Salon double - JARMUSH, Jim http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/673/0 fr Meilleurs vendeurs et Fidèles Lecteurs http://salondouble.contemporain.info/article/meilleurs-vendeurs-et-fid-les-lecteurs <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/bonin-pierre-alexandre">Bonin, Pierre-Alexandre</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/les-meilleurs-vendeurs">Les meilleurs vendeurs</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br />C’est une évidence, un «meilleur vendeur» obtient son titre par ses chiffres de vente. Divers outils existent pour mesurer l’impact commercial d’un livre (qu’il soit roman ou ouvrage pratique), comme les palmarès ou les suggestions des librairies. Ces derniers cherchent également à cerner l’intérêt du joueur le plus important de «l’industrie du meilleur vendeur». Nous pensons évidemment au lecteur, pour qui les palmarès sont dressés chaque semaine et qui est directement visé par les stratégies éditoriales (bandeaux promotionnels vantant le nombre d’exemplaires déjà vendus, ou annonçant le dernier titre d’un auteur à la mode, etc.).</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Le fan, plus qu’un simple lecteur</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Mais existe-t-il un lecteur type pour les meilleurs vendeurs? Répondre par l’affirmative serait réducteur, puisqu’on assimile ainsi une frange de la population à un type de lecture bien précis. Toutefois, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’auteurs qui développent une base de lecteurs qui suivent avec attention la sortie d’un nouveau roman. On pourrait penser que celui qui attend avec impatience le dernier Patrick Sénécal n’est pas le même qui se précipite également à sa librairie pour se procurer le nouveau Danielle Steel. Ce qui nous intéresse particulièrement est un aspect spécifique du lectorat des meilleurs vendeurs, soit le concept de<em> fan</em>.</p> <p style="text-align: justify;">Pour simplifier les choses, nous définirons le<em> fan</em> comme un lecteur inconditionnel, qui a lu tous les ouvrages de son auteur favori, et qui connaît l’univers du romancier sur le bout des doigts. Mentionnons également que le terme «fan» est en fait un diminutif de «fanatique», comme le démontre parfois le comportement de certains lecteurs! Le «fan» qui nous intéresse particulièrement ici est celui des univers de fiction, des auteurs de romans. Puisqu’il nous est impossible d’aborder la question du lecteur dans son ensemble, tout comme il est inconcevable de parler de tous les types d’ouvrage pouvant être qualifiés de meilleurs vendeurs, nous avons choisit de ne pas tenir compte des ouvrages de cuisine ou de développement personnel, par exemple, et de nous en tenir aux romans.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Fan et Fidèle Lecteur: quelle relation?</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Afin de développer notre réflexion sans nous éparpiller, nous avons choisi de nous attarder à un seul auteur, et d’articuler notre analyse autour de l’intégralité de son œuvre. Ce faisant, nous sommes convaincus qu’il devient possible d’établir certains constats qui, bien que n’étant tirés que de l’œuvre d’un auteur unique, pourront tout aussi bien s’appliquer à d’autres auteurs de meilleurs vendeurs, permettant ainsi de nouvelles études complémentaires. Le romancier que nous avons choisi pour cette étude est actif depuis 1974 et, dès la sortie de son premier roman, a vu son œuvre occuper régulièrement la première position du palmarès du <em>New York Times</em>. Depuis, il a publié quarante romans, une novella, un scénario de téléfilm, sept romans sous un pseudonyme, deux essais, neuf recueils de nouvelles et treize nouvelles publiées ailleurs que dans un recueil. De plus, sa première comédie musicale sera présentée sur scène à partir d’avril 2012. Son nom est depuis longtemps synonyme de meilleur vendeur, et il a vendu pas moins de trois cent cinquante millions d’exemplaires de ses romans à travers le monde. Il s’agit de Stephen King, considéré par plusieurs comme le «maître de l’horreur».</p> <p style="text-align: justify;">Chez King, le <em>fan</em> a un statut particulier. En effet, l’auteur s’adresse&nbsp; régulièrement à ses lecteurs dans le paratexte. Toutefois, un changement important se produit dans la préface de <em>Skeleton Crew </em>: «I hope you’ll like this book, Constant Reader. I suspect you won’t like it as well as you would a good novel, because most of you have forgotten the real pleasures of the short story» (1985: 21). L’appellation «Constant Reader» <a href="#note1" name="renvoi1">[1]</a> illustre très bien, selon nous le rapport que King entretient avec ses<em> fans</em>. En effet, il est parfaitement conscient que, sans le (Fidèle) lecteur, son art ne peut exister. Il le démontre de manière éclatante dans la dédicace de <em>The Dark Tower</em> (2004), septième et dernier tome du cycle du même nom: «He who speaks without an attentive ear is mute. Therefore, Constant Reader, this final book in the <em>Dark Tower</em> cycle is dedicated to you.» Bien que le terme Fidèle Lecteur ne soit pas utilisé systématiquement par King (on le retrouve seulement dans neuf de ses œuvres), il a tout de même son importance dans la lecture et l’appréciation même du corpus kingsien.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Le Fidèle Lecteur: raisons d’être et conséquences sur la lecture</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">King s’adresse à son Fidèle Lecteur pour deux raisons. La première est pour le remercier d’être de nouveau au rendez-vous à la publication de l’œuvre en question. On en retrouve un exemple dans <em>Skeleton Crew</em> :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Most thanks are to you, Constant Reader, just like always –because it all goes out to you in the end. Without you, it’s a dead circuit. If any of these do it for you, take you away, get you over the boring lunch hour, the plane ride, or the hour in detention hall for throwing spitballs, that’s the payback (1985: 22).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">La seconde raison est, à nos yeux, la plus intéressante. En effet, lorsque King ne remercie pas son Fidèle Lecteur, il s’applique plutôt à créer un sentiment de complicité avec lui, sentiment sur lequel nous construirons la suite de notre analyse. Ainsi, dans <em>Nightmares and Dreamscapes</em>, King avoue candidement que</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">the job is still getting to <em>you</em>, Constant Reader, getting you by the short hairs and, hopefully, scaring you so badly you won’t be able to go to sleep without leaving the bathroom light on. It’s still about first seeing the impossible... and then saying it. It’s still about making you believe what I believe, at least for a little while (1993: 5).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cet extrait démontre parfaitement la dynamique qui existe entre King et son Fidèle Lecteur. D’une part, l’auteur qui cherche à tout prix à terrifier son lecteur, et d’autre part, un lecteur consentant qui recherche activement les sensations fortes promises par l’auteur. Bien que cette dialectique puisse paraître malsaine aux yeux de certains, il reste qu’elle illustre tout à fait, à notre avis, ce qui fait la force de King, en plus de lui assurer une popularité constante, à savoir un désir de la part de l’auteur de partager une connaissance, voire des croyances qui seraient normalement «interdites».</p> <p style="text-align: justify;">D’autres interventions sont beaucoup moins sérieuses, comme dans la postface de <em>From a Buick 8 </em>: «What bothers me, especially when it’s late and I can’t sleep, is that sneermouth grille. Looks almost ready to gobble someone up, doesn’t it? Maybe me. Or maybe you, my dear Constant Reader. Maybe you» (2002: 487). Cet aspect ludique du rapport que King entretient avec son Fidèle Lecteur est un autre facteur sur lequel nous souhaitons insister pour la suite de notre analyse.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Le Fidèle Lecteur et l’œuvre kingsienne: quels avantages?</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Le sentiment de complicité que nous avons mentionné plus haut, tout comme l’aspect ludique de l’utilisation de l’adresse au lecteur par King, ne se retrouvent pas uniquement dans le paratexte. En fait, le Fidèle Lecteur entretient une relation particulière avec l’œuvre de King. On pourrait aller jusqu’à dire qu’il retire davantage de l’œuvre qu’un simple lecteur occasionnel. Comme le mentionne Marie Loggia-Kee dans <em>Stephen King’s Constant Reader: An Insider’s Perspective</em>,</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Stephen King refers to his regular readers as Constant Readers. A relationship thus exists between a writer and a reader who is very familiar with the author’s work. In a sense, having Constant Readers is less work for the author because the backstory has already been created, and the readers who are aware of the backstory and intertextual references tend to get more out of the tale (2005: 11).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">La question se pose: existe-t-il réellement des antécédents romanesques et des références intertextuelles dans l’œuvre de King? La réponse courte est oui. Mais dans les faits, la situation est beaucoup plus complexe. En fait, l’œuvre de King est traversée par un véritable réseau d’antécédents intertextuels. À tel point qu’un livre a été écrit sur la question : <em>The Complete Stephen King Universe</em>, publié en 2006 par Stanley Wiater, Christopher Golden et Hank Wagner, s’intéresse effectivement à tous les liens qu’il est possible de tisser entre les divers romans et nouvelles de King. Un exemple de ce réseau servira pour illustrer l’ensemble de ceux qui existent.</p> <p style="text-align: justify;">Le point de départ de ce réseau d’antécédents intertextuels se situe dans <em>The Dead Zone</em>, publié en 1979, premier roman de King à mettre en scène la ville fictive de Castle Rock, dans le Maine. On y retrouve Johnny Smith, un jeune professeur de littérature qui acquiert d’étranges pouvoirs à la suite d’un coma causé par un violent accident de voiture. Grâce à son nouveau don, il parvient à aider le shérif de Castle Rock, Georges Bannerman, à résoudre une série de meurtres sordides, commis par son adjoint, Frank Dodd. C’est avec <em>Cujo</em>, publié en 1981, que le lecteur retrouve la ville de Castle Rock. L’introduction du roman emprunte au conte de fées, en reprenant la formule du «il était une fois».</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Once upon a time, not so long ago, a monster came to the small town of Castle Rock, Maine. [...] He was not werewolf, vampire, ghoul, or unnameable creature from the enchanted forest of from the snowy wastes; he was only a cop named Frank Dodd with mental and sexual problems. A good man named John Smith uncovered his name by a kind of magic, but before he could be captured –perhaps it was just as well– Frank Dodd killed himself (1981: 2-3).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que King, rappelle à ses lecteurs, sans jamais nommer le roman, l’existence de <em>The Dead Zone</em>, en plus d’assurer la continuité ontologique de l’univers (fictif) de Castle Rock. En plus de Dodd et Smith, le shérif Georges Bannerman fait également un retour dans <em>Cujo</em>, mais il se fait tuer par Cujo, le saint-bernard enragé, avant d’avoir pu mettre fin à son règne de terreur. Par la suite, Cujo et Dodd sont mentionnés épisodiquement dans d’autres romans de King, pour le plus grand plaisir du Fidèle Lecteur, puisqu’il s’engage avec King dans un jeu de cherche-et-trouve littéraire où le but est de découvrir le plus de références possible à des œuvres précédentes.</p> <p style="text-align: justify;">C’est d’ailleurs le cas avec <em>Needful Things</em>, roman publié en 1991 et racontant la destruction de Castle Rock. On y retrouve le shérif Alan Pangborn, remplaçant du shérif Bannerman, qui a trouvé la mort dans<em> Cujo</em>. Pangborn a d’abord été présenté dans <em>The Dark Half</em>&nbsp; (paru en 1989), où il enquête sur une série de meurtres apparemment commis par Thad Beaumont, un auteur à succès. <em>Needful Things</em> est particulièrement intéressant, parce qu’il permet au Fidèle Lecteur d’établir des liens entre plusieurs œuvres antérieures de King (en plus d’avoir des échos dans certains textes postérieurs). Ainsi, en plus de Pangborn, on retrouve Ace Merill, une crapule notoire qui a commencé sa carrière criminelle comme adolescent violent et tyrannique dans <em>The Body</em>, une nouvelle tirée de <em>Different Seasons</em> (1982). Ace est le neveu de Reginald «Pop» Merrill, ancien propriétaire du <em>Gallorium Emporium</em>, mélange de marché aux puces et comptoir de prêteur sur gages. Pop meurt dans l’incendie de sa boutique à la fin de <em>The Sun Dog</em>, une autre nouvelle, tirée cette fois de <em>Four Past Midnight </em>(1990). Norris Ridgewick, l’adjoint du shérif Pangborn, revient quant à lui pour une brève apparition dans <em>Bag of Bones</em> (1998), où il mentionne que Pangborn et Polly Chalmers, l’amoureuse de ce dernier et ancienne propriétaire d’une boutique de couture à Castle Rock, habitent maintenant le New Hampshire.</p> <p style="text-align: justify;">Ce que l’exemple de <em>Needful Things</em> et des autres histoires se déroulant à Castle Rock démontre hors de tout doute, c’est la valeur ajoutée que le Fidèle Lecteur retire de la structure intertextuelle complexe érigée dans l’œuvre de King, qui constitue en quelque sorte une récompense pour l’assiduité de sa lecture. Comme le mentionne Loggia-Kee,</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">King creates a world of interweaving storylines and returning characters that makes his Constant Readers feel like they possess special knowledge. The interconnected worlds created by Stephen King develop a reader who shares a common history with other readers. If the reader is “constant” in the author’s work, then he possesses the framework of knowledge of what came before, even if that knowledge is not evident at the time (2005: 9).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Ainsi, la présence de multiples références intertextuelles incite le lecteur à rester fidèle à King. En effet, ces dernières font partie du plaisir de la lecture et c’est le propre du Fidèle Lecteur que de chercher à tirer le plus d’informations possible du réseau de références intertextuelles présent dans l’œuvre de King. L’importance de ce savoir est au centre de la lecture du travail le plus ambitieux de King, à savoir le cycle de <em>The Dark Tower</em> (1982-2004), comprenant sept tomes et une nouvelle <a name="renvoi2"></a><a href="#note2">[2]</a>. Non seulement King fait-il constamment référence à des événements présentés dans les tomes précédents ou présentés sous un jour nouveau dans les tomes subséquents, mais, de plus, il ramène des personnages tirés de romans n’ayant de prime abord absolument rien à voir avec <em>The Dark Tower</em>. L’exemple le plus probant de cette situation est sans contredit le retour de Father Callahan, le prêtre déchu incapable de faire face au vampire qui sévit dans sa congrégation, que l’on retrouve dans <em>Salem’s Lot</em> (1975). King ne fait pas qu’intégrer un personnage tiré d’un roman publié antérieurement, il inclut également les antécédents propres à <em>Salem’s Lot</em> sans les rappeler complètement, se fiant ainsi à la mémoire et aux connaissances de son œuvre que devrait posséder tout Fidèle Lecteur qui se respecte.</p> <p style="text-align: justify;">Cette manière de faire n’est pas une invention de King. En effet, il existe des antécédents importants à cette pratique. Le meilleur exemple est probablement Balzac, avec sa <em>Comédie humaine</em>, où des personnages reviennent d’un roman à l’autre, donnant ainsi l’impression d’une seule histoire continue, découpée en divers romans. D’un point de vue contemporain, d’autres auteurs ont suivi la même voie. Par exemple, Irvine Welsh, autre romancier habitué de la liste des bestsellers, reprend de roman en roman les personnages de <em>Trainspotting </em>(par exemple en mentionnant Renton et Begbie dans <em>Filth</em> et en les reprenant dans <em>Porno</em>), ou encore Will Self qui reprend le personnage de Zack Busner dans ses nouvelles et romans. Toutefois, deux éléments distinguent King de ces auteurs. Le premier est le véritable foisonnement intertextuel, comprenant à la fois des lieux, des personnages, voire même des événements qui sont repris d’un roman à l’autre. Cela donne à l’œuvre de King une unicité et une cohérence qui se rapproche de <em>La Comédie humaine</em> tout en la dépassant (ne serait-ce qu’en terme d’œuvres uniques concernées). Le second est la complicité nécessaire de la part du lecteur, dans le but d’actualiser l’ensemble des références intertextuelles présentes dans l’ensemble des romans de King. Comme le rappelle Nathalie Piegay-Gros, dans <em>Introduction à l’intertextualité</em>, «L’intertextualité sollicite fortement le lecteur: il appartient à celui-ci non seulement de reconnaître la présence de l’intertexte, mais aussi de l’identifier puis de l’interpréter» (1996: 94).</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Le Fidèle Lecteur, un modèle pour les auteurs de meilleurs vendeurs?</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Comme nous avons pu le voir au cours de notre analyse, non seulement King cherche-t-il à fidéliser son lecteur, en lui donnant un titre qui lui est propre, mais il «récompense» cette fidélité en permettant au Fidèle Lecteur de découvrir des liens plus ou moins cachés entre ses différentes œuvres, en plus de lui proposer une certaine forme de connaissance qui lui sera utile dans la compréhension d’œuvres à venir. Bien que cette façon de faire ne soit pas une véritable tendance au sein des meilleurs vendeurs, il reste qu’il s’agit là d’une manière à la fois efficace et originale de s’assurer une place de choix dans les nombreux palmarès, en mettant à contribution le lecteur lui-même. Et certains auteurs semblent avoir compris cette réalité. En effet, quel lecteur assidu de Patrick Sénécal ne s’est pas exclamé en découvrant l’identité de la Reine Rouge, à la fin d’<em>Aliss</em> (2000)? Il faudra donc voir, au cours des prochaines années, si l’utilisation de l’intertextualité comme processus de fidélisation du lecteur se transforme en tendance, ou si, au contraire, le procédé ne demeure que le fait de quelques auteurs désirant sortir des sentiers battus.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Bibliographie</strong><br /><br />KING, Stephen (1979), <em>The Dead Zone</em>, New York, The Viking Press.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (1989), <em>The Dark Half</em>, New York, Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (1990), «The Sun Dog», dans <em>Four Past Midnight</em>, New York, Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (1991), <em>Needful Things</em>, New York, Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (1993), «The Body», dans <em>Different Seasons</em>, New York, Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (1998), <em>Bag of Bones</em>, New York, Scribner.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (1999), <em>Salem’s Lot</em>, New York, London, Toronto, Sidney, Pocket Books.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (2002), <em>From a Buick 8</em>, New York, London, Toronto, Sidney, Pocket Books.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (2004), <em>Nightmares and Dreamscapes</em>, New York, Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (2004), <em>The Dark Tower VII: The Dark Tower</em>, New York, Pocket Books.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (2009), <em>Cujo</em>, New York, Signet.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (2009), <em>Skeleton Crew</em>, New York, Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">LOGGIA-KEY, Marie (2005), «Stephen King’s Constant Reader: An Insider’s Perspective», mémoire de maîtrise, Californie, National University.</p> <p style="text-align: justify;">PIÉGAY-GROS, Nathalie (1996), <em>Introduction à l’intertextualité</em>, Paris, Dunod (Lettres supérieures).</p> <p style="text-align: justify;">WIATER, Stanley, Christopher GOLDEN et Hank WAGNER (2006), <em>The Complete Stephen King Universe: A Guide to the Worlds of Stephen King</em>, New York, St Martin’s Griffin.</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a> Puisque le texte a été traduit en français, c’est donc le terme français de Fidèle Lecteur que nous retiendrons pour les suites de notre analyse.</p> <p style="text-align: justify;"><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2]</a> Il convient de noter qu’un nouvel opus de <em>The Dark Tower</em> est prévu pour avril 2012. Ce nouveau roman, intitulé <em>The Wind Through the Keyhole</em> se déroulera entre les tomes 4 et 5 du cycle.<br />&nbsp;</p> GOLDEN, Christopher JARMUSH, Jim KING, Stephen LOGGIA-KEY, Marie PIÉGAY-GROS, Nathalie WAGNER, Hank WIATER, Stanley Roman Sat, 14 Jan 2012 02:26:08 +0000 Pierre-Alexandre Bonin 445 at http://salondouble.contemporain.info Fin d'une ère et début de jeu http://salondouble.contemporain.info/lecture/fin-dune-ere-et-debut-de-jeu <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/player-one-what-is-to-become-of-us">Player One: What Is to Become of Us</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mise en jeu d'une apocalypse</strong></span></p> <p>Oublions un instant les sc&eacute;narios extr&ecirc;mement improbables, comme une invasion de zombies, une guerre intersid&eacute;rale, ou une r&eacute;bellion de robots-tueurs. Peut-on penser &agrave; une plausible amorce de fin du monde, dont l&rsquo;humain serait directement responsable? Le mode de vie occidental actuel et le nombre &eacute;lev&eacute; d&rsquo;habitants sur la plan&egrave;te pourraient-ils provoquer des circonstances menant au d&eacute;clenchement du dernier acte de la com&eacute;die humaine humaine? Certes, les bonzes d&rsquo;Hollywood s&rsquo;&eacute;vertuent &agrave; nous proposer sur grand &eacute;cran des visions de telles catastrophes, mais ceci n&rsquo;est que pr&eacute;texte &agrave; encha&icirc;ner les s&eacute;quences spectaculaires d&rsquo;effets sp&eacute;ciaux. Toutefois, dans le domaine de la litt&eacute;rature, dont le terrain de jeu se situe habituellement davantage au plan de l&rsquo;int&eacute;riorit&eacute; psychologique que dans le fla fla tonitruant, l&rsquo;imaginaire de la fin est un moment fort de remise en question et de l&rsquo;introspection collective: le d&eacute;sastre y est source de r&eacute;flexions, et non de pyrotechnies. </p> <p>Dans sa plus r&eacute;cente parution, <em>Player One: What Is to Become of Us</em>, Douglas Coupland propose une r&eacute;ponse tr&egrave;s plausible &agrave; cette question de la fin probable de l&rsquo;humanit&eacute;, ce qui lui donne l&rsquo;occasion d&rsquo;enfermer pendant cinq heures<a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a> une demi-douzaine de personnages dans le bar d&rsquo;un h&ocirc;tel &agrave; proximit&eacute; de l&rsquo;a&eacute;roport Lester B. Pearson de Toronto. Ce huis-clos donne l&rsquo;occasion &agrave; ceux-ci de r&eacute;fl&eacute;chir tour &agrave; tour, en soliloques et en dialogues, &agrave; propos du futur de l&rsquo;humanit&eacute;, de la notion du temps, de la capacit&eacute; &agrave; concevoir sa propre vie sous la forme d&rsquo;un r&eacute;cit, de l&rsquo;omnipotence vertigineuse du Web et d&rsquo;autres sujets triviaux. Coupland, qui a d&eacute;j&agrave; flirt&eacute; avec l&rsquo;imaginaire de la fin dans <em>Generation X</em> (1991), <em>Girlfriend in a Coma</em> (1998) et <em>Generation A</em> (2009), d&eacute;clenche la fin de l&rsquo;humanit&eacute; avec une pr&eacute;misse &eacute;tonnamment fonctionnelle: il reprend l&rsquo;hypoth&egrave;se du g&eacute;ologue Marion King Hubbert, qui avait pr&eacute;dit dans les ann&eacute;es 1950 que la production plan&eacute;taire de p&eacute;trole allait atteindre un sommet (le <em>Hubbert&rsquo;s Peak of Oil Production</em>), auquel moment le prix du baril allait escalader &agrave; une vitesse vertigineuse<a href="#note2a" name="note2"><strong>[2]</strong></a>. C&rsquo;est ce qui se produit dans <em>Player One</em>: en quelques minutes, le baril passe de 250$ &agrave; 410$ l&rsquo;unit&eacute;, ce qui cause des &eacute;meutes plan&eacute;taires et donne tout son sens &agrave; l&rsquo;expression &laquo;jungle urbaine&raquo;, puisque c&rsquo;est la loi du plus fort (et du mieux arm&eacute;) qui pr&eacute;domine soudainement. La situation est d&eacute;crite de la mani&egrave;re suivante par une jeune gothique de 15 ans: &laquo;It&rsquo;s been one great big hockey riot for the past half-hour. There&rsquo;s no gas left. Everyone&rsquo;s going apeshit. I&rsquo;ve been taking pictures.&raquo; (p.90) </p> <p>L&rsquo;annonce de cette augmentation exponentielle du prix du baril de p&eacute;trole, et le d&eacute;clenchement quasi-instantan&eacute; d&rsquo;une panique g&eacute;n&eacute;ralis&eacute;e se traduisant par une violence aveugle, sont observ&eacute;s de loin par les quatre personnages principaux du r&eacute;cit. Karen est une m&egrave;re monoparentale ayant pris l&rsquo;avion pour venir rencontrer un inconnu dont elle a fait la connaissance sur le Web (plus pr&eacute;cis&eacute;ment, sur un forum de discussion apocalyptique anticipant la venue du <em>Hubbert&rsquo;s Peak</em>); Rick est un homme dans la quarantaine ayant perdu sa famille dans le fond d&rsquo;une bouteille, depuis contraint, comble de l&rsquo;ironie, &agrave; travailler comme barman; Luke est un pasteur d&eacute;sabus&eacute; qui a, le matin m&ecirc;me de la journ&eacute;e o&ugrave; se d&eacute;roule les &eacute;v&eacute;nements, d&eacute;valis&eacute; le compte bancaire de sa paroisse et qui trimballe dans ses poches la rondelette somme de 20&nbsp;000 dollars; et Rachel est une jeune femme splendide qui est toutefois atteinte de nombreux troubles neurologiques la rendant incapable de reconna&icirc;tre les visages, de comprendre les &eacute;motions et de vivre ad&eacute;quatement en soci&eacute;t&eacute;. Ajoutons &eacute;galement &agrave; ces protagonistes un motivateur professionnel, un Casanova rat&eacute;, un jeune homme d&eacute;pendant &agrave; son iPhone et un tireur fou messianique. </p> <p>Un dernier acteur tient un r&ocirc;le important dans <em>Player One</em>, et son discours en forme de narration homodi&eacute;g&eacute;tique se trouve &agrave; la fin de chacun des cinq chapitres de l&rsquo;&oelig;uvre. Agissant un peu &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;un ch&oelig;ur dans une trag&eacute;die grecque &mdash;il n&rsquo;est pas un personnage intervenant dans la di&eacute;g&egrave;se&mdash;, celui (ou celle) qui est nomm&eacute; Player One commente les actions et les pens&eacute;es des personnages avec un ton d&eacute;tach&eacute; lui permettant de porter un regard lucide sur la catastrophe qui se d&eacute;roule. En plus de donner l&rsquo;occasion &agrave; Coupland de livrer des observations plus mordantes et globales sur ce qui se joue dans son roman, Player One permet de dissiper la tension narrative de la progression du r&eacute;cit en d&eacute;voilant de mani&egrave;re laconique les &eacute;l&eacute;ments-cl&eacute; &agrave; survenir: qui mourra, qui survivra, qui commettra des actions &eacute;tonnantes ou d&eacute;plorables, etc. L&rsquo;utilisation de ce narrateur extrins&egrave;que au r&eacute;cit a un double effet: dans un premier temps, de mettre &agrave; mal l&rsquo;une des forces de l&rsquo;&eacute;criture couplandienne (la capacit&eacute; &agrave; offrir un r&eacute;cit toujours captivant sans &ecirc;tre haletant), et, dans un second temps, de concentrer l&rsquo;attention du lecteur sur les r&eacute;flexions et les propos des personnages, qui deviennent d&egrave;s lors l&rsquo;enjeu de la lecture.</p> <p>Coupland opte pour une approche narrative multifocale, d&eacute;j&agrave; pr&eacute;sente dans <em>Hey Nostradamus</em> (2003) et raffin&eacute;e dans <em>Generation A</em> (2009). Or, dans ces deux romans, la narration multifocale &eacute;talait un spectre de perceptions vari&eacute;es sur des &eacute;v&eacute;nements de longue dur&eacute;e; dans <em>Player One</em>, l&rsquo;action, concentr&eacute;e sur seulement cinq heures, peut &ecirc;tre diss&eacute;qu&eacute;e avec davantage de nuances puisque les cinq personnages qui se relaient la focalisation du r&eacute;cit ont des postures tr&egrave;s particuli&egrave;res et portent tous un regard diff&eacute;rent sur l&rsquo;existence et sur leur &eacute;poque. Les opinions vari&eacute;es des personnages, s&rsquo;ils pr&eacute;sentent par moment certains points de convergence, permettent de faire l&rsquo;&eacute;talage de contradictions &eacute;clairantes pour brosser le portrait des affres de notre temps. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Observer le contemporain</strong></span> </p> <p>Giorgio Agamben explicitait &eacute;loquemment dans son essai <em>Qu&rsquo;est-ce que le contemporain?</em> les qualit&eacute;s particuli&egrave;res du sujet contemporain: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le contemporain est celui qui per&ccedil;oit l&rsquo;obscurit&eacute; de son temps comme une affaire qui le regarde et qui n&rsquo;a de cesse de l&rsquo;interpeller, quelque chose qui, plus que toute lumi&egrave;re, est directement et singuli&egrave;rement tourn&eacute; vers lui. Contemporain est celui qui re&ccedil;oit en plein visage le faisceau des t&eacute;n&egrave;bres qui provient de son temps<a href="#note3a" name="note3"><strong>[3]</strong></a>.<br /> </span></div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span><span style="color: rgb(0, 0, 0);">L&rsquo;&eacute;crivain fait acte de t&eacute;moin, de scribe et de commentateur de son temps lorsqu&rsquo;il prend un certain recul &mdash;le temps d&rsquo;&eacute;crire un roman&mdash;, sa mise en retrait volontaire de sa soci&eacute;t&eacute; lui permettant de l&rsquo;observer avec une distance critique n&eacute;cessaire. C&rsquo;est le jeu auquel se pr&ecirc;te Coupland de roman en roman. L&rsquo;auteur poursuit son &oelig;uvre de descripteur du contemporain, lui qui avait il y a deux d&eacute;cennies si bien r&eacute;ussi &agrave; cristalliser le d&eacute;tachement, le rapport ambivalent &agrave; la culture populaire et le d&eacute;sarroi d&rsquo;une strate de population dans son premier roman <em>Generation X</em> que ce terme a &eacute;t&eacute; consacr&eacute; par les sociologues.</span></div> <div> Coupland avait d&eacute;j&agrave; proc&eacute;d&eacute; &agrave; une forme de mise &agrave; jour de certaines de ses &oelig;uvres: les jeunes adultes incapables de composer avec leur r&eacute;alit&eacute; qui pr&eacute;f&eacute;raient fictionnaliser leurs existences dans <em>Generation X</em> en 1991 sont devenus des jeunes adultes incapables de cr&eacute;er des histoires dans <em>Generation A</em> en 2010; les employ&eacute;s serviles et misanthropes de Microsoft dans <em>Microserfs</em> en 1995 sont devenus des jeunes <em>geeks</em> employ&eacute;s d&rsquo;une compagnie de jeux vid&eacute;o, prosp&egrave;res et ouverts sur le monde dans <em>JPod</em> en 2006. C&rsquo;est donc dire que Coupland sait se mettre &agrave; jour d&rsquo;une parution &agrave; l&rsquo;autre.</div> <p> Il le prouve d&rsquo;ailleurs &eacute;loquemment d&egrave;s les premi&egrave;res lignes de <em>Player One</em>. Apr&egrave;s que Karen ait observ&eacute; qu&rsquo;un jeune adolescent la filme avec son iPhone depuis qu&rsquo;elle a d&eacute;tach&eacute; deux boutons de son chemisier, elle pense pour elle-m&ecirc;me: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Those little bright blue windows she always sees from her back-row seat in Casey&rsquo;s school auditorium, a jiggling sapphire matrix of memories that will, in all likelihood, never be viewed, because people who tape music recitals tape pretty much everything else, and there&rsquo;s not enough time in life to review even a fraction of those recorded memories. Kitchen drawers filled with abandoned memory cards. Unsharpened pencils. Notepads from realtors. Dental retainers. The drawer is a time capsule. (p.2) </span></div> <p> En quelques lignes, Coupland rel&egrave;ve comment la propension &agrave; l&rsquo;enregistrement num&eacute;rique provoque une accumulation exponentielle des m&eacute;moires externalis&eacute;es, devenant archives du pass&eacute; surann&eacute; d&egrave;s son enregistrement; une m&eacute;moire externe accessible et d&eacute;pass&eacute;e tout &agrave; la fois. </p> <p>Les observations cyniques sur notre temps s&rsquo;intercalent avec fluidit&eacute; au milieu d&rsquo;un r&eacute;cit de catastrophe. Par exemple, le pr&ecirc;tre Luke d&eacute;plore la liste fort r&eacute;duite des sept p&eacute;ch&eacute;s capitaux qui lui servent de mat&eacute;riel de travail : </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">There are only seven sins, not even eight, and once you&rsquo;ve heard about nothing but seven sins over and over again, you must resort to doing Sudoku puzzles on the other side of the confessional, praying for someone, anyone, to invent a new sin and make things interesting again. (p.8) </span></div> <p> Qui plus est, il souhaite que cette liste soit actualis&eacute;e: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Luke thinks sins badly need updating and he keeps a running list in his head of contemporary sins that religion might well consider: the willingness to tolerate information overload; the neglect of the maintenance of democracy; the deliberate ignorance of history; the equating of shopping with creativity; the rejection of reflective thinking; the belief that spectacle is reality; vicarious living through celebrities. And more, so much more. (p.112) <br /> </span></div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span><span style="color: rgb(0, 0, 0);">Le personnage a tendance &agrave; bl&acirc;mer le Web comme la source de tous les maux contemporains. Il ne respecte visiblement pas cette technologie, allant m&ecirc;me jusqu&rsquo;&agrave; songer : &laquo;Goddamn Internet. And his computer&rsquo;s spell-check always forces him to capitalize the word &ldquo;Internet&rdquo;. Come on: World War Two <em>earned</em> its capitalisation. The Internet just sucks human beings away from reality.&raquo; (p.24)</span></div> <div> Luke n&rsquo;est pas le seul &agrave; voir le Web, les ordinateurs et les technologies de l&rsquo;information comme agent d&rsquo;un changement consid&eacute;rable de notre &eacute;poque. La premi&egrave;re fois que Rick pose les yeux sur Rachel, il se l&rsquo;imagine &ecirc;tre ainsi:</div> <p></p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">She&rsquo;s most likely addicted to video games and online shopping, bankrupting her parents in an orgy of oyster merino and lichen alpaca. Fancy a bit of chit-chat? Doubtful. She&rsquo;d most likely text him, even if they were riding together in a crashing car&mdash;and she&rsquo;d be fluent in seventeen software programs and fully versed in the ability to conceal hourly visits to gruesome military photo streams. She probably wouldn&rsquo;t remember 9/11 or the Y2K virus, and she&rsquo;ll never bother to learn a new language because a machine will translate the world for her in 0.034 seconds. (p.27) </span></div> <p> Non sans une certaine ironie, Coupland s&rsquo;interroge et formule des hypoth&egrave;ses sur ce qu&rsquo;il peut advenir de nous<a href="#note4a" name="note4"><strong>[4]</strong></a>. Certains des th&egrave;mes chers &agrave; l&rsquo;auteur - la solitude, la perception du temps, l&rsquo;influence de la technologie, la foi, l&rsquo;imaginaire de la fin - sont abord&eacute;s, bien que succinctement, &agrave; un moment ou un autre du r&eacute;cit. Coupland ne traite pas le contemporain avec la rigueur th&eacute;orique d&rsquo;un philosophe ou d&rsquo;un essayiste, mais il r&eacute;ussit tout de m&ecirc;me &agrave; g&eacute;n&eacute;rer une exp&eacute;rience litt&eacute;raire forte, dr&ocirc;le et propice aux <em>musements</em><a href="#note5a" name="note5"><strong>[5]</strong></a> de la part du lecteur. L&rsquo;&eacute;crivain qui, par le biais d&rsquo;un de ses personnages, indique d&egrave;s le d&eacute;but du r&eacute;cit l&rsquo;importance de voir son existence comme un r&eacute;cit: &laquo;Our curse as humans is that we are trapped in time; our curse is that we are forced to interpret life as a sequence of events&mdash;a story&mdash;and when we can&rsquo;t figure out what our particular story is, we feel lost somehow&raquo; (p.5), affirmer, au terme de l&rsquo;&oelig;uvre, que cette conception de notre r&eacute;cit de vie est impraticable &agrave; notre &eacute;poque: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Information overload triggered a crisis in the way people saw their lives. It sped up the way we locate, cross-reference, and focus the questions that define our essence, our roles&mdash;our stories. The crux seems to be that our lives stopped being stories. And if we are no longer stories, what will our lives have become? (p.211)<br /> </span></div> <div>Or, plut&ocirc;t que de verser dans un pessimisme nostalgique d&rsquo;un pass&eacute; plus simple, Coupland propose une version revue et am&eacute;lior&eacute;e de cette id&eacute;e, qui &eacute;corche au passage un certain discours technophile valorisant les nouveaux m&eacute;dias comme un pays de cocagne&nbsp;des nouvelles exp&eacute;rimentations narratives: &laquo;&nbsp;Non-linear stories? Multiple endings? No loading times? It&rsquo;s called life on earth. Life need not be a story, but it does need to be an adventure.&raquo; (p.211)</div> <p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Avant la fin</strong></span></p> <p>Il est certes curieux que la question de la fin de l&rsquo;humanit&eacute;, pourtant centrale comme contexte narratif au r&eacute;cit, devienne quelque peu secondaire et prenne la forme d&rsquo;un bruit de fond &agrave; mi-chemin dans le roman, ressurgissant sporadiquement mais sans grand impact (ce qui est antinomique, puisque c&rsquo;est bien de la Fin avec un grand F dont il est ici question!). On l&rsquo;aura sans doute compris, cette amorce n&rsquo;est employ&eacute;e que pour permettre de placer les personnages dans un &eacute;tat de crise qui se traduit bien par une sensibilit&eacute; &agrave; fleur de peau, doubl&eacute;e d&rsquo;une honn&ecirc;tet&eacute; totale, ouvrant la voie &agrave; des discours et des confessions sans retenue. Il est donc l&eacute;gitime de reprocher &agrave; Coupland d&rsquo;avoir mis la table en vue de l&rsquo;an&eacute;antissement de l&rsquo;esp&egrave;ce humaine dans le premier tiers du r&eacute;cit pour ensuite se contenter d&rsquo;un huis-clos fort pertinent mais peut-&ecirc;tre incongru dans un contexte o&ugrave; un tel enjeu est en cours. Ce qui r&eacute;chappe cet impair est la grande qualit&eacute; des &eacute;changes entre les personnages, &eacute;changes <em>justement</em> permis par le cataclysme. </p> <p>En effet, force est de constater que Coupland arrive, avec ce roman, &agrave; la pleine ma&icirc;trise d&rsquo;une d&eacute;marche d&rsquo;auteur contemporain au seuil d&rsquo;une &eacute;criture postmoderniste; au seuil, puisqu&rsquo;il commente les faits et gestes d&rsquo;une soci&eacute;t&eacute; postmoderne sans pour autant revendiquer ou assumer de plain-pied une pratique esth&eacute;tique ou &eacute;thique appartenant &agrave; ce paradigme philosophique. Il continue donc &agrave; d&eacute;noncer les habitudes consum&eacute;ristes tout en employant sans vergogne le nom de marques d&eacute;pos&eacute;es, &agrave; signaler l&rsquo;absence de religion tout en pr&ocirc;nant une qu&ecirc;te spirituelle &eacute;mancip&eacute;e de l&rsquo;affiliation &agrave; une pratique dogmatique, et &agrave; interroger les d&eacute;rives de technologies dont on peut constater qu&rsquo;il saisit bien les particularit&eacute;s et applications.</p> <p>L&rsquo;ambivalence apparente des propos et comportements des personnages couplandiens si&eacute;rait mal &agrave; une &eacute;criture pamphl&eacute;tiste ou revendicatrice. Or, de par les tensions qu&rsquo;il met en mots dans son roman, l&rsquo;auteur reconduit le v&oelig;u d&rsquo;Agamben consistant &agrave; recevoir en plein visage le faisceau des t&eacute;n&egrave;bres de son &eacute;poque<a href="#note6a" name="note6"><strong>[6]</strong></a>: il d&eacute;peint et souligne la noirceur du contemporain, mais y incorpore aussi des touches lumineuses, principalement par l&rsquo;humour, ce qui conf&egrave;re &agrave; <em>Player One</em> un &eacute;quilibre nuanc&eacute;, &agrave; la fois salutaire et garant d&rsquo;une observation riche et renseign&eacute;e sur notre &eacute;poque. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les faits saillants d&rsquo;une carri&egrave;re </strong></span> </p> <p>Par souci critique, il appara&icirc;t important de signaler que Coupland puise &eacute;norm&eacute;ment &agrave; ses propres &oelig;uvres en recyclant certains passages au travers de <em>Player One</em>. Il est d&rsquo;ailleurs int&eacute;ressant de noter que Coupland, en travaillant partiellement avec une approche de collage litt&eacute;raire, s&rsquo;inscrit dans un renouveau de cette pratique litt&eacute;raire, h&eacute;rit&eacute;e des dada&iuml;stes mais syst&eacute;matis&eacute;e dans le roman par Guy Tournaye (<em>Le d&eacute;codeur</em>, Gallimard, 2005), dans l&rsquo;article par Jonathan Lethem (<em>The ecstasy of Influence: A Plagiarism</em>, Harper&rsquo;s Magazine, f&eacute;vrier 2007) et dans l&rsquo;essai par David Shields (<em>Reality Hunger: A Manifesto</em>, Knopf, 2010). Ainsi, la r&ecirc;verie de Rick qui observe le chiffre du compteur de la pompe &agrave; essence augmenter rapidement telle une r&eacute;capitulation historique en acc&eacute;l&eacute;r&eacute; est identique &agrave; celle de John Johnson dans <em>Miss Wyoming</em> (1999); les soliloques sur la solitude comme mal de l&rsquo;&acirc;me de notre &eacute;poque de Karen sont des d&eacute;riv&eacute;s de ceux d&rsquo;Elizabeth Dunn d&rsquo;<em>Eleanor Rigby</em> (2004); l&rsquo;atteinte d&rsquo;un point de notre histoire culturelle et technologique o&ugrave; l&rsquo;ensemble de notre m&eacute;moire collective a &eacute;t&eacute; enregistr&eacute;e sur des outils p&eacute;riph&eacute;riques est une id&eacute;e qui remonte &agrave; <em>Microserfs</em> (1995), et ainsi de suite<a href="#note7a" name="note7"><strong>[7]</strong></a>. On peut consid&eacute;rer ces reprises par Coupland comme une forme de paresse &eacute;hont&eacute;e ou encore comme une forme d&rsquo;&nbsp;&laquo;autointertextualit&eacute;&raquo;, un <em>best of </em>que l&rsquo;auteur n&rsquo;aurait pas laiss&eacute; le soin &agrave; son &eacute;diteur de mettre en place. &Agrave; sa d&eacute;charge, puisque <em>Player One</em> est &agrave; l&rsquo;origine une s&eacute;rie de cinq lectures publiques dans le cadre de la s&eacute;rie Massey, on peut comprend pourquoi Coupland a souhait&eacute; offrir un compendium de ses &oelig;uvres pr&eacute;c&eacute;dentes &agrave; un nouveau public, en prenant tout de m&ecirc;me soin de les ins&eacute;rer dans un cadre narratif et di&eacute;g&eacute;tique original. Et il devient m&ecirc;me amusant, pour les lecteurs assidus de Coupland, de d&eacute;couvrir et de reconna&icirc;tre la provenance de ces id&eacute;es litt&eacute;raires pr&eacute;c&eacute;dentes. Mais, au final, il ne nous appartient pas de juger cette d&eacute;cision de l&rsquo;auteur<a href="#note8a" name="note8"><strong>[8]</strong></a>. &Agrave; cet effet, l&rsquo;&eacute;crivain renoue avec une pratique qui avait fait sa marque de commerce dans <em>Generation X</em>, soit celle de confectionner des n&eacute;ologismes assortis de d&eacute;finitions qui, chacun &agrave; leur mani&egrave;re, mettent en lumi&egrave;re un des traits de notre vie moderne. En voici une s&eacute;lection, en guise de conclusion: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&laquo;<strong>Androsolophilia</strong>: The state of affairs in which a lonely man is romantically desirable while a lonely woman is not.&raquo; (p.216)<br /> &nbsp;<br /> &laquo;<strong>Blank-Collar Workers</strong>: Formerly middle-class workers who will never be middle-class again and who will never come to terms with that.&raquo; (p.218) <p></p></span><br /> <meta charset="utf-8" /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&laquo;<strong>Deomiraculositeria</strong>: God&rsquo;s anger at always being asked to perform miracles.&raquo; (p.222) &laquo;Grim Truth: You&rsquo;re smarter than TV. So what?&raquo; (p.227)<br /> &nbsp;<br /> &laquo;<strong>Omniscience fatigue</strong>: The burnout that comes with being able to know the answer to almost anything online.&raquo; (p.234) <br /> &nbsp;<br /> &laquo;<strong>Post-adolescent Expert Syndrome</strong>: The tendency of young, people, around the age of eighteen, males especially, to become altruistic experts on everything, a state of mind required by nature to ensure warriors who are willing to die with pleasure on the battlefield. Also the reason why religions recruit kamikazes pilots and suicide bombers almost exclusively from the 18-to-21 range. &ldquo;Kyle, I never would have guessed that when you were up in your bedroom playing World of Warcraft all through your teens, you were, in fact, becoming an expert on the films of Jean-Luc Godard&rdquo;.&raquo; (p.236)<br /> &nbsp;<br /> &laquo;<strong>Red Queen&rsquo;s Blog Syndrome</strong>: The more one races onto one&rsquo;s blog to assert one&rsquo;s uniqueness, the more generic one becomes.&raquo; (p.240) </span> <p> </p></div> <hr /> <div class="rteindent1"> <meta charset="utf-8" /> </div> <p><meta charset="utf-8" /><a href="#note1" name="note1a"><strong>[1]</strong></a>La di&eacute;g&egrave;se s&rsquo;&eacute;tale sur cinq heures, en autant de chapitres; chacune de ces sections a pr&eacute;alablement fait l&rsquo;objet d&rsquo;une lecture publique dans le cadre de la s&eacute;rie Massey commandit&eacute;e par la Canadian Broadcasting Company, House of Anansi Press et le Massey College de l&rsquo;Universit&eacute; de Toronto. Depuis novembre 2010, ces lectures sont disponibles en baladodiffusion sur la boutique iTunes. </p> <p><a href="#note2" name="note2a"><strong>[2]</strong></a>De nombreuses informations sur cette th&eacute;orie sont disponibles sur le site Web suivant: EcoSystems, <em>Hubbert Peak of Oil Production</em>, [en ligne]. <a href="http://www.hubbertpeak.com" title="http://www.hubbertpeak.com">http://www.hubbertpeak.com</a> (Page consult&eacute;e le 24 novembre 2010). </p> <p><a href="#note3" name="note3a"><strong>[3]</strong></a>Giorgio Agamben, <em>Qu&rsquo;est-ce que le contemporain?</em>, Paris, Rivages poche (Petite biblioth&egrave;que), 2008, p.22. </p> <p><a href="#note4" name="note4a"><strong>[4]</strong></a>Le sous-titre <em>What Is to Become of Us</em>, pourrait &ecirc;tre lu autant comme une affirmation qu&rsquo;une interrogation. </p> <p><a href="#note5" name="note5a"><strong>[5]</strong></a><em>Musement</em> est un calque de l&rsquo;anglais &laquo;&nbsp;musing&nbsp;&raquo;, d&eacute;signant une forme d&rsquo;errance mentale. Se r&eacute;f&eacute;rer aux th&eacute;ories de Charles Sanders Peirce pour de plus amples explications (si toutefois vous avez quelques ann&eacute;es &agrave; y consacrer). Pour ceux et celles qui voudraient faire l&rsquo;&eacute;conomie de cet apprentissage, Bertrand Gervais d&eacute;crit ce concept dans l&rsquo;introduction de son essai <em>Figures, lectures. Logiques de l&rsquo;imaginaire tome 1</em>, Montr&eacute;al, Le Quartanier, collection &laquo; Erres essais &raquo;, 243 pages, pp.15-42.</p> <p><a href="#note6" name="note6a"><strong>[6]</strong></a>Giorgio Agamben, <em>Op. cit.</em>, p.22. </p> <p><a href="#note7" name="note7a"><strong>[7]</strong></a>Il serait un peu futile de dresser une liste compl&egrave;te des emprunts &agrave; ses &oelig;uvres pr&eacute;c&eacute;dentes, mais sachez que chacune d&rsquo;entre elles a &eacute;t&eacute; &laquo;mise &agrave; contribution&raquo;. </p> <p><a href="#note8" name="note8a"><strong>[8]</strong></a>La distinction entre la pratique acceptable et malhonn&ecirc;te est peut-&ecirc;tre une affaire d&rsquo;appartenance continentale, apr&egrave;s tout; dans une entrevue avec &Eacute;cran Large, Jim Jarmush, reconnaissant s&rsquo;&ecirc;tre inspir&eacute; de cin&eacute;astes asiatiques pour la r&eacute;alisation de son film <em>Ghost Dog</em>, avait cit&eacute; Jean-Luc Godard: &laquo;En Am&eacute;rique, vous appelez &ccedil;a du plagiat, et en Europe, nous appelons &ccedil;a un hommage&raquo;. (Shamia Amirali, <em>Jim Jarmush &ndash; Broken Flowers Masterclass</em>, [en ligne]. <a href="http://www.ecranlarge.com/article-details-532.php" title="http://www.ecranlarge.com/article-details-532.php">http://www.ecranlarge.com/article-details-532.php</a> (Page consult&eacute;e le 3 d&eacute;cembre 2010).<br /> </p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/fin-dune-ere-et-debut-de-jeu#comments AGAMBEN, Giorgio Canada Cinéma Collage littéraire Contemporain Coupland, Douglas Cynisme GERVAIS, Bertrand GODARD, Jean-Luc Imaginaire de la fin Intertextualité JARMUSH, Jim LETHEM, Jonathan Narrativité PEIRCE, Charles Sanders SHIELDS, David TOURNAYE, Guy Roman Tue, 14 Dec 2010 18:26:24 +0000 Gabriel Gaudette 298 at http://salondouble.contemporain.info