Salon double - Communauté littéraire http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/806/0 fr Du trickster à l’Ovni: tisser la littérature québécoise en périphérie de la création. Réflexion sur la place de la littérature dans la revue Ovni http://salondouble.contemporain.info/article/du-trickster-a-lovni-tisser-la-litterature-quebecoise-en-peripherie-de-la-creation-reflexion <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/constant-marie-helene">Constant, Marie-Hélène</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/hors-les-murs-perspectives-decentrees-sur-la-litterature-quebecoise-contemporaine">Hors les murs : perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p align="right">&nbsp;</p> <p align="right">Le meilleur nom qui soit pour ce qu’on veut faire dans ce magazine ni chair ni poisson. Pas revue littéraire généraliste de type service public, pas non plus revue clanique qui se rejoue la ligne dure. Le non-identifié, le furtif, le vol sous ou au-dessus du radar, l’ailleurs, la liberté d’aller où bon nous semble et la mauvaise science-fiction nous conviennent bien. On veut croire que la [<em>sic</em>] sens banalisé du mot « ovni », qui désigne toute forme de singularité intempestive, correspondra à ce qu’on fait.&nbsp;</p> <p align="right">— Éric de Larochellière, «Tirer des plans sur la comète», <em>Ovni</em>, no 1 (mai-juillet 2008) p.2.</p> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</p> <p>Le parcours de la revue<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> <em>Ovni</em> est fugitif: publiée pour la première fois en mai 2008, elle s’éteint quatre numéros plus tard, au printemps&nbsp;2010. Dès sa création, <em>Ovni</em> a tenté de créer un nouvel espace où il était possible de déployer un nouveau discours sur la littérature québécoise qui devait s’arrimer à d’autres disciplines – art, danse, bande dessinée, cinéma, etc. Si la création d’une nouvelle revue ne va pas sans une certaine prétention de nouveauté, il est particulièrement intéressant de se pencher sur la façon dont les éditoriaux inauguraux – il y en a ici neuf au total dans la première livraison – jouent sur les figures du <em>trickster </em>et de l’<em>ovni </em>pour situer leurs discours en périphérie des institutions et des lieux de diffusion des productions culturelles institués. Ces «feuilles volantes» que l’on retrouve dans le «numéro-pilote», pour reprendre les mots du sommaire, me serviront à esquisser – de façon certainement lacunaire – une certaine pensée de la littérature dans le périodique, ou du moins d’en penser les échos dans le mouvement de fondation.</p> <p>Le 27 janvier 2011, Éric de Larochellière et Karine Denault annoncent, sur la plateforme web de la revue<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a> – onglet du site web de la maison d’édition Le Quartanier – qu’<em>Ovni </em>cesse ses activités sous leur forme d’alors pour se doter d’un nouveau support de diffusion. Il est question d’un hiatus pendant lequel sera construit un site web pour archiver le contenu des quatre numéros et y publier les prochaines parutions, en plus de la modification de sa périodicité. On peut y lire que ce changement intervient à la suite d’une décision «de ne pas déposer une première demande de subvention et de continuer par [leurs] propres moyens, et donc sans l’obligation de périodicité qui vient avec les subventions.» Plusieurs questions se posent dès lors: à quel prix se fera l’assouplissement du calendrier de parutions? Quelles conséquences sur le lectorat et le contenu aura ce changement de format? Jusqu’où ce passage au numérique libère-t-il les collaborateurs et l’équipe de rédaction des contraintes financières? Nous n’aurons pas de réponse. <em>Ovni </em>s’éteint dans le silence, laissant en véritable notice nécrologique ces souhaits de renaissance. Mais les mots de Larochellière et Denault ne sont pas surprenants; dès le départ, la revue obéit à un désir d’autonomie, elle s’est déployée depuis une certaine forme «d’autogestion [parfois] digne d’une “commune autogérée des années&nbsp;70”» («Pour une éthique du trickster», p.3), pour emprunter les mots de Mathieu Arsenault.</p> <p>La marge revendiquée, dans le fonctionnement du périodique, est également à entendre en résonnance avec le statut d’organisation périphérique – satellite – au Quartanier. La revue demeure cependant très près de la maison d’édition: elle en partage plusieurs vues communes — les fondateurs du Quartanier y écrivent —, et elle profite de sa structure de distribution. À l’époque une «jeune» maison d’édition, Le Quartanier est rafraîchissante dans le champ des éditeurs québécois; fondée en 2002 par Éric de Larochellière et Christian Larouche, elle publie d’abord de la poésie exploratoire puis crée différentes collections d’essai et de fiction. <em>Ovni </em>est ainsi, d’une certaine façon, en marge de la marge.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Tirer des plans sur l’ovni</strong></span></p> <p>La revue est de surcroît maintenue dans une indéfinition constituante. Dans son éditorial inaugural publié dans le premier numéro et intitulé «Tirer des plans sur la comète», Éric de Larochellière joue du statut indéfini et changeant de l’ovni – l’objet, le phénomène —, tout en positionnant la revue par rapport à la littérature. On peut y lire:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Cette revue, ou ce magazine [...], croit que la littérature, l’art et la critique, imprimés sur du papier, n’ont pas été rendus caduques par Internet, les séries télé ou les téléphones cellulaires. De toute façon, au Québec en particulier, qui veut lire sur la littérature n’a pas, sur le Web, grand-chose à se mettre sous la dent.&nbsp;(p.2)</p> </blockquote> <p>Il faut d’emblée dire un mot sur l’indéfinition du genre médiatique que cette citation fait ressortir: revue ou magazine, <em>Ovni </em>joue d’une surdéfinition formelle mi-figue mi-raisin – cette «patent[e] qui vol[e]» (Marc-Antoine K. Phaneuf, p.6) –, à la fois un et l’autre, ce qui ne va pas sans rappeler bon nombre des écrits publiés au Quartanier. En plus de noter la douce ironie du passage précédent lorsqu’on le lit aujourd’hui, il faut revenir au titre de l’éditorial. S’il est question de «tirer des plans sur la comète» — suivant l’expression du XIX<sup>e</sup> siècle signifiant&nbsp;«faire des projets sans fondements solides» —, il faut entendre la coïncidence de «la comète» et de l’ovni, question de filer l’idée développée dans l’article. L’ironie de l’expression est patente: tirer des plans, au sens de tracer et de construire, relève de la précision et de la stabilité, alors que le passage d’une comète est un évènement éphémère et relève du mouvement. Or il demeure une vibration dans l’expression dont le texte de Larochellière semble participer: tirer comme tracer et faire advenir une cartographie, aussi éphémère soit-elle, tracer des formes, esquisser des constellations imaginaires depuis l’ovni… ou l’<em>Ovni</em>. Sous la plume de Christophe Bernard, dans «Area 52&nbsp;: travaux en cours», cette idée de géographie imaginaire revient, liant la force de la littérature au projet de la revue&nbsp;qui se fonde:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Voilà le symptôme de l’époque à venir, de la puissance de la littérature américaine au XX<sup>e</sup> siècle et de mon plan éditorial secret: me servir d’<em>Ovni</em> – véhicule sophistiqué autant que primitif, canal éphémère, objet où l’on peut tout projeter – pour survoler cette cartographie imaginaire qui s’étend jusqu’à nous. (p.3)</p> </blockquote> <p>Or le projet de fondation lui-même s’organise de façon semblable; Thierry Bissonnette écrit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Or le vœu de participer à la création du rassemblement mobile que peut être une revue retrouve ici l’occasion d’être, accidentellement ou en toute synchronicité. J’entends m’y provoquer, ainsi que mes divers corédacteurs, à parler d’<em>ailleurs</em>, ailleurs passés, présents ou en voie de passer dans le champ de nos instruments. («L’objet planant je chanterai», p.3)</p> </blockquote> <p>Cette pensée de la rencontre et une croyance en la synchronicité semble être ce qui remplace un rigide programme inaugural, et la multiplication des éditoriaux inauguraux en est une des manifestations. Il s’en dégage une foi en la fulgurance quasi mystique qui teintera plusieurs écrits des collaborateurs d’<em>Ovni</em>. Dans le même article, Éric de Larochellière poursuit, à propos du contenu de la revue:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>[Nous allons] écrire sur ce qui nous intéresse, au fil du temps: les romans, la poésie, l’écriture, les essais, l’art, la danse, le design, le cinéma, la philosophie, alors écrire sur ça, et sur les livres le plus possible, parce que lire nous importe et qu’on a envie de parler de littérature et d’en faire.&nbsp;(p.2)</p> </blockquote> <p>La proximité entre les gens, les disciplines et les formes telle qu’esquissée ici dominera autant les propos que les formes des quatre numéros du périodique. On assiste dès lors à une véritable communauté d’intérêts, à ce «plan tiré».</p> <p>La création joue un rôle majeur, à la fois dans l’élection des sujets et des filiations, et dans la création des<em> ethos </em>des collaborateurs de la revue qui semblent tous parler depuis leur lieu respectif, mais pas en tant que «spécialistes»; ici parle un auteur, là un poète. Larochellière continue, à propos des collaborateurs pressentis pour la suite du projet:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>On demande aux auteurs dont on apprécie l’écriture et/ou l’esprit critique s’ils veulent participer à un magazine. Ça donne pas mal de poètes qui signeront des chroniques, mais ce n’est pas plus mal. (p.2)</p> </blockquote> <p>On l’annonce: la sensibilité et la création seront donc au cœur du processus, rendant des textes hybrides, à plusieurs têtes, au genre indéfini, aux propos souvent éparpillés et multiples.&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Jouer au <em>trickster</em></strong></span></p> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; À cette comète-ovni, Mathieu Arsenault, pour sa part, accole la figure du <em>trickster</em>. Son éditorial, également tiré du premier numéro de la revue, déplie une logique de l’entre-deux et du multiforme, réflexion inscrite à même le processus de la création de la revue. La citation est longue, mais elle en vaut la peine:&nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>À quoi ces discussions [sur le <em>trickster</em> et sur la nomination de la revue] ont-elles servi? Le mot «trickster», qui a circulé dans nos discussions plus longtemps que tout autre nom, cache l’histoire d’un personnage fascinant, présent dans une multitude de cultures. Le Trickster, c’est ce personnage multiforme des mythologies, jamais tout à fait humain, tout à fait animal ou tout à fait dieu, qui entraîne dans l’ambiguïté du devenir tous ceux qu’il trouve sur son chemin. C’est une figure dont l’ironie démonte intelligemment les certitudes et les identités, ce qui explique peut-être ce plaisir et cette incapacité malsaine que nous avions à nous trouver un nom. Celui avec lequel nous nous retrouvons correspond secrètement au Trickster: l’ovni ne désigne rien de particulier mais bien le «non-identifié», dont la seule caractéristique positive, le vol, indique plus son intangibilité que sa réalité. S’il devait rester quelque chose de ce débat, j’aimerais que ce soit cette éthique du Trickster comme doute joyeux, remise en question radicale mais légère, insidieuse, insaisissable. Mon souhait le plus cher pour cette revue serait, en création comme en critique littéraire, qu’à la limite d’un mauvais cadrage de série B, on puisse voir un instant, au bout de la corde transparente au-dessous de laquelle pend l’ovni, la main maligne de Loki, de Till Eulenspiegel ou la patte enflammée de Kyubi no Kitsune, le renard à neuf queues japonais. (p.3)</p> </blockquote> <p>Sous la plume d’Arsenault, le personnage du <em>trickster </em>est accompagné d’espoir. Les trois figures que convoque Arsenault à la fin de l’extrait – soit Loki, Till «l’Espiègle» et Kyubi no Kitsune – sont différents personnages de diverses mythologies et littératures orales. Toutes trois, elles partagent les traits du <em>trickster</em>: elles sont malignes, rusées, maléfiques et, surtout, multiformes. Il faut ainsi entendre la légende dans son pouvoir de fictionnalisation et d’invention qui sous-tend ici la réflexion et, plus largement, soutient l’édifice d’<em>Ovni</em>. L’effet de lecture des quatre numéros de la revue abonde en ce sens: ça s’éparpille, ça tire dans tous les sens, ça s’organise de façon organique et au gré du temps et des désirs. Le magazine s’inscrit dans un horizon critique constamment mouvement, et ce, dans le décalage (des tons, des intérêts mercantiles ambiants, des courants institués, etc.): «Je vois donc en <em>Ovni</em> à la fois un laboratoire en mouvement, [….] une autopsie par l’étonnement de cette littérature englobante et jubilatoire, de la Chose et de ses organes.» (Christophe Bernard, p.&nbsp;3)</p> <p>En condensant à la fois la création et la pratique autoréflexive propre à l’éditorial inaugural, Annie Lafleur, dans «Au bout de la ligne», poursuit la réflexion&nbsp;sur l’expérience de la création du magazine:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>La conversation, bien enclenchée, accrochait d’ores et déjà tous les esprits et les paroles pendaient sans ampleur dans les poignées de cils endoloris. Des centaines d’heures plus tard, une bombe bariolait la première image. Les corps déposés au hasard faisaient dévier le champ. On nous disait, le Trickster est mort, vive le Trickster! […] <em>Ovni</em> est un énorme téléphone brisé par lequel tout le contenu de la littérature passe très bien. Le Trickster est bien assis derrière le volant.&nbsp;(p.5)</p> </blockquote> <p>L’auteure donne ici à voir le <em>trickster </em>comme mort-vivant, comme survivance, cet élément délaissé du douloureux cérémonial de création d’une nouvelle revue, mais qui demeure, toujours là, à la barre. La littérature – et ce, d’ailleurs dans tous les numéros de la revue – occupe une place de choix: point de départ des réflexions, elle est la pierre d’assise, l’immuable. Mais elle est aussi multiple et élue au gré des intérêts et des collaborateurs, parfois même au gré des rencontres et des évènements. Il en va ainsi puisqu’au centre de toutes les craintes exprimées par les collaborateurs et leurs textes, il reste toujours l’écriture, aussi informe soit-elle: il reste cette tentative de communication, ce téléphone au son distordu. La littérature québécoise serait donc sûrement cet espace poreux dans lequel file l’<em>Ovni</em>, où tous les allers-retours entre les auteurs et les œuvres sont permis, cet espace informe à partir duquel piger, mais où il est impossible de se positionner de façon stable.</p> <p>Au début des années&nbsp;2000, Doris Eibl, menant une réflexion sur l’œuvre de Suzanne Jacob, investit le personnage mythique du <em>trickster</em>. Elle dira que le <em>trickster</em> est une figure qui noue et dénoue, qui dupe et se fait duper:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Nous savons gré à Suzanne Jacob d’avoir introduit le Trickster dans son roman, ce personnage qui nous renvoie aux traditions orales des peuples autochtones des Amériques du Nord où il est, selon les cultures, tantôt le Corbeau ou le Coyote, tantôt l’Araignée ou le Lièvre, tantôt <em>Nanabush</em> ou le Vieil Homme ou une plante, entre autres. Si l’on veut croire Paul Radin, le Trickster serait à la fois créateur et destructeur, donneur et négateur, celui qui dupe les autres et qui est lui-même toujours dupé<a href="#_ftn3" name="_ftnref3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a>.</p> </blockquote> <p>En se mettant constamment en danger, par sa forme indéfinie, mouvante, instable, par ses contenus — est-ce de l’humeur, de l’humour, de la critique, du portfolio, du pamphlet? — et ses collaborateurs multiples, la revue <em>Ovni</em> joue le Trickster, le renard rusé, mais qui finit aussi parfois par se faire prendre au jeu. Plus encore, c’est à l’intersection entre le discours savant sur la littérature, entre la création, les histoires orales et la littérature même – québécoise, américaine ou étrangère – qu’<em>Ovni </em>joue au <em>trickster</em>. Et depuis ce lieu médian, la revue propose un contrepoint au discours cynique qui traverse les hérauts contemporains de la fin des lieux de pensée de la littérature et de la culture. Bertrand Laverdure écrivait:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Mais pourquoi, <em>encore</em>? Pourquoi <em>maintenant</em>? Ne vit-on pas jour après jour l’intrusion des autres? Le placardage effréné de leur gentillesse, du cynisme de bon aloi, de la fatigue culturelle du pauvre Québec confus? De revue, de chair à revue, de viande à «comment», de bouillon à rythmes, d’un bouquet pétulant qui trempe dans ce qui frémit — c’est bien de cette folie douce des idées qu’il est question ici. On va s’empiffrer, déglutir, se vider, et tout recommencer. On va traire le troupeau des vaches lettrées. On sera sans toit ni loi et on mourra bientôt, de la belle mort des revues. Ou pas. («De la viande à "comment" et du bouillon à rythmes», p.5)</p> </blockquote> <p>De l’article de Laverdure, on retient, encore une fois, la croyance en une fulgurance tranquille de la revue. Mais ici, on crée «<em>encore</em>» et «<em>maintenant</em>» en plein cœur des discours cyniques, pris et repris, de cette «fatigue culturelle» du Aquin de <em>Libert</em><em>é</em>, au «pauvre Québec confus» de ceux qui ont lu Jean Larose. Et Laverdure l’admet presque par bravade: cela prend toute une dose de folie. La métaphore alimentaire – digestive et scatologique, devrait-on dire – est filée de sorte à laisser, malgré tout, la mort d’une revue comme laissant des traces, donnant un goût et une saveur à «ce qui frémit»; les revues passées au hachoir assaisonnent les idées. Le collaborateur présente les membres d’<em>Ovni </em>comme une horde quasi boulimique, se jetant sur la littérature, prête à se mettre tout sous la dent pour la faire sienne, la métaboliser, la prendre en elle pour mieux la transformer. C’est au cycle des revues que s’arrête Bertrand Laverdure, à leur nécessaire impermanence.</p> <p>On pouvait difficilement imaginer une meilleure fin, mythologiquement parlant, que cette disparition presque programmée en filigrane des éditoriaux du premier numéro. Sous le signe de l’autonomie et du retrait, la mort de la revue s’est faite dans le silence et est gardée telle quelle sur le site web du Quartanier, onglet érigé presque en tombeau appelant à la renaissance de la revue sous une nouvelle forme, depuis 2011 déjà.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> Il faudrait interroger l’appellation changeante de «magazine» et de «revue» dans le cas d’<em>Ovni</em>. Je ne ferai que le souligner dans le cadre de la présente réflexion, en précisant que l’alternance participe du caractère mouvant du périodique qui se dégage des textes du premier numéro.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a> «Le Quartanier», En ligne :&nbsp; <a href="http://www.lequartanier.com/ovnimagazine.htm" title="http://www.lequartanier.com/ovnimagazine.htm">http://www.lequartanier.com/ovnimagazine.htm</a> (Site consulté le 21 octobre 2014)</p> </div> <div id="ftn3"> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a> Doris Eibl, «L’esprit Trickster», <em>Spirale</em>, 2002, n<sup>o</sup> 185, p.6.</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> Communauté littéraire Institution littéraire Québec Revue Tue, 21 Oct 2014 16:44:28 +0000 Marie-Hélène Constant 875 at http://salondouble.contemporain.info La condition d'Humpty Dumpty http://salondouble.contemporain.info/article/la-condition-dhumpty-dumpty <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/bourgeault-jean-francois">Bourgeault, Jean-François</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/hors-les-murs-perspectives-decentrees-sur-la-litterature-quebecoise-contemporaine">Hors les murs : perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Tout le monde se souvient de cette scène mémorable: oeuf gigantesque juché sur un mur où il croise les jambes, sa bouche si vaste qu'il court le risque de s'auto-décapiter en souriant, Humpty Dumpty trône au centre du sixième chapitre de <em>Through the looking-glass</em>, tout disposé à égarer Alice dans le dédale d'une conversation loufoque où il est le seul maître à bord. Équilibriste, l'oeuf en cravate ne l'est pas seulement parce qu'il oscille là-haut entre deux côtés, assuré que, le cas échéant, s'il venait à tomber et à se fracasser sur le sol, «<em>all the king's horsemen and all the king's men</em>» accourraient tout aussitôt pour le reconstituer. Dans ce dialogue, la posture limitrophe d'Humpty Dumpty rejoue surtout, pour Lewis Carroll, la situation de celui qui refuse le sens comme l'insensé, et qui apparaît alors, en sa qualité de stylite du langage en méditation sur un mur de briques, comme un praticien subtil des mots dans leur épiphanie, dans leur précarité vibratoire, lorsqu'ils viennent de surgir mais n'ont pas encore acquis, pour les autres, un statut d'évidence. «<em>When I use a word, Humpty Dumpty said in a rather scornful tone, it means just what I choose it to mean </em><em>— </em><em>neither more nor less. The question is, said Alice, whether you can make words mean so many different things.</em>» Question que Humpty Dumpty corrige de la façon suivante, en lecteur anachronique de Foucault et avec cette étrange lucidité que l'on retrouve chez tous les protagonistes du pays des merveilles: «<em>The question is which is to be master </em><em>—</em><em> that's all.</em>»</p> <p>En ce qui concerne les mots, tous les mots, dans leur vie fantomatique où le «combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes»<em>, </em>comme l'écrit Rimbaud, la question est en définitive de savoir qui est le maître — ce qui revient aussi à dire, du point de vue d'Humpty Dumpty surplombant la petite Alice, de savoir qui accepte d'embrasser le vertige qui accompagne la pensée en altitude, là où toutes les significations stables se dérobent et où seul demeure à habiter une mince lisière, avec le risque perpétuel que comporte ce séjour d'une dégringolade dans la pure insignifiance. Si Humpty Dumpty me semble le saint patron des revues littéraires, ce n'est donc pas seulement parce qu'il incarne l'équilibre fragile de celui qui fait du mur érigé entre deux espaces son royaume incertain; mais aussi parce qu'il pose de façon extrêmement claire l'acte de naissance polémique des revues, lesquelles sont prises, à leur corps défendant ou non, dans une joute interminable où il s'agit de savoir qui seront les maîtres dans l'usage de certains mots talismaniques — à commencer par celui, fondamental, de <em>litt</em><em>érature, </em>qui impose son exigence et brille un peu comme un feu follet destiné à perdre ceux qui se lancent à sa poursuite dans la nuit.</p> <p>Avec qui, avec quoi lutte une revue littéraire, au Québec, en 2013, dans ce champ de batailles des mots qui cherchent inlassablement leurs maîtres? Mon hypothèse est qu'elle lutte avec à peu près tout le monde, tous les champs, tous les milieux, ce qui lui confère un statut unique et incarne du même souffle son plus grand péril. La catégorie mitoyenne de la «revue culturelle», dont la revue littéraire est une enclave, se fonde peut-être ainsi sur le fantasme d'une double appartenance qui court toujours le risque, par voie de réversibilité, de se métamorphoser en angoisse d'un double exil.&nbsp;</p> <p>En effet, à droite, la revue culturelle est dorénavant bordée par la «revue savante», formule d'importation assez récente au Québec lorsqu'il s'agit de littérature et dont les implications sont considérables. Alors que les revues avaient longtemps existé ici sans complément, comme s'il allait de soi qu'elles étaient des auberges espagnoles où les penseurs de toute provenance venaient se rencontrer, l'invention de cette fracture entre le «&nbsp;savant&nbsp;» et le «&nbsp;culturel&nbsp;» eut pour effet de créer le double standard qui est encore le nôtre dans notre système de publication intellectuelle. Aux revues savantes, fondées sur l'évaluation anonyme par les pairs et le culte de la contribution décisive, reviendraient les articles sérieux ayant traversé un rite d'inclusion rigoureux, celui-ci devant tenir à l'écart du <em>country-club </em>scientifique les plébéiens sans métier, sans spécialisation et sans protocole. Aux revues culturelles reviendrait maintenant tout le reste: poèmes, nouvelles, notes de lecture impressionnistes, extraits de toute nature (romans, carnets, journaux intimes, etc.), et, perdu dans ce bazar, le genre de l'essai bref, qui allait être compromis de plus en plus par son appartenance à ce nouvel espace de publication, comme si cette chute dans le «culturel» devait aller de pair avec la dégradation de son statut cognitif. Il existe évidemment un <em>no man's land </em>assez considérable entre les pôles artificiels du «savant» et du «culturel», une faille dans laquelle il arrive que sombrent des textes inassignables, trop essayistiques pour les uns, trop académiques pour les autres.&nbsp; Mais en plus de conférer une plus-value scientifique aux articles qu'elle accueille en son sein, la frange de l'édition savante sert surtout à clarifier les conditions de ce que l'on pourrait appeler la <em>vie fiscale </em>universitaire au Québec. Un article publié à <em>É</em><em>tudes fran</em><em>çaises, Globe </em>ou <em>Voix et images </em>a passé le test des portiers invisibles et, en tant que tel, voit sa valeur augmenter d'avoir survécu aux Cerbères de la corporation; le même article publié à <em>Libert</em><em>é, L'inconv</em><em>énient, Spirale </em>ou <em>Contre-Jour </em>(quatre revues de généralistes)<em>, </em>puisqu'il ne passe pas par les mêmes circuits kafkaïens de juges sans noms, vaudra un peu moins, ou dans certains cas ne vaudra rien du tout, la pénombre du «culturel» suscitant des points de vue assez divers chez les universitaires, attitudes qui vont de la répulsion ouverte à l'enthousiasme pour les marges, en passant par la fréquentation occasionnelle, amusée, de ceux qui imitent l'empereur du conte des <em>Mille et une nuits </em>et se déguisent sous un pseudonyme pour fréquenter l'espace d'un texte les bas-quartiers des renégats. Jeunes thésards, nous ne comptions plus, au moment de fonder <em>Contre-Jour, </em>les avertissements bienveillants sur la valeur nulle de ce que nous écririons dans ces pages, même si ces conseils étaient habituellement prodigués avec l'espèce de crainte attendrie que l'on a pour ceux dont on pressent qu'ils vont perdre un peu trop de temps à confectionner des chapeaux en papier-mâché ou des minuscules navires de bois enfermés dans des bouteilles.</p> <p>Si la revue littéraire me semble donc bordée, à droite, par le spectre académique de l'édition savante, elle est battue, à gauche, par le ressac incessant de ce que l'on pourrait nommer, faute de mieux, une sorte de <em>dehors m</em><em>édiatique, </em>un océan écumeux d'énoncés et de discours dans lequel se mêlent sans pour autant se confondre plusieurs approches de la chose littéraire : articles de journaux, de magazines (où, comme dans <em>Bouvard et P</em><em>é</em><em>cuchet, </em>la littérature est un intermède entre la fabrique de conserve et le jardinage), émissions de radio — ou de télévision —, communiqués de presse, clubs de lecture, conférences publiques, sans oublier quelques centaines, voire milliers de <em>tweets </em>qui peuvent désormais gazouiller au sujet du littéraire comme s'en emparer au sein de nouvelles pratiques. Selon une expression de Paul Valéry, cette mer est sous la gouverne de l' «empire du Nombre», lequel, en sa qualité d'étalon absolu, fixe les obsessions fugaces comme il redistribue les valeurs en dehors du système d'autorégulation fixé par l'institution universitaire. Si l'on veut filer la métaphore économique jusqu'au bout, on pourrait affirmer que l’«empire du Nombre» rassemble les deux faces d'une même monnaie:&nbsp; il comprend <em>à la fois </em>la logique capitaliste du marché, où les chiffres de vente ou d'auditoire font foi de tout lorsqu'il s'agit d'assigner une valeur, et <em>à la fois </em>ce qui voudrait être une forme de résistance à cette première logique, soit les explosions aléatoires, imprévisibles de <em>buzz </em>où la gratuité apparente des contenus ne masque pas, tout de même, que le compteur continue de faire la loi dans l'accession à l'existence publique. Or, de quelque côté qu'on la prenne, la revue littéraire est un mauvais vassal de l’«empire du Nombre»: ses abonnés forment souvent une diaspora archipelaire, disséminée entre les villes et parfois les pays; ses ventes en librairie laissent de petites ridules sans conséquence sur les livres de compte, sauf dans le cas où, par accident ou par flair, certains numéros deviennent des succès de devanture; et la relation traditionnelle que la revue littéraire entretient avec la presse en est une de séduction contrariée et parfois profondément paradoxale, dans la mesure où il n'est pas rare, aujourd'hui, que la revue incarne une variante du cinquième pouvoir<em>, </em>soit le pouvoir ironique de ceux qui surveillent les journalistes du quatrième pouvoir, eux-mêmes chargés, en théorie, et en régime démocratique, de surveiller la cohorte des puissants de ce monde. Malgré les percées médiatiques qui peuvent auréoler un bref instant tel numéro ou tel autre, il ne serait pas trop brutal d'affirmer que les acteurs de revue incarnent pour l’«empire du Nombre», et selon une expression savoureuse de Pessoa, des «inspecteurs solennels des choses futiles» — ce qui, à tout prendre, vaut toujours mieux que d'agir en tant qu'inspecteur futile des choses solennelles, comme le font tant de chroniqueurs culturels.</p> <p>Situé entre deux espaces qui la rejettent souvent comme un corps étranger, trop légère pour une université qui en récuse souvent le manque de sérieux, trop sérieuse pour l’«empire du Nombre» qui en refuse le manque de légèreté, la revue littéraire joue donc son va-tout, perpétuellement, dans une condition intercalaire qui ne va pas, qui ne pourra jamais aller de soi. Dans le meilleur des cas, lorsque cet intervalle favorise un espèce de passeport de double citoyenneté, la revue littéraire peut devenir le lieu d'un <em>vacuum </em>qui attire à parts égales les universitaires renégats et les amateurs éclairés, en somme les lecteurs qui, au-delà de leur spécialisation ou de leur dilettantisme, approchent la littérature comme des «<em>common readers</em>»<em>, </em>selon l'expression utilisée naguère par Virginia Woolf. Dans le pire des cas, lorsque cette condition de l'entre-deux entraîne plutôt un statut de sans-papiers, la revue littéraire peut subir le sort d'un double exil et devenir une espèce de <em>zone franche </em>désertée, où l'on retrouve des versions dégradées de tout ce qui existe dans les deux contrées limitrophes, soit des textes qui n'ont pas le standing intellectuel des productions universitaires et qui n'ont pas davantage l'attrait, la facilité, la séduisante frivolité des capsules instantanées qu'on nous donne à consommer sous forme d'anesthésiants culturels.</p> <p>La question pour Humpty Dumpty fut toujours celle-ci: combien de temps peut-il osciller sur le mur avant qu'il ne tombe d'un côté ou de l'autre? La réponse, appliquée aux revues, est que moyennant la dextérité suffisante pour garder la pose — comme on dit en musique: garder la note —, on peut rester là-haut et tenir son rang tant que le mur lui-même ne s'est pas effondré. Autrement dit, pour le reformuler dans les termes de notre problème, tant que les espaces qui confèrent son sens à la frontière sont suffisamment stables pour qu'il y ait un mur au point de leur rencontre — qui est aussi le lieu de leur démarcation. En ce sens, les mutations profondes qui affectent actuellement de concert le milieu de l'université et celui du grand dehors laissent croire que des lézardes se font jour partout dans la structure, comme si le mur était broyé sous l'action lourde, lente et silencieuse de deux plaques tectoniques qui font pression l'une sur l’autre.&nbsp; Aujourd'hui, et déjà beaucoup plus qu’il y a une dizaine d'années où fonder une revue nous semblait encore relever de l'évidence, le pari est pascalien et rien ne saurait en garantir l'issue. Mais il repose, avec l'opiniâtreté des derniers recours, sur le fantasme presque indépassable, sinon d'un «<em>common reader</em>» — il est probable que cette créature ne soit bientôt visible qu'à travers les cages de verre des archives —, du moins de lecteurs qui soient les frères et soeurs inconnus d'une communauté qui n'existe pas encore et dont on a le fol espoir que quelques pages pourront contribuer à la faire advenir. «<em>When I choose a word, it means just what I choose it to mean</em>»<em>, </em>affirmait Humpty Dumpty.&nbsp; Certes, on peut lire dans cette phrase la démence solipsiste de qui maîtrise le langage à un point tel de surdité et de chaos que ce langage n'en est plus un. Mais on peut aussi, par sympathie avec cette coquille blanche de linguiste qui palabre sur son muret, s'unir complètement avec ce qui, dans cette déclaration, reflète la folie des purs commencements — comme si tous les mots étaient vierges et éclaireraient bientôt un monde nouveau —, cette folie de nomination inouïe sans laquelle je suppose qu'aucune revue n'aurait jamais vu le jour. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</p> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</p> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; &nbsp; &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</p> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; &nbsp;</p> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</p> Communauté littéraire Critique littéraire Industrie littéraire Institution littéraire Québec Revue Sat, 18 Oct 2014 15:50:27 +0000 Jean-François Bourgeault 874 at http://salondouble.contemporain.info Entretien avec Mathieu Arsenault http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-mathieu-arsenault <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/salon-double">Salon double</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/arsenault-mathieu">Arsenault, Mathieu</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> L’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <div class="rtecenter"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/Antichambre/boitier-face.jpg" /></div> <p>Il remet des trophées à des œuvres actuelles qu’il juge marquantes, des prix prestigieux qui font bien des jaloux tel le fameux <em>Bouillon de poulet pour fuck all</em> qui a été décerné cette année à Simon Paquet pour son roman <em>Une vie inutile</em>. Visiblement animé par le désir de participer à l’élaboration d’une communauté littéraire active et vivante qui ne se résumerait pas à la circulation de livres, Mathieu Arsenault est un acteur important des soirées de poésie et de divers événements littéraires qui ont lieu à Montréal. Ses livres sont porteurs d’une liberté langagière et intellectuelle que peu d’auteurs se permettent aujourd’hui, malmenant aussi bien la syntaxe que les idées reçues. Son premier livre de fiction, <em>Album de finissants</em> (2004), propose une série de fragments polyphoniques posant un regard sagace sur l’école, qui apparaît être bien davantage une «fabrique de gens compétents pour la vie professionnelle» qu’un lieu de formation de citoyens lucides et libres-penseurs. Son livre <em>Vu d’ici</em> (2008) poursuit l’exploration des différents flux idéologiques qui parcourent l’esprit de nos contemporains, s’attardant cette fois à la culture populaire, notamment au pouvoir hypnotique de la télévision et des désirs serviles que celle-ci véhicule, induisant l’inertie crasse des sujets dépolitisés. Mathieu Arsenault a aussi publié un essai, <em>Le lyrisme à l’époque de son retour</em> (2007), où il analyse la dialectique de l’innovation et de la tradition qui traverse la production contemporaine en prenant pour exemple la question de la résurgence du lyrisme. Ce livre, qu’il qualifie lui-même d’autothéorie, ou encore d’autobiographie théorique, parvient à joindre avec finesse des questions théoriques à l’expérience concrète que nous avons de la littérature aujourd’hui. Et c’est ultimement la question de la possibilité d’une communauté littéraire qui surgit de sa réflexion&nbsp;: «Quand je me pose la question de la possibilité de dire ‘je’ aujourd’hui, c’est une communauté que je cherche, la possibilité de créer des communautés dans un système historiquement répressif.» Mathieu Arsenault collabore également de façon régulière à la revue <em>Spirale</em>, en plus d’être l’un des membres fondateurs du magazine <em>OVNI</em>. Depuis 2008, il propose ses réflexions sur la culture populaire actuelle dans son blogue <a href="http://doctorak-go.blogspot.com/"><em>Doctorak, GO!</em></a>. Il passe aujourd’hui au Salon pour nous entretenir de l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle, un projet qu’il a mis en branle en 2009.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> À Salon double, nous cherchons des façons de mettre en valeur et de commenter la littérature contemporaine. Nous sommes intéressés par ta série de «15 publications intéressantes 2010 selon l'Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle», publiée sur ton blogue&nbsp;<a href="http://doctorak-go.blogspot.com/"><em>Doctorak, GO!</em></a>, parce que tu y valorises aussi, à ta façon, des œuvres québécoises qui ont été plus ou moins ignorées en 2010. Alors que les critiques des médias&nbsp;<em>mainstream</em>&nbsp;collectionnent tous les mêmes cartes d’écrivains au style de jeu plus ou moins convenu, tu sembles avoir un penchant pour les jeunes recrues qui tentent d’imposer de nouvelles manières de concevoir la joute littéraire. La liste d’œuvres que tu proposes, plutôt éclectique, montre bien qu’il existe une relève. On y retrouve des romans, de la poésie, de la bande dessinée, des textes inclassables, des textes publiés en fanzines... Selon quels critères avez-vous constitué cette liste? Désiriez-vous mettre en lumière des mouvements ou des tendances particulières dans la littérature québécoise contemporaine?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> Le projet de l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle est de prendre le contrepied de l’image médiatique de la littérature québécoise actuelle, qui construit un programme finalement assez réducteur dans ses propositions esthétiques: du roman, du roman, du roman, avec «du souffle», de la «maîtrise» et, assez souvent, une retenue, un art de la concision. Mais ce programme est assurément moins dommageable que le public qu’il associe à la littérature. Car ce public est en déclin, il vieillit sans se renouveler et s’accroche à une idée du littéraire qui lui appartient, mais qui ne se renouvelle pas nécessairement. Quand on parle de relève dans les médias, c’est d’ordinaire à ceci qu’on fait référence: l’espoir que survive ce rapport à la littérature et les pratiques qui lui sont associées. Mais cette idée de la relève n’incarne qu’une forme parmi d’autres de rapport à la tradition littéraire. Pour cette raison, ce à quoi nous travaillons, ce n’est pas à identifier des tendances émergentes en littérature québécoise. Notre projet serait plutôt d’inventer un public, de trouver à quoi ressemble le désir de notre époque pour la chose littéraire. Le public que nous cherchons ne ressemble pas à celui plein de révérence des années 80, ni à celui presque inexistant des années 90. Les littéraires d’aujourd’hui sont plus éclectiques dans leurs goûts. Ils sont peut-être détachés d’une manière salutaire de l’industrie du livre, du système des rentrées littéraires et de la promotion médiatique. Même si ce ne sont pas toujours des livres, ils lisent globalement plus, sans discrimination.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Votre projet vient en effet combler un vide dans l’espace littéraire québécois. Il répond à un désir de renouveau de l’espace littéraire qui semble partagé par plusieurs. Pourrais-tu nous parler de la façon dont il a vu le jour? Comment fonctionne l’attribution des prix de l’Académie? As-tu établi des critères précis pour la sélection des œuvres récompensées?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> J’ai fondé l’Académie à l’hiver 2009 lors d’<a href="http://doctorak-go.blogspot.com/2009/01/les-prix-de-lacademie-de-la-vie.html">une note</a> au ton humoristique sur <a href="http://doctorak-go.blogspot.com"><em>Doctorak, GO!</em></a> Lucide et amusé, je voulais illustrer ma conviction que mon travail n’était pas trop fait pour remporter des prix en faisant croire en blague que même si je fondais une académie, les honneurs finiraient par m’échapper. J’avais établi une liste de livres de récipiendaires faite de livres que j’avais lus dans l’année et que j’avais trouvés curieux ou intéressants. Cette note a été très populaire, pas parce qu’elle était drôle ou particulièrement bien tournée, mais parce qu’on y mentionnait des livres qui n’apparaissaient nulle part ailleurs sur le Web, sinon sur le site de leurs éditeurs. Et, qui plus est, certains auteurs ont été très flattés que je leur remette un prix, même si c’était sans prétention. L’année suivante, j’ai voulu pousser l’exercice plus loin en organisant un gala. Catherine Cormier-Larose, organisatrice de lectures hors pair, est alors entrée au «comité», et nous avons décidé ensemble des prix à remettre. Grâce à elle, le gala a pris la forme d’une soirée de lecture originale un peu trash et faussement officielle, dans l’esprit de la liste des prix. L’Académie a pris avec elle une direction plus convaincante, elle lit beaucoup et possède un excellent jugement. Pour l’édition de cette année, Vickie Gendreau s’est jointe à son tour au comité, car elle confectionne les trophées. Ces trophées prennent le contrepied des statuettes de gala&nbsp;: ils sont uniques, chacun illustrant une image, une scène ou une phrase tirée du livre primé.<br /><br /> Ce que j’aime de ce projet, c’est que nous essayons de maintenir délibérément le flottement entre la parodie d’académie et l’institution sérieuse. Si nous essayons de garder le côté mordant des prix, nous effectuons maintenant la sélection avec plus de sérieux qu’au début, car d’une part, nous sentons un réel engouement de la communauté littéraire pour notre entreprise et d’autre part, on y voit également l’occasion de donner une représentation des différentes potentialités de forme et de contenus littéraires propres à notre époque.<br /><br /> Le choix des textes se fait&nbsp;en comité. On y discute non seulement de ce qu’on a lu mais aussi des livres dont on a entendu parler et que nous nous promettons de lire. Il arrive souvent que nous nous emportions à cause de véritables injustices, des livres extraordinaires qui n’auront de visibilité nulle part. Et ce n'est même pas une question d’injustice à l’égard de leur auteur, c'est une injustice à l’égard de notre époque. Beaucoup de prix travaillent à la perpétuation d’une image conventionnelle de la littérature, à entretenir une sorte de synthèse la plus réussie de formes du roman ou de la poésie qui datent au mieux d’une quinzaine d’années. De notre côté, on aime mieux les livres un peu chambranlants qui pointent vers les potentialités de notre époque. Tu sais, tu lis un texte et tu te dis&nbsp;que c'est étrange de ne pas retrouver plus souvent cette forme, ce langage, ce sujet tellement il appartient à l’expérience de notre époque?<br /><br /> Par ailleurs, le nom ridiculement long d’«Académie de la vie littéraire au tournant du vingt et unième siècle» est ironiquement sentencieux, mais il reflète aussi ce désir de répondre à la nécessité qu’il existe une communauté littéraire vivante, que les auteurs se rencontrent, prennent la mesure de la diversité et comprennent qu’ils ne sont pas seuls dans leur volonté de s’inscrire dans leur époque. Nous sommes fatigués de ces auteurs qui s’imaginent avoir inventé la roue faute d’avoir convenablement lu leurs contemporains.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Il est intéressant que tu retournes la question des tendances émergentes en insistant sur «le désir de notre époque pour la chose littéraire.»&nbsp; Les œuvres qui ont été sélectionnées par l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle témoignent certes d’une belle diversité, mais on y trouve tout de même des textes qui se revendiquent en tant que roman. Pensons par exemple à <em>Une vie inutile</em> de Simon Paquet, ou encore à <em>Épique</em> de William S. Messier. Depuis la mise en ligne de Salon double, nous avons accueilli des lectures critiques portant essentiellement sur le roman, alors que l’essai, la nouvelle et la poésie sont largement sous représentés. Cela porte à croire que nos contemporains, du moins ceux qui gravitent autour du monde académique, s’intéressent toujours au roman et y voient une pratique importante qui mérite l’attention. Pourrais-tu expliquer davantage ta pensée sur l’écriture romanesque? Pourquoi les romans de Simon Paquet et de William S. Messier sont-ils de bons textes à tes yeux?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> Nous n'avons a priori rien contre le roman. Le 20e siècle a donné des romans fascinants de Proust à Don DeLillo, des expériences d'écriture qui ont véritablement pris la mesure de ce dont était capable la forme romanesque. Mais cette volonté de travailler cette forme est peu suscitée aujourd'hui. Les médias, les librairies et le grand public n’ont qu’un intérêt très marginal pour ce travail, ce qui pousse les romanciers à chercher la maîtrise et la retenue dans le style comme dans la structure. Cela dit, des textes comme ceux de Simon Paquet et William S. Messier trouvent un usage, une justification au roman. Le roman de Paquet essaie de donner une structure à un florilège de mots d'esprit absurdes et désespérés, et celui de Messier prend le prétexte du roman pour inscrire la tradition du conte traditionnel dans le réalisme d'un quotidien contemporain. Les romanciers qui nous intéressent se posent des questions, assez indépendamment finalement des critères de maîtrise et de l'actualité de leur sujet. Il importe peu qu'un roman soit mal ficelé, qu'il finisse en queue de poisson, qu'il soit trop long ou surchargé s'il recèle un dispositif esthétique cohérent.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Pour désigner cette communauté qui se constitue autour de la&nbsp;littérature, tu parles d'un public plutôt que de lecteurs. Le choix&nbsp;paraît mûrement réfléchi. Il suggère le rassemblement et l'événementiel. Si la vie littéraire est partagée par ce public, leur&nbsp;relation à la littérature déborderait donc d'une relation strictement livresque. Les rassemblements littéraires que l'on connaît&nbsp;aujourd'hui sous le nom de Salon du livre sont en réalité des foires&nbsp;commerciales où l'objet-livre prend complètement le dessus sur la&nbsp;littérature. Pour l'Académie de la vie littéraire au tournant du 21e&nbsp;siècle, y a-t-il une littérature hors du livre, hors du marché du&nbsp;livre? Qui constituerait ce public à inventer?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span>&nbsp;&nbsp;«Une littérature hors du livre». La formule est intéressante, à une époque où, justement, le livre est en phase de dématérialisation. Et en effet, les textes littérairement intéressants ne sont pas toujours confinés au livre. La littérature à venir se prépare peut-être dans le fanzine, dans la lecture publique, dans la note de blogue. C'est-à-dire que les oeuvres à venir ne seront peut-être pas des fanzines et des blogues, mais elles seront imprégnées de toutes les expérimentations qu'ils auront permises.&nbsp;Cette année, nous avons surtout donné des prix à des livres publiés, mais j'aimerais bien qu’on puisse remettre bientôt des prix pour des personnages inventés sur Facebook ou Twitter.&nbsp; J’aimerais aussi amener au-devant de la scène toute cette culture d’essais plus lyriques au ton vraiment dynamique que la pratique du blogue est en train de développer.<br /><br /> Mais cela dit, la distinction entre public et lecteurs excède aussi la question du format de l'imprimé. Parler de lecteurs et de lectorat revient à parler encore depuis cette configuration de la littérature comme production culturelle. La configuration que nous cherchons est plus proche d'une communauté, et je pense que nous ne sommes pas les seuls à chercher cela. Tout le monde appelle, recherche des communautés littéraires. Elles passent par le livre, oui, mais elles passent aussi par leur circulation, par le discours, par la critique et le commentaire. C'était un peu le projet derrière les cartes critiques d'auteurs que nous avons imprimées: faire circuler des auteurs par le biais des cartes qu'on pourrait garder dans sa poche, avec une photo devant et une critique derrière.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Tu laisses entendre que l’avenir de la littérature passe peut-être par les différentes marges de la production imprimée et contrôlée par le monde de l’édition traditionnelle, que ce soit par les blogues ou par les fanzines. Nous accordons aussi beaucoup d’importance aux blogues à Salon double et nous avons ajouté cette année sur notre site une section qui recense les billets de nos collaborateurs. Il se dégage de ces pratiques une cohérence qui nous apparaît forte, par exemple par le travail plus ou moins important de l’oralité, ou encore par une volonté de mise à distance du supposé nombrilisme des blogueurs, à propos desquels on affirme souvent qu’ils sont l’incarnation du narcissisme de notre époque. Ces blogues possèdent un lectorat important, peut-être même plus important que celui des livres qui se trouvent sur les tablettes de nos librairies. Pour certains, le statut des blogues pose tout de même problème. Pour assurer la pérennité de ces écritures, il faudrait, dit-on, que le monde de l’édition intervienne d’une façon ou d’une autre. Les Éditions Leméac ont tenté d’imprimer certains blogues, mais ceux-ci ont rapidement décidé de mettre fin à cette collection. Alors que nous observons une littérature Web en pleine effervescence, le directeur de cette maison d’édition, Jean Barbe, y voit plutôt une perte de temps : «Les blogues ont leurs limites, disait-il en 2009, et c’est beaucoup d’énergie créatrice qui n’est pas consacrée à la littérature<strong><a href="#note1a">[1]</a><a name="note1aa"></a>.</strong>» Cette réaction montre bien le fossé qui sépare la culture de l’imprimé et la culture numérique, une forme de culture légitime et une culture qu’on pourrait qualifier de sauvage. Es-tu d’avis qu’un système d’édition et de légitimation est nécessaire sur le Web? N’y a-t-il pas là un danger de dénaturer ces écritures?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> En effet, le réseau de l’imprimé n’a jusqu’ici considéré que très timidement la scène littéraire du blogue. Mais je ne sais pas s’il faut en imputer la faute aux résistances des éditeurs traditionnels, car le passage de l’entrée de blogue au livre est plus difficile qu’il n’y paraît. Cette entrée qui paraissait infiniment spirituelle, pertinente et vivifiante dans un flux RSS peut étonnamment paraître bête, rien de plus qu’amusante et relever de la redite une fois imprimée. Il faut aussi considérer comment la forme du blogue a évolué rapidement et en marge de plusieurs manières d’écrire qui n’ont pas immédiatement rapport avec le littéraire, comme le journal intime ou le commentaire d’actualité, en plus de développer sa propre forme qui ne pourrait plus aujourd'hui faire l’économie des hyperliens, des vidéos et des images qu’elle intègre. Par exemple, une des grandes libérations que la rédaction de blogue a pu faire subir à ma manière d’écrire vient directement de l’hyperlien. Si je veux faire un rapprochement entre la philosophie de Blanchot et le forum d’image de <a href="http://www.4chan.org/"><em>4chan</em></a>, je dois évoquer les concepts de mèmes, de trollage, mentionner certaines polémiques et certains événements qui d’ordinaire échappent, mais alors complètement, aux littéraires à qui je m’adresse. Si je devais ouvrir une parenthèse explicative pour chacun de ces éléments, le rythme de mon essai se trouverait ralenti et me pousserait subrepticement vers une forme de dissertation sans doute «cool» mais scolaire. L’hyperlien permet de redonner une sorte de fierté et d’ouverture à l’essai qui s’adresse au public indépendamment de l’étendue de ses connaissances. Comme si le texte lui disait&nbsp;: «je ne vulgariserai pas parce que je sais que tu prendras les moyens de suivre le propos si le sujet t’intéresse». L’hyperlien trouve d’autres usages ailleurs, cela peut être vrai aussi pour l’intégration des images et de la vidéo ou encore le système de commentaires.<br /><br /> C'est la raison pour laquelle les seuls blogues imprimables présentement sont ceux qui font le moins usage des spécificités techniques du blogue comme les essais en bloc de Catherine Mavrikakis ou les <a href="http://www.mereindigne.com/"><em>Chroniques d'une mère indigne</em></a> et d’<a href="http://taxidenuit.blogspot.com/"><em>Un taxi la nuit</em></a>. On ne mesure pas encore pour cette raison les substantielles innovations de style et de rythme qui apparaissent en marge du réseau littéraire reconnu qu’aucune forme imprimée ne saurait encore contenir aisément. Il faut encore savoir bricoler son chemin vers le roman, la poésie et l’essai pour les faire passer à l’écrit en plus de combattre les réticences des comités éditoriaux traditionnels à qui manquent les références pour saisir la pertinence de cette manière d’écrire pour notre époque.<br /><br /> Mais les expérimentations textuelles hors des formes conventionnelles ne se sont pas non plus arrêtées au blogue. Beaucoup de blogueurs ont depuis quelque temps déserté la scène pour Facebook ou Twitter où s’intensifie la proximité du texte avec l’immédiateté des communications. Les créations littéraires faites à partir de Facebook (la création de personnages qui interagissent avec le public par exemple) sont d’une nature si différentes qu’il est pour le moment difficile de savoir si un archivage et une recontextualisation de leur expérience esthétique sont possibles. Je veux dire&nbsp;par là que certaines expériences d’écriture sur Facebook ont indéniablement des caractéristiques littéraires, mais pas celle de la durée dans le temps. Si les blogues étaient déjà limite en ce qui concerne leur publication, ces nouvelles expérimentations s’éloignent encore plus de tout ce que représente le livre. Ma conception du littéraire est aussi mise à l’épreuve devant les poussées du numérique!<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Avant de terminer cet entretien, nous aimerions parler un peu d’un prix spécial que vous avez remis cette année au recueil posthume de Geneviève Desrosiers : <a href="http://www.oiedecravan.com/cat/catalogue.php?v=t&amp;id=16&amp;lang=fr"><em>Nombreux seront nos ennemis</em></a>. Publié une première fois en 1999&nbsp;par l'Oie de Cravan, il a été réédité en 2006 par le même éditeur. La poésie de Desrosiers se démarque par sa force mélancolique et par son absence de compromis. Comment lis-tu le vers «Tu verras comme nous serons heureux» répété à plusieurs reprises dans le poème «Nous»? Dans le texte de présentation du prix, on note «l'humour ironique» très présent dans le recueil, mais pourrait-on aussi lire derrière cette ironie une trace d'espoir?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault </strong><strong>—</strong></span> Qu’est-ce que l’ironie? Dans notre compréhension ordinaire, l’ironie apparaît presque indissociable du sarcasme et du cynisme parce que nous considérons comme un signe d’agression la rupture qu’elle instaure dans la communication. Mais il m’apparaît que le sens de l’ironie est en train de changer présentement. Quand la distinction entre la communication publique et la communication privée s’amenuise, et quand le moralisme exacerbé du grand public fait en sorte de rendre suspects les énoncés qui s’éloignent des formules creuses et dominantes, l’ironie apparaît comme un espace intime aménagé dans l’aire ouverte des échanges quotidiens, un espace où l’intention et le sens n’apparaissent qu’à ceux qui connaissent intimement les modulations du ton et de la pensée de l’interlocuteur ironique. Comme posture langagière, l’ironie est d’une immense importance, et seule la poésie me semble à même de la mettre convenablement en scène comme expérience. La poésie de Geneviève Desrosiers me semble annoncer cette période où le poème ne requiert plus l’adhésion de son lecteur ni par un «nous» national ou humaniste, ni par une expérience subjective si singulière qu’elle se refuse à la communication. <a href="http://www.lequartanier.com/catalogue/occidentales.htm"><em>Les occidentales</em></a> de Maggie Roussel m’apparaît être un accomplissement de cette posture propre à notre époque.<br /><br /> Faire apparaître ce genre de filiation est une des choses qui me tient le plus à cœur dans le projet de l’Académie de la vie littéraire. Nous ne voudrions pas devenir une tribune de plus pour la diffusion des publications courantes. Car l’actualité littéraire est aussi constituée de ces œuvres qui reviennent d’on ne sait trop où et dont on découvre la pertinence à la lumière de ce qui s’écrit aujourd'hui, de l’évolution de la sensibilité et des manières de lire. Par exemple, l’année dernière, nous donnions le prix à <em>On n’est pas des trous de cul</em> de Marie Letellier, une ethnographie de la misère urbaine fascinante surtout pour les retranscriptions d’entrevues que le livre contient. Ce livre n’a jamais été réédité et nous lui avons donné un prix parce que j’en ai entendu parler de manière passionnée à plusieurs reprises dans des circonstances différentes. Ce n’est que tout récemment que m’est apparue une esquisse d’interprétation à cet engouement: le déclin de l’intérêt pour la lecture de fiction québécoise me semble en train d’ouvrir le champ au documentaire écrit, sous la forme de l’autobiographie, de l’essai lyrique ou, comme dans le cas du livre de Letellier, au document qui présente une réalité crue dans une langue brute. Ces œuvres à la redécouverte discrète mais intense trouvent difficilement leur espace. Souvent, elles n’ont pas le raffinement esthétique qui leur permettrait d’apparaître sur la scène de la recherche universitaire. Elles n’ont peut-être pas non plus un potentiel commercial qui justifierait leur réédition ou leur remise en circulation dans l’espace médiatique.<br /><br /> Ce qui est amusant avec un projet comme l’Académie, c'est de chercher à faire plus que la célébration et la diffusion de la production annuelle. Nous construisons un récit sur le thème de la sensibilité littéraire de notre époque.<br /> <a href="#note1aa"><br /> </a></p> <hr /> <p><a href="#note1aa"><br /> </a> <strong><a href="#note1aa">1</a>. </strong>Cité dans Annick Duchatel, «C’est écrit dans la blogosphère», <em>Entre les lignes : le plaisir de lire au Québec</em>, vol. 6, no 1 (2009), p. 20.<br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-mathieu-arsenault#comments Blogue littéraire Communauté littéraire Contre-culture Critique littéraire Cyberespace DESROSIERS, Geneviève Dialogue médiatique Engagement Événement Fiction Hypermédia Ironie Journaux et carnets LALONDE, Pierre-Léon LETELLIER, Marie Média MESSIER, William S. Québec Réalisme Résistance culturelle ROUSSEL, Maggie Style Entretiens Bande dessinée Écrits théoriques Essai(s) Poésie Récit(s) Roman Tue, 31 May 2011 02:40:51 +0000 Salon double 347 at http://salondouble.contemporain.info