Salon double - VONNEGUT Jr, Kurt http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/778/0 fr Révolution(s) abandonnée(s) http://salondouble.contemporain.info/lecture/r-volutions-abandonn-es <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/kapow">Kapow!</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><strong>Révolution(s) abandonnée(s)</strong></p> <p><em>Avertissement: l’essentiel de cette lecture porte sur les aspects formels de </em>Kapow!<em> En raison des particularités matérielles de l’œuvre commentée, il m’est apparu contre-indiqué d’inclure à titre d’exemple des numérisations de certaines pages du texte, puisque la numérisation aurait mis à plat les caractéristiques de cet objet-livre qui trouvent leur pleine extension dans sa tridimensionnalité. Je vous invite donc, avant d’amorcer votre lecture du texte ici-bas, à vous rendre sur l’hyperlien suivant, <a href="http://www.visual-editions.com/our-books/kapow">http://www.visual-editions.com/our-books/kapow</a>, afin de consulter la galerie de photographies proposée par l’éditeur, qui donne la pleine mesure de la forme incongrue de </em>Kapow!</p> <p>La jeune maison d'édition londonienne Visual Editions s'est jusqu'à présent signalée par des ouvrages magnifiques et originaux: une réédition du <em>Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentlemen</em> de Laurence Sterne qui fait la part belle aux interventions visuelles et typographiques prévues par le texte original, la première traduction en anglais de <a href="http://www.visual-editions.com/our-books/composition-no-1">Composition No.1</a> de Marc Saprota (texte présenté dans une boîte et qui a ceci de particulier qu'il faut mélanger ses feuillets pour composer un ordre de lecture personnel, comme on brasse un jeu de Tarot pour en faire une lecture divinatoire) et <a href="http://www.visual-editions.com/our-books/tree-of-codes"><em>Tree of Codes</em></a>, le plus récent roman de Jonathan Safran Foer, confectionné à partir d'un roman de Bruno Schultz et dont les pages ont été littéralement trouées afin de créer un nouveau texte. À chacune de ses parutions, Visual Editions crée un livre d'artiste à grand tirage, une expérience sensorielle multiple (engageant la tactilité et la vision de manière plus prégnante qu'un roman traditionnel) et, en somme, commet un acte de résistance envers le passage du papier à l'écran par une œuvre qui ne peut être envisagée que dans sa forme matérielle. Le plus récent titre de Visual Editions s'inscrit résolument dans cette posture éditoriale éclectique et aventureuse. Issu de la plume d'Adam Thirlwell, jeune auteur londonien, <em><u>Kapow!</u></em> s'attaque au récit linéaire en le faisant éclater à la surface de la page, par le biais d'interventions à même la mise en page, tours de passe-passe formels audacieux mais qui se révèlent rapidement répétitifs.</p> <p><em>Kapow! </em>a comme thème général la révolution. Le narrateur, d’abord anonyme mais qui s’avère à mi-chemin être l’auteur de par la référence à ses romans antérieurs, observe à distance les agitations populaires dans plusieurs pays du Moyen-Orient, période de remue-ménage qui a depuis été recoupée sous l’appellation «&nbsp;Printemps Arabe&nbsp;». Avec une posture de détachement, qui serait selon l’auteur commune au citoyen occidental moyen, il suit les soulèvements de ces pays en développement, mais sa rencontre avec Faryaq, un chauffeur de taxi émigré qui lui relate des anecdotes à propos de ses amis au cœur des événements, le pousse à s’intéresser davantage à ces révolutions. La suite du roman fait alterner une narrativisation du printemps arabe focalisée sur quelques citoyens ordinaires prenant part aux manifestations publiques, et des commentaires généraux du narrateur face à son processus d’écriture et ses réflexions politiques et esthétiques sur l’Histoire en mouvement. Avec cette structure narrative mixte, Thirlwell se ménage une ouverture pour donner lieu aux facéties de tout roman post-moderne qui se respecte&nbsp;: la narration regorge de passages autoréflexifs, de moments métanarratifs, de télescopages improbables, etc. Il invoque ouvertement la malléabilité du langage très tôt dans le roman: «My theory was that language was a trampoline which pushed you everywhere, even inside-out, even into an apartment block I had never visited in a country I didn’t really know» (2011, p. 10), ce qui lui autorise la plus grande des libertés.</p> <p>Dès la première page, le narrateur indique qu’il est perpétuellement dans un état second: «I kept thinking one thing, then another, then another. It’s true that recently I’d got back into the practice of dope but still. My crisis was very much deeper than dope. (…) I was, let’s say, in a doped yet caffeinated state– a blissful state of suspension. This total seamlessness had just arrived in my thinking from nowhere». (2011, p. 5) Cet état d’esprit affecte et justifie non seulement le style de Thirlwell, ponctué d’achoppements et de coq-à-l’âne, mais aussi la dimension matérielle et visuelle du texte. Il s'avère en effet que le corps du texte s'écartèle, se dilate, s'épanche et se troue en des tailles et des directions diverses, allant parfois jusqu'à déborder de la double page et nécessitant le recours à des pages à volets que le lecteur doit déployer pour laisser le texte dévaler, voire déraper, dans la direction souhaitée. Dans la première page du texte, Thirlwell fait une allusion amusante à cette poétique de déchirure visuelle du texte à l’honneur dans son roman, en mentionnant son étonnement devant la facilité avec laquelle la foule agitée parvient à démanteler le pavé: «While in the miniature movies on the internet people were gathering in squares and ripping up the pavements. It surprised me how easily you could do this– just prise up pavement, like a lawn» (2011, p. 5). Or, après tout, cette friabilité insoupçonnée d’une matière jusqu’alors perçue comme unie et compacte, c’est aussi celle du corps de texte, habituellement présenté avec ordre, régularité et rigueur, et que Thirlwell s’apprête à démantibuler, ce à quoi il fait d’ailleurs allusion en disant à la suite de la citation précédente: «I understood this urge to disrupt and savage things and so on.» (2011, p. 5)</p> <p>Les voies multiples ouvertes dans la linéarité du texte sont signalées par un symbole à mi-chemin entre la lettre Y et le pictogramme d’une sortie d’autoroute, qui permet instantanément de comprendre qu’il faut aller lire le passage de texte en incise, superposé au corps principal du texte mais disposé dans une orientation déviante. Ces interruptions ne se donnent à lire ni comme une information complémentaire similaire à une note de bas de page, ni comme des trajectoires de lecture alternatives à la manière d’un hypertexte de fiction; tout comme face à un texte de David Foster Wallace, il faut se garder de sauter ces portions de texte comme le ferait un lecteur paresseux. De plus, la forme affectée par ces incises participe parfois à la signification de son contenu. Par exemple, page 20, les personnages au cœur de la révolution arabe se rendent au lieu public où se tiennent les manifestations quotidiennes, et une incise en forme de cercle précise: «Backing onto this was the second grandest hotel in the city– containing three restaurants, a café, a shopping complex, a business center, three banqueting halls, and a gym» (2011, p. 20). Le contraste entre la pauvreté ambiante de la ville en crise et cet espace de luxe décrit dans l’incise motive la forme de cercle, marquant un espace enchâssé, replié sur lui-même. Trois pages plus loin, une incise, tellement longue qu’elle déborde de la page principale et force l’intégration d’un encart dépliable, prend une forme irrégulière rappelant une trajectoire en zig-zag, et décrit le procédé narratif complexe au cœur de <em>Don Quichotte</em>, dans lequel Cervantès attribue la paternité des aventures du Chevalier à la Triste Figure à un scribe arabe, Cide Hamete Ben Engeli; la forme irrégulière de l’incise textuelle rappelle la stratégie ludique quelque peu tordue par laquelle Cervantès renvoie à un personnage fictif la véracité douteuse du récit de son roman.</p> <p>Thirlwell assume son procédé jusqu’à en décrire ouvertement l’origine et les motivations au cœur même de son texte:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>I didn’t want to be topical. I think instead it just had something to do with this new mania for connections, my idea of integrity that meant you had to follow every thought as far as you could, into all the sad dead ends. And to present this new way of thinking I began to imagine new forms, like pull-out sentences, and multiple highspeed changes in direction. I imagined concertina pages of stories, pasted pictures. And why not? It wasn’t that I wanted to make words visual, like the former futuristi. I didn’t believe like those marionetti that doing things to their look could increase the expressive power of words. But I was imagining a story that was made up of so many digressions and evasions that in order to make it readable it would need to be divided in every direction. So that if you wrote it out as continuous block it would be the same but also different. I wasn’t because my ideal was some kind of simultaneià. It was more like the Russians I’d adored, like Mayakovsky and El Lissitzky – this idea of trying to make things as fast as possible. (2011. p. 18)</p></blockquote> <p>Il revient plus loin sur sa volonté d’accentuer la dimension visuelle de son texte en déclarant: «It was what I wanted too – this spreading a given volume as closely to pure surface as possible. I wanted montage, as I said. I wanted a system where as many things as possible were visible at once.» (2011, p.32)</p> <p>Et c’est là que le bât blesse. Thirlwell annonce un programme esthétique qu’il n’endosse pas entièrement, ou du moins pas jusqu’au bout. L’éclatement du texte est certes spectaculaire aux premiers abords, mais l’auteur ne met pas complètement son procédé au service de sa diégèse. Si, comme je l’ai mentionné plus tôt, certaines incises ont une&nbsp; motivation claire et qu’il emploie à l’occasion les ressources formelles des pages déployées avec brio – notamment à la page 62, lorsqu’il déplace une discussion entre deux protagonistes à propos des juifs, où l’un des deux interlocuteurs tient des propos racistes, au creux d’un encart, comme voilé au regard et relégué loin du texte principal afin de ne pas le contaminer -, la plupart des incises ne font pas un usage bien motivé de la ressource, et la constante nécessité de retourner le livre dans tous les sens afin d’en lire des bribes conduit à l’agacement. L’auteur qui annonçait vouloir aller au bout de ses idées n’est pas parvenu à porter à bout de bras son projet.</p> <p>Il existe pourtant des exemples convaincants de telles œuvres expérimentales. Dès les années 1960-1970, des chefs-d’œuvre oubliés comme <em>The Exagggerations of Peter Prince</em>, de Steve Katz, qui disloque constamment le cours de la narration par des mises en page incongrues et des illustrations hétéroclites, ou encore <em>Double or Nothing</em> de Raymond Federman, qui étend la concomitance texte-image, chère à la <em>pattern poetry</em> médiévale et à la poésie concrète moderne à la grandeur d’un roman, étaient parvenus à mettre des trouvailles formelles au service du récit, et des auteurs plus connus comme Donald Barthelme dans certaines nouvelles de <em>Guilty Pleasures</em> ou Kurt Vonnegut Jr. dans <em>Breakfast of Champions</em>, ont brillamment fait usage de l’iconotextualité (voir Krüger, 1990) dans des œuvres aussi originales que délicieuses. Ces approches ont été amalgamées avec succès dans des œuvres contemporaines comme <em>House of Leaves</em> de Mark Z. Danielewski et <em>The Raw Shark Texts</em> de Steven Hall. J’espérais sincèrement que <em>Kapow!</em> puisse s’ajouter à cette liste, mais les procédés employés par Thirlwell s’avèrent au final trop limités et tièdes pour obtenir une place au Panthéon des romans à la matérialité expérimentale.</p> <p>L’échec relatif des ambitions de l’auteur est en quelque sorte assumé par le roman lui-même. Il est difficile de ne pas faire le lien entre le thème de la révolution politique qui traverse le texte et l’approche innovatrice préconisée par l’auteur, ce que l’auteur ne fait pas explicitement dans les pages de son roman. Or, tant le narrateur que les personnages émettent des doutes quant au succès éventuel de la révolution en cours, notamment vers le début lorsque le narrateur déclare: «But I didn’t know if this was revolution. I didn’t really know if I even Cared. Amigos, I had my doubts. Because basically I tended to prefer the irony of counter-revolution, the hipster sarcasm which wasn’t sure if there was any way of fighting that didn’t end up being a fight to be further enslaved.» (2011, p. 11). De manière conséquente, au cours du récit, les personnages constatent que les soulèvements révolutionnaires n’entraînent pas de résultats impressionnants.</p> <p>Au terme du roman, les personnages de la diégèse sise dans un pays arabe jamais nommé font face à diverses désillusions&nbsp;: Rustam, ayant surmonté ses réticentes initiales pour prendre part aux manifestations, sera incarcéré et trouvera son salut dans un intégrisme religieux qui faisait initialement l’objet de sa résistance; sa femme Niqora renoncera à la relation illicite qu’elle entrevoyait avec le jeune réalisateur Ahmad, rencontré dans la foulée des soulèvements, et l’auteur lui-même, dans le plus long passage en incise (visible à l’image 4 de la galerie disponible sur le site Web de Visual Editions), déclare que le cinéma, dont le montage constitue la grammaire formelle, est le plus à même de rendre compte de la réalité, sorte de désaveu en creux du médium qu’il emploie.</p> <p>On peut saluer l’honnêteté de l’auteur, qui assume l’incapacité à exploiter pleinement son projet esthétique. Il a voulu s’élever contre ce qu’il considère être une pratique de lecture contemporaine basée sur l’accumulation d’informations, spécifiée dans le passage suivant: «In one of my bouts of reading – and this very much felt like one aspect of the modern which depressed me, the way everyone was reading, was trying to find out the <em>facts</em>, the way everyone was lugging along their reading lists&nbsp;» (p. 18). Pour ce faire, il a opté pour une approche expérimentale ostentatoire, frappante comme un coup de poing à la figure ou comme un immense point d’exclamation, à l’image de celui dans le titre de l’œuvre et ornant la couverture du livre. Or, passé le choc initial, le lecteur constate que l’édifice littéraire s’écroule, en partie parce qu’il a ployé sous le poids d’une ambition lourde à porter et en partie parce que le matériau employé dans la construction n’était pas assez solide. Ce n’est pas pour rien que l’auteur, convoquant les propos de Zizek et de Arendt, passe plus de temps à réfléchir autour de l’idée de révolution qu’à la mettre en acte par la diégèse et sa propre écriture; ce n’est pas pour rien que ma lecture a porté quasi-exclusivement sur la forme que prend son projet de révolution formelle que sur son contenu même.</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Barthelme, Donald. <em>Guilty Pleasures</em>. New York : Farrar, Strauss &amp; Giroux, 1974</p> <p>Danielewski, Mark Z. <em>House of Leaves</em>. New York : Pantheon, 2000</p> <p>Federman, Raymond. <em>Double or Nothing</em>. Boulder : Fiction Collective Two, 1992 (1979)</p> <p>Hall, Steven. <em>The Raw Shark Texts</em>. New York : Canongate Books, 2007</p> <p>Katz, Steve. <em>The Exagggerations of Peter Prince</em>. New York : Holt, Rinehart and Winston, 1968</p> <p>Krüger, Reinhard. «&nbsp;L’écriture et la conquête de l’espace plastique&nbsp;: comment le texte est devenu image&nbsp;», dans Montandon, Alain (dir. publ.) <em>Signe/Texte/Image,</em> Paris&nbsp;: Ophrys, 1990.</p> <p>Thirlwell, Adam. Kapow! Londres&nbsp;: Visual Editions, 2011</p> <p>Vonnegut, Jr, Kurt. <em>Breakfast of Champions or Goodbye Blue Monday</em>. New York : Delcorte Press, 1973</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/r-volutions-abandonn-es#comments Action politique Angleterre Autofiction Autoréflexivité Avant-garde BARTHELME, Donald Cinéma Contemporain Culture de l'écran Culture numérique DANIELEWSKI, Mark Z. Dialogues culturels Éclatement textuel FEDERMAN, Raymond Guerre HALL, Steven Hipster KATZ, Steve KRÜGER, Reinhard Limites de la représentation Télévision THIRLWELL, Adam VONNEGUT Jr, Kurt Roman Sun, 25 Nov 2012 21:33:52 +0000 Gabriel Gaudette 639 at http://salondouble.contemporain.info Les gros bras du conteur http://salondouble.contemporain.info/lecture/les-gros-bras-du-conteur <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/grenier-daniel">Grenier, Daniel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/the-four-fingers-of-death">The Four Fingers of Death</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;exploration spatiale </strong></span></p> <p><em>The Four Fingers of Death</em>, le tr&egrave;s massif roman de l&rsquo;am&eacute;ricain Rick Moody, auteur de <em>The Ice Storm</em> et <em>The Black Veil</em>, est assez facile &agrave; r&eacute;sumer. Dans une longue introduction r&eacute;dig&eacute;e en 2026, le narrateur, un &eacute;crivain qui se qualifie d&rsquo;ultra-minimaliste <a name="renvoinote1" href="#note1"><strong>[1]</strong></a> appel&eacute; Montese Crandall explique comment il en est venu &agrave; &ecirc;tre l&rsquo;auteur de la nov&eacute;lisation de <em>The Four Fingers of Death</em>, la nouvelle version du film culte de 1963 <em>The Crawling Hand</em>&nbsp;<strong><a name="renvoinote2" href="#note2">[2]</a>.</strong></p> <p>La suite du roman de Moody est la nov&eacute;lisation en tant que telle, divis&eacute;e en deux parties <em>(Book I </em>et <em>Book II</em>), &eacute;crites de la plume de Crandall; la premi&egrave;re racontant, sous forme d&rsquo;entr&eacute;es de journal/blogue, les m&eacute;saventures d&rsquo;une &eacute;quipe d&rsquo;astronautes durant le voyage interplan&eacute;taire de plusieurs mois qu&rsquo;ils doivent faire pour se rendre sur Mars; la seconde d&eacute;crivant en d&eacute;tails les cons&eacute;quences effroyables de cette premi&egrave;re mission humaine de la NASA en vue de l&rsquo;exploitation et de la colonisation de la plan&egrave;te rouge. &Agrave; la page 702, apr&egrave;s avoir inscrit les mots <em>THE END</em>, Montese Crandall revient au premier plan, le temps d&rsquo;une courte postface qui cl&ocirc;t le livre.</p> <p>Bien entendu, on pourrait complexifier infiniment ce r&eacute;sum&eacute; b&ecirc;tement structurel en ajoutant des d&eacute;tails sur ce qui se d&eacute;roule &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de chacune des parties. C&rsquo;est probablement ce que Moody aurait voulu, le roman s&rsquo;inscrivant r&eacute;solument, et d&egrave;s les premi&egrave;res lignes, dans une esth&eacute;tique de la surench&egrave;re, alors allons-y. </p> <p>Dans son introduction, Montese Crandall explique que ce contrat de nov&eacute;lisation est pour lui un moyen de sortir de sa zone de confort litt&eacute;raire et de reconqu&eacute;rir le respect de sa femme malade, &agrave; l&rsquo;article de la mort, qui vient de se faire transplanter des poumons. L&rsquo;id&eacute;e lui est venue lors d&rsquo;une conversation avec un homme myst&eacute;rieux se faisant appeler D. Tyrannosaurus qui, apr&egrave;s avoir assist&eacute; &agrave; la seule et unique lecture publique de Crandall, devient son ami et lui confie qu&rsquo;il travaille souvent &agrave; &eacute;crire ces versions romanc&eacute;es pour le compte de l&rsquo;industrie florissante des<em> e-books</em>. D. Tyrannosaurus vient d&rsquo;&ecirc;tre engag&eacute; pour romanciser un film de science-fiction &agrave; petit budget intitul&eacute; <em>The Four Fingers of Death</em> et Crandall lui propose de parier le contrat sur une partie d&rsquo;&eacute;chec qu&rsquo;il sait tr&egrave;s bien qu&rsquo;il va gagner, &eacute;tant un ancien champion du jeu. Le d&eacute;nouement cette partie ne sera r&eacute;v&eacute;l&eacute; explicitement que lors de la conclusion, mais on devine que Montese Crandall a effectivement gagn&eacute; puisque c&rsquo;est sa version romanc&eacute;e de <em>The Four Fingers of Death</em> que nous lisons. </p> <p>Une entr&eacute;e du journal/blogue de l&rsquo;astronaute Jed Richards, dat&eacute;e du 30 septembre 2025, ouvre la premi&egrave;re partie du r&eacute;cit lui-m&ecirc;me, c&rsquo;est-&agrave;-dire le &laquo;roman&raquo; qu&rsquo;a fait Montese Crandall &agrave; partir du film de s&eacute;rie B <em>The Four Fingers of Death</em>. Au cours de cette premi&egrave;re partie de plus de trois cents pages, &eacute;crite enti&egrave;rement sous la forme d&rsquo;un journal de bord adress&eacute; aux internautes int&eacute;ress&eacute;s &agrave; suivre la mission (qu&rsquo;il appelle affectueusement &laquo;kids&raquo;), le colonel Jed Richards raconte le d&eacute;roulement du voyage vers Mars et les complications qui ne tardent par &agrave; survenir. Trois vaisseaux sont en route vers Mars, s&eacute;par&eacute;s d&rsquo;une vingtaine de milliers kilom&egrave;tres les uns des autres, abritant neuf astronautes, &agrave; raison de trois &eacute;quipages de trois personnes. &Agrave; travers les commentaires et les &eacute;tats d&rsquo;esprits de Richards, le lecteur est invit&eacute; &agrave; suivre la mission de l&rsquo;int&eacute;rieur. Les relations avec la NASA se d&eacute;t&eacute;riorent alors que l&rsquo;&eacute;quipage est confront&eacute; &agrave; la folie, la d&eacute;pression et la parano&iuml;a. Et une fois sur Mars, les choses ne vont qu&rsquo;empirer. Une myst&eacute;rieuse bact&eacute;rie s&rsquo;attaque aux astronautes, mettant en p&eacute;ril le retour sur Terre, puisqu&rsquo;ils se mettent &agrave; s&rsquo;entretuer. La premi&egrave;re partie se cl&ocirc;t avec le d&eacute;part pr&eacute;cipit&eacute; et d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, en direct de Mars, de l&rsquo;unique astronaute encore sain d&rsquo;esprit, soit le narrateur Jed Richards.</p> <p>S&rsquo;ouvre ensuite la seconde partie du r&eacute;cit, mais pas avant que Montese Crandall n&rsquo;ait repris bri&egrave;vement les r&ecirc;nes de la narration afin de nous expliquer, dans une note de deux pages, que tout ce qu&rsquo;on vient de lire est en fait accessoire &agrave; la compr&eacute;hension de ce qui va suivre, qui est en fait la r&eacute;elle nov&eacute;lisation. Toute la premi&egrave;re partie est en fait une invention de sa part, son ajout personnel au sc&eacute;nario d&rsquo;un film qu&rsquo;il jugeait incomplet. Il a cru bon de situer l&rsquo;effroyable &eacute;pid&eacute;mie qui frappe la Terre en l&rsquo;&eacute;tayant d&rsquo;une longue explication, sorte de r&eacute;cit ant&eacute;rieur o&ugrave; le lecteur aurait acc&egrave;s au pourquoi du comment :</p> <div class="rteindent2"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Astute fans of the genre in whose field I am plowing [&hellip;] will notice I have already taken liberties in one very basic way. I mean, if it is my responsibility to render exactly the film in question, I have failed. All of this backstory about the Mars shot, on which I have just expended a number of pages, does not actually appear in the film. I plead guilty on this point. But do I need to defend myself? (p. 321)<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Dans la seconde partie, la narration passe en mode extradi&eacute;g&eacute;tique et change constamment de registre, selon les multiples personnages, alternant entre une focalisation externe assez neutre et un discours indirect libre extr&ecirc;mement cibl&eacute;. Une galerie de protagonistes est ici pr&eacute;sent&eacute;e. Le r&eacute;cit nous les d&eacute;crit d&rsquo;abord un &agrave; un, pour ensuite y revenir en alternance, afin de nous raconter leurs destins crois&eacute;s. </p> <p>L&rsquo;arriv&eacute;e en catastrophe de la navette du colonel Jed Richards que la NASA a refus&eacute; de d&eacute;truire malgr&eacute; les avertissements r&eacute;p&eacute;t&eacute;s de l&rsquo;astronaute (qui se sait infect&eacute; par la bact&eacute;rie), et qui explose &agrave; la derni&egrave;re minute au-dessus du d&eacute;sert de l&rsquo;Arizona relie tous ses personnages. Le corps de Richards a &eacute;t&eacute; presque enti&egrave;rement pulv&eacute;ris&eacute;, mais comme la myst&eacute;rieuse bact&eacute;rie ayant d&eacute;cim&eacute; ses coll&egrave;gues a le pouvoir de r&eacute;animer les morts, un des bras de l&rsquo;astronaute se lib&egrave;re des d&eacute;combres et se met aussit&ocirc;t &agrave; semer la terreur, l&rsquo;infection et la mort dans la r&eacute;gion, jusqu&rsquo;&agrave; ce que le gouvernement am&eacute;ricain se voit dans l&rsquo;obligation d&rsquo;envisager des mesures radicales, pour ne pas dire nucl&eacute;aires, afin d&rsquo;enrayer la menace.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les d&eacute;fauts m&eacute;caniques</strong></span></p> <p>Avant de poursuivre cette lecture, il est pertinent de citer le critique et auteur Dale Peck, qui a fait para&icirc;tre en 2004 le recueil d&rsquo;essais <em>Hatchet Jobs</em>, un br&ucirc;lot dans lequel il ridiculisait abondamment une certaine frange de la fiction am&eacute;ricaine contemporaine qu&rsquo;il qualifie d&rsquo; &laquo;hysterical realism&raquo;, l&rsquo;accusant d&rsquo;&ecirc;tre inutilement digressive, superficiellement critique des institutions et trop ouvertement comique et grotesque (dans le mauvais sens de &laquo;provocation facile&raquo;). Peck &eacute;crit par exemple :</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">All I'm suggesting is that these writers (and their editors) see themselves as the heirs to a bankrupt tradition. A tradition that began with the diarrheic flow of words that is <em>Ulysses</em>; continued on through the incomprehensible ramblings of late Faulkner and the sterile inventions of Nabokov; and then burst into full, foul life in the ridiculous dithering of Barth and Hawkes and Gaddis, and the reductive cardboard constructions of Barthelme, and the word-by-word wasting of a talent as formidable as Pynchon's; and finally broke apart like a cracked sidewalk beneath the weight of the stupid &mdash; just plain stupid &mdash; tomes of DeLillo</span>.<a name="renvoinote3" href="#note3"><strong>[3]<br /> <br type="_moz" /><br /> </strong></a></div> <p>L&rsquo;essai de <em>Hatchet</em> Jobs consacr&eacute; &agrave; Moody commence avec la phrase suivante : &laquo;Rick Moody is the worst writer of his generation.&raquo; <a name="renvoinote4bis" href="#note4bis"><strong>[4]</strong></a> Un jugement aussi cavalier ne peut que faire sourire, Moody &eacute;tant consid&eacute;r&eacute; par la tr&egrave;s grande majorit&eacute; de ses pairs et des critiques comme une figure sinon importante, du moins respectable, des lettres am&eacute;ricaines des vingt derni&egrave;res ann&eacute;es. L&rsquo;invective adress&eacute;e par Peck &agrave; Moody, chouchou de la critique et des &eacute;crivains, &eacute;tait probablement un moyen pour Peck d&rsquo;attirer l&rsquo;attention sur ses id&eacute;es particuli&egrave;res, mais &agrave; la lecture de <em>The Four Fingers of Death</em>, on se demande s&rsquo;il n&rsquo;avait pas un peu raison, dans la mesure o&ugrave; l&rsquo;ouvrage de Moody semble rassembler, &agrave; la puissance dix, tous les d&eacute;fauts que reprochait Peck aux auteurs dont il traite.</p> <p>Lors d&rsquo;une entrevue pr&eacute;c&eacute;dant la sortie de son livre, Moody l&rsquo;avait d&eacute;crit comme un roman humoristique de 900 pages &agrave; propos d&rsquo;un bras d&eacute;sincarn&eacute; se d&eacute;roulant dans le d&eacute;sert en 2026 <a name="renvoinote4" href="#note4"><strong>[5]</strong></a>. Finalement, le roman ne fait <em>que</em> 725 pages mais, comme nous allons tenter de le d&eacute;montrer, c&rsquo;est peu dire qu&rsquo;il aurait pu &ecirc;tre encore bien plus court. </p> <p>&Agrave; sa d&eacute;charge, il est &agrave; noter que du point de vue d&rsquo;une &eacute;tude sur l&rsquo;imaginaire contemporain, le roman de Moody est une mine d&rsquo;or, un feu roulant d&rsquo;informations digestes et indigestes sur les obsessions d&eacute;finissant notre &eacute;poque et qui, &agrave; travers la fiction, sont projet&eacute;es dans un futur proche n&rsquo;&eacute;tant au fond qu&rsquo;une exaltation du pr&eacute;sent. On y traite du post-humain et de ses diverses d&eacute;clinaisons, de la fin de l&rsquo;histoire, des manipulations biotechnologiques, de la conqu&ecirc;te spatiale, du complexe militaro-industriel sino-indien, des d&eacute;rives religieuses et fanatiques; tout cela au sein d&rsquo;une fiction qui se veut plus grande que nature, pour ne pas dire <em>ob&egrave;se</em>. Comme le dit le narrateur Montese Crandall, qui &eacute;crit habituellement des textes de sept mots maximum, il s&rsquo;agirait ici de prendre le pouls de son &eacute;poque et de le traduire par le monumental r&eacute;cit fictif d&rsquo;une catastrophe invraisemblable ayant frapp&eacute; le d&eacute;sert de l&rsquo;Arizona.</p> <p>Or, le projet esth&eacute;tique de Crandall (et par extension celui de Moody) se lit trop comme un<em> tour de force</em> d&eacute;lib&eacute;r&eacute;, comme une sorte de d&eacute;monstration artificielle, plaqu&eacute;e, de l&rsquo;<em>id&eacute;e</em> d&rsquo;ambition litt&eacute;raire, pour &ecirc;tre vraiment satisfaisante. En effet, pour ambitieux qu&rsquo;il soit, le roman de Moody reste un exercice assez plat.&nbsp; </p> <p>La plupart des gros romans publi&eacute;s aux &Eacute;tats-Unis durant les derni&egrave;res d&eacute;cennies, qu&rsquo;on pense &agrave; <em>The Public Burning</em> de Robert Coover, &agrave; <em>Gravity&rsquo;s Rainbow</em> de Thomas Pynchon, &agrave; <em>Infinite Jest</em> de David Foster Wallace, ou encore au tout r&eacute;cent <em>The Instructions</em> de Adam Levin, se d&eacute;marquent par leur pr&eacute;tention &agrave; cr&eacute;er des univers autarciques dans lesquels le lecteur est appel&eacute; &agrave; entrer en acceptant de laisser derri&egrave;re lui ses rep&egrave;res habituels, ou encore de c&eacute;der toute la place &agrave; ces univers di&eacute;g&eacute;tiques de roman-monde. Il ne s&rsquo;agit pas tant de romans exp&eacute;rimentaux que de romans totalisants, encyclop&eacute;diques, cherchant &agrave;<em> &eacute;puiser</em>, d&rsquo;une certaine mani&egrave;re, la litt&eacute;rature et ses potentialit&eacute;s, comme le disait John Barth<a name="renvoinote5" href="#note5"><strong>[6]</strong></a>. C&rsquo;est dans cette lign&eacute;e de romans totaux que <em>The Four Fingers of Death</em> se place volontiers, en tant que projet esth&eacute;tique du moins &ndash; Moody ayant affirm&eacute; plusieurs fois vouloir rendre hommage ici &agrave; ces &oelig;uvres d&eacute;mesur&eacute;es qui ont berc&eacute; son apprentissage d&rsquo;&eacute;crivain, comme celle de Pynchon &ndash; mais &eacute;galement dans la lign&eacute;e (aussi pynchonnienne) du roman d&rsquo;anticipation humoristique et parodique, dont Kurt Vonnegut est le repr&eacute;sentant le plus typique. Le livre est d&rsquo;ailleurs d&eacute;di&eacute; &agrave; la m&eacute;moire de ce dernier, ce qui a bien s&ucirc;r amen&eacute; bien des commentateurs et critiques &agrave; parler d&rsquo;un roman vonnegutien. Pourtant, le seul aspect qui pourrait rapprocher un tant soit peu l&rsquo;univers de Vonnegut et celui de Moody est la figure de Montese Crandall, &eacute;crivain un peu path&eacute;tique et rat&eacute;, probablement inspir&eacute;e du romancier de science-fiction Kilgore Trout, qui appara&icirc;t dans plusieurs &oelig;uvres de Vonnegut, dont <em>Slaughterhouse Five </em>et <em>Breakfast of Champions</em>.</p> <p>Malheureusement, ce que Moody semble surtout avoir retenu de ces &oelig;uvres, c&rsquo;est une fascination pour la digression, un penchant pour la divagation et une obsession pour l&rsquo;humour scabreux. Le probl&egrave;me est que la digression semble plus une fin en soi qu&rsquo;un outil de travail et que la technique et l&rsquo;artillerie lourde d&rsquo;une volont&eacute; d&rsquo;atteindre une virtuosit&eacute; litt&eacute;raire, deviennent visibles partout. <br /> &nbsp;<br /> L&rsquo;incipit est un bon exemple de cette utilisation un peu fastidieuse de la digression. Crandall se met rapidement &agrave; divaguer, apr&egrave;s avoir ouvert la narration avec les phrases suivantes, &laquo;People often ask me where I get my ideas. Or on one occasion back in 2024 I was asked. This was at a reading in an old-fashioned used-media outlet right here in town, the store called Arachnids, Inc.&raquo; (p. 3) Le lecteur ne sera inform&eacute; sur la personne qui lui a pos&eacute; cette question qu&rsquo;apr&egrave;s un d&eacute;tour de plus de dix pages, une longue digression sur les cartes de baseball et l&rsquo;av&egrave;nement des premiers sportifs cybern&eacute;tiques au cours des d&eacute;cennies pr&eacute;c&eacute;dant le point de d&eacute;part temporel du r&eacute;cit.</p> <p>Il n&rsquo;y rien de particuli&egrave;rement choquant dans cette propension &agrave; digresser, bien s&ucirc;r, apr&egrave;s tout c&rsquo;est l&rsquo;une des forces et des caract&eacute;ristiques majeures d&rsquo;un grand pan de la litt&eacute;rature postmoderne des &Eacute;tats-Unis, mais le probl&egrave;me r&eacute;side dans le fait que ces tirades infinies ne sont finalement reli&eacute;es &agrave; rien, qu&rsquo;elles n&rsquo;aboutissent pas &agrave; une r&eacute;solution ou un effet de synth&egrave;se qui viendrait expliquer leur pr&eacute;sence. Par l&agrave; m&ecirc;me, elles finissent par laisser au lecteur une impression de futilit&eacute; compl&egrave;te, paraissant n&rsquo;avoir &eacute;t&eacute; &eacute;crite que dans le but d&rsquo;emp&ecirc;cher l&rsquo;action d&rsquo;avancer, en jouant de fa&ccedil;on st&eacute;rile sur l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;un r&eacute;cit spiralaire, c&rsquo;est-&agrave;-dire n&rsquo;ayant ni commencement ni fin et tournant sur lui-m&ecirc;me ind&eacute;finiment. Ceci tient surtout &agrave; un probl&egrave;me structurel, parce qu&rsquo;en s&eacute;parant ainsi son livre, en offrant la plume &agrave; un &eacute;crivain extr&ecirc;mement verbeux pour ensuite nous donner acc&egrave;s au roman que cet &eacute;crivain a r&eacute;dig&eacute;, Moody lui coupe la parole, en quelque sorte, et nous emp&ecirc;che de s&rsquo;int&eacute;resser correctement &agrave; ce qu&rsquo;il avait commenc&eacute; &agrave; raconter au cours de l&rsquo;introduction, &agrave; propos de sa vie et de ses opinions. Il n&rsquo;est en bout de ligne qu&rsquo;un &eacute;crivain rat&eacute; dont, de surcroit, nous devrons lire la longue &oelig;uvre int&eacute;grale. </p> <p>Une t&acirc;che ardue qui l&rsquo;est d&rsquo;autant plus que jamais au fil du texte cette longueur n&rsquo;est justifi&eacute;e par les propos tenus par Crandall, d&rsquo;abord au sujet du contrat qu&rsquo;il a sign&eacute; et ensuite au sujet de l&rsquo;&eacute;tat actuel de sa production personnelle et de la litt&eacute;rature en g&eacute;n&eacute;ral. En effet, si le contrat de nov&eacute;lisation stipule, comme le dit Crandall, qu&rsquo;il doit &eacute;crire en trois semaines un court texte compos&eacute; du sc&eacute;nario en ajoutant ici et l&agrave; quelques passages narratifs afin de le rendre agr&eacute;able &agrave; un lectorat branch&eacute; et logophobique, et si Montese Crandall est un sp&eacute;cialiste du texte r&eacute;duit &agrave; sa plus simple expression, le lecteur doit comprendre &agrave; la lecture du roman que Crandall a non seulement refus&eacute; d&rsquo;honorer ses engagements, mais qu&rsquo;il nie sa propre d&eacute;marche par le fait m&ecirc;me, offrant un texte extr&ecirc;mement touffu, charg&eacute;, interminable, qui n&rsquo;est pas du tout dans l&rsquo;air du temps, en 2026. Autrement dit, d&rsquo;un point de vue purement structurel, rien ne justifie ni ne l&eacute;gitime les explications de Montese Crandall, po&egrave;te minimaliste obs&eacute;d&eacute; par la perfection dans la retenue, persuad&eacute; d&rsquo;&eacute;crire une &oelig;uvre au diapason de son &eacute;poque num&eacute;rique, fragmentaire, se transformant soudainement en conteur loquace au bras longs et &agrave; la verve quasi imparable.<br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> Les rat&eacute;s de l&rsquo;envol&eacute;e</strong></span></p> <p>Comme nous l&rsquo;avons dit plus haut, cette &laquo;&oelig;uvre int&eacute;grale&raquo; de Montese Crandall que nous lirons aurait donc d&ucirc; &ecirc;tre la version romanesque du film <em>The Four Fingers of Death</em>, lui-m&ecirc;me une nouvelle version d&rsquo;un film culte de 1963, <em>The Crawling Hand</em>. </p> <p>En fait, Montese Crandall, apr&egrave;s avoir h&eacute;rit&eacute; du contrat de nov&eacute;lisation, se lance dans la r&eacute;daction de son livre en se permettant des libert&eacute;s, et nous le laisse savoir, lui qui va jusqu&rsquo;&agrave; inventer de toute pi&egrave;ce la premi&egrave;re partie. Et on finit par comprendre que le &laquo;roman&raquo; n&rsquo;a plus grand-chose &agrave; voir avec le &laquo;sc&eacute;nario&raquo; duquel il est suppos&eacute; s&rsquo;inspirer, puisqu&rsquo;il n&rsquo;a pu s&rsquo;emp&ecirc;cher d&rsquo;y mettre du sien:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Similarly, in the film <em>The Four Fingers of Death</em> the entire action takes place in the San Diego area. I felt I had no choice but to remove the story to a location I know more about &ndash; Rio Blanco itself. One ought to write about what one knows, correct? The desert of my part of the world, after all, is more like Mars, which always forces one to reflect back on when it might have had water, as it once apparently did. [&hellip;] So the Mars of <em>The Four Fingers of Death</em> is really just the contemporary American Southwest, the Southwest of 2025 or thereabouts, with its parboiled economy, its negative population growth, its environmental destruction, its deforestation, its smoldering political rage. (p. 321)<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Bien entendu, il s&rsquo;agit ici d&rsquo;une mise en ab&icirc;me repr&eacute;sentant habilement les libert&eacute;s prisent par Moody lui-m&ecirc;me dans son adaptation loufoque et tentaculaire de <em>The Crawling Hand</em> qu&rsquo;est en v&eacute;rit&eacute; ce livre que nous tenons entre nos mains.</p> <p>Au fond, et c&rsquo;est l&agrave; le probl&egrave;me central, tout le projet esth&eacute;tique (qu&rsquo;on parle de celui de Crandall ou de celui de Moody, ce qui revient au m&ecirc;me dans ce cas) r&eacute;side dans l&rsquo;id&eacute;e qu&rsquo;il est possible de faire de la grande litt&eacute;rature <em>&agrave; partir </em>d&rsquo;un mauvais film, qu&rsquo;il est possible de faire de l&rsquo;humour raffin&eacute; <em>&agrave; partir</em> de clich&eacute;s &eacute;cul&eacute;s de science-fiction, qu&rsquo;il est possible de cr&eacute;er une &oelig;uvre transcendante <em>&agrave; partir</em> d&rsquo;une &oelig;uvre de mauvais go&ucirc;t. Rick Moody n&rsquo;est pas le premier &agrave; tenter de travailler sur la fronti&egrave;re entre la culture de masse et la culture d&rsquo;&eacute;lite en proposant un roman dit &laquo;litt&eacute;raire&raquo;, difficile, qui prend sa source directement dans une manifestation culturelle populaire (on pense tout de suite au <em>Don Quichotte</em> de Cervant&egrave;s), mais il devient avec<em> The Four Fingers of Death</em>, un de ceux qui ne sont pas parvenus &agrave; bien exploiter la tension entre les deux. Peut-&ecirc;tre que le probl&egrave;me se situe dans l&rsquo;id&eacute;e de s&rsquo;&ecirc;tre inspir&eacute; ouvertement d&rsquo;une &oelig;uvre pr&eacute;-existante dont il a le projet double et paradoxal de se moquer et d&rsquo;hommager. </p> <p>Parce qu&rsquo;en bout de ligne, son long roman reste le r&eacute;cit d&eacute;bilitant, grotesque et pas tr&egrave;s int&eacute;ressant qu&rsquo;il &eacute;tait au d&eacute;part dans le film de Herbert L. Strock, celui d&rsquo;un bras assassin qui se d&eacute;place tout seul et qui attrape et/ou &eacute;trangle et/ou masturbe ses victimes. Que l&rsquo;histoire de ce bras porteur d&rsquo;une bact&eacute;rie tueuse soit envelopp&eacute;e d&rsquo;une myriade d&rsquo;anecdotes allant de la plus farfelue (un chimpanz&eacute; s&rsquo;exprimant dans le meilleur anglais d&rsquo;Oxford, amoureux de sa ma&icirc;tresse) &agrave; la plus &laquo;tragique&raquo; (un scientifique tentant d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment de faire revivre sa d&eacute;funte femme en d&eacute;tournant ses fonds de recherche sur les cellules souches) ne change rien &agrave; sa maigreur initiale. </p> <p><em>The Four Fingers of Death</em> est un roman qui n&rsquo;aboutit pas et qui n&rsquo;&eacute;puise rien. Ce n&rsquo;est pas un livre qui prend le pouls de son &eacute;poque, comme l&rsquo;aurait souhait&eacute; Montese Crandall, son auteur putatif. Au lieu d&rsquo;&ecirc;tre une &oelig;uvre exigeante, porteuse d&rsquo;une r&eacute;flexion sur le monde contemporain, c&rsquo;est une &oelig;uvre qui h&eacute;site constamment entre le clich&eacute; facile de l&rsquo;ironique et de l&rsquo;antiphrase et une pseudo lourdeur m&eacute;ta-discursive (qui au fond ne se retrouve que dans le poids du livre lui-m&ecirc;me). Rick Moody a &eacute;crit un roman qui laisse une fausse <em>impression</em> de densit&eacute;, mais qui se lit de fa&ccedil;on tr&egrave;s lin&eacute;aire et qui n&rsquo;est complexe ni dans sa structure narrative, ni dans les th&egrave;mes qu&rsquo;il aborde. Un roman o&ugrave; tout s&rsquo;empile et o&ugrave; rien ne s&rsquo;imbrique.&nbsp;&nbsp;&nbsp; </p> <hr /> <br /> <a name="note1" href="#renvoinote1"><strong>[1]</strong></a>&nbsp; Crandall explique que comme la litt&eacute;rature &agrave; l&rsquo;&egrave;re virtuelle s&rsquo;est dirig&eacute;e de plus en plus vers une pratique de la fragmentation et du r&eacute;cit court, il en est venu &agrave; un minimalisme extr&ecirc;me prenant la forme d&rsquo;une &eacute;puration de ses textes au point de ne rester qu&rsquo;avec une seule phrase, cisel&eacute;e au point d&rsquo;&ecirc;tre parfaite, la fronti&egrave;re entre prose et po&eacute;sie : &laquo;Upon the advent of the digital age, as you know, writers who went on and on just didn&rsquo;t<em> last</em>. You couldn&rsquo;t read all that nonsense on a screen. Fragmentation became the right true way. Fragmentation offered a point-and-click interface. Additionally, this strategic reduction blurred the line between poetry and prose which is where I, Montese Crandall, come into the story.&raquo; (p. 8) <p><a name="note2" href="#renvoinote2"><strong>[2]</strong></a>&nbsp; <em>The Crawling Hand</em> est un vrai film de science-fiction tourn&eacute; en 1963, r&eacute;alis&eacute; par Herbert L. Strock et mettant en vedette Peter Breck, Kent Taylor et Sirry Steffen. Pour consulter la fiche IMDB : <a href="http://www.imdb.com/title/tt0056961/ ">http://www.imdb.com/title/tt0056961/ </a></p> <p><a name="note3" href="#renvoinote3"><strong>[3]</strong></a>&nbsp; Peck, Dale, &laquo;The Moody Blues&raquo;,<span style="font-style: italic;"> Hatchet Jobs, </span><em><span style="font-style: italic;">New York, The New Press, 2004, p. 184-185</span></em>. Dans son livre, Peck pr&eacute;tend entre autres que les &laquo;probl&egrave;mes&raquo; de la litt&eacute;rature am&eacute;ricaine contemporaine ont r&eacute;ellement commenc&eacute;s il y a une trentaine d&rsquo;ann&eacute;es avec la publication de <em>Gravity&rsquo;s Rainbow</em>, de Thomas Pynchon, qui aurait donn&eacute; lieu &agrave; une &eacute;poque marqu&eacute;e par des &laquo;chef-d&rsquo;&oelig;uvres&raquo; froids et auto-indulgents.</p> <p><a name="note4bis" href="#renvoinote4bis"><strong>[4]</strong></a> <em>Ibid.</em>, p. 170.</p> <p><a name="note4" href="#renvoinote4"><strong>[5]</strong>&nbsp;</a> &laquo;Anyway, the result is a 900 page comic novel about a disembodied arm set in the desert in 2026.&raquo; Cit&eacute; dans &laquo;Interview : Rick Moody&raquo;, <em>Night Train Magazine</em>. Url : <a href="http://www.nighttrainmagazine.com/contents/moody_int.php">http://www.nighttrainmagazine.com/contents/moody_int.php</a>. Consult&eacute; le 2 f&eacute;vrier 2011.</p> <p><a name="note5" href="#renvoinote5"><strong>[6]</strong></a>&nbsp; Voir John Barth, &laquo;The Literature of Exhaustion&raquo;, <em>The Friday Book</em>, New York, Putnam, 1984. </p> <p></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/les-gros-bras-du-conteur#comments Autorité narrative BARTH, John Cinéma Contemporain COOVER, Robert Culture populaire Déclin de la littérature Divertissement États-Unis d'Amérique Fabulation Fiction FOSTER WALLACE, David Guerre Imaginaire technologique LEVIN, Adam MOODY, Rick Post-histoire PYNCHON, Thomas Violence VONNEGUT Jr, Kurt Roman Sun, 20 Mar 2011 14:30:10 +0000 Gabriel Gaudette 332 at http://salondouble.contemporain.info