Salon double - Individualisme http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/694/0 fr Emporter le paradis d'un seul coup http://salondouble.contemporain.info/article/emporter-le-paradis-dun-seul-coup <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/white-noise">White Noise </a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/the-corrections">The Corrections</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/critures-sous-influence-pr-sence-des-drogues-en-litt-rature-contemporaine">Écritures sous influence: présence des drogues en littérature contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br />&nbsp;</p> <p style="text-align: right;"><em>Bruce, I don't know how to say this without sounding a bit precious… but when I drink this sort of very special Scotch, I feel like I've been placed in the bipolar field of the sacred and the profane, the licit and the illicit, the religious and the blasphemous…</em> (Leyner, 1990: 83)<br />&nbsp;</p> <p><br />Il est tout de même étonnant de constater qu'on puisse lire les <em>Paradis artificiels</em> de Baudelaire sans se sentir dépaysé, et en ayant le sentiment qu'il décrit de façon assez exacte le rapport de nos contemporains à la drogue. Je crois que si ce texte est toujours actuel, c'est parce qu'il y a dans l'expérience de la drogue quelque chose de fondamental, quelque chose d'irréductible qui traverse les époques, et que Baudelaire a mis le doigt sur ce que serait, pour utiliser un mot démodé, <em>l'essence</em> de cette expérience. Baudelaire décrit magnifiquement la tentation que représente la drogue, la «volupté immédiate», «l'acuité de la pensée» qu'elle peut procurer. La tentation qui assaille l'homme, selon lui, repose sur son envie de trouver «les moyens de fuir, ne fût-ce que pour quelques heures, son habitacle de fange et […] d'emporter le paradis d'un seul coup.» Il y aurait donc, au cœur de la question de la drogue, un rapport de force entre le désir et le manque, entre l'idéalisme et le plancher des vaches, comme si ces deux états étaient en fait les charges positives et négatives d'une même réalité. La question, pour moi, devient donc de savoir comment les écrivains peuvent représenter cette dynamique fondamentale.<br /><br />La drogue est une question pour la littérature parce qu'elle porte en elle la possibilité d'ébranler la réalité, la conception que nous nous faisons de la réalité, et en cela, elle pose à sa façon le problème du <em>réalisme</em> littéraire. Les écrivains qui traitent de la drogue semblent presque toujours vouloir suggérer que les drogués ne sont pas ceux qu'on croit. Le drogué entretient de la sorte un rapport métonymique avec la société dans laquelle il se trouve. Évidemment, le rapport peut aussi être critique et disruptif, comme c'est le cas dans le discours de la contre-culture où la drogue s'inscrit dans une logique de la dépense férocement subversive: on fume, on boit, on se détruit de façon à livrer une véritable leçon <em>kunique</em><strong><a href="#note1a">[1]</a><a name="note1"></a></strong>&nbsp; à ceux pour qui la préservation du corps et des biens est une fin en elle-même. Dans tous les cas, la drogue est un moyen pour les écrivains de réfléchir à notre rapport au monde: déchirés entre le désir et le manque, nos contemporains connaissent eux aussi la compulsion, la tentation des objets qui chantent à l'unisson, comme dans un dessin animé de Disney qui aurait tourné au cauchemar: «Consomme-nous! Consomme-nous! Quand tout sera consumé, tu seras au Paradis.» Il est peut-être banal d'affirmer que tout peut potentiellement être une drogue: l'amour, le sexe, le café, le dessert, mais il l'est sans doute moins de pousser à termes le raisonnement. Le fait de s'investir affectivement dans la consommation laisse entrevoir une forme de vide. De quelle nature est ce vide? C'est la question que la drogue pose. Et comme il existe plusieurs sortes de drogues, il doit exister aussi plusieurs sortes de vide, ou plusieurs façons de s'y abandonner.<br /><br /><strong>*</strong><br /><br /><em>White Noise</em> (1985), le roman le plus familial de Don DeLillo, révèle une mécanique particulière de la drogue, et d'une façon qui me semble importante pour comprendre le contexte dans lequel s'écrivent plusieurs fictions américaines contemporaines. Don DeLillo met en scène un couple, Jack Gladley et Babette, dont la relation repose sur un pacte d'ouverture radicale à l'autre. Une seule question demeure tabou, se révélant toutefois peu à peu l'enjeu central du roman, à savoir leur peur mutuelle de mourir: «Who will die first?» Cette question devient rapidement un leitmotiv (voir par exemple p. 99-100). En fait, Jack et Babette souhaitent tous deux mourir avant l'autre, car la perspective de se retrouver seuls les terrifie. Je crois que cette peur de la mort n'est pas représentée par DeLillo comme étant propre à ce couple, mais qu'elle incarne au contraire un rapport contemporain à la mort qui s'inscrit dans un contexte social précis. Ce contexte est celui d'une certaine déréalisation du monde, le discours médiatique prenant peu à peu la place du tangible. C'est ce que représente «the most photographed barned in America» (p. 12), qui est devenue ironiquement le passage le plus commenté du roman de DeLillo, mais aussi cette déréliction du sujet contemporain que semble vouloir illustrer le romancier. La peur de la mort a une signification particulière lorsqu'elle s'inscrit dans une expérience existentielle dépourvue de sens, où l'humain est abandonné à lui-même dans un monde de signes: «I am the false character that follows the name around» (p. 17), affirme Jack.<br /><br />C'est dans ce contexte de thanatophobie domestique que la drogue surgit. On apprend que Babette expérimente depuis quelques temps le Dylar, une drogue conçue pour éliminer la peur de la mort. Pour avoir accès au Dylar, Babette accepte de tromper Jack avec un des scientifiques ayant mis au point cette drogue. Ce choix difficile montre à quel point son angoisse de la mort surplombe son existence: si elle décide de tromper son mari, c'est en quelque sorte par amour pour lui, afin de préserver l'harmonie de leur relation et du foyer familial. En agissant ainsi, Babette rejoue le pari mentionné par Baudelaire. La drogue touche toujours d'une façon ou d'une autre à l'absolu, et c'est parce que Babette est idéaliste qu'elle est prête à prendre les risques qui l'accompagnent. Cette drogue séduisante, on s'en doute, a malheureusement des effets secondaires incommodants: Babette est instable, passant du cynisme à l'affectuosité, et le Dylar semble rendre indiscernable la distinction entre les mots et les objets auxquels ils réfèrent. Il s'agit tout bonnement de l'envers de la situation contemporaine décrite par DeLillo: alors que la peur de la mort, la perte de sens de la vie s'inscrit dans une médiatisation incessante du réel, alors que le nuage toxique qui oblige les habitants à quitter la ville plonge ceux qui le respirent dans une étrange impression de déjà-vu, rendant l'expérience inauthentique, le médicament imaginé par DeLillo pour guérir l'angoisse de Babette fait coller les mots à leur signification. Et c'est là que réside toute l'intelligence romanesque de DeLillo, dans cette ambiguïté, dans le refus d'arrêter la réflexion une fois la critique du simulacre effectuée: l'inverse de la situation postmoderne, un monde où le Sens serait d'une limpidité absolue, n'est pas davantage souhaitable. Le constat est peut-être moins pessimiste que réaliste, et évidemment Babette ne peut <em>emporter le paradis d'un seul coup</em>. Sa relation à la drogue est métaphysique puisqu'elle trouve sa justification dans la volonté d'éradiquer la peur de la mort. Le roman de DeLillo montre bien qu'elle doit connaître l'angoisse, qu'elle ne peut y échapper puisque c'est le propre de la drogue que d'offrir des solutions temporaires à des problèmes qui eux, sont le plus souvent&nbsp; irrésolubles.<br /><br /><strong>*</strong><br /><br />Cette idée de DeLillo de réfléchir à la drogue comme appartenant également à la vie des gens ordinaires, et non pas seulement à la marge, est aussi présente dans <em>The Corrections</em> (2001) de Jonathan Franzen. Ce roman familial met aussi en scène une certaine angoisse de la mort, le père de la famille Alfred Lambert étant atteint du Parkinson. Cependant, je crois que c'est d'abord aux difficultés de communication que Franzen cherche à réfléchir, et dans le roman, il y a deux cas où la drogue intervient en tant que possibilité de pallier les difficultés communicationnelles des personnages.<br /><br />Chip, le fils d'Alfred et d'Enid, est un professeur de littérature qui vit une aventure avec une de ses étudiantes, Mélissa. À un moment de leur idylle amoureuse, ils partent en vacances et alors qu'il conduit, Mélissa offre à Chip un comprimé de <em>Mexican A</em>, qui se révèle rapidement être de l'ecstasy. S'en suit un assez long passage où le couple s'envoie en l'air durant plusieurs jours, Chip se sentant désinhibé comme il ne l'a jamais été. Malheureusement pour lui, il ne reste bientôt plus de <em>Mexican A</em> et son sentiment d'intense liberté laisse bientôt place à l'angoisse: il se sent grossier et dégoûtant d'avoir traité Mélissa comme un morceau de viande, et conclut finalement que le seul moyen de mettre fin à sa panique est de consommer à nouveau de l'ecstasy. Mélissa lui confirme qu'il n'en reste plus, et lui annonce qu'il est le seul à en avoir consommé, puisqu'elle faisait semblant en prenant plutôt des comprimés d'Advil:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>"I never asked you to get that drug," he said.<br />"Not in so many words," she said.<br />"What do you mean by that?"<br />"Well, a fat lot of fun we were going to have without it."<br />Chip didn't ask her to explain. He was afraid she meant he'd been a lousy, anxious lover until he took Mexican A. He had, of course, been a lousy, anxious lover; but he'd allowed himself to hope she hadn't noticed. Under the weight of this fresh shame, and with no drug left in the room to alleviate it, he bowed his head and pressed his hands into his face. Shame was pushing down and rage was boiling up. (Franzen, 2001 : 63)</p> </blockquote> <p>Cet épisode où Chip se trouve confronté au fait qu'il a été un piètre amant met à nu une dynamique relationnelle que le roman ne cesse d'exploiter, c'est-à-dire l'incapacité de communiquer avec les proches. En fait, <em>The Corrections</em> pose cette question sans y apporter de véritable réponse, mais cet épisode de la drogue suggère qu'il est plus facile d'assouvir ses désirs seul, sans considération pour l'objet de ses désirs, (dans le cas de Chip, le terme d'objet est juste, puisqu'il pas question pour lui de considérer Mélissa comme étant un <em>sujet de désir</em>) que de tenter de les partager.<br /><br />Cette idée du désir d'une présence humaine, sexuelle ou amicale, sans avoir à se révéler en tant que sujet sensible est présente partout dans le roman. Gary, le frère aîné de Chip, est un riche banquier qui vit à Philadelphie et qui est dans le déni total par rapport à son état dépressif. Gary préfère de loin se quereller avec sa femme que de lui admettre qu'il est déprimé. En termes d'impossibilité de communiquer avec l'autre sa faiblesse, cette scène où Gary parle à son reflet est particulièrement signifiante: «"I am not clinically depressed," he told his reflection in the nearly dark bedroom window.&nbsp; With a great, marrow-taxing exertion of will, he stood up from Aaron's bed and sallied forth to prove himself capable of having an ordinary evening.» (Franzen, 2001 : 171) Un peu plus loin, en ce qui paraît être un clin d'œil à David Foster Wallace, Franzen représente Gary en train de vérifier dans le dictionnaire la définition de l'anhédonie<a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a><a name="note2"></a>, «a psychological condition characterized by inability to experience pleasure in normally pleasurable acts.» (Franzen, 2001: 174)<br /><br />Je ne crois pas que ce soit un hasard si c'est Enid, la mère de Chip, qui se retrouve finalement à prendre l'antidépresseur <em>parfait</em> inventé par Franzen, l'Aslan. C'est elle qui incarne le centre névralgique de la famille, et c'est également la seule à faire des efforts afin de passer un dernier Noël où tous seraient réunis, avant qu'Alfred ne perde définitivement sa lucidité. Cependant, et cela est&nbsp; frappant à la lecture, elle ne parle jamais de ses angoisses profondes à ses enfants, qui de toute façon jugent ses caprices incommodants. Enid aurait développé une honte maladive quant à ses sentiments. L'Aslan, de la même façon que la <em>Mexican A</em>, a un effet désinhibant. «The drug, lui apprend le médecin, exerts a remarkable blocking effect on "deep" or "morbid shame".» (p. 339) On apprend par la suite que la compagnie ayant inventé l'Aslan cherche à développer différentes déclinaisons de son produit de base, afin de pouvoir virtuellement soigner tous les malaises psychologiques de notre société. Il y a l'Aslan «performance ultra», l'Aslan «pour adolescent», l'Aslan «club med», l'Aslan «séduction», etc. Ici, le réalisme de Franzen franchit la frontière entre le probable et le dystopique. Tout comme dans le roman de DeLillo, la présence de la drogue pose la question du rapport de force entre le désir et le manque, l'appauvrissement des rapports sociaux s'accompagnant d'un idéal de la relation parfaite. Cette oscillation entre les deux extrêmes que sont l'absence de communication et la relation totalement désinhibée, dégraissée de toute difficulté, est la logique relationnelle à laquelle s'intéresse le roman de Franzen. Le paradoxe qu'il y révèle est lourd de conséquence: la quête d'authenticité, la recherche de relations authentiques de ses personnages passe par l'artifice, l'écart qui les sépare des autres leur semblant irréductible. Condamnés à la solitude, ils consentent volontiers à l'illusion du bonheur chimique.<br /><br /><strong>*</strong><br /><br />Les exemples que j'ai commentés illustrent un rapport domestique à la drogue. Même s'il y a tout un monde qui sépare le désespoir des personnages de Franzen et l'enfer de l'alcoolisme et du crack décrit par James Frey dans <em>A Million Little Pieces</em><a href="#note3a"><strong>[3]</strong></a><a name="note3"></a>, je crois qu'une constante les relie. Ces textes qui explorent les questions posées par la drogue expriment à quel point celle-ci surgit dans l'expérience humaine comme possibilité de combler un désir, ou encore de répondre à une insatisfaction. Ces textes ont tous en commun de représenter la drogue comme une promesse: promesse d'oubli, promesse de plaisir, promesse d'une expérience idéale. Ultimement, la drogue représente pour les personnages une version concrète et palpable de l'espoir: autant dire la matérialisation d'une solution à un problème existentiel. Au fond, ces personnages ont en eux, comme la plupart d'entre nous, un fond d'idéalisme qui fait en sorte que la réalité est toujours un peu décevante. À l'extrémité de ce raisonnement, nous retrouvons James Frey et son personnage suicidaire pour qui la consommation de drogues devient le moyen de réfuter la réalité en vivant dans un monde psychotropique et solipsiste. Cette réfutation de la réalité n'est pas un acte nihiliste, il s'agit au contraire d'une tactique de préservation de soi, les relations humaines étant pour lui aussi pratiquement impossibles à concevoir: «More than anything, all I have ever wanted is to be close to someone. More than anything, all I have ever wanted is to feel as if I wasn't alone.» (p. 73)<br /><br />J'ai voulu suggérer ici que la drogue peut incarner en littérature une certaine forme d'insatisfaction à l'égard de la réalité. C'est là son pouvoir critique, voire subversif. Cet écart entre la réalité et le désir est aussi un thème cher aux écrivains. C'est pour combler cet écart qu'on écrit, qu'on lit de manière effrénée, tout comme c'est dans l'espoir de combler cet écart qu'on peut être séduit par la drogue. La littérature a cependant un pouvoir d'élucidation qui l'oppose radicalement à la <em>fuite</em> qu'on associe le plus souvent à la drogue. J'ai évoqué plus tôt l'idée que les drogués ne sont pas ceux qu'on pense. Mark Leyner, dans <em>My Cousin My Gastroenterologist</em>, a eu le génie d'associer le discours médiatique de la société de consommation à la drogue. Le sourire publicitaire est un sourire de drogué, mais il n'y a pas de panacée en vente libre dans les magasins de grande surface. Plus que tout, il faut se méfier de cet enthousiasme feint dont Leyner se moque ici:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>These Methedrine suppositories are fantastic! I'm spinning through the apartment like a whirling dervish, finishing things I'd put off for months, cleaning the venetian blinds, defrosting the freezer, translating The Ring of the Nibelung into Black English, gluing a model aircraft carrier together for my little son. I'm writing to my congressman, doing push-ups, changing a light bulb as I floss my teeth and feed my fish with one hand, balance my checkbook with the other and scratch my borzoi's silky stomach with my big toe. The stimulatory effect of the suppositories is convulsive. I'm an exploding skeleton of kinetic vectors. (Leyner, p. 49)</p> </blockquote> <p>Cet extrait de My Cousin My Gastroenterologist (1990) illustre bien comment le discours médiatique contemporain joue, tout comme la drogue, sur cette tension entre le désir et le manque qui serait constitutive de l'expérience humaine. Cette parenté entre le monde légitime de la consommation, et celui nécessairement illégitime de la drogue, est fondamentale pour saisir le projet de DeLillo, de Franzen ou de James Frey. Ces auteurs ne sont pas dans une démarche didactique où il s'agirait d'exprimer à quel point la drogue est néfaste. Il s'agit au contraire pour eux de suggérer que l'idée selon laquelle l'incomplétude fondamentale de l'homme, son incomplétude ontologique peut être <em>guérie</em> par la consommation, s'est immiscée peu à peu dans le discours. Le monde que ces auteurs décrivent est un monde de promesses, et les humains qui y évoluent s'y agrippent. Je crois que ces auteurs cherchent aussi à suggérer que tout cela prend place dans une forme de solitude bizarre et pourtant terriblement caractéristique de l'époque: la solitude des gens qui se côtoient, qui habitent ensemble, qui s'aiment. Au fond, Babette n'a pas tellement besoin du Dylar pour vaincre son angoisse. Elle a surtout besoin de Jack pour ne pas être seule devant la mort. S'il est vrai que nous voulons tous <em>emporter le paradis d'un seul coup</em>, ces textes nous rappellent que nous ne voulons certainement pas nous y retrouver seuls.</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>DeLillo, Don, <em>White Noise</em>, New York, Penguin Books (Classics Deluxe Edition), 2009 [1985], 310 p.</p> <p>Foster Wallace, David, <em>Infinite Jest</em>, New York/Boston /London, Back Bay Books, Little, Brown and Company, 2006 [1996] 1079 p.</p> <p>Franzen, Jonathan, <em>The Corrections</em>, Toronto, Harper Perennial, 2005 [2001], 609 p.<br />Frey, James, A Million Little Pieces, New York, Doubleday, 2003, 385 p.</p> <p>Leyner, Mark, <em>My Cousin, My Gastroenterologist</em>, New York, Harmony Books, 1990, 154 p.</p> <p>Sloterdijk, Peter, <em>Critique de la raison cynique</em>, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 1987. [1983], 670 p. [traduit de l'allemand par Hans Hilderbrand]</p> <p>&nbsp;</p> <p><a href="#note1" name="note1a"><strong>[1] </strong></a>Dans sa <em>Critique de la raison cynique</em>, Sloterdijk propose que dans une société où le mensonge règne, l'énonciation de vérités constitue un «moment agressif, une dénudation mal à propos.» (p. 21) Cette énonciation violente de la vérité par l'action plutôt que par l'abstraction serait le propre du kunisme, c'est-à-dire le cynisme dans son acception antique. Sans faire du drogué un philosophe en puissance, je crois qu'il y a dans son existence <em>d'en bas</em> quelque chose de profondément gênant pour ceux qui sont, comme l'écrit Sloterdijk, <em>tout à fait en haut</em>.&nbsp;</p> <p><br /><a href="#note2" name="note2a"><strong>[2] </strong></a>Ce terme clinique se trouve partout dans <em>Infinite Jest</em>, si bien qu'on peut avancer sans se tromper que Franzen fait ici référence à Wallace. Voir par exemple ce passage: «One of the really American things about Hal, probably, is the way he despises what it is he's really lonely for: this hideous internal self, incontinent of sentiment and need, that pulses and writhes just under the hip empty mask, anhedonia.» (Wallace, 1996: 695)</p> <p><a href="#note3"><strong>[3]</strong></a><a name="note3a"></a> Annie Monette signe d'ailleurs un texte sur le roman de James Frey dans ce dossier, «Performance toxicomaniaque : comment recoller ensemble des milliers petits bouts de soi».</p> <p>&nbsp;</p> Ambiguïté Contre-culture DELILLO, Don Divertissement États-Unis d'Amérique FOSTER WALLACE, David FRANZEN, Jonathan FREY, James Imaginaire médiatique Individualisme LEYNER, Mark Métadiscours Mort Postmodernité Publicité SLOTERDIJK, Peter Société de consommation Société du spectacle Roman Mon, 05 Nov 2012 00:19:36 +0000 Simon Brousseau 624 at http://salondouble.contemporain.info Pour une écriture sous ecstasy : Beigbeder coke en stock http://salondouble.contemporain.info/article/pour-une-criture-sous-ecstasy-beigbeder-coke-en-stock <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/larange-daniel-s">Larangé, Daniel S.</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/vacances-dans-le-coma">Vacances dans le coma</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/99-francs">99 francs</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/nouvelles-sous-ecstasy">Nouvelles sous ecstasy</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/legoiste-romantique">L&#039;égoïste romantique</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/un-roman-francais">Un roman français</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/critures-sous-influence-pr-sence-des-drogues-en-litt-rature-contemporaine">Écritures sous influence: présence des drogues en littérature contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>La consommation endémique de toute espèce d’excitant, si fréquente dans les sociétés postindustrielles, dénonce le besoin d’artificialité dans un monde où toute réalité plonge inexorablement dans l’absurde et le grotesque. La cohérence de l’univers se déconstruit avec la fin des Grands récits (Lyotard, 1979) et ouvre ainsi l’ère du «bonheur paradoxal» en régime d’hyperconsommation (Lipovetsky, 2006). Les romans de Frédéric Beigbeder, qui se revendique haut et fort être un écrivain de la postmodernité, sont disponibles dans les magasins de grandes surfaces. Aussi n’hésite-t-il pas à qualifier son écriture comme celle d’un «&nbsp;néo-néo-hussard de gauche, d[’un] sous-Blondin aux petits pieds pour cocaïnomanes germanopratins, truffé[e] d’aphorismes lourdingues dont même San-Antonio n’aurait pas voulu dans ses mauvais trimestres&nbsp;». (Beigbeder, 1994&nbsp;: 10) On l’a compris: l’artiste postmoderne, jouisseur du totalitarisme des loisirs, se parodie lui-même; il est ce «bouffon» qui se prend au sérieux à force de mêler un égocentrisme exaspéré à de pseudo-révolutionnaires stupéfiants.</p> <p><br />Ainsi Octave, publicitaire à succès, se complaît-il dans l’autodénigrement en s’adressant à son propre reflet:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Tu es tellement coké que tu sniffes ta vodka par la paille. Tu sens le collapse arriver. Tu vois ta déchéance dans le miroir: savais-tu qu’étymologiquement «narcissique» et «narcotique» viennent du même mot? (Beigbeder, [2000] 2007: 119)</p> </blockquote> <p><br />L’engourdissement et le sommeil permettent en effet de rêver d’une meilleure vie. La drogue apparaît alors comme la solution artificielle à tous les problèmes existentiels car elle crée une accoutumance à une «ère de l’éphémère» (Lipovetsky, 1987) où fidélité et constance sont devenues des mots dénués de sens.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Je me frotte les gencives, elles me démangent sans cesse. En vieillissant, j’ai de moins en moins de lèvres. J’en suis à quatre grammes de cocaïne par jour. Je commence au réveil, la première ligne précède mon café matinal. Quel dommage de n’avoir que deux narines, sinon je m’en enfilerais davantage: la coke est un «briseur de souci», disait Freud. Elle anesthésie les problèmes. (Beigbeder, [2000] 2007: 53)</p> </blockquote> <p><br />Le thème de la drogue forme un leitmotiv sous la plume de Beigbeder. Dans son univers romanesque, c’est un phénomène de société. Sa consommation relève justement d’une manière d’être postmoderne, dans la mesure où elle procure l’assurance nécessaire pour sortir du nombrilisme et améliorer les rapports aux autres en effaçant toute inhibition. Elle devient alors un mode d’existence permettant sortir de soi-même, de s’oublier, de se libérer de soi. Car l’homme est devenu un monstre pour lui-même.</p> <p>À cet égard, <em>Vacances dans le coma</em> (1994) met en scène l’esseulement tragique de l’homme contemporain, malade de son bien-être et malheureux de son bonheur. Marc Maronnier, son personnage fétiche, sorte de projection fantasmagorique de l’écrivain, souffre justement de cette incapacité d’empathie dans un univers obnubilé par le tout-multi-média:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Chroniqueur-nocturne, concepteur-rédacteur, journaliste-littéraire: Marc n’exerce que des métiers aux noms composés. Il ne peut rien faire entièrement. Il refuse de choisir une vie plutôt qu’une autre. De nos jours, selon lui, «tout le monde est fou, on n’a plus le choix qu’entre la schizophrénie et la paranoïa: soit on est plusieurs à la fois, soit on est seul contre tous». Or, comme tous les caméléons (Fregoli, Zelig, Thierry Le Luron), s’il y a une chose qu’il déteste, c’est bien la solitude. Voilà pourquoi il y a plusieurs Marcs Marroniers. (Beigbeder, 1994: 17)</p> </blockquote> <p><br />L’univers postmoderne se caractérise en général par l’impossibilité de définir la moindre identité dans un système qui ne cesse de vous immatriculer, classer et ordonner. L’homme se retrouve morcelé en une infinité d’éclats. S’il ne cherche plus qu’à «s’éclater», c’est que justement il y voit un mode d’existence et l’opportunité de se valoriser. Autrement, il ne reste plus qu’à se recomposer en <em>hommes-valises</em>. Le paradoxe est ainsi mondialisé et la vie n’est plus concevable que comme une interminable mascarade où chacun (se) joue de tous:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Dans une société hédoniste aussi superficielle que la nôtre, les citoyens du monde entier ne s’intéressent qu’à une chose: la fête. (Le sexe et le fric étant, implicitement, inclus là-dedans: le fric permet la fête qui permet le sexe.) (Beigbeder, 1994&nbsp;: 18)</p> </blockquote> <p>Le constat reste flagrant: les relations manquent de profondeur, de stabilité et de sincérité pour déboucher sur la copulation où même le plaisir égotiste reste en deçà d’un désir toujours inassouvi. Les personnages dissimulent difficilement un romantisme rabroué derrière leur <em>je-m’en-foutisme</em> de rigueur, comme c’est le cas de <em>L’égoïste romantique</em> (2005). Seuls l’alcool et la drogue permettent donc de jouir librement de nos émotions, puisque la société ne juge plus que sur les apparences forcément trompeuses. C’est pourquoi «Paris est un faux décor de cinéma. [Marc Maronnier] voudrait que toute cette ville soit volontairement factice au lieu de se prétendre réelle». La consommation d’excitants capables d’amplifier les sens, «donne sens» à l’existence: «Euphoria. Tu en gobes une comme ça et tu deviens ce que tu <em>es</em>. Chaque gélule contient l’équivalent de dix pilules d’ecstasy.» (Beigbeder, 1994: 33) Aussi l’hyperbole est la figure grotesque d’une vie magnifiée une fois vidée de son essence: sans elle, il n’y aurait plus de signification. Il n’y a plus de proportion dans une société comprise entre Alberto Giacometti et Fernando Botero, entre la modèle anorexique et l’homme d’affaire ventru.</p> <p>Phénomène social, la consommation en masse de stupéfiants rassure – par marque déposée – un Occident en pleine mutation sociale, économique et culturelle, dans lequel la satisfaction immédiate (et commerciale) doit garantir la fidélisation par <em>manque et procuration</em>. Autrement dit, la drogue devient une métaphore globalisée du système néolibéral qui entretient la masse dans une insatisfaction et une frustration permanentes. Le divertissement généralisé n’est plus seulement un droit garanti par l’État mais un devoir d’état de droit.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Rien n’a changé depuis Pascal: l’homme continue de fuir son angoisse dans le divertissement. Simplement le divertissement est devenu si omniprésent qu’il a remplacé Dieu. (Beigbeder, [2000] 2007: 152)</p> </blockquote> <p>Au faîte de la civilisation, entretenue dans l’attente d’une joyeuse apocalypse, la situation postmoderne est celle d’une fête constante où la jouissance morbide découle de la marchandisation élevée à l’universalité.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Marc a su que la fête serait réussie en voyant le monde qu’il y avait aux toilettes des filles, en train de se remaquiller ou de sniffer de la coke (ce qui revient sensiblement au même, la cocaïne n’étant que du maquillage pour le cerveau). (Beigbeder, 1994: 53)</p> </blockquote> <p>Le discours tenu par Octave est tout aussi déplorable et témoigne de la diffusion de la drogue à une échelle beaucoup plus grande qu’on ne le croit car toute notre société repose sur un mensonge hallucinatoire dont le publicitaire fait l’éloge (de Cortanze, 2012):</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Vous êtes les produits d’une époque. Non. Trop facile d’incriminer l’époque. Vous êtes des produits tout courts. La mondialisation ne s’intéressant plus aux hommes, il vous fallait devenir des produits pour que la société s’intéresse à vous. Le capitalisme transforme les gens en yaourts périssables, drogués au Spectacle, c’est-à-dire dressés pour écraser leur prochain. (Beigbeder, [2000] 2007: 256)</p> </blockquote> <p>Le désenchantement est profond. Plus aucun espoir n’est alors permis dans le réel. D’où le recours immodéré à l’altération de la réalité. Le discours de Beigbeder reflète donc bien un état d’esprit de la (haute) société en période de crise: plus cela va mal plus «l’argent dégouline de partout». (Beigbeder, 1994: 41) L’absence de temps incite l’humanité à en finir par un suicide collectif afin de fuir paradoxalement l’inéluctabilité d’une mort programmée.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Le monde ne veut plus changer […]. Nous menons tous des vies absurdes, grotesques et dérisoires, mais comme nous les menons tous en même temps, nous finissons par les trouver normales. Il faut aller à l’école au lieu de faire du sport, puis à la fac au lieu de faire le tour du monde, puis chercher un boulot au lieu d’en trouver un… Puisque tout le monde fait pareil, les apparences sont sauves. (Beigbeder, 1994: 78)</p> </blockquote> <p>En effet, «il faut tout pour défaire un monde». (Beigbeder, 1994: 78) <em>Vacances dans le coma </em>durent le temps d’une fête donnée dans le night-club le plus prisé de Paris, «Les Chiottes», et se termine par l’actionnement de la chasse d’eau:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>C’est donc ça, la solution festive: une apocalypse turbide, une dernière transe, une saine noyade. Marc signe son testament de fêtard. Il nage dans le carnage. Du blob dans les bleeps. Du Slime sur Smiley. Amer acid. Le bal est démasqué. (Beigbeder, 1994: 117)</p> </blockquote> <p>Finalement la drogue est tout un système idéologique qui aveugle le citoyen-consommateur lui promettant d’autant plus de liberté qu’il l’asservit (Cohen, 2009). Notre propre copyright s’avère être vérolé. Notre propre ADN ne nous appartient plus car d’anonymes compagnies en ont fait l’acquisition à notre insu pour nous (dé)doubler (Kahn et Papillon, 1998). Octave, toxicomane invétéré, s’est rendu compte que la société fonctionne entièrement sur et par le trafic de stupéfiants. La normalité est dorénavant anormale. Il s’agit bien de sortir des normes par une pratique régulière de l’℮-norme – <em>des règlements numériques</em> où tout bascule dans le nombre transcendant, réel et complexe, formant la constante de Neper, autrement dit symbole de l’emballement et de la précipitation des puissances de la science et des techniques – afin de rester dans le jeu social et le réseau, comme les autres. Ce n’est plus la religion qui est l’opium du peuple mais bien l’opium qui est devenu la religion du peuple. Tel est le message du spot publicitaire conçu par Octave et dans lequel le Christ distribue les doses de crack en guise de nourriture spirituelle à ses apôtres lors de la Cène, alors qu’une voix off (se) signe par un «LA COCAÏNE: L'ESSAYER, C'EST LA RÉESSAYER». (Beigbeder, [2000] 2007: 175) En effet, tout devient itératif, faute de devenir interactif, et les jours, les scènes, les rencontres, les paroles et promesses se répètent de plus en plus souvent, à l’infini, en boucle dans un bogue final.<br /><br />Une pareille production littéraire, à la frontière de la schizophrénie et de la paranoïa, ne peut être exempte de pathologie. Dans un dernier soubresaut de bouffonnerie, l’auteur reconnaît avoir écrit des textes sous l’influence de l’ecstasy, dans l’avertissement au recueil <em>Nouvelles sous ecstasy</em>, indiquant précisément que la MDMA (méthylène-dioxymétamphétamine), responsable des effets psycho-actifs combinant certains effets des stimulants et ceux des hallucinogènes, et distribuée sous forme de petits bonbons bien innocents, est le pur produit synthétique de notre société: dans un premier temps une certaine euphorie, une sensation de bien-être, une satisfaction et un plaisir de communion et d’empathie avec son entourage, puis une sensation d’angoisse, une incapacité totale à communiquer, une «descente» qui s’apparente à une forme de dépression plus ou moins intense, entraînant des nausées, des sueurs, des maux de tête et aboutissant à une pulsion de mort concrétisée par le suicide, de préférence en public, une fois sur le Web.</p> <p>L’effet se retrouve dans l’écriture même. Langage et pensée se désarticulent:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Il réfléchit comme quand on donne des coups de poing sur une machine à écrire. Cela donne à peu près ceci&nbsp;: «uhtr&nbsp;!B&nbsp;&nbsp; &nbsp;! jgjikotggbàf&nbsp;! ngègpenkv(&nbsp;&nbsp; &nbsp;ntuj,kguk […]». Ses pensées ressemblent bel et bien à une œuvre de Pierre Guyotat. (Beigbeder, 1994: 132)</p> </blockquote> <p>Autrement le narrateur, sous les effets de la drogue, ne cesse de se poser et reposer des questions qui l’emportent dans une paranoïa totale:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>T’as gobé? T’as gobé? Tagobétagobétagobé? Qui êtes-vous? Pourquoi on se parle à deux centimètres du visage? Est-il exact que vous avez lu mon dernier livre? Pouvez-vous me garantir que je ne rêve pas? Qu’il n’y a plus de fuite possible? Qu’on ne pourra jamais s’évader de soi-même? Que les voyages ne mènent nulle part? Qu’il faut être en vacances toute la vie ou pas du tout? (Beigbeder, 1999: 15)</p> </blockquote> <p>Peu à peu, la langue même devient pour l’écrivain la drogue nécessaire pour se convaincre de son génie. Suite à son interpellation pour consommation de cocaïne sur la voie publique à la sortie d’une boite de nuit, Frédéric Beigbeder est placé en garde à vue au commissariat. Il lutte contre sa claustrophobie en se remémorant son enfance, ce qui le conduit à rédiger <em>Un roman français</em> (2009) qui obtient le prix Renaudot. La fuite est la seule illusion qui demeure. Fuir par l’écriture. Fuir par la lecture. Passer du réel au virtuel car «on peut combattre la réalité de bien d’autres manières qu’en sombrant chaque nuit dans le coma…» (Beigbeder, 1999: 22) Les stupéfiants participent ainsi à la déshumanisation de l’homme (Dyens, 2008) ne faisant plus de lui <em>un roseau pensant</em> mais «un robot qui pense, voilà la vérité». (Beigbeder, 1994: 134)</p> <p>L’écriture sous ecstasy conduit certes à des moments d’extase qui couvrent le travail lancinant de l’angoisse liée à notre mortalité de plus en plus présente: «Attendre que le siècle s’achève. Il meurt de mort lente» (Beigbeder, 1999: 27).</p> <p>La consommation de stupéfiants permet ainsi d’expérimenter l’universel dans le minimalisme. Tel est le sens de la référence à la nouvelle «alchimique» faite à Philippe Delerm – son «négatif» littéraire – dans «La première gorgée d’ecstasy». L’ivresse, première des promesses de l’or, finit par laisser place à la désillusion:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>L’ecstasy fait payer très cher ses quelques minutes de joie chimique. Il donne accès à un monde meilleur, une société où tout le monde se tiendrait par la main, où l’on ne serait plus seul&nbsp;; il fait rêver d’une ère nouvelle, débarrassée de la logique aristotélicienne, de la géométrie euclidienne, de la méthode cartésienne et de l’économie Friedmanienne. Il vous laisse entrevoir tout ça, et puis, tout d’un coup, sans prévenir, il vous claque la porte au nez. (Beigbeder, 1999: 40)</p> </blockquote> <p>«S’il est un terme qui sème, en particulier en France, un effroi dans les esprits, c’est bien celui de postmodernité» (Maffesoli, 2008: 165). L’œuvre de Beigbeder, à la fois sarcastique et dépressive, est fondamentalement eschatologique: elle annonce dès le commencement la fin. Il n’y a donc plus de raison de s’étonner car les bonnes surprises ne font plus partie de ce monde. Toute la réflexion qu’il poursuit au fil de ses textes veut justement témoigner de la <em>peur collective</em> en Occident à l’heure des grands changements. Il ne parvient pas alors à trouver d’autre issue à l’irrémédiable qu’en se débauchant entre Bacchus et Dionysos avant de se réfugier, exténué, dans les bras trompeurs de Morphée.</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Beigbeder, Frédéric, <em>Vacances dans le coma</em>, Paris, Librairie générale française, coll. «Livre de poche; 4070», 2002 [1994].<br />Beigbeder, Frédéric, <em>99 francs (14,99 €)</em>, Paris, Gallimard, coll. «Folio&nbsp;; 4062», 2007 [2000].<br />Beigbeder, Frédéric, <em>Nouvelles sous ecstasy</em>, Paris, Gallimard, 1999.<br />Beigbeder, Frédéric, <em>L’égoïste romantique</em>, Paris, Grasset, 2005.<br />Beigbeder, Frédéric, <em>Un roman français</em>. Paris, Grasset, 2009.<br />Cohen, Daniel, <em>La Prospérité du vice: une introduction (inquiète) à l’économie</em>, Paris, Albin Michel, 2009.<br />Cortanze, Gérard de, <em>Éloge du mensonge</em>, Monaco, Le Rocher, 2012.<br />Dyens, Ollivier, <em>La Condition inhumaine: essai sur l’effroi technologique</em>, Paris, Flammarion, 2008.<br />Kahn, Axel et Papillon, Francis, <em>Copies conformes: le clonage en question</em>, Paris, Nil, 1998.<br />Lipovetsky, Gilles, <em>Le bonheur paradoxal: essai sur la société d’hyperconsommation</em>, Paris, Gallimard, 2006.<br />Lipovetsky, Gilles, <em>L’Empire de l’éphémère&nbsp;: la mode et son destin dans les sociétés modernes</em>, Paris, Gallimard, 1987.<br />Lyotard, Jean-François, <em>La Condition postmoderne: rapport sur le savoir</em>, Minuit, 1979.<br />Maffesoli, Michel, <em>Iconologies: nos idol@tries postmodernes</em>, Paris, Albin Michel, 2008.<br />&nbsp;</p> Autofiction BEIGBEDER, Frédéric COHEN, Daniel Contre-culture CORTANZE, Gérard de Culture française Cynisme DYENS, Ollivier France Idéologie Imaginaire médiatique Individualisme KAHN, Axel LIPOVETSKY, Gilles LYOTARD, Jean-François Marchandisation PAPILLON, Francis Postmodernité Présentisme Société de consommation Société du spectacle Sociocritique Transgression Nouvelles Roman Sun, 04 Nov 2012 22:01:56 +0000 Daniel S. Larangé 613 at http://salondouble.contemporain.info La réalité semblait de plus en plus stérile http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-r-alit-semblait-de-plus-en-plus-st-rile <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/no-one-belongs-here-more-than-you">No One Belongs Here More Than You</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;"><em>One of the problems with people in Chicago, she remembered, was that they were never lonely at the same time. Their sadnesses occurred in isolation, lurched and spazzed, sent them spinning fizzily back into empty, padded corners, disconnected and alone.</em></p> <p style="text-align: right;">— Lorrie Moore, <em>Birds of America</em></p> <p style="text-align: justify;">Dans ses <em>Lettres à un jeune poète</em>, Rilke propose que l’écrivain doive faire l’expérience radicale de la solitude. «Rentrer en soi-même et ne rencontrer personne pendant des heures — voilà ce à quoi il faut pouvoir parvenir <a name="renvoi1"></a><strong><a href="#note1"><strong>[1]</strong></a></strong>.» Or, il insiste aussi sur le fait qu’«une œuvre d’art est bonne quand elle est issue de la nécessité <a name="renvoi2" href="#note2"><strong>[2]</strong></a>.»&nbsp;Si je rappelle ces propos, c’est que le premier recueil de nouvelles de Miranda July, <em>No One Belongs Here More Than You</em>, déplace sensiblement la conception de la littérature défendue par Rilke en trouvant dans le rejet de la solitude sa nécessité. L’écrivaine y pose avec insistance la question de la possibilité de partage d’une expérience subjective, faisant de la solitude une condition initiale dont il s’agit de se libérer, en tant qu’écrivaine, mais d’abord en tant qu’humaine.&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;">Ces nouvelles contiennent, chacune à sa façon, un type de retournement qui donne une signification particulière à la notion de chute. La chute, c’est la fin du texte, mais c’est aussi le point culminant, un effet préparé selon cette logique à rebours qu’a admirablement&nbsp; démonté et démontré Edgar Allan Poe dans son essai sur la genèse de son poème «The Raven». «Pour moi, écrivait-il, la première de toutes les considérations, c’est celle d’un <em>effet</em> à produire <a name="renvoi3"></a><a href="#note3"><strong>[3]</strong></a>.» La chute, dans le cas des textes de Miranda July, participe aussi de cette logique d’un aboutissement textuel, mais celle-ci est toujours doublée d’une portée métaphorique qui concerne l’expérience existentielle de la narratrice: la chute devient alors un réveil, un retour brusque dans le monde qui survient après la création, toujours vouée à l’échec, d’un espace fantaisiste situé en marge de la réalité oppressante.</p> <p style="text-align: justify;">C’est dans la perspective d’une tension entre la réalité du narrateur et ses escapades fantaisistes que je souhaite réfléchir à ce recueil. L’opposition entre la vie rêvée et la vie réelle est étroitement liée au problème que j’évoquais, c’est-à-dire celui de la possibilité du partage d’une expérience subjective. Les textes de Miranda July portent à réfléchir sur ce que signifie le partage d’une vie et pose le constat douloureux de sa rareté, les affabulations vécues par les différents personnages devenant ainsi autant de tentatives, pour reprendre la devise que propose Peter Sloterdijk en introduction à sa trilogie des <em>Sphères</em>, de «réfuter la solitude <a name="renvoi4"></a><a href="#note4"><strong>[4]</strong></a>.» Cette expression est utile pour saisir la portée de la posture adoptée par July. Elle exprime bien le mouvement de balancier qui donne sa forme au recueil, c’est-à-dire le constat premier de l’isolement, qui est bel et bien présent, mais surtout la tentative d’y échapper en rêvant de rencontres authentiques. Si j’insiste sur cette idée, c’est qu’il est nécessaire de lire le rapport fantaisiste à la réalité des différents narrateurs dans sa portée politique; il s’agit certes d’une forme de ludisme, mais il serait réducteur d’envisager ces traits humoristiques comme étant une fin en soi. Il s’agit au contraire d’une forme de résistance, l’humour et la fantaisie se déployant dans un rapport de confrontation avec une réalité souvent insoutenable.</p> <p style="text-align: justify;">La première nouvelle du recueil, «The Shared Patio», met en scène une femme qui vient d’emménager dans son nouvel appartement. Celle-ci est secrètement amoureuse d’un locataire, Vincent, qui vit avec sa femme Helena. La narratrice rêvasse et s’imagine qu’elle pourrait être, dans une autre vie, l’amie d’Helena&nbsp;:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">What if she and I were close friends. What if I borrowed her clothes and she said, That looks better on you, you should keep it. What if she called me in tears, and I had to come over and soothe her in the kitchen, and Vincent tried to come into the kitchen and we said, Stay out, this is girl talk! (p. 2)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Le point névralgique de la nouvelle réside dans la rencontre de la narratrice et de Vincent, sur le patio que les locataires partagent. À un moment, Vincent fait une crise d’épilepsie et la narratrice tente de s’occuper de lui, bien qu’elle ne sache pas comment s’y prendre. Maladroite, elle le redresse et lui chuchote à l’oreille : «It’s not your fault», en ajoutant ensuite «Perhaps this was really the only thing I had ever wanted to say to anyone, and be told.» (p. 7) Suite à cette affirmation révélatrice quant à l’isolement du personnage, le texte bascule dans une deuxième envolée fantaisiste, alors qu’elle s’endort auprès de Vincent qui est quant à lui inconscient :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">I slept and dreamed that Vincent was slowly sliding his hands up my shirt as we kissed. I could tell my breasts were small from the way his palms were curved. Larger breasts would have required a less acute angle. He held them as if he had wanted to for a long time, and suddenly, I saw things as they really were. He loved me. He was a complete person with layers of percolating emotions, some of them spiritual, some tortured in a more secular way, and he burned for me. This complicated flame of being was mine. (p. 7)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cette vie rêvée, où la narratrice s’émerveille devant la complexité de Vincent, son amoureux secret, est rapidement interrompue par le retour d’Helena. Celle-ci lui demande brusquement d’aller chercher un sac en plastique qui se trouve sur le dessus du frigo. Encore une fois, la narratrice se montre inapte à réagir de façon appropriée et se met à fabuler devant les photos qui se trouvent sur le frigo :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">They had pictures of children on their refrigerator. They had friends, and these friends had given birth to more friends. I had never seen anything as intimate as the pictures of these children. I wanted to reach up and grab the plastic bag from the top of the refrigerator, but I also wanted to look at each child. One was named Trevor, and he was having a birthday party this Saturday. <em>Please come!</em> the invitation said. <em>We’ll have a whale of a time!</em> and there was a picture of a whale. It was a real whale, a photograph of a real whale. I looked into its tiny wise eye and wondered where that eye was now. Was it alive and swimming, or had it died long ago, or was it dying now, right this second? When a whale dies, it falls down through the ocean slowly, over the course of a day. (p. 9)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">À ce moment, Helena met fin aux rêveries de la narratrice, et cette interruption constitue la chute de la nouvelle, c’est-à-dire ce retour forcé à la réalité que j’évoquais plus tôt. Après avoir rêvé d’une histoire d’amour avec Vincent, après avoir envisagé une compréhension mutuelle, la narratrice se retrouve devant le couple bien réel qui n’a aucune considération pour elle : «He was waking up. She was kissing Vincent, and he was rubbing his neck. I wondered what he remembered. She was sitting on his lap now, and she had her arms wrapped around his head. They did not look up when I walked past.» (p. 10)</p> <p style="text-align: justify;">Mais la portée de la nouvelle «The Shared Patio» ne se résume pas à ce rejet d’une pauvre esseulée. Intercalée dans l’histoire que j’ai résumée à grands traits, se trouvent une série de paragraphes en italique. Nous apprenons, après l’incident avec Vincent et Helena, que la narratrice soumet depuis quelque temps des textes au magazine <em>Positive</em>, qui s’adresse aux gens atteints du VIH. La narratrice adore ce magazine, car il s’agit selon elle du seul dont les visées sont entièrement positives. Les textes qui y sont publiés visent simplement le réconfort des lecteurs. La narratrice souligne que ce type de textes semble facile à rédiger, mais ajoute qu’il s’agit d’une illusion : «They seem easy to write, but that’s the illusion of all good advice. Common sense and the truth should feel authorless, writ by time itself.» (p. 10) À la toute fin, elle confie qu’aucun de ses textes n’a été accepté jusqu’à présent. Elle affirme s’approcher du but, et la nouvelle se clôt sur un des textes qu’elle a soumis à <em>Positive</em> :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><em>Do you have doubts about life? Are you unsure if it is worth the trouble? Look at the sky: that is for you. Look at each person’s face as you pass on the street: those faces are for you. And the street itself, and the ground under the street, and the ball of fire underneath the ground: all these things are for you. They are as much for you as they are for other people. Remember this when you wake up in the morning and think you have nothing. Stand up and face the east. Now praise the sky and praise the light within each person under the sky. It’s okay to be unsure. But praise, praise, praise.</em> (p. 11)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Ce texte, plein de bons sentiments, doit être lu à la lumière de la solitude radicale du personnage. S’il s’agit d’un texte ronronnant qui a tout pour attirer les sarcasmes de lecteurs cyniques, le contexte dans lequel il est écrit lui confère son importance; la narratrice, tout à la fois inapte et désireuse de rencontres intersubjectives, s’en remet à cette forme de rencontre dans la distance que permet l’écriture. Je suis tenté d’y lire quelque chose comme une éthique du don, une forme de disponibilité qui trouve son fondement dans la solitude. La solitude du sujet écrivant, certes, mais également la conscience que cette solitude est partagée avec d’autres individus. Contrairement à ce que Rilke propose, elle ne recherche pas la solitude pour écrire, mais voit plutôt dans l’écriture la possibilité d’échapper à son isolement.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color: #808080;"><strong>Un réalisme de la fuite</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Le recueil de Miranda July incarne une forme de réalisme bien particulier, un réalisme de la fuite de la réalité. Pour rendre le monde habitable, il faut savoir rêver, et si les affabulations ne durent qu’un temps, elles permettent tout de même d’insuffler un semblant de bonheur à un réel qui en est dépourvu. La nouvelle «The Swim Team» permet de saisir à quel point la notion de chute, dans ce recueil, est indissociable de ce rapport fuyant à la réalité. Le texte débute avec une adresse à l’ex-copain de la narratrice : «This is the story I wouldn’t tell you when I was your girlfriendé. » (p. 13) Celui-ci, du temps de leurs amours, lui demandait constamment ce qu’elle faisait lorsqu’elle vivait à Belvedere: «Was I naked for the entire year? The reality began to seem barren. And in time I realized that if the truth felt empty, then I probably would not be your girlfriend much longer.» (p. 13) Si cet amoureux espérait qu’elle lui révèle des détails croustillants de son existence passée, nous apprenons rapidement que les faits n’ont rien de bien salaces. En effet, la narratrice nous raconte comment elle est devenue la professeure de natation de trois octogénaires, à Belvedere, cette ville où il n’y a pas de piscine ni de plan d’eau. Néanmoins, les cours de natation ont eu lieu dans la cuisine de la narratrice, qui préparait deux fois par semaine des bacs d’eau salée dans lesquels les élèves pouvaient immerger leur tête afin d’apprendre les rudiments de la nage. Contrairement à la nouvelle «The Shared Patio», il y a dans ce texte la mise en place d’un espace fantaisiste commun qui vient attester de la possibilité de partager l’expérience. La narratrice n’hésite pas à proférer de pieux mensonges afin de motiver ses élèves :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">I admitted these were not perfect conditions for learning to swim, but, I pointed out, this was how Olympic swimmers trained when there wasn’t a pool nearby. Yes yes yes, this was a lie, but we needed it because we were four people lying on the kitchen floor, kicking it loudly as if angry, as if furious, as if disappointed and frustrated and not afraid to show it. (p. 16)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Toutefois, il faut nuancer cet exemple de la possibilité d’une expérience intersubjective, puisqu’on comprend bien, grâce au contexte de la narration, qu’il s’agit d’un moment exceptionnel, d’un souvenir précieux, empreint de nostalgie, que la narratrice n’arrive pas à partager. D’ailleurs, et cela est significatif pour mon propos, le début du texte nous annonçait clairement que cette impossibilité était pour la narratrice le début de la fin de sa relation. Malgré l’importance que revêtent ces moments qui appartiennent au passé de la narratrice, la nouvelle vie de celle-ci lui laisse entrevoir à quel point ils peuvent sembler grotesques: «I know it’s hard for you to imagine me as someone called Coach. I had a very different identity in Belvedere, that’s why it was so difficult to talk about it with you.» (p. 18) La fin du texte vient d’ailleurs confirmer cette inadéquation radicale entre le rapport à la réalité de la narratrice et celui de son amoureux. Grâce à un glissement temporel subtil, on apprend à la fin du texte que leur relation est bel et bien terminée, le récit de la vie à Belvedere apparaissant dès lors comme étant un moyen de fuir la réalité immédiate, la narratrice s’évadant dans une anamnèse réconfortante. Ce passage illustre à merveille l’enjeu qui me préoccupe, à savoir l’adéquation entre l’effet textuel lié à la chute dans la forme brève et la rechute dans la réalité qu’exposent, l’une après l’autre, les nouvelles de Miranda July :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">It’s been three hours since I ran into you at the bookstore with the woman in the white coat. What a fabulous white coat. You are obviously completely happy and fulfilled already, even though we only broke up two weeks ago. I wasn’t even totally sure we were broken up until I saw you with her. You seem incredibly faraway (sic) to me, like someone on the other side of a lake. A dot so small that it isn’t male or female or young or old; it is just smiling. Who I miss now, tonight? is Elizabeth, Kelda, and Jack Jack. They are dead, of this I can be sure. What a tremendously sad feeling. I must be the saddest swim coach in all of history. (p. 18)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cette insistance sur l’incommunicabilité et sur la solitude du sujet contemporain m’apparaît importante en ce qu’elle adresse à notre époque des questions qui concernent ses fondements. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un hasard si tant d’oeuvres littéraires, ces dernières années, se montrent soucieuses quant à la solitude des individus et insistent à ce point sur l’importance des rapports intersubjectifs. On pourrait objecter avec raison qu’il s’agit d’un thème universel qui traverse l’histoire de la littérature, mais je répondrais que ce thème acquiert une signification particulière dans le contexte contemporain. Sa récurrence est à mettre en perspective puisqu’elle est le symptôme d’un certain rejet des expérimentations postmodernes au profit d’un retour au récit, soucieux quant à lui de mettre en relief différents problèmes sociaux de notre époque. Ainsi, <em>No One Belongs Here More Than You</em> partage les préoccupations d’oeuvres comme <em>Birds of America</em> (1998) de Lorrie Moore, <em>A Heartbreaking Work of Staggering Genius</em> (2000) de Dave Eggers, <em>The Corrections</em> (2001) de Jonathan Franzen, ou encore, plus récemment, le roman inachevé de David Foster Wallace <em>The Pale King</em> (2011). Ces textes soulignent à grands traits un paradoxe de l’ère des communications, c’est-à-dire la précarisation des rapports sociaux qui lui est corollaire. Si le retour au récit que l’on constate dans la littérature contemporaine incarne une volonté de se distancier des expérimentations formelles des décennies précédentes, ces textes, tout comme les nouvelles de Miranda July, montrent bien qu’il a aussi partie liée à l’isolement social et à la solitude grandissante des occidentaux. J’ai proposé plus tôt que le recueil de Miranda July témoigne d’une éthique du don, mais il s’agit tout autant d’une éthique du souci. Un souci relatif à la fragilité de ce qu’il y a d’humain en nous, cette capacité de percevoir chez l’autre la condition de possibilité de nos existences mutuelles. Le recueil de Miranda July pose un constat de cet ordre, et s’il s’en dégage une certaine amertume, il n’est pas non plus dénué d’espoir:&nbsp;«People just need a little help because they are so used to not loving.» (p. 138)</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><strong><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a></strong> Rainer Maria Rilke, <em>Lettres à un jeune poète et autres lettres</em>, Paris, GF Flammarion, 1994, p. 68. [traduction de Claude Porcell]</p> <p style="text-align: justify;"><br /><a name="note2"></a><a href="#renvoi2"><strong>[2]</strong></a> Ibid., p. 38.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a name="note3"></a><a href="#renvoi3">[3]</a></strong> Edgar Allan Poe, <em>Histoires grotesques et sérieuses</em>, Paris, GF-Flammarion, 1986, p. 227. [traduction de Charles Baudelaire]</p> <p style="text-align: justify;"><br /><a name="note4"></a><a href="#renvoi4"><strong>[4]</strong></a> En introduction à <em>Bulles. Sphères 1</em>, Sloterdijk écrit ceci : «Si je devais donc porter mon sceau à l’entre de cette trilogie, il se lirait ainsi : ‘Puisse se tenir loin de ces lieux celui qui n’a pas la volonté de louer le transfert et de réfuter la solitude.’ » cf. Peter Sloterdijk, <em>Bulles. Sphères 1</em>, Paris, Hachette Littératures (coll. Pluriel Philosophie), 2002 [1998], p. 14.<br /><br /></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-r-alit-semblait-de-plus-en-plus-st-rile#comments Empathie États-Unis d'Amérique Éthique Fabulation FOSTER WALLACE, David FRANZEN, Jonathan Individualisme JULY, Miranda MOORE, Lorrie Narrativité POE, Edgar Allan Poétique du recueil Postmodernité Relations humaines RILKE, Rainer Maria SLOTERDIJK, Peter Solitude Nouvelles Wed, 15 Jun 2011 13:42:45 +0000 Simon Brousseau 349 at http://salondouble.contemporain.info Ces poussières faites pour troubler l'oeil http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-troubler-loeil <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/infinite-jest">Infinite Jest</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <div class="rteindent1 rteright">Come, come, and sit you down, you shall not budge.<br /> You go not till I set you up a glass<br /> Where you may see the inmost part of you.<br /> &mdash; Shakespeare, <em>Hamlet</em></div> <div> Peu de temps apr&egrave;s la publication d&rsquo;<em>Infinite Jest</em>, David Foster Wallace (DFW) discutait de son roman avec Michel Silverblatt &agrave; l&rsquo;&eacute;mission radiophonique <em>Bookworm</em><a name="note1" href="#note1a">[1]</a>. Interrog&eacute; sur ses motivations quant &agrave; l&rsquo;&eacute;criture d&rsquo;une &oelig;uvre d&rsquo;une telle ampleur&mdash;on parle d&rsquo;un texte faisant 1079 pages&mdash;, DFW affirme avoir voulu &eacute;crire un livre aussi amusant qu&rsquo;exigeant, et insiste sur l&rsquo;importance qu&rsquo;il accorde &agrave; l&rsquo;<em>effort</em> de lecture, avan&ccedil;ant que la relation du sujet contemporain &agrave; la culture se vivrait le plus souvent dans le confort de la facilit&eacute;. Ce rapport de facilit&eacute; &agrave; la culture est incarn&eacute; principalement, toujours selon DFW, par la t&eacute;l&eacute;vision et le cin&eacute;ma populaire, qu&rsquo;il range sans vergogne dans la cat&eacute;gorie du &laquo;low art&raquo;. Il s&rsquo;agit d&rsquo;&oelig;uvres divertissantes dont le but avou&eacute; est non seulement de r&eacute;pondre &agrave; l&rsquo;urgent besoin de plaisir qui habite l&rsquo;humain, mais aussi, bien s&ucirc;r, de g&eacute;n&eacute;rer des profits en y r&eacute;pondant: &laquo;TV and popular film and most kinds of &quot;low&quot; art&mdash;which just means art whose primary aim is to make money&mdash;is lucrative precisely because it recognizes that audiences prefer 100 percent pleasure to the reality that tends to be 49 percent pleasure and 51 percent pain<a name="note2" href="#note2a">[2]</a>.&raquo; <p>Un roman de l&rsquo;envergure d&rsquo;<em>Infinite Jest</em> repose sur le projet de s&rsquo;opposer &agrave; la facilit&eacute; de l&rsquo;art divertissant, tant par sa structure narrative complexe et par les th&egrave;mes qui y sont abord&eacute;s que par l&rsquo;engagement que sa lecture implique. Le nombre d&rsquo;heures n&eacute;cessaires &agrave; la lecture de cette brique agit de fa&ccedil;on d&eacute;cisive sur le lecteur, l&rsquo;exposant longuement &agrave; la tristesse du sujet contemporain qui appara&icirc;t, au fil du texte, &ecirc;tre l&rsquo;un des fils reliant entre eux les nombreux personnages de l&rsquo;histoire<a name="note3" href="#note3a">[3]</a>. C&rsquo;est pourquoi il me semble pertinent d&rsquo;aborder ici ce roman qui, bien qu&rsquo;ayant &eacute;t&eacute; publi&eacute; il y a quinze ans, demeure d&rsquo;une actualit&eacute; criante, tant par la r&eacute;flexion qu&rsquo;il propose sur la culture contemporaine que par le regard critique qu&rsquo;il porte sur l&rsquo;&eacute;criture de fiction. </p> <p><em>Infinite Jest</em> se d&eacute;ploie en un &eacute;cheveau et il est n&eacute;cessaire d&rsquo;en d&eacute;gager les fils narratifs principaux avant de poursuivre. L&rsquo;histoire se d&eacute;roule dans un futur<a name="note4" href="#note4a">[4]</a> o&ugrave; les ann&eacute;es ne sont plus compt&eacute;es en nombres, mais portent plut&ocirc;t le nom de diverses compagnies ayant pay&eacute; des droits pour, litt&eacute;ralement, passer &agrave; l&rsquo;histoire. Le c&oelig;ur du r&eacute;cit se d&eacute;roule lors de <em>The Year of the Depend Adult Undergarment</em><a name="note5" href="#note5a">[5]</a>. Le roman contient trois trames narratives principales qui se recoupent en de nombreux chass&eacute;s-crois&eacute;s. La premi&egrave;re trame concerne une acad&eacute;mie de tennis, Enfield Tennis Academy, o&ugrave; &eacute;tudie Hal Incandenza, un jeune surdou&eacute; &agrave; la m&eacute;moire exceptionnelle qui poss&egrave;de une vaste culture, en plus d&rsquo;&ecirc;tre d&eacute;pendant &agrave; la marijuana. La deuxi&egrave;me trame expose la vie des pensionnaires d&rsquo;un centre de r&eacute;habilitation pour drogu&eacute;s et alcooliques, Ennet House, qui se trouve en bas de la colline o&ugrave; est situ&eacute;e l&rsquo;acad&eacute;mie Enfield. Don Gately, un ex-toxicomane travaillant pour le centre, occupe une place importante dans cette partie. Finalement, une troisi&egrave;me trame met en sc&egrave;ne Marathe, un membre des <em>Assassins des Fauteuils Rollents</em>, ce groupe de terroristes qu&eacute;b&eacute;cois souhaitant que le Qu&eacute;bec se s&eacute;pare de l&rsquo;ONAN<a name="note6" href="#note6a">[6]</a> (Organization of North American Nations), c&rsquo;est-&agrave;-dire l&rsquo;union politique du Canada, des &Eacute;tats-Unis et du Mexique. Il faut pr&eacute;ciser que ces trois trames principales sont accompagn&eacute;es de nombreuses sc&egrave;nes secondaires o&ugrave; l&rsquo;on rencontre divers personnages qui ne participent pas de fa&ccedil;on directe &agrave; l&rsquo;intrigue. D&rsquo;ailleurs, l&rsquo;emploi du terme &laquo;intrigue&raquo; ne rend pas justice &agrave; la logique qui pr&eacute;vaut dans <em>Infinite Jest</em>, o&ugrave; l&rsquo;enjeu lectural ne se situe pas tant dans la d&eacute;couverte d&rsquo;un d&eacute;nouement que dans l&rsquo;exploration d&rsquo;une exp&eacute;rience collective du r&eacute;el, de la tristesse de ce r&eacute;el et des personnages qui l&rsquo;habitent. </p> <p>Il est &eacute;vident qu&rsquo;un commentaire de quelques pages ne peut suffire &agrave; donner ne serait-ce qu&rsquo;une id&eacute;e g&eacute;n&eacute;rale d&rsquo;<em>Infinite Jest</em>. Il me semble n&eacute;anmoins important de discuter, m&ecirc;me bri&egrave;vement, la fa&ccedil;on dont DFW pose la question de l&rsquo;empathie et de la place qu&rsquo;elle devrait occuper dans le travail du romancier contemporain. Pour le dire sans d&eacute;tour, l&rsquo;&eacute;crivain reproche &agrave; son &eacute;poque de favoriser un rapport individualiste &agrave; la r&eacute;alit&eacute;, renfor&ccedil;ant le penchant naturel qu&rsquo;aurait l&rsquo;individu &agrave; se consid&eacute;rer comme &eacute;tant le centre du monde. L&rsquo;empathie est d&eacute;crite par DFW comme &eacute;tant cette capacit&eacute;, cet effort que l&rsquo;humain peut et doit fournir, afin de se d&eacute;centrer et de pouvoir ainsi acc&eacute;der &agrave; l&rsquo;autre. Cet effort, cette volont&eacute; de penser le monde &agrave; partir de l&rsquo;autre est, pour DFW, <em>la vraie libert&eacute;</em>, et il en fait un projet d&rsquo;&eacute;criture: &laquo;The really important kind of freedom involves attention, and awareness, and discipline, and effort, and being able truly to care about other people and to sacrifice for them, over and over, in myriad petty little unsexy ways, every day. This is real freedom<a name="note7" href="#note7a">[7]</a>.&raquo; On le comprend, cette libert&eacute; &eacute;voqu&eacute;e par DFW implique un rejet du culte du moi et de l&rsquo;&eacute;gocentrisme qui r&eacute;gissent &agrave; bien des &eacute;gards les rapports sociaux de notre &eacute;poque. En ce sens, ses propos rejoignent la th&egrave;se d&eacute;fendue par Christopher Lasch dans <em>The Culture of Narcissism: American Life in an Age of Diminishing Expectations</em>, &agrave; savoir que l&rsquo;individu contemporain, en se repliant toujours plus sur soi-m&ecirc;me, devient inapte &agrave; conf&eacute;rer un sens &agrave; son existence, qu&rsquo;il appr&eacute;hende le plus souvent avec anxi&eacute;t&eacute;: &laquo;The new narcissist is haunted not by guilt but by anxiety. He seeks not to inflict his own certainties on others but to find a meaning in life. Liberated from the superstitions of the past, he doubts even the reality of his own existence<a name="note8" href="#note8a">[8]</a>.&raquo;</p> <p>Cette conception de l&rsquo;empathie, transpos&eacute;e dans l&rsquo;&eacute;criture romanesque, se traduit en un effort soutenu pour cerner la singularit&eacute; des diff&eacute;rents maux qui affligent les sujets contemporains: les angoisses li&eacute;es aux pressions sociales, la consommation de drogue v&eacute;cue comme moyen d&rsquo;&eacute;chapper &agrave; la vie imm&eacute;diate en alt&eacute;rant un r&eacute;el per&ccedil;u comme &eacute;tant l&rsquo;insupportable m&ecirc;me, sans oublier ces d&eacute;pressions s&rsquo;enracinant dans la banalit&eacute; du quotidien, d&eacute;voilant ce que ce mal-&ecirc;tre a de plus troublant, c&rsquo;est-&agrave;-dire le fait qu&rsquo;il soit incontournable. Cette attention soutenue, ce regard qui s&rsquo;efforce de comprendre la souffrance de fa&ccedil;on litt&eacute;rale et empathique, sans ironie ou cynisme, est pour DFW un authentique projet d&rsquo;&eacute;criture romanesque. Il s&rsquo;oppose par exemple &agrave; l&rsquo;&eacute;criture de Bret Easton Ellis, &agrave; qui il reproche de <em>seulement d&eacute;peindre</em> la noirceur du monde dans lequel on vit, sans toutefois chercher &agrave; proposer des possibilit&eacute;s de rendre le monde habitable. C&rsquo;est ce qu&rsquo;il d&eacute;plore du c&eacute;l&eacute;brissime et controvers&eacute; roman de Bret Easton Ellis, <em>American Psycho</em> (1993): </p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Really good fiction could have as dark a worldview as it wished, but it&rsquo;d find a way both to depict this world and to illuminate the possibilities for being alive and human in it. You can defend <em>Psycho</em> as being a sort of performative digest of late-eighties social problems, but it&rsquo;s no more than that<a name="note9" href="#note9a">[9]</a>.</span></div> <div> Mais DFW ne s&rsquo;oppose pas seulement aux &eacute;critures qui s&rsquo;&eacute;vertuent &agrave; d&eacute;peindre le monde dans sa noirceur. Cette id&eacute;e de l&rsquo;importance de l&rsquo;empathie et d&rsquo;un effort sinc&egrave;re pour comprendre les humains va de pair avec un rejet d&rsquo;une certaine pratique de la m&eacute;tafiction o&ugrave; la prouesse formelle devient une fin en elle-m&ecirc;me. DFW en fait m&ecirc;me une avenue possible pour d&eacute;passer la m&eacute;tafiction, dont on conna&icirc;t l&rsquo;importance aux &Eacute;tats-Unis. Celui-ci &eacute;voque plusieurs &eacute;crivains, dont William T. Vollmann, Loorie Moore et Jonathan Franzen<a name="note10" href="#note10a">[10]</a>, qui appartiennent selon lui &agrave; cette nouvelle g&eacute;n&eacute;ration qui cherche &agrave; se d&eacute;barrasser des m&eacute;canismes de la m&eacute;tafiction, notamment de son ironie. Pour l&rsquo;auteur, il y a une distinction importante &agrave; faire entre l&rsquo;&eacute;criture et la lecture de texte qui fonctionnent en circuit ferm&eacute; (la fascination du monde universitaire pour les dispositifs narratifs, ind&eacute;pendamment des id&eacute;es qu&rsquo;ils supportent, en est un bon exemple) et les textes qui parlent du monde. Rejetant en bloc les discours visant &agrave; valider l&rsquo;&eacute;criture de fiction par le biais de pirouettes narratives exposant la sagacit&eacute; de l&rsquo;&eacute;crivain et sa compr&eacute;hension des m&eacute;canismes de l&rsquo;&eacute;criture, DFW adopte une posture r&eacute;solument du c&ocirc;t&eacute; de la vie, aux antipodes du solipsisme de ce qu&rsquo;il consid&egrave;re &ecirc;tre le propre de la mauvaise m&eacute;tafiction, c&rsquo;est-&agrave;-dire le retournement de l&rsquo;&eacute;criture sur l&rsquo;&eacute;criture, ce cercle parfait duquel la vie est exclue:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><em>Fiction&rsquo;s about what it is to be a fucking human being.</em> If you operate, which most of us do, from the premise that there are things about the contemporary U.S. that make it distinctively hard to be a real human being, then maybe half of fiction&rsquo;s job is to dramatize what it is that makes it tough. The other half is to dramatize the fact that we still &quot;are&quot; human beings, now. Or can be<a name="note11" href="#note11a">[11]</a>. (Je souligne.)</span></div> <div> Cet appel &agrave; l&rsquo;ouverture et &agrave; l&rsquo;empathie peut, a priori, sembler clich&eacute; et moralisateur. Je pr&eacute;f&egrave;re pour ma part y voir une prise de position philosophique s&eacute;rieuse qui s&rsquo;appuie sur un constat troublant et difficilement r&eacute;futable, soit celui d&rsquo;un amenuisement des rapports sociaux r&eacute;ifiant le sujet contemporain en le r&eacute;duisant &agrave; une fonction qui l&rsquo;isole,&nbsp;celle du travailleur/consommateur. En cela, il me semble &eacute;galement que la r&eacute;flexion romanesque dans laquelle DFW s&rsquo;engage est &agrave; mettre en parall&egrave;le avec le travail amorc&eacute; par Peter Sloterdijk dans sa trilogie des <em>Sph&egrave;res</em>, par lesquelles celui-ci s&rsquo;&eacute;vertue &agrave; repenser l&rsquo;existence humaine en termes de relations et de transferts. Cette phrase, qui r&eacute;sume bien l&rsquo;esprit dans lequel est r&eacute;dig&eacute;e cette trilogie, pourrait sans l&rsquo;ombre d&rsquo;un doute se trouver en exergue d&rsquo;<em>Infinite Jest</em>: &laquo;Il faut &ecirc;tre au moins deux pour constituer une subjectivit&eacute; r&eacute;elle<a name="note12" href="#note12a">[12]</a>.&raquo; <p>&Ecirc;tre humain, dans <em>Infinite Jest</em>, c&rsquo;est &ecirc;tre l&rsquo;ar&egrave;ne o&ugrave; combattent, bien souvent jusqu&rsquo;&agrave; la mort&mdash;par suicide, &eacute;videmment&mdash;, le d&eacute;sespoir et l&rsquo;envie d&rsquo;&eacute;chapper &agrave; une condition jug&eacute;e insupportable. En ce sens, il est juste de dire que ce roman propose une vision tragique du monde; l&rsquo;emprunt du syntagme &laquo;Infinite Jest&raquo; au <em>Hamlet</em> de Shakespeare invite &agrave; suivre cette piste d&egrave;s le titre<a name="note13" href="#note13a">[13]</a>. Cette affirmation m&eacute;rite tout de m&ecirc;me d&rsquo;&ecirc;tre nuanc&eacute;e; il y a une ind&eacute;niable part de grotesque aux sc&egrave;nes tragiques, dans<em> Infinite Jest</em>, grotesque qui ne peut qu&rsquo;entra&icirc;ner le malaise du lecteur. Il suffit de penser au suicide du p&egrave;re Incandenza qui, bien que tragique, n&rsquo;&eacute;chappe pas au grotesque, celui-ci se donnant la mort en se faisant cuire la t&ecirc;te dans le four &agrave; micro-ondes. Il est difficile d&rsquo;&eacute;voquer cette copr&eacute;sence du grotesque et du tragique sans mentionner Schopenhauer, qui affirme, dans <em>Le monde comme volont&eacute; et comme repr&eacute;sentation</em>, qu&rsquo;il s&rsquo;agit l&agrave; du propre de l&rsquo;existence humaine: </p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La vie de chacun de nous, &agrave; l&rsquo;embrasser dans son ensemble d&rsquo;un coup d&rsquo;&oelig;il, &agrave; n&rsquo;en consid&eacute;rer que les traits marquants, est une v&eacute;ritable trag&eacute;die; mais quand il faut, pas &agrave; pas, l&rsquo;&eacute;puiser en d&eacute;tail, elle prend la tournure d&rsquo;une com&eacute;die. Chaque jour apporte son travail, son souci; chaque instant, sa duperie nouvelle; chaque semaine, son d&eacute;sir, sa crainte; chaque heure, ses d&eacute;sappointements, car le hasard est l&agrave;, toujours aux aguets pour faire quelque malice; pures sc&egrave;nes comiques que tout cela. Mais les souhaits jamais exauc&eacute;s, la peine toujours d&eacute;pens&eacute;e en vain, les esp&eacute;rances bris&eacute;es par un destin impitoyable, les m&eacute;comptes cruels qui composent la vie tout enti&egrave;re, la souffrance qui va grandissant, et, &agrave; l&rsquo;extr&eacute;mit&eacute; du tout, la mort, en voil&agrave; assez pour faire une trag&eacute;die. On dirait que la fatalit&eacute; veut, dans notre existence, compl&eacute;ter la torture par la d&eacute;rision; elle y met toutes les douleurs de la trag&eacute;die; mais, pour ne pas nous laisser au moins la dignit&eacute; du personnage tragique, elle nous r&eacute;duit, dans les d&eacute;tails de la vie, au r&ocirc;le du bouffon<a name="note14" href="#note14a">[14]</a>.</span></div> <div> Pour ne donner qu&rsquo;un exemple de cette vision tragique de l&rsquo;existence propos&eacute;e par <em>Infinite Jest</em>, on peut &eacute;voquer Kate Gompert, cette femme d&eacute;pendante &agrave; la marijuana qui, apr&egrave;s trois tentatives de suicide, donne le choix &agrave; son m&eacute;decin de lui administrer des &eacute;lectrochocs ou bien de lui rendre la ceinture avec laquelle elle a tent&eacute; de mettre fin &agrave; ses jours... Cette lucidit&eacute; devant l&rsquo;immuabilit&eacute; du mal qui l&rsquo;habite a de quoi faire fr&eacute;mir le lecteur, et les mots le rapprochent peut-&ecirc;tre des secondes insupportables &eacute;voqu&eacute;es par Kate:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&lsquo;I want shock,&rsquo; she said finally. &lsquo;Isn&rsquo;t part of this whole concerned kindness deal that you&rsquo;re supposed to ask me how I think you can be of help? Cause I&rsquo;ve been through this before. You haven&rsquo;t asked what I want. Isn&rsquo;t it? Well how about either give me ECT again, or give me my belt back. <em>Because I can&rsquo;t stand feeling like this another second, and the seconds keep coming on and on.&rsquo;</em> (p.74; je souligne.)</span></div> <div> Ce passage permet de saisir comment s&rsquo;imbriquent deux des th&egrave;mes majeurs d&rsquo;<em>Infinite Jest</em>, soit la solitude et l&rsquo;empathie. &Eacute;videmment, le probl&egrave;me de l&rsquo;empathie est indissociable de celui de la&nbsp; solitude et laisse entendre qu&rsquo;il y aurait <em>quelque chose</em> qui r&eacute;siste, entre les sujets, les emp&ecirc;chant de partager leur exp&eacute;rience du monde. Ce qui est triste &agrave; propos de notre temps, dit DFW, c&rsquo;est cette solitude, ce <em>quelque chose</em> qui fait &eacute;cran, emp&ecirc;chant l&rsquo;humain de vivre une relation <em>imm&eacute;diate</em> avec ses proches. Quelques pages avant de r&eacute;clamer des &eacute;lectrochocs, Kate Gombert insiste justement sur la radicalit&eacute; de sa solitude, les m&eacute;dicaments repr&eacute;sentant <em>tout ce qu&rsquo;elle avait dans le monde</em>:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">The doctor said could she tell him a little bit about why she&rsquo;s here with them right now? Can she remember back to what happen?<br /> She took an even deeper breath. She was attempting to communicate boredom or irritation. &lsquo;I took a hundred-ten Parnate, about thirty Lithonate capsules, some old Zoloft. I took everything I had in the world. (p.70)</span></div> <div> Si j&rsquo;insiste sur l&rsquo;impossibilit&eacute; qu&rsquo;ont plusieurs personnages d&rsquo;<em>Infinite Jest</em> &agrave; vivre une relation imm&eacute;diate &agrave; la r&eacute;alit&eacute;, c&rsquo;est qu&rsquo;il me semble que la tristesse de l&rsquo;existence, dans ce roman, est &agrave; mettre en lien avec les diff&eacute;rentes formes de m&eacute;diations qui participent de l&rsquo;exp&eacute;rience du monde contemporain. Par cela, le roman de DFW peut &ecirc;tre lu comme l&rsquo;exemplification de la th&egrave;se soutenue par Guy Debord dans <em>La soci&eacute;t&eacute; du spectacle</em>, qui veut que &laquo;[t]oute la vie des soci&eacute;t&eacute;s dans lesquelles r&egrave;gnent les conditions modernes de production s&rsquo;annonce comme une immense accumulation de <em>spectacles</em>. Tout ce qui &eacute;tait directement v&eacute;cu s&rsquo;est &eacute;loign&eacute; dans une repr&eacute;sentation<a name="note15" href="#note15a">[15]</a>.&raquo; De fait, un &eacute;l&eacute;ment majeur du roman est l&rsquo;intrigue qui gravite autour d&rsquo;un film, <em>Infinite Jest</em>, qui a &eacute;t&eacute; r&eacute;alis&eacute; par James Incandenza quelques mois avant qu&rsquo;il ne se suicide. Ce film, qui repr&eacute;sente dans le roman le divertissement par excellence, a la propri&eacute;t&eacute; du tuer son spectateur en lui procurant une dose l&eacute;tale de plaisir. Celui-ci n&rsquo;arrive plus &agrave; d&eacute;tourner son attention du film, source de plaisir intarissable, et meurt simplement d&rsquo;inanition. C&rsquo;est d&rsquo;ailleurs la raison pour laquelle les <em>Assassins des Fauteuils Rollents</em> tentent de mettre la main sur ce film, qu&rsquo;ils aimeraient bien distribuer dans les foyers des citoyens de l&rsquo;ONAN. <p>Cette id&eacute;e d&rsquo;un divertissement qui provoque un plaisir mortel gagne &agrave; &ecirc;tre mise en parall&egrave;le avec la solitude du sujet contemporain. DFW semble vouloir proposer, par de nombreuses sc&egrave;nes, que la relation de l&rsquo;individu &agrave; ce qu&rsquo;il consid&egrave;re &ecirc;tre la libert&eacute; soit totalement erron&eacute;e, puisque ce que l&rsquo;individu contemporain choisit, c&rsquo;est toujours le plaisir, sous diverses formes. Les exp&eacute;riences des drogu&eacute;s, des alcooliques et des citoyens friands de t&eacute;l&eacute;vision, en ce sens, peuvent &ecirc;tre pens&eacute;es conjointement en tant que sources de plaisir op&eacute;rant une m&eacute;diation entre le sujet et le monde, ajoutant une enveloppe (faussement) protectrice entre sa personne et ce qui s&rsquo;offre &agrave; lui. Ce qui est important de souligner, c&rsquo;est que ces diff&eacute;rentes sources de plaisir sont trait&eacute;es dans le texte comme autant de formes d&rsquo;ali&eacute;nation. Ainsi, la sc&egrave;ne o&ugrave; Marathe, membre des <em>Assassins des Fauteuils Rollents</em>, discute du libre arbitre avec Steeply, un repr&eacute;sentant des services secrets am&eacute;ricains, montre bien que la notion de choix pose probl&egrave;me dans la mesure o&ugrave; les citoyens n&rsquo;ont pas les moyens de choisir de fa&ccedil;on &eacute;clair&eacute;e, si bien que la possibilit&eacute; de mourir de plaisir, pour plusieurs, constitue sans doute un sort enviable:</p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Marathe shrugged. &lsquo;Us, we will force nothing on U.S.A. persons in their warm homes. We will make only available. Entertainment. There will be then some choosing, to partake or choose not to.&rsquo; Smoothing slightly at his lap&rsquo;s blanket. &lsquo;How will U.S.A.s choose? Who has taught them to choose with care? How will your Offices and Agencies protect them, your people?&rsquo; (p.318)</span></div> <div> Plus loin, Marathe propose que la nation am&eacute;ricaine est de toute fa&ccedil;on d&eacute;j&agrave; morte, les citoyens &eacute;tant d&eacute;sormais incapables d&rsquo;effectuer le moindre choix &eacute;clair&eacute;:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Someone or some people among your own history sometime killed your U.S.A. nation already, Hugh. Someone who had authority, or should have had authority and did not exercise authority. I do not know. <em>But someone sometime let you forget how to choose, and what. Someone let your peoples forget it was the only thing of importance, choosing</em>. (p.319; je souligne.)</span><br /> &nbsp;</div> <div>Ici, il faut se rappeler les propos de DFW au sujet des arts du divertissement, qui ne proposent rien d&rsquo;autre que du plaisir, niant par le fait m&ecirc;me tout ce qui est triste dans l&rsquo;existence, la solitude en premier lieu. Le jeune Hal, habitu&eacute; au fonctionnement rigoureux de l&rsquo;Institut de tennis d&rsquo;Enfield, explique par exemple aux plus jeunes que la solitude est la condition &agrave; laquelle ils sont tous condamn&eacute;s: &laquo;We&rsquo;re all on each other&rsquo;s food chain. All of us. It&rsquo;s an individual sport. Welcome to the meaning of individual. We&rsquo;re each deeply alone here. It&rsquo;s what we all have in common, this aloneness.&raquo; (p.112) Ce diagnostic, qui concerne d&rsquo;abord les jeunes athl&egrave;tes de l&rsquo;acad&eacute;mie Enfield, m&eacute;rite qu&rsquo;on l&rsquo;applique &agrave; l&rsquo;ensemble des personnages du roman et peut-&ecirc;tre &eacute;galement aux lecteurs. Dans l&rsquo;entrevue accord&eacute;e &agrave; Valerie Stivers, DFW exprime de fa&ccedil;on explicite ce lien qu&rsquo;il &eacute;tablit entre la tristesse, les m&eacute;dias de divertissement et l&rsquo;usage de drogues: </div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">I wonder why I'm lonely and doing a lot of drugs? Could there be any connection between the fact that I've got nothing to do with other people, that I don't really have a fucking clue what it is to have a real life and the fact that most of my existence is mediated by entertainment that I passively choose to receive<a name="note16" href="#note16a">[16]</a>?</span><br /> &nbsp;</div> <div>Il devient int&eacute;ressant, &agrave; la lumi&egrave;re de cette d&eacute;claration, de penser l&rsquo;articulation des th&egrave;mes de la solitude et de la d&eacute;pendance aux drogues et aux m&eacute;dias de divertissement, incarn&eacute;s de fa&ccedil;on tout &agrave; fait embl&eacute;matique par le film <em>Infinite Jest</em>. En effet, il est difficile de ne pas y voir un commentaire sur notre propre rapport aux m&eacute;dias, sur le semblant de relation au monde que leur fonctionnement induit. Le sujet contemporain appr&eacute;cie l&rsquo;art divertissant, dit DFW, parce que les m&eacute;dias supportent des &oelig;uvres faites uniquement de plaisir et lui permettent, en lui procurant une exp&eacute;rience esth&eacute;tique heureuse, d&rsquo;oublier tout ce que sa vie a de triste. Cette fuite dans la fiction, devons-nous comprendre, n&rsquo;est pas tellement &eacute;loign&eacute;e de la mort effective des spectateurs du film <em>Infinite Jest</em>. <p>C&rsquo;est dans cette repr&eacute;sentation du divertissement, au c&oelig;ur d&rsquo;une &oelig;uvre qui s&rsquo;efforce de confronter le lecteur &agrave; la tristesse de la vie contemporaine, qu&rsquo;il faut voir l&rsquo;effort de l&rsquo;auteur &agrave; susciter l&rsquo;empathie de celui-ci. Si la t&eacute;l&eacute;vision, comme le propose DFW, conforte l&rsquo;illusion que nous ne sommes pas seuls, <em>Infinite Jest</em> cherche au contraire &agrave; lever le voile sur cette solitude. Il y aurait, dans l&rsquo;exp&eacute;rience de lecture que propose DFW, quelque chose qui rel&egrave;ve du sevrage, et donc de la douleur. Ce sevrage, on l&rsquo;aura compris, concerne l&rsquo;illusion m&eacute;diatique du bonheur socialement partag&eacute;. Celui-ci a une valeur positive, car il implique une forme de renouement avec la r&eacute;alit&eacute; imm&eacute;diate, le refus de l&rsquo;illusion de ce monde &laquo;100% plaisir&raquo; de l&rsquo;&eacute;cran qui, pr&eacute;cis&eacute;ment, <em>fait &eacute;cran</em> devant le tragique de l&rsquo;existence. Tragique qui, pour DFW comme pour Pier-Paolo Pasolini, r&eacute;side dans l&rsquo;amenuisement des rapports humains, et m&ecirc;me, peut-&ecirc;tre, dans leur simple disparition: &laquo;Je tiens simplement &agrave; ce que tu regardes autour de toi et prennes conscience de la trag&eacute;die. Et quelle est-elle, la trag&eacute;die? La trag&eacute;die, c&rsquo;est qu&rsquo;il n&rsquo;existe plus d&rsquo;&ecirc;tres humains; on ne voit plus que de singuliers engins qui se lancent les uns contre les autres<a name="note17" href="#note17a">[17]</a>.&raquo;&nbsp;</p></div> <hr /> <div> <meta name="Titre" content="" /><br /> <a name="note1a" href="#note1">[1]</a> L&rsquo;entrevue, qui a eu lieu le 11 avril 1996, est disponible en ligne: <a href="http://www.kcrw.com/media-player/mediaPlayer2.html?type=audio&amp;id=bw960411david_foster_wallace" title="http://www.kcrw.com/media-player/mediaPlayer2.html?type=audio&amp;id=bw960411david_foster_wallace">http://www.kcrw.com/media-player/mediaPlayer2.html?type=audio&amp;id=bw96041...</a> (site consult&eacute; le 21 novembre 2010). <p><a name="note2a" href="#note2">[2]</a> Pour en conna&icirc;tre davantage sur cette r&eacute;flexion que propose David Foster Wallace &agrave; propos de la t&eacute;l&eacute;vision et des divertissements, on consultera &agrave; profit l&rsquo;entretien de l&rsquo;auteur avec Larry McCaffery, &laquo;A conversation with David Foster Wallace&raquo;, En ligne: <a href="http://www.dalkeyarchive.com/book/?GCOI=15647100621780" title="http://www.dalkeyarchive.com/book/?GCOI=15647100621780">http://www.dalkeyarchive.com/book/?GCOI=15647100621780</a> (site consult&eacute; le 21 novembre 2010).</p> <p><a name="note3a" href="#note3">[3]</a> Dans une entrevue accord&eacute;e &agrave; la revue <em>Stim</em>, l&rsquo;auteur affirme sans d&eacute;tour avoir voulu &eacute;crire &agrave; propos de ce qu&rsquo;il y a de triste dans l&rsquo;Am&eacute;rique contemporaine: &laquo;I wanted to do something sad. I think it's a very sad time in America and it has something to do with entertainment. It's not TV's fault, It's not [Hollywood's] fault and it's not the Net's fault. It's our fault. We're choosing this.&raquo; cf. Valerie Stivers, &laquo;Interview with David Foster Wallace&raquo;, Stim, Mai 1996, En ligne: <a href="http://www.stim.com/Stim-x/0596May/Verbal/dfwtalk.html" title="http://www.stim.com/Stim-x/0596May/Verbal/dfwtalk.html">http://www.stim.com/Stim-x/0596May/Verbal/dfwtalk.html</a> (site consult&eacute; le 25 novembre 2010).</p> <p><a name="note4a" href="#note4">[4]</a> Ce futur &eacute;tant celui du temps de l&rsquo;&eacute;criture, soit 1996, la lecture d&rsquo;<em>Infinite Jest</em> s&rsquo;av&egrave;re d&rsquo;autant plus int&eacute;ressante en 2010 qu&rsquo;elle met en sc&egrave;ne une certaine id&eacute;e de ce qu&rsquo;aurait pu &ecirc;tre notre &eacute;poque. Quelques rares indices, dans le texte, permettent de reconstituer la chronologie et de situer l&rsquo;action du roman &agrave; la fin de la premi&egrave;re d&eacute;cennie du 21e si&egrave;cle. Stephen Burn, dans son livre sur <em>Infinite Jest</em>, reconstitue savamment la chronologie du roman en affirmant, preuves &agrave; l&rsquo;appui, que l&rsquo;action s&rsquo;y termine en 2010, nomm&eacute;e non sans ironie <em>The Year of the Glad</em>. cf. Stephen Burn, <em>Infinite Jest, A Reader&rsquo;s Guide</em>, New York/London, Continuum Contemporaries, 2003, 96 p. </p> <p><a name="note5a" href="#note5">[5]</a> Pour le plaisir, voici les noms des autres ann&eacute;es mentionn&eacute;es dans le texte: (1) Year of the Whopper, (2) Year of the Tucks Medicated Pad, (3) Year of the Trial-Size Dove Bar, (4) Year of the Perdue Wonderchicken, (5) Year of the Whisper-Quiet Maytag Dishmaster, (6) Year of the Yushityu 2007 Mimetic-Resolution-Cartridge-View TP Systems For Home, Office, Or Mobile, (7) Year of Dairy Products from the American Heartland, (8) Year of the Depend Adult Undergarment, (9) Year of Glad. </p> <p><a name="note6a" href="#note6">[6]</a> Remarquons au passage que cet acronyme permet &agrave; l&rsquo;auteur de faire un jeu de mots savoureux, en d&eacute;signant les citoyens de l&rsquo;ONAN comme &eacute;tant des onanistes. Ce d&eacute;tail est important puisqu&rsquo;il t&eacute;moigne de la condition des personnages du roman, le plus souvent pr&eacute;occup&eacute;s bien davantage par leur propre plaisir que par celui des autres.</p> <p><a name="note7a" href="#note7">[7]</a> David Foster Wallace, <em>This is Water, Some Thoughts, Delivered on a Significant Occasion, about Living a Compassionate Life</em>, New York/Boston/London, Little, Brown and Company, 2009, p.120. Une version de ce texte sensiblement diff&eacute;rente est disponible en ligne: <a href="http://www.guardian.co.uk/books/2008/sep/20/fiction" title="http://www.guardian.co.uk/books/2008/sep/20/fiction">http://www.guardian.co.uk/books/2008/sep/20/fiction</a> (site consult&eacute; le 21 novembre 2010).</p> <p><a name="note8a" href="#note8">[8]</a> Christopher Lasch, <em>The Culture of Narcissism: American Life in An Age of Diminishing Expectations</em>, New York/London, W.W. Norton &amp; Company, 1991 [1979], p.VXI.</p> <p><a name="note9a" href="#note9">[9]</a> Larry McCaffery, &laquo;A Conversation with David Foster Wallace&raquo;, En ligne: <a href="http://www.dalkeyarchive.com/book/?fa=customcontent&amp;GCOI=15647100621780&amp;extrasfile=A09F8296-B0D0-B086-B6A350F4F59FD1F7.html" title="http://www.dalkeyarchive.com/book/?fa=customcontent&amp;GCOI=15647100621780&amp;extrasfile=A09F8296-B0D0-B086-B6A350F4F59FD1F7.html">http://www.dalkeyarchive.com/book/?fa=customcontent&amp;GCOI=15647100621780&amp;...</a> (site consult&eacute; le 21 novembre 2010).</p> <p><a name="note10a" href="#note10">[10]</a> D&rsquo;ailleurs, son roman <em>The Corrections</em>, r&eacute;cipiendaire du <em>National Book Award </em>en 2001, partage avec <em>Infinite Jest</em> ce projet d&rsquo;une litt&eacute;rature empathique s&rsquo;&eacute;vertuant &agrave; comprendre les malaises des sujets contemporains. Une lecture comparative de ces deux romans permettrait sans doute de saisir &agrave; quel point les projets romanesques de Franzen et de Foster Wallace ont beaucoup en commun.&nbsp;&nbsp; </p> <p><a name="note11a" href="#note11">[11]</a> Larry McCaffery, <em>Op. cit.</em> </p> <p><a name="note12a" href="#note12">[12]</a> Peter Sloterdijk, <em>Bulles. Sph&egrave;res 1</em>, traduit de l&rsquo;allemand par Olivier Mannoni, Paris, Hachette Litt&eacute;ratures (coll. Pluriel Philosophie), 2002 [1998], p. 59. </p> <p><a name="note13a" href="#note13">[13]</a> Cette allusion invite &agrave; penser <em>Infinite Jest</em> en termes tragiques, d&rsquo;abord parce qu&rsquo;Hamlet est une trag&eacute;die, mais surtout parce que le passage &eacute;voqu&eacute; traite de la mort, de la relation &agrave; l&rsquo;autre et de l&rsquo;empathie, th&egrave;mes centraux du roman de DFW. Il s&rsquo;agit d&rsquo;une r&eacute;f&eacute;rence &agrave; la sc&egrave;ne du fossoyeur (Acte V, sc&egrave;ne I), alors qu&rsquo;Hamlet d&eacute;couvre le cr&acirc;ne de Yorick, l&rsquo;ancien fou du roi, et exprime l&rsquo;horreur qu&rsquo;il ressent devant la mort de cet &ecirc;tre qui lui &eacute;tait cher: &laquo;Let me see. [<em>He takes the skull</em>]. Alas, poor Yorick! I knew him, Horatio&mdash;a fellow of infinite jest, of most excellent fancy. He hath borne me on his back a thousand times, and now how abhorred in my imagination it is! My gorge rises at it.&raquo; cf. Shakespeare, <em>Hamlet</em>, Paris, GF-Flammarion (coll. Bilingue), 1995, p.370. </p> <p><a name="note14a" href="#note14">[14]</a> Arthur Schopenhauer, <em>Le monde comme volont&eacute; et comme repr&eacute;sentation</em>, traduit de l&rsquo;allemand par A. Burdeau, &eacute;dition revue et corrig&eacute;e par Richard Roos, Paris, Quadrige/PUF, 2008, p. 404.</p> <p><a name="note15a" href="#note15">[15]</a> Guy Debord, <em>La soci&eacute;t&eacute; de spectacle</em>, Paris, Gallimard (coll. Folio), 1992 [1967], p.15.</p> <p><a name="note16a" href="#note16">[16]</a> Valerie Stivers, <em>Op. cit.</em>.</p> <p><a name="note17a" href="#note17">[17]</a> Pier-Paolo Pasolini, <em>Contre la t&eacute;l&eacute;vision et autres textes sur la politique et la soci&eacute;t&eacute;</em>, Besan&ccedil;on, Les Solitaires intempestifs, p.93, cit&eacute; dans Georges Didi-Huberman, <em>Survivances des lucioles</em>, Paris, Les &Eacute;ditions de Minuit (coll. Paradoxe), 2009, p.25. <br /> <meta name="Mots cl&eacute;s" content="" /><br /> <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=utf-8" /><br /> <meta name="ProgId" content="Word.Document" /><br /> <meta name="Generator" content="Microsoft Word 2008" /><br /> <meta name="Originator" content="Microsoft Word 2008" /><br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> </p></div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-troubler-loeil#comments Cinéma Contemporain Culture populaire DEBORD, Guy Délinéarisation Divertissement EASTON ELLIS, Bret Empathie États-Unis d'Amérique Fiction Foster Wallace, David FRANZEN, Jonathan Individualisme LASCH, Christopher Métafiction MOORE, Loorie PASOLINI, Pier-Paolo Publicité SCHOPENHAUER, Arthur SHAKESPEARE SLOTERDIJK, Peter Solitude Télévision Tragique Tristesse Roman Tue, 21 Dec 2010 00:19:07 +0000 Simon Brousseau 301 at http://salondouble.contemporain.info