Salon double - DIDI-HUBERMAN, Georges http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/886/0 fr Pour une contemporanéité de l’imaginaire http://salondouble.contemporain.info/antichambre/pour-une-contemporan-it-de-l-imaginaire <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gauvin-francis">Gauvin, Francis</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p align="right"><span style="color:#808080;">Le temps ne fait pas que s’écouler; il travaille.</span></p> <p align="right"><span style="color:#808080;">Georges Didi-Huberman (2002: 320)</span></p> <p>&nbsp;</p> <p><em>Qu’est-ce que le contemporain?</em> Après deux publications récentes (Agamben, 2008; Ruffel, 2010) posant cette question, sans compter les conférences et articles à ce sujet, la contemporanéité demeure un phénomène obscur. Cette indétermination se répercute jusque dans l’utilisation du terme. Par exemple, <em>Salon double</em> se veut un portrait de la littérature contemporaine en préconisant une réflexion sur des œuvres récemment publiées, et ce, à partir d’enjeux théoriques ou esthétiques qui sont également dits contemporains. Cela dit, il est difficile de distinguer où la contemporanéité commence et où elle s’achève, étant donné la relativité du contemporain. Ce qui l’est aujourd’hui est appelé à ne plus l’être demain. Une telle incertitude se remarque également lorsqu’on dit d’une personne qu’elle est contemporaine à tel ou tel phénomène, et ce, même si la concordance historique n’est pas tout à fait précise.&nbsp;Comprise ainsi, la contemporanéité devient une sorte d’espace-temps plus ou moins élastique qui permet de relever le parfum d’une époque. Dans cette mesure, il serait tentant de savoir jusqu’où cette élasticité peut tenir le coup; mais je pense que cette manière d’envisager le contemporain est inadéquate. Il n’est pas une période historique malléable.</p> <p>Le véritable problème qui relève de ces exemples est d’ordre phénoménologique, puisqu’ils font de la contemporanéité une simple extension de l’actualité. Ce qui est actuel, c’est ce qui est en acte, ce qui s’actualise à tout instant. Que tel phénomène soit contemporain d’un autre, cela signifie simplement que tous deux s’actualisent à peu près en même temps. De la même manière que la proposition <em>ce qui est contemporain aujourd’hui ne le sera plus demain</em> ne fait qu’illustrer l’actualité dans sa succession. En aucun cas ces exemples ne permettent d’atteindre quelconque phénomène de contemporanéité. Il faut donc pousser l’examen plus loin si l’on veut se rendre à l’origine de ces manifestations.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Une approche du contemporain</strong></span></p> <p><em>Le Grand Robert</em> définit le contemporain comme ce qui est «en même temps que» ou «du même temps que». Bien que ces deux acceptions semblent identiques, elles sont phénoménologiquement distinctes. «En même temps» suppose que certaines choses se produisent au même moment, alors que «du même temps» suggère plutôt que ces choses se produisent à peu près durant la même période historique. L’un signifie une simultanéité temporelle, tandis que l’autre, une concordance historique. Au-delà de cette distinction (sur laquelle je ne peux insister<a href="#_ftn1" name="_ftnref" title="">[1]</a>), l’idée de <em>mêmeté</em> revient à travers ces deux acceptions, et c’est à partir de celle-ci qu’il faut réfléchir à ce qu’est la contemporanéité.</p> <p>Le «même» est un concept embêtant car il sous-entend que plusieurs entités, reconnues comme étant différentes, sont perçues identiquement. Il faut d’emblée admettre qu’il y a la présence effacée –mais non moins silencieuse– d’un observateur qui soutient cette <em>mêmeté</em>. En ce qui concerne le contemporain, il serait impossible de faire fi de l’interaction imaginaire d’un sujet qui, par l’entremise d’opérations sémiotiques, constate au mieux de ses perceptions un rapprochement historico-temporel. La validité du «en même temps que» et «du même temps que» est toujours déterminée par une présence subjective. Aussi simple et naïve que puisse être cette constatation, ses implications ne le sont pas.</p> <p>Cela implique de savoir si le sujet est témoin du contemporain, ou s’il en est lui-même sujet. Autrement dit, est-ce que la contemporanéité se résume à l’image actuelle des choses, ou participe-t-elle d’un processus de l’imaginaire, sans lequel il ne peut y avoir de temporalité? Évidemment il serait absurde de penser que le sujet est similaire à une caméra qui observe les choses telles qu’elles sont, toujours en distinguant le moment présent du passé et de l’avenir. La relation entre moments passés, présents et futurs est beaucoup plus complexe puisqu’elle fait intervenir la mémoire. Sans son support, il serait impossible de juxtaposer diverses images afin d’assumer quelconque chronologie.</p> <p>Mais encore, il faut une faculté permettant cette juxtaposition. Mon hypothèse est que la contemporanéité n’est pas un simple effet du cours des choses, mais qu’elle est un véritable travail de l’intérieur, sorte de tension temporale au sein de l’imaginaire. Pour reprendre l’expression de Bertrand Gervais, elle serait une des <em>logiques de l’imaginaire</em><a href="#_ftn2" name="_ftnref" title="">[2]</a>. Je propose en ce sens de pénétrer au cœur de l’imaginaire afin d’observer, à la source, le phénomène de contemporanéité. Cette entreprise permettra ultérieurement d’étudier ses manifestations à partir d’un regard porté sur son origine.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Pour une contemporanéité de l’imaginaire</strong></span></p> <p>Afin d’illustrer l’implication de l’imaginaire dans toute manifestation de contemporanéité, il serait opportun de mettre en parallèle les notions de temps et d’histoire avec celle de récit. Que l’histoire soit un récit, cela va pratiquement de soi; mais qu’en est-il du temps? À prime abord, le temps est irreprésentable. Au mieux on peut le considérer comme une intuition qui ne se démontre qu’à partir de sa mesure. Ceci dit, toute unité de temps correspond à un <em>micro-récit</em>. Par exemple, une année correspond à une révolution de la Terre autour du soleil. En disant&nbsp;:&nbsp;«il y a un an de cela», il est sous-entendu que depuis ce jour la Terre a tourné une fois autour du soleil. Un récit est ainsi mis en parallèle. Lors de chaque mesure temporelle, deux événements sont toujours comparés l’un par rapport à l’autre, et cette comparaison suppose une activité sémiotique qui dépasse la prise de mesure. Il y a une mise en perspective entre deux événements perçus.</p> <p>Conséquemment, la perspective à l’intérieur de laquelle il y a mise en relation détermine la valeur de la mesure. Ce fait s’observe aisément dans notre rapport à l’histoire. Selon les conditions socio-historiques dans lesquelles nous évoluons, notre façon d’interpréter le cours des événements peut varier. Il n’y a pas d’Histoire universelle, puisque les balises servant à définir les périodes historiques ne sont pas unanimes. Notre perspective est toujours orientée par les points de repère employés; et c’est là que l’imaginaire intervient de la manière la plus déterminante. Les points de repère sont –et il ne peut pas en être autrement– des figures de l’imaginaire. Bien que ce à quoi ces figures référent puisse être réel (nous pouvons croire dur comme fer qu’il y a un soleil et qu’il y a une Terre), il n’en demeure pas moins que ces entités sont d’abord et avant tout des figures de notre imaginaire. Une preuve de cela, c’est l’évolution de notre conception de la Terre. Seule une figure peut passer d’une surface plane à une sphère, puisque l’imaginaire offre la souplesse nécessaire à ce que nos représentations se défigurent.</p> <p>Étant donné que ce n’est qu’à partir de figures de l’imaginaire qu’il y a perspective, il résulte que toute conception historique ou temporelle des choses corresponde en une juxtaposition de figures qui sont <em>déjà présentes</em> au sein de l’imaginaire. Des figures du passé, du présent et de l’avenir se rencontrent <em>en même temps</em> pour penser <em>une même histoire</em>. Dans cette optique, la contemporanéité n’est donc pas une simple concordance historique ou temporelle, pas plus qu’elle n’est réductible à l’actualité. Elle est l’horizon à l’intérieur duquel il y a temps et histoire. En d’autres termes, elle est leur condition de possibilité, soit la tension temporale permettant à ce que certaines choses soient considérées temporellement ou historiquement.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p>Giorgio AGAMBEN (2008), <em>Qu’est-ce que le contemporain?</em>, Paris, Payot &amp; Rivages.</p> <p>Georges DIDI-HUBERMAN (2002), <em>L’image survivante</em>, Paris, Minuit.</p> <p>Bertrand GERVAIS (2007), <em>Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire tome I</em>, Montréal, Le Quartanier.</p> <p>Bertrand GERVAIS (2008), <em>La ligne brisée</em><em>: labyrinthe, oubli et violence</em><em>. Logiques de l’imaginaire tome II</em>, Montréal, Le Quartanier.</p> <p>Bertrand GERVAIS (2009), <em>L'imaginaire de la fin: temps, mots et signes. Logiques de l’imaginaire. Tome III</em>, Montréal, Le Quartanier.</p> <p>Martin HEIDEGGER ([1927] 1985), <em>Être et temps</em>, traduit de l’allemand par Emmanuel Martineau, édition numérique hors-commerce, Authentica, &nbsp;[en ligne]. <a href="http://nicolas.rialland.free.fr/heidegger/">http://nicolas.rialland.free.fr/heidegger/</a> (Texte consulté le 17 novembre 2011).</p> <p>Lionel RUFFEL [dir.] (2010), <em>Qu’est-ce que le contemporain?</em>, Nantes, Cécile Defaut.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn1" title="">[1]</a> Ce serait laborieux d’entrer ici dans les détails au sujet de la distinction entre temporalité et histoire. À ce compte, le paragraphe §72 de l’ouvrage <em>Être et temps </em>(Heidegger, [1927] 1985) est assez explicite.</p> </div> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn2" title="">[2]</a> Cette formulation sert de titre à un ouvrage en trois tomes: <em>Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire tome I</em>, Montréal, Le Quartanier, 2007; <em>La ligne brisée</em><em>: labyrinthe, oubli et violence</em><em>. Logiques de l’imaginaire tome II</em>, Montréal, Le Quartanier, 2008; <em>L'imaginaire de la fin: temps, mots et signes. Logiques de l’imaginaire. Tome III</em>, Montréal, Le Quartanier, 2009.</p> <p>&nbsp;</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/pour-une-contemporan-it-de-l-imaginaire#comments AGAMBEN, Giorgio Contemporain DIDI-HUBERMAN, Georges GERVAIS, Bertrand HEIDEGGER, Martin Histoire Imaginaire Présentisme Récit RUFFEL, Lionel Temps Essai(s) Sun, 20 Nov 2011 23:40:31 +0000 Francis Gauvin 409 at http://salondouble.contemporain.info Le mauvais rêve de la pensée http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-mauvais-r-ve-de-la-pens-e <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/cote-fournier-laurence">Côté-Fournier, Laurence </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-occidentales">Les Occidentales</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;">« Ainsi ridiculisons les paroles par la catastrophe, – l’abus simple des paroles. »<br />Francis Ponge<br />&nbsp;</p> <p>Il n’est guère besoin d’une attention soutenue pour constater la fortune actuelle des termes de «bonheur» et d’«épanouissement personnel» dans le discours ambiant, récupérés à toutes les sauces tant par les médias que par les grandes puissances commerciales. Tandis que Coca-Cola lance sur les routes du Québec sa «brigade du bonheur», les journaux et la télévision auraient abdiqué une part de leur rôle critique pour sombrer dans la «madamisation», perspective sur le monde orientée principalement par le confort et l’art de vivre, ainsi que l’a dénoncé Stéphane Baillargeon dans un article virulent paru dans<em> Le Devoir</em> en mars dernier <span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong><a name="renvoi1"></a><a href="#note1">[1]</a></strong></span>. À l’opposé des déclarations axées sur la félicité et le bien-être, Maggie Roussel a, dans le long poème ininterrompu qui forme <em>Les Occidentales</em>, constitué un florilège de «pensées négatives» – titre initialement prévu pour le recueil –, formé de fragments hétéroclites et d’aphorismes prosaïques. «Nous manquons de démotivation» (65), écrit Mathieu Arsenault en postface du recueil, et pour pallier cette carence, <em>Les Occidentales</em> viennent rappeler au lecteur la nécessité de la négativité qu’exhalent les vers de Maggie Roussel.</p> <p>«Donner une chance à l’amour» (32), «grattez et courez la chance de gagner» (14),&nbsp; «la balle est dans mon camp» (35): ces expressions toutes faites qui sont égrenées au fil du recueil apparaissent comme partie intégrante d’une sorte de savoir commun, acquis et réconfortant. Mécaniques bien huilées et parfaitement intériorisées, elles constituent l’arrière-plan de nos paysages mentaux. Si ces phrases semblent anodines, la menace latente que leur optimisme recèle est accentuée par la construction du recueil. Rapidement, en faisant grimper de quelques degrés le caractère affirmatif de ces déclarations, se trouve exclue une noirceur qui ne peut qu’être de mauvais goût, voire contagieuse, puisqu’«[u]ne certaine morale a le négatif en horreur, comme s’il s’agissait d’une lèpre» (43). Or, malgré l’étouffement exercé par le «corset des pensées positives» (41), la négativité affleure et le retour du refoulé ne peut manquer de survenir, hantant le sujet comme le signe de son échec à pleinement s’épanouir ainsi qu’on lui enjoint de le faire. Le texte prend alors la forme d’une autocritique impitoyable, et le quotidien se transforme en ratage permanent et ridicule: «L’imbécillité des messages que je laisse en boîte vocale» (19); «Mal donner la main». (14) Tandis que la haine de soi et le désir d’abandonner augmentent, même les paroles d’une chanson populaire, «Nous n’irons plus au bois» (11), prennent un air défaitiste. L’inévitable culpabilité personnelle qui en découle devient celle de l’Occidental devant le luxe et le confort de son mode de vie. L’incapacité à rencontrer les standards d’accomplissement de soi dans un cadre aussi propice au succès et au bonheur n’en serait en effet que plus navrant: «Mon stress permanent est la rançon de la richesse occidentale (il est dérisoire)» (31). Faute d’une lutte nécessaire à mener pour assurer sa subsistance au quotidien, l’Occidental retourne le combat contre lui-même et contre sa propre volonté vacillante.</p> <p><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>Des bonheurs d’expression</strong></span><br />Dans les dernières décennies, et en particulier sur la scène littéraire française, le domaine poétique a pu parfois donner le sentiment aux observateurs de se réduire à un volet «lyrique» ou «intimiste» opposé à un versant plus «formaliste» au fil des débats et polémiques entre défenseurs des deux camps, Jean-Michel Maulpoix (<em>Du lyrisme</em>) pouvant être perçu comme le champion du premier camp;&nbsp; Jean-Marie Gleize (<em>À noir</em>) et Christian Prigent (<em>Ceux qui merDrent</em>), comme ceux du second <a name="renvoi2"></a><a href="#renvoi2"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[2]</strong></span></a>. S’il me semble vain de reprendre cette division quelque peu factice, Gleize et Prigent ont cependant, dans leur tentative de rendre compte de la volonté qui animait les héritiers de l’avant-garde et autres «grands irréguliers», travaillé à définir une certaine «modernité négative» à laquelle il est possible de rattacher le recueil de Maggie Roussel. Cette modernité négative se définit notamment par l’autocritique incessante qui l’anime et par sa distanciation vis-à-vis des puissances supposées du langage, puissances qui se feraient trop facilement le relais du discours dominant. Pour les poètes qui lui sont associés, un soupçon pèse désormais sur toute image trop frappante, trop tonitruante:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><span style="color: rgb(105, 105, 105);">[…] comment dire la présence de ces «oiseaux invisibles», sans raconter, sans décrire, sans alourdir les mots de tout le poids d’une psychologie vaseuse, de toute la glue des «bonheurs d’expression» et autres «trouvailles verbales», et autres beautés «poétiques»? </span><a name="renvoi3"></a><a href="#renvoi3"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><strong>[3]</strong></span></a></p> </blockquote> <p>Bien que plusieurs poètes contemporains français puissent être rattachés à cette mouvance (Phillipe Beck, Olivier Cadiot), il me paraît plus malaisé de lui trouver des héritiers au Québec, rendant d’autant plus singulière la démarche de Maggie Roussel. Dans <em>Les Occidentales</em>, la tentation de se laisser emporter dans le flot de ces «bonheurs d’expression» aptes à anoblir le poème est écartée aussitôt qu’elle surgit: «Boulevard des chagrins: c’est encore trop joli» (11). Les réflexions sur l’écriture et les difficultés esthétiques et critiques que pose la construction poétique reviennent de façon incessante, sans qu’aucune certitude ne tienne. Ici, au cœur d’une éthique du pessimisme qui ne peut accueillir sans méfiance toute tentation de plaire par la beauté et par des effets de style grandiloquents, «l’écriture se construit à partir de loques» (53). Le travail du poète, qui cherche à penser son écriture en tâchant d’éviter de se laisser prendre au miroir aux alouettes des belles images, ne diffère ici pas grandement de celui des divers locuteurs anonymes qui défilent les uns après les autres dans le recueil et qui doivent aussi se ménager un espace propre à la réflexion malgré l’écran de pensées positives qui les coupe du réel. Pour tous, l’écartèlement entre l’adhésion à un discours dominant parfaitement intériorisé et la volonté d’y échapper est inévitable.</p> <p>Les vers de Maggie Roussel, à rebours d’une acception généralisée de la poésie qui en fait le mode d’expression privilégié du «je» et de la subjectivité de l’auteur, ne semblent naître d’aucune voix particulière. Plutôt, ils enregistrent les paroles ambiantes et les bribes de discours dans une polyphonie schizophrénique. Ces fragments vont du plus affirmatif («Trop de compromis entraîne une diminution du charisme» [15]) au plus inquiet («Le doute, mais jusqu’où? Dites-le, dites le degré acceptable de doute» [30]). Une déclaration étant tôt contredite par une autre, aucun vers, pris en lui-même, n’apparaît porteur d’une vérité et d’un sens purs. Plutôt, pour reprendre des propos tenus par Prigent sur la portée critique de la modernité négative, la signification du recueil «s’invent[e] en négatif, dans le revers d’un ressassement du bruitage immonde que fait le monde dit réel (le monde planétairement représenté par l’idiolecte médiatique).» <a name="renvoi4"></a><a href="#renvoi4"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[4] </strong></span></a>Les voix prescriptives n’émanent de nul endroit précis, elles ne sont pas davantage celles d’un sujet en particulier que celles émanant d’une véritable autorité, comme si chacun avait parfaitement assimilé les balises qui délimitent le périmètre acceptable de sa pensée. À ce titre, la dégradation qui se dessine au fil du «texte catastrophé» (9) des <em>Occidentales</em> menace toute parole singulière, écrasée sous le poids des discours: «Dans la tête: des spots publicitaires, des clichés en tous genres et des lieux communs; la pensée se débat comme dans un mauvais rêve» (11). Analysés dans un cadre sociologique, les lieux communs possèdent une fonction positive: ils forgent les liens entre l’individu et la communauté à laquelle celui-ci appartient en dessinant un espace de communication possible entre les deux partis. Toutefois, plus fréquemment, les lieux communs sont perçus négativement, comme des clichés réitérés bêtement par une voix qui ne fait que reprendre des pensées prémâchées, une voix prisonnière d’une doxa oppressante. C’est certainement cette acception qui prévaut ici. Or, les vers de Maggie Roussel, en teintant d’angoisse ou d’humour ces phrases figées, jouent de la dissonance en laissant transparaître une singularité là où il semblait impossible qu’elle puisse éclore.</p> <p><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>Des puces en liberté</strong></span><br />Cette forme de résistance laisse des traces ailleurs dans le recueil. Un bestiaire se constitue peu à peu à la lecture de celui-ci, zoo rassemblant les moins glorieuses des créatures: ânes, moufettes ou cancrelats. Ce parti pris pour ces animaux mal-aimés est aussi celui d’un parti pris affiché pour l’échec et la petitesse, manière d’«organiser son pessimisme» qui répudie l’éclat des projecteurs pour tracer sa voie à la lumière ténue des lucioles<span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong> <a name="renvoi5"></a><a href="#renvoi5">[5]</a></strong></span>. En effet, si une forme existe pour la subversion du discours positif, elle ne peut se définir que dans la faiblesse et la précarité: «parasites de gros animaux, sommes des puces en liberté» (53), ou encore «Ânes, ânons, ânesses. Sommes nombreux. Et doux» (63). Pour emprunter à Gilles Deleuze sa terminologie, opter pour le «devenir cancrelat» – allusion explicite à Kafka (25) –, ou pour le «devenir âne» –&nbsp; référence à l’âne martyr d’<em>Au hasard Balthazar</em> (22) –, serait la seule façon de ne pas tomber dans une négativité elle-même si claironnante, si affirmative, qu’elle en vienne à offrir un contentement dangereux à celui qui s’en réclame. Les fraternités et communautés d’êtres médiocres qui sont évoquées par ces comparaisons et par ces parallèles ne peuvent véritablement prétendre à la grandeur tragique des sujets nobles. La dissidence fière et la révolte jubilatoire sont donc écartées, en faveur d’une énonciation que l’auteure tient éloignée du spectaculaire.</p> <p>C’est plutôt le détournement léger qui est pratiqué par Maggie Roussel, forme de pas de côté qui transforme les proverbes et les vérités connues pour leur faire perdre un peu de leur force et exposer les limites de leur savoir. Ainsi est-il déclaré que «la nuit, et le jour souvent, tous les chats sont gris» (27), manière plus ludique que violente de se défaire du poids des pensées toutes faites. Or, même le plus léger des désirs de subversion demande un effort continuel à celui qui le porte. Dans le mouvement d’alternance entre pensées positives et négatives qui forme le poème – et les pensées négatives dépassent largement les premières en nombre –, la conscience subjective maintient vivant le questionnement en le relançant constamment, en ne figeant jamais la dialectique autour d’un pôle. Les mêmes pensées sont ressassées d’une manière obsessive, des phrases quasi identiques revenant à maintes reprises au fil du recueil. Le mouvement n’est jamais arrêté jusqu’au «générique de la fin sans fin» (63). Alors que les pensées positives ne cessent pas de résonner dans la conscience du sujet, les pensées négatives affluent tout de même «comme par marées» (29). Cette marée noire, pour aussi destructrice qu’elle paraisse, est néanmoins ce qui sauve l’esprit clos de la stagnation auquel il serait livré sous le soleil immanquablement radieux de l’optimisme, et ce qui vient ainsi réitérer la paradoxale valeur de la négativité.</p> <p><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p>Maggie Roussel,<em> Les Occidentales</em>, Montréal, Le Quartanier, 2010, 74 p.</p> <p><br />Mathieu Arsenault,<em> Le lyrisme à l’époque de son retour</em>, Montréal, Nota Bene, collection "Nouveaux essais Spirale", 2007, 171 p.</p> <p>Stéphane Baillargeon, «La madamisation», dans <em>Le Devoir</em>, 21 mars 2011, en ligne : <a href="http://www.ledevoir.com/societe/medias/319211/medias-la-madamisation">http://www.ledevoir.com/societe/medias/319211/medias-la-madamisation</a>. (Consulté le 12 août 2011).</p> <p>Georges Didi-Huberman, <em>Survivance des lucioles</em>, Paris, Éditions de Minuit, collection "Paradoxe", 141 p.</p> <p>Jean-Marie Gleize, <em>À noir. Poésie et littéralité</em>, Paris, Seuil, collection "Fiction &amp; cie", 1992, 229 p.</p> <p>Christian Prigent, <em>Salut les anciens, salut les modernes</em>, Paris, P.O.L., 2000, 224 p.</p> <p><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a></strong></span> Stéphane Baillargeon, «La madamisation», dans <em>Le Devoir</em>, 21 mars 2011, en ligne : <a href="http://www.ledevoir.com/societe/medias/319211/medias-la-madamisation">http://www.ledevoir.com/societe/medias/319211/medias-la-madamisation</a>. (Consulté le 12 août 2011).</p> <p><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2]</a></strong></span> Les enjeux de ce débat entre deux conceptions opposées de la poésie contemporaine, débat que j’ai très sommairement évoqué ici, sont développés dans un ouvrage de Jean-Marie Gleize, <em>À noir. Poésie et littéralité</em>, Paris, Seuil (Fiction &amp; cie), 1992, 229 p. Dans une même optique, Mathieu Arsenault a aussi exploré ces questions, notamment en lien avec les problématiques liées à la tradition littéraire, dans son essai <em>Le lyrisme à l’époque de son retour</em>, Montréal, Nota Bene (Nouveaux essais Spirale), 2007, 171 p.</p> <p><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong><a name="note3"></a><a href="#renvoi3">[3]</a></strong></span> Jean-Marie Gleize, <em>À noir. Poésie et littéralité</em>, op. cit., p. 127</p> <p><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong><a name="note4"></a><a href="#renvoi4">[4]</a> </strong></span>Christian Prigent, <em>Salut les anciens, salut les modernes</em>, Paris, P.O.L., 2000, p. 18.</p> <p><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong><a name="note5"></a><a href="#renvoi5">[5]</a></strong></span> Georges Didi-Huberman développe ces métaphores dans <em>Survivance des lucioles</em>, Paris, Éditions de Minuit (Paradoxe), 2009, en poursuivant la réflexion de Walter Benjamin sur le pessimisme.</p> <p>&nbsp;<br />&nbsp;<br />&nbsp;<br />&nbsp;<br />&nbsp;<br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-mauvais-r-ve-de-la-pens-e#comments ARSENAULT, Mathieu BAILLARGEON, Stéphane DIDI-HUBERMAN, Georges France GLEIZE, Jean-Marie Ironie Lieux communs Mise à distance négativité PRIGENT, Christian Québec ROLIN, Olivier Poésie Thu, 15 Sep 2011 19:47:24 +0000 Laurence Côté-Fournier 370 at http://salondouble.contemporain.info