Salon double - Fait divers
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frEmmanuel Carrère: écrivain du discours
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<a href="/equipe/snauwaert-maite">Snauwaert, Maïté</a> </div>
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<a href="/dossier/le-journalisme-litteraire-lecrivain-sur-le-terrain">Le journalisme littéraire: l'écrivain sur le terrain</a> </div>
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<p style="text-align: justify;">Dans son article de 1966 «Les relations de temps dans le verbe français», Émile Benveniste oppose le <em>discours</em> au <em>récit</em>, celui-ci caractérisé par son absence de subjectivité, celui-là au contraire par sa situation. Je veux postuler qu’émergent dans le champ littéraire français des <em>écrivains du discours</em>, parmi lesquels Emmanuel Carrère, qui ne dissimulent pas leur subjectivité derrière des formes génériques, mais proposent un mode d’engagement dans le texte qui est de tout temps. Du côté de la non-fiction ou d’un usage de la fiction au service du réel – entendu, comme chez Philippe Forest après Georges Bataille, en tant qu’irréductible de l’expérience, qui ne s’atteint peut-être que par les voies détournées de la littérature et de la représentation –, ce sont les formes de la vie humaine et ce que l’écriture peut en rendre qui intéressent ces auteurs. Leurs textes non seulement portent la trace de ce travail de terrain et d’une interrogation éthique sur le droit de dire, mais ils discutent la présence de l’auteur et son engagement dans l’écriture comme un mode d’action sur le monde.</p>
<p style="text-align: justify;"><br />De sa rencontre avec le monstrueux dans <em>L’Adversaire</em> (2000) à sa confrontation du pathétique dans<em> D’autres vies que la mienne</em> (2009), l’écrivain est chez Emmanuel Carrère celui qui dit «je» dans l’espace public; celui qui prend sur lui la responsabilité de sa représentation du réel, et jusqu’à un certain point la responsabilité du réel, par un double mode d’identification et d’investigation qui agit comme une forme de solidarité à l’égard de celui-ci: en écrivant le monde, l’écrivain se propose non de le surplomber mais d’en participer. La représentation produite ne vise pas l’authentique, «cette fiction particulière qui nous fait perdre de vue le réel en nous laissant croire que, dans quelque réserve profonde, nous pouvons le puiser», comme le définit Pierre Jourde (2005: 11), mais se montre co-extensive de la réalité, participant des formes de sa connaissance voire de sa production. L’auteur ne prétend pas à la saisie d’une vérité une et unique sur le réel, ni à une saisie directe et instantanée telle que la postule Isabelle Meuret (2002) dans son rapprochement entre journalisme littéraire et cinéma-vérité, mais à une vérité singulière dont il est le seul garant, et dont il met de l’avant le dispositif, rend explicites les modalités de reportage et d’écriture, afin d’éviter l’écueil d’une prétention à l’authenticité qui ne serait qu’un <em>effet d’authentique</em> (Jourde, 2005).</p>
<p style="text-align: justify;">Cet écrivain du discours, tel que je le postule, qui s’attache à mettre en évidence les modalités de composition de son texte, à y discuter son point de vue, cherche, par contraste avec celui du récit, non l’objectivité ou la neutralité d’un monde présenté comme auto-produit, mais la mise en évidence des subjectivités plurielles et parfois conflictuelles qui médiatisent notre relation au réel.<br /><br />Emmanuel Carrère a d’illustres prédécesseurs dans cette veine que constitue le fait divers ou l’affaire criminelle pour l’imagination des romanciers. Comme le rappelle Bruno Curatolo dans son article «La chronique judiciaire romancée» (2011), cet intérêt pour le réel est mis en évidence par André Gide dans ses <em>Souvenirs de la cour d’assises</em> et <em>La Séquestrée de Poitiers</em>; par Jean Giono avec ses <em>Notes sur l’Affaire Dominici</em> suivies d’un <em>Essai sur le caractère des personnages</em>, dont le titre dit bien l’entrée dans la fiction de toute représentation et de toute appropriation du réel par l’écrivain; par Marguerite Duras avec son «Sublime, forcément sublime Christine V.» pour <em>Libération</em>; et par Carrère lui-même qui, inspiré de l’affaire Romand, écrivit d’abord <em>La Classe de neige</em> sous la forme d’un récit à la troisième personne. Dans ces textes inclassables et souvent hétérogènes dans la production de leurs auteurs, dont les titres signalent l’approximation générique et le lien à la réalité («souvenirs», «notes», «essai», «récit»), celle-ci est présentée comme porteuse d’énigmes que la littérature est à même non de résoudre, mais de révéler dans leurs contradictions, et dans ce qu’elles ont à nous dire de la nature humaine. Ces cas-limites recèlent, avant l’intervention du littéraire, ce dont celui-ci est d’ordinaire à la recherche par les sentiers de la fiction: un drame humain et sa crédibilité jusque dans ses plus étonnants paradoxes. Le travail du romancier est alors d’organiser ce drame, d’en montrer les ressorts et les constituants pour offrir à la réflexion, plutôt qu’à l’imagination, tout le caractère humain qui rattache, à travers leur aspect extraordinaire et malgré celui-ci, ces figures de la monstruosité à nous êtres ordinaires, nous les rendant fascinants et terrifiants à la fois.</p>
<p style="text-align: justify;">C’est parce qu’il est notre autre mais qu’il émane de la même fabrique humaine que nous que le criminel, l’infanticide, l’assassin, nous voulons le connaître, nous cherchons à le comprendre. Sa monstruosité ne nous est pas étrangère; elle constitue un degré de notre humanisation – qui en tant que processus, court toujours le risque de sombrer dans la déshumanisation –, degré extrême auquel nous espérons ne jamais parvenir. Ces auteurs montrent que cette monstruosité apparaît sur une ligne continue à notre humanité courante, plutôt qu’elle n’en serait l’envers. Lorsque<em> L’Adversaire</em> reconstitue l’histoire de Jean-Claude Romand, cet homme qui fit croire à son entourage qu’il était médecin et chercheur à l’Organisation Mondiale de la Santé pendant dix-huit ans, alors qu’il n’était rien; puis qui, sur le point d’être découvert, assassina tous les membres de sa famille: parents, femme et enfants, Carrère commence par s’identifier au père de famille en lui, à faire valoir entre eux les rapprochements: «Le matin du samedi 9 janvier 1993, pendant que Jean-Claude Romand tuait sa femme et ses enfants, j’assistais avec les miens à une réunion pédagogique à l’école de Gabriel, notre fils aîné.» (2000: 9, c’est l’<em>incipit</em>) Cette mise en parallèle qui semble banaliser les crimes insiste sur la chronique de la vie ordinaire au <em>dérapage près</em>: «[Gabriel] avait cinq ans, l’âge d’Antoine Romand. Nous sommes allés ensuite déjeuner chez mes parents et Romand chez les siens, qu’il a tués après le repas.» (2000: 9) De l’extérieur, rien ne distinguait avant le passage à l’acte un Emmanuel Carrère d’un Jean-Claude Romand, un père de famille d’un autre. En écrivant cette histoire au «je» – le sien et non celui de Romand –, Carrère fait le choix d’assumer son point de vue, de prendre sa responsabilité d’auteur vis-à-vis d’une histoire qui n’est pas la sienne. Il s’en explique dans une lettre à Romand:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
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<p style="text-align: justify;"><br />Mon problème […] est de trouver ma place face à votre histoire. […] Ce n’est évidemment pas moi qui vais dire “je” pour votre compte, mais alors il me reste, à propos de vous, à dire “je” pour moi-même. À dire, en mon nom propre et sans me réfugier derrière un témoin plus ou moins imaginaire ou un patchwork d’informations se voulant objectives, ce qui dans votre histoire me parle et résonne dans la mienne. (2000: 203-204)</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;"><br />L’écrivain devient la caisse de résonance d’une histoire qui, parce qu’elle est incroyable, a besoin d’un écho pour s’actualiser pleinement; non tant pour son acteur principal, dont la problématique est son rapport intérieur à la vérité, mais pour nous qui la recevons sans savoir quoi en faire. Or l’écrivain, en la médiatisant par la mise en évidence de sa propre subjectivité affectée, peut, sinon nous la rendre compréhensible, du moins l’humaniser. «<em>L’Adversaire</em> n’est pas simplement le récit de la vie de Jean-Claude Romand, écrit Émilie Brière, il s’agit avant tout du récit de l’effet qu’a eu ce fait divers dans la vie de l’auteur, et, conséquemment, de celui des démarches entreprises pour l’écriture du roman.» (2009: 166) Si Carrère ne témoigne pas dans son texte d’une empathie particulière pour Romand, il accepte néanmoins de jouer ce rôle de miroir dans lequel se réfléchit cet homme insaisissable, d’être celui qui pourrait à son tour basculer. Il montre que <em>l’adversaire</em>, c’est cet autre sombre et latent que chacun porte en soi. Pour trouver sa place face à cette histoire, il reconnaît une différence de degré mais non d’essence entre lui-même et l’autre.</p>
<p style="text-align: justify;"><br />Si l’écrivain choisit ses histoires, il montre qu’elles viennent à lui dans le cours de son quotidien, dont la chronique accentue les points communs. L’<em>incipit</em> de <em>L’Adversaire</em> continuait sa description de la fin de semaine: «J’ai passé seul dans mon studio l’après-midi du samedi et le dimanche, habituellement consacrés à la vie commune, car je terminais un livre auquel je travaillais depuis un an: la biographie du romancier de science-fiction Philip K. Dick. […] J’ai fini le mardi soir et le mercredi matin lu le premier article de <em>Libération</em> consacré à l’affaire Romand.» (2000: 9) En l’occurrence, c’est la solitude comme contrepoint de la vie familiale qui est soulignée, dimension évidente mais la plus énigmatique de l’histoire de Romand, ces journées entières passées à ne rien faire, dont le vide apparaît comme l’envers stérile de la solitude de l’écriture, portant à l’imagination et portée par le projet du livre, mais dont il serait difficile certains jours de rendre compte, et qui n’a personne pour témoin. Lorsque Carrère s’engage sur le terrain de cette histoire, retraçant les lieux parcourus par Romand, lui écrivant et le rencontrant une unique fois, allant à la rencontre des témoins survivants, ce sont les similarités des vies d’hommes qu’il met de l’avant, déplaçant cette fois le foyer d’identification vers le meilleur ami: «L’idée a traversé Luc, elle devait le hanter par la suite, que dans [ce qu’il crut d’abord être un cauchemar] Jean-Claude faisait office de double et qu’il s’y faisait jour des peurs qu’il éprouvait à son propre sujet: peur de perdre les siens mais aussi de se perdre lui-même, de découvrir que derrière la façade sociale il n’était rien.» (2000: 16) Cette peur, on entend que c’est celle aussi bien de Carrère, que c’est «ce qui dans [cette] histoire me parle et résonne dans la mienne» (2000: 204, déjà cité). Anticipant sur le livre de 2009, ce sont déjà d’<em>autres</em> vies qui informent l’écriture de Carrère, telles qu’elles s’inscrivent dans la fibre ordinaire de la sienne.<br /> </p>
<p style="text-align: justify;"><em>D’autres vies que la mienne</em>, avec son titre programmatique, poursuit cette veine. Carrère y aborde une catastrophe collective, le tsunami de 2004 dans l’océan Indien, à travers le prisme singulier d’un couple de Français en vacances au Sri Lanka, avec lequel Carrère et sa compagne ont sympathisé, qui perd sa petite fille dans la vague. Or, comme s’il fallait une brèche dans le tissu de sa vie pour s’ouvrir à celle des autres, cette histoire s’inscrit sur la ligne brisée de la propre vie de Carrère: «La nuit d’avant la vague, je me rappelle qu’Hélène et moi avions parlé de nous séparer.» (2009: 7, c’est l’<em>incipit</em>) Cette prémisse va être bouleversée par le tsunami et par une autre tragédie familiale qui frappe plus près. La sœur de la compagne de l’auteur, hospitalisée pour une embolie pulmonaire juste avant leur départ, révèle une récidive de cancer qui va l’emporter en laissant seuls son mari et leurs trois enfants. Faisant suite au premier récit du tsunami, le texte devient le récit de ce cancer, de son issue, des vies croisées qu’il va toucher: celle de la jeune mère qui se prépare en toute conscience à mourir; celles du mari puis du veuf, des enfants; celle du proche collègue de la jeune femme, juge comme elle, survivant du cancer amputé d’une jambe, dont Carrère décide de raconter l’histoire personnelle et le quotidien de sa profession.</p>
<p style="text-align: justify;"><br />Cette enquête à son tour, qui rend le livre étrangement hétérogène à la façon du faux départ de <em>Psycho</em> d’Alfred Hitchock (USA, 1960), devient un véritable examen des commissions de surendettement en France. Elle dévoile l’héroïsme d’un homme à présent seul – il partageait avec la défunte son courage et sa vision de la justice –, qui, revenu de la mort, retient le bras de la machine judiciaire et des compagnies financières qui écrasent les plus faibles. Cette catastrophe-là est économique, et n’a pas moins d’impact, social et individuel, que n’en a eu la vague. Elle est seulement plus ordinaire et plus dissimulée sous les replis d’une société en apparence saine parce que la majorité de sa population, relativement au reste du monde, est privilégiée. Dans ces histoires enchevêtrées, liées par leur co-occurrence dans la vie de l’auteur et par leur intensité, le fil rouge est la survie: à la mort de l’enfant, au cancer, à la diminution physique, à l’exclusion sociale. Mais c’est aussi la question du lien, de la solidarité, de la présence de chacun dans la vie des autres qui conduit ces pages. Chez Carrère, la tâche de l’écrivain est de rendre apparent ce lien et de le lier encore à d’autres vies, lui-même inscrit en tant qu’individu dans ce réseau d’imbrications mutuelles génératrices de transformations: «Ah, et puis: je préfère ce qui me rapproche des autres hommes à ce qui m’en distingue. Cela aussi est nouveau» (2009: 308). Inclus dans l’arborescence de ces affections réciproques, ou à son fondement, le couple initial a évolué de l’imminence de la séparation, «avant la vague», au désir, «cinq ans plus tard», après avoir «eu une petite fille», de «vieillir ensemble» (2009: 7). On part en vacances avec une femme dont on est peut-être sur le point de se séparer, et on se retrouve témoin d’un cataclysme, du deuil déchirant d’une jeune famille, de la passion pour la justice sociale d’un survivant du cancer, d’une plongée dans la machine judiciaire française. Ce, selon une courbe d’événements imprévisible quelques mois auparavant et qui va nous affecter durablement.<br /><br />La démarche d’Emmanuel Carrère s’apparente ainsi à celle du journalisme littéraire ou <em>literary journalism</em> de la tradition anglo-saxonne, ce «journalisme au long cours, qui prend le temps de voyager, rencontrer, raconter» tel que le décrit Isabelle Meuret, et qui, marqué par «une qualité d’écriture et un engagement de l’auteur», «permet une approche phénoménologique de la réalité dans toute son humanité», tout en constituant «une investigation minutieuse des faits rapportés», puisque «sa matière première est le réel» (2012). Dans la tradition française, les textes de Carrère relèvent du reportage, qui à la différence du fait divers caractérisé «par le gommage d’indices de l’observation et par une énonciation se voulant objective», «replace au cœur du journal le sujet, témoin des faits narrés ou, du moins, garant de leur validité» (Boucharenc et al., 2011: 14). Le romancier écrit à la fin de <em>D’autres vies que la mienne</em>: «Chaque jour depuis six mois, volontairement, j’ai passé quelques heures devant l’ordinateur à écrire sur ce qui me fait le plus peur au monde: la mort d’un enfant pour ses parents, celle d’une jeune femme pour ses enfants et son mari.» (2009: 308) C’est l’aveu de sa plus grande vulnérabilité qui est le garant de son écriture, tandis que les vies venues à sa rencontre chargent l’écrivain en lui d’une responsabilité éthique: «La vie m’a fait témoin de ces deux malheurs, coup sur coup, et chargé, c’est du moins ainsi que je l’ai compris, d’en rendre compte.» (2009: 308) Ce rôle de reporter est celui de qui, ayant vu et sachant dire, doit témoigner:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
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<p style="text-align: justify;"><br />Le reporter, en effet, est censé avoir été présent personnellement sur place et, s’il n’a pas assisté à proprement parler à l’événement dont il rend compte, ou qu’il n’a pu prendre connaissance lui-même des rouages de la situation qu’il décrit, il doit avoir recueilli et vérifié des témoignages, de préférence de première main. Autrement dit, bien que – ou parce que – se présentant comme le garant de la validité de l’information, l’enquête n’exclut aucunement la présence, en tant que sujet, de l’enquêteur dans un discours: elle l’implique, tout au contraire, et non sans ambiguïtés. (Boucharenc et al., 2011: 14)</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;"><br />Dans <em>L’Adversaire</em>, l’écrivain se faisait rapporteur non pour accentuer les différences qui nous séparent irrévocablement de l’assassin, mais pour faire valoir les dénominateurs communs par lesquels chacun peut s’y identifier. Il montrait que, de l’ami jusqu’à l’écrivain, comme nous sans lien d’abord avec son histoire, personne n’est indemne, puisqu’une telle histoire menace le tissu social comme la fabrique individuelle. Dans <em>D’autres vies que la mienne</em>, affrontant «ce qui [lui] fait le plus peur au monde» (2009: 308), il acceptait de confronter des peurs ancestrales, universelles, qui sont parmi les derniers tabous de l’Occident.</p>
<p style="text-align: justify;"><br />L’écrivain du discours, chez Carrère, se fait l’émissaire de nos interrogations, s’approchant au plus près de l’énigme sans prétendre en savoir quelque chose, usant de sa présence sur les lieux et de son aura culturelle pour accéder à des dimensions qui nous demeureraient inconnues. Il met au jour l’histoire dans ses constituants, la désépaissit sans la réduire en décrivant la suite des faits avec précision et clarté, dans la maîtrise ordonnée d’une langue de laquelle, pour nous permettre d’en être les interlocuteurs, il ne s’efface pas. Il en expose les éléments croisés de discours: entretiens, témoignages, correspondances, dont aucun ne peut prétendre davantage à la vérité, mais qu’il se donne la tâche d’articuler et de rendre lisibles pour tous. «Est sujet celui par qui un autre est sujet», écrit Henri Meschonnic (2010: 31). C’est en assumant la responsabilité de sa présence dans le texte, des raisons personnelles pour lesquelles l’histoire le touche, de son point de vue, que l’écrivain permet au lecteur d’être à son tour sujet face à l’événement, conscience critique plutôt que spectateur passif et insensibilisé.<br /><br />«Alors que le journalisme se conçoit volontiers comme un discours référentiel, censé rendre compte des faits, des événements – qu’il est par conséquent largement perçu comme <em>tenu au réel</em> –, la littérature est plus traditionnellement considérée comme jouissant d’une plus grande marge de liberté dans ses relations avec la réalité», écrivent Myriam Boucharenc, David Martens et Laurence van Nuijs dans leur introduction au dossier «Croisées de la fiction. Journalisme et littérature» (2011: 9). La particularité de ce que j’ai appelé cette <em>écriture du discours</em> à la française, qui montre un sujet affecté par ce qu’il rapporte et n’est pas sans similitudes avec le journalisme littéraire américain, est qu’elle se sent <em>tenue au réel</em>. Écriture de non-fiction à la façon du <em>non-fiction novel</em> de Truman Capote avec <em>In Cold Blood</em> (1966), dont Carrère dit s’être au départ inspiré pour écrire <em>L’Adversaire</em> (Carrère 2006; Herrero Cecilia 2011), elle n’a pas la «neutralité de ton» du journalisme (Boucharenc et al., 2011: 10) (ce qui n’empêche pas la sobriété chez Carrère), bien qu’elle soit attachée à ne pas trahir la réalité des milieux, des discours, des expertises (la séquence connue des événements, l’emploi du temps avéré de Romand, les rapports des psychiatres et les impressions des journalistes durant le procès, dans <em>L’Adversaire;</em> les réalités juridiques du crédit à la consommation dans<em> D’autres vies que la mienne</em>).</p>
<p style="text-align: justify;"><br />Au nom de Carrère on pourrait ajoindre ceux d’Annie Ernaux, de Philippe Forest, de Jane Sautière, qui selon des poétiques singulières, s’inscrivant comme sujets patents dans leurs textes, rapportent une expérience personnelle pour l’élargir en une réflexion sur la vie humaine, qui apparaît fondée sur des intersections, des points de jonction et des influences, parfois littéraires. Dans des textes qui fraient avec le reportage, ces écrivains du discours présentent leur subjectivité comme point d’articulation de leurs rencontres, ressaisie dans le temps second de l’écriture de ce qui donne à penser, mais n’a pas le temps d’être pensé, dans l’expérience quotidienne de la vie humaine.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span></p>
<p style="text-align: justify;"><br />BENVENISTE, Émile (1966), «Les relations de temps dans le verbe français», <em>Problèmes de linguistique générale 1</em>, Paris, Gallimard, coll. «Tel», ch. XIX, p. 237-250.</p>
<p style="text-align: justify;">BOUCHARENC, Myriam, David MARTENS & Laurence VAN NUIJS (2011), «Croisées de la fiction. Journalisme et littérature» (présentation du dossier), <em>Interférences littéraires/Literaire intenferenties</em>, n°7, novembre, pp. 9-19.</p>
<p style="text-align: justify;">BRIÈRE, Émilie, «Faits divers, faits littéraires. Le romancier contemporain devant les faits accomplis», <em>Études littéraires</em>, vol. 40, n°3, automne 2009, p. 157-171.</p>
<p style="text-align: justify;">CARRÈRE, Emmanuel (1995), <em>La Classe de neige,</em> Paris, P.O.L.</p>
<p style="text-align: justify;">CARRÈRE, Emmanuel (2000), <em>L’Adversaire</em>, Paris, P.O.L., rééd. «Folio».</p>
<p style="text-align: justify;">CARRÈRE, Emmanuel (2006), «Capote, Romand et moi», <em>Télérama</em>, 11 mars. Cité dans HERRERO CECILIA, Juan (2011), «Sur la figure du double et l’énigme du mal dans <em>L’Adversaire </em>d’Emmanuel Carrère, une histoire d’imposture criminelle», <em>Çédille, revista de estudios franceses</em>,<em> Monografías 2</em>, p. 313.</p>
<p style="text-align: justify;">CARRÈRE, Emmanuel (2009), <em>D’autres vies que la mienne</em>, Paris, P.O.L.</p>
<p style="text-align: justify;"><br />CURATOLO, Bruno (2011), «La chronique judiciaire romancée», dans «Croisées de la fiction. Journalisme et littérature», <em>Interférences littéraires/Literaire intenferenties</em>, n°7, novembre, pp. 101-112.</p>
<p style="text-align: justify;">DURAS, Marguerite (1985), «Sublime, forcément sublime Christine V.», <em>Libération</em>, 17 juillet 1985.</p>
<p style="text-align: justify;">GIDE, André ([1914] 2009),<em> Souvenirs de la cour d’assises</em>, Paris, Gallimard, «Folio».</p>
<p style="text-align: justify;">GIDE, André ([1930] 1977), <em>La Séquestrée de Poitiers</em>, suivi de <em>L’Affaire Redureau</em>, Paris, Gallimard, «Folio».</p>
<p style="text-align: justify;">GIONO, Jean (1955), <em>Notes sur L’Affaire Dominici</em>, suivies d’un <em>Essai sur le caractère des personnages</em>, Paris, Gallimard.</p>
<p style="text-align: justify;">HERRERO CECILIA, Juan (2011), «Sur la figure du double et l’énigme du mal dans L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, une histoire d’imposture criminelle», <em>Çédille, revista de estudios franceses</em>, <em>Monografías 2</em>, pp. 307-336.</p>
<p style="text-align: justify;">JOURDE, Pierre ([2001] 2005), <em>Littérature et authenticité. Le réel, le neutre, la fiction</em>, Paris, L’Esprit des Péninsules.</p>
<p style="text-align: justify;">MESCHONNIC, Henri, «Le Langage comme éthique», <em>Inventer avec l’enfant en CMPP</em>, Toulouse, ERES, 2010, p. 31-40.</p>
<p style="text-align: justify;">MEURET, Isabelle (2012), «Le Journalisme littéraire à l’aube du XXIe siècle: regards croisés entre mondes anglophone et francophone», <em>COnTEXTES</em>, 11 [en ligne] URL: <a href="http://contextes.revues.org/5376" title="http://contextes.revues.org/5376">http://contextes.revues.org/5376</a> (page consultée le 15 juillet 2013).</p>
http://salondouble.contemporain.info/article/emmanuel-carrere-ecrivain-du-discours#commentsAutorité narrativeBiographieCAPOTE, TrumanCARRÈRE, EmmanuelDeuilEmpathieÉthiqueFait diversFranceRécitSubjectivitéEssai(s)Récit(s)Mon, 18 Nov 2013 00:49:37 +0000Maïté Snauwaert819 at http://salondouble.contemporain.infoRaconter, rétablir: esthétique de la rectification chez Jean-Philippe Toussaint et Mathieu Lindon
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<p style="text-align: right;">«Mais moi qui ai tant de respect pour la littérature,<br />qui n’acceptais pas de regrouper en volume mes articles de <em>Libération</em>,<br />qu’est-ce qui me prenait de vouloir tirer un livre<br />de cette très miteuse affaire?» (Mathieu Lindon, <em>Lâcheté d’Air France</em>)</p>
<p style="text-align: justify;"><br /><br />Les récits <em>Lâcheté d’Air France</em> de Mathieu Lindon et <em>La mélancolie de Zidane</em> de Jean-Philippe Toussaint ont ceci en commun qu’ils proposent une relecture d’événements relativement (ou fortement) médiatisés. Ainsi, le coup de tête asséné par Zinédine Zidane à Marco Materazzi en 2006, lors de la coupe du monde de football, est réinvesti par Toussaint qui, dans son court essai, ramène ce geste du côté de la littérature et transforme le footballeur étoile en héros romanesque. Lindon propose quant à lui, dans sa plaquette pamphlétaire, le récit des événements qui ont mené les employés du comptoir d’Air France de l’aéroport d’Orly à déserter leur poste, le 29 septembre 2001, et à abandonner les voyageurs –Mathieu Lindon était du nombre– après avoir été informés d’une rumeur d’attentat à la bombe. Ce faisant, Lindon met non seulement à jour les travers, les failles et les paradoxes d’une compagnie d’aviation nationale au discours formaté, mais remet surtout en question les écueils d’un «discours de crise» trop bien rodé où l’on peut affirmer tout et n’importe quoi sous prétexte de «mesures de sécurité», sorte d’«argument imparable contre lequel personne n’est plus en droit de s’élever» (25-26). Ce que dénonce Lindon, c’est le discours d’Air France où la lâcheté est travestie en courage, où la «couardise irresponsable» des employés est maquillée en «conduite conforme aux règles de la compagnie» (26), où «fuir […] devien[t] un acte de patriotisme» (28).</p>
<p style="text-align: justify;"><br />Comment décrire ces courts textes à mi-chemin entre l’essai littéraire, la chronique et le reportage? Bien que leurs tons soient fort différents –Toussaint se situe du côté de l’essai littéraire alors que Lindon propose une sorte de récit/pamphlet citoyen <strong><a href="#1">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong> – les deux textes participent d’une même esthétique, que je tâcherai de circonscrire. Ainsi, parce qu’ils se construisent explicitement sur une <em>insatisfaction</em> face aux récits officiels et qu’ils se présentent comme une relecture très personnelle de ces événements médiatisés, je propose de qualifier ces textes de «récits de rectification». Il ne faut toutefois pas y voir un désir de rectification intransigeant et autoritaire puisque les auteurs s’y présentent comme des «témoins imparfaits», posant un regard subjectif sur l’Événement tout en réfléchissant au pouvoir du geste littéraire.<br /><br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Forme et mélancolie</strong></span><br />Dans leur article «Le coup de boule de Zidane: Un geste chevaleresque au miroir des interprétations», Christian Le Bart et Jean-François Polo (2010) ont bien résumé l’ampleur du «déchaînement interprétatif» dont a fait l’objet le coup de tête de Zidane. Ainsi, ils montrent comment sont entrés</p>
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<p style="text-align: justify;"><br />dans le jeu interprétatif des acteurs a priori très éloignés du champ sportif, ce qui en soi vaut déjà consécration pour le geste en question. Bernard-Henri Levy commente dans le <em>Wall Street Journal</em>, SOS Racisme prend position contre Materazzi auteur de propos racistes, le président Chirac y va de son mot sur Zidane «génie du football» qui suscite «l’admiration et l’affection de la nation». Les austères éditions de Minuit publient un court texte académique de Jean-Philippe Toussaint intitulé: <em>La Mélancolie de Zidane</em>. Sous le titre <em>La 107ème minute </em>(éd. Les quatre chemins), Anne Delbée, femme de théâtre, rigoureuse biographe de Camille Claudel, de Jean Racine et de Sarah Bernhardt, consacre également un livre à l’événement. […] On se situe donc, avec l’entrée en scène d’écrivains, de politiques, d’intellectuels, bien au-delà du football. Il y a une «Affaire Zidane» (Le Bart et Polo, 2010:26-27).</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;"><br />Le Bart et Polo montrent bien comment le geste irréfléchi de Zidane agit comme un «événement total», comme une «“œuvre ouverte” […] disponible à toutes les appropriations» en ce sens où</p>
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<p style="text-align: justify;"><br />[l]e geste de Zidane est suffisamment ambigu et mystérieux pour encourager des lectures multiples. Pour les uns, il fait passer Zidane du sacré au profane: la star mondiale redevient un homme ordinaire. Pour les autres, c’est le cheminement inverse, du profane footballistique au sacré de la tragédie antique. Le délire interprétatif est à la mesure de l’ambiguïté de cet acte inexpliqué (Le Bart et Polo, 2010:44).</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;"><br />L’essai de Toussaint emprunte cette dernière voie: du «profane footballistique», Zidane est rapatrié par l’auteur dans le champ mythique des formes pures et de la création. Dès l’incipit, Zidane est ainsi présenté comme une sorte de dieu mélancolique figé dans un univers hautement pictural, sous «un de ces ciels de vent immenses et changeants de la peinture flamande» (7). Dans le stade de Berlin, le temps se fige et se dilate, comme une préfiguration de l’événement à venir, de l’instant précis où tout basculera:</p>
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<p style="text-align: justify;"><br />Zidane regardait le ciel de Berlin sans penser à rien […]. Zidane regardait le ciel de Berlin au-dessus du stade olympique le soir du 9 juillet 2006, et il éprouvait avec une intensité poignante le sentiment d’être là, simplement là, dans le stade olympique de Berlin, à ce moment précis du temps, le soir de la finale de la Coupe du monde de football (7).</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;"><br />Toussaint fait de Zidane un artiste habité d’un souci formaliste, transformant le moindre de ses gestes en formes à l’état pur, tel ce</p>
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<p style="text-align: justify;"><br />penalty transformé à la septième minute, une <em>Panenka</em> indolente qui toucha la barre transversale pour passer la ligne et ressortir du but, trajectoire de billard qui flirtait déjà avec le tir de légende de Geoff Hurst à Wemblay en 1966. Mais ce n’était encore qu’une citation, un hommage involontaire à un épisode légendaire de la Coupe du monde (8).</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;"><br />Loin de ces interprétations socialisantes (intégration culturelle, violence dans le sport) qui ont envahi les médias suite à ce geste, loin de toute analyse psychologisante (Zidane l’enfant des cités, Zidane le Maghrébin, le musulman), Toussaint s’intéresse plutôt au potentiel créateur, au caractère littéraire de ce geste définitif commis par le footballeur. Ainsi, sa <em>Panenka</em> devient acte littéraire, véritable <em>citation</em> en hommage à Antonín Panenka, footballeur tchécoslovaque à l’origine de cette technique de tir toute particulière. Quant à son coup de boule, il devient coup de maître romanesque:</p>
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<p style="text-align: justify;"><br />Le vrai geste de Zidane le soir de cette finale –geste soudain comme un débordement de bile noire dans la nuit solitaire– […] geste décisif, brutal, prosaïque et romanesque: un instant d’ambiguïté parfait sous le ciel de Berlin, quelques secondes d’ambivalence vertigineuses, où beauté et noirceur, violence et passion, entrent en contact et provoquent le court-circuit d’un geste inédit (8-9).</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;"><br />Cette question du «geste inédit», Toussaint se l’approprie et l’explique par sa propre pratique d’écriture en citant le narrateur mélancolique de <em>La salle de bain</em>, son premier roman: «l’envie d’en finir au plus vite, l’envie, irrépressible, de quitter brusquement le terrain et de rentrer aux vestiaires (<em>je partis brusquement et sans prévenir personne</em>), car la lassitude est là, soudain, incommensurable […]» (11). Citant <em>L’encre de la mélancolie</em> de Jean Starobinski, Toussaint explique:</p>
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<p style="text-align: justify;"><br />La mélancolie de Zidane est ma mélancolie, je la sais, je l’ai nourrie et je l’éprouve. Le monde devient opaque, les membres sont lourds, <em>les heures paraissent appesanties, semblent plus longues, plus lentes, interminables</em>. Il se sent fourbu et il devient vulnérable. <em>Quelque chose en nous se tourne contre nous</em> […] (12).</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;"><br />Par son essai, Toussaint ne se présente pas comme un simple spectateur qui propose son récit des événements; il se pose plutôt comme le témoin d’un geste dont il reconnaît la beauté et l’ambiguïté, d’une mélancolie dont il se sait habité.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>«Je veux juste me plaindre»</strong></span><br />Si le ton emprunté par Mathieu Lindon dans <em>Lâcheté d’Air France</em> diffère largement de celui employé par Jean-Philippe Toussaint, c’est notamment parce qu’il signe un véritable pamphlet citoyen, dont l’argumentation est entièrement élaborée «dans le but de réfuter, de disqualifier et de condamner un autre discours sur lequel [l’auteur] port[e] d’emblée un jugement de valeur: i[l] dénonc[e] les absurdités, s’emport[e] contre le mensonge, vilipend[e] les imposteurs» (Glaudes et Louette, 2011:30). Le genre de l’essai, dans lequel s’inscrit <em>La mélancolie de Zidane</em>, «relève, au contraire, du genre délibératif: plus pondéré dans ses appréciations, […] de mettre une pensée à l’épreuve des faits, de l’engager sur la voie du débat intérieur» (Glaudes et Louette, 2011:30). Malgré le changement de ton, c’est également un «geste inédit» qui sert de détonateur au texte que signe Lindon:</p>
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<p style="text-align: justify;"><br />Les voyages en avion sont une perpétuelle source de désagréments divers et inattendus mais la fuite précipitée d’employés apeurés devant la clientèle me semble inédite, action apparemment honteuse et susceptible d’ouvrir un âge d’or de l’insécurité aérienne (7-8).</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;"><br />Devant la mauvaise foi de la compagnie, qui se contente de répondre évasivement à ses questions suite à ce fâcheux événement, Lindon réfléchit à la meilleure manière de dénoncer le manque d’éthique d’Air France:</p>
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<p style="text-align: justify;"><br />Un article de journal n’aurait ni la taille ni l’environnement pour me permettre de mener à bien ce que je souhaitais, je n’allais pas, quand bien même j’y aurais été par extraordinaire convié, raconter ma mésaventure dans une émission de Jean-Luc Delarue ou de Daniela Lumbroso tel un consommateur trompé […]. Je voulais écrire mon récit, je ne pouvais surmonter cette épreuve ridicule qu’avec un acte littéraire (dénicher le caractère universel de mon embarquement retardé semblait pourtant de prime abord une tâche délicate). (38-39)</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;"><br />Le récit qu’il propose est parsemé d’extraits des lettres qu’il a envoyées au service client d’Air France, au président de la compagnie, au directeur général d’Aéroports de Paris, etc. De même, Lindon rapporte scrupuleusement la teneur des entretiens téléphoniques qu’il a eus avec des employés de la compagnie. Ainsi, devant le lecteur, se déploie sans fard l’image d’une compagnie peu scrupuleuse qui assène à l’auteur des réponses creuses et préfabriquées, des explications qui «ne correspond[ent] aucunement à la réalité et [lui] paraissent d’une mauvaise foi insondable» (32). De la même manière que Toussaint dans <em>La mélancolie de Zidane</em> –mais dans une visée opposée, résolument cynique-, Lindon rapatrie l’Événement du côté de la littérature, ou, pour être plus exact dans ce cas, du côté de la fiction et du roman (entendus comme leurres): «[j]’étais beaucoup plus citoyen que consommateur dans cette affaire. Surtout, je voulais y être écrivain, même si les seuls éléments fictifs intégrés à mon récit, hors ceux propres à l’écriture, étaient ceux qu’Air France y avait introduits par ses déclarations et courriers réels mais extravagants» (43); «[j]e me réjouissais qu’un livre me permette de combattre à armes moins inégales, que, grâce à un récit, je puisse réagir au roman imaginé par Air France» (50).</p>
<p style="text-align: justify;"><br />On a vu comment Toussaint et Lindon réfléchissent l’Événement sous l’angle du «geste inédit» (geste romanesque chez Zidane et geste honteux chez Air France). Dans les deux cas, les écrivains adoptent une posture rectificative et opèrent un renversement de signification face à cet événement médiatisé; Toussaint transforme un sacrilège sportif en un coup de maître formaliste, en un pur moment littéraire, alors que Lindon met en évidence la lâcheté d’une compagnie qui affirme avoir agi correctement au nom de «mesures de sécurité». Dans les deux cas, les auteurs décontextualisent l’Événement pour le rapatrier dans le champ du romanesque et de la création (sur un ton empathique chez Toussaint et ironique chez Lindon). Reste maintenant à s’intéresser à la singularité de la posture du témoin telle qu’elle se dessine chez les deux auteurs.</p>
<p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>L’auteur comme témoin aveugle</strong></span><br />Loin de se présenter comme des justiciers ou des défenseurs de la vérité, les auteurs affirment, chose étonnante, ne pas avoir directement <em>vu</em> le geste inédit dont ils ont été témoin (Toussaint) ou victime (Lindon). Ainsi, Lindon explique: «[j]e n’ai pas vu la fuite des agents d’Air France le 29 septembre. J’étais déjà en salle d’enregistrement où tout prenait un retard mystérieux» (12). C’est seulement dans l’après-coup, arrivé à destination, qu’il comprendra l’ampleur des événements:</p>
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<p style="text-align: justify;"><br />Regardant Euronews le dimanche matin dans mon hôtel marrakchi, je vis qu’il était rendu compte de ce que j’avais vécu la veille d’une manière inexacte, comme s’il s’était agi des procédures habituelles en cas d’alerte à la bombe. Je téléphonai à <em>Libération</em>, où je suis journaliste, pour informer des faits réels (19).</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;"><br />De manière plus poétique, Toussaint insiste sur le caractère <em>invisible</em> du geste commis par Zidane. Il emprunte d’ailleurs au lexique de l’aveuglement pour raconter les instants qui ont précédé le coup de tête décisif du footballeur: «[l]a nuit, maintenant, est tombée sur Berlin, l’intensité lumineuse a baissé et Zidane a senti soudain physiquement le ciel s’assombrir au-dessus des ses épaules» (14). Le coup de boule de Zidane a été si vif et imprévu que «[p]ersonne, dans le stade, n’a compris ce qui s’était passé […], le geste avait eu lieu, Zidane avait été rattrapé par les divinités hostiles de la mélancolie» (14-15). Toussaint insiste: personne, pas même lui, n’a vu ce qui s’est réellement passé:</p>
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<p style="text-align: justify;"><br />Mon regard allait de gauche à droite, puis, dans mes jumelles, j’ai isolé Zidane, instinctivement, le regard se dirige toujours vers Zidane, la silhouette de Zidane en maillot blanc debout dans la nuit au milieu du terrain, son visage en très gros plan dans le viseur de mes jumelles (15).</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;"><br />Le récit de Toussaint est entièrement basé sur ces paradoxes de l’image; malgré les zooms et les ralentis qui ponctuent le récit, le geste de Zidane reste insaisissable, presque spectral:</p>
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<p style="text-align: justify;"><br />Je ne comprenais pas ce qui se passait, personne dans le stade de comprenait ce qui se passait, l’arbitre s’est dirigé vers le petit groupe de joueurs où se tenait Zidane et a sorti un carton noir de sa poche, qu’il a brandi en direction du ciel de Berlin, et j’ai compris tout de suite qu’il était adressé à Zidane, le carton noir de la mélancolie (16).</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;"><br />Le geste de Zidane résiste à toute perception, sorte de tache aveugle à laquelle fait écho de manière presque métaphorique le carton noir brandi par l’arbitre.</p>
<p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Réécrire le réel</strong></span><br />Par l’écriture, Toussaint opère un ultime retournement: il explique comment</p>
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<p style="text-align: justify;"><br />[l]e geste de Zidane, invisible, incompréhensible, est d’autant plus spectaculaire qu’il n’a pas eu lieu. Il n’a tout simplement pas eu lieu, si l’on s’en tient à l’observation directe des faits dans le stade et à la confiance légitime qu’on peut accorder à nos sens, personne n’a rien vu, ni les spectateurs ni les arbitres (17).</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;"><br />Dans un habile renversement Toussaint transforme le paradoxe de Zénon en paradoxe de Zidane, et explique comment, selon cette logique, le geste du footballeur relève non plus de l’inédit, mais bien de l’<em>impossible</em>:</p>
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<p style="text-align: justify;"><br />quand bien même Zidane aurait eu la folle intention, le désir ou le fantasme, de donner un coup de tête à un de ses adversaires, la tête de Zidane n’aurait jamais dû atteindre son adversaire, car, chaque fois que la tête de Zidane aurait parcouru la moitié du chemin qui la séparait du torse de l’adversaire, il lui en serait resté encore une autre moitié à parcourir, puis une autre moitié, puis une autre moitié encore, et ainsi de suite éternellement, de sorte que la tête de Zidane progressant toujours vers sa cible mais ne l’atteignant jamais, comme dans un immense ralenti monté en boucle à l’infini, ne pourra pas, jamais, c’est physiquement et mathématiquement impossible (c’est le paradoxe de Zidane, si ce n’est celui de Zénon), entrer en contact avec le torse de l’adversaire –jamais, seule la fugitive pulsion qui a traversé l’esprit de Zidane a été visible aux yeux des téléspectateurs du monde entier (17-18).</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;"><br />Réécrire, rectifier le réel, voilà ce que propose Toussaint en s’appropriant l’un des paradoxes de Zénon qui lui permet de nier l’Événement en éclipsant le mouvement opéré par la tête de Zidane ce fameux soir du 9 juillet 2006. D’une manière moins poétique que Toussaint, plus revendicatrice, Lindon souhaite également rectifier le réel par son récit:</p>
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<p style="text-align: justify;"><br />il y a toujours l’espoir que tout vienne avec quand on tire le fil, qu’en dénonçant une lâcheté on en dénonce mille, qu’à tous les niveaux elles deviennent soudain condamnables et non des fatalités dont s’accommoder serait faire preuve de bon sens civique. C’est si doux quand la vengeance est vertu (62).</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;"><br />Bien que les récits qu’ils proposent diffèrent par leur ton, Toussaint et Lindon ont ceci en commun que leurs choix d’écriture tendent à mettre en évidence le caractère fluctuant et protéiforme de l’Événement et témoignent du caractère relatif du réel qui, pour reprendre les propos de Dominique Viart et Bruno Vercier «n’existe pas en dehors de la perception, de la pensée, des affects, etc., qui le constituent pour chacun. Il n’y a pas d’en-soi de l’événement» (Viart et Vercier, 2008: 238). Qu’il s’agisse de récits, d’essais, de pamphlets, ces textes qui s’inscrivent dans la vaste constellation de ce que l’on appelle la non-fiction permettent l’émergence d’une «parole singulière [qui] ne profère aucune “vérité” de l’événement ni du sujet: elle n’en produit que les failles et les tensions –et ne les résorbe jamais» (Viart et Vercier, 2008: 239).<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />GLAUDES, Pierre, Jean-François LOUETTE (2011), <em>L’essai</em>, Paris, A. Colin (Lettres Sup.).<br /><br />LE BART, Christian et Jean-François POLO (2010), «Le coup de boule de Zidane: Un geste chevaleresque au miroir des interprétations», <em>International Review on Sport & Violence</em>, no.1 «Le coup de tête de Zidane», 2010, p. 26-46.<br /><br />LINDON, Mathieu (2002),<em> Lâcheté d’Air France</em>, Paris, P.O.L., 62 p.<br /><br />TOUSSAINT, Jean-Philippe (2006), <em>La mélancolie de Zidane</em>, Paris, Éditions de Minuit, 18 p.<br /><br />VIART, Dominique et Bruno VERCIER (2008) <em>La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations</em>, 2e édition augmentée, Paris, Bordas (La Bibliothèque Bordas).</p>
<hr />
<p><strong><a href="#1a">[1]</a><a id="1" name="1"></a> </strong>Notons que les deux auteurs ont également un parcours journalistique et ont publié diverses chroniques et critiques dans<em> Libération</em>.</p>
http://salondouble.contemporain.info/article/raconter-retablir-esthetique-de-la-rectification-chez-jean-philippe-toussaint-et-mathieu#commentsÉvénementFait diversFranceLINDON, MathieuRéelSociété du spectacleSubjectivitéTOUSSAINT, Jean-PhilippeVIART, Dominique et VERCIER, BrunoRécit(s)Sun, 17 Nov 2013 19:11:43 +0000Marie-Hélène Voyer807 at http://salondouble.contemporain.infoDes ailes inutiles
http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-ailes-inutiles
<div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs">
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<a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div>
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<a href="/biblio/claustria">Claustria</a> </div>
</div>
</div>
<p align="right"><em>J'arrive à m'imaginer assassiné, mutilé, torturé. Je n'arrive pas à m'imaginer vingt-quatre années dans un trou.</em></p>
<p align="right">Régis Jauffret, <em>Claustria </em>(p.71)</p>
<p align="center"> </p>
<p>L'œuvre de Régis Jauffret abonde en histoires sordides, et à la parcourir on a parfois l'impression que le monde est un vaste cloaque où vivotent des êtres condamnés à la souffrance, des êtres dont le bonheur est nécessairement disloqué par quelque psychopathologie intraitable, comme une poupée par un gamin malfaisant. Jauffret est admirablement doué pour la déclinaison d'existences potentielles, qu'il examine avec un détachement clinique qui n'a, à ma connaissance, pas d'égal en littérature contemporaine. Son recueil <em>Microfictions</em>, par exemple, est un véritable vivier d'existences décadentes<a href="#_ftn1" name="_ftnref" title="">[1]</a>. Il me semble que son travail invite à se questionner sur ce que pourrait être une éthique de la fiction. Cette éthique concerne le <em>traitement</em> que la fiction fait subir au réel, mais aussi, et c'est sur cet aspect que j'aimerais insister, l'adhésion ou les réticences que le lecteur éprouve face à ces représentations.</p>
<p>Si Jauffret a le mérite d'aborder de front la négativité de l'existence contemporaine, ses façons de faire peuvent laisser perplexe. Il a développé une voix narrative qui lui est propre, une vision du monde désacralisante qui donne souvent l'impression que les relations humaines se réduisent à une mécanique égoïste. L'expérience de lecture s'accompagne d'une série de questions auxquelles on ne saurait définitivement répondre: est-ce Jauffret qui est cynique, nihiliste, pessimiste, ou bien le monde qu'il décrit? Jauffret est-il un auteur réaliste? Et quand bien même le monde serait effectivement pourri de cynisme, est-ce que la tâche de l'écrivain peut se résumer à enfoncer davantage le clou? Ne fait-il pas déjà assez froid? Cette ambivalence qui parcourt l'œuvre de Jauffret lui confère toute sa valeur. Elle pousse à réfléchir aux visées de la littérature et à ses possibilités, notamment dans son rapport à la connaissance et à la vérité. Dans le préambule de <em>Sévère</em> (2009), Jauffret écrit que «la fiction éclaire comme une torche» (p.7), mais qu'elle le fait paradoxalement à l'aide de mensonges. Selon lui, «elle comble les interstices d'imaginaire, de ragots, de diffamations qu'elle invente au fur et à mesure pour faire avancer le récit à coups de schlague» (p.7).</p>
<p>Ce rapport trouble à la connaissance me semble pertinent pour réfléchir à la littérature contemporaine. Je suis tenté d'inscrire la démarche de Jauffret dans ce changement de notre relation au savoir qu'identifie Peter Sloterdijk au tout début de sa <em>Critique de la raison cynique</em>. Selon lui, il ne s'agit plus aujourd'hui pour le penseur qui aspire à la vérité d'être un ami de la connaissance, selon l'étymologie grecque du terme «philosophe», mais bien de chercher les moyens de vivre avec le poids de notre savoir: «Il n'y a plus de savoir dont on pourrait être l'ami (<em>philos</em>). Avec ce que nous savons, il ne nous vient pas à l'esprit de l'aimer, nous nous demandons, au contraire, comment faire pour vivre avec lui sans nous pétrifier» (p.7-8). Il y aurait donc, dans la démarche de Jauffret, quelque chose qui relève d'une recherche de santé, de l'expurgation. L'un des moyens que privilégie Jauffret pour supporter les aspects les plus sombres de l'existence s'apparente au traitement choc: plutôt que de les oblitérer ou de les nuancer en leur opposant une contrepartie plus lumineuse, il opte pour la surenchère et l'hyperbole, offrant une vision distordue et parfois cauchemardesque d'une réalité qui, faut-il le rappeler, est loin d'être rose bonbon.</p>
<p align="center"><strong>*</strong></p>
<p>Alors que Jauffret a repoussé dans les <em>Microfictions</em> les limites de la fabulation<a href="#_ftn2" name="_ftnref" title="">[2]</a>, certaines de ses œuvres récentes posent un constat troublant: ces destinées inventées, tout aussi abjectes qu'elles soient, trouvent leur équivalent dans la réalité, et il n'existe peut-être pas d'imagination assez débridée pour éclipser le réel en matière d'horreur. On peut remarquer ce glissement dans <em>Sévère</em> (2009), roman mettant en scène Édouard Stern, un banquier français qui a été assassiné par sa maîtresse en 2005, et à plus forte raison dans <em>Claustria </em>(2012), roman qui traite quant à lui de l'affaire Fritzl.</p>
<p>Cette histoire sordide, véritable bombe qui a sauté au visage ébahi du monde en avril 2008, est si invraisemblable qu'on a du mal à y croire. Josef Fritzl a séquestré durant 24 ans, dans le sous-sol de sa maison d’Amstetten, en Autriche, sa fille Elisabeth Fritzl, avec qui il a eu sept enfants. Jauffret souligne dans un entretien que cette histoire comporte plusieurs zones d'ombre, des interstices qu'il a lui-même remplis dans son roman-enquête:</p>
<p>Le procès de 2009, dit Régis Jauffret, a été expédié en trois jours et demi, y compris la lecture du verdict. On n'a jamais fouillé les antécédents de Fritzl, alors qu'il avait déjà fait de la prison pour viol, que des crimes sexuels non élucidés avaient été commis à proximité, et que lui-même passait de longues vacances en Thaïlande... La femme de Fritzl, qui avait vécu 24 ans au-dessus de la cave, n'a jamais été entendue par les juges. Pas plus que les voisins, les anciens locataires de Fritzl ou les experts en acoustique. Or, il est impossible que dans le voisinage immédiat on n'ait pas entendu les cris d'Elisabeth qui accouchait toute seule, ceux des six nourrissons, surtout la nuit, le son de la télé, tout cela dans une cave pas insonorisée. Elisabeth a témoigné, mais à huis clos, les enfants de la cave ne sont jamais apparus en public, on n'a pas la moindre photo d'eux, et les autorités les ont forcés à changer de patronyme... (Robitaille, 2012: <a href="http://www.cyberpresse.ca/arts/livres/romans/201202/25/01-4499729-claustria-de-regis-jauffret-les-enfants-de-la-caverne.php">en ligne</a>)</p>
<p>En lisant <em>Claustria</em>, on comprend que Jauffret cherche à proposer un contrepoint au discours médiatique entourant l'affaire Fritzl. Au caractère forcément <em>punché </em>de la nouvelle journalistique (Fritzl est un monstre! Le monstre enfin condamné!), Jauffret oppose une narration homodiégétique à focalisation interne, le narrateur y allant de suppositions psychologiques et de scènes fabulées visant à brosser un portrait à peu près vraisemblable de l'affaire. Cette opposition entre le discours médiatique et la littérature, et plus particulièrement entre le fait divers et l'écriture romanesque, permet de penser la pertinence de certaines pratiques en littérature contemporaine. Si l'on peut rapprocher <em>Claustria</em> de <em>In Cold Blood </em>de Truman Capote (1966), le roman de Jauffret n'appartient toutefois pas au genre de la <em>Non-Fiction</em>. La raison en est bien simple: alors que l'ensemble des faits entourant les meurtres sanglants d'Herbert Clutter, de sa femme et de ses enfants étaient accessibles à l'écrivain américain, qui a mené une enquête exhaustive, la claustration des victimes de l'affaire Fritzl laisse quant à elle un large pan de l'histoire dans l'ombre. Ce sont précisément ces zones obscures que Jauffret tente d'éclairer à l'aide d'hypothèses fictionnelles. De plus, si Jauffret cherche à comprendre Fritzl, le rendement romanesque qu'il en fait n'a rien pour lui restituer son humanité, et en cela, ses visées s'éloignent aussi de celles de Capote. L'empathie de l'écrivain se tourne plutôt vers les habitants de la cave, celui-ci cherchant à imaginer comment ils ont pu survivre si longtemps dans la réclusion. Une question irrésoluble, une vraie question de romancier.</p>
<p>Le projet de Jauffret s'inscrit dans une conception du roman comme outil de connaissance. Les cinq cents pages qu'il consacre à l'affaire Fritzl, bien qu'elles contiennent des propositions largement hypothétiques, et parfois choquantes (j'y reviendrai), sont tout de même à prendre au sérieux. Au discours médiatique qui se caractérise par sa prétendue limpidité, par sa volonté d'incarner une forme de lisibilité absolue —il n'y a pas d'ambiguïté possible lors d'un <em>bulletin d'informations</em>—, Jauffret oppose une vision de l'affaire Fritzl marquée par l'illisibilité. Ici, je pense d'abord à une forme d'illisibilité toute pragmatique: cette histoire est insupportable, et Jauffret s'évertue à nous faire subir l'horreur. Le lecteur est lui aussi cloitré. Ici, il faut faire preuve de prudence: jamais je n'oserais affirmer que cette expérience d'enfermement littéraire équivaut à l'enfermement bien réel des victimes. Le lecteur n'est pas à plaindre. En amorçant la lecture de <em>Claustria</em>, celui-ci accepte néanmoins de prendre connaissance, sous un mode hypothétique, mais violemment vraisemblable, des faits que la lisibilité médiatique ne peut se permettre d'exposer dans toute leur complexité. L'autre forme d'illisibilité que je souhaite relever découle de la première: l'affaire Fritzl est sans doute inexplicable. On peut se perdre en conjonctures, on peut tenter d'imaginer —et Jauffret s'y essaie avec aplomb—, il n'en demeure pas moins qu'une part de cette histoire échappe à la rationalité. Et c'est sans doute dans cet échec de la saisie rationnalisante que la fiction trouve l'énergie de remodeler, sans révérence, l'enfer créé par Fritzl, et auquel celui-ci pouvait accéder quotidiennement, en descendant l'escalier qui menait à son sous-sol.</p>
<p>Évidemment, Jauffret s'emploie à débusquer, sous les non-dits et les silences, des semblants de vérité. Et c'est peut-être là que son projet rencontre sur son chemin un problème éthique. Lorsque j'évoque le caractère choquant de certaines extrapolations développées par Jauffret, je pense notamment à ce passage où il laisse entendre que le viol et l'inceste ont laissé place, peu à peu, à une relation amoureuse des plus malsaines entre le père et sa fille qui aurait été atteinte du Syndrome de Stockholm: </p>
<p>L'inceste, le viol, puis l'inceste désiré, obsédant, l'attente fiévreuse du seul pénis au monde qui pénétrera jamais dans la cave. Un pénis qu'on n'en peut plus d'espérer, il tarde souvent à se montrer pendant de longs jours, des semaines, quand il la laissait seule pour partir en vacances s'enfoncer dans d'autres chairs. La faim de nourriture quand les provisions se raréfient et l'absence de ce viatique qui transformerait le lit en tapis volant.</p>
<p>Ces cris de jouissance qui vont rejoindre le chœur des femmes en train de jouir au même instant sur toute la peau du monde. L'orgasme égalitaire, nivellement par l'infini, et quand il le lui procure elle est plus heureuse que les reines dont le roi est mort, plus heureuse que les vierges, les épouses au sexe depuis longtemps cicatrisé à force d'être lassées d'attendre des années durant le pénis d'un mari abruti par le travail et les coups de maillet d'un quotidien lancinant comme les aboiements des motos, des voitures, des camions furieux qui toute la nuit traversent comme des chiens ahuris la ville où il est né d'une grossesse indésirable et mourra sans même s'en apercevoir tant son existence n'aura été quatre-vingt-douze années durant qu'une interminable métaphore du néant (p.85).</p>
<p>On le voit, la liberté avec laquelle Jauffret se permet d'extrapoler quant à la relation entre Fritzl et sa fille a quelque chose de profondément irrévérencieux. Je cite longuement cet extrait parce qu'il permet de cerner la proximité du ton adopté par Jauffret dans <em>Claustria</em> avec l'humour noir qui caractérise habituellement ses œuvres de fiction. Ce passage, où Jauffret cède à une forme de lyrisme qui tient du nihilisme triomphant, rappelle certains moments de <em>Microfictions</em> au ton vitriolique où l'existence des personnages devient un prétexte pour faire du style : «Nous avons joui en tirant la chasse d'eau pour couvrir le bruit de nos gémissements. Nous nous sommes mariés le mois suivant pour des raisons fiscales » (2007, p.13); «Ce n'est quand même pas de ma faute s'il s'était lassé de son sexe, et s'il l'a écrasé comme un mégot au fond d'un cendrier» (p.35); «Est-ce que tu m'aimes? Il fait trop chaud» (p.61); «Je la supplie de me tuer, car je le mérite. En me cinglant avec un câble, elle me rappelle que seuls les êtres vivants peuvent espérer mourir» (p.108).</p>
<p>Ma première réaction a été d'interpréter ce traitement de l'affaire Fritzl comme étant impudent, et j'ai pensé que Jauffret allait peut-être trop loin, comme si le réel devenait un simple prétexte pour donner cours à l'écriture. Il y a sans doute un peu de cela, par moments, mais l'explication demeure insatisfaisante. Une interprétation plus proche de la réalité reconnaîtrait peut-être qu'effectivement, dans ce cas précis, les évènements ont atteint un degré d'ambiguïté si radical qu'il est presque impossible d'admettre leur éventualité. Jauffret l'écrit au début du roman: «Je n'arrive pas à m'imaginer vingt-quatre années dans un trou» (p.24). Au final, c'est sans doute ce désir de comprendre la réalité obscure de cette femme et de ces enfants qui ont vécu si longtemps dans une cave qui vient valider le projet de Jauffret. Malgré le ton parfois caustique qu'il adopte, il livre aussi quelques passages empreints de tendresse où se profilent en sourdine des bribes d'humanité ayant résisté à l'atrocité: «Ils regardaient toutes les émissions sur les animaux. Leur mère avait un livre d'images où elle leur montrait les chats, les poissons et les fauves. Ils étaient surpris de les voir en si mauvais état, aplatis, noir et gris sur le papier jauni piqueté de taches brunes, alors qu'ils étaient si gais sur l'écran» (p.136). D'un point de vue littéraire, on pourrait parler de l'art du contrepoint, d'une oscillation entre l'obscur et le lumineux. Cependant, force est d'admettre qu'on ne peut juger ce texte à l'aide de critères exclusivement littéraires. Il s'y profile également des visées éthiques sans lesquelles celui-ci n'aurait aucun sens: révéler dans toute sa complexité ce que le discours dominant cherche à oblitérer, quitte à scandaliser les plus prudes d'entre nous.</p>
<p align="center">*</p>
<p>En tentant de représenter l'immonde dans toute sa démesure, en cherchant à tirer du déni collectif l'existence de ces pauvres gens, Jauffret s'approche à mon avis de ce que pourrait être une expérience empathique authentique. Ce que j'entends par là est difficile à formuler. Je crois que Gilles Deleuze met le doigt sur le rôle fondamental que joue l'empathie dans l'écriture littéraire, quand il écrit que «la littérature ne commence que lorsque naît en nous une troisième personne qui nous dessaisit du pouvoir de dire JE» (Deleuze, 1993: 13). Cette formulation me semble juste en ce qu'elle explique l'écriture de l'autre comme étant une nécessité, un processus de compréhension où les contours de l'identité de l'énonciateur s'estompent pour laisser place à une réalité <em>a priori</em> étrangère. Cette démarche, chez Jauffret, est poussée avec une énergie qui relève du courage, d'où le malaise qu'elle peut engendrer chez le lecteur. Elle implique un renoncement aux critères moraux, à la pudeur et à la discrétion face à la souffrance des victimes. Et pourtant, au cœur de la négativité de l'écriture, il y a bel et bien quelque chose de positif qui ressort, et qui s'apparente à un cliché que je formulerais ainsi: <em>Donner une voix aux victimes, à ceux et celles qui n'ont plus de voix</em>. Ce cliché aurait pu devenir pour Jauffret un écueil, s'il avait par exemple décidé de modérer ses propos et d'embellir le récit afin de répondre aux attentes d'un lectorat en mal d'histoires touchantes. Heureusement, Jauffret a la force d'évoquer ce à quoi l'esprit se refuse tout naturellement: «Roman est allé respirer à la fenêtre. L'air lui manquait en se souvenant. Il regardait au loin. Il se sentait coupable d'avoir été si heureux dans la cave. D'aimer son père, aussi» (p.40).</p>
<p>Ce dernier extrait laisse entrevoir toute la complexité de l'affaire Fritzl. Cette claustration, qui pour nous gens d'en haut est d'une horreur inconcevable, aura été pendant de longues années la seule réalité des enfants et de la femme qui l'ont souffert. Jauffret rappelle que ce sont des humains, et qu'ils ont sans doute aimé eux aussi père et mère. Alors que le discours médiatique, en une sorte de pudeur où se mêlaient la honte et une évidente propension au sensationnalisme, ne pouvait que réifier les victimes en les réduisant précisément à ce rôle de la victime sans voix, Jauffret, lui, aura tenté de se projeter radicalement dans leur existence. «La joie, écrit-il dans <em>Microfictions</em>, n'est pas dans l'oubli, l'insouciance, l'ébriété, l'euphorie que procure le mensonge de croire sa vie éternelle, elle est dans la lucidité de penser à tout instant le réel avec la précision du chirurgien qui incise les chairs d'un patient équarri lors d'une opération à coeur ouvert.» (2007, p.92) Si cette machination littéraire est forcément troublante, il faut admettre que c'est pour le mieux. Les victimes ne sont pas que des victimes. Elles sont nées avec des ailes, des ailes tristement inutiles dans un trou sans ciel.</p>
<p> </p>
<p><strong>Bibliographie</strong></p>
<p> </p>
<p>DELEUZE, Gilles, <em>Critique et clinique</em>, Paris, Minuit, 1993.</p>
<p>JAUFFRET, Régis, <em>Claustria</em>, Paris, Seuil, 2012.</p>
<p>-----, <em>Microfictions</em>, Paris, Gallimard (coll. Folio), 2007.</p>
<p>GEFEN, Alexandre, «“Je est tout le monde et n’importe qui”. Les Microfictions de Régis Jauffret», <em>Critical Review of Contemporary French Fixxion</em>, n°1, december 2010, URL <a href="http://www.critical-review-of-contemporary-french-fixxion.org/english/publications/nr1/gefen_en.html">http://www.critical-review-of-contemporary-french-fixxion.org/english/publications/nr1/gefen_en.html</a></p>
<p>ROBITAILLE, Louis-Bernard, «Claustria, de Régis Jauffret: les enfants de la caverne», <em>La Presse</em>, 25 février 2012. En ligne: <a href="http://www.cyberpresse.ca/arts/livres/romans/201202/25/01-4499729-claustria-de-regis-jauffret-les-enfants-de-la-caverne.php">http://www.cyberpresse.ca/arts/livres/romans/201202/25/01-4499729-claustria-de-regis-jauffret-les-enfants-de-la-caverne.php</a></p>
<p>SLOTERDIJK, Peter, <em>Critique de la raison cynique</em>, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1987 [1983]. [traduit de l'allemand par Hans Hildenbrand]</p>
<p> </p>
<p> </p>
<p><a href="#_ftnref" name="_ftn1" title="">[1]</a> J'ai proposé une lecture de ce recueil ici-même, en 2009: «<a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/ecrire-avec-un-marteau">Lire avec un marteau</a>».</p>
<p><a href="#_ftnref" name="_ftn2" title="">[2]</a> À ce propos, l'article «“Je est tout le monde et n’importe qui”. <em>Les Microfictions </em>de Régis Jauffret», d'Alexandre Gefen, est un incontournable. (Voir dans la bibliographie.)</p>
<p> </p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-ailes-inutiles#commentsAmbiguïtéCAPOTE, TrumanCrimeCynismeDELEUZE, GillesÉcritureEmpathieEnfermementÉthiqueExploration des possiblesFait diversFranceGEFEN, AlexandreIncesteJAUFFRET, RégisLimites de la représentationNégativitéOutil de connaissancePouvoir et dominationRapport au père et à la mèreROBITAILLE, Louis-BernardSLOTERDIJK, Peter ViolViolenceRomanMon, 30 Apr 2012 15:13:34 +0000Simon Brousseau501 at http://salondouble.contemporain.infoLittérature impolitique
http://salondouble.contemporain.info/lecture/litterature-impolitique-0
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<a href="/equipe/bejarano-alberto">Bejarano, Alberto </a> </div>
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<a href="/biblio/2666">2666</a> </div>
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</div>
<!--break--><!--break--><p class="rteindent3"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Jusqu’à quel point quelqu’un peut connaître l’œuvre de quelqu’un d’autre. <br />
Roberto Bolaño, <em>2666</em></span></p>
<p>Nous nous trompons en jugeant nos propres œuvres et en jugeant, toujours de manière imprécise, les œuvres des autres. Rendez-vous au Nobel, disent les écrivains, comme qui dirait: Rendez-vous en enfer. <br />
Roberto Bolaño, <em>2666</em> </p>
<p class="rteindent4"> </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les bifurcations de <em>2666</em> </strong></span></p>
<p>Cette lecture est une première exploration des rapports entre la figure de l’écrivain et celle des critiques au sein même de la fiction dans le roman <em>2666</em> de l’écrivain chilien Roberto Bolaño (1953-2003). «Que peut-on connaître de l’œuvre des autres?» est l’une des questions posées par Bolaño dans son dernier roman. Notre but est donc d’analyser les significations paradoxales de cette proposition bolanienne et de réfléchir sur les contributions de Bolaño à la littérature contemporaine. </p>
<p>Nous suivrons pour ce faire le chemin proposé et parcouru par Pierre Macherey, à savoir un dialogue ouvert entre philosophie et littérature par le biais d’une exploration commune. La question demeure, comme le suggère Macherey: «quelle forme de pensée est incluse dans les textes littéraires, et peut-elle en être extraite?<a href="#bnote1" name="note1"><strong>[1]</strong></a>» Il s’agit d’un exercice philosophique non pas sur la littérature, mais avec elle. Pour Macherey, </p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">le rapport de la littérature et de la philosophie est strictement documentaire: la philosophie affleure à la surface des œuvres de la littérature au titre d’une référence culturelle, plus ou moins travaillée, comme une simple citation qui d’ailleurs, du fait de l’ignorance de leurs auteurs et commentateurs, passe le plus souvent inaperçue. À un autre niveau, l’argument philosophique remplit à l’égard du texte littéraire le rôle d’un véritable operateur formel: c’est ce qui se passe lorsqu’il dessine le profil d’un personnage, organise l’allure générale d’un récit, voire en dresse le décor, ou structure le mode de sa narration. Enfin le texte littéraire peut encore devenir le support d’un message spéculatif, dont le contenu philosophique est souvent ramené sur le plan d’une communication idéologique.<a href="#bnote2" name="note2"><strong>[2] </strong></a><br />
</span></p>
<p>C’est un peu dans la même direction que Jacques Rancière affirme que «la critique littéraire ou cinématographique, ce n’est pas une manière d’expliquer ou de classer les choses, c’est une manière de les prolonger, de les faire résonner autrement<a href="#bnote3" name="note3"><strong>[3]</strong></a>». Pour notre part, nous faisons un exercice de philosophie littéraire, pour reprendre l’expression de Macherey, une sorte d’investigation littéraire à la manière de Claude Lefort (sur <em>L'Archipel du Goulag</em> de Soljenitsyne<a href="#bnote4" name="note4"><strong>[4]</strong></a>) et de Miguel Abensour (sur <em>Le rouge et le noir</em> de Stendhal<a href="#bnote5" name="note5"><strong>[5]</strong></a>). Notre question est la suivante: comment un écrivain, dans notre cas Bolaño, transforme un fait divers en symptôme et avertissement politique? Or, l’écrivain chilien Roberto Bolaño n’a pas fait une simple transposition d’un fait divers; il construit plutôt, dans son roman 2666, un récit apocalyptique sur la violence totalitaire et la violence suicidaire, considérées comme violences autodestructrices. </p>
<p>Bolaño reprend plusieurs informations concernant certains faits divers oubliés, qui se seraient déroulés entre 1993 et 1997 au Mexique —notamment l’enquête approfondie menée par le journaliste mexicain Sergio González (<em>Les os dans le désert</em>) sur certains crimes ayant eu lieu à Ciudad Juárez<a href="#bnote7" name="note6"><strong>[6]</strong></a>—, et s’en sert pour fabriquer <em>2666</em>, un roman noir en forme de thriller politico-psychologique. Il cherche ainsi à comprendre le fonctionnement de la violence et de la justice à Ciudad Juárez. Sa toile de fond est le rapport entre vieilles et nouvelles violences au XXe siècle. Bolaño veut parler des crimes de Ciudad Juárez comme du possible<a href="#bnote7" name="note7"><strong>[7]</strong></a>, pour reprendre l’expression de Georges Bataille. Il s’interroge en tant que romancier sur la violence et transforme Ciudad Juárez en Santa Teresa, un trou noir, ou l’endroit où se cache le secret du monde, selon ses propres mots. </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bolaño et la littérature latino-américaine</strong></span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Épiphanie négative, je veux dire, comme le négatif photographique d’une épiphanie. Ce qui est aussi une chronique quotidienne de nos pays. <a href="#bnote8" name="note8"><strong>[8] </strong></a><br />
</span></p>
<p>Roberto Bolaño est, selon l’écrivain catalan Enrique Vila-Matas, un «écrivain de la multiplicité<a href="#bnote9" name="note9"><strong>[9]</strong></a>», concept tiré des <em>Leçons américaines</em> de l’écrivain italien Italo Calvino. D’après Calvino, un écrivain de la multiplicité n’hésite pas à laisser une grande liberté à ses personnages pour modifier ou transformer la trame narrative de départ, par exemple. Un écrivain multiple n’a pas peur de bifurquer sans arrêt de ses propres voies narratives. Autrement dit, Bolaño laisse parler ses personnages; c’est un auteur polyphonique. Or, pour Vila-Matas, Bolaño échappe aux caractéristiques habituellement associées aux auteurs latino-américains: l’engagement politique, le réalisme magique, l’exotisme baroque, les feuilletons urbains, etc. D’une autre manière, l’écrivain mexicain Jorge Volpi définit Bolaño comme le «dernier des écrivains latino-américains<a href="#bnote10" name="note10"><strong>[10]</strong></a>». Pour Volpi, Bolaño est le dernier écrivain à incarner une certaine idée d’ensemble dans les lettres latino-américaines, au delà des frontières nationales de chaque pays, car il conçoit sa littérature comme une recherche sur les origines et les devenirs des personnages nomades qui parcourent sans cesse cette terre latino-américaine. Ces deux postures à propos de l’œuvre de Bolaño, celle de Vila-Matas et celle de Volpi, invitent à se demander ce qu’est un écrivain latino-américain<a href="#bnote11" name="note11"><strong>[11]</strong></a>.</p>
<p>Dans l’œuvre de Roberto Bolaño, on trouve des romans traitant de la violence politique (le Chili de la dictature de Pinochet dans <em>Étoile distante</em> et <em>Nocturne</em> du Chili; la répression contre les étudiants au Mexique en 1968 dans <em>Amulet</em>; l’extrême droite française des années trente dans <em>Monsieur Pain</em>) ou traitant d’une violence inspirée de faits divers: La piste de glace, Les détectives sauvages, Le policier des rates, Appels téléphoniques, etc. Bolaño a dû s’exiler de façon définitive dès l’âge de 20 ans, à cause de la dictature de Pinochet. Ce «déchirement» personnel restera à toujours en lui et sa littérature sera presque entièrement marquée par le thème de l’exil<a href="#bnote12" name="note12"><strong>[12]</strong></a>. </p>
<p>Bolaño réélabore l’histoire à partir des épiphanies négatives pour faire face aux cauchemars du siècle, notamment dans son roman <em>2666</em>. Il représente le cas d’un écrivain qui, justement, s’oppose à cette «mémoire saturée» des évènements récents de l’Amérique Latine, et fait appel à l’imagination pour s’approcher de l’histoire des victimes et, surtout, de celle des meurtriers.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bolaño et la littérature contemporaine</strong></span></p>
<p><em>2666</em>, dernier roman de Bolaño, inachevé et paru de façon posthume, est consacré à l’exploration de certaines formes de violence au XXe siècle: la révolution russe, le nazisme, et finalement la violence suicidaire de fin de siècle à Ciudad Juárez. 2666 traverse tout ces événements à travers la vie et l’œuvre de l’écrivain fictif allemand Benno von Archimboldi, né Hans Reiter, qui parcourt le XXe siècle: de la République de Weimar jusqu’à Ciudad Juárez. Suivant Georges Navet et Patrice Vermeren, on pourrait parler à Ciudad Juárez d’une nouvelle forme de violence, surnommé «suicidaire»: </p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce que nous avons évoqué sous le nom de violence suicidaire désigne cette violence à la fois hétéro- et autodestructrice qui semble échapper à toute rationalité, comme si elle était une pure négativité se retournant contre tout et finalement contre soi –un mélange instable de rage et de jouissance à être anti-humain en général. On la rencontre dans certaines violences urbaines (pensons par exemple aux émeutes de Los Angeles, en 1993)<a href="#bnote13" name="note13"><strong>[13]</strong></a>.</span></p>
<p>Or, dans son enquête romanesque sur le réel et la violence, Bolaño a réservé une place exceptionnelle à la peinture comme voie parallèle d’exploration des formes de représentation de la violence. Les peintres Gustave Courbet et Georges Grosz occupent une place très importante dans le roman 2666. On pourrait dire que la peinture fonctionne chez Bolaño comme une véritable allégorie des formes de violences. Voyons le cas de Courbet.</p>
<p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Peinture et violence dans <em>2666</em>: le cas Courbet</span></strong></p>
<p>Résumons d’abord le scénario de cet extrait de <em>2666</em>: Boris Ansky, un écrivain juif et russe fictif créé par Bolaño, écrit un journal intime dans lequel il raconte sa vie et décrit le contexte et la vie quotidienne au moment des grandes purges stalinistes des années 1930. Ansky parle surtout de l’écrivain fictif soviétique, Ephraïm Ivanov, assassiné apparemment par ordre de Staline en 1938 —avec lequel il a écrit trois romans: <em>Le crépuscule</em>, <em>Midi</em> et <em>L’aube</em>. Ansky et Ivanov se lient d’une grande amitié et sont, comme le dit Bolaño, «[c]omplices dans leurs impostures jusqu’à la fin» (p.829). Mais Ansky est un dandy et Ivanov un pamphlétaire (c’est un peu comme si Paul Valéry avait écrit Les chiens de garde de Paul Nizan!). Ansky est l’écrivain fantôme d’Ivanov. En signant les romans d’Ansky, Ivanov devient un écrivain «sérieux». En échange, il introduit le jeune Ansky dans le réseau du parti, dont il est un membre reconnu, et le protège dans la mesure de son pouvoir. Tout se passe plus ou moins bien au début, jusqu’à ce que, d’après Ansky, on juge les romans d’Ivanov (dont Ansky est l’auteur secret) «suspects», selon l’expression de Staline lui-même. Après l’assassinat d’Ivanov, Ansky se cache dans l’Isba de sa famille à Kostekino (Crimée) jusqu’au Pogrom nazi en 1942, où il est assassiné. Quelques mois plus tard, Hans Reiter, jeune soldat allemand, découvre le cahier d’Ansky dans une cachette derrière la cheminée de son Isba en 1943. Il s’enferme dans l’Isba et lit le cahier d’Ansky pendant une saison, une saison en enfer. Il subit une métamorphose. </p>
<p>Selon Bolaño, Ansky est la force de Hans Reiter, c’est-à-dire sa source d’inspiration, et grâce à lui, Reiter deviendra plus tard Benno von Archimboldi, un célèbre écrivain allemand de l’après-guerre. Autrement dit, Reiter se fait écrivain par la peinture: il est bouleversé par les commentaires d’Anski sur Giuseppe Arcimboldo et, plus marginalement, sur Courbet. Mais nous avons ici un paradoxe: Reiter se passionne pour Arcimboldo à partir des commentaires d’Ansky, et non pas à partir des peintures en elles-mêmes (précisons que Reiter n’a jamais visité un musée, ni même regardé un tableau dans un livre). Ansky voit dans la peinture d’Arcimboldo, particulièrement dans <em>Les quatre saisons, de la joie pure</em>. Mais il y voit aussi, dans deux autres tableaux (<em>Le cuisinier</em> et <em>Le juriste</em>), l’horreur. Retenons donc que Reiter découvre la peinture à travers l’écrivain Ansky. C’est comme si l’on était bouleversé seulement par les commentaires de Paul Claudel sur Johannes Vermeer sans avoir jamais entendu parler de Vermeer et sans jamais avoir vu une seule de ses peintures. Autrement dit, ce sont les impressions d’Ansky sur la peinture d’Arcimboldo qui ont fait de Reiter un écrivain: c’est ainsi que Reiter devient Benno von Archimboldi.</p>
<p>Après l’assassinat d’Ivanov, outre ses références à Arcimboldo, Ansky parle également de Courbet. La place qu’occupe Courbet dans le cahier d’Ansky est très significative car c’est à propos du maître d’Ornans qu’Ansky fera une ébauche de comparaison entre le réalisme de Courbet —qu’il admire—, et le réalisme socialiste —qu’il subit et qui l’écrase. Bolaño fait dire à Ansky qu’il considère Courbet «comme le paradigme de l’artiste révolutionnaire» (p.830): «[Ansky] se moque, par exemple, de la conception manichéenne que certains peintres soviétiques ont de Courbet». (p.827) Pour Bolaño, Courbet est «l’artiste du tremblement constant» (p.832). Que représente-elle donc, la figure de Courbet, dans les cahiers d’Ansky? Voyons seulement le cas de <em>L’Atelier du peintre</em> de Courbet et le rapport avec <em>2666</em>.</p>
<p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><em>L’Atelier du peintre</em> de Courbet dans 2666</span></strong></p>
<p>Quant à <em>L’Atelier du peintre</em>, Ansky s’intéresse seulement à Charles Baudelaire et à Pierre-Joseph Proudhon, qui figurent tous les deux dans la toile<a href="#bnote14" name="note14"><strong>[14]</strong></a>. Il situe Courbet au milieu de ses deux amis, l’artiste et l’homme politique. Il y a d’abord le poète: «Il parle de la silhouette de Baudelaire qui apparaît dans un coin du tableau lisant qui représente la Poésie. Il parle de l’amitié de Courbet avec Baudelaire…» (p.827). Après, Ansky fait une comparaison très énigmatique entre les politiques et l’art, à propos de Proudhon: «Ansky parle de Courbet (l’artiste) avec Proudhon (le Politique) et il compare les opinions sensées de ce dernier avec celles d’une perdrix. Tout politique avec du pouvoir, est, en matière d’art, pareil à une perdrix monstrueuse, gigantesque, capable d’aplanir des montagnes avec ses petits sauts, tandis que tout politique sans pouvoir est comme un curé de village, une perdrix aux dimensions normales<a href="#bnote15" name="note15"><strong>[15]</strong></a>» (p.827). </p>
<p>Michael Fried voit un double paradoxe dans ces deux personnages: Baudelaire a toujours critiqué vivement le réalisme, et donc Courbet, en dénonçant chez lui un certain «matérialisme»<a href="#bnote16" name="note16"><strong>[16]</strong></a>. Par contre, Proudhon, qui a toujours apprécié un certain «matérialisme» chez Courbet, n’a pas compris au fond quel était le «vrai» sens révolutionnaire de Courbet. </p>
<p>Dans <em>l’Atelier du Peintre</em>, tandis que Baudelaire lit, Proudhon semble regarder l’avenir. Courbet fait de l’art et de la politique en même temps parce que, pour lui, il n’y a pas de gestes dits «artistiques» séparés des gestes dits «politiques». Courbet ne fait pas de la politique seulement pendant la Commune. Il est un artiste engagé moins par les thèmes de ses tableaux (même s’il sont assez révolutionnaires) que par la transformation du regard du peintre sur lui-même, sur son œuvre et sur le spectateur. C’est ce que Fried appelle la structure du regard chez Courbet. Autrement dit, et pour aller un peu vite, Courbet invente autant la figure du peintre-spectateur (bien que cela se soit vu avant, notamment dans <em>Les Ménines</em> de Velasquez) qu’un nouveau type de spectateur. C’est un peu le cas d’Edgar Allan Poe, évoqué par Jorge Luis Borges: Poe invente un nouveau type de lecteur, un lecteur moderne, un lecteur qui se méfie des «apparences»<a href="#bnote17" name="note17"><strong>[17]</strong></a>.</p>
<p>Proudhon, pour sa part, se concentre presque exclusivement sur les thèmes à traiter dans l’art. Certes, il regarde vers l’avenir, mais en quels termes? </p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Quant à nous socialistes révolutionnaires, nous disons aux artistes comme aux littérateurs: notre idéal, c’est le droit à la vérité. Si vous ne savez avec cela faire de l’art et du style, arrière! Nous n’avons pas besoin de vous. Si vous êtes au service des corrompus, des luxueux, des fainéants, arrière! Nous ne voulons pas de vos arts. Si l’aristocratie, le pontificat et la majesté royale vous sont indispensables, arrière toujours! Nous proscrivons votre art ainsi que vos personnes. L’avenir est splendide devant nous… </span><a href="#bnote18" name="note18"><strong>[18]</strong></a></p>
<p>Proudhon et Courbet étaient effectivement très proches. Courbet admirait énormément Proudhon et le philosophe encourageait le peintre à peindre le «réel», dans un sens assez différent de Baudelaire. Les deux regardent vers l’avenir, mais ils ne cherchent et ne voient peut-être pas les mêmes choses. C’est peut-être dans ce sens qu’Ansky parle de la perdrix et de Proudhon. La perdrix ne regarde pas très loin. Elle n’est pas comme l’aigle ou le faucon qui, eux, ont une vision excellente. En termes artistiques, Proudhon serait-il comparable à une perdrix?</p>
<p>On sait que <em>L’Atelier du peintre</em> est défini par la critique comme une sorte de manifeste du réalisme de Courbet. Thomas Schlesser la définit dans ces termes: «l’œuvre de Courbet est engagée. En faveur du réalisme d’abord, dont elle se veut à la fois le bilan et le programme esthétique… Mais cette œuvre (l’Atelier) est également engagée politiquement, socialement, en faveur d’un monde nouveau<a href="#bnote19" name="note19"><strong>[19]</strong></a>». Selon Bolaño, Ansky considère Courbet «comme le paradigme de l’artiste révolutionnaire. Il se moque, par exemple de la conception manichéenne que certains peintres soviétiques ont de Courbet» (p.827). Il s’agit de deux idées différentes. D’une part, il y a la figure de Courbet comme héros révolutionnaire ou comme artiste engagé et, d’autre part, il y a le détournement du réalisme de Courbet chez les réalistes soviétiques des années 1930. Toutes ces discussions permettent à Bolaño de mieux définir ses propres idées sur le politique et ce qu’on appellera l’impolitique. </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bolaño et la critique littéraire</strong></span></p>
<p>Bolaño s’intéresse aussi dans <em>2666</em> à la figure du critique littéraire comme personnage de fiction. Dans la première partie du roman, les quatre personnages principaux, quatre critiques littéraires —un Français, un Espagnol, un Italien et une Anglaise—, essaient de lever le voile qui recouvre certains aspects de la vie de Benno von Archimboldi, un écrivain qui n’est connu de personne:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le travail de Pelletier se focalisa sur l’insularité, sur la rupture qui semblait caractériser la totalité des livres d’Archimboldi au regard de la tradition allemande, mais pas au regard d’une certaine tradition européenne. Le travail de Espinoza, l’un des plus séduisants qu’Espinoza ait jamais écrits, gravitait autour du mystère qui voilait la silhouette d’Archimboldi, dont pratiquement personne, pas même son éditeur, ne savait rien : ses livres paraissaient sans photo sur le rabat ou en quatrième de couverture ; ses données bibliographiques étaient minimes (écrivain allemand né en Prusse en 1920). (p. 28)</span></p>
<p>Les méthodes et les résultats des recherches des critiques littéraires sur son «personnage», c’est-à-dire sur l’écrivain Archimboldi, sont analysés par Bolaño pour mieux comprendre son propre rôle en tant qu’écrivain jugé par la critique a posteriori: l’écrivain comme objet d’étude. L’écrivain partage alors avec les critiques les mêmes intentions: réfléchir sur le métier de l´écriture et sur la méthode, c’est-à-dire sur le style.</p>
<p>Bolaño fait un exercice d’anticipation littéraire puisqu’il va à la rencontre de la critique sur son propre terrain. Il réfléchit aux rapports entre littérature et critique littéraire afin de s’interroger sur les possibilités et les limites de la fiction une fois étudiée et expliquée par les critiques. Qu’est-ce qu’un critique croit savoir sur son objet d’étude? Pourquoi, à un moment donné, un critique croit en savoir plus de l’œuvre que l’auteur lui-même? Voyons un exemple. C’est M. Bubis, l’éditeur d’Archimboldi, qui raconte la scène:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">«Qu’en pensez vous d’Archimboldi? répéta Bubis.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le visage de Junge devint rouge comme le crépuscule qui, derrière la colline, montait, puis vert, comme les feuilles pérennes des arbres du bois.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Hum, dit-il, hum, puis les yeux se tournèrent vers la petite maison, comme s’il attendait que de là vienne l’inspiration ou l’éloquence, ou n’importe quel type d’aide. Pour être franc avec vous, dit-il- puis: sincèrement, mon opinion n’est pas…puis, enfin: que puis-je vous dire?</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Quelque chose, dit Bubis, votre opinion en tant que lecteur, votre opinion en tant que critique.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Bien, dit Junge, je l’ai lu, c’est un fait.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Tous deux sourirent. </span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Mais ajouta-t-il, je n’ai pas l’impression que c’est un auteur…c’est-à-dire, il est allemand, on ne peut pas le nier, sa prosodie est allemande, vulgaire mais allemande, ce que je veux dire, c’est que j’ai l’impression que ce n’est pas un écrivain européen.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Américain, peut-être? dit Bubis, qui à l’époque caressait l’idée d’acheter les droits de trois romans de Faulkner.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Non, pas américain non plus, plutôt africain, dit Junge, et il se remit à faire des grimaces sous les branches des arbres. Plus exactement: asiatique, murmura le critique.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- De quelle partie de l’Asie ? voulut savoir Bubis.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Comment je pourrais le savoir, dit Junge, indochinois, malais, il a l’air persan dans ses meilleurs passages.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Ah, la littérature persane, dit Bubis, qui en réalité ne connaissait absolument rien à la littérature persane.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Malais, malais, dit Junge…</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce soir-là…Bubis apprit à la baronne que le critique n’aimait pas les livres d’Archimboldi. </span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Ça a de l’importance? demanda la baronne qui, à sa manière, et en conservant toute son indépendance, aimait l’éditeur et tenait en haute estime ses opinions.</span></p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Ça dépend, dit Bubis en caleçon, a côté de la fenêtre, tout en regardant l’obscurité extérieure par un interstice minuscule entre les rideaux. Pour nous, en réalité, ça n’a pas beaucoup d’importance. Pour Archimboldi, en revanche, ça en a beaucoup. (p.933)</span></p>
<p>La question de la vulgarité est une caractéristique proposée par plusieurs critiques au moment de définir la personnalité et l’œuvre d’Archimboldi. Mais, ce qui nous intéresse c’est le fait de constater qu’Archimboldi a, selon Junge, un style jugé comme extra-européen, voir extra-occidental. En tout cas, c’est un style en dehors du canon. Cela est un aspect que les quatre critiques littéraires de la première partie du roman entrevoient seulement dans leurs rêves et leurs cauchemars.</p>
<p>Bolaño essaie dans <em>2666</em> d’anticiper la réception de la critique à sa propre œuvre. On se demande toutefois quelles sont les stratégies narratives de Bolaño pour contourner et «tromper» la critique, et comment l’écrivain reconfigure la figure du critique à travers ses propres fictions. Ce sont les questions que pose Bolaño à plusieurs reprises. Comme on l’a déjà montré, pour lui, les critiques ne pouvaient pas «rire ou se déprimer» (p.43) avec l’auteur, avec Archimboldi. Bolaño se demande quel type de relation se construit entre les auteurs et les critiques. Il se demande, dans le cas de Grosz par exemple, quelle est la définition d’une œuvre originale et les rapports entre celle-ci et les copies:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Mme Bubis se posait la question de savoir jusqu’au quel point quelqu’un peut connaître l’œuvre de quelqu’un d’autre. Par exemple, moi, l’œuvre de Grosz me passionne, dit-elle en désignant les dessins de Grosz accrochés au mur, mais est-ce que je connais réellement son œuvre? Ses histoires me font rire, à certaines moments je crois que Grosz les a dessinées pour que je rie, à certaines occasions le rire se transforme en éclat de rire, et les éclats de rire en cris de fou rire, mais j’ai rencontré une fois un critique d’art qui aimait Grosz, évidemment, et qui pourtant sombrait dans la dépressions lorsqu’il assistait à une rétrospective de son œuvre, ou lorsque pour des raisons professionnelles, il devait étudier un tableau ou un dessin. Et ces dépressions ou ces périodes de tristesse duraient habituellement des semaines. Ce critique d’art était un ami à moi, mais jamais nous n’avions abordé le sujet de Grosz. Une fois cependant je ai dit ce qui m’arrivait. Au début il ne voulait pas le croire. Ensuite il s’est mis à remuer la tête d’un côté à l’autre. Puis il m’a regardé de haut en bas comme s’il ne me connaissait pas. J’ai pensé qu’il était devenu fou. Il a cessé toute relation amicale avec moi pour toujours. Il n’ya pas très longtemps on m’a raconté qu’il dit encore que je ne sais rien sur Grosz et que mon goût esthétique ressemble à celui d’une vache. Bon, en ce qui me concerne, il peut dire ce qu’il veut. Moi je ris avec Grosz, lui, Grosz, le déprime, mais qui connaît Grosz réellement? Imaginons, dit Mme Bubis, qu’à cet instant précis on frappe à la porte et qu’apparaisse mon vieil ami le critique d’art. Il s’assoit ici, sur le sofa, à côté de moi, et l’un des vous sort un dessin non signé, nous assure qu’il est de Grosz et qu’il désire le vendre. Je regarde le dessin et souris, puis je sors mon chéquier et je l’achète. Le critique d’art regarde le dessin et n’est pas deprimé, il essai de me faire reconsidérer l’affaire. Pour lui ce n’est pas un dessin de Grosz. Pour moi c’est un dessin de Grosz. Lequel des deux a raison? Ou prenons l’histoire d’une autre manière. Vous, dit Mme Bubis en montrant Espinoza, vous sortez un dessin non signé et dites qu’il est de Grosz, et vous essayez de le vendre. Je ne ris pas, je l’observe froidement, apprécie le trait, la fermeté, la satire, mais rien dans le dessin ne suscite mon plaisir. Le critique d’art l’observe minutieusement et, comme c’est normal chez lui, il est déprimé et séance tenante fait une offre, une offre qui excède ses économies et qui, si elle est acceptée, le plongera dans de longues soirées de mélancolie. J’essaie de le dissuader. Je luis dis que le dessin me paraît douteux parce qu’il ne me fait pas rire. Le critique me répond qu’il était temps que je vois l’œuvre de Grosz avec des yeux d’adulte et il me félicite. Lequel des deux a raison? (p.42)</span></p>
<p>On pourrait dire néanmoins que l’appréciation artistique, bien entendu, ne peut reposer exclusivement sur les plaisir ou l’émotion immédiate que peut produire une œuvre. Bolaño remet en question l’influence du marché dans l’art, c’est-à-dire le fait que l’institutionnalisation des chefs d’œuvre ait plus d’importance que sa réception. C’est le cas des ventes aux enchères d’œuvres d’art. Mais, d’autre part, il faut constater que les options proposées par Mme Bubis sont assez simplistes: ou bien on rit, ou bien on est déprimé. Il semble nécessaire d’analyser ces idées tout en tenant compte de l’usage de l’ironie chez Bolaño. Et si l’on posait la question de Bubis autrement? Au lieu de se demander qui a raison, si on se demandait plutôt pourquoi l’un ou l’autre devait avoir plus raison que l’autre et quelles seraient les conditions de possibilité d’un jugement esthétique? Cette question nous fait penser au dernier film d’Abbas Kiarostami, <em>Copie conforme</em> (2010): dans le film, un spécialiste de l’art de la Renaissance est remis en question en tant qu’homme face à ses propres idées par sa femme, notamment dans une scène à Florence durant laquelle ils discutent de la valeur d’une œuvre originale face à une copie de celle-ci, et sur la réception de l’œuvre par le public.</p>
<p>Dans le cas de deux critiques littéraires du roman, Pelletier et Espinoza, quoiqu’il s’agisse de chercheurs confirmés et sérieux dans leur métier, ils sont plus intéressés à «s’occuper de sauvegarder l’œuvre d’Archimboldi» (p.144). Ils agissent comme des gardiens du temple. Par contre, Norton et Morini, les deux autres critiques, ont un autre type de relation avec l’œuvre d’Archimboldi. C’est pour cela qu’ils ne veulent pas poursuivre Archimboldi comme des paparazzis. Ainsi:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">pour le dire en un mot et de manière brutale, Pelletier et Espinoza, tout en se promenant dans Sankt Pauli, prirent conscience que la quête d’Archimboldi ne pouvait jamais emplir leurs vies. Ils pouvaient le lire, ils pouvaient l’étudier, ils pouvaient le triturer, mais ils ne pouvaient pas s’écrouler de rire avec lui, ni sombrer dans la déprime avec lui, en partie parce que Archimboldi était toujours loin, en partie parce que son œuvre, à mesure qu’on s’y enfonçait, dévorait ses explorateurs. Pour le dire en un mot: Pelletier et Espinoza comprirent à Sankt Pauli, et ensuite dans l’appartement de Mme Bubis décoré des photographies du défunt M. Bubis et de ses écrivains, qu’ils voulaient faire l’amour et non la guerre. (p.44)</span></p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bolaño pour une littérature impolitique</strong></span></p>
<p>Tout au long de <em>2666</em>, Bolaño reconfigure les rapports entre critiques et écrivains à travers un nouveau regard sur le critique et sur son influence sur les lecteurs. Pour l’écrivain chilien, rien n’échappe vraiment à la fiction, même pas les analyses les plus «objectives» des critiques. Chez Bolaño, on retrouve une nouvelle approche de la fiction, qu’il faudra étudier davantage. </p>
<p>On lit <em>2666</em> comme une enquête critique sur le contemporain, comme le dit le philosophe Italien Roberto Esposito. On se demande aussi quel horizon il peut y avoir pour une pensée de l’émancipation dans ce contexte suicidaire<a href="#bnote20" name="note20"><strong>[20]</strong></a>. Ce qui est surtout intéressant pour nous est d’interroger ces deux scénarios à travers le concept de l’impolitique. C’est-à-dire, l’impolitique comme ce qui semble être impropre au politique et difficile d’aborder du point de vue politique. Pour Esposito, «l’impolitique est une catégorie, mieux une perspective… (un horizon catégoriel) essentiellement négative, critique et nécessairement liée à cette négativité, à son inexprimabilité positive, sous peine de renversement dans son propre opposée, c’est-à-dire, dans les catégories du politique… on peut parler toujours à partir de ce qu’elle ne représente pas<a href="#bnote21" name="note21"><strong>[21]</strong></a>». C’est par ailleurs dans cette perspective aussi que Jean Luc Nancy parle de «la littérature en limite du politique<a href="#bnote22" name="note22"><strong>[22]</strong></a>».</p>
<p>Dès son premier roman, <em>Littérature nazie en Amérique</em>, Bolaño nous livre une sorte de feuille de route de sa littérature à venir: une littérature mineure toujours en déplacement. Une littérature définie par son goût pour les détails et les rencontres inouïes et <em>a priori </em>insignifiantes. Il s’inspire notamment de Georges Perec: </p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">on a tendance à revenir sur ses pas, on a peur de se perdre, on se limite volontiers aux seuls grands axes; mais avec un minimum d’expérience et d’esprit d’initiative, il est néanmoins relativement facile de se laisser aller au petit bonheur; il suffit en somme de marcher un peu le nez en l’air, de se laisser tenter par une allée plantée d’arbres, une statue équestre, un magasin à la vitrine lointainement alléchante, un attroupement, l’enseigne d’un pub, un autobus qui passe… <a href="#bnote23" name="note23"><strong>[23]</strong></a></span></p>
<p>Il y a un souci de l’infra-ordinaire chez Bolaño, ce qui par ailleurs caractérisera l’œuvre de Bolaño par la suite (voir par exemple <em>La piste de glace </em>ou <em>Monsieur Pain</em>). </p>
<p>D’autre part, Bolaño est, pour nous, un autopsiste du XXe siècle: son but est de comprendre les rationalités qui sont derrière les différents types de violence. Dans toute son œuvre, de ses premiers romans (<em>La littérature nazie en Amérique</em><a href="#bnote24" name="note24"><strong>[24]</strong></a>) jusqu’à <em>2666</em>, Bolaño s’est toujours demandé non pas quelle est l’origine du mal, mais bien plutôt comment fonctionnent les dispositifs de la violence. </p>
<p>Le but de la littérature chez Bolaño est de s’interroger sur les conditions de possibilité des violences. Bolaño se demande à plusieurs reprises: Comment réagit un individu quelconque face à la violence? Parfois, il est un résistant, même sans le vouloir (Auxilio dans <em>Amulet</em>), parfois il est un traitre (Wieder dans <em>Étoile distante</em>), parfois il est un «courtisan» (le prêtre jésuite dans <em>Nocturne du Chili</em>). À rebours d’une littérature de plus en plus attaché au politiquement correct, l’écriture de Bolaño dérange parce qu’elle se veut avant tout «viscéraliste<a href="#bnote25" name="note25"><strong>[25]</strong></a>». Bolaño traite le réel en autopsiste et non pas en thérapeute<a href="#bnote26" name="note26"><strong>[26]</strong></a>. Il y a chez Bolaño une autopsie du réel et non pas une thérapeutique. </p>
<p><em>2666</em> est un grand roman du XXe siècle par ses thèmes, et c’est aussi un roman qui inaugure le XXIe siècle par sa méthode, par la façon par laquelle Bolaño traite le «réel». Bolaño construit une «philosophie littéraire», comme l’écrit Macherey, qui dépasse les cadres d’analyse propres à un écrivain latino-américain du XXe siècle. C’est pour cela qu’il est si proche de Borges<a href="#bnote27" name="note27"><strong>[27]</strong></a>. Mais Borges, tout en étant un écrivain né au XIXe siècle, a été aussi à part entière un écrivain du XXe siècle par sa méthode (notamment à partir de Fictions (1940) où l’on trouve «Pierre Ménard», «Funes», «Tlon» etc.). L’intérêt éveillé par Borges dans le milieu philosophique en France dès les années 1950 avec Caillois et ensuite chez Foucault, Deleuze, Derrida, Blanchot, Rancière, est très connu, mais il ne faut pas oublier que Borges est né dans un sous-continent où l’on disait (Groussac) qu’«être connu comme écrivain en Amérique du Sud n’est pas être connu point». Tout cela pour dire que même Borges, aujourd’hui apprécié partout, a dû attendre plusieurs décennies pour être «découvert» par les philosophes. Notre but néanmoins n’est pas bien sûr de «découvrir» Bolaño par la philosophie, mais seulement de penser avec lui le siècle passé et le siècle à venir. Il nous semble que Bolaño est en cela, et à sa manière, un «disciple» de Borges. </p>
<p> </p>
<hr />
<p><a href="#note1" name="bnote1">1</a> Pierre Macherey, <em>À quoi pense la littérature?</em>, PUF, Paris, 1990, p.8.<br />
<a href="#note2" name="bnote2">2</a> <em>Ibid</em>., p.11.<br />
<a href="#note3" name="bnote3">3</a> Jacques Rancière,<em> Et tant pis pour les gens fatigués</em>, Paris, Amsterdam, 2009, p.482.<br />
<a href="#note4" name="bnote4">4</a> Claude Lefort, <em>Un homme en trop : réflexions sur « L’archipel du Goulag »</em>, Paris, Seuil, 1976.<br />
<a href="#note5" name="bnote5">5</a> Miguel Abensour, « Le rouge et le noir à l’ombre de 1789? », dans <em>Critique de la Politique autour de Miguel Abensour</em>, Paris, Unesco, 2006.<br />
<a href="#note6" name="bnote6">6</a> Il s’agit d’un ensemble de crimes commis contre des femmes dans la ville fictive de Santa Teresa, inspirée de Ciudad Juárez au Mexique, la ville la plus violente du monde: 119 assassinat par 100 000 habitants. Bien qu’il y ait de plus en plus de meurtres liés au trafic de drogues à Ciudad Juárez, la violence envers les femmes y demeure très «singulière», presque toujours développée comme un rituel. Il y a surtout une manière assez frappante d’exercer une violence sexuelle. Il y a eu près de 500 victimes entre 1993 et 2003, l’année de l’achèvement du roman. Les crimes se poursuivent encore aujourd’hui. Précisons que le cadavre retrouvé en 1993 n’est pas le premier de cette série de crimes, mais seulement le premier présenté par la presse comme fait divers.<br />
<a href="#note7" name="bnote7">7</a> «Bataille —penseur par excellence de l’impossible— aura bien compris qu’il fallait parler des camps comme du possible même, le ‘possible d’Auschwitz’, comme il écrit exactement». Georges Didi-Huberman, <em>Images malgré tout</em>, Paris, Minuit, 2003, p.42.<br />
<a href="#note8" name="bnote8">8</a> Bolaño, «La littérature et l’exil» (inédit en français), publié dans <em>Entre paréntesis</em>, Barcelona, Anagrama, 2003. (Je traduis.)<br />
<a href="#note9" name="bnote9">9</a> Propos recueillis dans Edmundo Paz Soldán et Gustavo Faverón Patriau, <em>Bolaño salvaje</em>, Barcelone, Editorial Candaya, 2008.<br />
<a href="#note10" name="bnote10">10</a> Andrés Gómez Bravo, «Jorge Volpi: “Roberto Bolaño fue el ultimo escritor latinoamericano”», latercera.com, [en ligne]. <a href="http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml" title="http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml">http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml</a>. (Page en ligne depuis le 26 février 2010 et consultée le 4 juin 2010).<br />
<a href="#note11" name="bnote11">11</a> Voir aussi un article d’Horacio Castellanos Moya à propos de Bolaño: Horacio Castellanos Moya, «Sobre el mito Bolaño», lanacion.com, [en ligne]. <a href="http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451" title="http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451">http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451</a>. (Page en ligne depuis le 19 septembre 2009 et consultée le 15 novembre 2009).<br />
<a href="#note12" name="bnote12">12</a> À ce sujet voir surtout le poète péruvien César Vallejo comme personnage dans <em>Monsieur Pain</em> et la «mère des poètes mexicains», l’uruguayenne Auxilio Lacouture, dans <em>Amulet</em>, entre autres.<br />
<a href="#note13" name="bnote13">13</a> Georges Navet et Patrice Vermeren, « Théories de la violence, politiques de la mémoire et sujets de la démocratie », <em>Topique </em>2003/2, n° 83, p.47.<br />
<a href="#note14" name="bnote14">14</a> On pourrait faire toute une thèse sur ce tableau et notamment autour de Courbet-Baudelaire-Proudhon. Disons au passage qu’elle a déjà été faite par Frédérique Desbuissons: «Peu de toiles ont été plus commentées et décortiquées que <em>L’Atelier</em>. Une thèse de l’historienne de l’art Frédérique Desbuissons est d’ailleurs consacrée à cet incroyable flot d’interprétations qui continue aujourd’hui encore», Thomas Schlesser, <em>Courbet, un peintre à contre temps</em>, Paris, Ed. Scala, 2007, p.32. Le titre de la thèse de Desbuissons est: «Énigme et interprétations: <em>L’Atelier du peintre </em>de Gustave Courbet, histoire d’une œuvre inachevée» (sous la direction de M. Gilbert Lascault).<br />
<a href="#note15" name="bnote15">15</a> Chez Bolaño on trouve toujours une fascination pour les comparaisons entre les hommes et les animaux. Ce thème est traité dans toute son œuvre. Le rat a une place du premier ordre chez Bolaño.<br />
<a href="#note16" name="bnote16">16</a> Michael Fried, <em>Le réalisme de Courbet</em>, Paris, Gallimard, 1993.<br />
<a href="#note17" name="bnote17">17</a> «Hay un tipo de lector actual, el lector de ficciones policiales. Estae lector ha sido —ese lector se encuentra en todos los países del mundo y se cuenta por milloes- engendrado por Edgar Allan Poe», Borges, <em>El cuento policial, en Prólogo a Seis Problemas para Isidro Parodi</em>, Barcelona, Ed Bruguera, 1982.<br />
<a href="#note18" name="bnote18">18</a> Proudhon, <em>Du principe de l’art et de sa destination sociale</em>, Genève-Paris, Slatkine, 1982, p.280.<br />
<a href="#note19" name="bnote19">19</a> Thomas Schlesser, <em>Courbet, un peintre à contre temps</em>, Paris, Scala, 2007, p.32.<br />
<a href="#note20" name="bnote20">20</a> Quelle est la figure de la femme construite par les bourreaux? Quel rapport y a t il entre langage et passage à l’acte (façons de torturer et de tuer en 2666)?<br />
<a href="#note21" name="bnote21">21</a> Roberto Esposito, «Perspectives de l’impolitique», <em>Revue Tumultes</em>, no 8, Apolitismes, 1996, p.60.<br />
<a href="#note22" name="bnote22">22</a> Voir Jean Luc Nancy, «Autour de la notion de communauté littéraire», <em>Revue Tumultes</em>, no 6, mai 1995, p.15.<br />
<a href="#note23" name="bnote23">23</a> Georges Perec,<em> L’infra ordinaire</em>, Paris, Seuil, 1989, p. 82.<br />
<a href="#note24" name="bnote24">24</a> Dans <em>La littérature nazie en Amérique</em> (1993), on trouve tous les thèmes et contextes traités par Bolaño par la suite.<br />
<a href="#note25" name="bnote25">25</a> Le réel-visceralisme ou infra-rréalisme est le mouvement crée par Bolaño au Mexique dans les années 1970. Voir surtout <em>Les détectives sauvages</em>, <em>L’université inconnue </em>(poèmes de Bolaño) et les poèmes de Mario Santiago (Ulises Lima dans <em>Les détectives sauvages</em>).<br />
<a href="#note26" name="bnote26">26</a> Dans cette perspective, on pourrait placer Bolaño à côté de Thomas Bernhard ou David Lynch.<br />
<a href="#note27" name="bnote27">27</a> Dans «Conseils pour écrire un conte», Bolaño déclare que sa référence la plus importante est Borges: «Il faut lire et relire Borges, encore une fois», dans <em>Entre Paréntesis</em>, Barcelona, Anagrama, 2003.</p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/litterature-impolitique-0#commentsBATAILLE, GeorgesBAUDELAIRE, CharlesBOLAÑO, RobertoBORGES, Jorge LuisBRAVO, Andrés GomezChiliCrimeDESBUISSONS, FrédériqueESPOSITO, RobertoFait diversHistoireImaginaire de la finJusticeLACOUTURE, AuxilioLEFORT, ClaudeMACHEREY, PierreMOYA, Horacio CastellanosPolitiquePROUDHON, Pierre-JosephReprésentationREVERDY, PierreRoman policierSCHLESSER, ThomasVALLEJO, CésarVILAS-MATAS, EnriqueViolenceRomanWed, 12 Jan 2011 14:30:59 +0000Alberto Bejarano305 at http://salondouble.contemporain.info