Salon double - Lieux communs http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/890/0 fr Combattre le cliché par le cliché http://salondouble.contemporain.info/lecture/combattre-le-cliche-par-le-cliche <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/hollywood">Hollywood</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">Au moment d’écrire ces lignes, une chaîne de télévision d’information en continu diffuse des images de la guerre civile syrienne entre deux capsules sur le lock-out de la Ligue nationale de hockey. Cet exemple parmi tant d’autres de la médiatisation superficielle de graves conflits armés autour du monde illustre l’apathie des sociétés industrialisées face à la douleur d’autrui. En faisant du confliet serbo-croate du début des années 1990 la toile de fond de son deuxième roman, <em>Hollywood </em>(2012), Marc Séguin cherche hors de tout doute à attirer l’attention de ses concitoyens occidentaux sur ce climat éhonté qui perdure.</p> <p style="text-align: justify;"><em>Hollywood</em> relate la rencontre d’un personnage-narrateur avec Branka Svetidvra, une survivante croate du conflit à Sarajevo, de qui il tombe amoureux. Le 24 décembre 2009, à la veille de son accouchement, Branka meurt d’une balle dans la nuque tirée au hasard dans les rues de Jersey City. Au même moment, le suicide en orbite du cosmonaute Stanislas Konchenko, ancien ami de cœur de Branka et ami d’enfance du narrateur, attire l’attention des médias du monde entier. Le narrateur secourt son bébé en éventrant la mourante puis erre dans les rues de New York où il se saoule pour enfin aboutir chez un couple qui lui redonnera peut-être goût à la vie. La narration se concentre surtout sur le récit du périple nocturne du narrateur sans nom et des analepses fréquentes expliquent ses réflexions.</p> <p style="text-align: justify;">Malgré cette trame relativement claire, la désignation générique «roman» que fournit l’éditeur me semble équivoque. Avec ses nombreuses digressions, <em>Hollywood </em>s’apparente davantage à l’essai philosophique, voire à un récit en prose poétique, qu’à une fiction narrative. La prose de Séguin se laisse régulièrement dériver en des associations purement langagières qui traduisent davantage les errements d’une pensée qu’un quelconque développement diégétique. Afin d’illustrer mon point de vue, je fournis ici une longue citation du roman qui illustre à merveille le processus discursif anarchique du narrateur&nbsp;:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">J’aurais voulu récolter les trophées de la guerre sans avoir à tuer. Sans perdre quelqu’un que j’aime. Les honneurs sans les périls. Je me suis persuadé que nous étions des milliards à manquer cruellement d’insistance. Tout est connu d’avance, comme la trajectoire d'une planète qui tourne sur elle-même et qui se répète.</p> <p style="text-align: justify;">Il y a pourtant un centre dont on s’éloigne de plus en plus. On va finir par l’oublier à force d’élargir l’espace avec des nouveaux télescopes toujours plus performants. L’épicentre absolu et invisible est une force gravitationnelle. On sait quand on s’en approche: les doutes se dissipent une fraction de seconde, il n’y a plus quarante chemins. Et pour une majorité parmi nous, c’est souvent la maladie, une naissance, le désir d’un homme ou d’une femme, une peine d’amour brûlante, le temps qui s’effrite comme du ciment, des craques sur la peau, ou la mort d’un proche. Ou un baiser sur une banquette. La programmation est triste. Les autres pages du calendrier émotif ne sont pas très originales. Des reprises. Aussi régulières que les comètes&nbsp;(73-74).<br />&nbsp;</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Ces phrases souvent nominales transgressent systématiquement le code syntaxique et leur cohérence repose sur une logique associative chaotique. À travers ces libres enchaînements −pour ne pas dire ces coq-à-l’âne− et ce chevauchement des métaphores spatiales et scientifiques, on saisit néanmoins le cœur de la réflexion existentielle que le narrateur met en relief: <em>Hollywood </em>propose une quête de la transcendance, de l’authentique au delà du quotidien trivial du monde contemporain, bref une recherche du sacré dans un monde irrémédiablement désacralisé ayant perdu contact avec certaines expériences fondamentales telles que la vie, la mort et l’amour. Autrement dit, comme dans son roman précédent, <em>La foi du braconnier</em> (2010), qui portait sur les tribulations d’un braconnier moitié mohawk en quête d’absolu, ou dans ses œuvres picturales dans lesquelles il peint des personnalités médiatiques avec des cendres humaines, Séguin évoque l’hégémonie du profane sur le sacré. La mort de Branka et, dans un tout autre registre, le suicide hypermédiatisé de l’astronaute, illustrent à leur façon le désespoir du narrateur.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>La faute à l’Amérique</strong></p> <p style="text-align: justify;">Au-delà de l’histoire d’amour entre Branka et le narrateur, <em>Hollywood</em>, comme l’évoque son titre, se concentre avant tout à faire le procès de l’Amérique contemporaine. Le narrateur explique justement qu’il vit des émotions «loin du feutre d’Hollywood. Loin de la rédemption et des effets spéciaux. À l’écart de cette polarisation simpliste qui tente d’expliquer ce que nous ne sommes pas» (143). L’Amérique profane que décrit le narrateur semble dégénérer dans une perte totale de sens, laissant l’individu asservi à la surconsommation, aveuglé par&nbsp; «l’illusion du bonheur» (82) et se prosternant devant une science erronée. Le décès de Branka à Jersey City ne semble dès lors pas innocent: le narrateur mentionne d’une part que «Jersey City est la ville la plus meurtrière de l’Est américain. Normal que les balles s’y promènent sans but» (20). D’autre part, il est difficile, de nos jours, de ne pas associer cette ville à la minable téléréalité à succès <em>Jersey Shore </em>dans laquelle une bande d’écervelés envahit les côtes du New Jersey afin d’assouvir ses désirs de fornication et d’intoxication. <em>Hollywood</em>, dans cette optique, se situerait d’emblée dans l’épicentre de l’insignifiance nord-américaine. La narration semble d’ailleurs explicitement associer New York à une synecdoque de la condition américaine: «C’est à New York que le dernier homme de la terre devrait s’éteindre. Dans les États-Unis d’Amérique. Dans ce qui a été autrefois une terre de rêve et de foi en attendant que mieux se présente. Dans les souvenirs dilués d’un mensonge politique et d’idéaux lézardés» (158). Le narrateur enchaîne de telles dénonciations avec un ton tantôt moralisateur, tantôt carrément péremptoire. Celui qui prophétise «l’échec de l’Amérique» (158) souligne ainsi qu’«en Amérique, on oublie souvent le poids d’un état religieux parce que nous sommes anesthésiés par le divertissement» (28).&nbsp;Dans cet «empire qui implose» (53) les déchets sont des «débris américains» (47). Pour couronner son sermon sur le matérialisme et le vacuum existentiel américains, il indique: «La majorité d’entre nous éviteront les deux ou trois sentiments qui comptent et la seule véritable pulsion en trouvant refuge dans une consolation matérielle» (132). Certes, certaines des critiques du narrateur pourraient s’appliquer à la collectivité nord-américaine. Or, la rhétorique réactionnaire simpliste agace. <em>Hollywood </em>aurait peut-être gagné en qualité si sa critique des mœurs américaine s’était déployée selon un mode satirique, comme les romanciers américains tels que Don DeLillo (<em>White Noise</em>), Bret Easton Ellis (<em>American Psycho</em>, <em>Glamorama</em>), ou Chuck Palahniuk (<em>Fight Club</em>) l’ont proposé avec grand succès précédemment.</p> <p style="text-align: justify;">Un tel point de vue prouve néanmoins la pérennité du discours antiaméricain dans les sociétés et littératures québécoises et canadiennes. En faisant de son narrateur un Québécois, Séguin parvient néanmoins à se singulariser en incluant le Québec, par ricochet, à ce néant américain. L’argumentation du narrateur, par conséquent, ne reconduit pas les mythes de la «supériorité spirituelle et culturelle» des Canadiens français qu’on retrouvait notamment dans les textes de Jules-Paul Tardivel et de l’abbé Henri-Raymond Casgrain ou, plus récemment, dans le recueil pamphlétaire <em>Trois essais sur l’insignifiance </em>(1983) de Pierre Vadeboncoeur.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>L’amour salvateur</strong></p> <p style="text-align: justify;">La condamnation du vide existentiel américain dans <em>Hollywood </em>devient plus intéressante lorsque le narrateur <em>montre</em> comment son empêtrement dans cette société provoque sa propre néantisation au lieu de l’énoncer –c’est la règle reconnue du «<em>show, don’t tell</em>». À ce sujet, le choix de Séguin de ne pas nommer son narrateur s’impose comme davantage qu’une simple coquetterie. Il s’agit plutôt de mettre en relief comment ce narrateur, produit de l’univers profane américain, est une coquille vide, une caricature par défaut: «Je suis un homme générique. Sans brevet. Je ne vaux rien de plus pour un autre que la richesse que je peux produire» (48). Son emploi au sein d’une firme informatique nommée «Antimatière» s’avère hautement révélateur du vortex identitaire qui le définit: l’entreprise offre la possibilité à ses clients d’effacer les traces de leur présence en ligne. Cet effacement le transforme en emblème de l’homme blanc d’Amérique vivant une sorte de culpabilité face à son hégémonie sur le monde. Comme il l’indique avec peu de subtilité au début du roman, «je n’ai pas vécu de guerre. C’est le drame contemporain de l’homme blanc d’Amérique. Je suis moins crédible. Peut-être même moins libre parce que je n’ai jamais connu la contrainte» (8). Il se définit toujours, en fait, par ce qu’il n’est pas: exilé, apatride, déporté, torturé, orphelin, miséreux, sinistré, noir, victime d’un génocide tribal, etc. Comme si cette absence de souffrance lui supprimait l’accès à la plénitude. L’Amérique profane l’empêche d’accéder à la Vérité: «Je ne sais de la nature humaine que ce que les livres, la télévision ou le quotidien américain veulent bien célébrer et financer» (8).</p> <p style="text-align: justify;">Pour tout dire, son attrait pour Branka semble résider justement dans une sorte de <em>projection</em>: cette femme ayant éprouvé les pires atrocités lui permet de vivre par procuration les catastrophes qu’il aurait rêvé expérimenter. Comme il l’affirme lui-même: «J’ai beaucoup plus existé à travers elle qu’à travers moi» (14). Branka donne une vie, une tangibilité aux phénomènes violents qu’il se sent coupable de vivre à partir de supports médiatiques. N’affirme-t-il pas presque candidement que «si elle était une histoire, dans un film ou un livre, elle pourrait gagner des prix comme celles qui témoignent avec style du malheur» (8)? Cette comparaison traduit l’objectification de Branka en œuvre d’art. Le narrateur aime-t-il réellement Branka, ou plutôt l’idée d’une vie qui lui permettrait de transcender sa propre médiocrité?</p> <p style="text-align: justify;">Ceci dit, malgré ces doutes sur le bien-fondé du sentiment amoureux du narrateur, il reste que celui-ci y perçoit la source de sacré qu’il manque à son monde soi-disant anesthésié. Le narrateur base de nombreuses réflexions sur la puissance du sentiment amoureux. Si cette réflexion donne lieu à certaines phrases profondes et judicieuses −«L’amour d’un homme pour une femme, c’est aussi l’amour du temps et des traces qu’il laisse sur nos corps et ailleurs» (43)−,&nbsp;d’autres frôlent la mièvrerie: «L’impression d’être compris dans un lit vaut plus que tout l’or du monde» (43). Ou encore: «Pour l’amour, le grand, on sait tout de suite» (90). Malgré ces résultats mitigés, l’intention du narrateur reste, selon moi, de montrer le caractère potentiellement sacré de l’amour. D’ailleurs, Branka insiste sur la dimension spirituelle de sa relation au monde: «Ce qui nous définit tous, sans exception, c’est un principe de croyance… et c’est ça qui meurt quand on s’éteint. Comme le cœur est un muscle involontaire, la conscience, par défaut, doit croire aussi qu’elle est involontaire, donc dirigée à partir d’ailleurs» (60). Bien que l’analogie de Branka m’apparaît maladroite, son objectif reste de montrer que l’amour semble le seul refuge spirituel contre l’insanité du monde contemporain.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>L’astronaute suicidaire</strong></p> <p style="text-align: justify;">Malgré l’ennuyeuse tendance du narrateur à recourir aux sophismes et aux clichés pour étayer ses réflexions sur l’amour et le sacré –le couple qui le recueille s’aime «comme dans la vraie vie. Celle qu’on vit, pas celle qu’on évite en allant à la messe ou en regardant la télé» (40)…−, <em>Hollywood </em>n’échoue pas totalement en tant que système romanesque et ce en grande partie grâce à la figure récurrente de Stanislas Konchenko. Ce cosmonaute, en même temps que Branka expire, rompt son lien avec la navette spatiale volontairement, se laissant dériver en orbite en attendant que sa réserve d’oxygène s’épuise. Ayant grandi au Canada avec le narrateur, il choisit à l’adolescence de retourner en URSS mener une carrière militaire. On l’engage comme mercenaire pour l’armée serbe où il viole une jeune Branka lors d’attaques à Sarajevo. Dix ans après la guerre, Konchenko, devenu médecin, retrouve Branka à Paris par hasard où ils tombent amoureux. Reconnaissant sa victime, Konchenko s’enfuit en Russie. Désormais astronaute, il se suicide afin de «s’affranchir de son passé» (84) en demandant au narrateur de confesser son crime à Branka, ce qu’il s’apprêtait à faire avant le décès de cette dernière. Ironiquement, une intrigue aussi improbable et maniérée ressemble dangereusement à la structure d’un mauvais film hollywoodien où se multiplient les coïncidences et les invraisemblances… Par contre, la figure récurrente de Konchenko qui apparaît sur tous les écrans que le narrateur croise, elle, se voit pourvue d’un remarquable pouvoir métaphorique. Pendant son errance éthylique, le narrateur perçoit le spectacle médiatique que génère l’acte démesuré de Konchenko. En fait, on retrouve sept allusions à l’omniprésence médiatique de l’astronaute dans la narration<a href="#_edn1" name="_ednref1" title="">[1]</a>, au point où cette figure apparaît comme une obsession. Bien que le narrateur se refuse à interpréter la symbolique du geste, puisqu’il en connaît la véritable nature tragique, reste que pour un observateur extérieur, le suicide spectaculaire de Konchenko correspond à une métaphore hautement significative. L’image de l’homme en orbite autour de la terre, errant dans l’espace, vivant selon une durée limitée et déterminée, évoque à merveille la condition contemporaine que le narrateur dénonce au fil de son discours. L’astronaute à la dérive n’évoque-t-il pas le soliloque de l’insensé nietzschéen qui clamait la mort de Dieu dans <em>Le gai savoir</em>? «Qu’avons-nous fait quand nous avons détaché la chaîne qui liait cette terre au soleil?&nbsp;Où va-t-elle maintenant?&nbsp;Où allons-nous nous-mêmes?&nbsp;Loin de tous les soleils? Ne tombons-nous pas sans cesse?&nbsp;En avant, en arrière, de tous côtés? Est-il encore un en-haut, un en bas?&nbsp;N’allons-nous pas errant comme par un néant infini? (<em>Le gai savoir</em>, §125) Konchenko, en ce sens, incarne précisément une figure de l’impuissance humaine dans un contexte athée où l’individu évolue dans une perte de repères pouvant mener au repli sur de «fausses idoles» telles que le divertissement et la consommation. En une seule image mentale, Séguin livre une métaphore de tout le discours qu’il développe pendant 180 pages. On reconnait ici, peut-être, l’habileté du peintre sachant exploiter le pouvoir évocateur de l’image, bien qu’elle soit ici littéraire plutôt que matérielle.&nbsp;</p> <div> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="edn1"> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ednref1" name="_edn1" title="">[1]</a> Voir les pages 34, 40, 45, 56, 62, 68 et 84.</p> </div> </div> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/combattre-le-cliche-par-le-cliche#comments Amérique Contemporain Contestation DELILLO, Don Deuil ELLIS, Bret Easton Espace culturel Lieux communs NIETZSCHE, Friedrich PALAHNIUK, Chuck Québec SÉGUIN, Marc VADEBONCOEUR, Pierre Roman Mon, 18 Mar 2013 16:40:05 +0000 Pierre-Paul Ferland 705 at http://salondouble.contemporain.info Américains après tout http://salondouble.contemporain.info/lecture/americains-apres-tout <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/quelque-part-en-am-rique">Quelque part en Amérique</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">La littérature québécoise entretient un étrange lien de fascination et de répulsion envers les États-Unis. Qu’on lise les pamphlets contre l’émigration canadienne-française de Damase Potvin, les romans de la Révolution tranquille de Jacques Godbout ou la panoplie de <em>road novels</em> qui paraissent régulièrement depuis 20 ans, on remarque que les États-Unis y incarnent toujours une <em>projection</em>; ils correspondent à ce qu’on cherche à repousser ou à ce qu’on désire secrètement devenir. C’est pourquoi les écrivains québécois s’obstinent à associer les États-Unis à certains lieux communs censés incarner l’altérité: racisme, dévotion, néolibéralisme, armes à feu, artifices du divertissement, dépravation des mœurs couplée au puritanisme, etc. De nos jours, il est ardu de s’émanciper d’une telle tradition littéraire. La posture critique des écrivains face aux États-Unis constitue désormais un <em>horizon d’attente</em> clair et défini. En contrepartie, rares sont les romans québécois qui présentent les États-Unis comme un lieu de contreculture, de modernité, de cosmopolitisme et de démocratie<strong><a href="#1">[1]</a><a name="1a"></a></strong>.</p> <p style="text-align: justify;">Difficile, dans ces circonstances, d’aborder <em>Quelque part en Amérique</em> (2012) d’Alain Beaulieu autrement qu’à partir de la notion d’américanité qui vise, entre autres, à décrire la perception des États-Unis que transmettent les écrivains québécois. D’autant plus que le paratexte qu’a conçu l’éditeur —Druide, qui publie ici son tout premier titre— renforce apparemment ce contrat de lecture: le titre du roman évoque d’emblée l’indétermination géographique, donc l’attrait du dépaysement; attrait illustré à merveille par une photographie d’une autoroute sur la couverture. Nous sommes, hors de tout doute, dans le régime sémiotique connu de l’américanité, pour ne pas dire dans les clichés. Et la quatrième de couverture en rajoute, nous parlant d’une «épreuve accablante qui nous fera découvrir une Amérique porteuse de tous ses paradoxes». Avant même de lire une seule ligne du roman de Beaulieu, ces informations logent le texte dans une sorte de tradition abondante au Québec et au Canada où on cherche à se réconforter dans certaines différences institutionnelles et sociologiques en mettant en évidence l’altérité (souvent décadente) des États-Unis.</p> <p style="text-align: justify;">Pourtant, ces signaux paratextuels ne rendent pas justice au roman de Beaulieu. <em>Quelque part en Amérique</em> ne parle pas de l’Amérique –pas fondamentalement, en tout cas. Il s’agit d’une histoire qui se déroule aux États-Unis, sans que ce pays soit thématisé outre mesure. En fait, avec <em>Quelque part en Amérique</em>, Beaulieu renoue avec certains des thèmes de prédilection de ses quatre premiers romans: le mensonge et l’oppression du secret, la filiation rompue ou encore les déterminismes du lieu d’origine sur le développement de la personne. Ces thèmes m’apparaissent beaucoup plus féconds que la «piste américaine» afin d’apprécier ce roman à sa juste valeur.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Une Amérique d’Américains</strong></span><br />Après la naissance de son fils, Lonie quitte son Bélize natal afin de vivre le «rêve américain» comme l’a fait sa cousine avant elle. Immigrante illégale, elle débarque dans une gare avec son fils de cinq ans, Ludo. L’intervention d’un bon samaritain, Nick Delwigan, lui permet d’éviter <em>in extremis</em> le réseau de traite de femmes auquel elle était destinée. Lonie se terre alors chez la sœur de Nick, Maureen, mariée à un riche prédicateur, et elle y effectue des travaux domestiques. L’arrivée de cette femme et de son enfant dans la vie conjugale de Maureen et Bill fait resurgir tous les problèmes refoulés du couple jusqu’à ce qu’un drame d’une incroyable cruauté vienne enlever Ludo à sa mère. Après ces événements narrés à la première personne par Lonie, la deuxième partie du roman traite de l’évolution du destin de Ludo et Lonie suivant des narrations polyphoniques dans lesquelles chaque personnage donne sa version des événements.</p> <p style="text-align: justify;">À première vue, on voit bien comment une telle histoire ouvre la porte à la critique sociale. Le statut de Lonie permettrait certes à un romancier moralisateur d’aborder les politiques acharnées et inhumaines des États-Unis sur l’immigration illégale. Le statut de Bill, époux de Maureen et dévot richissime, ne rappelle-t-il pas d’emblée ces personnages rongés par leurs délire religieux ou idéologiques qu’on retrouve dans <em>Il n’y a plus d’Amérique</em> (2002) de Louis Caron? Ne peut-on pas voir dans cette famille dysfonctionnelle le reflet d’une quelconque Amérique «en perte de repères» ou «en déclin cauchemardesque»? Toute la prouesse d’Alain Beaulieu réside précisément dans ce <em>refus </em>de céder à la tentation du microcosme et de la métonymie. Ses personnages, aussi stéréotypés puissent-ils sembler, prennent une épaisseur inattendue en vertu de leur psychologie nuancée.</p> <p style="text-align: justify;">L’Amérique de Beaulieu s’efface derrière ses personnages. Si certains peuvent justement voir dans l’indétermination géographique du titre et dans l’obsession de Beaulieu à ne jamais donner de toponymie claire à son histoire un vœu de&nbsp;«continentaliser» son roman, j’y vois plutôt, au contraire, un refus de thématiser à tout prix l’espace américain. Sans oublier, plus pragmatiquement, que la narratrice analphabète ne devrait guère se soucier de savoir si elle se trouve à Dallas ou à Albuquerque puisque, pour elle, «l’Amérique» est bel et bien encore un bloc monolithique: «J’ai rêvé de ce pays si longtemps qu’une fois là je ne savais plus comment le prendre» (67). Or, contrairement par exemple à l’avatar de Sergio Kokis dans <em>Le pavillon des miroirs</em> (1995), Lonie n’exerce pas de critique acerbe du mode de vie consumériste et superficiel des Américains. Au contact de Maureen, qui a pourtant tous les attributs de l’«épouse trophée» oisive dont les petits tracas émotifs pâlissent en comparaison de la pauvreté et de la souffrance que Lonie a vécues toute sa vie, elle demeure compréhensive, voire fascinée:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">J’ai découvert avec une certaine stupéfaction que cette femme, qui était née et avait grandi dans le pays le plus riche du monde, qui n’avait manqué de rien et qui vivait maintenant dans un palace sans jamais se soucier de savoir si elle allait un jour manquer d’argent pour se nourrir ou se loger, que cette femme pour qui la vie avait tenu les promesses les plus audacieuses, était au bord de la dépression. Cela m’a incitée à en prendre soin par de petites attentions qu’elle a sans doute fini par associer à des marques d’amitié (77).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">La complicité entre les deux femmes se développe alors que Maureen l’emmène faire une virée à la plage. Lorsque Maureen joue avec Ludo, Lonie dit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Cette femme qui n’avait pas eu d’enfant prenait sa revanche avec le mien, et j’étais heureuse de lui offrir ce cadeau que tout son argent n’aurait pas pu lui procurer. […] Nous nous rendions du bonheur chacune à notre façon […] (89).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Pour utiliser l’expression consacrée, on voit bien que Maureen vit «les malheurs des gens sans soucis». Pourtant, la narratrice n’exprime pas de mépris ou de rancœur à son endroit, mais plutôt de la surprise et, plus loin, de l’empathie. Le décalage entre l’extrême richesse et l’extrême pauvreté n’est pas perçu comme le reflet d’une quelconque lutte des classes. Beaulieu, autrement dit, traite ses personnages américains avec la même affection qu’il traite le personnage de Lonie. Il s’agit d’un contraste net avec, par exemple, les personnages de <em>Les derniers jours de Smokey Nelson</em> (2010) que la romancière Catherine Mavrikakis aborde, selon moi, avec un certain degré de condescendance. Dans <em>Les derniers jours de Smokey Nelson</em>, le personnage dévot de Ray Ryan entend la voix de Dieu lui-même en narration à la seconde personne. Malgré la gravité de ce que vit Ryan, le deuil de sa fille, le portrait caricatural qu’en dresse la romancière le rend antipathique et invraisemblable. Mavrikakis relate notamment une partie de chasse entre le père et la fille où celle-ci s’illustre au tir: «Elle maniait ces engins puissants avec une dextérité qui <em>vous faisait rire tous les deux</em>» (79, je souligne). Plus loin, Dieu sanctifie la croisade du fils de Ray qui joint une milice apparentée au Ku-Lux Klan en énumérant les «tares» de l’Amérique. Je me permets de citer cette longue énumération, tant elle me semble représentative, précisément par l’effet hyperbolique qu’elle transmet, de la réduction du personnage dévot en stéréotype du Républicain honni:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Les enfants assassinés lâchement dans le sein de leur mère, […], la terreur exercée par les hommes noirs à l’intérieur du pays, […], le viol perpétuel des frontières du territoire par des étrangers de toutes espèces, le complot permanent contre les hommes blancs, l’hystérie féministe des créatures hommasses, […], l’excitation frénétique des sodomites qui entachent à jamais l’idée même du mariage, le retour du communisme et du socialisme abjects […], l’étouffement progressif du pouvoir d’achat des travailleurs honnêtes menés systématiquement par un gouvernement cynique, le non-respect du drapeau des États-Unis […], l’insolence des jeunes envers les patriarches, les aînés, la désertion des églises, l’esprit scientifique qui s’empare de tout et qui croit mettre à mal le mystère divin, la télévision blasphématrice et l’Internet vénéneux […] tout cela met Tom hors de lui et le force à prendre les armes (92).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Voilà ce qu’on pourrait nommer un condensé idéologique! En contrepartie, Bill, ce prédicateur amoureux de la prière mais atterré par la stérilité de sa femme que nous présente Beaulieu, contourne le stéréotype du Républicain, puisque le récit aborde le personnage à travers son rôle de mari. L’histoire que le romancier raconte supplante le procès moral.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Une écriture effacée?</strong></span><br />Beaulieu ne sacrifie pas uniquement son portrait de l’espace américain au bon fonctionnement du drame psychologique. La langue de <em>Quelque part en Amérique</em> semble transparente. Chantal Richard mentionne que, au Québec, le choix du romancier qui situe son texte aux États-Unis de transcrire la langue anglaise dans un registre unilingue ou plurilingue dépasse la simple question de la lisibilité ou du réalisme<strong><a href="#2">[2]</a><a name="2a"></a></strong>. Ce choix, compte tenu de la tension historique au Québec en regard de l’anglais, serait révélateur d’une «position idéologique» ou d’une «tendance psychosociale» (2000: 232). Certes, comme les narrateurs anglophones de <em>Quelque part en Amérique</em> relatent leur propre histoire, un souci de réalisme aurait carrément poussé Beaulieu à rédiger son roman en anglais. Pourtant, l’absence d’un locuteur francophone permet à la narration d’opérer une identité totale entre le français et l’anglais (comme si nous regardions un film doublé<strong><a href="#3">[3]</a><a name="3a"></a></strong>). Beaulieu ne problématise pas le plurilinguisme nord-américain. Autrement dit, si, comme le propose Richard, toute insertion de l’anglais dans un roman québécois suppose une prise de position linguistique, on peut affirmer que l’homogénéité linguistique de Beaulieu, même si motivée par un souci de cohérence esthétique, récuse l’altérité américaine. Ce qu’il faut retenir, dans ce cas, c’est justement l’envers de cette altérité, c’est-à-dire la stricte humanité de ces personnages en dépit de leur éloignement géographique et culturel du Québec.</p> <p style="text-align: justify;">Dans un même ordre d’idées, bien que la parole soit un phénomène apparemment crucial pour mettre en valeur la polyphonie d’un texte littéraire, Beaulieu choisit, au contraire, de supprimer à peu près tous les effets de style relatifs au phénomène de la voix, hormis la polyphonie –qui constitue d’ailleurs, selon moi, une faiblesse du roman: la narration à la troisième personne aurait peut-être davantage convenu à l’histoire de Lonie et Ludo. Certes, parfois Lonie nous rappelle certains décalages culturels –elle ignore notamment le concept de «pension alimentaire» (91)– mais ces marques de la tangibilité du narrateur sont éparses. La subjectivité de la voix s’éclipse, comme l’hétérolinguisme, au profit de la progression de l’histoire et de l’émotion. Le dépouillement linguistique (tant de la langue que de la parole) donne une apparence d’absence esthétique relativement rare en littérature contemporaine (qui n’est, bien sûr, qu’une illusion, puisque l’effacement de la langue exige paradoxalement un travail important). À l’ère des narrateurs non-fiables et des focalisations fragmentées, le classicisme de Beaulieu apparaît presque transgressif. Il s’agit d’une évolution nette dans l’œuvre de Beaulieu, qui avait habitué ses lecteurs à certaines prouesses métafictionnelles dans <em>Le Fils perdu</em> (1999) et <em>Le Joueur de quilles</em> (2004), voire à une sorte de transfictionnalité carnavalesque dans <em>La Cadillac blanche de Bernard Pivot </em>(2006), où l’auteur imaginait un colloque réunissant tous ses écrivains favoris.</p> <p style="text-align: justify;">Cette limpidité, ce dépouillement qui provoque une sorte de dénationalisation du texte, manque cependant parfois de cohérence. À trois occasions, la narration commet quelques fautes tant sur le plan de l’esthétique telle que je l’ai présentée précédemment que sur le plan du réalisme. Ironiquement peut-être, ces failles surviennent quand Beaulieu cherche à lier son texte à la tradition de l’américanité. Lors de leur virée, Maureen s’empresse de comparer Lonie à «son» Neal Cassady (84) tout en prenant soin de résumer <em>Sur la route</em>, qu’elle a lu au collège, à la narratrice. La justification fictionnelle de l’intertexte kerouacien paraît tirée par les cheveux… Plus loin, toujours en route, Lonie remarque: «Nous avons traversé sans les voir des villes aux noms francophones, ce qui témoignait de la présence passée des Français dans cette partie de l’Amérique» (102). Ludo, devenu adulte, va quant à lui être ravi de savoir que sa copine «avait même appris des rudiments de français pour pouvoir lire des textes qui se référaient à la période où l’Amérique avait été foulée et défrichée par des explorateurs de l’Hexagone» (144). Ces références à la présence francophone en Amérique du Nord sonnent faux. Du point de vue de l’histoire, pourquoi Lonie et Ludo s’intéresseraient-ils à ce fait anthropologique? On croirait que le romancier a tenté artificiellement de saupoudrer quelques leitmotive de l’américanité, Jack Kerouac en tête de liste, pour s’insérer dans la tradition de <em>Volkswagen Blues</em> (1984) de Jacques Poulin et <em>Petit homme Tornade</em> (1996) de Roch Carrier, entre autres. Déjà dans son premier roman, <em>Fou-Bar</em> (1997), Beaulieu avait inséré une telle digression «américaine» qui fracturait l’illusion référentielle. Harold Lubie, criminel en cavale à la recherche de sa copine dans le Maine, scandait son américanité dans une étrange parenthèse:&nbsp;«Je considère l’Amérique, nourrice de mes ancêtres, les Rouges autant que les Blancs, comme ma première mère» (1997: 121).</p> <p style="text-align: justify;">Qu’on les considère comme des maladresses ou non, ces digressions narratives illustrent à merveille le lien intime qui existe dans la littérature québécoise entre l’Amérique et l’identité. <em>Quelque part en Amérique</em> ne montre-t-il pas, par ces petites fissures desquelles émerge un discours clair sur l’américanité, qu’on a beau chasser le naturel, il reviendra au galop? Mobiliser l’imaginaire américain, dans le roman québécois, suppose toujours une prise de position identitaire et <em>Quelque part en Amérique</em> nous en fait la preuve. Dans ce cas-ci, les allusions à la composante francophone de l’Amérique révèlent ce que le refus de la métonymie à fins critiques nous montrait déjà: ce «quelque part» en Amérique, ça pourrait aussi être chez nous.<br />&nbsp;</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br />Beaulieu, Alain. <em>Quelque part en Amérique</em>. Montréal, Druide (Coll. Écarts), 2012.<br />Beaulieu, Alain. <em>Le postier Passila</em>. Montréal, Actes Sud, 2010.<br />Beaulieu, Alain. <em>La cadillac blanche de Bernard Pivot</em>. Montréal, Québec Amérique (Coll. Mains libres), 2006.<br />Beaulieu, Alain. <em>Le joueur de quilles</em>. Montréal, Québec Amérique, 2004.<br />Beaulieu, Alain. <em>Le fils perdu</em>. Montréal, Québec Amérique, 1999.<br />Beaulieu, Alain. <em>Le dernier lit</em>. Montréal, Québec Amérique, 1998.<br />Beaulieu, Alain. <em>Fou-Bar</em>. Montréal, Québec Amérique, 1997.<br />Caron, Louis. <em>Il n’y a plus d’Amérique</em>. Montréal, Boréal, 2002.<br />Carrier, Roch. <em>Petit homme tornade</em>. Montréal, Alain Stanké, 1996.<br />Godbout, Jacques. <em>Une histoire américaine</em>. Paris, Seuil, 1986.<br />Kokis, Sergio. <em>Le pavillon des miroirs</em>. Montréal, XYZ, 1995.<br />Larue, Monique. <em>Copies conformes</em>. Montréal, Lacombe, 1989.<br />Mavrikakis, Catherine. <em>Les derniers jours de Smokey Nelson</em>. Montréal, Héliotrope, 2011.<br />Poulin, Jacques.<em> Volkswagen Blues</em>. Montréal, Babel/Actes Sud, 1984.<br />Richard, Chantal. «Le problème du locuteur anglophone dans le roman québécois se déroulant aux États-Unis: du métissage à l’assimilation», dans Robert Viau [dir.], <em>La création littéraire dans le contexte de l’exiguïté</em>, Beauport (Québec), Publications MNH (Écrits de la francité, n°&nbsp;4), 2000, p. 231-252.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#1a"><strong>[1]</strong></a><a name="1"></a> Même un roman comme <em>Chercher le vent</em> (2001) de Guillaume Vigneault. qui présente les États-Unis de manière plus positive, prend la peine de relater un épisode où le faste new-yorkais corrompt le personnage principal.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#2a"><strong>[2]</strong></a><a name="2"></a> Par exemple, <em>Une histoire américaine </em>(1986) de Jacques Godbout tend à traduire immédiatement en français les dialogues se déroulant en anglais alors que <em>Copies conformes </em>(1989) de Monique Larue transcrit les dialogues dans leur langue intégrale.</p> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#3a">[3]</a><a name="3"></a></strong> Une seule scène du roman exploite les marques transcodiques. Lors de leur virée, Maureen et Léonie utilisent la carte de crédit de Bill pour payer leurs achats et elles rient du jeu de mots&nbsp;«<em>Bill with a bill</em>» (89).</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/americains-apres-tout#comments Amérique BEAULIEU, Alain Canada Conscience linguistique Déplacements Espace culturel États-Unis d'Amérique Exil GODBOUT, Jacques KEROUAC, JACK KOKIS, Sergio Lieux communs Polyphonie RICHARD, Chantal Roman Tue, 08 Jan 2013 15:02:57 +0000 Pierre-Paul Ferland 656 at http://salondouble.contemporain.info Le mauvais rêve de la pensée http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-mauvais-r-ve-de-la-pens-e <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/cote-fournier-laurence">Côté-Fournier, Laurence </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-occidentales">Les Occidentales</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;">« Ainsi ridiculisons les paroles par la catastrophe, – l’abus simple des paroles. »<br />Francis Ponge<br />&nbsp;</p> <p>Il n’est guère besoin d’une attention soutenue pour constater la fortune actuelle des termes de «bonheur» et d’«épanouissement personnel» dans le discours ambiant, récupérés à toutes les sauces tant par les médias que par les grandes puissances commerciales. Tandis que Coca-Cola lance sur les routes du Québec sa «brigade du bonheur», les journaux et la télévision auraient abdiqué une part de leur rôle critique pour sombrer dans la «madamisation», perspective sur le monde orientée principalement par le confort et l’art de vivre, ainsi que l’a dénoncé Stéphane Baillargeon dans un article virulent paru dans<em> Le Devoir</em> en mars dernier <span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong><a name="renvoi1"></a><a href="#note1">[1]</a></strong></span>. À l’opposé des déclarations axées sur la félicité et le bien-être, Maggie Roussel a, dans le long poème ininterrompu qui forme <em>Les Occidentales</em>, constitué un florilège de «pensées négatives» – titre initialement prévu pour le recueil –, formé de fragments hétéroclites et d’aphorismes prosaïques. «Nous manquons de démotivation» (65), écrit Mathieu Arsenault en postface du recueil, et pour pallier cette carence, <em>Les Occidentales</em> viennent rappeler au lecteur la nécessité de la négativité qu’exhalent les vers de Maggie Roussel.</p> <p>«Donner une chance à l’amour» (32), «grattez et courez la chance de gagner» (14),&nbsp; «la balle est dans mon camp» (35): ces expressions toutes faites qui sont égrenées au fil du recueil apparaissent comme partie intégrante d’une sorte de savoir commun, acquis et réconfortant. Mécaniques bien huilées et parfaitement intériorisées, elles constituent l’arrière-plan de nos paysages mentaux. Si ces phrases semblent anodines, la menace latente que leur optimisme recèle est accentuée par la construction du recueil. Rapidement, en faisant grimper de quelques degrés le caractère affirmatif de ces déclarations, se trouve exclue une noirceur qui ne peut qu’être de mauvais goût, voire contagieuse, puisqu’«[u]ne certaine morale a le négatif en horreur, comme s’il s’agissait d’une lèpre» (43). Or, malgré l’étouffement exercé par le «corset des pensées positives» (41), la négativité affleure et le retour du refoulé ne peut manquer de survenir, hantant le sujet comme le signe de son échec à pleinement s’épanouir ainsi qu’on lui enjoint de le faire. Le texte prend alors la forme d’une autocritique impitoyable, et le quotidien se transforme en ratage permanent et ridicule: «L’imbécillité des messages que je laisse en boîte vocale» (19); «Mal donner la main». (14) Tandis que la haine de soi et le désir d’abandonner augmentent, même les paroles d’une chanson populaire, «Nous n’irons plus au bois» (11), prennent un air défaitiste. L’inévitable culpabilité personnelle qui en découle devient celle de l’Occidental devant le luxe et le confort de son mode de vie. L’incapacité à rencontrer les standards d’accomplissement de soi dans un cadre aussi propice au succès et au bonheur n’en serait en effet que plus navrant: «Mon stress permanent est la rançon de la richesse occidentale (il est dérisoire)» (31). Faute d’une lutte nécessaire à mener pour assurer sa subsistance au quotidien, l’Occidental retourne le combat contre lui-même et contre sa propre volonté vacillante.</p> <p><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>Des bonheurs d’expression</strong></span><br />Dans les dernières décennies, et en particulier sur la scène littéraire française, le domaine poétique a pu parfois donner le sentiment aux observateurs de se réduire à un volet «lyrique» ou «intimiste» opposé à un versant plus «formaliste» au fil des débats et polémiques entre défenseurs des deux camps, Jean-Michel Maulpoix (<em>Du lyrisme</em>) pouvant être perçu comme le champion du premier camp;&nbsp; Jean-Marie Gleize (<em>À noir</em>) et Christian Prigent (<em>Ceux qui merDrent</em>), comme ceux du second <a name="renvoi2"></a><a href="#renvoi2"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[2]</strong></span></a>. S’il me semble vain de reprendre cette division quelque peu factice, Gleize et Prigent ont cependant, dans leur tentative de rendre compte de la volonté qui animait les héritiers de l’avant-garde et autres «grands irréguliers», travaillé à définir une certaine «modernité négative» à laquelle il est possible de rattacher le recueil de Maggie Roussel. Cette modernité négative se définit notamment par l’autocritique incessante qui l’anime et par sa distanciation vis-à-vis des puissances supposées du langage, puissances qui se feraient trop facilement le relais du discours dominant. Pour les poètes qui lui sont associés, un soupçon pèse désormais sur toute image trop frappante, trop tonitruante:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><span style="color: rgb(105, 105, 105);">[…] comment dire la présence de ces «oiseaux invisibles», sans raconter, sans décrire, sans alourdir les mots de tout le poids d’une psychologie vaseuse, de toute la glue des «bonheurs d’expression» et autres «trouvailles verbales», et autres beautés «poétiques»? </span><a name="renvoi3"></a><a href="#renvoi3"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><strong>[3]</strong></span></a></p> </blockquote> <p>Bien que plusieurs poètes contemporains français puissent être rattachés à cette mouvance (Phillipe Beck, Olivier Cadiot), il me paraît plus malaisé de lui trouver des héritiers au Québec, rendant d’autant plus singulière la démarche de Maggie Roussel. Dans <em>Les Occidentales</em>, la tentation de se laisser emporter dans le flot de ces «bonheurs d’expression» aptes à anoblir le poème est écartée aussitôt qu’elle surgit: «Boulevard des chagrins: c’est encore trop joli» (11). Les réflexions sur l’écriture et les difficultés esthétiques et critiques que pose la construction poétique reviennent de façon incessante, sans qu’aucune certitude ne tienne. Ici, au cœur d’une éthique du pessimisme qui ne peut accueillir sans méfiance toute tentation de plaire par la beauté et par des effets de style grandiloquents, «l’écriture se construit à partir de loques» (53). Le travail du poète, qui cherche à penser son écriture en tâchant d’éviter de se laisser prendre au miroir aux alouettes des belles images, ne diffère ici pas grandement de celui des divers locuteurs anonymes qui défilent les uns après les autres dans le recueil et qui doivent aussi se ménager un espace propre à la réflexion malgré l’écran de pensées positives qui les coupe du réel. Pour tous, l’écartèlement entre l’adhésion à un discours dominant parfaitement intériorisé et la volonté d’y échapper est inévitable.</p> <p>Les vers de Maggie Roussel, à rebours d’une acception généralisée de la poésie qui en fait le mode d’expression privilégié du «je» et de la subjectivité de l’auteur, ne semblent naître d’aucune voix particulière. Plutôt, ils enregistrent les paroles ambiantes et les bribes de discours dans une polyphonie schizophrénique. Ces fragments vont du plus affirmatif («Trop de compromis entraîne une diminution du charisme» [15]) au plus inquiet («Le doute, mais jusqu’où? Dites-le, dites le degré acceptable de doute» [30]). Une déclaration étant tôt contredite par une autre, aucun vers, pris en lui-même, n’apparaît porteur d’une vérité et d’un sens purs. Plutôt, pour reprendre des propos tenus par Prigent sur la portée critique de la modernité négative, la signification du recueil «s’invent[e] en négatif, dans le revers d’un ressassement du bruitage immonde que fait le monde dit réel (le monde planétairement représenté par l’idiolecte médiatique).» <a name="renvoi4"></a><a href="#renvoi4"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[4] </strong></span></a>Les voix prescriptives n’émanent de nul endroit précis, elles ne sont pas davantage celles d’un sujet en particulier que celles émanant d’une véritable autorité, comme si chacun avait parfaitement assimilé les balises qui délimitent le périmètre acceptable de sa pensée. À ce titre, la dégradation qui se dessine au fil du «texte catastrophé» (9) des <em>Occidentales</em> menace toute parole singulière, écrasée sous le poids des discours: «Dans la tête: des spots publicitaires, des clichés en tous genres et des lieux communs; la pensée se débat comme dans un mauvais rêve» (11). Analysés dans un cadre sociologique, les lieux communs possèdent une fonction positive: ils forgent les liens entre l’individu et la communauté à laquelle celui-ci appartient en dessinant un espace de communication possible entre les deux partis. Toutefois, plus fréquemment, les lieux communs sont perçus négativement, comme des clichés réitérés bêtement par une voix qui ne fait que reprendre des pensées prémâchées, une voix prisonnière d’une doxa oppressante. C’est certainement cette acception qui prévaut ici. Or, les vers de Maggie Roussel, en teintant d’angoisse ou d’humour ces phrases figées, jouent de la dissonance en laissant transparaître une singularité là où il semblait impossible qu’elle puisse éclore.</p> <p><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>Des puces en liberté</strong></span><br />Cette forme de résistance laisse des traces ailleurs dans le recueil. Un bestiaire se constitue peu à peu à la lecture de celui-ci, zoo rassemblant les moins glorieuses des créatures: ânes, moufettes ou cancrelats. Ce parti pris pour ces animaux mal-aimés est aussi celui d’un parti pris affiché pour l’échec et la petitesse, manière d’«organiser son pessimisme» qui répudie l’éclat des projecteurs pour tracer sa voie à la lumière ténue des lucioles<span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong> <a name="renvoi5"></a><a href="#renvoi5">[5]</a></strong></span>. En effet, si une forme existe pour la subversion du discours positif, elle ne peut se définir que dans la faiblesse et la précarité: «parasites de gros animaux, sommes des puces en liberté» (53), ou encore «Ânes, ânons, ânesses. Sommes nombreux. Et doux» (63). Pour emprunter à Gilles Deleuze sa terminologie, opter pour le «devenir cancrelat» – allusion explicite à Kafka (25) –, ou pour le «devenir âne» –&nbsp; référence à l’âne martyr d’<em>Au hasard Balthazar</em> (22) –, serait la seule façon de ne pas tomber dans une négativité elle-même si claironnante, si affirmative, qu’elle en vienne à offrir un contentement dangereux à celui qui s’en réclame. Les fraternités et communautés d’êtres médiocres qui sont évoquées par ces comparaisons et par ces parallèles ne peuvent véritablement prétendre à la grandeur tragique des sujets nobles. La dissidence fière et la révolte jubilatoire sont donc écartées, en faveur d’une énonciation que l’auteure tient éloignée du spectaculaire.</p> <p>C’est plutôt le détournement léger qui est pratiqué par Maggie Roussel, forme de pas de côté qui transforme les proverbes et les vérités connues pour leur faire perdre un peu de leur force et exposer les limites de leur savoir. Ainsi est-il déclaré que «la nuit, et le jour souvent, tous les chats sont gris» (27), manière plus ludique que violente de se défaire du poids des pensées toutes faites. Or, même le plus léger des désirs de subversion demande un effort continuel à celui qui le porte. Dans le mouvement d’alternance entre pensées positives et négatives qui forme le poème – et les pensées négatives dépassent largement les premières en nombre –, la conscience subjective maintient vivant le questionnement en le relançant constamment, en ne figeant jamais la dialectique autour d’un pôle. Les mêmes pensées sont ressassées d’une manière obsessive, des phrases quasi identiques revenant à maintes reprises au fil du recueil. Le mouvement n’est jamais arrêté jusqu’au «générique de la fin sans fin» (63). Alors que les pensées positives ne cessent pas de résonner dans la conscience du sujet, les pensées négatives affluent tout de même «comme par marées» (29). Cette marée noire, pour aussi destructrice qu’elle paraisse, est néanmoins ce qui sauve l’esprit clos de la stagnation auquel il serait livré sous le soleil immanquablement radieux de l’optimisme, et ce qui vient ainsi réitérer la paradoxale valeur de la négativité.</p> <p><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p>Maggie Roussel,<em> Les Occidentales</em>, Montréal, Le Quartanier, 2010, 74 p.</p> <p><br />Mathieu Arsenault,<em> Le lyrisme à l’époque de son retour</em>, Montréal, Nota Bene, collection "Nouveaux essais Spirale", 2007, 171 p.</p> <p>Stéphane Baillargeon, «La madamisation», dans <em>Le Devoir</em>, 21 mars 2011, en ligne : <a href="http://www.ledevoir.com/societe/medias/319211/medias-la-madamisation">http://www.ledevoir.com/societe/medias/319211/medias-la-madamisation</a>. (Consulté le 12 août 2011).</p> <p>Georges Didi-Huberman, <em>Survivance des lucioles</em>, Paris, Éditions de Minuit, collection "Paradoxe", 141 p.</p> <p>Jean-Marie Gleize, <em>À noir. Poésie et littéralité</em>, Paris, Seuil, collection "Fiction &amp; cie", 1992, 229 p.</p> <p>Christian Prigent, <em>Salut les anciens, salut les modernes</em>, Paris, P.O.L., 2000, 224 p.</p> <p><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a></strong></span> Stéphane Baillargeon, «La madamisation», dans <em>Le Devoir</em>, 21 mars 2011, en ligne : <a href="http://www.ledevoir.com/societe/medias/319211/medias-la-madamisation">http://www.ledevoir.com/societe/medias/319211/medias-la-madamisation</a>. (Consulté le 12 août 2011).</p> <p><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2]</a></strong></span> Les enjeux de ce débat entre deux conceptions opposées de la poésie contemporaine, débat que j’ai très sommairement évoqué ici, sont développés dans un ouvrage de Jean-Marie Gleize, <em>À noir. Poésie et littéralité</em>, Paris, Seuil (Fiction &amp; cie), 1992, 229 p. Dans une même optique, Mathieu Arsenault a aussi exploré ces questions, notamment en lien avec les problématiques liées à la tradition littéraire, dans son essai <em>Le lyrisme à l’époque de son retour</em>, Montréal, Nota Bene (Nouveaux essais Spirale), 2007, 171 p.</p> <p><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong><a name="note3"></a><a href="#renvoi3">[3]</a></strong></span> Jean-Marie Gleize, <em>À noir. Poésie et littéralité</em>, op. cit., p. 127</p> <p><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong><a name="note4"></a><a href="#renvoi4">[4]</a> </strong></span>Christian Prigent, <em>Salut les anciens, salut les modernes</em>, Paris, P.O.L., 2000, p. 18.</p> <p><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong><a name="note5"></a><a href="#renvoi5">[5]</a></strong></span> Georges Didi-Huberman développe ces métaphores dans <em>Survivance des lucioles</em>, Paris, Éditions de Minuit (Paradoxe), 2009, en poursuivant la réflexion de Walter Benjamin sur le pessimisme.</p> <p>&nbsp;<br />&nbsp;<br />&nbsp;<br />&nbsp;<br />&nbsp;<br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-mauvais-r-ve-de-la-pens-e#comments ARSENAULT, Mathieu BAILLARGEON, Stéphane DIDI-HUBERMAN, Georges France GLEIZE, Jean-Marie Ironie Lieux communs Mise à distance négativité PRIGENT, Christian Québec ROLIN, Olivier Poésie Thu, 15 Sep 2011 19:47:24 +0000 Laurence Côté-Fournier 370 at http://salondouble.contemporain.info