Salon double - COOVER, Robert http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/747/0 fr Pour en finir (une fois pour toutes?) avec Stephen King http://salondouble.contemporain.info/article/pour-en-finir-une-fois-pour-toutes-avec-stephen-king <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gravel-jean-philippe">Gravel, Jean-Philippe</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/criture-m-moires-dun-m-tier">Écriture, mémoires d&#039;un métier</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/les-meilleurs-vendeurs">Les meilleurs vendeurs</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;">«Je suis convaincu que la peur est à l'origine de la plupart des mauvais textes.»<br />Stephen King (2001&nbsp;: p.150)</p> <p style="text-align: justify;"><br />Le monde du livre abonde en ouvrages conçus comme des guides de survie et du «bien écrire» à l'intention des écrivains débutants ou pas très sûrs d’eux, des livres qui essaient d’apporter des réponses à des questions comme <em>Qu’est-ce que vivre en écrivant?</em>, mais aussi, surtout, <em>Où trouver mes idées? Pourquoi lire si je veux écrire? Qu’est-ce qu’une bonne description, un bon dialogue, un agent littéraire, une lettre de refus? Comment écrire mon premier roman en un mois et le faire publier?</em> Ces livres ont généralement en commun qu’ils ne sont pas dus à la plume d’auteurs de best-sellers brevetés, mais de celle de <em>coachs</em> d’écriture, de professeurs d’ateliers d’écriture et de directeurs de revues littéraires —d’auteurs dont l’œuvre, si estimable qu’elle soit, loge rarement à l’enseigne des palmarès des plus gros vendeurs de la planète.</p> <p style="text-align: justify;">Dès lors, que se passe-t-il lorsqu’un des plus grands écrivains à succès consent à parler boutique, comme Stephen King le fait dans un intéressant ouvrage pratico-biographique, <em>Écriture, mémoires d’un métier</em> (2001)? On tend l’oreille, évidemment, quoique l’on pense de ses romans.</p> <p style="text-align: justify;">Et ce que j’en pense est assez compliqué, très personnel aussi. C’est à Stephen King que je dois mes premiers émois de lecteur de romans. J’ai lu <em>The Shining</em> (1977) en cachette à onze ans; premier roman que je lus de ma propre initiative, dans une ambiance grisante de secret et de clandestinité. Je ne conçois toujours pas de meilleure porte, aujourd’hui, pour entrer dans le monde de la littérature que celle-là: montrez-moi un lecteur assidu de Beckett et de Proust, et je vous montrerai un adolescent qui a fait ses premières classes littéraires en lisant des auteurs comme King.</p> <p style="text-align: justify;">Mais la suite de l’histoire se complique. Au cours des six années suivantes, j’ai lu du King à m’en écœurer. Et c’est à <em>It</em> (1986) que revient le mérite de m’avoir écœuré de ses histoires pour de bon. Peut-être y a-t-il, dans la carrière de King, un «avant» et un «après»<em> It</em>:&nbsp; depuis <em>It</em>, King semble publier ce qu’il veut, allongeant au kilomètre des romans plus ou moins bien ficelés, dans une apparente absence de contrôle éditorial, lui permettant de devenir une industrie à lui tout seul. Son nom fait confortablement recette, même si son imaginaire n’a pas su imposer à l’horreur moderne des figures aussi marquantes, iconiques, que celles de ses débuts: Carrie White, figure-type d’adolescente souffre-douleur devenue tourmenteuse et bourreau dans <em>Carrie</em> (1974), ou Jack Torrance, écrivain que l’échec et la bouteille finissent par rendre fou dans un hôtel hanté (<em>The Shining</em>).</p> <p style="text-align: justify;">«Et pourtant, nous autres prolos, nous nous soucions de la langue que nous employons [...]; nous avons la passion de l’art et la manière de raconter des histoires par le biais de l’écrit», se défend l’auteur dans&nbsp;<em>Écriture, mémoire d’un métier</em>&nbsp;(p.11-12). On tâchera d’en rendre compte, quand se pointera la tentation de n’offrir ici qu’une lecture ad hominem de son livre —par seul désir&nbsp;d’employer ses propres paroles pour prouver l’inconstance de son talent.</p> <p style="text-align: center;">*</p> <p style="text-align: justify;">Il est un registre où Stephen King excelle,&nbsp;particulièrement dans ses essais et ses préfaces: celui de la candeur, de ce ton conversationnel et décomplexé, cette attitude d’hôte sympathique et d’artisan humble qui sait nous parler boutique sans forfanterie. Et c’est porté par cette voix entraînante qu’<em>Écriture, mémoire d’un métier</em> dispense ses conseils, ainsi qu’une forme de confession biographique et d’auto-analyse qui se prête d’autant plus au jeu de la <em>lecture littéraire</em>, c’est à dire à une recherche, en quelque sorte, de l’<em>inconscient</em> du texte, qu’elle finit par dresser, de manière sans doute peu exhaustive mais révélatrice, l’autoportrait d’une écriture et de ce que j’appellerais son «fonds de commerce».</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Scan #1</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">L’ouvrage, excepté ses avant-propos et les annexes qui le complètent, se structure en quatre parties. La première, «CV», raconte les années d’apprentissage et de galère de l’auteur, ses débuts difficiles dans la vie, de son enfance traumatisée par les docteurs aux débuts de son mariage, avec son cortège de boulots minables et les pétrins dans lesquels sa plume turbulente le mettait à l’école. On y découvre, en outre, comment le manuscrit de <em>Carrie</em>, fut sauvé des poubelles par sa femme Thabita avant de connaître le destin que l’on sait. Mais un coda sur les problèmes de King avec la bouteille suggère que le début de la célébrité ne mit pas un terme à ses déboires; on apprendra aussi que sa pratique d’écriture a souvent pris la forme d’un combat contre une honte profonde et fondamentale, un «complexe de l’imposteur» qui le hantera longtemps.</p> <p style="text-align: justify;">La seconde partie, «Boîte à outils», est celle qui s’apparente le plus au «guide pratique» proprement dit; c’est aussi l’une des plus courtes (30 pages). Ayant déjà mentionné que ce qu’il pourrait en dire a déjà été abordé dans <em>The Elements of Style</em> de William Strunk Jr. et E.B. White (1918), King se met à une défense concise du respect de la grammaire, de la phrase active, du paragraphe construit, du vocabulaire et de la précision lexicale, par l’entremise d’une comparaison filée qui assimile les composantes de la «bonne» langue littéraire à une boîte à outils. La troisième partie, «Écriture», entre plutôt&nbsp;dans ce qu’est, pour King, le métier d’écrire&nbsp;comme <em>Vitas Novæ</em>. Bien que l’auteur s’y autorise quelques conseils, c’est plutôt la défense de sa propre posture qui occupe l’avant-scène: un portrait assez libre de ce que sont ses habitudes, ses routines de travail, ses convictions personnelles, ses arrangements avec l’inspiration. De bonnes pages y sont consacrées, en outre, à la genèse de <em>Misery</em> (1987), aux difficultés du massif <em>Fléau</em> (<em>The Stand</em>, 1978), et aux enjeux dramatiques et moraux de <em>Dead Zone</em> (1979). Enfin, la dernière partie, «De la vie: un post-scriptum», clôt l’ouvrage sur une dernière touche biographique, puisque King y raconte comment, en juin 1999, il manqua de trouver la mort lorsque la camionnette d’un chauffard le happa violemment sur une route de campagne, un incident qui avait fait les manchettes à l’époque. Le récit de sa convalescence et de son retour à l’écriture permet à l’auteur d’exprimer de nouveau sa gratitude envers sa famille et spécialement sa femme, Thabita, dont <em>Écriture, mémoires d’un métier</em> aura maintes fois illustré le soutien «héroïque».</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Une écriture conjuratoire?</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Les amateurs du genre s’étonneront de voir Stephen King piloter ses <em>Mémoires d’un métier</em> avec un ton aussi invariablement serein. C’est que le texte de présentation de l’édition française permettait de s’attendre (un peu) à autre chose. En effet, on y lit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Stephen King explique sa fascination pour l’horreur comme un moyen de combattre l’angoisse, une sorte de psychanalyse à l’envers: écrire les pires choses qui puissent arriver aide à se débarrasser de la peur. Il écrit non sans humour: «Je suis le malade, et on me paie pour l’être» (p.3).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Or, <em>Écriture, mémoires d’un métier</em> ne comporte aucune trace de pareil aveu. Les éditeurs se seraient inspirés d’autres sources, articles et entrevues, qui rendent effectivement ce son de cloche. Par exemple, un article publié en ligne sur le site Web du quotidien <em>Daily Mail</em> à l’occasion d’une biographie non-autorisée, évoquait sensationnellement les débuts difficiles de King et son alcoolisme:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Forced to work in a laundry during the school holidays to help pay the bills, and receiving a string of rejection letters from publishers, King became increasingly frustrated at his failure as a novelist. When he was drunk, his anger became focused on his children.</p> <p style="text-align: justify;">«I wanted to grab them and hit them», he has admitted. «Even though I didn’t do it, I felt guilty because of my brutal impulses. I wasn’t prepared for the realities of fatherhood.»</p> <p style="text-align: justify;">The death of his mother at the end of 1973 sent him into a depression which did not lift even after the publication of his first success, <em>Carrie</em>, the following year.</p> <p style="text-align: justify;">[...]</p> <p style="text-align: justify;">Still tormented by a desire to hurt his children, he turned the technique he had learned as a child himself —believing that <em>if he wrote about something bad, then it would never happen</em>. This resulted in <em>The Shining</em>, the story of a little boy whose alcoholic father tries to kill him [...] (Leafe, 2009: <a href="http://www.dailymail.co.uk/tvshowbiz/article-1178151/Stephen-Kings-Real-Horror-Story-How-novelists-addiction-drink-drugs-nearly-killed-him.html">en ligne</a>; je souligne).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Ce passage jette un éclairage cru sur ce qu’<em>Écriture, mémoires d’un métier</em> n’aborde pas, peut-être parce que cela ne se traduit pas en conseil raisonnable («<em>If you write about something bad, then it will never happen</em>») à l’adresse des débutants. Mais c’est un aveu qui touche, assurément, un ressort fondamental, presque archaïque, de la poussée créatrice de cet auteur (comme pour bien d’autres), éclairant la question du <em>pourquoi</em> en dehors du <em>comment</em>, quant à elle assez bien détaillée dans le livre. Tout écrivain se doute qu’écrire est une activité qui, en dehors de la discipline qu’elle exige,&nbsp;repose <em>aussi</em> sur un socle obsessionnel, qu’elle peut s’accompagner d’une dimension magique et superstitieuse&nbsp;—un chèque en blanc adressé à la «toute-puissance des pensées» chère à Freud, clé des songes que chacun doit trouver pour lui-même. Il n’empêche que cette conception de l’écriture comme un acte conjuratoire et un exorcisme éclaire trop bien ce qui fonde l’écriture de King (et son fonds de commerce) pour être abandonnée.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>La honte, la vérité et la merde: une histoire édifiante</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">L’anecdote est classique. Revenu du cinéma, où il a vu<em> Le Puits et le pendule</em>, King, jeune adolescent, «novélise» l’adaptation d’Edgar Allan Poe par Roger Corman, en tire quelques copies ronéotypées et entreprend de les vendre à ses camarades de classe. «[À] midi, j’en avais vendu deux douzaines [...].&nbsp;[C]ela paraîssait trop beau pour être vrai», dit-il (p.57). Et ça l’était: le lendemain, la directrice de son école l’oblige à rembourser ses «clients» en lui assénant un discours des plus familiers:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">«Ce que je ne comprends pas, Stevie [...], c’est ce qui te pousse à écrire des bêtises pareilles. Tu as du talent. Pourquoi le gâcher ainsi?» [...] [J]e dois dire, à son crédit, que sa question n’était pas entièrement rhétorique —mais je n’avais rien à offrir pour ma défense. J’avais honte (p.58).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Un an après pourtant, non seulement King récidive-t-il, mais il en rajoute: dans la tradition de <em>Mad Magazine</em>, il conçoit <em>The Village Vomit</em>, dont le contenu verse dans l'humour de toilettes et le calembour douteux, et où il s’en prend particulièrement au corps professoral de son école. Une Miss Margitan, professeure de secrétariat, prenant très mal d’y avoir été surnommée «Miss Maggot» (mademoiselle asticot), demande l’expulsion de Stevie pour quelques jours. Il s’en tirera après avoir présenté des excuses officielles, subi une poignée de retenues, vu radier son nom du tableau d'honneur de l'école et, assurément, angoissé beaucoup (car qu’en aurait pensé maman?). Il introjecte à cette occasion un sévère critique intérieur qui le tourmentera longtemps: «Depuis lors je n’ai guère touché à la satire» (p.64) dira-t-il, ce qui est assez vrai. Et il ajoute:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">J’ai passé pas mal d’années par la suite —trop, j’en ai l’impression— à avoir honte de ce que j’écrivais. Je crois que j’ai dû attendre d’avoir quarante ans pour me rendre compte que la plupart des auteurs de fiction et de poésie ayant publié ne serait-ce qu’une ligne ont été un jour ou l’autre accusés de gâcher le talent que Dieu leur avait donné. Si jamais vous écrivez (ou peignez ou dansez ou sculptez ou chantez, peu importe), il y aura toujours quelqu’un pour essayer de vous faire croire que vous êtes un minable, c’est tout. Je n’invente pas: ce sont les choses telles que je les vois [et j’ai continué longtemps] d’entendre [la directrice de l’école]&nbsp;me demander pourquoi je gaspillais mon talent, pourquoi j’écrivais des âneries (p.58-59).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Tout écrivain ayant exercé sa plume turbulente de bonne heure porte en lui le souvenir d’humiliations comparables, et celles de King nous amusent parce qu’elles n’ont rien qui puisse distinguer ses épreuves des nôtres. C’est dans les cours d’écoles et les bureaux des proviseurs que des générations d’apprentis écrivains ont un avant-goût de l’idée que les «démons de l’écriture» demandent, quand on y cède, qu’on leur paie un certain tribut. Ce n’est pas une pratique innocente, reste que l’épreuve de la honte peut avoir ses vertus, et finir par rapporter. <em>Carrie</em>, par exemple, n’aurait pas vu le jour (ni connu le succès que l’on sait), si l’épouse de King n’en avait tiré le premier manuscrit des poubelles pour l’enjoindre à le terminer:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">[Et] j’ai compris que le fait d’arrêter la rédaction d’un texte simplement parce que c’est difficile, sur le plan affectif ou sur celui de l’imagination, est une mauvaise idée. Il faut parfois continuer même quand on n’en a pas envie, et il arrive qu’on fasse du bon boulot alors qu’on a l’impression d’être là, à pelleter bêtement de la merde, le cul sur une chaise (p.93).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">De fait, dans <em>Écriture, mémoires d’un métier</em>, la «merde» ne semble pas un terme banal. C’est plutôt un trope récurrent, dont on pourrait suivre la trajectoire comme suit: après avoir constitué une faiblesse (l’auteur se demandant si ce qu’il écrit en serait), elle se reconvertit en force, sous le couvert d’un parti-pris pour l’honnêteté, et le maniement d’une langue authentique. Non seulement l’auteur refuse de se taire, mais il saisit toutes les occasions possibles pour appeler une crotte une crotte; honnêteté nécessaire défendue comme «une bouffée d’air frais et vivifiant [<em>sic</em>] dans une pièce que d’aucuns préféreraient garder fermée» (p.224) :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Il est important de dire la vérité; tellement de choses en dépendent [...]. La <em>legion of Decency</em> n’aime pas le terme <em>merde</em>, et si ça se trouve, vous ne l’aimez pas non plus; mais [...] jamais un gamin n’a couru jusqu’à sa mère pour lui rapporter que sa petite sœur avait <em>déféqué</em> dans la baignoire. Il a pu employer diverses expressions comme <em>fait caca</em> ou simplement <em>fait</em>, mais a <em>chié</em>, j’en ai bien peur, est ce qui lui sera spontanément venu à l’esprit [...] (p.221).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Petite esquisse d’un fonds de commerce</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Pourquoi les livres de King vendent-ils si bien? Hormis les considérations commerciales à rendre jaloux n’importe qui, c’est certainement parce que les valeurs qu’il défend, les angoisses qu’il y conjure et la langue qu’il emploie sont celles d’une bonne majorité. Prenons d’abord le fonds commun, souvent trivial, dans lequel King puise l’arsenal de ses objets phobiques: hormis, bien sûr, le forfait gothique standard avec ses cryptes, ses araignées et ses esprits malfaisants, c’est du côté de l’horreur dite «moderne» que l’imagination de King ne connaît pas de limites. Il semble chez lui que<em> tous</em> les objets de la vie domestique s’exposent à devenir les hôtes de quelque <em>anima</em> maléfique. Voitures hantées et téléphones cellulaires maléfiques, climatiseurs maléfiques, sécheuses maléfiques, aspirateurs maléfiques, hôtels maléfiques, supermarchés maléfiques, jouets maléfiques, réfrigérateurs maléfiques, ordinateurs et logiciels de traitement de texte maléfiques, placards maléfiques, broyeurs à déchet maléfiques et rasoirs électriques maléfiques menacent tous, tôt ou tard, de se retourner contre le malheureux consommateur, devenu victime des produits de la vie courante qui assurent son confort en même temps que son esclavage. Si Dieu est dans les détails, le Diable est dans les objets: c’est en partie le <em>mantra</em> que ressasse l’œuvre de King, tel un catalogue raisonné, parfois loufoque, d’un authentique «cauchemar climatisé». Et ce,&nbsp;de la nouvelle au pavé, sans compter son unique film à ce jour, <em>Maximum Overdrive</em> (1986), où les distributrices de sodas utilisent leurs cannettes comme des projectiles, les guichets automatiques envoient les clients se faire foutre et une tribu de camions autopilotés fait basculer l’Amérique dans la terreur.</p> <p style="text-align: center;">*</p> <p style="text-align: justify;">Dans <em>Mémoires d’un métier</em>, le portrait que le «roi de l’horreur» présente de lui-même est celui d’un travailleur obstiné, doublé d’un croyant (il est catholique) et d’un homme de famille heureux et reconnaissant. En mitan de carrière et passé la cinquantaine, King semble s’être relativement débarrassé de ses démons familiers et de ses vieilles hontes, du moment où ils ne semblent plus hanter autre chose que les pages qu’il écrit. Mais le passé qu’évoque la première partie de son livre ne cache en rien la marque profonde qu’a laissé sur son écriture les humiliations de ses débuts difficiles, ses penchants autodestructeurs, sa nature inquiétée par l’échec, et son imagination portée à exacerber le potentiel catastrophique de n’importe quelle situation.</p> <p style="text-align: justify;">Pourtant, en dehors de ce chaos, ses romans ne défendent pas moins le même ensemble de valeurs chrétiennes, testées et approuvées, qu’encense le King serein d’<em>Écriture</em>: la foi en la bonté de l’homme, la fonction de pilier social (et identitaire) accordée au couple et à la famille, la possibilité du salut par l’épreuve, les vertus rédemptrices de l’amour, et la tolérance enfin. Car c’est lorsque ces valeurs sont mises en crise ou menacées que l’horreur survient. Chez King, le chaos et la peur interviennent souvent lorsqu’une entité maléfique, mélange de péché personnel et de manifestation paranormale, perturbe cet équilibre naturel ou chrétien des choses, qu’il faudra bien sûr restaurer. Si on peut qualifier d’opposés ces deux termes, l’imagination de King demeure somme toute plus portée sur la morale que la perversion, se faisant volontiers manichéenne (il distribue maintes fois, en commentant d’anciens romans, les rôles de ses personnages entre «les bons» et «les méchants»), au contraire, par exemple, d’un écrivain comme Clive Barker. <a name="renvoi1"></a><a href="#note1">[1]</a></p> <p style="text-align: justify;">De plus, il est clair que l’expérience de la honte —de ses hontes—&nbsp;n’a cessé de compter dans son œuvre. Celle-ci, du moins, s’avère particulièrement sensible aux épreuves et aux anxiétés de l’<em>Average Joe</em>, du gars ordinaire, trimant dur dans un job ingrat, ne sachant jamais s’il joindra les deux bouts, s’il trouvera enfin la paix. <a name="renvoi2"></a><a href="#note2">[2]</a> «[Je] n’ai pas été élevé parmi ceux de la haute. Je sors de la classe moyenne inférieure américaine, et c’est à elle qu’appartiennent les personnes dont je peux parler avec le plus d’honnêteté, car ce sont celles que je connais le mieux», avance-t-il (p.223). De fait, il est assez constant que l’horreur, dans ses livres, se construise à partir d’événements quotidiens, des crises les plus domestiques: comment annoncer la mort d’un chat à ma fille? Comment gérer mon sentiment d’échec, mes pulsions agressives, ma tentation de boire? Comment faire face aux tourments de la paternité, à tout ce qui m’excède?</p> <p style="text-align: justify;">La famille est peut-être la cellule du bien et un pilier moral, mais elle est aussi le berceau de toutes les frustrations: aussi les responsabilités qu’elle impose ouvrent souvent la voie aux tentations maléfiques, comme lorsqu’un personnage, souvent un jeune père de famille, cède à un expédient surnaturel pour régler ou pallier un conflit domestique potentiel (cf. <em>The Shining, Pet Sematary</em> [1983]). Pour certains, le seul accroissement de tension de ces situations lorsqu’elles se mettent en place, l’exploration des tourments imposés par ces épreuves et le désir de s’en défiler (conflits intérieurs que King évoque généralement avec un réalisme terre à terre et une certaine compassion pour ceux qui les traversent), sont en soi une force de son talent, parfois jugée supérieures aux dérives horrifiques qui surviennent quand le Diable s’en mêle. <a name="renvoi3"></a><a href="#note3">[3]</a></p> <p style="text-align: justify;">Et dans ce domaine, l’imagination de King semble intarissable.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Une industrie à lui tout seul</strong></span></p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Un bon texte peut souvent être le fruit d’une attitude: celle de quelqu’un qui n’a plus peur et qui est sans affectation (p.150-151).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Examinons un peu la nature de la productivité exceptionnelle de King, en partant de ce que dans les <em>Mémoires</em>, l’auteur, pragmatique, conseille à ses ouailles d’écrire 2000 mots en trois heures tous les jours. Ok mettons mille, mais comme on devine que c’est sa méthode, appliquons-lui ce calcul, sur une échelle de 40 ans de carrière. Au bout d’un mois et de 90 heures de travail, 60 000 mots auront été écrits, déjà un roman de modeste envergure, ou un traitement bien développé. Au bout d’un an, on aura obtenu 720 000 mots, autrement dit deux gros pavés de 800 pages à 450 mots la page, ce qui est un ratio mots/page assez élevé mais commun chez les <em>hardcovers</em> gourmands. <a name="renvoi4"></a><a href="#note4">[4]</a> Quarante années de ce régime verraient donc produire quatre-vingt pavés de 800 pages de 450 mots chacune, donc 64 000 de ces pages. Actuellement, la somme (calculée rapidement) du nombre de pages alloué à chacun des titres de la bibliographie de Stephen King sur <em>Wikipédia</em> s’élève à 32 000 pages, les livres écrits sous le pseudonyme de Richard Bachman inclus. Le nombre moyen de mots par page, très variable, n’est pas indiqué. Mais on peut estimer raisonnablement que Stephen King voit environ d’un quart à un peu moins d’une moitié des pages qu’il écrit, d’après ce régime, se retrouver tôt ou tard dans un livre.</p> <p style="text-align: justify;">Une telle cadence d’écriture n’est pas humainement impossible, mais elle exige certainement des dispositions spéciales: un certain manque d’inhibition (la honte d’autrefois étant bel et bien levée), la capacité de pouvoir écrire sous la dictée de l’esprit ou de quelque «film intérieur», une imagination prolixe enfin, prompte à faire flèche de tout bois...</p> <p style="text-align: center;">*</p> <p style="text-align: justify;">Affaire de renouer avec les vertus comme les vices de son écriture fictionnelle, j’ouvre au hasard un roman de King: ce sera <em>Needful Things</em> (1991), le roman qui devait liquider une fois pour toutes Castle Rock, cette bourgade imaginaire du Maine qui avait, en outre, servi de décor à <em>Dead Zone, Cujo</em> (1981) et <em>The Dark Half</em> (1989). Les premières pages, celles du prologue, sont absorbantes, pleine de verve bonimenteuse: «Come on here, let me shake your hand! Tell you somethin’: I recognized you by the way you walk even before I saw your face good. You couldn’t have picked a better day to come back to Castle Rock [...]» (p.3). Le ton narratif se situe d’entrée de jeu du côté de l’oralité, même si la narration, à l’exception du prologue et de l’épilogue, est plutôt d’un type omniscient à focalisations variables. Ce bonimenteur mystérieux, un peu cynique et au parler franchement local, plante à merveille le décor matériel et mental du roman: c’est-à-dire le réseau d’antipathies et de griefs qui, sous le vernis des apparences, gruge la petite communauté. Le lecteur est ainsi introduit de façon vivante à une multitude de personnages, à leur situation et leurs griefs potentiels envers tel ou telle. L’écheveau compliqué de tensions qu’elle dessine rappelle un peu les récits aux personnages proliférants de Robert Coover, tels <em>John’s Wife</em> (1996) et «Suburban Jigsaw» (2005), où l’intérêt de la lecture, s’il en est un, consiste à avoir quelque idée du réseau des liens particuliers qui unissent les personnages entre eux.</p> <p style="text-align: justify;">Au terme de ses quelques 700 pages, <em>Needful Things</em> devrait nous présenter une Castle Rock réduite à un charnier. C’est qu’elle sera tombée sous la coupe d’un étrange brocanteur, Leland Gaunt, qui ouvre une boutique bien spéciale au début du récit: une boutique —«Needful Things»— où l’on trouve immanquablement l’objet de ses rêves. Carte de baseball autographiée, abat-jour en vitrail ou talisman porte-bonheur: il s’avère que ces simples babioles comportent une telle valeur de fétiche pour ceux <em>qui les désirent vraiment</em>, qu’ils tueraient pour garder la leur. D’une certaine manière, <em>Needful Things</em> illustre le thème, décrit plus tôt, de la malignité des objets, ou de notre attachement excessif pour eux: c’est un conte moral.</p> <p style="text-align: justify;">Cela dit, les détenteurs de ces objets n’auront pas déboursé beaucoup pour les obtenir. Mais ils auront conclu un pacte faustien avec Leland Gaunt: «jouer un tour» à quelque citoyen désigné (déterrer un secret, détruire quelque chose, commettre une quelconque infraction) de sorte qu’éventuellement le propriétaire accusera son voisin, les paroisses ennemies se feront la guerre, chacun se montera contre l’autre jusqu’à ce que la situation dégénère en hécatombe:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">“It’s best not to think too deeply about these things,” Mr. Gaunt said. He spoke idly, but there was nothing idle about his eyes, which were studying Brian’s face closely. “When I say, ‘Brian Rusk, what do you want more than anything else in the world at this moment?’ what is your response? Quick!”</p> <p style="text-align: justify;">“Sandy Koufax,” Brian responded promptly (p.30).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Premier client de la boutique, Brian Rusk est un garçonnet de 11 ans qui reçoit une carte de baseball en échange de son âme. C’est aussi la victime qui laisse la plus forte impression, car tout est encore nouveau pour lui —comme pour les lecteurs. Mais lorsque ceux-ci auront vu une dizaine de clients se laisser ensorceler de la même manière —chacun son tour et à peu de variations près—, le rituel aura perdu depuis longtemps son mystère, pour se réduire à un simple procédé narratif.</p> <p style="text-align: center;">*</p> <p style="text-align: justify;">La prose de <em>Needful Things</em> me rappelle aussi combien Stephen King affectionne la comparaison. «Bien ciblée, une comparaison nous ravit autant que de rencontrer un vieil ami au milieu d’une foule d’inconnus», dit-il à ce sujet dans <em>Écriture</em> (p.212), ce qui fait déjà une comparaison de plus. La comparaison est en effet une figure de prédilection, pour ne pas dire une manie de l’écriture de King: elle y abonde bien plus que les autres figures d’analogie —la métaphore, la métonymie, la synecdoque par exemple— bien qu’elle me semble aussi la tare évidente d’un style résolument <em>moyen</em>. Car si pour un styliste comme William Gass, «une rose qui saigne ses pétales» (1979: 71) transforme aussi bien la nature du sang que celle de la rose, la comparaison maintient la hiérarchie comparé/comparant bien en place; elle confond peu le lien d’identité entre les termes qu’elle rapproche. En fait, et tout comme <em>rencontrer un vieil ami dans une foule d’inconnus</em>, la comparaison chez King sert une fonction rassurante, elles nous rendent familières des notions abstraites en les attachant à des images concrètes. Par exemple, dans <em>Écriture, mémoires d’un métier</em>, le développement des comparaisons filées entre la «langue littéraire» (objet abstrait) et un coffre à outils (image concrète), entre le processus qui consiste à écrire un récit (objet abstrait) et le travail que demande l’excavation d’un fossile (image concrète), traversent de grandes fractions du livre. Mais il s’en trouve, bien sûr, de plus brèves à chaque page de ses histoires: voici, par exemple, comment King évoque le vertige de Brian Rusk, revenant d’une transe hypnotique après avoir tenu dans sa main un objet mystérieux: «It had been like holding a conch shell to your ear and hearing the sound of the ocean... only in 3-D Sensurround» (<em>Needful Things</em>, p.29). Comparaison kinguienne typique.</p> <p style="text-align: justify;">Or il est surprenant que la langue de Stephen King s’exerce si peu à la <em>défamiliarisation </em>dans sa manière d’employer les figures de rhétorique, qu’il privilégie un trope aussi rassurant alors qu’il travaille en plein cœur du genre fantastique. Ne serait-il pas plus juste, ou du moins plus inquiétant, et plus intéressant au niveau du style, que son langage s’exerce à nous<em> faire rencontrer une foule d’inconnus dans un vieil ami</em> plutôt que l’inverse?</p> <p style="text-align: center;">*</p> <p style="text-align: justify;">Parcourir <em>Needful Things</em>, enfin, rafraîchit mon souvenir de l’hypertrophie, de l’expansionnisme narratif si cher à la prose de King, car il est difficile, ici, de ne pas sentir un effort volontaire, délibéré de <em>faire gros</em>, de tout détailler, de porter le récit jusqu’à l’exhaustion, l’excès, la redite, d’autant plus que la technique d’une narration omnisciente à variations focales multiples encourage potentiellement cette expansion jusqu’à l’infini. Par exemple, le passé (et ses traumas) d’un personnage important (et un roman de King peut en comporter beaucoup) sera construit une première fois pour le bénéfice du lecteur, puis raconté par le personnage lui-même une seconde fois —lors d’un moment dramatique—&nbsp;à son éventuelle douce moitié qui, elle, aura été construite de la même façon et se confiera aussi éventuellement de façon similaire. Une situation qui a d’emblée peu de secrets pour le lecteur (par exemple, la manière dont Leland Gaunt ensorcelle la population de Castle Rock) peut prendre de nombreuses pages à être élucidée par tel ou tel personnage (comme Alan Pangborn, shérif du comté et héros de l’histoire), tout cela comme si «raconter», pour Stephen King, était synonyme de «répéter». Dans les moments où la tension monte, les variations focales permettent de conjuguer un nombre excessif de trames narratives. Par exemple, les chapitres 17 et 18 du roman (p.485-542) se subdivisent au total en 42 sous-chapitres dont chacun amorce un changement de point de vue et de lieu&nbsp;(«At about the same time Alan was heading across town to arrest Hugh Priest, Henry Beaufort was standing in his driveway» (p.485); «In the process of tearing apart George T. Nelson’s bedroom, Frank Jewett found half an ounce of coke under the mattress» (p.486); «Lenny Partridge, Castle Rock’s oldest resident [...], also drove one of Castle Rock’s oldest car» (p.487), etc.). Cette méthode pourrait prouver une certaine maîtrise, chez King, de l’enchevêtrement alterné d’une myriade de sous-intrigues (qu’il a peut-être écrites séparément avant de les monter ensemble), mais elle accuse aussi, du moins pour le lecteur, comment l’auteur peut s’éprendre de certaines techniques narrative et les user jusqu’à la corde.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>En finir</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">«Ma conviction la plus profonde, quant à l’invention des histoires, est qu’elles se fabriquent en grande partie d’elles-mêmes» (p.192), révèle King dans ses <em>Mémoires</em>, et il n’est certes pas le premier à défendre qu’écrire, et raconter, soit une descente dans l’inconnu. Étant son premier lecteur, l’écrivain doit chercher à se surprendre puisque c’est là sa meilleure ou sa seule garantie que le lecteur, en le lisant, se laissera surprendre aussi:&nbsp;«Tôt ou tard, une histoire doit bien aboutir <em>quelque part</em>» (p.195). &nbsp;</p> <p style="text-align: justify;">En dépit de certaines rumeurs, le présent article a pris son parti de présumer que Stephen King était l’auteur de chacune des lignes qu’il publie —et cela, en outre, parce que ses fictions accusent couramment les tares d’une écriture rapide et fonctionnelle, donnant parfois l’impression d’être improvisée, et cultivant des obsessions, des procédés qui sont un peu la signature ou la marque de commerce de l’auteur. Leur niveau stylistique est généralement moyen, les intrigues sont souvent chaotiques, la «psychologie» des personnages y est souvent surexposée, les comparaisons surabondent, l’humour de toilettes aussi, si bien que les moments cohésifs qu’ils comportent parfois empêchent rarement que quelques pages plus tard on plonge dans des visions grotesques ou que King recoure à d’évidentes facilités narratives, telles cette bombe qui explose en plein cœur du <em>Fléau</em>, à un moment de l’intrigue où, du propre aveu de l’auteur, le repeuplement de l’Amérique (qu’une pandémie fulgurante décimait au début du roman) avait atteint des proportions qui lui posaient problème: «Un bon coup d’épée dans le nœud gordien», dit-il non sans candeur (p.242-243).</p> <p style="text-align: justify;">Doit-on penser, pour autant, que <em>la littérature de King est foncièrement mauvaise</em>? Il y a trop de preuves, au contraire, qui indiquent qu’à travers (ou grâce à) ces écueils, King parvient à faire quelque chose de bien, à être <u>efficace, à savoir</u> émouvoir, toucher certaines cordes sensibles, bref, savoir exercer son art, dussent ses forces nous paraître souvent des faiblesses sous d’autres aspects. Pour la critique littéraire spécialisée, le best-seller est peut-être le plus atypique des objets: son succès massif et populaire semble le disqualifier d’emblée en tant qu’objet d’étude sérieux, et pourtant il arrive qu’il comporte d’évidentes qualités artistiques et qu’il puisse exsuder un univers d’obsessions privées aussi fourni que la plus excentrique, la plus personnelle des créations. Pour des raisons qu’il ne nous appartient pas d’expliquer, le critique littéraire se fait encore, dans sa spécialité, un dilemme de cette dichotomie entre l’art et le commerce —un problème qu’a pourtant résolu depuis longtemps celui qui s’intéresse, par exemple, au rock et au cinéma, où il va presque de soi d’accepter les œuvres à la fois comme des créations personnelles et des objets de communication de masse. Et d’ailleurs (pour paraphraser Malraux), la poésie est (aussi) une industrie.</p> <p style="text-align: justify;">Comme le suggère le double et paradoxal épigraphe qui coiffe <em>Écriture, mémoires d’un métier</em> (où, à un mot de Cervantès —«L’honnêteté est la meilleure stratégie»— succède celui d’une source anonyme —«Les menteurs prospèrent»—&nbsp;qui est peut-être de King lui-même), il faut peut-être concevoir qu’on puisse être<em> à la fois</em> honnête et prospère.</p> <p style="text-align: justify;">Comme Stephen King. Ou peut-être pas.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Bibliographie</strong></p> <p style="text-align: justify;">BARKER, Clive (1988), <em>Le Jeu de la damnation</em>, Paris, J’ai Lu.</p> <p style="text-align: justify;">COOVER, Robert (1992),<em> La femme de John</em>, Paris, Seuil.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (2005), «Suburban Jigsaw»,&nbsp; <em>A Child Again</em>, San Francisco, Mc Sweeney’s, p.194-216.</p> <p style="text-align: justify;">GASS, William H. (1979), <em>Fiction and the Figures of Life</em>, Boston, Goodine.</p> <p style="text-align: justify;">KING, Stephen (1974) <em>Carrie</em>, New York, A Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1977), <em>The Shining</em>, New York, A Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1978) <em>The Stand</em>, New York, A Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1979), <em>The Dead Zone</em>, New York, A Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1981), <em>Cujo</em>, New York, A Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1983), <em>Pet Sematary</em>, New York, A Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1986) [scénario et réalisation], <em>Maximum Overdrive</em>, De Laurentiis Entertainment Group, film.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1986), <em>It</em>, New York, A Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1987), <em>Misery</em>, New York, A Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1989), <em>The Dark Half</em>, New York, A Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1991) <em>Needful Things</em>, New York, Viking</p> <p style="text-align: justify;">-------- ([2000] 2001), <em>Écriture, mémoires d’un métier</em>, traduit de l’anglais (États-Unis) par William Olivier Desmond, Paris, Albin Michel.</p> <p style="text-align: justify;">LEAFE, David (2009), «Stephen King’s Real Horror Story: How the novelist’s Addiction to drink and drugs nearly killed him», <em>Mail Online</em> [en ligne]. <a href="http://www.dailymail.co.uk/tvshowbiz/article-1178151/Stephen-Kings-Real-Horror-Story-How-novelists-addiction-drink-drugs-nearly-killed-him.html">http://www.dailymail.co.uk/tvshowbiz/article-1178151/Stephen-Kings-Real-Horror-Story-How-novelists-addiction-drink-drugs-nearly-killed-him.html</a> (Page en ligne depuis le 12 mai 2009).</p> <p style="text-align: justify;">PATRICOT, Ameyric (2011), «King en toc?», <em>La Littérature sous caféine</em> [en ligne]. <a href="http://www.aymericpatricot.com/dotclear/index.php?2011/01/25/545-king-en-toc#co">http://www.aymericpatricot.com/dotclear/index.php?2011/01/25/545-king-en-toc#co</a> (Page en ligne depuis le 25 janvier 2011).</p> <p style="text-align: justify;">PYNCHON, Thomas (1973), <em>Gravity’s Rainbow,</em> New York, Penguin Books.</p> <p style="text-align: justify;">STRUNK, William et E.B. White (1918), <em>The Elements of Style</em>, New York, Penguin Press.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><a href="#renvoi1" name="note1">[1] </a>Les premières pages des romans de genre sont souvent les meilleures ou, à défaut de l’être, les plus extrêmes. Ainsi, quand Clive Barker, au début de son premier roman, <em>Le Jeu de la damnation</em> (1988 [1985], p.9), installe le décor d’une Berlin occupée dans l’après-guerre (qu’a également exploré Thomas Pynchon dans <em>Gravity’s Rainbow </em>[1973]), où toutes les perversions sont permises, j’éprouve pour ainsi dire en une page un «frisson» d’amoralité absolue, horrifique, proprement sadienne et de permissivité tentatrice plus intense que ne m’ait jamais apporté la somme des romans de King que j’aie lu. Le passage concerné est le suivant:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">[...] Aucun appétit, aucune curiosité ne demeurait insatisfaite en ces lieux. Les plus profonds secrets du corps et de l’esprit étaient disponibles pour quiconque se sentait l’envie de les découvrir. On en faisait des jeux. Pas plus tard que la semaine précédente, le voleur [soit le personnage du point de vue duquel est racontée cette scène] avait entendu parler d’un jeune homme qui jouait à l’ancien jeu du bonneteau (vous avez vu la carte? hop! vous ne la voyez plus) en substituant, avec le génie de la folie, aux trois cartes deux sceaux et la tête d’un bébé.</p> <p style="text-align: justify;">Ce n’était pas le pire; le bébé était mort et les morts ne souffrent pas. Il y avait d’autres passe-temps à la disposition de ceux qui pouvaient payer, les plaisirs qui utilisaient les vivants comme matière première. Pour ceux qui possédaient certains désirs et l’argent pour les satisfaire, un trafic de chair humaine s’était mis en place. [...] La moitié d’un quignon de pain suffisait à acheter une des filles de réfugiés —dont certaines étaient si jeunes qu’elles avaient à peine des seins à caresser— pour en retirer un plaisir plusieurs fois renouvelé dans les ténèbres complices; personne n’entendait leurs plaintes et celles-ci étaient bien vite interrompues d’un coup de baïonnette quand les mignonnes avaient perdu leur charme. De tels homicides passaient inaperçus dans une ville où des milliers d’êtres humains avaient déjà péri. L’espace de quelques semaines —le temps de passer d’un régime à l’autre— tout devenait possible: aucun acte n’était répréhensible, aucune perversion n’était taboue. (p.9)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2]</a> Une autre figure familière, bien sûr, est celle de l’adolescent complexé, impopulaire, qui va toujours s’asseoir dans le fond de la classe et qui est victime des mauvaises plaisanteries de ses camarades: voir, en outre, Carrie.</p> <p style="text-align: justify;"><a name="note3"></a><a href="#renvoi3">[3]</a> Voir, par exemple, ce billet du blogue d’Ameyric Patricot, «King en toc?» (2011: en ligne). (J’ajoute que les commentaires présentés sous le pseudonyme de «Beast Language», du 29 au 30 janvier 2011, sont de moi.)</p> <p style="text-align: justify;"><a name="note4"></a><a href="#renvoi4">[4]</a> <em>Hardcover</em> : couverture rigide (ou cartonnée). <em>Softcover</em> : couverture souple. Il est courant que les premiers tirages de romans importants, aux États-Unis, soient publiés en «hardcover», donc en ouvrages brochés cartonnés, contrairement à ce qui se passe dans la francophonie, où même les premiers tirages présentent une couverture souple —les «couvertures rigides» demeurant une spécialité de certains fournisseurs ou d’éditions spéciales (la Pléiade de Gallimard, Québec Loisirs, le Cercle français du livre, etc.) En seconde édition, un roman américain ne sera pas nécessairement imprimé en «format poche», mais en «softcover», soit un ouvrage de même format, mais en couverture molle —le format «poche» étant en perte de vitesse sur ce marché particulier, et n’étant réservé aujourd’hui qu’aux best sellers (titres meilleurs vendeurs).<br /><br /><br />&nbsp;</p> ACIMAN, Alexandre, et RENSIN, Emmett BARKER, Clive COOVER, Robert GASS, William H. KING, Stephen LEAFE, David PATRICOT, Ameyric PYNCHON, Thomas STRUNK, William WHITE, E.B. Roman Sat, 14 Jan 2012 01:47:16 +0000 Jean-Philippe Gravel 443 at http://salondouble.contemporain.info Les gros bras du conteur http://salondouble.contemporain.info/lecture/les-gros-bras-du-conteur <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/grenier-daniel">Grenier, Daniel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/the-four-fingers-of-death">The Four Fingers of Death</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;exploration spatiale </strong></span></p> <p><em>The Four Fingers of Death</em>, le tr&egrave;s massif roman de l&rsquo;am&eacute;ricain Rick Moody, auteur de <em>The Ice Storm</em> et <em>The Black Veil</em>, est assez facile &agrave; r&eacute;sumer. Dans une longue introduction r&eacute;dig&eacute;e en 2026, le narrateur, un &eacute;crivain qui se qualifie d&rsquo;ultra-minimaliste <a name="renvoinote1" href="#note1"><strong>[1]</strong></a> appel&eacute; Montese Crandall explique comment il en est venu &agrave; &ecirc;tre l&rsquo;auteur de la nov&eacute;lisation de <em>The Four Fingers of Death</em>, la nouvelle version du film culte de 1963 <em>The Crawling Hand</em>&nbsp;<strong><a name="renvoinote2" href="#note2">[2]</a>.</strong></p> <p>La suite du roman de Moody est la nov&eacute;lisation en tant que telle, divis&eacute;e en deux parties <em>(Book I </em>et <em>Book II</em>), &eacute;crites de la plume de Crandall; la premi&egrave;re racontant, sous forme d&rsquo;entr&eacute;es de journal/blogue, les m&eacute;saventures d&rsquo;une &eacute;quipe d&rsquo;astronautes durant le voyage interplan&eacute;taire de plusieurs mois qu&rsquo;ils doivent faire pour se rendre sur Mars; la seconde d&eacute;crivant en d&eacute;tails les cons&eacute;quences effroyables de cette premi&egrave;re mission humaine de la NASA en vue de l&rsquo;exploitation et de la colonisation de la plan&egrave;te rouge. &Agrave; la page 702, apr&egrave;s avoir inscrit les mots <em>THE END</em>, Montese Crandall revient au premier plan, le temps d&rsquo;une courte postface qui cl&ocirc;t le livre.</p> <p>Bien entendu, on pourrait complexifier infiniment ce r&eacute;sum&eacute; b&ecirc;tement structurel en ajoutant des d&eacute;tails sur ce qui se d&eacute;roule &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de chacune des parties. C&rsquo;est probablement ce que Moody aurait voulu, le roman s&rsquo;inscrivant r&eacute;solument, et d&egrave;s les premi&egrave;res lignes, dans une esth&eacute;tique de la surench&egrave;re, alors allons-y. </p> <p>Dans son introduction, Montese Crandall explique que ce contrat de nov&eacute;lisation est pour lui un moyen de sortir de sa zone de confort litt&eacute;raire et de reconqu&eacute;rir le respect de sa femme malade, &agrave; l&rsquo;article de la mort, qui vient de se faire transplanter des poumons. L&rsquo;id&eacute;e lui est venue lors d&rsquo;une conversation avec un homme myst&eacute;rieux se faisant appeler D. Tyrannosaurus qui, apr&egrave;s avoir assist&eacute; &agrave; la seule et unique lecture publique de Crandall, devient son ami et lui confie qu&rsquo;il travaille souvent &agrave; &eacute;crire ces versions romanc&eacute;es pour le compte de l&rsquo;industrie florissante des<em> e-books</em>. D. Tyrannosaurus vient d&rsquo;&ecirc;tre engag&eacute; pour romanciser un film de science-fiction &agrave; petit budget intitul&eacute; <em>The Four Fingers of Death</em> et Crandall lui propose de parier le contrat sur une partie d&rsquo;&eacute;chec qu&rsquo;il sait tr&egrave;s bien qu&rsquo;il va gagner, &eacute;tant un ancien champion du jeu. Le d&eacute;nouement cette partie ne sera r&eacute;v&eacute;l&eacute; explicitement que lors de la conclusion, mais on devine que Montese Crandall a effectivement gagn&eacute; puisque c&rsquo;est sa version romanc&eacute;e de <em>The Four Fingers of Death</em> que nous lisons. </p> <p>Une entr&eacute;e du journal/blogue de l&rsquo;astronaute Jed Richards, dat&eacute;e du 30 septembre 2025, ouvre la premi&egrave;re partie du r&eacute;cit lui-m&ecirc;me, c&rsquo;est-&agrave;-dire le &laquo;roman&raquo; qu&rsquo;a fait Montese Crandall &agrave; partir du film de s&eacute;rie B <em>The Four Fingers of Death</em>. Au cours de cette premi&egrave;re partie de plus de trois cents pages, &eacute;crite enti&egrave;rement sous la forme d&rsquo;un journal de bord adress&eacute; aux internautes int&eacute;ress&eacute;s &agrave; suivre la mission (qu&rsquo;il appelle affectueusement &laquo;kids&raquo;), le colonel Jed Richards raconte le d&eacute;roulement du voyage vers Mars et les complications qui ne tardent par &agrave; survenir. Trois vaisseaux sont en route vers Mars, s&eacute;par&eacute;s d&rsquo;une vingtaine de milliers kilom&egrave;tres les uns des autres, abritant neuf astronautes, &agrave; raison de trois &eacute;quipages de trois personnes. &Agrave; travers les commentaires et les &eacute;tats d&rsquo;esprits de Richards, le lecteur est invit&eacute; &agrave; suivre la mission de l&rsquo;int&eacute;rieur. Les relations avec la NASA se d&eacute;t&eacute;riorent alors que l&rsquo;&eacute;quipage est confront&eacute; &agrave; la folie, la d&eacute;pression et la parano&iuml;a. Et une fois sur Mars, les choses ne vont qu&rsquo;empirer. Une myst&eacute;rieuse bact&eacute;rie s&rsquo;attaque aux astronautes, mettant en p&eacute;ril le retour sur Terre, puisqu&rsquo;ils se mettent &agrave; s&rsquo;entretuer. La premi&egrave;re partie se cl&ocirc;t avec le d&eacute;part pr&eacute;cipit&eacute; et d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, en direct de Mars, de l&rsquo;unique astronaute encore sain d&rsquo;esprit, soit le narrateur Jed Richards.</p> <p>S&rsquo;ouvre ensuite la seconde partie du r&eacute;cit, mais pas avant que Montese Crandall n&rsquo;ait repris bri&egrave;vement les r&ecirc;nes de la narration afin de nous expliquer, dans une note de deux pages, que tout ce qu&rsquo;on vient de lire est en fait accessoire &agrave; la compr&eacute;hension de ce qui va suivre, qui est en fait la r&eacute;elle nov&eacute;lisation. Toute la premi&egrave;re partie est en fait une invention de sa part, son ajout personnel au sc&eacute;nario d&rsquo;un film qu&rsquo;il jugeait incomplet. Il a cru bon de situer l&rsquo;effroyable &eacute;pid&eacute;mie qui frappe la Terre en l&rsquo;&eacute;tayant d&rsquo;une longue explication, sorte de r&eacute;cit ant&eacute;rieur o&ugrave; le lecteur aurait acc&egrave;s au pourquoi du comment :</p> <div class="rteindent2"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Astute fans of the genre in whose field I am plowing [&hellip;] will notice I have already taken liberties in one very basic way. I mean, if it is my responsibility to render exactly the film in question, I have failed. All of this backstory about the Mars shot, on which I have just expended a number of pages, does not actually appear in the film. I plead guilty on this point. But do I need to defend myself? (p. 321)<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Dans la seconde partie, la narration passe en mode extradi&eacute;g&eacute;tique et change constamment de registre, selon les multiples personnages, alternant entre une focalisation externe assez neutre et un discours indirect libre extr&ecirc;mement cibl&eacute;. Une galerie de protagonistes est ici pr&eacute;sent&eacute;e. Le r&eacute;cit nous les d&eacute;crit d&rsquo;abord un &agrave; un, pour ensuite y revenir en alternance, afin de nous raconter leurs destins crois&eacute;s. </p> <p>L&rsquo;arriv&eacute;e en catastrophe de la navette du colonel Jed Richards que la NASA a refus&eacute; de d&eacute;truire malgr&eacute; les avertissements r&eacute;p&eacute;t&eacute;s de l&rsquo;astronaute (qui se sait infect&eacute; par la bact&eacute;rie), et qui explose &agrave; la derni&egrave;re minute au-dessus du d&eacute;sert de l&rsquo;Arizona relie tous ses personnages. Le corps de Richards a &eacute;t&eacute; presque enti&egrave;rement pulv&eacute;ris&eacute;, mais comme la myst&eacute;rieuse bact&eacute;rie ayant d&eacute;cim&eacute; ses coll&egrave;gues a le pouvoir de r&eacute;animer les morts, un des bras de l&rsquo;astronaute se lib&egrave;re des d&eacute;combres et se met aussit&ocirc;t &agrave; semer la terreur, l&rsquo;infection et la mort dans la r&eacute;gion, jusqu&rsquo;&agrave; ce que le gouvernement am&eacute;ricain se voit dans l&rsquo;obligation d&rsquo;envisager des mesures radicales, pour ne pas dire nucl&eacute;aires, afin d&rsquo;enrayer la menace.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les d&eacute;fauts m&eacute;caniques</strong></span></p> <p>Avant de poursuivre cette lecture, il est pertinent de citer le critique et auteur Dale Peck, qui a fait para&icirc;tre en 2004 le recueil d&rsquo;essais <em>Hatchet Jobs</em>, un br&ucirc;lot dans lequel il ridiculisait abondamment une certaine frange de la fiction am&eacute;ricaine contemporaine qu&rsquo;il qualifie d&rsquo; &laquo;hysterical realism&raquo;, l&rsquo;accusant d&rsquo;&ecirc;tre inutilement digressive, superficiellement critique des institutions et trop ouvertement comique et grotesque (dans le mauvais sens de &laquo;provocation facile&raquo;). Peck &eacute;crit par exemple :</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">All I'm suggesting is that these writers (and their editors) see themselves as the heirs to a bankrupt tradition. A tradition that began with the diarrheic flow of words that is <em>Ulysses</em>; continued on through the incomprehensible ramblings of late Faulkner and the sterile inventions of Nabokov; and then burst into full, foul life in the ridiculous dithering of Barth and Hawkes and Gaddis, and the reductive cardboard constructions of Barthelme, and the word-by-word wasting of a talent as formidable as Pynchon's; and finally broke apart like a cracked sidewalk beneath the weight of the stupid &mdash; just plain stupid &mdash; tomes of DeLillo</span>.<a name="renvoinote3" href="#note3"><strong>[3]<br /> <br type="_moz" /><br /> </strong></a></div> <p>L&rsquo;essai de <em>Hatchet</em> Jobs consacr&eacute; &agrave; Moody commence avec la phrase suivante : &laquo;Rick Moody is the worst writer of his generation.&raquo; <a name="renvoinote4bis" href="#note4bis"><strong>[4]</strong></a> Un jugement aussi cavalier ne peut que faire sourire, Moody &eacute;tant consid&eacute;r&eacute; par la tr&egrave;s grande majorit&eacute; de ses pairs et des critiques comme une figure sinon importante, du moins respectable, des lettres am&eacute;ricaines des vingt derni&egrave;res ann&eacute;es. L&rsquo;invective adress&eacute;e par Peck &agrave; Moody, chouchou de la critique et des &eacute;crivains, &eacute;tait probablement un moyen pour Peck d&rsquo;attirer l&rsquo;attention sur ses id&eacute;es particuli&egrave;res, mais &agrave; la lecture de <em>The Four Fingers of Death</em>, on se demande s&rsquo;il n&rsquo;avait pas un peu raison, dans la mesure o&ugrave; l&rsquo;ouvrage de Moody semble rassembler, &agrave; la puissance dix, tous les d&eacute;fauts que reprochait Peck aux auteurs dont il traite.</p> <p>Lors d&rsquo;une entrevue pr&eacute;c&eacute;dant la sortie de son livre, Moody l&rsquo;avait d&eacute;crit comme un roman humoristique de 900 pages &agrave; propos d&rsquo;un bras d&eacute;sincarn&eacute; se d&eacute;roulant dans le d&eacute;sert en 2026 <a name="renvoinote4" href="#note4"><strong>[5]</strong></a>. Finalement, le roman ne fait <em>que</em> 725 pages mais, comme nous allons tenter de le d&eacute;montrer, c&rsquo;est peu dire qu&rsquo;il aurait pu &ecirc;tre encore bien plus court. </p> <p>&Agrave; sa d&eacute;charge, il est &agrave; noter que du point de vue d&rsquo;une &eacute;tude sur l&rsquo;imaginaire contemporain, le roman de Moody est une mine d&rsquo;or, un feu roulant d&rsquo;informations digestes et indigestes sur les obsessions d&eacute;finissant notre &eacute;poque et qui, &agrave; travers la fiction, sont projet&eacute;es dans un futur proche n&rsquo;&eacute;tant au fond qu&rsquo;une exaltation du pr&eacute;sent. On y traite du post-humain et de ses diverses d&eacute;clinaisons, de la fin de l&rsquo;histoire, des manipulations biotechnologiques, de la conqu&ecirc;te spatiale, du complexe militaro-industriel sino-indien, des d&eacute;rives religieuses et fanatiques; tout cela au sein d&rsquo;une fiction qui se veut plus grande que nature, pour ne pas dire <em>ob&egrave;se</em>. Comme le dit le narrateur Montese Crandall, qui &eacute;crit habituellement des textes de sept mots maximum, il s&rsquo;agirait ici de prendre le pouls de son &eacute;poque et de le traduire par le monumental r&eacute;cit fictif d&rsquo;une catastrophe invraisemblable ayant frapp&eacute; le d&eacute;sert de l&rsquo;Arizona.</p> <p>Or, le projet esth&eacute;tique de Crandall (et par extension celui de Moody) se lit trop comme un<em> tour de force</em> d&eacute;lib&eacute;r&eacute;, comme une sorte de d&eacute;monstration artificielle, plaqu&eacute;e, de l&rsquo;<em>id&eacute;e</em> d&rsquo;ambition litt&eacute;raire, pour &ecirc;tre vraiment satisfaisante. En effet, pour ambitieux qu&rsquo;il soit, le roman de Moody reste un exercice assez plat.&nbsp; </p> <p>La plupart des gros romans publi&eacute;s aux &Eacute;tats-Unis durant les derni&egrave;res d&eacute;cennies, qu&rsquo;on pense &agrave; <em>The Public Burning</em> de Robert Coover, &agrave; <em>Gravity&rsquo;s Rainbow</em> de Thomas Pynchon, &agrave; <em>Infinite Jest</em> de David Foster Wallace, ou encore au tout r&eacute;cent <em>The Instructions</em> de Adam Levin, se d&eacute;marquent par leur pr&eacute;tention &agrave; cr&eacute;er des univers autarciques dans lesquels le lecteur est appel&eacute; &agrave; entrer en acceptant de laisser derri&egrave;re lui ses rep&egrave;res habituels, ou encore de c&eacute;der toute la place &agrave; ces univers di&eacute;g&eacute;tiques de roman-monde. Il ne s&rsquo;agit pas tant de romans exp&eacute;rimentaux que de romans totalisants, encyclop&eacute;diques, cherchant &agrave;<em> &eacute;puiser</em>, d&rsquo;une certaine mani&egrave;re, la litt&eacute;rature et ses potentialit&eacute;s, comme le disait John Barth<a name="renvoinote5" href="#note5"><strong>[6]</strong></a>. C&rsquo;est dans cette lign&eacute;e de romans totaux que <em>The Four Fingers of Death</em> se place volontiers, en tant que projet esth&eacute;tique du moins &ndash; Moody ayant affirm&eacute; plusieurs fois vouloir rendre hommage ici &agrave; ces &oelig;uvres d&eacute;mesur&eacute;es qui ont berc&eacute; son apprentissage d&rsquo;&eacute;crivain, comme celle de Pynchon &ndash; mais &eacute;galement dans la lign&eacute;e (aussi pynchonnienne) du roman d&rsquo;anticipation humoristique et parodique, dont Kurt Vonnegut est le repr&eacute;sentant le plus typique. Le livre est d&rsquo;ailleurs d&eacute;di&eacute; &agrave; la m&eacute;moire de ce dernier, ce qui a bien s&ucirc;r amen&eacute; bien des commentateurs et critiques &agrave; parler d&rsquo;un roman vonnegutien. Pourtant, le seul aspect qui pourrait rapprocher un tant soit peu l&rsquo;univers de Vonnegut et celui de Moody est la figure de Montese Crandall, &eacute;crivain un peu path&eacute;tique et rat&eacute;, probablement inspir&eacute;e du romancier de science-fiction Kilgore Trout, qui appara&icirc;t dans plusieurs &oelig;uvres de Vonnegut, dont <em>Slaughterhouse Five </em>et <em>Breakfast of Champions</em>.</p> <p>Malheureusement, ce que Moody semble surtout avoir retenu de ces &oelig;uvres, c&rsquo;est une fascination pour la digression, un penchant pour la divagation et une obsession pour l&rsquo;humour scabreux. Le probl&egrave;me est que la digression semble plus une fin en soi qu&rsquo;un outil de travail et que la technique et l&rsquo;artillerie lourde d&rsquo;une volont&eacute; d&rsquo;atteindre une virtuosit&eacute; litt&eacute;raire, deviennent visibles partout. <br /> &nbsp;<br /> L&rsquo;incipit est un bon exemple de cette utilisation un peu fastidieuse de la digression. Crandall se met rapidement &agrave; divaguer, apr&egrave;s avoir ouvert la narration avec les phrases suivantes, &laquo;People often ask me where I get my ideas. Or on one occasion back in 2024 I was asked. This was at a reading in an old-fashioned used-media outlet right here in town, the store called Arachnids, Inc.&raquo; (p. 3) Le lecteur ne sera inform&eacute; sur la personne qui lui a pos&eacute; cette question qu&rsquo;apr&egrave;s un d&eacute;tour de plus de dix pages, une longue digression sur les cartes de baseball et l&rsquo;av&egrave;nement des premiers sportifs cybern&eacute;tiques au cours des d&eacute;cennies pr&eacute;c&eacute;dant le point de d&eacute;part temporel du r&eacute;cit.</p> <p>Il n&rsquo;y rien de particuli&egrave;rement choquant dans cette propension &agrave; digresser, bien s&ucirc;r, apr&egrave;s tout c&rsquo;est l&rsquo;une des forces et des caract&eacute;ristiques majeures d&rsquo;un grand pan de la litt&eacute;rature postmoderne des &Eacute;tats-Unis, mais le probl&egrave;me r&eacute;side dans le fait que ces tirades infinies ne sont finalement reli&eacute;es &agrave; rien, qu&rsquo;elles n&rsquo;aboutissent pas &agrave; une r&eacute;solution ou un effet de synth&egrave;se qui viendrait expliquer leur pr&eacute;sence. Par l&agrave; m&ecirc;me, elles finissent par laisser au lecteur une impression de futilit&eacute; compl&egrave;te, paraissant n&rsquo;avoir &eacute;t&eacute; &eacute;crite que dans le but d&rsquo;emp&ecirc;cher l&rsquo;action d&rsquo;avancer, en jouant de fa&ccedil;on st&eacute;rile sur l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;un r&eacute;cit spiralaire, c&rsquo;est-&agrave;-dire n&rsquo;ayant ni commencement ni fin et tournant sur lui-m&ecirc;me ind&eacute;finiment. Ceci tient surtout &agrave; un probl&egrave;me structurel, parce qu&rsquo;en s&eacute;parant ainsi son livre, en offrant la plume &agrave; un &eacute;crivain extr&ecirc;mement verbeux pour ensuite nous donner acc&egrave;s au roman que cet &eacute;crivain a r&eacute;dig&eacute;, Moody lui coupe la parole, en quelque sorte, et nous emp&ecirc;che de s&rsquo;int&eacute;resser correctement &agrave; ce qu&rsquo;il avait commenc&eacute; &agrave; raconter au cours de l&rsquo;introduction, &agrave; propos de sa vie et de ses opinions. Il n&rsquo;est en bout de ligne qu&rsquo;un &eacute;crivain rat&eacute; dont, de surcroit, nous devrons lire la longue &oelig;uvre int&eacute;grale. </p> <p>Une t&acirc;che ardue qui l&rsquo;est d&rsquo;autant plus que jamais au fil du texte cette longueur n&rsquo;est justifi&eacute;e par les propos tenus par Crandall, d&rsquo;abord au sujet du contrat qu&rsquo;il a sign&eacute; et ensuite au sujet de l&rsquo;&eacute;tat actuel de sa production personnelle et de la litt&eacute;rature en g&eacute;n&eacute;ral. En effet, si le contrat de nov&eacute;lisation stipule, comme le dit Crandall, qu&rsquo;il doit &eacute;crire en trois semaines un court texte compos&eacute; du sc&eacute;nario en ajoutant ici et l&agrave; quelques passages narratifs afin de le rendre agr&eacute;able &agrave; un lectorat branch&eacute; et logophobique, et si Montese Crandall est un sp&eacute;cialiste du texte r&eacute;duit &agrave; sa plus simple expression, le lecteur doit comprendre &agrave; la lecture du roman que Crandall a non seulement refus&eacute; d&rsquo;honorer ses engagements, mais qu&rsquo;il nie sa propre d&eacute;marche par le fait m&ecirc;me, offrant un texte extr&ecirc;mement touffu, charg&eacute;, interminable, qui n&rsquo;est pas du tout dans l&rsquo;air du temps, en 2026. Autrement dit, d&rsquo;un point de vue purement structurel, rien ne justifie ni ne l&eacute;gitime les explications de Montese Crandall, po&egrave;te minimaliste obs&eacute;d&eacute; par la perfection dans la retenue, persuad&eacute; d&rsquo;&eacute;crire une &oelig;uvre au diapason de son &eacute;poque num&eacute;rique, fragmentaire, se transformant soudainement en conteur loquace au bras longs et &agrave; la verve quasi imparable.<br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> Les rat&eacute;s de l&rsquo;envol&eacute;e</strong></span></p> <p>Comme nous l&rsquo;avons dit plus haut, cette &laquo;&oelig;uvre int&eacute;grale&raquo; de Montese Crandall que nous lirons aurait donc d&ucirc; &ecirc;tre la version romanesque du film <em>The Four Fingers of Death</em>, lui-m&ecirc;me une nouvelle version d&rsquo;un film culte de 1963, <em>The Crawling Hand</em>. </p> <p>En fait, Montese Crandall, apr&egrave;s avoir h&eacute;rit&eacute; du contrat de nov&eacute;lisation, se lance dans la r&eacute;daction de son livre en se permettant des libert&eacute;s, et nous le laisse savoir, lui qui va jusqu&rsquo;&agrave; inventer de toute pi&egrave;ce la premi&egrave;re partie. Et on finit par comprendre que le &laquo;roman&raquo; n&rsquo;a plus grand-chose &agrave; voir avec le &laquo;sc&eacute;nario&raquo; duquel il est suppos&eacute; s&rsquo;inspirer, puisqu&rsquo;il n&rsquo;a pu s&rsquo;emp&ecirc;cher d&rsquo;y mettre du sien:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Similarly, in the film <em>The Four Fingers of Death</em> the entire action takes place in the San Diego area. I felt I had no choice but to remove the story to a location I know more about &ndash; Rio Blanco itself. One ought to write about what one knows, correct? The desert of my part of the world, after all, is more like Mars, which always forces one to reflect back on when it might have had water, as it once apparently did. [&hellip;] So the Mars of <em>The Four Fingers of Death</em> is really just the contemporary American Southwest, the Southwest of 2025 or thereabouts, with its parboiled economy, its negative population growth, its environmental destruction, its deforestation, its smoldering political rage. (p. 321)<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Bien entendu, il s&rsquo;agit ici d&rsquo;une mise en ab&icirc;me repr&eacute;sentant habilement les libert&eacute;s prisent par Moody lui-m&ecirc;me dans son adaptation loufoque et tentaculaire de <em>The Crawling Hand</em> qu&rsquo;est en v&eacute;rit&eacute; ce livre que nous tenons entre nos mains.</p> <p>Au fond, et c&rsquo;est l&agrave; le probl&egrave;me central, tout le projet esth&eacute;tique (qu&rsquo;on parle de celui de Crandall ou de celui de Moody, ce qui revient au m&ecirc;me dans ce cas) r&eacute;side dans l&rsquo;id&eacute;e qu&rsquo;il est possible de faire de la grande litt&eacute;rature <em>&agrave; partir </em>d&rsquo;un mauvais film, qu&rsquo;il est possible de faire de l&rsquo;humour raffin&eacute; <em>&agrave; partir</em> de clich&eacute;s &eacute;cul&eacute;s de science-fiction, qu&rsquo;il est possible de cr&eacute;er une &oelig;uvre transcendante <em>&agrave; partir</em> d&rsquo;une &oelig;uvre de mauvais go&ucirc;t. Rick Moody n&rsquo;est pas le premier &agrave; tenter de travailler sur la fronti&egrave;re entre la culture de masse et la culture d&rsquo;&eacute;lite en proposant un roman dit &laquo;litt&eacute;raire&raquo;, difficile, qui prend sa source directement dans une manifestation culturelle populaire (on pense tout de suite au <em>Don Quichotte</em> de Cervant&egrave;s), mais il devient avec<em> The Four Fingers of Death</em>, un de ceux qui ne sont pas parvenus &agrave; bien exploiter la tension entre les deux. Peut-&ecirc;tre que le probl&egrave;me se situe dans l&rsquo;id&eacute;e de s&rsquo;&ecirc;tre inspir&eacute; ouvertement d&rsquo;une &oelig;uvre pr&eacute;-existante dont il a le projet double et paradoxal de se moquer et d&rsquo;hommager. </p> <p>Parce qu&rsquo;en bout de ligne, son long roman reste le r&eacute;cit d&eacute;bilitant, grotesque et pas tr&egrave;s int&eacute;ressant qu&rsquo;il &eacute;tait au d&eacute;part dans le film de Herbert L. Strock, celui d&rsquo;un bras assassin qui se d&eacute;place tout seul et qui attrape et/ou &eacute;trangle et/ou masturbe ses victimes. Que l&rsquo;histoire de ce bras porteur d&rsquo;une bact&eacute;rie tueuse soit envelopp&eacute;e d&rsquo;une myriade d&rsquo;anecdotes allant de la plus farfelue (un chimpanz&eacute; s&rsquo;exprimant dans le meilleur anglais d&rsquo;Oxford, amoureux de sa ma&icirc;tresse) &agrave; la plus &laquo;tragique&raquo; (un scientifique tentant d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment de faire revivre sa d&eacute;funte femme en d&eacute;tournant ses fonds de recherche sur les cellules souches) ne change rien &agrave; sa maigreur initiale. </p> <p><em>The Four Fingers of Death</em> est un roman qui n&rsquo;aboutit pas et qui n&rsquo;&eacute;puise rien. Ce n&rsquo;est pas un livre qui prend le pouls de son &eacute;poque, comme l&rsquo;aurait souhait&eacute; Montese Crandall, son auteur putatif. Au lieu d&rsquo;&ecirc;tre une &oelig;uvre exigeante, porteuse d&rsquo;une r&eacute;flexion sur le monde contemporain, c&rsquo;est une &oelig;uvre qui h&eacute;site constamment entre le clich&eacute; facile de l&rsquo;ironique et de l&rsquo;antiphrase et une pseudo lourdeur m&eacute;ta-discursive (qui au fond ne se retrouve que dans le poids du livre lui-m&ecirc;me). Rick Moody a &eacute;crit un roman qui laisse une fausse <em>impression</em> de densit&eacute;, mais qui se lit de fa&ccedil;on tr&egrave;s lin&eacute;aire et qui n&rsquo;est complexe ni dans sa structure narrative, ni dans les th&egrave;mes qu&rsquo;il aborde. Un roman o&ugrave; tout s&rsquo;empile et o&ugrave; rien ne s&rsquo;imbrique.&nbsp;&nbsp;&nbsp; </p> <hr /> <br /> <a name="note1" href="#renvoinote1"><strong>[1]</strong></a>&nbsp; Crandall explique que comme la litt&eacute;rature &agrave; l&rsquo;&egrave;re virtuelle s&rsquo;est dirig&eacute;e de plus en plus vers une pratique de la fragmentation et du r&eacute;cit court, il en est venu &agrave; un minimalisme extr&ecirc;me prenant la forme d&rsquo;une &eacute;puration de ses textes au point de ne rester qu&rsquo;avec une seule phrase, cisel&eacute;e au point d&rsquo;&ecirc;tre parfaite, la fronti&egrave;re entre prose et po&eacute;sie : &laquo;Upon the advent of the digital age, as you know, writers who went on and on just didn&rsquo;t<em> last</em>. You couldn&rsquo;t read all that nonsense on a screen. Fragmentation became the right true way. Fragmentation offered a point-and-click interface. Additionally, this strategic reduction blurred the line between poetry and prose which is where I, Montese Crandall, come into the story.&raquo; (p. 8) <p><a name="note2" href="#renvoinote2"><strong>[2]</strong></a>&nbsp; <em>The Crawling Hand</em> est un vrai film de science-fiction tourn&eacute; en 1963, r&eacute;alis&eacute; par Herbert L. Strock et mettant en vedette Peter Breck, Kent Taylor et Sirry Steffen. Pour consulter la fiche IMDB : <a href="http://www.imdb.com/title/tt0056961/ ">http://www.imdb.com/title/tt0056961/ </a></p> <p><a name="note3" href="#renvoinote3"><strong>[3]</strong></a>&nbsp; Peck, Dale, &laquo;The Moody Blues&raquo;,<span style="font-style: italic;"> Hatchet Jobs, </span><em><span style="font-style: italic;">New York, The New Press, 2004, p. 184-185</span></em>. Dans son livre, Peck pr&eacute;tend entre autres que les &laquo;probl&egrave;mes&raquo; de la litt&eacute;rature am&eacute;ricaine contemporaine ont r&eacute;ellement commenc&eacute;s il y a une trentaine d&rsquo;ann&eacute;es avec la publication de <em>Gravity&rsquo;s Rainbow</em>, de Thomas Pynchon, qui aurait donn&eacute; lieu &agrave; une &eacute;poque marqu&eacute;e par des &laquo;chef-d&rsquo;&oelig;uvres&raquo; froids et auto-indulgents.</p> <p><a name="note4bis" href="#renvoinote4bis"><strong>[4]</strong></a> <em>Ibid.</em>, p. 170.</p> <p><a name="note4" href="#renvoinote4"><strong>[5]</strong>&nbsp;</a> &laquo;Anyway, the result is a 900 page comic novel about a disembodied arm set in the desert in 2026.&raquo; Cit&eacute; dans &laquo;Interview : Rick Moody&raquo;, <em>Night Train Magazine</em>. Url : <a href="http://www.nighttrainmagazine.com/contents/moody_int.php">http://www.nighttrainmagazine.com/contents/moody_int.php</a>. Consult&eacute; le 2 f&eacute;vrier 2011.</p> <p><a name="note5" href="#renvoinote5"><strong>[6]</strong></a>&nbsp; Voir John Barth, &laquo;The Literature of Exhaustion&raquo;, <em>The Friday Book</em>, New York, Putnam, 1984. </p> <p></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/les-gros-bras-du-conteur#comments Autorité narrative BARTH, John Cinéma Contemporain COOVER, Robert Culture populaire Déclin de la littérature Divertissement États-Unis d'Amérique Fabulation Fiction FOSTER WALLACE, David Guerre Imaginaire technologique LEVIN, Adam MOODY, Rick Post-histoire PYNCHON, Thomas Violence VONNEGUT Jr, Kurt Roman Sun, 20 Mar 2011 14:30:10 +0000 Gabriel Gaudette 332 at http://salondouble.contemporain.info La littérature postironique, une rebelle qui vous veut du bien http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-litterature-postironique-une-rebelle-qui-vous-veut-du-bien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/messier-william-s">Messier, William S.</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/auger-anne-marie">Auger, Anne-Marie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/reussir-son-hypermodernite-et-sauver-le-reste-de-sa-vie-en-25-etapes-faciles">Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br />Si, comme le suggère l’essayiste Charles Newman, la pire insulte qui puisse être adressée à un écrivain postmoderniste<a name="note1b"></a><a href="#note1"><strong>[1</strong><strong>]</strong></a> est de lui dénier tout sens de l’ironie<a name="note2b"></a><a href="#note2"><strong>[2]</strong></a>, bon nombre d’auteurs actuels seraient plus insultés si, au contraire, on attribuait une trop grande part d’ironie à leur œuvre. Au tournant du XXIe siècle, l’auteur américain Dave Eggers a d’ailleurs dû se défendre bec et ongles contre des critiques qui voyaient dans son récit autobiographique, <em>A Heartbreaking Work of Staggering Genius</em>, une variation ironique d’une forme d’écriture plus sérieuse, moins ludique: la <em>nonfiction</em>.<br /><br />En gros, Eggers semblait craindre qu’une telle interprétation mènerait son lecteur dans le piège de la lecture ironique et de la méfiance qu’elle engendre. Plus globalement, dans les années 1990 et 2000, ce qui semble se cacher derrière les appréhensions des auteurs comme Eggers<a name="note3b"></a><a href="#note3"><strong>[3]</strong></a> ou encore David Foster Wallace<a name="note4b"></a><a href="#note4"><strong>[4]</strong></a> vis-à-vis de l’ironie, c’est que le lecteur soit déjà trop blasé –symptôme de l’omniprésence de cette dernière dans la culture populaire– pour ne pas se méfier d’une certaine sincérité, d’un premier degré, dans l’art.<br /><br />En ce sens, on a vu apparaître récemment dans l’étude de l’histoire littéraire américaine des termes aussi loufoques qu’ingénieux pour décrire une production contemporaine plus ou moins réactionnaire. Du post-postmodernisme<a name="note5b"></a><a href="#note5"><strong>[5]</strong></a> à la littérature postironique<a name="note6b"></a><a href="#note6"><strong>[6]</strong></a>, en passant par la sincerony<a href="#note7" name="note7b"><strong>[7]</strong></a>, on remarque chez la critique actuelle un désir de nommer ce qui est dans l’air. David Foster Wallace, Dave Eggers et sa revue <em>McSweeney’s</em> qui semble de plus en plus faire école<a name="note8b"></a><a href="#8"><strong>[8]</strong></a>, George Saunders, Michael Chabon, Jonathan Lethem: la liste d’auteurs s’étend et, à différents degrés, on cherche à l’assimiler à une sorte de ras-le-bol de l’ironie, voire à un nouvel humanisme. À titre indicatif, un aperçu de quelques titres marquants de ce groupe permet de distinguer des traits récurrents liés de près ou de loin à un refus de l’ironie: la surabondance de superlatifs (<em>Extremely Loud &amp; Incredibly Close</em> de Jonathan Safran Foer; <em>The Brief and Wondrous Life of Oscar Wao</em> de Junot Diaz), l’adresse au lecteur (<em>No One Belongs Here More Than You</em> de Miranda July; <em>You Brigh &amp; Risen Angels&nbsp;: a cartoon</em> de William T. Vollmann), l’aspect autoréflexif (<em>Infinite Jest</em> de David Foster Wallace; <em>A Heartbreaking Work of Staggering Genius</em> de Dave Eggers), et une espèce de sentimentalisme trop sincère pour être lu au deuxième degré<a name="note9b"></a><a href="#note9"><strong>[9]</strong></a> (<em>Everything Matters!</em> de Ron Currie Jr.).<br /><br />Une œuvre plutôt éclectique, intitulée <em>Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles</em> de Nicolas Langelier (2010), récupère cette réflexion sur l’ironie entamée chez nos voisins du sud. Or, un bref survol de la réception de l’ouvrage permet de constater que la critique accorde étonnamment peu d’importance à un aspect crucial de l’œuvre, c’est-à-dire le joug de l’ironie, voire du cynisme latent dans la plupart des expériences sociales, politiques ou artistiques de l’individu dit hypermoderne. Pourtant, on est placé dans une position particulière: l’auteur souligne abondamment la tendance du lecteur contemporain à se rabattre sur un certain deuxième degré –une espèce de décalage «surconscient» du réel– pour appréhender les faits plus ou moins dramatiques de son existence. Le choix de Langelier d’imiter la forme psycho-pop peut d’ailleurs être interprété comme faisant allusion à cette tendance. <em>Réussir son hypermodernité</em> a parfois l’aspect d’un livre de croissance personnelle fait sur mesure pour un lecteur qui conçoit d’emblée l’ironie comme mode premier d’expression et de représentation, un lecteur méfiant de tout ce qui ne se présente pas d’office comme ayant une posture ironique. De surcroît, l’auteur semble s’adresser littéralement à son lecteur, faisant de lui le personnage principal du récit par le moyen de la deuxième personne:<br />&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">N’oubliez pas: à ce moment-là, vous ne devriez avoir aucune idée de votre destination, aucune ligne de réflexion précise dans vos pensées, aucun autre désir que celui de rouler vite sur ces rangs déserts coupant à angles droits d’autres rangs déserts, le mouvement comme substitut à toute forme d’émotion. (p.26)</span><br />&nbsp;</div> <p>Ce «vous» qui traverse le récit est particulier en ceci qu’il rappelle la forme du livre psycho-pop par sa nature instructive, impérative, tout en racontant un récit.<br /><br />Or, il est difficile, pour tout lecteur contemporain, de ne pas lire <em>Réussir son hypermodernité</em> comme une parodie, dans le confort chaleureux du deuxième degré, de ce que certains critiques nomment la <em>knowingness<a name="note10b"></a></em><a href="#note10"><strong>[10]</strong></a> et que nous appellerons la surconscience: voici un récit de la sempiternelle crise de la trentaine telle que vécue par un <em>autre</em> résident du Plateau Mont-Royal, branché, cultivé, avant-gardiste, <em>hipster</em> par-dessus le marché. La mort du père, la peine d’amour, la perte des illusions de l’enfance, le sentiment de vide existentiel: ce sont là des thèmes abondamment traités dans la littérature québécoise. Or, c’est bien dans le traitement postironique de tels sujets que l’ouvrage de Langelier devient intéressant.<br /><br />Force est de croire que le «vous» qui interpelle le lecteur à la manière d’un mode d’emploi psycho-pop ici n’est pas aussi parodique, ou ironique, qu’on voudrait l’entendre. Le défi implicite lancé au lecteur va plutôt comme suit: apprenez à lire ce récit sans les réflexes habituels de votre posture ironique. À preuve, par le moyen d’un essai sur l’histoire de la modernité, de la postmodernité et de ce qui s’en suit –l’hypermodernité–, l’auteur en vient à décortiquer ces mêmes réflexes, cette posture ironique qui semble dominer la culture actuelle.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Modernes, postmodernes, hypermodernes</strong></span><br /><br />Le livre de Langelier permet d’entrer dans un nouveau cycle de la modernité: l’hyper, qui naît essentiellement de l’œuvre déconstructrice, voire destructrice, du postmodernisme. David Foster Wallace, cité à quelques reprises dans le texte de Langelier, reconnaissait pour sa part que ce qu’il appelait «l’œuvre parricide» des postmodernistes était grandiose. Mais il tenait aussi à rappeler que le parricide crée des orphelins, et que «toutes ces festivités de grandeur ne sauraient excuser le fait que les écrivains de [sa] génération ont dû apprendre à écrire en tant qu’orphelins<a name="note11b"></a><a href="#note11"><strong>[11]</strong></a>.» Donc, l’hypermodernité, c’est en quelque sorte ce qui reste après que le postmodernisme ait miné les grands projets de la modernité. Si, comme le rappelle la quatrième de couverture du roman de Langelier, «[l]a modernité nous a laissés tomber. <em>Vous</em> a laissé tomber», l’auteur tentera de refaire le chemin inverse et d’analyser comment, historiquement, on a pu penser le progrès. Formidable modernité qui vient bouleverser l’ordre en place et qui s’inscrit en rupture radicale avec le passé:<br />&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La modernité est un saut dans le vide, les yeux bandés. Tout le reste, franchement, n’est que détails. Toutes les inventions de la première phase de la modernité (1800-1900, grosso modo), les nouveaux moyens de transport, les nouveaux médias, les nouveaux matériaux, les nouvelles sources d’énergie, tout ça, donc, ne fait que renforcer cette perception que les choses ne seront plus jamais pareilles. (p.31)</span><br />&nbsp;</div> <p><em>Réussir son hypermodernité</em> se veut donc, en partie du moins, un essai sur cet optimisme vertigineux qui a réussi à inverser pour la première fois dans l’histoire l’ordre de la temporalité en faisant de l’avenir l’objet de tous les désirs; un essai sur ce qui a ouvert la voie au grand essoufflement postmoderne et ce qui par la suite marque le renouveau hypermoderne.<br /><br />Les portions essayistiques du livre de Langelier mettent également l’accent sur les multiples mouvements d’avant-garde qui ont parsemé l’histoire de l’art contemporain. Futurisme, suprématisme, constructivisme, purisme, surréalisme, imagisme, dadaïsme: tous ces -ismes qui ont cru à la révolution par l’art et permis les grandes expérimentations du XXe siècle dans un monde où on se permet de croire que «tout reste à faire». L’auteur souligne essentiellement la valeur du travail exploratoire et la croyance aveugle en une nouveauté inspirante pour ces mouvements éphémères qui ont transformé le visage de l’art.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Littérature avant-pop ou roman à thèse hypermoderne </strong></span><br /><br />L’originalité de <em>Réussir son hypermodernité</em> se révèle dans un jeu sur la forme. Il s’agit littéralement d’inscrire le récit dans l’essai: ici, c’est le récit d’une certaine croissance personnelle, un roman de la trentaine, qui se forme autour de l’essai scientifique, et non le contraire. Entre une rupture avec la «femme de votre vie» et un voyage initiatique vers la maison du père, l’histoire est constamment entrecoupée de bribes d’informations savantes. Une citation de Thoreau s’insère entre une réflexion sur la culture hipster et le manifeste du futurisme. L’hypermodernité semble s’affirmer avant tout dans une avalanche d’information. Comme l’a détaillé Lipovetsky, elle libère l’individu dans une spirale hyperbolique où tout s’extrémise et devient vertigineux: «Technologies génétiques, numérisation, cyberespace, flux financiers, mégalopoles, mais aussi porno, conduites à risques, sports extrêmes, performances, happenings, obésité, addictions<a name="note12b"></a><a href="#note12"><strong>[12]</strong></a>.» Si, selon l’auteur de l’<em>Ère du vide</em> (1983), la fin de la modernité s’exprime d’abord dans les signes de la culture, que fait ressortir un tel éclatement formel dans un récit littéraire?<br />&nbsp;<br />Principalement, c’est la prolifération des types de discours qui perturbe le rapport traditionnel au récit. Voilà peut-être où l’héritage postmoderniste –mouvement dont les grands auteurs comme John Barth, William Gaddis et Robert Coover nous auront bien nourris en parodies, métafictions et expérimentations de toutes sortes– est le plus manifeste.<br /><br />Désormais, devant l’abondance d’informations et de discours, le lecteur hypermoderne devra nécessairement modifier sa lecture du texte. Une lecture qui, par ailleurs, s’apparente à la description que fait Langelier de l’œuvre moderniste: «Il faut travailler pour espérer comprendre –faire des liens, coller des choses qui ne semblent pas aller ensemble, transformer en sens cette aridité de prime abord rébarbative.» (p.108) L’auteur passe ainsi du discours savant au texte de croissance personnelle, de l’entrevue au texte historique; le lecteur met ensuite tout ensemble et appelle cela de la littérature.<br /><br />Si les postmodernistes avaient une prédilection pour l’humour noir, l’ironie, ou un certain deuxième degré, faisant du foisonnement des discours une démonstration du chaos de l’existence, Langelier procède autrement. Dans cet enchevêtrement, le premier et le deuxième degré semblent s’inscrire sur un pied d’égalité pour rendre compte d’une quête unique: qu’est-ce qui nous a menés à un tel mal-être post-postmoderne?<br /><br />Par ailleurs, Larry McCaffery évoque une forme d’écriture qu’il nomme la littérature «avant-pop», à laquelle s’apparente l’œuvre de Langelier. Selon McCaffery, du point de vue formel, les écrivains avant-pop, tant postmodernistes que post-postmodernistes, utilisent souvent des méthodes dites radicales dans l’idée de confondre, de décourager, d’écœurer et surtout de faire disjoncter les neurones du lecteur ordinaire. Pourtant, ils s’y acharnent avec l’intention paradoxale de créer du beau, d’amuser et d’émerveiller: c’est une stratégie à la fois déconstructrice et reconstructrice<a name="note131"></a><a href="#note13"><strong>[13]</strong></a>. Par exemple, l’anthologie de McCaffery dédiée à la littérature avant-pop comprend des nouvelles toutes en dialogues, de faux extraits de pièces de théâtre, de faux passages d’encyclopédie, et même une suite de notes gribouillées dans le noir durant le visionnement de <em>Schindler’s List</em>. Ces expérimentations servent en partie à représenter la surstimulation et l’hyperconsommation au cœur de la vie en Amérique. Langelier s’attaque quant à lui à ces deux principes en décrivant les habitudes de consommation du hipster et par le moyen d’un syndrome saugrenu qu’il nomme la FOMO, acronyme de <em>Fear of missing out</em>:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pourquoi n’étiez-vous pas restés à la maison, ce soir-là? Pourquoi, au moment où une semi-vedette jolie mais stupide s’était emparée du micro pour souhaiter à tout le monde «une super de bonne soirée», n’étiez-vous pas en train d’essuyer la vaisselle, ou de faire l’amour, ou de lire, ou de travailler à un projet salvateur pour vous et votre société, plutôt que là, dans ce nouveau temple de l’hyperconsommation et des modes éclair inventées de toutes pièces par des spécialistes du marketing? Vous ne le savez que trop: FOMO. (p.83)&nbsp;</span><br />&nbsp;</div> <p>La forme essayistique de <em>Réussir son hypermodernité</em> est donc, au final, à l’image de la lecture qu’on peut en faire: une lecture documentaire et chaotique, savante et hyperactive, faite sur mesure pour les lecteurs nés après l’ordinateur. Elle laisse transparaître un roman à thèse des plus actuel. Basée sur un ensemble d’hyperliens, de citations, de graphiques, d’encadrés et de notes de bas de page, cette construction formelle rappelle en effet la lecture labyrinthique que peut emprunter un lecteur du XXIe siècle en parcourant les pages de l’encyclopédie <em>Wikipedia</em>, en cheminant de blogue en blogue, voire en zieutant les photos de ses amis sur Facebook. En d’autres mots, en faisant s’entrecroiser discours scientifique, psycho-pop, littéraire et journalistique, Langelier dresse un portrait relativement succinct de son lecteur prototype, de ce «vous» auquel il s’adresse tout au long du texte. Il en résulte une œuvre d’un dynamisme hors du commun, dont l’effet ressemble à un son de cloche pour une génération: vos boucliers ironiques seront caduques, «[u]n jour, c’est inévitable, vous en aurez assez.» (p.17)<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les nouveaux rebelles</strong></span><br /><br />Au cœur de l’argumentation de ce roman à thèse hypermoderne, il y a une allusion aux préoccupations de David Foster Wallace, dont l’essai «<em>E Unibus Pluram</em>: Television&nbsp;and U.S. Fiction» établissait déjà en 1990 les balises d’une théorie sur l’impasse de l’ironie et l’héritage de l’écriture postmoderniste aux États-Unis. Il écrivait qu’il n’envisageait qu’une seule issue à l’impasse apparente du discours ironique, anti-humaniste, qui dominait l’ère postmoderne: un retour radical au premier degré:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Les prochains vrais «rebelles» littéraires de ce pays pourraient bien apparaître en tant qu’antirebelles étranges, d’authentiques lorgneurs qui osent de quelque façon s’abstenir d’un regard ironique, qui ont l’audace puérile d’endosser et d’énoncer des principes de sens unique<a href="#14" name="note14b"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>[14]</strong></span></a>.</span><br />&nbsp;</div> <p>Wallace voyait l’œuvre des auteurs postmodernistes comme ayant été formidablement prodigieuse et comme ayant mené les gens de sa génération à un véritable cul-de-sac idéologique. Avec <em>Réussir son hypermodernité</em>, Langelier amène son lecteur dans ce cul-de-sac, l’invite à sortir de la voiture et le renvoie –si péniblement clichée la tâche puisse-t-elle paraître aux yeux du lecteur ironique–&nbsp;à l’essentiel:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Si vous avez bien suivi les étapes décrites tout au long de ce livre, le sentier que vous suiviez débouchera alors sur une sorte de petite clairière inondée de soleil. Vous vous dirigerez en son centre. Impulsivement, vous vous étendrez par terre, sur le dos. Le ciel sera d’un bleu vibrant. Vous fermerez les yeux et sentirez la chaleur du soleil sur votre visage. Derrière vos paupières, des points lumineux danseront sur un fond orangé, comme des électrons autour d’un noyau, comme les molécules d’acides aminés dans la sève des arbres, comme les globules blancs dans votre sang. (p.218)</span><br />&nbsp;</div> <p>Dans son œuvre autobiographique, Dave Eggers construit un récit en tenant son lecteur par la main du début à la fin, le suppliant de le <em>regarder</em> («Regardez, je vous en prie. Vous nous voyez?<a href="#note15" name="note15b"><strong>[15]</strong></a>») et lui inculquant une empathie presque forcée. Si l’individu hypermoderne se retrouve désormais plus seul que jamais dans la tempête de discours, de consommation et d’interaction virtuelles, Langelier, comme Eggers dix ans plus tôt, implore son lecteur de prendre au moins conscience du monde autour de lui. Il l’invite à reconnaître son humanité, jusqu’au sang qui coule dans ses veines, et à s’y rattacher. À leur manière, ces auteurs tentent de rétablir un certain humanisme dans la fiction. Plus que toute autre chose, ces livres sont des mains tendues vers le lecteur. Entre humains, nous sommes invités à partager en toute surconscience une expérience authentique: rire, souffrir et lire <em>ensemble</em>.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Vers une littérature postironique?</strong></span><br /><br />Il serait erroné de penser que <em>Réussir son hypermodernité</em> ne recèle aucun humour ironique, ou qu’une lecture au deuxième degré entacherait tout le projet littéraire de Langelier. Il est encore vrai, après tout, que de dénier à un auteur tout sens de l’ironie constitue une véritable insulte. Mais il importe de constater avec combien de justesse cette œuvre relance une réflexion des plus actuelles que des auteurs américains contemporains ont déjà maintes fois engagée. L’ironie aura toujours sa place dans la fiction, au même titre que l’humour noir et le cynisme, mais le constat derrière cette réflexion va comme suit: il devient de plus en plus urgent de se dégager de l’emprise de l’ironie sur notre façon de créer et de consommer l’art et la culture. Si, ne serait-ce que par son ambiguïté formelle, l’ouvrage de Langelier apparaît aujourd’hui comme un ovni dans le ciel littéraire du Québec, peut-on envisager qu’il marquera un coup d’envoi pour une littérature postironique québécoise?<br /><br />Sur la forme, les romans de Mathieu Arsenault ont fait montre de la même originalité avant-pop: son <em>Album de finissants</em> (2004) constitue un amalgame de cris du cœur, de coups de gueule et de bouffonneries rassemblés par fragments, et traversés par la culture pop, créant une polyphonie adolescente comparable à ce qu’on entendrait dans la cafétéria d’une polyvalente. Sur le fond, les écrits du Montréalais Jacob Wren, comme <em>La famille se crée en copulant</em> (traduit de l’anglais au Quartanier, en 2008) et <em>Revenge Fantasies of the Politically Dispossessed</em> (2010), abordent plus ou moins directement la thématique du joug de l’ironie dans la société actuelle. Ce ne sont là, bien sûr, que deux exemples d’un corpus qui demeure encore à définir. Chose certaine, à se fier aux résultats d’un sondage CROP publiés dans <em>La Presse</em> faisant de Réussir son hypermodernité le cinquième livre le plus recommandé par les Québécois en 2010<a href="#16" name="note16b"><strong>[16]</strong></a>, l’ouvrage de Langelier touche une corde sensible.</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><a href="#note1b" name="note1"><strong>[1]</strong></a>Il existe peu de termes aussi ambigus, et parfois même trompeurs, que l’appellation de «postmoderniste». À plus forte raison, on s’aperçoit, en étudiant le sujet, qu’il existe à peu près autant de postmodernismes qu’il y a de théoriciens prêts à en donner une définition. Louis Menand décrit bien l’ambivalence entourant l’expression: «Postmodernism is the Swiss Army knife of critical concepts. It’s definitionally overloaded, and it can do almost any job you need done.» (Louis Menand, «Saved from Drowning: Barthelme Reconsidered» dans <em>The New Yorker</em>, February 23, 2009, p.68.) En ce sens, nous précisons que nous employons ici l’expression «postmoderniste» en référence à sa valeur programmatique, esthétique, et en opposition à l’expression «postmodernité» qui se rapporterait plutôt à une condition socioculturelle, politique, voire philosophique. En littérature, le postmodernisme s’est développé dans les années 1960, particulièrement aux États-Unis, avec des auteurs comme Robert Coover, Donald Barthelme, William Gaddis et John Barth.<br /><br /><a href="#note2b" name="note2"><strong>[2]</strong></a>Cité dans Jean-François Chassay, <em>Robert Coover: l’écriture contre les mythes</em>, Paris, Belin, 1996, p.13.<br /><br /><a href="#note3b" name="note3"><strong>[3]</strong></a>Dans un appendice ajouté lors d’une réédition de son ouvrage, Eggers témoigne en partie de cette inquiétude, en prenant la peine d’expliquer avec véhémence le fonctionnement de l’ironie. On comprend indirectement que l’auteur refuse toute lecture ironique de son récit: «[Irony] is beyond a doubt the most overused and under-understood word we currently have.» Sa longue tirade contre l’ironie est disponible en ligne: <a href="http://www.guardian.co.uk/theguardian/2001/jan/20/weekend7.weekend6" title="http://www.guardian.co.uk/theguardian/2001/jan/20/weekend7.weekend6">http://www.guardian.co.uk/theguardian/2001/jan/20/weekend7.weekend6</a> (page consultée le 3 janvier 2011).<br /><br /><a href="#note4b" name="note4"><strong>[4]</strong></a>«And make no mistake: irony tyrannizes us.» David Foster Wallace, «<em>E Unibus Pluram</em>: Television and U.S. Fiction», dans <em>A Supposedly Fun Thing I’ll Never Do Again: Essays and Arguments</em>, Boston, Little, Brown and Company, 1997, p.67.<br /><br /><a href="#note5b" name="note5"><strong>[5]</strong></a>Steven Moore, «In Memoriam David Foster Wallace», <em>Modernism/Modernity</em>, vol. 16, n°1 (January 2009), p.2.<br /><br /><a href="#note6b" name="note6"><strong>[6]</strong></a>Lee Konstantinou, «Wipe That Smirk Off Your Face: Postironic Literature and the Politics of Character», thèse de doctorat, Stanford University, 2009, 304 f.<br /><br /><a href="#note7b" name="note7"><strong>[7]</strong></a>Lee Siegel, «The Niceness Racket», <em>The New Republic</em>, April 23, 2007, p.50: «Eggers [is] the sincere young father of post-postmodern half-irony –call it sincerony».<br /><br /><a href="#note8b" name="8"><strong>[8]</strong></a>&nbsp; À ce chapitre, le chroniqueur du <em>Guardian</em> Lawrence Donegan offre un bon aperçu du rôle qu’occupe la revue dans le panorama littéraire américain contemporain. On peut accéder à son article en ligne: <a href="http://www.guardian.co.uk/books/2003/feb/16/fiction.features" title="http://www.guardian.co.uk/books/2003/feb/16/fiction.features">http://www.guardian.co.uk/books/2003/feb/16/fiction.features</a> (page consultée le 4 janvier 2011).<br /><br /><a href="#note9b" name="note9"><strong>[9]</strong></a>Daniel Canty signe, dans la revue <em>OVNI</em>, une recension du roman History of Love de Nicole Krauss qui touche en partie ce sujet. (Daniel Canty, «Les nouveaux sentimentaux», dans <em>OVNI. Littérature, Art, Critique</em>, no1 (mai-juillet 2008), p.42.<br /><br /><a href="#note10b" name="note10"><strong>[10]</strong></a>Lee Konstantinou, <em>op. cit.</em>, p.iv.<br /><br /><a href="#note11b" name="note11"><strong>[11]</strong></a>Larry McCaffery, «An Interview with David Foster Wallace», dans <em>Review of Contemporary Fiction</em>, vol. 13 no2 (1993), p.150: «The postmodern founders’ patricidal work was great, but patricide produces orphans, and no amount of revelry can make up for the fact that writers my age have been literary orphans throughout our formative years.» (Nous traduisons.) Par ailleurs, le récit de Langelier décrit la mort du père. Or, nous remarquons une thématique récurrente dans certaines œuvres américaines dites postironiques: la mort des parents et la passation des pouvoirs aux nouveaux orphelins. Le roman magistral de Wallace, <em>Infinite Jest</em> (1996), met notamment en scène la mort d’un maître du cinéma expérimental et la manière dont ses fils ont vécu le deuil. On peut lire au sujet de ce roman le texte «Ces poussières faites pour troubler l’œil» de Simon Brousseau, paru le 20 décembre 2010 sur <em>Salon double</em>: <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-troubler-loeil" title="http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-troubler-loeil">http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-...</a> Le roman d’Eggers raconte la mort de ses deux parents. En 2006, Jonathan Safran Foer représentait de manière très touchante le deuil d’un garçon ayant perdu son père dans les attentats du 11 septembre (<em>Extremely Loud &amp; Incredibly Close</em>). Tout récemment, c’est Ron Currie Jr. qui en remet, avec son roman <em>Everything Matters!</em> (2009), où un fils surdoué tente en vain de sauver son père du cancer.<br /><br /><a href="#note12b" name="note12"><strong>[12]</strong></a>Gilles Lipovetsky, <em>L’écran global</em>, Paris, Seuil, 2007, p.52.<br /><br /><a href="#note131" name="note13"><strong>[13]</strong></a>Larry McCaffery (dir.), ed. <em>After Yesterday’s Crash: The Avant-Pop Anthology</em>, Penguin Books, New York, 1995, p.xix: «Avant-Pop often relies on the use of radical aesthetic methods to confuse, confound, bewilder, piss off, and generally blow the fuses of ordinary citizens exposed to it (a “deconstructive” strategy) –but just as frequently it does so with the intention of creating a sense of delight, amazement, and amusement (“reconstructive”).» (Nous traduisons.)&nbsp;<br /><br /><a href="#note14b" name="14"><strong>[14]</strong></a>David Foster Wallace, «<em>E Unibus Pluram</em>: Television and U.S. Fiction», <em>op. cit.</em>, p.81: «The next real literary «rebels» in this country might well emerge as some weird bunch of <em>anti</em>-rebels, born oglers who dare somehow to back away from ironic watching, who have the childish gall actually to endorse and instantiate single-entendre principles.» (Nous traduisons.) &nbsp;<br /><br /><a href="#note15b" name="note15"><strong>[15]</strong></a>Dave Eggers, <em>Une œuvre déchirante d’un génie renversant</em> (traduit de l'américain par Michelle-Herpe Volinsky), Paris, Éditions Balland (J’ai lu), 2001, p.97.<br /><br /><a href="#note16b" name="16"><strong>[16]</strong></a>Jean Siag. «Coup de sonde culturel» dans <em>La Presse</em>, 31 décembre 2010, &nbsp;http://www.cyberpresse.ca/dossiers/retrospective-2010/201012/31/01-4356517-coup-de-sonde-culturel.php (page consultée le 4 janvier 2011).</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> CANTY, Daniel CHABON, Michael COOVER, Robert Critique littéraire CURRIE, Ron DIAZ, Junot DONEGAN, Lawrence EGGERS, Dave Esthétique Filiation FOSTER WALLACE, David GADDIS, William Intertextualité Ironie JULY, Miranda KONSTANTINOV, Lee LANGELIER, Nicolas LETHEM, Jonathan LIPOVETSKY, Gilles McCAFFERY, Larry Métafiction MOORE, Steven NEWMAN, Charles Postmodernité Québec Relations humaines SAFRAN FOER, Jonathan SAUNDERS, George SIEGEL, Harry VOLLMANN, William T. Récit(s) Mon, 31 Jan 2011 05:10:10 +0000 William S. Messier 312 at http://salondouble.contemporain.info