Salon double - Espace culturel http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/878/0 fr Un mythe canadien? http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-mythe-canadien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/du-bon-usage-des-etoiles">Du bon usage des étoiles </a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">La maison d’édition de Québec Alto se distingue notamment grâce à la publication de traductions d’œuvres canadiennes anglaises. Dominique Fortier, auteure de trois romans et traductrice de six titres canadiens pour la jeune maison d’édition, se trouve au cœur de ce dialogue entrepris entre les deux cultures du Canada. Son premier roman, <em>Du bon usage des étoiles</em> (2009), finaliste pour de nombreuses distinctions (Prix littéraire du Gouverneur Général, Prix des libraires du Québec, Grand prix littéraire Archambault, Prix Senghor du premier roman) et bientôt adapté au cinéma par Jean-Marc Vallée, nous montre un autre versant des échanges culturels qui se développent entre les cultures québécoise et canadienne: celui de l’imaginaire.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><em>Du bon usage des étoiles</em> relate le périple historique des navires <em>Erebus</em> et <em>Terror</em> dans l’océan Arctique à partir de l’été 1845 selon les perspectives parallèles des marins se dirigeant vers leur mort et de leurs flammes demeurées en Angleterre, liant la trame épique à une intrigue amoureuse. L’expédition, commandée par l’explorateur de renom Sir John Franklin et son second Francis Crozier, reste prisonnière des glaces. Les quelque 130 membres de l’équipage périssent dans des conditions terribles. Cette exploration avortée du «passage du Nord-Ouest», pratiquement inconnue au Québec, constitue un sujet de fascination ailleurs au Canada, où la chanson folklorique «Northwest Passage» de Stan Rogers a contribué à immortaliser l’équipée dans l’imaginaire collectif. Des auteurs de renom tels que Margaret Atwood, avec la nouvelle «Age of Lead» parue dans <em>Wilderness Tips</em> (1991), Mordecai Richler, avec <em>Solomon Gursky was Here</em> (1989), ou plus récemment Elizabeth Hay, avec <em>Late Nights on Air </em>(2007) se sont inspiré de l’épopée britannique. Atwood, dans <em>Strange Things: the Malevolent North in Canadian Literature </em>(1995), l’associe même à une sorte de mythe fondateur destiné à entrer dans le folklore afin d’être ressassé par chaque génération. En ce sens, le choix de Fortier d’«importer» au Québec un tel récit pourrait s’apparenter à un transfert culturel continental <strong><a href="#1">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong>. Il s’agirait, dans ces circonstances, non pas seulement d’habiter, par les artifices de la fiction, un événement marquant de l’Histoire impériale britannique et du Canada, mais surtout de s’approprier un mythe fondateur d’une collectivité américaine et de l’enrichir d’une nouvelle sensibilité.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Mythe américain</strong></span><br />À première vue, cette épopée s’inscrit pleinement dans ce qu’il est convenu de nommer le «mythe américain». Jean Morency (1994) indique que &nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />le mythe américain raconterait bientôt comment les hommes, aux temps héroïques de l’exploration du continent, c’est-à-dire aux temps primordiaux –[…]– se sont arrachés à un monde caractérisé par la stabilité, ou imaginé en tant que tel, pour s’enfoncer dans l’espace américain, à la recherche d’un éden [sic] ou d’une utopie, pour s’y retrouver face à face avec&nbsp; l’Indien, et en revenir finalement transformés (12).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />L’organisation narrative du mythe «qui met en place des réseaux d’oppositions traduisant une hésitation de nature ontologique et débouchant sur l’expression d’une nouvelle réalité» (Morency, 2007: 354) s’inspire directement du «parcours initiatique» qu’ont décrit notamment les anthropologues Claude Lévi-Strauss et Mircea Eliade. Parmi les oppositions les plus emblématiques de ce schéma mythique qui définirait l’américanité, notons par exemple le Nomade contre le Sédentaire, l’Indien contre le Blanc, la Liberté contre l’Ordre, la Civilisation contre la Sauvagerie, etc. Les personnages de <em>Du bon usage des étoiles</em> semblent d’ailleurs pleinement imprégnés de cet imaginaire lorsqu’ils veulent motiver leur entreprise. Ainsi, Franklin part «à la conquête du <em>mythique</em> passage du Nord-Ouest, toujours pour la plus grande gloire de l’empire» (13, je souligne). On raconte même qu’il s’agirait de «la découverte du siècle, qui n’a peut-être d’égale dans l’histoire que la découverte de l’Amérique» (143). Crozier, dans son journal, traite quant à lui avec un vocabulaire biblique de son exaltation de «baptiser le territoire» de ce «nouvel Éden»: «Avant nous, le paysage grandiose fait de glace et de ciel n’existait pas; nous le tirions du néant où il ne retournera jamais, car désormais il a un nom. […] Il a rejoint le domaine toujours grandissant de ce qui est nôtre sur cette Terre» (43).</p> <p style="text-align: justify;"><br />Lorsque l’équipage rencontre une famille d’Esquimaux, la narration insiste également sur la dimension mythique de ce «premier contact»: «On jurerait qu’ils ont découvert quelque créature mythique, une baleine blanche, une licorne qu’ils ne connaissaient que par les livres, et que cette rencontre les fait, eux, entrer dans la légende» (119). Le clin d’œil (tout à fait anachronique) à <em>Moby Dick</em>, le chef-d’œuvre de Melville paru en 1851 que Morency considère comme emblématique de l’américanité, rattache clairement <em>Du bon usage des étoiles</em> à cette matière mythologique. Attrait de la nouveauté, contact bouleversant avec l’Indien (qui engage moult débats au sein de l’équipage entre les partisans du «mythe du Bon Sauvage» et ceux du «primitif» proche de la bête), quête de domestication de la Nature par la Main civilisatrice: à première vue, la perspective que Fortier donne à l’expédition de Franklin se rattache à l’appréhension euphorique du mythe.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Revoir les stéréotypes de l’américanité</strong></span><br />Pourtant, malgré l’impression d’une mission divine, le recours à la forme narrative du journal de bord permet à Fortier de dévoiler les motivations toutes personnelles du second capitaine, Crozier, qui ne satisfont pas nécessairement au portrait du «héros civilisateur» à qui on pourrait l’associer. Indiquant qu’il quitte à regret la jeune Sophia qui refuse ses avances, il écrit: «Je ne pars plus vers quelque chose comme je l’ai fait tant de fois, le cœur battant, l’esprit enflammé à la pensée de découvrir une partie de notre monde que personne n’avait aperçue, je quitte quelque chose […]» (35). Au «voyageur dionysiaque» ou au héros civilisateur généralement associés au mythe américain se substitue donc un amant rejeté et nostalgique de celle qui serait «&nbsp;[s]a femme, [s]a maison et [s]on pays» (35).</p> <p style="text-align: justify;"><br />L’enlisement des navires dans les glaciers permet d’ailleurs de présenter la dimension tragique de l’épopée continentale, ce triomphe de la Nature contre la Conquête des Hommes qui s’assimile désormais à un quelconque crime d’<em>hubris</em>: «Venus en découvreurs arpenter une terre inconnue et sillonner des eaux légendaires, les hommes voient leur royaume réduit aux dimensions de deux navires de bois dont ils connaissent […] chaque centimètre carré» (254). Véritable voyage immobile, l’expédition s’avère un échec complet tant aux yeux de l’histoire collective que de celle, personnelle, de Crozier.</p> <p style="text-align: justify;"><br />D’ailleurs, <em>Du bon usage des étoiles</em> traite presque autant des voyageurs perdus dans l’Arctique que de l’épouse de Sir Franklin, lady Jane, demeurée en Angleterre. Si la tradition de l’américanité relègue souvent les femmes au rôle de «gardiennes du foyer», «victimes de ces départs», «avocates de la sédentarité» ou de «vestales chargées de garder le feu sacré» (Lemire, 2003: 108), lady Jane, qui prend sa nièce Sophia sous son aile, se présente volontiers comme une scientifique, une femme de culture qui, sous le couvert de ses activités d’aquarelliste, se permet de redessiner les cartes du Nouveau Monde. Celle qui épouse Franklin en raison de ses mœurs domestiques libérales recommande d’ailleurs à Sophia de tout simplement ne pas se marier (312). Ces éléments correspondent à une véritable mise à mal du voyageur, une sorte d’immense bémol sur l’aventure américaine où on réintègre désormais une sensibilité féminine.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une occasion ratée&nbsp;?</strong></span><br />Cependant, il m’est d’avis que la problématisation du mythe américain que propose Dominique Fortier demeure insuffisante parce qu’<em>elle se prend encore au sérieux</em>. Certes, Fortier, en épilogue, prend bien soin d’avertir que son texte ne constitue qu’une fiction dérivée de faits historiques. <em>Du bon usage des étoiles</em> est donc, fondamentalement, une fabulation, une réinvention libre de l’Histoire. L’occasion ratée de Fortier, selon moi, est précisément de ne pas avoir <em>joué</em> suffisamment avec elle. Pourtant, on connait de nos jours l’objectivité vacillante de l’Histoire, son asservissement au <em>récit</em>, le récit d’un sujet avec son propre biais, ses propres intentions pragmatiques. Si un «roman historique traditionnel» entend être jugé entre autres pour la part qu’il donne à son exactitude factuelle, un roman historique «postmoderne» s’affaire plutôt à scander avec des artifices ludiques la <em>fragilité</em>, voire l’<em>obsolescence</em> de ce savoir soi-disant objectif sur lequel les nations fondent leur unité grâce à divers mythes fondateurs. Or <em>Du bon usage des étoiles</em>, s’il ne prétend qu’à la fabulation en revendiquant ses libertés prises face à l’Histoire, ne va pas assez loin dans son travail de déconstruction. À mon avis, il manque à <em>Du bon usage des étoiles</em> un narrateur servant de médiateur entre l’Histoire et le roman. Ce personnage d’archiviste-ethnologue parcourant divers documents aurait d’ailleurs pu mieux justifier l’insertion dans le roman de textes hétéroclites&nbsp; tels un cantique biblique (21), un texte dramaturgique (91), un manuel d’instructions navales (39), un recueil de vers (116) ou un poème en prose (187-188), un traité de sciences appliquées (135-139), un l’herbier (223), une chanson (233), un menu et une recette (267 et 276) ou une partition musicale (304). Cette nature composite du texte, aussi intéressante puisse-t-elle sembler, m’apparaît plutôt comme une sorte de rendez-vous manqué avec le «grand roman américain» <strong><a href="#2">[2]</a><a id="2a" name="2a"></a></strong>. Tout au long du roman, le collage de textes scientifiques m’a semblé digressif, accessoire&nbsp;à une intrigue déjà ténue. En présence d’un narrateur-archiviste aux prises avec une documentation lacunaire afin de circonscrire le mythe historique, ces insertions auraient pu avoir du sens, car elles auraient pu être liées au cheminement ontologique de ce narrateur. Car c’est bien ce qui manque à <em>Du bon usage des étoiles</em>: pourquoi revit-on cette Histoire dont nous connaissons déjà la fin? Pourquoi devons-nous lire ces pages sur le magnétisme, cette recette de pouding qui nuisent à l’avancée de l’intrigue? Pourquoi ce délire encyclopédique s’il ne provient pas du plaisir de fabuler d’un sujet mégalomane désireux de défigurer un mythe national? <em>Du bon usage des étoiles</em>, il me semble, ne cultive pas une intrigue assez soutenue pour constituer un véritable roman historique «traditionnel» où on s’identifie aux émotions des personnages –les amours de Sophia sont traitées de manière très secondaire− mais ne questionne pas assez la conception de l’Histoire pour être un <em>jeu</em> tout postmoderne avec celle-ci. Pire, on voit, dans la scène du «premier contact» des Blancs avec les Esquimaux narrée à la fois par un narrateur hétérodiégétique, par Crozier dans son journal et par Franklin dans le sien (où il ne manque pas de s’interroger sur l’efficacité de sa plume et les modifications que son épouse apportera au récit pour l’embellir), que Fortier flirte avec cette envie de dévoiler la faillibilité du récit officiel, de carnavaliser un mythe national. L’ajout d’un narrateur-archiviste en tant que témoin mais aussi <em>créateur</em> d’une histoire à la fois personnelle et continentale aurait pu rendre mon expérience de lecture véritablement jouissive.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />MORENCY, Jean (1994), <em>Le mythe américain dans les fictions d’Amérique. De Washington Irving à Jacques Poulin</em>, Québec, Nuit Blanche éditeur.<br /><br />MORENCY, Jean (2007), «Les tribulations d’un mythe littéraire américain : l’odyssée continentale d’Évangéline, poème de Longfellow», dans BOUCHARD, Gérard et ANDRÈS, Bernard [dir.], <em>Mythes et sociétés des Amériques</em>, Montréal, Québec/Amérique (Essais et documents), p. 349-367.</p> <p style="text-align: justify;">NAREAU, Michel (2008), <em>Transferts culturels et sportifs continentaux. Fonctions du baseball dans les littératures des Amériques</em>, thèse de doctorat en études littéraires, Montréal, Université du Québec à Montréal.<br /><br />NAREAU, Michel (2007), «Les taches solaires de Jean-François Chassay», dans Gilles Dupuis, Klaus-Dierter Ertler [dir.], <em>À la carte Le roman québécois (2000-2005)</em>, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2007, p. 87-106.</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><a href="#1a"><strong>[1]</strong></a><a id="1" name="1"></a> Dans sa thèse de doctorat, Michel Nareau donne cette définition des transferts culturels continentaux: «Les chercheurs des transferts culturels se sont surtout attardés à l’analyse de la sélection des objets transférés, puis à celle des méthodes employées pour assurer la médiation des éléments choisis (traduction, amalgame, métissage, discours de la différence, appropriation discursive) et enfin à la réception de l’échange (interdiscursivité, utilisation de l’objet, déplacement de sens, modification de l’usage, etc.). Ces trois éléments (sélection, médiation et réception) permettent une juste compréhension des enjeux identitaires et culturels (perception de l’Autre, émergence d'une identité renouvelée, résolution de contradictions, acceptation d'une interculturalité constitutive) des transferts culturels.» (Nareau, 2008 : 54)</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#2a"><strong>[2]</strong></a><a id="2" name="2"></a> Michel Nareau (2007) définit le «grand roman américain» à partir de trois caractéristiques: l’usage du principe de témoignage pour rendre compte de l’expérience originale des Amériques, corollaire de la recherche d’une forme originale, puis la nécessité de se distinguer de l’Europe par des pratiques singulières et enfin, le renversement de ce modèle européen. À cela, il faut ajouter une expérimentation concrète de l’espace continental et une perspective singulière à propos du temps historique (91).</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-mythe-canadien#comments Amérique ATWOOD, Margaret Autochtone Autorité narrative Canada Déplacements Dialogues culturels Espace Espace culturel FORTIER, Dominique Histoire Imaginaire Littératures nationales NAREAU, Michel Quête Récit de voyage Roman Sat, 14 Sep 2013 14:09:24 +0000 Laurence Côté-Fournier 792 at http://salondouble.contemporain.info Cette grand-mère qui refuse de mourir http://salondouble.contemporain.info/lecture/cette-grand-mere-qui-refuse-de-mourir <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-fiancee-americaine">La fiancée américaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Lauréat du Prix des collégiens et du Prix des libraires, sujet d’une attention exceptionnelle dans les médias de masse, <em>La fiancée américaine </em>d’Éric Dupont a bénéficié d’un succès phénoménal comparable à celui qui avait été réservé à <em>Nikolski</em>, de Nicolas Dickner, près d’une décennie plus tôt. Un tel enthousiasme émanant à la fois du public, de la critique générale et des cercles académiques s’explique sans doute par le remarquable réinvestissement du sous-genre de la saga familiale que Dupont propose. Récupérant sans les transgresser outrageusement les codes de ce sous-genre prisé du public, <em>La fiancée américaine </em>offre néanmoins diverses innovations formelles propres aux esthétiques contemporaines (narrateurs non fiables, réalisme magique) et un contenu si original de par son érudition (ce traducteur de métier livre un savoir encyclopédique sur l’opéra et l’Allemagne nazie) que la «saga familiale» canadienne-française s’en trouve renouvelée avec un plaisir contagieux.</p> <p><em>La fiancée américaine </em>suit la famille canadienne-française des Lamontagne de Rivière-du-Loup sur plus de cinq générations. Les premières générations se trouvent au Bas Saint-Laurent et orbitent autour de Louis Lamontagne, dit le Cheval en raison de ses prouesses d’homme fort errant dans les foires nord-américaines. Après son décès, sa fille Madeleine ouvre une chaîne de restaurants à Montréal, puis les fils de Madeleine Michel et Gabriel cherchent, en Allemagne et en Italie, à renouer avec les origines familiales qui leur ont été cachées. Le roman se divise en deux parties presque égales qui épousent à merveille le changement de contenu. Un narrateur hétérodiégétique déléguant parfois la parole au Cheval ou autres conteurs de ses exploits rend compte d’abord des tribulations louperivoises de cette famille typique du Canada français d’avant la Révolution tranquille. Ensuite, une fois la société québécoise parvenue à la Modernité, la narration homodiégétique prend en charge le récit, donnant au lecteur l’occasion de pénétrer dans l’intimité des personnages via les procédés narratifs de l’épistolaire et du journal intime.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Le Canada français traditionnel</strong></span></p> <p>L’allégorie que suppose la saga familiale reste relativement similaire entre les textes: la famille doit se comprendre comme la synecdoque de la collectivité canadienne-française et québécoise. Les tribulations du Cheval convoquent en effet ce que Jean Morency nomme le «retour du refoulé canadien-français» (2008&nbsp;: 28 et 2009&nbsp;: 148). Selon le chercheur, après avoir été mise en veilleuse par le mouvement d’affirmation nationale du Québec, la filiation avec la culture du Canada français, caractérisée par la mobilité géographique dans l’immensité du continent nord-américain et sa volonté de métissage culturel<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a>, referait désormais surface dans les romans québécois contemporains. Rivière-du-Loup, dominée par l’Église et la sœur Marie-de-L’Eucharistie, convie avec brio l’héritage canadien-français catholique qui a semblé tabou par le passé<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a>. À ce sujet, on ne peut passer sous silence l’aïeule qui élève le Cheval, «Madeleine la Mére» (sic). Cette grand-mère qui trépasse dans les années 1950 mais qui refuse de mourir, hantant le salon funéraire familial,&nbsp;pour ensuite s’exiler au couvent quand la télévision fait surface dans les chaumières, est certainement l’allégorie la plus puissante qui se dégage de <em>La fiancée américaine</em>. Ici, l’élément fantastique –une morte continue d’exercer ses activités quotidiennes tandis que les personnages agissent comme si de rien n’était– devient une métaphore de l’<em>héritage canadien-français catholique des Québécois</em>: une sorte de spectre évanescent repoussé aux tréfonds de la conscience, une sorte de patrimoine immatériel encombrant que seule notre participation à la culture de masse étatsunienne a su ou pu faire fuir. Je ne peux m’empêcher de tisser le parallèle entre Madeleine-la-Mére et l’aïeule maudite d’<em>Une saison dans la vie d’Emmanuelle </em>(1965) de Marie-Claire Blais. Alors qu’il fallait jadis <em>assassiner </em>celle qui régnait sur un monde dégénéré, aujourd’hui, Éric Dupont récupère en quelque sorte sa figure pour la métamorphoser en revenante.</p> <p>Le Canada français que Dupont régénère se caractérise aussi par la prépondérance du folklore, du conte, <em>de la parole</em>: une tradition orale. Le petit-fils du Cheval ne dit-il pas à une interlocutrice allemande: «Les Canadiens adorent les histoires. S’ils ne s’en racontaient pas, il n’y aurait tout simplement pas de Canada» (452)? Le véritable moteur de <em>La fiancée américaine</em>, même dans la seconde partie dite moderne, reste toujours l’impératif de <em>raconter</em>; raconter avec toute la part d’exagération, de déformation, d’embellissement, de nostalgie qu’une telle parole suppose. De ce point de vue, <em>La fiancée américaine </em>semble se positionner au sein d’une mouvance qui prend de plus en plus d’ampleur au Québec, où le récit de filiation, de la mémoire du sujet, devient porté au plaisir et non plus à la douleur, comme le montre aussi Francis Langevin (2012). La distance temporelle avec le «&nbsp;Canada français&nbsp;» génère-t-elle un sentiment nostalgique? Je l’ignore. Il me semble cependant que le thème de l’origine familiale et sociale, bref de la filiation, est un thème fondamental du roman québécois.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Un nouveau paysage identitaire</strong></span></p> <p>Quoiqu’il en soit, <em>La fiancée américaine</em>, comme <em>Les taches solaires</em> (2006) de Jean-François Chassay, <em>Arvida</em> (2011) de Samuel Archibald ou <em>Atavismes</em> (2011) de Raymond Bock, parvient à mettre en scène admirablement une nouvelle manière de se remémorer le passé de la collectivité québécoise qui ne se borne plus aux relais identitaires dits courants: la bonne vieille Mère patrie française, les États-Unis riches et puissants ou le nationalisme québécois moderne, citoyen et pluraliste. À la suite de son exil vers Montréal où elle crée un empire alimentaire dans la plus pure tradition capitaliste, Madeleine Lamontagne rompt avec le paradigme déterministe qu’on voit souvent dans les sagas familiales, bien qu’elle symbolise en quelque sorte le passage du Québec à la modernité. Ses fils, Michel et Gabriel, explorent le Vieux continent sans subir de réels atavismes. Les tribulations de Gabriel, sosie du Cheval en quête d’amour, le mèneront à Berlin où il rencontre Magdalena Berg («Madeleine Lamontagne&nbsp;» en allemand qui a, de surcroît, la fameuse tache de naissance en forme de clé de fa que transmettent les Lamontagne de génération en génération). Celle-ci lui confie son expérience traumatisante de la guerre, greffant ainsi à la mémoire québécoise un nouveau territoire symbolique atypique. Le choix de situer les origines de la famille Lamontagne en Allemagne, comme le suggère le récit à maintes reprises, plutôt qu’en France, m’apparaît révélateur d’une certaine prise de position identitaire, qu’elle soit consciente ou non.</p> <p>Enfin, les États-Unis, New York plus précisément que Madeleine visite adolescente afin de subir une intervention médicale, n’apparaissent pas comme typiques. Certes, lors d’un épisode de la traversée physique de la frontière américaine, le récit mentionne que Madeleine et son amie Solange «laissent derrière eux un pays paisible et rassurant dont ils pensent comprendre tous les rouages pour s’élancer dans la folie de l’Amérique, un monde qu’ils n’habitent que du bout des orteils, un univers hostile, menaçant berceau de toutes les folies et matrice de tous les vices» (494). Pourtant, pour les Américains que Louis rencontre, quand il mentionne les origines new-yorkaises de sa mère, «Louis était presque un Américain. Une brebis égarée au Nord» (76). C’est donc dire que le portrait que propose Dupont des États-Unis est complexe: il s’agit d’un lieu d’identité et d’altérité, de familiarité et d’étrangeté. Les nombreux enfants illégitimes que le Cheval engendre sur sa route d’homme fort ne symbolisent-ils pas la dissémination géographique de la collectivité canadienne-française dans le continent américain? Inversement, le vertige que ressent Madeleine face à New York accentue la différence culturelle entre le Canada et les États-Unis, et ce, même si Madeleine est une femme d’affaires, les États-Unis étant pourtant la métaphore par excellence du capitalisme outrancier dans l’imaginaire canadien (Rousseau, 1981).</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Le «grand roman américain»</strong></span></p> <p>Pour conclure, à 557 pages avec caractères serrés sur d’immenses pages (et encore, la rumeur veut que le premier jet que Dupont a envoyé à son éditeur voisinait les 900 pages), <em>La fiancée américaine </em>semble exhiber une ambition typique du fameux «grand roman de l’Amérique», «l’œuvre totale qui aurait résumé la quintessence de l’aventure américaine et exprimé l’énormité du pays et du continent, proclamant du même coup l’avènement d’une nation nouvelle, dotée d’une culture absolument distincte de la culture européenne» (Morency, 1997: 144). C’est pourquoi j’excuse à Dupont ces digressions haletantes, ces récits dans les récits, ces détails anecdotiques sur le système scolaire catholique torontois, sur les recettes de desserts et de déjeuners, sur la musique classique et sur la sociologie bavaroise des années 1930: de la surenchère se dégage un véritable besoin de cerner le monde, d’en épuiser les signes, de l’asservir à la jubilation du conteur, comme France Daigle l’a si admirablement réussi dans son chef d’œuvre <em>Pour sûr </em>(2012). Bref, pour moi, <em>La fiancée américaine </em>est quelque chose comme un «grand roman québécois» moderne, rien de moins.</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Éric Dupont (2012), <em>La fiancée américaine</em>, Montréal, Marchand de feuilles, 557 p.</p> <p>Francis Langevin (2012), « Filiations et régionalité dans trois fictions québécoises contemporaines », dans Sylviane Coyault, Francis Langevin et Zuzaná Malinovska [dir.], <em>Histoires de familles et de territoires</em> <em>dans la littérature québécoise actuelle</em>, Prešov, 14p. Texte disponible en ligne à l’adresse <a href="http://www.academia.edu/3334191/Filiations_et_regionalite_dans_trois_fictions_quebecoises_contemporaines" title="http://www.academia.edu/3334191/Filiations_et_regionalite_dans_trois_fictions_quebecoises_contemporaines">http://www.academia.edu/3334191/Filiations_et_regionalite_dans_trois_fic...</a> [Page consultée le 22 octobre 2013].</p> <p>Jean Morency (2009), «Romanciers du Canada français&nbsp;: Gabrielle Roy, Jacques Poulin, Michel Tremblay, Roch Carrier», dans Lucie Hotte et Guy Poirier (dir.), <em>Habiter la distance. Études en marge de </em>La distance habitée, Sudbury, Prise de parole, coll. «Agora», 2009, p.&nbsp;147-163.</p> <p>Jean Morency (2008), «Dérives spatiales et mouvances langagières&nbsp;: les romanciers contemporains et l’Amérique canadienne-française», <em>Francophonies d’Amérique</em>, n°26, 2008, p. 27-39.</p> <p>Jean Morency (1997), «Le mythe du grand roman américain et le “texte national” canadien-français», dans Gérard Bouchard et Yvan Lamonde [dir.], <em>La nation dans tous ses états. Le Québec en comparaison</em>, Paris/Montréal, Harmattan, p.143-158.</p> <p>François Ouellet (2002), <em>Passer au rang de père: identité sociohistorique et littéraire au Québec</em>, Québec, Nota Bene.</p> <p>Guildo Rousseau (1981), <em>L’image des États-Unis dans la littérature québécoise (1775-1930)</em>, Sherbrooke, Éditions Naaman.</p> <p>&nbsp;</p> <div> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a> À ces phénomènes propres à la réalité canadienne-française, j’ajoute la singulière relation amour-haine qui se développe entre le voyageur et la communauté, la premier ayant besoin de celle-ci pour légitimer sa déviance et pour conter ses exploits, la seconde instrumentalisant le voyageur comme bouc émissaire tout en entretenant une fascination envers lui. Le Canada français connotant une réalité traditionnelle, on ne s’étonne pas non plus que ce «&nbsp;retour du refoulé&nbsp;» évoquent systématiquement le folklore et la culture orale.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a> Par exemple, François Ouellet (2002), dans sa lecture du lexique sacré dans les romans de Gaétan Soucy, Sylvain Trudel, Emmanuel Aquin, Pierre Samson, Louis Hamelin et Alain Beaulieu, propose que l’imaginaire catholique au Québec s’accompagne nécessairement d’une écriture du tragique et de l’impuissance (p.71).</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/cette-grand-mere-qui-refuse-de-mourir#comments DAIGLE, France DUPONT, Éric Espace culturel Grand roman américain (Great American Novel) Identité Narrativité Québec Savoir encyclopédique Roman Thu, 27 Feb 2014 13:59:55 +0000 Pierre-Paul Ferland 845 at http://salondouble.contemporain.info La France: territoires morcelés http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-france-territoires-morceles <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/levesque-simon">Levesque, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-lisieres">Les lisières</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;"><em>Les&nbsp;Lisières</em> est paru fin août 2012 chez Flammarion. Son auteur, Olivier Adam, souvent qualifié d’«auteur social» par la critique parisienne,&nbsp;propose une œuvre ambitieuse, qui se donne pour tâche de faire le pont entre les conflits personnels de son narrateur et ceux qui animent la France dite «normale»: classe moyenne, banlieue, idéologies du quotidien.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Qu’est-ce qu’une lisière? Si l’on se reporte au dictionnaire, lisière signifie: «Bordure, partie extrême d'un terrain, d'une région, d'un élément du paysage; limite, frontière.<strong><a href="#1aa">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong>» C’est donc dire qu’il s’agit d’une zone périphérique d’un lieu géographique donné. Le titre est évocateur, puisque le narrateur, Paul Steiner, s’attardera justement à dresser une topographie des rapports du centre à la périphérie, cherchant à témoigner d’une inversion logique observée dans la France contemporaine: «Je ne pouvais m’empêcher de penser qu’en dépit des mots les choses s’étaient inversées: le centre était devenu la périphérie. La périphérie était devenue le centre du pays, le cœur de la société, son lieu commun, sa réalité moyenne» (Adam, 2012: 38), écrit-il. Lui-même installé en marge du centre, plus loin encore; aux confins de la France, dans le Finistère breton, il tracera à distance un portrait de Paris en creux, faisant de la capitale le centre d’une galaxie, un trou noir qui aspire infiniment son pourtour, où l’idéologie dominante est précisément celle d’une domination sur l’ensemble, un ascendant conscient sur la périphérie jugée inférieure.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Le no man’s land de l’auteur</strong></span><br />Le narrateur, alter ego de l’auteur lui-même issu de la banlieue classe moyenne, tâchera de témoigner de ses origines – qu’il retrouve après quinze d’exil à Paris puis en Bretagne – en renouant malgré lui avec ses anciens amis d’adolescence alors qu’il doit passer quelque temps auprès de ses parents qui s’apprêtent à déménager puisque la mère est en perte d’autonomie. «Là où j’ai vécu, la lutte des classes, c’était un jardin, un boulot, une voiture et des vacances une fois par an, même au camping. De fait, j’avais grandi en pensant dur comme fer appartenir à la classe moyenne, peut-être même aux premiers échelons de la bourgeoisie. Un peu plus tard en débarquant à la fac j’avais compris que la notion de classe moyenne était une notion variable. Tout dépendant du point de vue.» (65-66) Devenu adulte, de Paris, il aura lui-même porté un regard condescendant sur ses origines, transfigurées dans leur appréhension économico-culturelle, reléguant désormais son milieu d’enfance «au sein des classes populaires, prolétaires, à deux doigts des pauvres, des marginaux» (66). Rapidement, il n’a plus pu supporter ce regard désobligeant que le centre le forçait à porter sur la périphérie et a quitté pour la Bretagne, à l’extrême ouest, en lisière. De là, il écrit une quinzaine de romans qui lui consacrent un petit capital symbolique dans le monde littéraire. Mais ce monde le juge néanmoins marginal du fait de son exclusion volontaire:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Critiques ne manquant jamais de louer en moi l’auteur «social» que j’étais à leurs yeux, pas un auteur tout court mais un auteur «social», comme si, à l’heure où la plupart des romans prétendant parler de la société française portaient sur les traders, les patrons, les cadres supérieurs, les gens de télé, les mannequins, la jet-set, les pubeux, les artistes surcotés – comme si vraiment la France n’était composée que de ça –, écrire sur les classes moyenne et populaire, la province, les zones périurbaines, les lieux communs, le combat ordinaire que menait le plus grand nombre était paradoxalement devenu une particularité, un sous-genre. (406-407)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cependant qu’on ne l’inclut pas du côté du centre, on ne le rejette pas moins en périphérie, dans les banlieues. Un ancien ami retrouvé – vie banale, petits boulots, petite famille – lui dira: «Tu peux pas savoir.»</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Cette phrase me tournait en boucle dans la tête. Cette phrase on me la ressortait tout le temps: je ne pouvais pas savoir ce que c’était de vivre ici, alors que j’y avais vécu, mais je ne pouvais quand même pas, ça avait changé, ça non plus je ne pouvais pas savoir à quel point, je ne pouvais pas savoir ce que c’était de venir d’ici, alors que j’en venais, je ne pouvais pas savoir ce que c’était de travailler, de manquer d’argent, alors que je venais d’une famille de travailleurs où l’argent avait toujours manqué, alors que j’avais moi-même travaillé et manqué d’argent, je ne pouvais pas savoir ce que c’était que d’être au chômage, de vivre dans des apparts minuscules avec deux ou trois enfants, de voir ses gamins se faire racketter par les caïds du quartier, de vivre au milieu des Arabes et des Noirs, non je ne pouvais rien savoir, et pourtant j’écrivais des livres où je parlais de tout ça, de ces gens-là, de ces lieux-là, de ces problèmes-là, je prétendais savoir mais je ne pouvais pas. (366)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Rétrospectivement, le narrateur dira qu’il a perdu contact avec la banlieue le jour où ses amis l’ont exclu du fait de son intellectualisme, de son intérêt pour la culture. Son autodétermination, son désir d’ascension sociale auraient mené son entourage à le rejeter et, plus avant, à considérer illégitime sa posture d’auteur. Un ancien ami – banlieusard, travailleur, pauvre bougre – se permet de le remettre à sa place:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />…quand on tape ton nom dans Google on voit bien que dans ton milieu on te connaît un peu, mais dès qu’on en sort tu sais, dès qu’on retourne dans la vraie vie chez les vrais gens ton nom ne dit rien à personne. De toute façon les écrivains personne ne les connaît, à part l’autre avec ses chapeaux et celui qui ressemble à une vieille tortue malade, tout le monde s’en tape. […] Souvent je tape ton nom sur l’ordi et je lis tes interviews, tous ces trucs que tu racontes sur l’endroit d’où tu viens, ton côté écrivain social en prise avec la réalité du monde, ça me fait un peu marrer, vraiment ça me fait marrer. […] la douleur je ne me contente pas de la décrire, moi, je me la prends. Et j’essaie de me soulager comme je peux. (178-179)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Se trouvant socialement exclu de toute part, il l’est également à un niveau personnel: le roman s’ouvre alors que sa femme le laisse et qu’il se trouve confiné au rôle de père célibataire en peine d’amour qui ne peut plus voir ses enfants que les week-ends. Il l’a toujours été, exclu, lui qui s’intéressait aux arts, aux lettres, en grandissant dans une famille prolétaire; il a toujours entendu son père lui répéter&nbsp;que «tout le monde n’a pas envie de se prendre la tête tout le temps comme toi. On a besoin de se détendre aussi un peu, merde» (70). Et sa mère, dont il dira d’elle que ça l’avait toujours étonné «cette faculté de ne s’intéresser jamais vraiment à rien. La politique lui faisait hausser les épaules. Le cinéma, sauf à de rares exceptions, la faisait bâiller d’ennui. Le sport n’avait vraiment aucun intérêt pour elle» (63). Et son frère, banlieusard cossu, vétérinaire ringard qui soigne les animaux de compagnie des banlieusards cossus, qui votent à droite, pour l’UMP, sans trop savoir. Remarquons tout de même que le narrateur ne se trouve pas beaucoup plus d’affinités avec la gauche, du moins pas celle des bobos&nbsp;parisiens, qu’il décrit comme suit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Farouchement de gauche, ils considéraient pourtant unanimement, parfois sans oser le dire, qu’au-delà du périphérique ne régnaient que chaos, barbarie, inculture crasse et médiocrité moyenne et pavillonnaire. Quant à la province, qu’ils ne fréquentaient que pour les vacances […] elle rimait nécessairement avec enfermement, sclérose, conformisme, plouquitude, conservatisme bourgeois, pesanteur, travail, famille et patrie. (407)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Ce portrait antagoniste dressé – centre <em>vs</em> périphérie, droite <em>vs</em> gauche, riches parisiens ou riches banlieusards vs pauvres travailleurs ou chômeurs ou Noirs ou Arabes – il conclura en statuant sur son propre cas:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Je suis un être périphérique. Et j’ai le sentiment que tout vient de là. Les bordures m’ont fondé. Je ne peux jamais appartenir à quoi que ce soit. Et au monde pas plus qu’à autre chose. Je suis sur la tranche. Présent, absent. À l’intérieur, à l’extérieur. Je ne peux jamais gagner le centre. J’ignore même où il se trouve et s’il existe vraiment. La périphérie m’a fondé. Mais je ne m’y sens plus chez moi. Je ne me sens aucune appartenance nulle part. Pareil pour ma famille. Je ne me sens plus y appartenir mais elle m’a définie. C’est un drôle de sentiment. Comme une malédiction. On a beau tenter de s’en délivrer, couper les ponts, ça vous poursuit. Je me suis rendu compte de ça le mois dernier. Mon enfance, les territoires où elle a eu lieu, la famille où j’ai grandi m’ont défini une fois pour toutes et pourtant j’ai le sentiment de ne pas leur appartenir, de ne pas leur être attaché. Les gens, les lieux. Du coup c’est comme si je me retrouvais suspendu dans le vide, condamné aux limbes. (338)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Une posture qui, pour ce qu’il nous en explique, est à demi choisie et à demi subie, et qui, pour cette raison même, s’apparente au concept que Homi Bhabha, dans un autre contexte, appelle l’<em>espace interstitiel</em>. Bhabha explique que «poser les questions de solidarité et de communauté du point de vue interstitiel permet une montée en puissance politique et l’élargissement de la cause multiculturelle» (Bhabha, 2007: 32), car c’est précisément à l’intérieur de cet espace interstitiel que «se négocient les expériences intersubjectives et collectives d’appartenance à la nation, d’intérêt commun ou de valeur culturelle» (Bhabha, 2007: 30). Or, Paul Steiner, le narrateur des Lisières, ne saura pour sa part saisir cette opportunité qu’à moitié. Se portant à l’écart pour écrire ce qu’il appelle ses romans sociaux – ramassis plus braillards et pathétiques que résistants – sa posture se révèlera moins interstitielle que fuyante, car le roman se termine sur son départ pour le Japon, «désormais mon seul refuge, écrit-il, la seule destination possible» (453). Et il se justifiera en invoquant, je cite:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Que j’avais besoin de mettre le plus de distance entre la France et moi, que je fuyais la Maladie [ça c’est sa nature mélancolique suicidaire], que je fuyais mes racines, mon enfance, Guillaume [ça c’est le jumeau mort-né qu’il s’est découvert juste avant la mort de sa mère], la banlieue, que je tentais de me retrouver, de me réconcilier, de retrouver ma juste place, au bord extrême du monde, de sa périphérie, dans un pays auquel je n’appartenais qu’à la marge, aux lisières… (453-454)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />La volonté et la portée sociale du projet d’écriture se trouvent ainsi ravalées par une posture énonciative individualiste, une focalisation subjective dont l’investigation paraît servir davantage un penchant pour l’épanchement personnel qu’un désir véritable de donner la parole à ceux que le narrateur considère pourtant constituer la «vraie» France, le cœur du pays: les opprimés, les laissés pour compte, les classes moyenne et prolétaire des banlieues et des régions.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une subjectivité topologique</strong></span><br />Quel est l’intérêt de faire un livre dont la finalité se veut sociale sur un mode hyperindividualisant, à la première personne sur le mode de l’autofiction? Suivant les principes méthodologiques établis par Bertrand Westphal dans <em>La Géocritique</em>, il faut concevoir que</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />L’espace gravite autour du corps, de même que le corps se situe dans l’espace. Le corps donne à l’environnement une consistance spatio-temporelle; il confère surtout une mesure au monde et tente de lui imprimer un rythme, le sien, qui scande ensuite le travail de la représentation. (Westphal, 2007: 109)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />S’inspirant de la proxémique de Edward T. Hall <a href="#2"><strong>[2]</strong></a><a id="2a" name="2a"></a>, Westphal propose d’analyser l’œuvre littéraire par une approche topologique à partir des focalisations énonciatives à l’œuvre dans le texte, de manière à procéder à l’étude des relations spatiales à partir desquelles «la réalité quotidienne s’organise en monde environnant» (Jauss, 1990: 320). Si l’espace ne peut s’énoncer que d’un point de vue subjectif, notre époque présente pourtant un paradoxe en ce qu’elle tâche de l’appréhender dans sa totalité, tente de l’embrasser d’un regard, d’une manière <em>pantopique</em>, pourrait-on dire. Si la globalisation – mouvance et idéologie&nbsp;–, dans son désir de s’affranchir de toute frontière, de créer un monde de la <em>transmouvance illimitée</em>, postule l’homogénéité de l’espace, il est important de ne pas s’aveugler non plus face aux contradictions internes qui sont les siennes et les paradoxes qu’elle génère, puisque cette même pensée, ce même phénomène porte également en lui, si l’on en croit le philosophe Michel Serres, le déni profond de la nature foncièrement hétérogène de l’espace, laquelle «nature» paraît justifier l’institution des frontières <strong><a href="#3">[3]</a><a id="3a" name="3a"></a></strong>. Cette pensée holistique de l’espace, cette volonté d’homogénéité territoriale procèdent de l’idéologie nationaliste, dont on hérite aujourd’hui de plus que de simples résidus. Or,</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />qu’est-ce qu’une «patrie», demande Westphal, sinon le territoire non déterritorialisé des «pères», une entité identitaire confuse équivalant à la cristallisation d’une tradition collective imaginaire qui, colportée au fil des générations, a paradoxalement cessé d’évoluer dans le temps pour se superposer aux limites d’un espace donné (le «territoire»)? (Westphal, 2007: 211)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">En 1934 déjà, le phénoménologue allemand Eugen Fink écrivait:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />La formation du monde n’est pas un procès objectivement saisissable, concevable dans des catégories objectivistes, semblable à l’acte créateur de l’«esprit du monde» auquel l’homme participerait. La formation du monde n’est accessible que par <em>la plus subjective</em> de toutes les attitudes subjectives possibles, ce qui n’exclut nullement que l’assertion prédicative des connaissances acquises dans cette attitude hypersubjectiviste puisse obtenir une validité (Gültigkeit) intersubjective de <em>la plus rigoureuse</em> dignité. (Fink, 1975: 195)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />En effet, le point de vue subjectif n’est pas suffisant, mais doit, pour s’objectiver, être confronté à d’autres points de vues subjectifs afin de «matérialiser l’extrême variabilité des discours sur le monde, en marge de tout ce qui tend vers le singulier: la <em>doxa</em> idéologique collective, qui ramène le tout (<em>tous</em>) au même et la parole “exemplaire” émanant d’une subjectivité privilégiée» (Westphal, 2007: 212). Ce n’est que par l’analyse multifocale qu’on peut espérer rendre une image du monde fiable, ramener nos représentations des espaces à l’échelle de l’objectivité. Et c’est à ce rôle, justement, que le roman, fort de ses capacités polyphoniques, s’emploie.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Bien entendu, la littérature n’est pas au service des autres sciences humaines et sociales, mais elle peut servir, dira Westphal. Les écrivains en sont les premiers conscients et Olivier Adam ne fait pas exception à la règle. C’est à ce titre qu’il s’attarde à dépeindre les tensions sociales qui ont cours dans la France contemporaine, toujours en crise identitaire. Car à la notion de classes se mélange celle d’identité. Dans une France raciste où tout ce qui va mal arrive toujours à cause des «étrangers», il y a toute une frange du discours qui peut être relayé <em>via</em> le roman de manière à le rendre à son contexte, pour mieux le combattre. Dans le contexte de la banlieue, Adam écrit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />À l’arrêt de bus, qui se dressait dérisoire au pied des longues barres d’immeubles dont les murs partaient en lambeaux, s’effritaient, cloquaient, se couvraient de graffs et d’inscriptions diverses, se massaient une vingtaine de personnes, en majorité noire ou d’origine maghrébine. Certains hommes portaient des djellabas, certaines femmes un foulard, et la plupart des adolescents une tenue empruntée aux stars du hip-hop.<br />— On est plus chez nous, a maugréé mon père en secouant la tête. (121)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Et encore, sur la Bretagne:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />J’avais débarqué en Bretagne étonné de découvrir une terre où tout le monde était blanc, où il restait encore des gens pour se définir comme «catholiques», où beaucoup se revendiquaient d’ici depuis des générations et paraissaient en tirer une fierté que je trouvais, selon les jours, suspecte ou carrément imbécile. Où certains parlaient sans rire d’identité régionale, de traditions locales, de coutumes, de particularismes, de racines. Un truc surgi du passé en somme, une France […] attardée et refermée sur elle-même. J’avais toujours tenu cette France-là pour une fiction, destinée à des gens comme mon père, nostalgiques de leurs vingt ans… Je parlais à des gens qui s’effrayaient dès qu’on prononçait le mot de Paris, qui s’inquiétaient de la présence d’immigrés dont ils n’avaient jamais vu la couleur mais qu’ils percevaient tout de même comme une menace ou un problème, ou tout du moins comme une réalité pour eux si inconnue qu’elle les rendait frileux&nbsp;[…] ils étaient des millions et votaient, les programmes télé étaient en bonne partie conçus pour eux, une large part des mesures que prenait le gouvernement aussi, sans parler des débats qu’on tentait à toute force d’imposer au pays, identité nationale, immigration et insécurité, islam, laïcité, et j’en passe. (124)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Relevant les actualités, chose non anodine, aux côtés de la catastrophe nucléaire de Fukushima, contemporaine à l’époque de la diégèse, le narrateur s’inquiète de la montée du Front National, le parti d’extrême droite raciste pour qui son père s’apprête à voter:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Au Japon la terre venait de trembler. Une vague immense avait englouti des villes entières. On craignait qu’une centrale nucléaire n’ait été touchée. En France, les derniers sondages pour les cantonales créditaient la Blonde [Marine Le Pen, Front National] des scores que n’avait jamais atteint son père. Je me suis réveillé en sursautant, comme on tente d’échapper à un cauchemar. J’ai monté le son et tout était vrai. (44)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Dans la xénophobie ordinaire, sous la présidence Sarkozy, la «vraie» France réactionnaire fonde en 2007 le Ministère de l’identité nationale <a id="4a" name="4a"></a><a href="#4"><strong>[4]</strong></a>. Westphal explique&nbsp;que</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />La conception monolithique de l’espace et de ses habitants est le terreau fertile du stéréotype, dont toutes les définitions s’accordent à dire qu’il est un schème collectif figé. Lorsque l’espace est ramené au «territoire», qui incarne la spatialisation d’un ensemble politico-institutionnel tenu pour homogène, ou à la «nation», qui est une historicisation de cet ensemble, il est fatalement régi par la stéréotypie. Le territoire-nation semble obéir à une logique d’appartenance légitimant paradoxalement l’exclusion. (Westphal, 2007: 234)</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Plutôt que de stéréotypie, Westphal préfèrera parler, dans ce cas précis, d’ethnotypie, c’est-à-dire «la représentation stéréotypée d’un peuple catégorisé en fonction d’une série de xénotypes, comme la reproduction sérielle d’un parangon coulé une fois pour toutes dans le bronze. » (Westphal, 2007: 234) Le discours officiel du gouvernement UMP français d’alors puisant à fond «dans&nbsp;le passé, des morceaux épars de vérité qu’ils fondent en une image supposée exprimer toute la vérité d’un peuple» (Frank, 2000: 19), la <em>doxa</em> s’impose comme pensée régressive. C’est cette <em>doxa</em> qu’Adam cherche à mettre en évidence, lorsqu’il écrit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Évidemment il ne s’agissait pas tout à fait de ces discours haineux qu’on prêtait habituellement à cette frange de l’électorat, mais bien plutôt d’une sorte d’évidence, de connivence, qui passait par des regards entendus, des allusions, des amalgames: les immigrés, les allocations familiales, l’aide sociale, la délinquance, les trafics, la drogue, l’insécurité, la violence, le travail volé aux Français, tout cela comme des certitudes, des faits incontestables et incontestés, indiscutables. (345)<br />&nbsp;</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Topographie du morcèlement</strong></span><br />Il y a inadéquation entre l’image cartographique collective d’une France qui se veut homogène sur la base de l’exclusion et le peuplement réel du territoire en situation postcoloniale. Dès ses débuts avec Anaximandre de Milet au VIe siècle avant notre ère, la cartographie avait pour fonction de tracer des cartes d’après «une spéculation sur l’ordre et l’harmonie du monde» (Jacob, 1990, 21). Mais bien entendu, cette activité spéculative n’était pas désintéressée. Comme l’explique l’historien Christian Jacob, «la carte est une projection de l’esprit avant d’être une image de la terre» (Jacob, dans Debray, 2011: 16). Ainsi, la frontière est d’abord une affaire intellectuelle et morale. Pour cette raison même, elle ne peut d’aucune manière échapper à sa sujétion à l’activité critique qui, par principe méthodique, procédera à sa remise en cause.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Je ne parle pas ici uniquement des frontières qui bordent le territoire national français, mais également celles qui le divisent, le morcèlent, en classes sociales, économiques, et qui sont liées à des situations topographiques que décrit Adam, à commencer par la banlieue. Elle est à elle seule l’illustration concentrée d’une tension qui a traversé la modernité, c’est-à-dire la montée de l’individualisme que Benjamin Constant a pressenti dès 1819 et que Tocqueville et plusieurs autres à sa suite ont su approfondir <a href="#5"><strong>[5]</strong></a><a id="5a" name="5a"></a>. Marx, entre autres, lorsqu’il affirme que la société civile bourgeoise est égoïste en raison même du repli de chaque individu sur soi. C’est à partir de ce même principe d’hyperindividualisme que Gilles Lipovetsky, plus récemment, théorisait «la société d’hyperconsommation» et «l’hypercapitalisme culturel» qui s’inscrivent dans cette grande tendance qu’il appelle «l’hypermodernisation du&nbsp; monde» (Lipovetsky, 2004); une tendance que la banlieue, plus que tout autre domaine peut-être, par les principes même qui la régissent – économiques, urbanistiques, sociaux, culturels – réalise. Elle est le lieu de l’indifférence politique <a href="#6"><strong>[6]</strong></a><a id="6a" name="6a"></a>, de l’exclusion sur la base du capital, un lieu de l’enfermement social volontaire. Ce qu’illustre Adam lorsqu’il fait dire à son narrateur: «J’ai quitté la résidence comme on s’échappe de prison. Maintenant j’en étais sûr: ces barrières ne servaient à se protéger de rien, d’aucun voleur, d’aucune agression. Elles étaient juste psychologiques, des symboles destinés à éviter que tout le monde se barre en courant.» (207) Une résidence pavillonnaire comme une autre, dans un étalement urbain qui paraît sans fin:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Au-delà de V., les cités reléguaient des milliers d’habitants aux confins. D’une ville qui n’avait pourtant que très peu de contours, jouxtant d’autres villes qui semblaient elles aussi mangées par leurs abords, réduites à des zones d’approche qui n’en finissaient pas de tendre vers un cœur inexistant. On changeait de code postal par la seule grâce d’un panneau indicateur, vu du ciel tout se fondait en une masse indistincte. (41-42)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Vu du ciel, l’ensemble banlieue peut avoir l’air d’une masse indistincte, mais de l’intérieur, il est finement morcelé. Le narrateur observe que, parmi ses anciens camarades, seuls ceux qui ont grandi dans la banlieue plus cossue n’y habitent plus aujourd’hui: «Pour la plupart, leurs parents étaient des cadres supérieurs, hauts fonctionnaires. Ou ils exerçaient les professions libérales habituelles.» (359) En retrouvant la trace de deux d’entre eux dans l’annuaire des anciens de Sciences Po, il s’étonne: «Bon Dieu, comment était-ce seulement possible? Je veux dire: Stéphane, David, Christophe, Yann, Éric, Fabrice et les autres, mêmes les très bons élèves comme moi, nous ne savions pas que ça existait, Sciences Po.» (359) Ainsi Adam parvient-il à faire la démonstration que la reproduction sociale, comme l’a théorisée Bourdieu, s’exerce jusque dans les infimes détails, et en premier lieu via ce que le sociologue appelle l’habitus, qui a partie prenante avec le territoire dans lequel évoluent les sujets; un territoire qui impose sa violence symbolique<strong><a href="#7">[7]</a><a id="7a" name="7a"></a></strong>. La topographie sert ainsi d’amorce à une réflexion des relations du sujet au territoire, et des sujets entre eux à l’intérieur d’un même territoire ou entre différentes portions d’un territoire donné.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une réception espérée</strong></span><br />Produisant une écriture qui, bien que très littéraire au sens de l’institution, reste plutôt populaire, Olivier Adam, par son goût immodéré pour le discursif et le pathos, s’inscrit moins du côté des écrivains contemporains Français qu’on dit volontiers sociaux, engagés, tels François Bon, Régis Jauffret, Olivier Rolin ou encore Mathieu Lindon, pour ne nommer que ceux-là, mais davantage de celui d’un Frédéric Beigbeder par exemple, qui, voulant produire une littérature critique, se révèle au final surtout narcissique.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Cela dit, Adam pense certainement accomplir la tâche sociale que se donnerait son écriture pour finalité, soit celle d’éduquer d’une quelconque manière les banlieusards sur leur propre condition. Une finalité qui pourrait s’énoncer à travers le septième et dernier critère que Hans Robert Jauss établit dans sa théorie de l’esthétique de la réception: la fonction sociale de la littérature, qui «ne se manifeste dans toute l’ampleur de ses possibilités authentiques que là où l’expérience littéraire du lecteur intervient dans l’horizon d’attente de sa vie quotidienne, oriente ou modifie sa vision du monde et par conséquent réagit sur son comportement social» (Jauss, 1990: 80). L’interaction entre lecture de l’espace et comportement social étant majeure dans l’appréhension de soi via l’image que l’on se fait du monde, il ne reste plus qu’à espérer que les lecteurs des<em> Lisières </em>soient aussi ceux qui les peuplent.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />ADAM, Olivier (2012), <em>Les lisières</em>, Paris, Flammarion, 2012.<br /><br />BHABHA, Homi (2007 [1994]), <em>Les lieux de la culture : une théorie postcoloniale</em>, Paris, Payot.<br /><br />BOURDIEU, Pierre &amp; Jean-Claude PASSERON (1970), <em>La reproduction</em>, Paris, Minuit.</p> <p style="text-align: justify;"><br />CONSTANT, Benjamin (2010 [1819]), <em>De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, notes et postface de Louis Lourme</em>, Paris, Éd. Mille et une Nuits.<br />DEBRAY, Régis, <em>Éloge des frontières</em>, Paris, Gallimard, 2011.<br /><br />FINK, Eugen (1975),<em> De la phénoménologie</em>, Paris, Minuit.<br /><br />FRANK, Robert (2000), «Qu’est-ce qu’un stéréotype ?», in <em>Une idée fausse est un fait vrai. Les stéréotypes nationaux en Europe</em>, J.-N. Jeannerey (éd.), Paris, Odile Jacob, 2000.<br /><br />HALL, Robert T. (1971 [1966]), <em>La dimension cachée</em>, Paris, Seuil.<br /><br />HORVATH, Christina (2008), <em>Le roman urbain contemporain en France</em>, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle.<br /><br />JACOB, Christian (1990),<em> La Description de la terre habitée (Périgrèse) de Denys d’Alexandrie</em>, Paris, Albin Michel.<br /><br />JAUSS, Hans Robert (1990 [1975]),<em> Pour une esthétique de la réception</em>, Paris, Gallimard, coll. «Tel».<br /><br />LIPOVETSKY, Gilles (2004), <em>Les temps hypermodernes</em>, Paris, Grasset.<br /><br />RENAUT, Alain (2009), <em>Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités</em>, Paris, Flammarion.<br /><br />SERRES, Michel (1996), <em>Atlas</em>, Paris, Flammarion.<br /><br />VIART, Dominique &amp; Bruno VERCIER (2008), <em>La littérature française au présent</em>, 2e éd. augmentée, Paris, Bordas.<br /><br />WESTPHAL, Bertrand (2007),<em> La Géocritique. Réel, fiction, espace</em>, Paris, Minuit.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#1a">[1]</a></strong><a id="1" name="1"></a><a id="1aa" name="1aa"></a> «Lisière», CNRTL. En ligne: &lt;http://www.cnrtl.fr/definition/lisi%C3%A8re&gt; (2012.12.11)</p> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#2a">[2]</a><a id="2" name="2"></a></strong> Cf. E.T. HALL, <em>La dimension cachée</em>, Paris, Seuil, 1971 [1966].</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#3a" id="3" name="3"><strong>[3]</strong></a> Cf. M. SERRES, <em>Atlas</em>, Paris, Flammarion, 1996.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#4a"><strong>[4]</strong></a><a id="4" name="4"></a> Cf. A. RENAUT, «Le débat français sur l’identité nationale», in <em>Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités</em>, Paris, Flammarion, 2009, pp. 235-244 et sq.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#5a"><strong>[5]</strong></a><a id="5" name="5"></a> Cf. B. CONSTANT, <em>La Liberté des Anciens comparée à celle des Modernes</em>, 1819. Le lecteur intéressé trouvera dans A. RENAUT, <em>Un humanisme de la diversité</em>, <em>op. cit.</em>, p. 192 et sq. une bonne synthèse de la question.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#6a"><strong>[6]</strong></a><a id="6" name="6"></a> «Combien de fois avais-je entendu ces mots dans sa bouche: c’est tous les mêmes, gauche ou droite c’est pareil, la politique ça ne m’intéresse pas, oh encore ces histoires de chômage, encore ces histoires de sans-papiers… En revanche, elle ne se lassait pas jamais de ses feuilletons débiles où des gens blindés de fric passaient leur vie à se trahir, à se tromper et à fourbir des complots sentimentalo-industriels. En revanche, sa table de chevet était couverte de revues people nous informant du moindre geste de célébrités dont on ne connaissait même pas le métier, la fonction, les raisons pour lesquelles ils étaient ainsi pris en photo.» — O. ADAM (227)</p> <p><a href="#7a"><strong>[7]</strong></a><a id="7" name="7"></a> Cf. notamment P. BOURDIEU &amp; J.-C. PASSERON, <em>La reproduction</em>, Minuit, 1970.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-france-territoires-morceles#comments ADAM, Olivier Autofiction BHABHA, Homi BOURDIEU, Pierre Conditionnements sociaux Déterminismes Déterritorialisation Espace Espace culturel France JAUSS, Hans Robert LIPOVETSKY, Gilles Lutte des classes Nationalisme Politique Racisme Régionalisme Stéréotypes WESTPHAL, Bertrand Roman Fri, 26 Jul 2013 01:17:50 +0000 Laurence Côté-Fournier 776 at http://salondouble.contemporain.info Combattre le cliché par le cliché http://salondouble.contemporain.info/lecture/combattre-le-cliche-par-le-cliche <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/hollywood">Hollywood</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">Au moment d’écrire ces lignes, une chaîne de télévision d’information en continu diffuse des images de la guerre civile syrienne entre deux capsules sur le lock-out de la Ligue nationale de hockey. Cet exemple parmi tant d’autres de la médiatisation superficielle de graves conflits armés autour du monde illustre l’apathie des sociétés industrialisées face à la douleur d’autrui. En faisant du confliet serbo-croate du début des années 1990 la toile de fond de son deuxième roman, <em>Hollywood </em>(2012), Marc Séguin cherche hors de tout doute à attirer l’attention de ses concitoyens occidentaux sur ce climat éhonté qui perdure.</p> <p style="text-align: justify;"><em>Hollywood</em> relate la rencontre d’un personnage-narrateur avec Branka Svetidvra, une survivante croate du conflit à Sarajevo, de qui il tombe amoureux. Le 24 décembre 2009, à la veille de son accouchement, Branka meurt d’une balle dans la nuque tirée au hasard dans les rues de Jersey City. Au même moment, le suicide en orbite du cosmonaute Stanislas Konchenko, ancien ami de cœur de Branka et ami d’enfance du narrateur, attire l’attention des médias du monde entier. Le narrateur secourt son bébé en éventrant la mourante puis erre dans les rues de New York où il se saoule pour enfin aboutir chez un couple qui lui redonnera peut-être goût à la vie. La narration se concentre surtout sur le récit du périple nocturne du narrateur sans nom et des analepses fréquentes expliquent ses réflexions.</p> <p style="text-align: justify;">Malgré cette trame relativement claire, la désignation générique «roman» que fournit l’éditeur me semble équivoque. Avec ses nombreuses digressions, <em>Hollywood </em>s’apparente davantage à l’essai philosophique, voire à un récit en prose poétique, qu’à une fiction narrative. La prose de Séguin se laisse régulièrement dériver en des associations purement langagières qui traduisent davantage les errements d’une pensée qu’un quelconque développement diégétique. Afin d’illustrer mon point de vue, je fournis ici une longue citation du roman qui illustre à merveille le processus discursif anarchique du narrateur&nbsp;:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">J’aurais voulu récolter les trophées de la guerre sans avoir à tuer. Sans perdre quelqu’un que j’aime. Les honneurs sans les périls. Je me suis persuadé que nous étions des milliards à manquer cruellement d’insistance. Tout est connu d’avance, comme la trajectoire d'une planète qui tourne sur elle-même et qui se répète.</p> <p style="text-align: justify;">Il y a pourtant un centre dont on s’éloigne de plus en plus. On va finir par l’oublier à force d’élargir l’espace avec des nouveaux télescopes toujours plus performants. L’épicentre absolu et invisible est une force gravitationnelle. On sait quand on s’en approche: les doutes se dissipent une fraction de seconde, il n’y a plus quarante chemins. Et pour une majorité parmi nous, c’est souvent la maladie, une naissance, le désir d’un homme ou d’une femme, une peine d’amour brûlante, le temps qui s’effrite comme du ciment, des craques sur la peau, ou la mort d’un proche. Ou un baiser sur une banquette. La programmation est triste. Les autres pages du calendrier émotif ne sont pas très originales. Des reprises. Aussi régulières que les comètes&nbsp;(73-74).<br />&nbsp;</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Ces phrases souvent nominales transgressent systématiquement le code syntaxique et leur cohérence repose sur une logique associative chaotique. À travers ces libres enchaînements −pour ne pas dire ces coq-à-l’âne− et ce chevauchement des métaphores spatiales et scientifiques, on saisit néanmoins le cœur de la réflexion existentielle que le narrateur met en relief: <em>Hollywood </em>propose une quête de la transcendance, de l’authentique au delà du quotidien trivial du monde contemporain, bref une recherche du sacré dans un monde irrémédiablement désacralisé ayant perdu contact avec certaines expériences fondamentales telles que la vie, la mort et l’amour. Autrement dit, comme dans son roman précédent, <em>La foi du braconnier</em> (2010), qui portait sur les tribulations d’un braconnier moitié mohawk en quête d’absolu, ou dans ses œuvres picturales dans lesquelles il peint des personnalités médiatiques avec des cendres humaines, Séguin évoque l’hégémonie du profane sur le sacré. La mort de Branka et, dans un tout autre registre, le suicide hypermédiatisé de l’astronaute, illustrent à leur façon le désespoir du narrateur.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>La faute à l’Amérique</strong></p> <p style="text-align: justify;">Au-delà de l’histoire d’amour entre Branka et le narrateur, <em>Hollywood</em>, comme l’évoque son titre, se concentre avant tout à faire le procès de l’Amérique contemporaine. Le narrateur explique justement qu’il vit des émotions «loin du feutre d’Hollywood. Loin de la rédemption et des effets spéciaux. À l’écart de cette polarisation simpliste qui tente d’expliquer ce que nous ne sommes pas» (143). L’Amérique profane que décrit le narrateur semble dégénérer dans une perte totale de sens, laissant l’individu asservi à la surconsommation, aveuglé par&nbsp; «l’illusion du bonheur» (82) et se prosternant devant une science erronée. Le décès de Branka à Jersey City ne semble dès lors pas innocent: le narrateur mentionne d’une part que «Jersey City est la ville la plus meurtrière de l’Est américain. Normal que les balles s’y promènent sans but» (20). D’autre part, il est difficile, de nos jours, de ne pas associer cette ville à la minable téléréalité à succès <em>Jersey Shore </em>dans laquelle une bande d’écervelés envahit les côtes du New Jersey afin d’assouvir ses désirs de fornication et d’intoxication. <em>Hollywood</em>, dans cette optique, se situerait d’emblée dans l’épicentre de l’insignifiance nord-américaine. La narration semble d’ailleurs explicitement associer New York à une synecdoque de la condition américaine: «C’est à New York que le dernier homme de la terre devrait s’éteindre. Dans les États-Unis d’Amérique. Dans ce qui a été autrefois une terre de rêve et de foi en attendant que mieux se présente. Dans les souvenirs dilués d’un mensonge politique et d’idéaux lézardés» (158). Le narrateur enchaîne de telles dénonciations avec un ton tantôt moralisateur, tantôt carrément péremptoire. Celui qui prophétise «l’échec de l’Amérique» (158) souligne ainsi qu’«en Amérique, on oublie souvent le poids d’un état religieux parce que nous sommes anesthésiés par le divertissement» (28).&nbsp;Dans cet «empire qui implose» (53) les déchets sont des «débris américains» (47). Pour couronner son sermon sur le matérialisme et le vacuum existentiel américains, il indique: «La majorité d’entre nous éviteront les deux ou trois sentiments qui comptent et la seule véritable pulsion en trouvant refuge dans une consolation matérielle» (132). Certes, certaines des critiques du narrateur pourraient s’appliquer à la collectivité nord-américaine. Or, la rhétorique réactionnaire simpliste agace. <em>Hollywood </em>aurait peut-être gagné en qualité si sa critique des mœurs américaine s’était déployée selon un mode satirique, comme les romanciers américains tels que Don DeLillo (<em>White Noise</em>), Bret Easton Ellis (<em>American Psycho</em>, <em>Glamorama</em>), ou Chuck Palahniuk (<em>Fight Club</em>) l’ont proposé avec grand succès précédemment.</p> <p style="text-align: justify;">Un tel point de vue prouve néanmoins la pérennité du discours antiaméricain dans les sociétés et littératures québécoises et canadiennes. En faisant de son narrateur un Québécois, Séguin parvient néanmoins à se singulariser en incluant le Québec, par ricochet, à ce néant américain. L’argumentation du narrateur, par conséquent, ne reconduit pas les mythes de la «supériorité spirituelle et culturelle» des Canadiens français qu’on retrouvait notamment dans les textes de Jules-Paul Tardivel et de l’abbé Henri-Raymond Casgrain ou, plus récemment, dans le recueil pamphlétaire <em>Trois essais sur l’insignifiance </em>(1983) de Pierre Vadeboncoeur.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>L’amour salvateur</strong></p> <p style="text-align: justify;">La condamnation du vide existentiel américain dans <em>Hollywood </em>devient plus intéressante lorsque le narrateur <em>montre</em> comment son empêtrement dans cette société provoque sa propre néantisation au lieu de l’énoncer –c’est la règle reconnue du «<em>show, don’t tell</em>». À ce sujet, le choix de Séguin de ne pas nommer son narrateur s’impose comme davantage qu’une simple coquetterie. Il s’agit plutôt de mettre en relief comment ce narrateur, produit de l’univers profane américain, est une coquille vide, une caricature par défaut: «Je suis un homme générique. Sans brevet. Je ne vaux rien de plus pour un autre que la richesse que je peux produire» (48). Son emploi au sein d’une firme informatique nommée «Antimatière» s’avère hautement révélateur du vortex identitaire qui le définit: l’entreprise offre la possibilité à ses clients d’effacer les traces de leur présence en ligne. Cet effacement le transforme en emblème de l’homme blanc d’Amérique vivant une sorte de culpabilité face à son hégémonie sur le monde. Comme il l’indique avec peu de subtilité au début du roman, «je n’ai pas vécu de guerre. C’est le drame contemporain de l’homme blanc d’Amérique. Je suis moins crédible. Peut-être même moins libre parce que je n’ai jamais connu la contrainte» (8). Il se définit toujours, en fait, par ce qu’il n’est pas: exilé, apatride, déporté, torturé, orphelin, miséreux, sinistré, noir, victime d’un génocide tribal, etc. Comme si cette absence de souffrance lui supprimait l’accès à la plénitude. L’Amérique profane l’empêche d’accéder à la Vérité: «Je ne sais de la nature humaine que ce que les livres, la télévision ou le quotidien américain veulent bien célébrer et financer» (8).</p> <p style="text-align: justify;">Pour tout dire, son attrait pour Branka semble résider justement dans une sorte de <em>projection</em>: cette femme ayant éprouvé les pires atrocités lui permet de vivre par procuration les catastrophes qu’il aurait rêvé expérimenter. Comme il l’affirme lui-même: «J’ai beaucoup plus existé à travers elle qu’à travers moi» (14). Branka donne une vie, une tangibilité aux phénomènes violents qu’il se sent coupable de vivre à partir de supports médiatiques. N’affirme-t-il pas presque candidement que «si elle était une histoire, dans un film ou un livre, elle pourrait gagner des prix comme celles qui témoignent avec style du malheur» (8)? Cette comparaison traduit l’objectification de Branka en œuvre d’art. Le narrateur aime-t-il réellement Branka, ou plutôt l’idée d’une vie qui lui permettrait de transcender sa propre médiocrité?</p> <p style="text-align: justify;">Ceci dit, malgré ces doutes sur le bien-fondé du sentiment amoureux du narrateur, il reste que celui-ci y perçoit la source de sacré qu’il manque à son monde soi-disant anesthésié. Le narrateur base de nombreuses réflexions sur la puissance du sentiment amoureux. Si cette réflexion donne lieu à certaines phrases profondes et judicieuses −«L’amour d’un homme pour une femme, c’est aussi l’amour du temps et des traces qu’il laisse sur nos corps et ailleurs» (43)−,&nbsp;d’autres frôlent la mièvrerie: «L’impression d’être compris dans un lit vaut plus que tout l’or du monde» (43). Ou encore: «Pour l’amour, le grand, on sait tout de suite» (90). Malgré ces résultats mitigés, l’intention du narrateur reste, selon moi, de montrer le caractère potentiellement sacré de l’amour. D’ailleurs, Branka insiste sur la dimension spirituelle de sa relation au monde: «Ce qui nous définit tous, sans exception, c’est un principe de croyance… et c’est ça qui meurt quand on s’éteint. Comme le cœur est un muscle involontaire, la conscience, par défaut, doit croire aussi qu’elle est involontaire, donc dirigée à partir d’ailleurs» (60). Bien que l’analogie de Branka m’apparaît maladroite, son objectif reste de montrer que l’amour semble le seul refuge spirituel contre l’insanité du monde contemporain.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>L’astronaute suicidaire</strong></p> <p style="text-align: justify;">Malgré l’ennuyeuse tendance du narrateur à recourir aux sophismes et aux clichés pour étayer ses réflexions sur l’amour et le sacré –le couple qui le recueille s’aime «comme dans la vraie vie. Celle qu’on vit, pas celle qu’on évite en allant à la messe ou en regardant la télé» (40)…−, <em>Hollywood </em>n’échoue pas totalement en tant que système romanesque et ce en grande partie grâce à la figure récurrente de Stanislas Konchenko. Ce cosmonaute, en même temps que Branka expire, rompt son lien avec la navette spatiale volontairement, se laissant dériver en orbite en attendant que sa réserve d’oxygène s’épuise. Ayant grandi au Canada avec le narrateur, il choisit à l’adolescence de retourner en URSS mener une carrière militaire. On l’engage comme mercenaire pour l’armée serbe où il viole une jeune Branka lors d’attaques à Sarajevo. Dix ans après la guerre, Konchenko, devenu médecin, retrouve Branka à Paris par hasard où ils tombent amoureux. Reconnaissant sa victime, Konchenko s’enfuit en Russie. Désormais astronaute, il se suicide afin de «s’affranchir de son passé» (84) en demandant au narrateur de confesser son crime à Branka, ce qu’il s’apprêtait à faire avant le décès de cette dernière. Ironiquement, une intrigue aussi improbable et maniérée ressemble dangereusement à la structure d’un mauvais film hollywoodien où se multiplient les coïncidences et les invraisemblances… Par contre, la figure récurrente de Konchenko qui apparaît sur tous les écrans que le narrateur croise, elle, se voit pourvue d’un remarquable pouvoir métaphorique. Pendant son errance éthylique, le narrateur perçoit le spectacle médiatique que génère l’acte démesuré de Konchenko. En fait, on retrouve sept allusions à l’omniprésence médiatique de l’astronaute dans la narration<a href="#_edn1" name="_ednref1" title="">[1]</a>, au point où cette figure apparaît comme une obsession. Bien que le narrateur se refuse à interpréter la symbolique du geste, puisqu’il en connaît la véritable nature tragique, reste que pour un observateur extérieur, le suicide spectaculaire de Konchenko correspond à une métaphore hautement significative. L’image de l’homme en orbite autour de la terre, errant dans l’espace, vivant selon une durée limitée et déterminée, évoque à merveille la condition contemporaine que le narrateur dénonce au fil de son discours. L’astronaute à la dérive n’évoque-t-il pas le soliloque de l’insensé nietzschéen qui clamait la mort de Dieu dans <em>Le gai savoir</em>? «Qu’avons-nous fait quand nous avons détaché la chaîne qui liait cette terre au soleil?&nbsp;Où va-t-elle maintenant?&nbsp;Où allons-nous nous-mêmes?&nbsp;Loin de tous les soleils? Ne tombons-nous pas sans cesse?&nbsp;En avant, en arrière, de tous côtés? Est-il encore un en-haut, un en bas?&nbsp;N’allons-nous pas errant comme par un néant infini? (<em>Le gai savoir</em>, §125) Konchenko, en ce sens, incarne précisément une figure de l’impuissance humaine dans un contexte athée où l’individu évolue dans une perte de repères pouvant mener au repli sur de «fausses idoles» telles que le divertissement et la consommation. En une seule image mentale, Séguin livre une métaphore de tout le discours qu’il développe pendant 180 pages. On reconnait ici, peut-être, l’habileté du peintre sachant exploiter le pouvoir évocateur de l’image, bien qu’elle soit ici littéraire plutôt que matérielle.&nbsp;</p> <div> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="edn1"> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ednref1" name="_edn1" title="">[1]</a> Voir les pages 34, 40, 45, 56, 62, 68 et 84.</p> </div> </div> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/combattre-le-cliche-par-le-cliche#comments Amérique Contemporain Contestation DELILLO, Don Deuil ELLIS, Bret Easton Espace culturel Lieux communs NIETZSCHE, Friedrich PALAHNIUK, Chuck Québec SÉGUIN, Marc VADEBONCOEUR, Pierre Roman Mon, 18 Mar 2013 16:40:05 +0000 Pierre-Paul Ferland 705 at http://salondouble.contemporain.info Américains après tout http://salondouble.contemporain.info/lecture/americains-apres-tout <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/quelque-part-en-am-rique">Quelque part en Amérique</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">La littérature québécoise entretient un étrange lien de fascination et de répulsion envers les États-Unis. Qu’on lise les pamphlets contre l’émigration canadienne-française de Damase Potvin, les romans de la Révolution tranquille de Jacques Godbout ou la panoplie de <em>road novels</em> qui paraissent régulièrement depuis 20 ans, on remarque que les États-Unis y incarnent toujours une <em>projection</em>; ils correspondent à ce qu’on cherche à repousser ou à ce qu’on désire secrètement devenir. C’est pourquoi les écrivains québécois s’obstinent à associer les États-Unis à certains lieux communs censés incarner l’altérité: racisme, dévotion, néolibéralisme, armes à feu, artifices du divertissement, dépravation des mœurs couplée au puritanisme, etc. De nos jours, il est ardu de s’émanciper d’une telle tradition littéraire. La posture critique des écrivains face aux États-Unis constitue désormais un <em>horizon d’attente</em> clair et défini. En contrepartie, rares sont les romans québécois qui présentent les États-Unis comme un lieu de contreculture, de modernité, de cosmopolitisme et de démocratie<strong><a href="#1">[1]</a><a name="1a"></a></strong>.</p> <p style="text-align: justify;">Difficile, dans ces circonstances, d’aborder <em>Quelque part en Amérique</em> (2012) d’Alain Beaulieu autrement qu’à partir de la notion d’américanité qui vise, entre autres, à décrire la perception des États-Unis que transmettent les écrivains québécois. D’autant plus que le paratexte qu’a conçu l’éditeur —Druide, qui publie ici son tout premier titre— renforce apparemment ce contrat de lecture: le titre du roman évoque d’emblée l’indétermination géographique, donc l’attrait du dépaysement; attrait illustré à merveille par une photographie d’une autoroute sur la couverture. Nous sommes, hors de tout doute, dans le régime sémiotique connu de l’américanité, pour ne pas dire dans les clichés. Et la quatrième de couverture en rajoute, nous parlant d’une «épreuve accablante qui nous fera découvrir une Amérique porteuse de tous ses paradoxes». Avant même de lire une seule ligne du roman de Beaulieu, ces informations logent le texte dans une sorte de tradition abondante au Québec et au Canada où on cherche à se réconforter dans certaines différences institutionnelles et sociologiques en mettant en évidence l’altérité (souvent décadente) des États-Unis.</p> <p style="text-align: justify;">Pourtant, ces signaux paratextuels ne rendent pas justice au roman de Beaulieu. <em>Quelque part en Amérique</em> ne parle pas de l’Amérique –pas fondamentalement, en tout cas. Il s’agit d’une histoire qui se déroule aux États-Unis, sans que ce pays soit thématisé outre mesure. En fait, avec <em>Quelque part en Amérique</em>, Beaulieu renoue avec certains des thèmes de prédilection de ses quatre premiers romans: le mensonge et l’oppression du secret, la filiation rompue ou encore les déterminismes du lieu d’origine sur le développement de la personne. Ces thèmes m’apparaissent beaucoup plus féconds que la «piste américaine» afin d’apprécier ce roman à sa juste valeur.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Une Amérique d’Américains</strong></span><br />Après la naissance de son fils, Lonie quitte son Bélize natal afin de vivre le «rêve américain» comme l’a fait sa cousine avant elle. Immigrante illégale, elle débarque dans une gare avec son fils de cinq ans, Ludo. L’intervention d’un bon samaritain, Nick Delwigan, lui permet d’éviter <em>in extremis</em> le réseau de traite de femmes auquel elle était destinée. Lonie se terre alors chez la sœur de Nick, Maureen, mariée à un riche prédicateur, et elle y effectue des travaux domestiques. L’arrivée de cette femme et de son enfant dans la vie conjugale de Maureen et Bill fait resurgir tous les problèmes refoulés du couple jusqu’à ce qu’un drame d’une incroyable cruauté vienne enlever Ludo à sa mère. Après ces événements narrés à la première personne par Lonie, la deuxième partie du roman traite de l’évolution du destin de Ludo et Lonie suivant des narrations polyphoniques dans lesquelles chaque personnage donne sa version des événements.</p> <p style="text-align: justify;">À première vue, on voit bien comment une telle histoire ouvre la porte à la critique sociale. Le statut de Lonie permettrait certes à un romancier moralisateur d’aborder les politiques acharnées et inhumaines des États-Unis sur l’immigration illégale. Le statut de Bill, époux de Maureen et dévot richissime, ne rappelle-t-il pas d’emblée ces personnages rongés par leurs délire religieux ou idéologiques qu’on retrouve dans <em>Il n’y a plus d’Amérique</em> (2002) de Louis Caron? Ne peut-on pas voir dans cette famille dysfonctionnelle le reflet d’une quelconque Amérique «en perte de repères» ou «en déclin cauchemardesque»? Toute la prouesse d’Alain Beaulieu réside précisément dans ce <em>refus </em>de céder à la tentation du microcosme et de la métonymie. Ses personnages, aussi stéréotypés puissent-ils sembler, prennent une épaisseur inattendue en vertu de leur psychologie nuancée.</p> <p style="text-align: justify;">L’Amérique de Beaulieu s’efface derrière ses personnages. Si certains peuvent justement voir dans l’indétermination géographique du titre et dans l’obsession de Beaulieu à ne jamais donner de toponymie claire à son histoire un vœu de&nbsp;«continentaliser» son roman, j’y vois plutôt, au contraire, un refus de thématiser à tout prix l’espace américain. Sans oublier, plus pragmatiquement, que la narratrice analphabète ne devrait guère se soucier de savoir si elle se trouve à Dallas ou à Albuquerque puisque, pour elle, «l’Amérique» est bel et bien encore un bloc monolithique: «J’ai rêvé de ce pays si longtemps qu’une fois là je ne savais plus comment le prendre» (67). Or, contrairement par exemple à l’avatar de Sergio Kokis dans <em>Le pavillon des miroirs</em> (1995), Lonie n’exerce pas de critique acerbe du mode de vie consumériste et superficiel des Américains. Au contact de Maureen, qui a pourtant tous les attributs de l’«épouse trophée» oisive dont les petits tracas émotifs pâlissent en comparaison de la pauvreté et de la souffrance que Lonie a vécues toute sa vie, elle demeure compréhensive, voire fascinée:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">J’ai découvert avec une certaine stupéfaction que cette femme, qui était née et avait grandi dans le pays le plus riche du monde, qui n’avait manqué de rien et qui vivait maintenant dans un palace sans jamais se soucier de savoir si elle allait un jour manquer d’argent pour se nourrir ou se loger, que cette femme pour qui la vie avait tenu les promesses les plus audacieuses, était au bord de la dépression. Cela m’a incitée à en prendre soin par de petites attentions qu’elle a sans doute fini par associer à des marques d’amitié (77).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">La complicité entre les deux femmes se développe alors que Maureen l’emmène faire une virée à la plage. Lorsque Maureen joue avec Ludo, Lonie dit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Cette femme qui n’avait pas eu d’enfant prenait sa revanche avec le mien, et j’étais heureuse de lui offrir ce cadeau que tout son argent n’aurait pas pu lui procurer. […] Nous nous rendions du bonheur chacune à notre façon […] (89).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Pour utiliser l’expression consacrée, on voit bien que Maureen vit «les malheurs des gens sans soucis». Pourtant, la narratrice n’exprime pas de mépris ou de rancœur à son endroit, mais plutôt de la surprise et, plus loin, de l’empathie. Le décalage entre l’extrême richesse et l’extrême pauvreté n’est pas perçu comme le reflet d’une quelconque lutte des classes. Beaulieu, autrement dit, traite ses personnages américains avec la même affection qu’il traite le personnage de Lonie. Il s’agit d’un contraste net avec, par exemple, les personnages de <em>Les derniers jours de Smokey Nelson</em> (2010) que la romancière Catherine Mavrikakis aborde, selon moi, avec un certain degré de condescendance. Dans <em>Les derniers jours de Smokey Nelson</em>, le personnage dévot de Ray Ryan entend la voix de Dieu lui-même en narration à la seconde personne. Malgré la gravité de ce que vit Ryan, le deuil de sa fille, le portrait caricatural qu’en dresse la romancière le rend antipathique et invraisemblable. Mavrikakis relate notamment une partie de chasse entre le père et la fille où celle-ci s’illustre au tir: «Elle maniait ces engins puissants avec une dextérité qui <em>vous faisait rire tous les deux</em>» (79, je souligne). Plus loin, Dieu sanctifie la croisade du fils de Ray qui joint une milice apparentée au Ku-Lux Klan en énumérant les «tares» de l’Amérique. Je me permets de citer cette longue énumération, tant elle me semble représentative, précisément par l’effet hyperbolique qu’elle transmet, de la réduction du personnage dévot en stéréotype du Républicain honni:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Les enfants assassinés lâchement dans le sein de leur mère, […], la terreur exercée par les hommes noirs à l’intérieur du pays, […], le viol perpétuel des frontières du territoire par des étrangers de toutes espèces, le complot permanent contre les hommes blancs, l’hystérie féministe des créatures hommasses, […], l’excitation frénétique des sodomites qui entachent à jamais l’idée même du mariage, le retour du communisme et du socialisme abjects […], l’étouffement progressif du pouvoir d’achat des travailleurs honnêtes menés systématiquement par un gouvernement cynique, le non-respect du drapeau des États-Unis […], l’insolence des jeunes envers les patriarches, les aînés, la désertion des églises, l’esprit scientifique qui s’empare de tout et qui croit mettre à mal le mystère divin, la télévision blasphématrice et l’Internet vénéneux […] tout cela met Tom hors de lui et le force à prendre les armes (92).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Voilà ce qu’on pourrait nommer un condensé idéologique! En contrepartie, Bill, ce prédicateur amoureux de la prière mais atterré par la stérilité de sa femme que nous présente Beaulieu, contourne le stéréotype du Républicain, puisque le récit aborde le personnage à travers son rôle de mari. L’histoire que le romancier raconte supplante le procès moral.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Une écriture effacée?</strong></span><br />Beaulieu ne sacrifie pas uniquement son portrait de l’espace américain au bon fonctionnement du drame psychologique. La langue de <em>Quelque part en Amérique</em> semble transparente. Chantal Richard mentionne que, au Québec, le choix du romancier qui situe son texte aux États-Unis de transcrire la langue anglaise dans un registre unilingue ou plurilingue dépasse la simple question de la lisibilité ou du réalisme<strong><a href="#2">[2]</a><a name="2a"></a></strong>. Ce choix, compte tenu de la tension historique au Québec en regard de l’anglais, serait révélateur d’une «position idéologique» ou d’une «tendance psychosociale» (2000: 232). Certes, comme les narrateurs anglophones de <em>Quelque part en Amérique</em> relatent leur propre histoire, un souci de réalisme aurait carrément poussé Beaulieu à rédiger son roman en anglais. Pourtant, l’absence d’un locuteur francophone permet à la narration d’opérer une identité totale entre le français et l’anglais (comme si nous regardions un film doublé<strong><a href="#3">[3]</a><a name="3a"></a></strong>). Beaulieu ne problématise pas le plurilinguisme nord-américain. Autrement dit, si, comme le propose Richard, toute insertion de l’anglais dans un roman québécois suppose une prise de position linguistique, on peut affirmer que l’homogénéité linguistique de Beaulieu, même si motivée par un souci de cohérence esthétique, récuse l’altérité américaine. Ce qu’il faut retenir, dans ce cas, c’est justement l’envers de cette altérité, c’est-à-dire la stricte humanité de ces personnages en dépit de leur éloignement géographique et culturel du Québec.</p> <p style="text-align: justify;">Dans un même ordre d’idées, bien que la parole soit un phénomène apparemment crucial pour mettre en valeur la polyphonie d’un texte littéraire, Beaulieu choisit, au contraire, de supprimer à peu près tous les effets de style relatifs au phénomène de la voix, hormis la polyphonie –qui constitue d’ailleurs, selon moi, une faiblesse du roman: la narration à la troisième personne aurait peut-être davantage convenu à l’histoire de Lonie et Ludo. Certes, parfois Lonie nous rappelle certains décalages culturels –elle ignore notamment le concept de «pension alimentaire» (91)– mais ces marques de la tangibilité du narrateur sont éparses. La subjectivité de la voix s’éclipse, comme l’hétérolinguisme, au profit de la progression de l’histoire et de l’émotion. Le dépouillement linguistique (tant de la langue que de la parole) donne une apparence d’absence esthétique relativement rare en littérature contemporaine (qui n’est, bien sûr, qu’une illusion, puisque l’effacement de la langue exige paradoxalement un travail important). À l’ère des narrateurs non-fiables et des focalisations fragmentées, le classicisme de Beaulieu apparaît presque transgressif. Il s’agit d’une évolution nette dans l’œuvre de Beaulieu, qui avait habitué ses lecteurs à certaines prouesses métafictionnelles dans <em>Le Fils perdu</em> (1999) et <em>Le Joueur de quilles</em> (2004), voire à une sorte de transfictionnalité carnavalesque dans <em>La Cadillac blanche de Bernard Pivot </em>(2006), où l’auteur imaginait un colloque réunissant tous ses écrivains favoris.</p> <p style="text-align: justify;">Cette limpidité, ce dépouillement qui provoque une sorte de dénationalisation du texte, manque cependant parfois de cohérence. À trois occasions, la narration commet quelques fautes tant sur le plan de l’esthétique telle que je l’ai présentée précédemment que sur le plan du réalisme. Ironiquement peut-être, ces failles surviennent quand Beaulieu cherche à lier son texte à la tradition de l’américanité. Lors de leur virée, Maureen s’empresse de comparer Lonie à «son» Neal Cassady (84) tout en prenant soin de résumer <em>Sur la route</em>, qu’elle a lu au collège, à la narratrice. La justification fictionnelle de l’intertexte kerouacien paraît tirée par les cheveux… Plus loin, toujours en route, Lonie remarque: «Nous avons traversé sans les voir des villes aux noms francophones, ce qui témoignait de la présence passée des Français dans cette partie de l’Amérique» (102). Ludo, devenu adulte, va quant à lui être ravi de savoir que sa copine «avait même appris des rudiments de français pour pouvoir lire des textes qui se référaient à la période où l’Amérique avait été foulée et défrichée par des explorateurs de l’Hexagone» (144). Ces références à la présence francophone en Amérique du Nord sonnent faux. Du point de vue de l’histoire, pourquoi Lonie et Ludo s’intéresseraient-ils à ce fait anthropologique? On croirait que le romancier a tenté artificiellement de saupoudrer quelques leitmotive de l’américanité, Jack Kerouac en tête de liste, pour s’insérer dans la tradition de <em>Volkswagen Blues</em> (1984) de Jacques Poulin et <em>Petit homme Tornade</em> (1996) de Roch Carrier, entre autres. Déjà dans son premier roman, <em>Fou-Bar</em> (1997), Beaulieu avait inséré une telle digression «américaine» qui fracturait l’illusion référentielle. Harold Lubie, criminel en cavale à la recherche de sa copine dans le Maine, scandait son américanité dans une étrange parenthèse:&nbsp;«Je considère l’Amérique, nourrice de mes ancêtres, les Rouges autant que les Blancs, comme ma première mère» (1997: 121).</p> <p style="text-align: justify;">Qu’on les considère comme des maladresses ou non, ces digressions narratives illustrent à merveille le lien intime qui existe dans la littérature québécoise entre l’Amérique et l’identité. <em>Quelque part en Amérique</em> ne montre-t-il pas, par ces petites fissures desquelles émerge un discours clair sur l’américanité, qu’on a beau chasser le naturel, il reviendra au galop? Mobiliser l’imaginaire américain, dans le roman québécois, suppose toujours une prise de position identitaire et <em>Quelque part en Amérique</em> nous en fait la preuve. Dans ce cas-ci, les allusions à la composante francophone de l’Amérique révèlent ce que le refus de la métonymie à fins critiques nous montrait déjà: ce «quelque part» en Amérique, ça pourrait aussi être chez nous.<br />&nbsp;</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br />Beaulieu, Alain. <em>Quelque part en Amérique</em>. Montréal, Druide (Coll. Écarts), 2012.<br />Beaulieu, Alain. <em>Le postier Passila</em>. Montréal, Actes Sud, 2010.<br />Beaulieu, Alain. <em>La cadillac blanche de Bernard Pivot</em>. Montréal, Québec Amérique (Coll. Mains libres), 2006.<br />Beaulieu, Alain. <em>Le joueur de quilles</em>. Montréal, Québec Amérique, 2004.<br />Beaulieu, Alain. <em>Le fils perdu</em>. Montréal, Québec Amérique, 1999.<br />Beaulieu, Alain. <em>Le dernier lit</em>. Montréal, Québec Amérique, 1998.<br />Beaulieu, Alain. <em>Fou-Bar</em>. Montréal, Québec Amérique, 1997.<br />Caron, Louis. <em>Il n’y a plus d’Amérique</em>. Montréal, Boréal, 2002.<br />Carrier, Roch. <em>Petit homme tornade</em>. Montréal, Alain Stanké, 1996.<br />Godbout, Jacques. <em>Une histoire américaine</em>. Paris, Seuil, 1986.<br />Kokis, Sergio. <em>Le pavillon des miroirs</em>. Montréal, XYZ, 1995.<br />Larue, Monique. <em>Copies conformes</em>. Montréal, Lacombe, 1989.<br />Mavrikakis, Catherine. <em>Les derniers jours de Smokey Nelson</em>. Montréal, Héliotrope, 2011.<br />Poulin, Jacques.<em> Volkswagen Blues</em>. Montréal, Babel/Actes Sud, 1984.<br />Richard, Chantal. «Le problème du locuteur anglophone dans le roman québécois se déroulant aux États-Unis: du métissage à l’assimilation», dans Robert Viau [dir.], <em>La création littéraire dans le contexte de l’exiguïté</em>, Beauport (Québec), Publications MNH (Écrits de la francité, n°&nbsp;4), 2000, p. 231-252.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#1a"><strong>[1]</strong></a><a name="1"></a> Même un roman comme <em>Chercher le vent</em> (2001) de Guillaume Vigneault. qui présente les États-Unis de manière plus positive, prend la peine de relater un épisode où le faste new-yorkais corrompt le personnage principal.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#2a"><strong>[2]</strong></a><a name="2"></a> Par exemple, <em>Une histoire américaine </em>(1986) de Jacques Godbout tend à traduire immédiatement en français les dialogues se déroulant en anglais alors que <em>Copies conformes </em>(1989) de Monique Larue transcrit les dialogues dans leur langue intégrale.</p> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#3a">[3]</a><a name="3"></a></strong> Une seule scène du roman exploite les marques transcodiques. Lors de leur virée, Maureen et Léonie utilisent la carte de crédit de Bill pour payer leurs achats et elles rient du jeu de mots&nbsp;«<em>Bill with a bill</em>» (89).</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/americains-apres-tout#comments Amérique BEAULIEU, Alain Canada Conscience linguistique Déplacements Espace culturel États-Unis d'Amérique Exil GODBOUT, Jacques KEROUAC, JACK KOKIS, Sergio Lieux communs Polyphonie RICHARD, Chantal Roman Tue, 08 Jan 2013 15:02:57 +0000 Pierre-Paul Ferland 656 at http://salondouble.contemporain.info Alias Clint Eastwood http://salondouble.contemporain.info/lecture/alias-clint-eastwood <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lazy-bird">Lazy Bird</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>L’œuvre romanesque d’Andrée A. Michaud présente une remarquable cohérence. Dans <em>Portraits d’après modèles </em>(1991), <em>Alias Charlie </em>(1994) et <em>Les derniers jours de Noah Eisenbaum </em>(1998), les personnages cherchent, par la pratique artistique –peinture, cinéma ou écriture–, à composer avec un deuil récent qui les pousse aux frontières de la démence, ne parvenant plus à distinguer la fiction artistique du réel. Dans un même ordre d’idée, avec <em>Le Ravissement </em>(2001, lauréat du Prix du Gouverneur général du Canada), <em>Le Pendu de Trempes </em>(2004) et son plus récent roman, <em>Rivière Tremblante </em>(2011), Michaud met en scène des individus aux prises avec les conséquences de la disparition d’un ou de plusieurs enfants.</p> <p>Malgré l’omniprésence de motifs criminels dans l’œuvre de l’auteure, seul <em>Lazy Bird</em> (2009) porte la mention générique de «roman policier». <em>Lazy Bird </em>donne la parole à Bob Richard, un orphelin qui anime des émissions de radio nocturnes portant sur le jazz. Arrivé dans une ville du Vermont pour un nouvel emploi, cet albinos se trouve pris dans le piège de «Misty», une auditrice aux tendances psychopathologiques qui lui adresse des appels anonymes et qui tend à répéter les actes meurtriers de Jessica Walter dans <em>Play Misty for Me </em>(1971), premier long métrage réalisé par Clint Eastwood.</p> <p>L’intérêt particulier de <em>Lazy Bird </em>réside dans les enjeux fictionnels que la traversée physique de la frontière canado-américaine soulève. Plus précisément, les États-Unis de Bob Richard s’interprètent en fonction de sa «surconscience» de la culture étatsunienne. Le recensement des références au cinéma hollywoodien et à la musique jazz et rock’n’roll tend à montrer que le narrateur habite davantage un espace culturel qu’un espace réel. La poétique de la citation dans <em>Lazy Bird</em>, que j’associerai aux notions de simulacre et d’hyperréalité développées par Jean Baudrillard (1988), contamine toutes les composantes du roman – narration, personnages, espace-temps, intrigue, langage. Le schéma de lecture policière qui s’impose traditionnellement pour lire un tel roman se voit donc confronté à des inférences intertextuelles envahissantes, rendant le contrat de lecture policière périlleux. L’enjeu du récit se situerait dès lors dans une interrogation plus fondamentale que celle à laquelle la lecture policière nous habitue: comment, aujourd’hui, percevoir le monde hors du cadre culturel imposé par la puissance médiatique des États-Unis? Sommes-nous condamnés, à l’instar de Bob Richard, à percevoir nos existences comme des <em>blockbusters </em>en devenir?</p> <p><span style="color:#a9a9a9;"><strong>Hyperréalité</strong></span></p> <p>Jean Baudrillard, dans <em>Simulacres et Simulations </em>(1981), développe la notion d’hyperréalité, qu’il décrit comme une condition par laquelle l’individu, dans une civilisation industrialisée et avancée technologiquement, en vient à perdre progressivement l’habileté à distinguer le réel du simulé. L’hyperréalité se manifeste essentiellement à travers ce que Baudrillard désigne comme le simulacre. Le simulacre se définit comme une copie de quelque chose qui n’existe pas: «Il s’agit d’une substitution au réel des signes du réel» (1981:11), ajoute Baudrillard. Le propre du simulacre est d’anéantir les frontières entre réel et fictionnel, pour ne laisser précisément que le simulacre. L’individu en viendra alors à créer sa propre réalité en fonction des simulacres qu’il habite. Les exemples pour nous convaincre de l’omniprésence de l’état d’hyperréalité dans une culture capitaliste et technologique se multiplient. Contentons-nous de mentionner la culture de célébrité des magazines à potins, les jeux vidéo, les communautés en ligne, les réseaux sociaux, les jeux de rôles virtuels, la téléréalité, la pornographie, etc. Toutes ces réalités fondamentalement sémiotiques engendrent un monde dominé par ses propres codes fantasmatiques que l’individu habite sans qu’il y ait de dichotomie entre réel et fiction: l’illusion n’est plus possible car le réel n’est plus possible.</p> <p>Dans le cas de Bob Richard, le mélomane produit lui-même son hyperréalité en fonction du cinéma et de la musique qu’il écoute compulsivement. Il superpose ce simulacre à&nbsp; la ville américaine de Solitary Mountain. Le passage de la frontière des États-Unis devient alors la métaphore du passage dans l’hyperréalité où les scénarios de films policiers hollywoodiens dominent l’intrigue romanesque.</p> <p><span style="color:#a9a9a9;"><strong>Une traduction instantanée </strong></span></p> <p>Les titres de deux parties sur quatre sont en anglais. Le roman se nomme lui-même <em>Lazy Bird</em>. L’auteure encadre ses chapitres avec des citations en anglais de la poésie de Jim Morrison. Manifestement, l’examen du paratexte de l’œuvre révèle une omniprésence de l’anglais dans sa structure. La narration du roman, quant à elle, est une traduction en français en temps réel d’une action qui se déroule en anglais. Étonnamment peut-être, la manipulation des deux langues par le narrateur contribue à l’édification de l’hyperréalité, en abolissant la distance linguistique entre Richard, francophone, et l’espace américain qu’il habite. Au-delà d’une simple nécessité (raconter en français une intrigue qui se passe aux États-Unis), la traduction devient pour Richard un jeu par lequel il parvient à mieux définir son entourage, qui rappelle les réflexions langagières de Nicole Brossard, dans <em>Le désert mauve </em>(1987), et de Monique Larue, dans <em>Copies conformes</em> (1989). Voilà qui s’éloigne de l’anglais «rudimentaire» de Jack Waterman dans <em>Volkswagen Blues</em>. Lorsqu’il fait connaissance avec son ami Charlie, il traduit la conversation dans un système de référence francophone: «Les you de Charlie the Wild Parker résonnaient comme des tu et les miens aussi. Dans la traduction du roman qu’était ma vie, il était impossible que Parker me vouvoie» (2009: 84). Richard perçoit donc sa vie comme une partie prenante de la fiction. Il réfléchit également à la réalité linguistique américaine lorsqu’il lit un roman américain dont la traduction par un Français le déçoit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:2.0cm;"><span style="color:#a9a9a9;">Après avoir appris que les États-Uniens fréquentaient le lycée et qu’un conducteur se nommait driveur au pays de l’oncle Sam, j’ai refermé le livre en me demandant pourquoi le Québec était forcé d’importer l’Amérique d’un pays qui n’avait jamais eu les pieds dans la slush, n’avait jamais été immergé dans une mare d’anglophones, ne mangeait pas de beurre de pinottes et confondait les belles neigeuses avec de belles niaiseuses (2009: 94).</span></p> </blockquote> <p>En rejetant le lexique que la traduction française impose pour décrire une réalité fondamentalement nord-américaine avec une ironie qui rappelle les réserves de Jacques Poulin dans <em>Chat Sauvage </em>à l’endroit des traductions françaises des matchs de baseball, Richard revendique son authenticité. Il signale qu’il appartient davantage à l’Amérique, tout en l’expérimentant principalement, mais pas exclusivement, en français, voire mutuellement avec l’anglais.</p> <p><span style="color:#a9a9a9;"><strong>Une ville américaine</strong></span></p> <p>D’ailleurs, le choix de Michaud, récurrent dans son œuvre, de situer ce roman dans un village américain plutôt que québécois comporte une dimension hautement significative sur les plans culturel et littéraire: l’Amérique, chez Michaud, n’incarne pas l’altérité, mais l’hyperréalité, c’est-à-dire un lieu de culture exacerbée. Toutes les composantes qui structurent ce monde fictionnel semblent sortir tout droit d’un film américain. L’histoire se situe essentiellement dans la ville de Solitary Mountain, au Vermont. La description de la ville évoque d’emblée les clichés cinématographiques: le brouillard, une pluie torrentielle, des éclairs ceinturent la montagne. Selon le narrateur-personnage, ces éléments «semblaient artificiels, calqués sur ceux d’une bande dessinée postmoderne ou d’un film d’horreur de série B» (2009: 19). Il souligne l’appartenance de sa description à l’imaginaire filmique: «Pour un peu, je me serais attendu à voir Bela Lugosi déboucher au coin d’une rue, drapé dans son accoutrement de comte Dracula» (2009: 19). Solitary Mountain n’existe pas en elle-même, mais plutôt en fonction des lieux cinématographiques qu’elle imite.</p> <p><span style="color:#a9a9a9;"><strong>Des personnages importés de Hollywood</strong></span></p> <p>Les habitants de ce village n’échappent pas non plus à l’immersion hyperréelle. Richard décrit les divers personnages qu’il croise à partir de sa propre expérience de la culture américaine, créant l’impression selon laquelle tous les personnages comportent un autre degré de réalité. Ainsi, il se lie d’amitié avec Lucy-Ann Thomas, une adolescente perturbée qui se passionne pour les Doors et pour la musique jazz. Lors de leur première rencontre, la jeune fille écoute la pièce <em>Lazy Bird</em>, de John Coltrane, ce qui lui méritera le surnom de «Lazy Bird». L’autre ami de Richard, Charlie the Wild Parker, emprunte son nom au trompettiste jazz Charlie Parker, de qui d’ailleurs le sauvage est un fervent admirateur. Son voisin, Jim Donohue, quant à lui, est le sosie de l’acteur John Goodman. La propriétaire de la maison qu’il loue, Rita Hayworth, est homonyme (mais pas synonyme!) de la vedette hollywoodienne des années quarante. Toutes ces associations participent au simulacre. Richard perçoit les autres à travers son obsession envers la musique et le cinéma. Le personnage fondamentalement fictif de Misty illustre cette tendance mieux que tous les autres.</p> <p><span style="color:#a9a9a9;"><strong>Une <em>copycat</em>?</strong></span></p> <p>La chimère que constitue Misty envahit l’intrigue policière du roman en lui superposant le spectre fictif du film <em>Play Misty for Me </em>de Clint Eastwood. Richard reçoit des appels anonymes d’une femme qui lui demande de jouer <em>Misty</em>, d’Erroll Garner. Cela lui suffit pour se sentir catapulté dans un de ses films favoris d’adolescence:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:2.0cm;"><span style="color:#a9a9a9;">Avec le temps, j’en étais venu à m’identifier à Eastwood, qui tenait dans cette histoire le rôle du gars traqué par la folie. […] <em>Play Misty for Me</em> était devenu une obsession et j’avais l’intime conviction qu’un jour ou l’autre, une femme nommée Misty entrerait dans ma vie (2009: 33).</span></p> </blockquote> <p>À partir de cet appel, Richard soumettra tous les événements de sa vie à une interprétation cinématographique. S’identifiant à Eastwood, il construit son propre simulacre d’énigme policière et il harcèle le shérif local sceptique, Ed Cassidy, homonyme du batteur du groupe jazz-rock américain Spirit, avec ses hypothèses paranoïaques. Le lecteur doit donc développer deux hypothèses à travers sa lecture policière. D’une part, il doit chercher les indices à même les preuves que livre le narrateur au fil du texte; d’autre part, il doit aussi évaluer l’interprétation que Richard en fait. Non seulement le lecteur est invité à découvrir l’identité de cette Misty, mais il doit aussi départager les menaces réelles des simples divagations de Richard. Le point de vue du shérif, qui voit dans Richard un coupable potentiel tentant de semer des fausses pistes, ne va pas sans rappeler certains romans policiers racontés par le coupable lui-même et qui tentent de prendre le lecteur au piège, tel que <em>Le meurtre de Roger Ackroyd</em>, d’Agatha Christie. Le dernier chapitre du livre, en fin de compte, nous apprend que c’est l’animateur de radio que Richard a remplacé, Cliff Ryan, qui a orchestré sa propre disparition et a simulé son assassinat par cette fictive «Misty» qu’il a inventé après avoir vu le film d’Eastwood. La lecture des faits de Richard, contre toute attente, s’avère juste. Lorsqu’un tel roman policier déploie un espace, des personnages, même un langage, qui relèvent de l’hyperréalité, il n’y a rien d’étonnant à ce que la clé de l’énigme policière soit elle-même un simulacre.</p> <p><span style="color:#a9a9a9;"><strong>Roman policier postmoderne?</strong></span></p> <p>La position de Michaud à l’égard du réel remet en question la nature générique de <em>Lazy Bird</em>. Ses personnages de <em>Lazy Bird </em>mais aussi de toute sa production romanesque habitent un monde déformé par la fiction, où les frontières du réel s’évaporent au gré des images, créant une réalité de plus en plus virtuelle. Cette remise en question des assises du réel rejoint spécifiquement les enjeux de la science-fiction contemporaine. Est-ce donc dire que l’intrigue policière des romans de Michaud devient secondaire, laissant la place à ces bouleversements ontologiques? Une telle transition rappellerait la position controversée de Brian McHale au sujet du postmodernisme américain, dans <em>From Modernist to Postmodernist Fiction: Change of Dominant </em>(1987), qui voit justement l’essence du roman postmoderne dans ce glissement du paradigme épistémologique propre au roman policier vers le cadre ontologique typique de la science-fiction. <em>Lazy Bird</em>: un roman policier postmoderne québécois?</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#a9a9a9;"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</p> <p>Jean BAUDRILLARD (1981), <em>Simulacres et simulations</em>, Paris, Éditions Galilée (Débats).</p> <p>Nicole BROSSARD, <em>Le désert mauve</em>, Montréal, L’Hexagone, 1987.</p> <p>Agatha CHRISTIE, <em>Le meurtre de Roger Ackroyd</em>, Paris, Éditions du Masque, 2011 [1926].</p> <p>Monique LARUE, <em>Copies conformes</em>, Montréal, Boréal (Compact), 1998 [1989].</p> <p>Brian McHALE (1987), <em>From Modernist to Postmodernist Fiction: Change of Dominant</em>, Londres et New York, Routeledge.</p> <p>Andrée A. MICHAUD (2009), <em>Lazy Bird</em>, Montréal, Québec Amérique (Tous continents).</p> <p>____ (2011), <em>Rivière tremblante</em>, Montréal, Québec Amérique (Littérature d’Amérique).</p> <p>____ (2006), <em>Mirror Lake</em>, Montréal, Québec Amérique (Littérature d’Amérique).</p> <p>____ (2004), <em>Le pendu de Trempes</em>, Montréal, Québec Amérique (Littérature d’Amérique).</p> <p>____ (2001), <em>Le ravissement</em>, Québec, L’instant même.</p> <p>____ (1998), <em>Les derniers jours de Noah Eisenbaum</em>, Québec, L’instant même.</p> <p>____ (1994), <em>Alias Charlie</em>, Québec, Leméac.</p> <p>____ (1991), <em>Portrait d’après modèles</em>, Montréal, Leméac.</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/alias-clint-eastwood#comments BAUDRILLARD, Jean BROSSARD, Nicole CHRISTIE, Agatha Espace culturel Hyperréalité LARUE, Monique MCHALE, Brian MICHAUD, Andrée A. Québec Roman policier Simulacre Roman Wed, 07 Sep 2011 17:57:08 +0000 Pierre-Paul Ferland 368 at http://salondouble.contemporain.info