de Monique Larue, dans <em>Copies conformes</em> (1989). Voilà qui s’éloigne de l’anglais «rudimentaire» de Jack Waterman dans <em>Volkswagen Blues</em>. Lorsqu’il fait connaissance avec son ami Charlie, il traduit la conversation dans un système de référence francophone: «Les you de Charlie the Wild Parker résonnaient comme des tu et les miens aussi. Dans la traduction du roman qu’était ma vie, il était impossible que Parker me vouvoie» (2009: 84). Richard perçoit donc sa vie comme une partie prenante de la fiction. Il réfléchit également à la réalité linguistique américaine lorsqu’il lit un roman américain dont la traduction par un Français le déçoit:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p style="margin-left:2.0cm;"><span style="color:#a9a9a9;">Après avoir appris que les États-Uniens fréquentaient le lycée et qu’un conducteur se nommait driveur au pays de l’oncle Sam, j’ai refermé le livre en me demandant pourquoi le Québec était forcé d’importer l’Amérique d’un pays qui n’avait jamais eu les pieds dans la slush, n’avait jamais été immergé dans une mare d’anglophones, ne mangeait pas de beurre de pinottes et confondait les belles neigeuses avec de belles niaiseuses (2009: 94).</span></p>
</blockquote>
<p>En rejetant le lexique que la traduction française impose pour décrire une réalité fondamentalement nord-américaine avec une ironie qui rappelle les réserves de Jacques Poulin dans <em>Chat Sauvage </em>à l’endroit des traductions françaises des matchs de baseball, Richard revendique son authenticité. Il signale qu’il appartient davantage à l’Amérique, tout en l’expérimentant principalement, mais pas exclusivement, en français, voire mutuellement avec l’anglais.</p>
<p><span style="color:#a9a9a9;"><strong>Une ville américaine</strong></span></p>
<p>D’ailleurs, le choix de Michaud, récurrent dans son œuvre, de situer ce roman dans un village américain plutôt que québécois comporte une dimension hautement significative sur les plans culturel et littéraire: l’Amérique, chez Michaud, n’incarne pas l’altérité, mais l’hyperréalité, c’est-à-dire un lieu de culture exacerbée. Toutes les composantes qui structurent ce monde fictionnel semblent sortir tout droit d’un film américain. L’histoire se situe essentiellement dans la ville de Solitary Mountain, au Vermont. La description de la ville évoque d’emblée les clichés cinématographiques: le brouillard, une pluie torrentielle, des éclairs ceinturent la montagne. Selon le narrateur-personnage, ces éléments «semblaient artificiels, calqués sur ceux d’une bande dessinée postmoderne ou d’un film d’horreur de série B» (2009: 19). Il souligne l’appartenance de sa description à l’imaginaire filmique: «Pour un peu, je me serais attendu à voir Bela Lugosi déboucher au coin d’une rue, drapé dans son accoutrement de comte Dracula» (2009: 19). Solitary Mountain n’existe pas en elle-même, mais plutôt en fonction des lieux cinématographiques qu’elle imite.</p>
<p><span style="color:#a9a9a9;"><strong>Des personnages importés de Hollywood</strong></span></p>
<p>Les habitants de ce village n’échappent pas non plus à l’immersion hyperréelle. Richard décrit les divers personnages qu’il croise à partir de sa propre expérience de la culture américaine, créant l’impression selon laquelle tous les personnages comportent un autre degré de réalité. Ainsi, il se lie d’amitié avec Lucy-Ann Thomas, une adolescente perturbée qui se passionne pour les Doors et pour la musique jazz. Lors de leur première rencontre, la jeune fille écoute la pièce <em>Lazy Bird</em>, de John Coltrane, ce qui lui méritera le surnom de «Lazy Bird». L’autre ami de Richard, Charlie the Wild Parker, emprunte son nom au trompettiste jazz Charlie Parker, de qui d’ailleurs le sauvage est un fervent admirateur. Son voisin, Jim Donohue, quant à lui, est le sosie de l’acteur John Goodman. La propriétaire de la maison qu’il loue, Rita Hayworth, est homonyme (mais pas synonyme!) de la vedette hollywoodienne des années quarante. Toutes ces associations participent au simulacre. Richard perçoit les autres à travers son obsession envers la musique et le cinéma. Le personnage fondamentalement fictif de Misty illustre cette tendance mieux que tous les autres.</p>
<p><span style="color:#a9a9a9;"><strong>Une <em>copycat</em>?</strong></span></p>
<p>La chimère que constitue Misty envahit l’intrigue policière du roman en lui superposant le spectre fictif du film <em>Play Misty for Me </em>de Clint Eastwood. Richard reçoit des appels anonymes d’une femme qui lui demande de jouer <em>Misty</em>, d’Erroll Garner. Cela lui suffit pour se sentir catapulté dans un de ses films favoris d’adolescence:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p style="margin-left:2.0cm;"><span style="color:#a9a9a9;">Avec le temps, j’en étais venu à m’identifier à Eastwood, qui tenait dans cette histoire le rôle du gars traqué par la folie. […] <em>Play Misty for Me</em> était devenu une obsession et j’avais l’intime conviction qu’un jour ou l’autre, une femme nommée Misty entrerait dans ma vie (2009: 33).</span></p>
</blockquote>
<p>À partir de cet appel, Richard soumettra tous les événements de sa vie à une interprétation cinématographique. S’identifiant à Eastwood, il construit son propre simulacre d’énigme policière et il harcèle le shérif local sceptique, Ed Cassidy, homonyme du batteur du groupe jazz-rock américain Spirit, avec ses hypothèses paranoïaques. Le lecteur doit donc développer deux hypothèses à travers sa lecture policière. D’une part, il doit chercher les indices à même les preuves que livre le narrateur au fil du texte; d’autre part, il doit aussi évaluer l’interprétation que Richard en fait. Non seulement le lecteur est invité à découvrir l’identité de cette Misty, mais il doit aussi départager les menaces réelles des simples divagations de Richard. Le point de vue du shérif, qui voit dans Richard un coupable potentiel tentant de semer des fausses pistes, ne va pas sans rappeler certains romans policiers racontés par le coupable lui-même et qui tentent de prendre le lecteur au piège, tel que <em>Le meurtre de Roger Ackroyd</em>, d’Agatha Christie. Le dernier chapitre du livre, en fin de compte, nous apprend que c’est l’animateur de radio que Richard a remplacé, Cliff Ryan, qui a orchestré sa propre disparition et a simulé son assassinat par cette fictive «Misty» qu’il a inventé après avoir vu le film d’Eastwood. La lecture des faits de Richard, contre toute attente, s’avère juste. Lorsqu’un tel roman policier déploie un espace, des personnages, même un langage, qui relèvent de l’hyperréalité, il n’y a rien d’étonnant à ce que la clé de l’énigme policière soit elle-même un simulacre.</p>
<p><span style="color:#a9a9a9;"><strong>Roman policier postmoderne?</strong></span></p>
<p>La position de Michaud à l’égard du réel remet en question la nature générique de <em>Lazy Bird</em>. Ses personnages de <em>Lazy Bird </em>mais aussi de toute sa production romanesque habitent un monde déformé par la fiction, où les frontières du réel s’évaporent au gré des images, créant une réalité de plus en plus virtuelle. Cette remise en question des assises du réel rejoint spécifiquement les enjeux de la science-fiction contemporaine. Est-ce donc dire que l’intrigue policière des romans de Michaud devient secondaire, laissant la place à ces bouleversements ontologiques? Une telle transition rappellerait la position controversée de Brian McHale au sujet du postmodernisme américain, dans <em>From Modernist to Postmodernist Fiction: Change of Dominant </em>(1987), qui voit justement l’essence du roman postmoderne dans ce glissement du paradigme épistémologique propre au roman policier vers le cadre ontologique typique de la science-fiction. <em>Lazy Bird</em>: un roman policier postmoderne québécois?</p>
<p> </p>
<p><span style="color:#a9a9a9;"><strong>Bibliographie</strong></span></p>
<p> </p>
<p>Jean BAUDRILLARD (1981), <em>Simulacres et simulations</em>, Paris, Éditions Galilée (Débats).</p>
<p>Nicole BROSSARD, <em>Le désert mauve</em>, Montréal, L’Hexagone, 1987.</p>
<p>Agatha CHRISTIE, <em>Le meurtre de Roger Ackroyd</em>, Paris, Éditions du Masque, 2011 [1926].</p>
<p>Monique LARUE, <em>Copies conformes</em>, Montréal, Boréal (Compact), 1998 [1989].</p>
<p>Brian McHALE (1987), <em>From Modernist to Postmodernist Fiction: Change of Dominant</em>, Londres et New York, Routeledge.</p>
<p>Andrée A. MICHAUD (2009), <em>Lazy Bird</em>, Montréal, Québec Amérique (Tous continents).</p>
<p>____ (2011), <em>Rivière tremblante</em>, Montréal, Québec Amérique (Littérature d’Amérique).</p>
<p>____ (2006), <em>Mirror Lake</em>, Montréal, Québec Amérique (Littérature d’Amérique).</p>
<p>____ (2004), <em>Le pendu de Trempes</em>, Montréal, Québec Amérique (Littérature d’Amérique).</p>
<p>____ (2001), <em>Le ravissement</em>, Québec, L’instant même.</p>
<p>____ (1998), <em>Les derniers jours de Noah Eisenbaum</em>, Québec, L’instant même.</p>
<p>____ (1994), <em>Alias Charlie</em>, Québec, Leméac.</p>
<p>____ (1991), <em>Portrait d’après modèles</em>, Montréal, Leméac.</p>
<p> </p>
<p> </p>
<p> </p>
<p> </p>
<p> </p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/alias-clint-eastwood#commentsBAUDRILLARD, JeanBROSSARD, NicoleCHRISTIE, AgathaEspace culturelHyperréalitéLARUE, MoniqueMCHALE, BrianMICHAUD, Andrée A.QuébecRoman policierSimulacreRomanWed, 07 Sep 2011 17:57:08 +0000Pierre-Paul Ferland368 at http://salondouble.contemporain.infoLittérature impolitique
http://salondouble.contemporain.info/lecture/litterature-impolitique-0
<div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs">
<div class="field-items">
<div class="field-item odd">
<a href="/equipe/bejarano-alberto">Bejarano, Alberto </a> </div>
</div>
</div>
<div class="field field-type-nodereference field-field-biblio">
<div class="field-items">
<div class="field-item odd">
<a href="/biblio/2666">2666</a> </div>
</div>
</div>
<!--break--><!--break--><p class="rteindent3"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Jusqu’à quel point quelqu’un peut connaître l’œuvre de quelqu’un d’autre. <br />
Roberto Bolaño, <em>2666</em></span></p>
<p>Nous nous trompons en jugeant nos propres œuvres et en jugeant, toujours de manière imprécise, les œuvres des autres. Rendez-vous au Nobel, disent les écrivains, comme qui dirait: Rendez-vous en enfer. <br />
Roberto Bolaño, <em>2666</em> </p>
<p class="rteindent4"> </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les bifurcations de <em>2666</em> </strong></span></p>
<p>Cette lecture est une première exploration des rapports entre la figure de l’écrivain et celle des critiques au sein même de la fiction dans le roman <em>2666</em> de l’écrivain chilien Roberto Bolaño (1953-2003). «Que peut-on connaître de l’œuvre des autres?» est l’une des questions posées par Bolaño dans son dernier roman. Notre but est donc d’analyser les significations paradoxales de cette proposition bolanienne et de réfléchir sur les contributions de Bolaño à la littérature contemporaine. </p>
<p>Nous suivrons pour ce faire le chemin proposé et parcouru par Pierre Macherey, à savoir un dialogue ouvert entre philosophie et littérature par le biais d’une exploration commune. La question demeure, comme le suggère Macherey: «quelle forme de pensée est incluse dans les textes littéraires, et peut-elle en être extraite?<a href="#bnote1" name="note1"><strong>[1]</strong></a>» Il s’agit d’un exercice philosophique non pas sur la littérature, mais avec elle. Pour Macherey, </p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">le rapport de la littérature et de la philosophie est strictement documentaire: la philosophie affleure à la surface des œuvres de la littérature au titre d’une référence culturelle, plus ou moins travaillée, comme une simple citation qui d’ailleurs, du fait de l’ignorance de leurs auteurs et commentateurs, passe le plus souvent inaperçue. À un autre niveau, l’argument philosophique remplit à l’égard du texte littéraire le rôle d’un véritable operateur formel: c’est ce qui se passe lorsqu’il dessine le profil d’un personnage, organise l’allure générale d’un récit, voire en dresse le décor, ou structure le mode de sa narration. Enfin le texte littéraire peut encore devenir le support d’un message spéculatif, dont le contenu philosophique est souvent ramené sur le plan d’une communication idéologique.<a href="#bnote2" name="note2"><strong>[2] </strong></a><br />
</span></p>
<p>C’est un peu dans la même direction que Jacques Rancière affirme que «la critique littéraire ou cinématographique, ce n’est pas une manière d’expliquer ou de classer les choses, c’est une manière de les prolonger, de les faire résonner autrement<a href="#bnote3" name="note3"><strong>[3]</strong></a>». Pour notre part, nous faisons un exercice de philosophie littéraire, pour reprendre l’expression de Macherey, une sorte d’investigation littéraire à la manière de Claude Lefort (sur <em>L'Archipel du Goulag</em> de Soljenitsyne<a href="#bnote4" name="note4"><strong>[4]</strong></a>) et de Miguel Abensour (sur <em>Le rouge et le noir</em> de Stendhal<a href="#bnote5" name="note5"><strong>[5]</strong></a>). Notre question est la suivante: comment un écrivain, dans notre cas Bolaño, transforme un fait divers en symptôme et avertissement politique? Or, l’écrivain chilien Roberto Bolaño n’a pas fait une simple transposition d’un fait divers; il construit plutôt, dans son roman 2666, un récit apocalyptique sur la violence totalitaire et la violence suicidaire, considérées comme violences autodestructrices. </p>
<p>Bolaño reprend plusieurs informations concernant certains faits divers oubliés, qui se seraient déroulés entre 1993 et 1997 au Mexique —notamment l’enquête approfondie menée par le journaliste mexicain Sergio González (<em>Les os dans le désert</em>) sur certains crimes ayant eu lieu à Ciudad Juárez<a href="#bnote7" name="note6"><strong>[6]</strong></a>—, et s’en sert pour fabriquer <em>2666</em>, un roman noir en forme de thriller politico-psychologique. Il cherche ainsi à comprendre le fonctionnement de la violence et de la justice à Ciudad Juárez. Sa toile de fond est le rapport entre vieilles et nouvelles violences au XXe siècle. Bolaño veut parler des crimes de Ciudad Juárez comme du possible<a href="#bnote7" name="note7"><strong>[7]</strong></a>, pour reprendre l’expression de Georges Bataille. Il s’interroge en tant que romancier sur la violence et transforme Ciudad Juárez en Santa Teresa, un trou noir, ou l’endroit où se cache le secret du monde, selon ses propres mots. </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bolaño et la littérature latino-américaine</strong></span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Épiphanie négative, je veux dire, comme le négatif photographique d’une épiphanie. Ce qui est aussi une chronique quotidienne de nos pays. <a href="#bnote8" name="note8"><strong>[8] </strong></a><br />
</span></p>
<p>Roberto Bolaño est, selon l’écrivain catalan Enrique Vila-Matas, un «écrivain de la multiplicité<a href="#bnote9" name="note9"><strong>[9]</strong></a>», concept tiré des <em>Leçons américaines</em> de l’écrivain italien Italo Calvino. D’après Calvino, un écrivain de la multiplicité n’hésite pas à laisser une grande liberté à ses personnages pour modifier ou transformer la trame narrative de départ, par exemple. Un écrivain multiple n’a pas peur de bifurquer sans arrêt de ses propres voies narratives. Autrement dit, Bolaño laisse parler ses personnages; c’est un auteur polyphonique. Or, pour Vila-Matas, Bolaño échappe aux caractéristiques habituellement associées aux auteurs latino-américains: l’engagement politique, le réalisme magique, l’exotisme baroque, les feuilletons urbains, etc. D’une autre manière, l’écrivain mexicain Jorge Volpi définit Bolaño comme le «dernier des écrivains latino-américains<a href="#bnote10" name="note10"><strong>[10]</strong></a>». Pour Volpi, Bolaño est le dernier écrivain à incarner une certaine idée d’ensemble dans les lettres latino-américaines, au delà des frontières nationales de chaque pays, car il conçoit sa littérature comme une recherche sur les origines et les devenirs des personnages nomades qui parcourent sans cesse cette terre latino-américaine. Ces deux postures à propos de l’œuvre de Bolaño, celle de Vila-Matas et celle de Volpi, invitent à se demander ce qu’est un écrivain latino-américain<a href="#bnote11" name="note11"><strong>[11]</strong></a>.</p>
<p>Dans l’œuvre de Roberto Bolaño, on trouve des romans traitant de la violence politique (le Chili de la dictature de Pinochet dans <em>Étoile distante</em> et <em>Nocturne</em> du Chili; la répression contre les étudiants au Mexique en 1968 dans <em>Amulet</em>; l’extrême droite française des années trente dans <em>Monsieur Pain</em>) ou traitant d’une violence inspirée de faits divers: La piste de glace, Les détectives sauvages, Le policier des rates, Appels téléphoniques, etc. Bolaño a dû s’exiler de façon définitive dès l’âge de 20 ans, à cause de la dictature de Pinochet. Ce «déchirement» personnel restera à toujours en lui et sa littérature sera presque entièrement marquée par le thème de l’exil<a href="#bnote12" name="note12"><strong>[12]</strong></a>. </p>
<p>Bolaño réélabore l’histoire à partir des épiphanies négatives pour faire face aux cauchemars du siècle, notamment dans son roman <em>2666</em>. Il représente le cas d’un écrivain qui, justement, s’oppose à cette «mémoire saturée» des évènements récents de l’Amérique Latine, et fait appel à l’imagination pour s’approcher de l’histoire des victimes et, surtout, de celle des meurtriers.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bolaño et la littérature contemporaine</strong></span></p>
<p><em>2666</em>, dernier roman de Bolaño, inachevé et paru de façon posthume, est consacré à l’exploration de certaines formes de violence au XXe siècle: la révolution russe, le nazisme, et finalement la violence suicidaire de fin de siècle à Ciudad Juárez. 2666 traverse tout ces événements à travers la vie et l’œuvre de l’écrivain fictif allemand Benno von Archimboldi, né Hans Reiter, qui parcourt le XXe siècle: de la République de Weimar jusqu’à Ciudad Juárez. Suivant Georges Navet et Patrice Vermeren, on pourrait parler à Ciudad Juárez d’une nouvelle forme de violence, surnommé «suicidaire»: </p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce que nous avons évoqué sous le nom de violence suicidaire désigne cette violence à la fois hétéro- et autodestructrice qui semble échapper à toute rationalité, comme si elle était une pure négativité se retournant contre tout et finalement contre soi –un mélange instable de rage et de jouissance à être anti-humain en général. On la rencontre dans certaines violences urbaines (pensons par exemple aux émeutes de Los Angeles, en 1993)<a href="#bnote13" name="note13"><strong>[13]</strong></a>.</span></p>
<p>Or, dans son enquête romanesque sur le réel et la violence, Bolaño a réservé une place exceptionnelle à la peinture comme voie parallèle d’exploration des formes de représentation de la violence. Les peintres Gustave Courbet et Georges Grosz occupent une place très importante dans le roman 2666. On pourrait dire que la peinture fonctionne chez Bolaño comme une véritable allégorie des formes de violences. Voyons le cas de Courbet.</p>
<p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Peinture et violence dans <em>2666</em>: le cas Courbet</span></strong></p>
<p>Résumons d’abord le scénario de cet extrait de <em>2666</em>: Boris Ansky, un écrivain juif et russe fictif créé par Bolaño, écrit un journal intime dans lequel il raconte sa vie et décrit le contexte et la vie quotidienne au moment des grandes purges stalinistes des années 1930. Ansky parle surtout de l’écrivain fictif soviétique, Ephraïm Ivanov, assassiné apparemment par ordre de Staline en 1938 —avec lequel il a écrit trois romans: <em>Le crépuscule</em>, <em>Midi</em> et <em>L’aube</em>. Ansky et Ivanov se lient d’une grande amitié et sont, comme le dit Bolaño, «[c]omplices dans leurs impostures jusqu’à la fin» (p.829). Mais Ansky est un dandy et Ivanov un pamphlétaire (c’est un peu comme si Paul Valéry avait écrit Les chiens de garde de Paul Nizan!). Ansky est l’écrivain fantôme d’Ivanov. En signant les romans d’Ansky, Ivanov devient un écrivain «sérieux». En échange, il introduit le jeune Ansky dans le réseau du parti, dont il est un membre reconnu, et le protège dans la mesure de son pouvoir. Tout se passe plus ou moins bien au début, jusqu’à ce que, d’après Ansky, on juge les romans d’Ivanov (dont Ansky est l’auteur secret) «suspects», selon l’expression de Staline lui-même. Après l’assassinat d’Ivanov, Ansky se cache dans l’Isba de sa famille à Kostekino (Crimée) jusqu’au Pogrom nazi en 1942, où il est assassiné. Quelques mois plus tard, Hans Reiter, jeune soldat allemand, découvre le cahier d’Ansky dans une cachette derrière la cheminée de son Isba en 1943. Il s’enferme dans l’Isba et lit le cahier d’Ansky pendant une saison, une saison en enfer. Il subit une métamorphose. </p>
<p>Selon Bolaño, Ansky est la force de Hans Reiter, c’est-à-dire sa source d’inspiration, et grâce à lui, Reiter deviendra plus tard Benno von Archimboldi, un célèbre écrivain allemand de l’après-guerre. Autrement dit, Reiter se fait écrivain par la peinture: il est bouleversé par les commentaires d’Anski sur Giuseppe Arcimboldo et, plus marginalement, sur Courbet. Mais nous avons ici un paradoxe: Reiter se passionne pour Arcimboldo à partir des commentaires d’Ansky, et non pas à partir des peintures en elles-mêmes (précisons que Reiter n’a jamais visité un musée, ni même regardé un tableau dans un livre). Ansky voit dans la peinture d’Arcimboldo, particulièrement dans <em>Les quatre saisons, de la joie pure</em>. Mais il y voit aussi, dans deux autres tableaux (<em>Le cuisinier</em> et <em>Le juriste</em>), l’horreur. Retenons donc que Reiter découvre la peinture à travers l’écrivain Ansky. C’est comme si l’on était bouleversé seulement par les commentaires de Paul Claudel sur Johannes Vermeer sans avoir jamais entendu parler de Vermeer et sans jamais avoir vu une seule de ses peintures. Autrement dit, ce sont les impressions d’Ansky sur la peinture d’Arcimboldo qui ont fait de Reiter un écrivain: c’est ainsi que Reiter devient Benno von Archimboldi.</p>
<p>Après l’assassinat d’Ivanov, outre ses références à Arcimboldo, Ansky parle également de Courbet. La place qu’occupe Courbet dans le cahier d’Ansky est très significative car c’est à propos du maître d’Ornans qu’Ansky fera une ébauche de comparaison entre le réalisme de Courbet —qu’il admire—, et le réalisme socialiste —qu’il subit et qui l’écrase. Bolaño fait dire à Ansky qu’il considère Courbet «comme le paradigme de l’artiste révolutionnaire» (p.830): «[Ansky] se moque, par exemple, de la conception manichéenne que certains peintres soviétiques ont de Courbet». (p.827) Pour Bolaño, Courbet est «l’artiste du tremblement constant» (p.832). Que représente-elle donc, la figure de Courbet, dans les cahiers d’Ansky? Voyons seulement le cas de <em>L’Atelier du peintre</em> de Courbet et le rapport avec <em>2666</em>.</p>
<p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><em>L’Atelier du peintre</em> de Courbet dans 2666</span></strong></p>
<p>Quant à <em>L’Atelier du peintre</em>, Ansky s’intéresse seulement à Charles Baudelaire et à Pierre-Joseph Proudhon, qui figurent tous les deux dans la toile<a href="#bnote14" name="note14"><strong>[14]</strong></a>. Il situe Courbet au milieu de ses deux amis, l’artiste et l’homme politique. Il y a d’abord le poète: «Il parle de la silhouette de Baudelaire qui apparaît dans un coin du tableau lisant qui représente la Poésie. Il parle de l’amitié de Courbet avec Baudelaire…» (p.827). Après, Ansky fait une comparaison très énigmatique entre les politiques et l’art, à propos de Proudhon: «Ansky parle de Courbet (l’artiste) avec Proudhon (le Politique) et il compare les opinions sensées de ce dernier avec celles d’une perdrix. Tout politique avec du pouvoir, est, en matière d’art, pareil à une perdrix monstrueuse, gigantesque, capable d’aplanir des montagnes avec ses petits sauts, tandis que tout politique sans pouvoir est comme un curé de village, une perdrix aux dimensions normales<a href="#bnote15" name="note15"><strong>[15]</strong></a>» (p.827). </p>
<p>Michael Fried voit un double paradoxe dans ces deux personnages: Baudelaire a toujours critiqué vivement le réalisme, et donc Courbet, en dénonçant chez lui un certain «matérialisme»<a href="#bnote16" name="note16"><strong>[16]</strong></a>. Par contre, Proudhon, qui a toujours apprécié un certain «matérialisme» chez Courbet, n’a pas compris au fond quel était le «vrai» sens révolutionnaire de Courbet. </p>
<p>Dans <em>l’Atelier du Peintre</em>, tandis que Baudelaire lit, Proudhon semble regarder l’avenir. Courbet fait de l’art et de la politique en même temps parce que, pour lui, il n’y a pas de gestes dits «artistiques» séparés des gestes dits «politiques». Courbet ne fait pas de la politique seulement pendant la Commune. Il est un artiste engagé moins par les thèmes de ses tableaux (même s’il sont assez révolutionnaires) que par la transformation du regard du peintre sur lui-même, sur son œuvre et sur le spectateur. C’est ce que Fried appelle la structure du regard chez Courbet. Autrement dit, et pour aller un peu vite, Courbet invente autant la figure du peintre-spectateur (bien que cela se soit vu avant, notamment dans <em>Les Ménines</em> de Velasquez) qu’un nouveau type de spectateur. C’est un peu le cas d’Edgar Allan Poe, évoqué par Jorge Luis Borges: Poe invente un nouveau type de lecteur, un lecteur moderne, un lecteur qui se méfie des «apparences»<a href="#bnote17" name="note17"><strong>[17]</strong></a>.</p>
<p>Proudhon, pour sa part, se concentre presque exclusivement sur les thèmes à traiter dans l’art. Certes, il regarde vers l’avenir, mais en quels termes? </p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Quant à nous socialistes révolutionnaires, nous disons aux artistes comme aux littérateurs: notre idéal, c’est le droit à la vérité. Si vous ne savez avec cela faire de l’art et du style, arrière! Nous n’avons pas besoin de vous. Si vous êtes au service des corrompus, des luxueux, des fainéants, arrière! Nous ne voulons pas de vos arts. Si l’aristocratie, le pontificat et la majesté royale vous sont indispensables, arrière toujours! Nous proscrivons votre art ainsi que vos personnes. L’avenir est splendide devant nous… </span><a href="#bnote18" name="note18"><strong>[18]</strong></a></p>
<p>Proudhon et Courbet étaient effectivement très proches. Courbet admirait énormément Proudhon et le philosophe encourageait le peintre à peindre le «réel», dans un sens assez différent de Baudelaire. Les deux regardent vers l’avenir, mais ils ne cherchent et ne voient peut-être pas les mêmes choses. C’est peut-être dans ce sens qu’Ansky parle de la perdrix et de Proudhon. La perdrix ne regarde pas très loin. Elle n’est pas comme l’aigle ou le faucon qui, eux, ont une vision excellente. En termes artistiques, Proudhon serait-il comparable à une perdrix?</p>
<p>On sait que <em>L’Atelier du peintre</em> est défini par la critique comme une sorte de manifeste du réalisme de Courbet. Thomas Schlesser la définit dans ces termes: «l’œuvre de Courbet est engagée. En faveur du réalisme d’abord, dont elle se veut à la fois le bilan et le programme esthétique… Mais cette œuvre (l’Atelier) est également engagée politiquement, socialement, en faveur d’un monde nouveau<a href="#bnote19" name="note19"><strong>[19]</strong></a>». Selon Bolaño, Ansky considère Courbet «comme le paradigme de l’artiste révolutionnaire. Il se moque, par exemple de la conception manichéenne que certains peintres soviétiques ont de Courbet» (p.827). Il s’agit de deux idées différentes. D’une part, il y a la figure de Courbet comme héros révolutionnaire ou comme artiste engagé et, d’autre part, il y a le détournement du réalisme de Courbet chez les réalistes soviétiques des années 1930. Toutes ces discussions permettent à Bolaño de mieux définir ses propres idées sur le politique et ce qu’on appellera l’impolitique. </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bolaño et la critique littéraire</strong></span></p>
<p>Bolaño s’intéresse aussi dans <em>2666</em> à la figure du critique littéraire comme personnage de fiction. Dans la première partie du roman, les quatre personnages principaux, quatre critiques littéraires —un Français, un Espagnol, un Italien et une Anglaise—, essaient de lever le voile qui recouvre certains aspects de la vie de Benno von Archimboldi, un écrivain qui n’est connu de personne:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le travail de Pelletier se focalisa sur l’insularité, sur la rupture qui semblait caractériser la totalité des livres d’Archimboldi au regard de la tradition allemande, mais pas au regard d’une certaine tradition européenne. Le travail de Espinoza, l’un des plus séduisants qu’Espinoza ait jamais écrits, gravitait autour du mystère qui voilait la silhouette d’Archimboldi, dont pratiquement personne, pas même son éditeur, ne savait rien : ses livres paraissaient sans photo sur le rabat ou en quatrième de couverture ; ses données bibliographiques étaient minimes (écrivain allemand né en Prusse en 1920). (p. 28)</span></p>
<p>Les méthodes et les résultats des recherches des critiques littéraires sur son «personnage», c’est-à-dire sur l’écrivain Archimboldi, sont analysés par Bolaño pour mieux comprendre son propre rôle en tant qu’écrivain jugé par la critique a posteriori: l’écrivain comme objet d’étude. L’écrivain partage alors avec les critiques les mêmes intentions: réfléchir sur le métier de l´écriture et sur la méthode, c’est-à-dire sur le style.</p>
<p>Bolaño fait un exercice d’anticipation littéraire puisqu’il va à la rencontre de la critique sur son propre terrain. Il réfléchit aux rapports entre littérature et critique littéraire afin de s’interroger sur les possibilités et les limites de la fiction une fois étudiée et expliquée par les critiques. Qu’est-ce qu’un critique croit savoir sur son objet d’étude? Pourquoi, à un moment donné, un critique croit en savoir plus de l’œuvre que l’auteur lui-même? Voyons un exemple. C’est M. Bubis, l’éditeur d’Archimboldi, qui raconte la scène:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">«Qu’en pensez vous d’Archimboldi? répéta Bubis.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le visage de Junge devint rouge comme le crépuscule qui, derrière la colline, montait, puis vert, comme les feuilles pérennes des arbres du bois.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Hum, dit-il, hum, puis les yeux se tournèrent vers la petite maison, comme s’il attendait que de là vienne l’inspiration ou l’éloquence, ou n’importe quel type d’aide. Pour être franc avec vous, dit-il- puis: sincèrement, mon opinion n’est pas…puis, enfin: que puis-je vous dire?</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Quelque chose, dit Bubis, votre opinion en tant que lecteur, votre opinion en tant que critique.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Bien, dit Junge, je l’ai lu, c’est un fait.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Tous deux sourirent. </span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Mais ajouta-t-il, je n’ai pas l’impression que c’est un auteur…c’est-à-dire, il est allemand, on ne peut pas le nier, sa prosodie est allemande, vulgaire mais allemande, ce que je veux dire, c’est que j’ai l’impression que ce n’est pas un écrivain européen.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Américain, peut-être? dit Bubis, qui à l’époque caressait l’idée d’acheter les droits de trois romans de Faulkner.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Non, pas américain non plus, plutôt africain, dit Junge, et il se remit à faire des grimaces sous les branches des arbres. Plus exactement: asiatique, murmura le critique.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- De quelle partie de l’Asie ? voulut savoir Bubis.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Comment je pourrais le savoir, dit Junge, indochinois, malais, il a l’air persan dans ses meilleurs passages.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Ah, la littérature persane, dit Bubis, qui en réalité ne connaissait absolument rien à la littérature persane.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Malais, malais, dit Junge…</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce soir-là…Bubis apprit à la baronne que le critique n’aimait pas les livres d’Archimboldi. </span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Ça a de l’importance? demanda la baronne qui, à sa manière, et en conservant toute son indépendance, aimait l’éditeur et tenait en haute estime ses opinions.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Ça dépend, dit Bubis en caleçon, a côté de la fenêtre, tout en regardant l’obscurité extérieure par un interstice minuscule entre les rideaux. Pour nous, en réalité, ça n’a pas beaucoup d’importance. Pour Archimboldi, en revanche, ça en a beaucoup. (p.933)</span></p>
<p>La question de la vulgarité est une caractéristique proposée par plusieurs critiques au moment de définir la personnalité et l’œuvre d’Archimboldi. Mais, ce qui nous intéresse c’est le fait de constater qu’Archimboldi a, selon Junge, un style jugé comme extra-européen, voir extra-occidental. En tout cas, c’est un style en dehors du canon. Cela est un aspect que les quatre critiques littéraires de la première partie du roman entrevoient seulement dans leurs rêves et leurs cauchemars.</p>
<p>Bolaño essaie dans <em>2666</em> d’anticiper la réception de la critique à sa propre œuvre. On se demande toutefois quelles sont les stratégies narratives de Bolaño pour contourner et «tromper» la critique, et comment l’écrivain reconfigure la figure du critique à travers ses propres fictions. Ce sont les questions que pose Bolaño à plusieurs reprises. Comme on l’a déjà montré, pour lui, les critiques ne pouvaient pas «rire ou se déprimer» (p.43) avec l’auteur, avec Archimboldi. Bolaño se demande quel type de relation se construit entre les auteurs et les critiques. Il se demande, dans le cas de Grosz par exemple, quelle est la définition d’une œuvre originale et les rapports entre celle-ci et les copies:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Mme Bubis se posait la question de savoir jusqu’au quel point quelqu’un peut connaître l’œuvre de quelqu’un d’autre. Par exemple, moi, l’œuvre de Grosz me passionne, dit-elle en désignant les dessins de Grosz accrochés au mur, mais est-ce que je connais réellement son œuvre? Ses histoires me font rire, à certaines moments je crois que Grosz les a dessinées pour que je rie, à certaines occasions le rire se transforme en éclat de rire, et les éclats de rire en cris de fou rire, mais j’ai rencontré une fois un critique d’art qui aimait Grosz, évidemment, et qui pourtant sombrait dans la dépressions lorsqu’il assistait à une rétrospective de son œuvre, ou lorsque pour des raisons professionnelles, il devait étudier un tableau ou un dessin. Et ces dépressions ou ces périodes de tristesse duraient habituellement des semaines. Ce critique d’art était un ami à moi, mais jamais nous n’avions abordé le sujet de Grosz. Une fois cependant je ai dit ce qui m’arrivait. Au début il ne voulait pas le croire. Ensuite il s’est mis à remuer la tête d’un côté à l’autre. Puis il m’a regardé de haut en bas comme s’il ne me connaissait pas. J’ai pensé qu’il était devenu fou. Il a cessé toute relation amicale avec moi pour toujours. Il n’ya pas très longtemps on m’a raconté qu’il dit encore que je ne sais rien sur Grosz et que mon goût esthétique ressemble à celui d’une vache. Bon, en ce qui me concerne, il peut dire ce qu’il veut. Moi je ris avec Grosz, lui, Grosz, le déprime, mais qui connaît Grosz réellement? Imaginons, dit Mme Bubis, qu’à cet instant précis on frappe à la porte et qu’apparaisse mon vieil ami le critique d’art. Il s’assoit ici, sur le sofa, à côté de moi, et l’un des vous sort un dessin non signé, nous assure qu’il est de Grosz et qu’il désire le vendre. Je regarde le dessin et souris, puis je sors mon chéquier et je l’achète. Le critique d’art regarde le dessin et n’est pas deprimé, il essai de me faire reconsidérer l’affaire. Pour lui ce n’est pas un dessin de Grosz. Pour moi c’est un dessin de Grosz. Lequel des deux a raison? Ou prenons l’histoire d’une autre manière. Vous, dit Mme Bubis en montrant Espinoza, vous sortez un dessin non signé et dites qu’il est de Grosz, et vous essayez de le vendre. Je ne ris pas, je l’observe froidement, apprécie le trait, la fermeté, la satire, mais rien dans le dessin ne suscite mon plaisir. Le critique d’art l’observe minutieusement et, comme c’est normal chez lui, il est déprimé et séance tenante fait une offre, une offre qui excède ses économies et qui, si elle est acceptée, le plongera dans de longues soirées de mélancolie. J’essaie de le dissuader. Je luis dis que le dessin me paraît douteux parce qu’il ne me fait pas rire. Le critique me répond qu’il était temps que je vois l’œuvre de Grosz avec des yeux d’adulte et il me félicite. Lequel des deux a raison? (p.42)</span></p>
<p>On pourrait dire néanmoins que l’appréciation artistique, bien entendu, ne peut reposer exclusivement sur les plaisir ou l’émotion immédiate que peut produire une œuvre. Bolaño remet en question l’influence du marché dans l’art, c’est-à-dire le fait que l’institutionnalisation des chefs d’œuvre ait plus d’importance que sa réception. C’est le cas des ventes aux enchères d’œuvres d’art. Mais, d’autre part, il faut constater que les options proposées par Mme Bubis sont assez simplistes: ou bien on rit, ou bien on est déprimé. Il semble nécessaire d’analyser ces idées tout en tenant compte de l’usage de l’ironie chez Bolaño. Et si l’on posait la question de Bubis autrement? Au lieu de se demander qui a raison, si on se demandait plutôt pourquoi l’un ou l’autre devait avoir plus raison que l’autre et quelles seraient les conditions de possibilité d’un jugement esthétique? Cette question nous fait penser au dernier film d’Abbas Kiarostami, <em>Copie conforme</em> (2010): dans le film, un spécialiste de l’art de la Renaissance est remis en question en tant qu’homme face à ses propres idées par sa femme, notamment dans une scène à Florence durant laquelle ils discutent de la valeur d’une œuvre originale face à une copie de celle-ci, et sur la réception de l’œuvre par le public.</p>
<p>Dans le cas de deux critiques littéraires du roman, Pelletier et Espinoza, quoiqu’il s’agisse de chercheurs confirmés et sérieux dans leur métier, ils sont plus intéressés à «s’occuper de sauvegarder l’œuvre d’Archimboldi» (p.144). Ils agissent comme des gardiens du temple. Par contre, Norton et Morini, les deux autres critiques, ont un autre type de relation avec l’œuvre d’Archimboldi. C’est pour cela qu’ils ne veulent pas poursuivre Archimboldi comme des paparazzis. Ainsi:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">pour le dire en un mot et de manière brutale, Pelletier et Espinoza, tout en se promenant dans Sankt Pauli, prirent conscience que la quête d’Archimboldi ne pouvait jamais emplir leurs vies. Ils pouvaient le lire, ils pouvaient l’étudier, ils pouvaient le triturer, mais ils ne pouvaient pas s’écrouler de rire avec lui, ni sombrer dans la déprime avec lui, en partie parce que Archimboldi était toujours loin, en partie parce que son œuvre, à mesure qu’on s’y enfonçait, dévorait ses explorateurs. Pour le dire en un mot: Pelletier et Espinoza comprirent à Sankt Pauli, et ensuite dans l’appartement de Mme Bubis décoré des photographies du défunt M. Bubis et de ses écrivains, qu’ils voulaient faire l’amour et non la guerre. (p.44)</span></p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bolaño pour une littérature impolitique</strong></span></p>
<p>Tout au long de <em>2666</em>, Bolaño reconfigure les rapports entre critiques et écrivains à travers un nouveau regard sur le critique et sur son influence sur les lecteurs. Pour l’écrivain chilien, rien n’échappe vraiment à la fiction, même pas les analyses les plus «objectives» des critiques. Chez Bolaño, on retrouve une nouvelle approche de la fiction, qu’il faudra étudier davantage. </p>
<p>On lit <em>2666</em> comme une enquête critique sur le contemporain, comme le dit le philosophe Italien Roberto Esposito. On se demande aussi quel horizon il peut y avoir pour une pensée de l’émancipation dans ce contexte suicidaire<a href="#bnote20" name="note20"><strong>[20]</strong></a>. Ce qui est surtout intéressant pour nous est d’interroger ces deux scénarios à travers le concept de l’impolitique. C’est-à-dire, l’impolitique comme ce qui semble être impropre au politique et difficile d’aborder du point de vue politique. Pour Esposito, «l’impolitique est une catégorie, mieux une perspective… (un horizon catégoriel) essentiellement négative, critique et nécessairement liée à cette négativité, à son inexprimabilité positive, sous peine de renversement dans son propre opposée, c’est-à-dire, dans les catégories du politique… on peut parler toujours à partir de ce qu’elle ne représente pas<a href="#bnote21" name="note21"><strong>[21]</strong></a>». C’est par ailleurs dans cette perspective aussi que Jean Luc Nancy parle de «la littérature en limite du politique<a href="#bnote22" name="note22"><strong>[22]</strong></a>».</p>
<p>Dès son premier roman, <em>Littérature nazie en Amérique</em>, Bolaño nous livre une sorte de feuille de route de sa littérature à venir: une littérature mineure toujours en déplacement. Une littérature définie par son goût pour les détails et les rencontres inouïes et <em>a priori </em>insignifiantes. Il s’inspire notamment de Georges Perec: </p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">on a tendance à revenir sur ses pas, on a peur de se perdre, on se limite volontiers aux seuls grands axes; mais avec un minimum d’expérience et d’esprit d’initiative, il est néanmoins relativement facile de se laisser aller au petit bonheur; il suffit en somme de marcher un peu le nez en l’air, de se laisser tenter par une allée plantée d’arbres, une statue équestre, un magasin à la vitrine lointainement alléchante, un attroupement, l’enseigne d’un pub, un autobus qui passe… <a href="#bnote23" name="note23"><strong>[23]</strong></a></span></p>
<p>Il y a un souci de l’infra-ordinaire chez Bolaño, ce qui par ailleurs caractérisera l’œuvre de Bolaño par la suite (voir par exemple <em>La piste de glace </em>ou <em>Monsieur Pain</em>). </p>
<p>D’autre part, Bolaño est, pour nous, un autopsiste du XXe siècle: son but est de comprendre les rationalités qui sont derrière les différents types de violence. Dans toute son œuvre, de ses premiers romans (<em>La littérature nazie en Amérique</em><a href="#bnote24" name="note24"><strong>[24]</strong></a>) jusqu’à <em>2666</em>, Bolaño s’est toujours demandé non pas quelle est l’origine du mal, mais bien plutôt comment fonctionnent les dispositifs de la violence. </p>
<p>Le but de la littérature chez Bolaño est de s’interroger sur les conditions de possibilité des violences. Bolaño se demande à plusieurs reprises: Comment réagit un individu quelconque face à la violence? Parfois, il est un résistant, même sans le vouloir (Auxilio dans <em>Amulet</em>), parfois il est un traitre (Wieder dans <em>Étoile distante</em>), parfois il est un «courtisan» (le prêtre jésuite dans <em>Nocturne du Chili</em>). À rebours d’une littérature de plus en plus attaché au politiquement correct, l’écriture de Bolaño dérange parce qu’elle se veut avant tout «viscéraliste<a href="#bnote25" name="note25"><strong>[25]</strong></a>». Bolaño traite le réel en autopsiste et non pas en thérapeute<a href="#bnote26" name="note26"><strong>[26]</strong></a>. Il y a chez Bolaño une autopsie du réel et non pas une thérapeutique. </p>
<p><em>2666</em> est un grand roman du XXe siècle par ses thèmes, et c’est aussi un roman qui inaugure le XXIe siècle par sa méthode, par la façon par laquelle Bolaño traite le «réel». Bolaño construit une «philosophie littéraire», comme l’écrit Macherey, qui dépasse les cadres d’analyse propres à un écrivain latino-américain du XXe siècle. C’est pour cela qu’il est si proche de Borges<a href="#bnote27" name="note27"><strong>[27]</strong></a>. Mais Borges, tout en étant un écrivain né au XIXe siècle, a été aussi à part entière un écrivain du XXe siècle par sa méthode (notamment à partir de Fictions (1940) où l’on trouve «Pierre Ménard», «Funes», «Tlon» etc.). L’intérêt éveillé par Borges dans le milieu philosophique en France dès les années 1950 avec Caillois et ensuite chez Foucault, Deleuze, Derrida, Blanchot, Rancière, est très connu, mais il ne faut pas oublier que Borges est né dans un sous-continent où l’on disait (Groussac) qu’«être connu comme écrivain en Amérique du Sud n’est pas être connu point». Tout cela pour dire que même Borges, aujourd’hui apprécié partout, a dû attendre plusieurs décennies pour être «découvert» par les philosophes. Notre but néanmoins n’est pas bien sûr de «découvrir» Bolaño par la philosophie, mais seulement de penser avec lui le siècle passé et le siècle à venir. Il nous semble que Bolaño est en cela, et à sa manière, un «disciple» de Borges. </p>
<p> </p>
<hr />
<p><a href="#note1" name="bnote1">1</a> Pierre Macherey, <em>À quoi pense la littérature?</em>, PUF, Paris, 1990, p.8.<br />
<a href="#note2" name="bnote2">2</a> <em>Ibid</em>., p.11.<br />
<a href="#note3" name="bnote3">3</a> Jacques Rancière,<em> Et tant pis pour les gens fatigués</em>, Paris, Amsterdam, 2009, p.482.<br />
<a href="#note4" name="bnote4">4</a> Claude Lefort, <em>Un homme en trop : réflexions sur « L’archipel du Goulag »</em>, Paris, Seuil, 1976.<br />
<a href="#note5" name="bnote5">5</a> Miguel Abensour, « Le rouge et le noir à l’ombre de 1789? », dans <em>Critique de la Politique autour de Miguel Abensour</em>, Paris, Unesco, 2006.<br />
<a href="#note6" name="bnote6">6</a> Il s’agit d’un ensemble de crimes commis contre des femmes dans la ville fictive de Santa Teresa, inspirée de Ciudad Juárez au Mexique, la ville la plus violente du monde: 119 assassinat par 100 000 habitants. Bien qu’il y ait de plus en plus de meurtres liés au trafic de drogues à Ciudad Juárez, la violence envers les femmes y demeure très «singulière», presque toujours développée comme un rituel. Il y a surtout une manière assez frappante d’exercer une violence sexuelle. Il y a eu près de 500 victimes entre 1993 et 2003, l’année de l’achèvement du roman. Les crimes se poursuivent encore aujourd’hui. Précisons que le cadavre retrouvé en 1993 n’est pas le premier de cette série de crimes, mais seulement le premier présenté par la presse comme fait divers.<br />
<a href="#note7" name="bnote7">7</a> «Bataille —penseur par excellence de l’impossible— aura bien compris qu’il fallait parler des camps comme du possible même, le ‘possible d’Auschwitz’, comme il écrit exactement». Georges Didi-Huberman, <em>Images malgré tout</em>, Paris, Minuit, 2003, p.42.<br />
<a href="#note8" name="bnote8">8</a> Bolaño, «La littérature et l’exil» (inédit en français), publié dans <em>Entre paréntesis</em>, Barcelona, Anagrama, 2003. (Je traduis.)<br />
<a href="#note9" name="bnote9">9</a> Propos recueillis dans Edmundo Paz Soldán et Gustavo Faverón Patriau, <em>Bolaño salvaje</em>, Barcelone, Editorial Candaya, 2008.<br />
<a href="#note10" name="bnote10">10</a> Andrés Gómez Bravo, «Jorge Volpi: “Roberto Bolaño fue el ultimo escritor latinoamericano”», latercera.com, [en ligne]. <a href="http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml" title="http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml">http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml</a>. (Page en ligne depuis le 26 février 2010 et consultée le 4 juin 2010).<br />
<a href="#note11" name="bnote11">11</a> Voir aussi un article d’Horacio Castellanos Moya à propos de Bolaño: Horacio Castellanos Moya, «Sobre el mito Bolaño», lanacion.com, [en ligne]. <a href="http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451" title="http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451">http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451</a>. (Page en ligne depuis le 19 septembre 2009 et consultée le 15 novembre 2009).<br />
<a href="#note12" name="bnote12">12</a> À ce sujet voir surtout le poète péruvien César Vallejo comme personnage dans <em>Monsieur Pain</em> et la «mère des poètes mexicains», l’uruguayenne Auxilio Lacouture, dans <em>Amulet</em>, entre autres.<br />
<a href="#note13" name="bnote13">13</a> Georges Navet et Patrice Vermeren, « Théories de la violence, politiques de la mémoire et sujets de la démocratie », <em>Topique </em>2003/2, n° 83, p.47.<br />
<a href="#note14" name="bnote14">14</a> On pourrait faire toute une thèse sur ce tableau et notamment autour de Courbet-Baudelaire-Proudhon. Disons au passage qu’elle a déjà été faite par Frédérique Desbuissons: «Peu de toiles ont été plus commentées et décortiquées que <em>L’Atelier</em>. Une thèse de l’historienne de l’art Frédérique Desbuissons est d’ailleurs consacrée à cet incroyable flot d’interprétations qui continue aujourd’hui encore», Thomas Schlesser, <em>Courbet, un peintre à contre temps</em>, Paris, Ed. Scala, 2007, p.32. Le titre de la thèse de Desbuissons est: «Énigme et interprétations: <em>L’Atelier du peintre </em>de Gustave Courbet, histoire d’une œuvre inachevée» (sous la direction de M. Gilbert Lascault).<br />
<a href="#note15" name="bnote15">15</a> Chez Bolaño on trouve toujours une fascination pour les comparaisons entre les hommes et les animaux. Ce thème est traité dans toute son œuvre. Le rat a une place du premier ordre chez Bolaño.<br />
<a href="#note16" name="bnote16">16</a> Michael Fried, <em>Le réalisme de Courbet</em>, Paris, Gallimard, 1993.<br />
<a href="#note17" name="bnote17">17</a> «Hay un tipo de lector actual, el lector de ficciones policiales. Estae lector ha sido —ese lector se encuentra en todos los países del mundo y se cuenta por milloes- engendrado por Edgar Allan Poe», Borges, <em>El cuento policial, en Prólogo a Seis Problemas para Isidro Parodi</em>, Barcelona, Ed Bruguera, 1982.<br />
<a href="#note18" name="bnote18">18</a> Proudhon, <em>Du principe de l’art et de sa destination sociale</em>, Genève-Paris, Slatkine, 1982, p.280.<br />
<a href="#note19" name="bnote19">19</a> Thomas Schlesser, <em>Courbet, un peintre à contre temps</em>, Paris, Scala, 2007, p.32.<br />
<a href="#note20" name="bnote20">20</a> Quelle est la figure de la femme construite par les bourreaux? Quel rapport y a t il entre langage et passage à l’acte (façons de torturer et de tuer en 2666)?<br />
<a href="#note21" name="bnote21">21</a> Roberto Esposito, «Perspectives de l’impolitique», <em>Revue Tumultes</em>, no 8, Apolitismes, 1996, p.60.<br />
<a href="#note22" name="bnote22">22</a> Voir Jean Luc Nancy, «Autour de la notion de communauté littéraire», <em>Revue Tumultes</em>, no 6, mai 1995, p.15.<br />
<a href="#note23" name="bnote23">23</a> Georges Perec,<em> L’infra ordinaire</em>, Paris, Seuil, 1989, p. 82.<br />
<a href="#note24" name="bnote24">24</a> Dans <em>La littérature nazie en Amérique</em> (1993), on trouve tous les thèmes et contextes traités par Bolaño par la suite.<br />
<a href="#note25" name="bnote25">25</a> Le réel-visceralisme ou infra-rréalisme est le mouvement crée par Bolaño au Mexique dans les années 1970. Voir surtout <em>Les détectives sauvages</em>, <em>L’université inconnue </em>(poèmes de Bolaño) et les poèmes de Mario Santiago (Ulises Lima dans <em>Les détectives sauvages</em>).<br />
<a href="#note26" name="bnote26">26</a> Dans cette perspective, on pourrait placer Bolaño à côté de Thomas Bernhard ou David Lynch.<br />
<a href="#note27" name="bnote27">27</a> Dans «Conseils pour écrire un conte», Bolaño déclare que sa référence la plus importante est Borges: «Il faut lire et relire Borges, encore une fois», dans <em>Entre Paréntesis</em>, Barcelona, Anagrama, 2003.</p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/litterature-impolitique-0#commentsBATAILLE, GeorgesBAUDELAIRE, CharlesBOLAÑO, RobertoBORGES, Jorge LuisBRAVO, Andrés GomezChiliCrimeDESBUISSONS, FrédériqueESPOSITO, RobertoFait diversHistoireImaginaire de la finJusticeLACOUTURE, AuxilioLEFORT, ClaudeMACHEREY, PierreMOYA, Horacio CastellanosPolitiquePROUDHON, Pierre-JosephReprésentationREVERDY, PierreRoman policierSCHLESSER, ThomasVALLEJO, CésarVILAS-MATAS, EnriqueViolenceRomanWed, 12 Jan 2011 14:30:59 +0000Alberto Bejarano305 at http://salondouble.contemporain.infoDouble Houellebecq : littérature et art contemporain
http://salondouble.contemporain.info/lecture/double-houellebecq-litterature-et-art-contemporain
<div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs">
<div class="field-items">
<div class="field-item odd">
<a href="/equipe/balint-babos-adina-0">Balint-Babos, Adina</a> </div>
</div>
</div>
<div class="field field-type-nodereference field-field-biblio">
<div class="field-items">
<div class="field-item odd">
<a href="/biblio/la-carte-et-le-territoire">La carte et le territoire</a> </div>
</div>
</div>
<!--break--><!--break--><p><br /><br />Quiconque s’intéresse à l’art, à la littérature, ne reste pas indifférent à ces paroles: «Je veux rendre compte du monde… <em>Je veux simplement rendre compte du monde</em>» (p.420). Insérés vers la fin de <em>La carte et le territoire </em>de Michel Houellebecq, ces mots de Jed Martin, l’artiste contemporain qui est également le personnage principal du roman, peuvent nous servir de fil conducteur pour une lecture à rebours et nous investir d’une mission: tenter de décrypter un dialogue entre l’art et le monde, la représentation et le réel, l’artiste et son pouvoir de créativité. Car rappelons-le: ces dialogues complémentaires ou antinomiques se trouvent au cœur du dernier texte de Houellebecq primé cette année avec le Prix Goncourt. </p>
<div> </div>
<div><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Le monde de l’art contemporain</strong></span><br /> </div>
<div>Le roman, construit en trois parties auxquelles s’ajoutent un prologue et un épilogue, nous introduit dans le monde de l’art contemporain. Il dévoile une toile de fond sur laquelle émergent et se modèlent le travail de l’artiste Jed et son univers: le quotidien, le rapport à l’attachée de presse, les liens avec l’écrivain Michel Houellebecq qui fera un texte de cinquante pages pour le catalogue de son exposition, la relation avec le père, avec différentes femmes dont la Russe Olga, en particulier. Le texte d’une belle fluidité, ingénieusement composé en strates d’événements et de significations, avance sur une crête de contrastes et d’analogies, des pastiches du marché de l’art et des critiques de la presse, de «la magie du terroir», de «l’esprit de famille», en faisant des clins d’œil à des artistes reconnus: Jeff Koons, Damien Hirst, Picasso, avec de brèves remarques sur des écrivains et des personnalités publiques du moment: Frédéric Beigbeder, Jean-Pierre Pernaut. Tout cela dans un récit hybride, fait de juxtapositions et d’une mosaïque de personnages, de faits et de styles: de la description, au dialogue, à la digression, à l’essai, en passant par le roman policier et le récit autofictionnel. <br /> </div>
<div><em>La carte et le territoire</em> nous convie à partager l’existence de Jed Martin, d’abord artiste photographe et peintre par la suite, passionné par les cartes routières Michelin et la prise de vue des objets prosaïques, qui aborde par la suite la peinture de portraits. À travers l’œil et la voix du narrateur omniscient, on entre dans les coulisses de la création pour découvrir les aléas du travail de l’artiste, ses amours et la venue à une reconnaissance internationale de son œuvre. Dans le prologue déjà, on s’aperçoit que dans l’entourage de Jed, il y aura un autre personnage principal: Michel Houellebecq l’écrivain, celui qui composera le texte pour son exposition et recevra en retour un portrait que l’artiste fera de lui. Le personnage de Houellebecq, double de l’écrivain, devient particulièrement intéressant si on pense à la portée autofictionnelle du récit, notion que l’auteur se retient de commenter ou d’intégrer dans son discours lors d’une interview récente avec Catherine Millet dans <em>Art Press</em> <a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a>. Néanmoins, le jeu entre le référentiel –soit, l’écrivain Houellebecq lui-même– et le personnage fictionnel, les frontières poreuses entre la vie et la fiction, entretiennent la tension narrative et l’intérêt du lecteur pris dans un va-et-vient de l’identification à la réflexion ou à la projection. On a le sentiment d’une complicité entre le narrateur, les personnages et le lecteur, renforcée souvent par des incises: «Beaucoup d’écrivain, <em>si vous y regardez de près</em>, ont écrit sur des peintres ; et cela depuis des siècles. C’est curieux» (p.141, nous soulignons). Chemin faisant, cette complicité signale la transgression des limites de la fiction qui déborde dans la réalité. Se crée ainsi un effet de théâtralité de la représentation où on change de «décor» comme on change de registre de la conversation: en un clin d’œil, on passe du familial au formel, d’un échange amical, intime, à une discussion soutenue sur l’art, sur l’organisation d’une exposition de peinture. </div>
<div><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Structure en paliers</strong></span></div>
<div><br />Vu la composition en paliers superposés du récit, il y a des strates de significations à déchiffrer. Il s’agit d’emblée –comme l’indique le titre du roman– de saluer la pertinence de l’art contemporain par rapport à la situation historique, autrement dit, le pouvoir de la représentation face au réel, de la carte routière <em>Michelin</em> par rapport à un coin de terroir en Alsace. Avoir choisi un artiste comme personnage principal donne à l’écrivain, comme il l’indique dans la même interview, la liberté de penser la réalité économique et sociale contemporaine sans courir le risque des polémiques. Il est d’ailleurs intéressant de noter les <em>remerciements</em> à la fin du roman où Houellebecq prend ses précautions et avertit le lecteur: «Il va de soi que je me suis senti libre de modifier les faits et que les opinions exprimées n’engagent que les personnages qui les expriment; en somme que l’on se situe dans le cadre d’un ouvrage de fiction» (p.429). En dépit de ce pacte de lecture qui insiste sur le statut fictionnel du texte, à plusieurs endroits au fil des pages, le lecteur éprouve le sentiment de lire un essai sur l’art, de se trouver dans le référentiel au point de suivre l’artiste Jed Martin dans les rues de Paris, et de découvrir une monographie ou un texte biographique sur lui. Ce sentiment est évident dans les deux premières parties du roman. <br /> </div>
<div>La troisième partie marque une coupure dans le registre du discours narratif : on passe à un récit policier. Des nouveaux personnages entrent en scène. Il y a du suspense, du mystère et du danger imminent. Au chapitre six de cette dernière partie, on apprend que: «l’écrivain Michel Houellebecq fut sauvagement assassiné» (p.313). C’est une intrigue de polar qui démarre; il y a eu un meurtre : l’artiste et son chien furent assassinés et coupés et morceaux; le portrait de Houellebecq volé. Dans ce brouhaha, les deux policiers qui s’occupent de l’affaire font preuve de «sensibilité» et sous peu, ils tombent sur Jed, ce qui nous conduit à revenir au fil principal de la trame narrative. <br /> </div>
<div>Dans le jeu de <em>puzzle</em> où manquent des éléments, entre recherches du meurtrier et questions sur l’art, au cœur du récit, se maintient le rapport père-fils: Jed marche dans les pas de son père en Suisse où ce dernier, vieux et affaibli, est parti pour se faire euthanasier. C’est l’occasion de développer en toute simplicités des pensées analogiques sur la mort choisie et la technologie, sur le crime et l’art: «Le crime lui paraissait un acte profondément humain, relié aux zones les plus sombres de l’humain, mais humain tout de même. L’art était relié à tout : aux zones sombres, aux zones lumineuses, aux zones intermédiaires» (p.331). Pas à pas, la digression prend de l’ampleur. Elle apparaît comme une figure de style privilégiée. </div>
<div> </div>
<div><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Désir et langueur</span></strong><br /> </div>
<div>Un autre aspect digne d’être mis en lumière est le contraste entre le désir de travailler, de chercher des sujets à explorer: de la photographie, à la peinture, à la pensée concrète et abstraite sur des radiateurs, sur des insectes, sur la vie et la mort, et le manque d’énergie vitale de Jed. Nous ne saurions ignorer que chez Houellebecq, il y a souvent des personnages saisis par l’impossibilité d’aimer. L’écrivain le reconnaît: «C’est plus simple de travailler [que d’aimer], ça pose moins de problèmes» (interview<em> Art Press</em>). Et c’est le cas de Jed qui montre peu de sentiments et d’enthousiasme envers Olga, la Russe amoureuse de lui, qui finira par s’en aller travailler à Moscou. Néanmoins, en dépit du manque de tendresse qu’il exprime, Jed ne peut s’empêcher d’être triste au départ d’Olga. La tristesse le saisit souvent dans ses rencontres avec le père, surtout à Noël, quand les deux hommes semblent avoir une première et dernière tentative de communication. Il y a quelque chose d’amer dans les paroles de Jed lorsqu’il examine assez sereinement les chances que peut donner une vie: <br /> </div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">[…] La vie nous offre une chance parfois mais lorsqu’on est trop lâche ou trop indécis pour la saisir la vie reprend ses cartes, il y a un moment pour faire les choses et pour entrer dans un bonheur possible, […] mais il ne se produit qu’une fois et une seule, et si l’on veut y revenir plus tard c’est tout simplement impossible, il n’y a plus de place pour l’enthousiasme, la croyance et la foi, demeure une résignation douce, une pitié réciproque et attristée, la sensation inutile et juste que quelque chose aurait pu avoir lieu, qu’on s’est simplement montré indigne du don qui vous a été fait. (p.251) </span></div>
<div> </div>
<div>Ce passage nous fait palper quelque chose des forces et des faiblesses de l’être humain; des ambivalences et hésitations que chacun croise à un moment donné dans l’existence. À nos yeux, c’est à travers de telles réflexions porteuses de vérité que le texte de Houellebecq atteint une portée universelle, parle de notre humanité. <br /> </div>
<div>Après tout, c’est dans le travail de symbolisation, dans le don de faire passer des expériences humaines et des figures d’artistes, de père, d’amants, et dans la mise en lumière des événements du contemporain, que réside la force d’un écrivain. Cela porte aussi le nom de <em>créativité</em>, comme dirait Romain Gary<a href="#note2b" name="note2"><strong>[2]</strong></a>, car: «écrire un livre, c’est toujours de la créativité, cela veut dire se réincarner, se multiplier, se diversifier» (p.280). Il s’agit également de varier le monde, de le regarder de loin et de proche, de l’intérieur et de l’extérieur, de sortir de sa peau pour s’installer dans celle d’un personnage. On n’aura pas tort de reconnaître que <em>La carte et le territoire</em> contribue à repenser ce que c’est que d’écrire aujourd’hui, à réfléchir autrement à la forme du roman contemporain et à interroger l’espace scriptural sans négliger qu’à présent, les frontières du livre et du texte sont souvent débordées par une esthétique de l’excès. Au pôle opposé, ce serait représenter l’abattement et la langueur qui peuvent s’emparer du créateur et du monde. <br /> </div>
<div>À l’instar de <em>l’anneau de Moebius</em> qui repose sur la tombe du personnage Michel Houellebecq en signe d’une certaine harmonie, l’épilogue du roman nous laisse avec l’impression que la boucle est bouclée: les meurtriers sont arrêtés, il y a des dialogues apaisés entre des camarades policiers. Et enfin, on croise le narrateur une dernière fois, qui nous confie: «Jed Martin <em>prit congé</em> d’une existence à laquelle il n’avait jamais totalement adhéré» (p. 426). Ainsi arrive-t-on encore au point de départ, à une pensée sur les sens de la vie et de la mort, sur l’origine et le parcours qu’on peut en faire, même sans avoir «totalement adhéré». À la fin du roman, lorsque tous les êtres s’en vont et que les personnages meurent, demeure symboliquement l’espoir. Il s’agit de la force de régénération de la nature, donc de la vie qui passe et nous dépasse: «le triomphe de la végétation» (p.428). Clin d’œil aux éléments où tout s’engloutit, même l’art: «les représentations des êtres humains qui avaient accompagné Jed Martin au cours de sa vie terrestre», «l’âge industriel en Europe», «l’industrie humaine» (p.428). Vision assez pessimiste où prime malgré tout quelque chose de vivant, frêle et fort à la fois: «il n’y a plus que des herbes agitées par le vent» (p. 428). Au demeurant, <em>le territoire</em> l’emporte-t-il sur <em>la carte</em>?<br /> </div>
<hr />
<p><a href="#note1" name="note1a">1</a> Millet, Catherine et Jacques Henric, « Michel Houellebecq : sous la parka, l’esthète », <i style="mso-bidi-font-style:normal">ArtPress</i>, n<sup>o </sup>371, en ligne : <a href="http://www.artpress.com/Michel-Houellebecq--sous-la-parka--l39esthete,1.media?a=24229">http://www.artpress.com/Michel-Houellebecq--sous-la-parka--l39esthete,1.media?a=24229</a> (page consultée le 20 novembre 2010).<br /><a href="#note2" name="note2b">2 </a>Gary, Romain, <i style="mso-bidi-font-style:normal">La nuit sera calme</i>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1976, 264p.</p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/double-houellebecq-litterature-et-art-contemporain#commentsArt contemporainAutofictionBEIGBEDER, FrédéricDeuilEspaceFiliationFranceGARY, RomainHOUELLEBECQ, MichelMILLET, CatherinePortrait de l'artisteQuotidienReprésentationRoman policierRomanTue, 30 Nov 2010 13:28:07 +0000Adina Balint-Babos294 at http://salondouble.contemporain.info