Salon double - Dépression http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/915/0 fr À la fin il est las de ce monde ancien http://salondouble.contemporain.info/lecture/a-la-fin-il-est-las-de-ce-monde-ancien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/belanger-david">Bélanger, David</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/comme-des-sentinelles">Comme des sentinelles</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Paru en 2012 aux éditions de La mèche, <em>Comme des sentinelles</em>, premier roman de Jean-Philippe Martel, expose les vicissitudes d’un trentenaire-littéraire-esseulé. Sans entrer déjà dans le texte, notons que les critiques qui se sont penchés sur l’intrigue du roman ont cru bon d’ouvrir leur papier avec quelque suspicion. Ainsi va le résumé qu’osait Chantal Guy, confinant l’œuvre au discours doxique, sorte de passage obligé du <em>wannabe</em> écrivain: «Des premiers romans sur la dérive éthylique post-rupture amoureuse d'un gars en manque de son père, et qui va finir par écrire son premier roman, il y en a des tas, particulièrement en littérature québécoise » (Guy, 2012: <a href="http://www.lapresse.ca/arts/livres/critiques-de-livres/201212/17/01-4604701-comme-des-sentinelles-qualite-de-lecriture-12.php">en ligne</a>). On peut même penser que l’auteur se défendait d’appartenir à ce «tas de romans», en janvier, arguant plus ou moins l’éternel <em>tout a déjà été écrit</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">À mon avis, c’est surtout ça qu’on apprend quand on lit beaucoup ou qu’on fait de longues études en littérature: qu’on peut faire un livre sur n’importe quoi, que d’ailleurs tous les sujets ont été abordés et que ce n’est pas ça l’essentiel, mais la manière de le faire. Donc, je suis plus préoccupé par le style, je dirais. (Martel, 2013&nbsp;: <a href="http://larecrue.net/2013/01/jean-philippe-martel-%E2%80%93-questionnaire/">en ligne</a>)</p> </blockquote> <p>Sans doute cette position de Jean-Philippe Martel est-elle empreinte d’une certaine sagesse –et puis elle lui permet d’écrire <em>un peu n’importe quoi</em>, l’intrigue devenant ce prétexte donné aux mots pour s’enfiler avec aplomb. Un peu de la même manière, l’entrevue de <em>La Tribune</em> souligne d’entrée de jeu: &nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">S'il y a un genre littéraire&nbsp; «suspect» ces temps-ci, c'est bien l'autofiction. Écrire un roman inspiré en partie de sa propre vie est perçu comme un geste médiocre par plusieurs critiques contemporains, qui n'en peuvent plus de cette orgie du moi. Le premier livre de Jean-Philippe Martel, <em>Comme des sentinelles</em>, pourrait sembler du même acabit. Au contraire, se défend l'auteur, il faut plutôt y voir une réflexion sur la chose. (Bergeron, 2012&nbsp;: 33)</p> </blockquote> <p>Devoir se défendre d’une appartenance générique –l’autofiction– ou de reproduire un stéréotype, cela révèle un peu l’ambition de l’œuvre: travailler, avec les outils qui sont ceux de la littérature, à actualiser les fables anciennes, les formes convenues, les thèmes trop fréquentés. Et cela semble réussi. Après tout, les critiques, au-delà de ces petites pointes inoffensives, ne savent que saluer le style qui irrigue une histoire autrement flasque.</p> <p>Si on visite un peu plus avant le roman de Jean-Philippe Martel, on constate la maîtrise de ce discours, sa manière de tourner en bourrique les formules usinées, de poser des questions à la littérature, là où trop souvent certains lancent de naïves affirmations. Ainsi, qu’en serait-il de cette originalité –à quel point peut-elle être compromise ? Voyons vitement, en d’autres mots, ce que <em>Comme des sentinelles</em> fait à ce monde ancien auquel on l’oppose commodément.&nbsp;</p> <p><strong>De l’intrigue à l’identitaire</strong></p> <p>Vincent Sylvestre est chargé de cours à l’Université de Sherbrooke, Évelyn l’a quitté, il prenait de la coke, le voilà au début du roman plus très sûr de vouloir poursuivre dans cette voie, se baignant sans illusion dans des rencontres de narcomanes anonymes. Il y croise alors Robert Thompson,</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">né à Beebe, dans une maison dont la chambre principale se trouvait au Canada et la salle de bain aux États-Unis; il cassait son français sans bon sens. Il faut dire qu’il l’avait appris un peu n’importe comment: chez la grand-mère à Danville, dans une shop à Lennox, dans une autre à Windsor, puis dans une autre Kingsey, sans compter les deux ou trois stages à Talbot et les vacances à Bordeaux…&nbsp;(14-15)</p> </blockquote> <p>Essentiellement constitué de ce duo –Thompson l’anglophone pas trop zen, en naufrage constant, à l’intelligence maladroite et aux manières grossières, et Sylvestre, l’intellectuel désabusé, à la remorque d’on ne sait quoi, brillant et cynique, et par-là malheureux–, le roman évolue sur un mode binaire, ce qui, parfois, suppose certains archétypes. Du coup, la lecture identitaire s’avère un peu trop facile, d’autant que Sylvestre est hanté par son passé familial et par un père disparu trop tôt, alors que Thompson paraît angoissé par l’avenir, sa maison comme une décharge qu’il ne sait retaper, faute de projets et de <em>plus tard</em> envisageables. Mais bon, ça nous change des vieilles rengaines: si le Canadien français n’a qu’un passé trop lourd –dans tes dents, lord Durham– et que l’Anglais n’a pas d’avenir, on peut parler d’originalité. On peut.</p> <p><strong>Parler de la littérature dans la littérature </strong></p> <p>&nbsp;Pourtant, l’intérêt de l’intrigue –son nœud– se trouve ailleurs. Et la question à poser à l’histoire, un peu bête –<em>est-ce original?</em>– se justifierait mieux dans une forme plus fine: <em>l’originalité de l’histoire est-elle suffisamment mise en perspective, inscrite au sein d’une cohérence propre à l’œuvre?</em> Si on prend la peine d’énoncer une telle interrogation, c’est évidemment que la réponse s’avère positive.</p> <p>De fait, dès le premier chapitre l’énonciation du trentenaire-désenchanté-et-littéraire paraît problématisée:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">Je me demandais ce qui avait bien pu se produire pour que je me retrouve étendu dans ces draps maculés, seul, un si bel après-midi d’août, alors que j’aurais pu me prélasser sur une terrasse, revenir de voyage, faire l’amour, renifler de la cocaïne ou écrire un roman (10).</p> </blockquote> <p>Ce qui caractérise les énoncés du roman, c’est leur négativité: Vincent Sylvestre n’écrit pas de roman, chacune de ses affirmations ne constitue pas une œuvre autobiographique que nous pondrait un chargé de cours sur l’acide, bref, le «je» qui parle ne parle pas à un roman, il est le fait d’un roman. Cette histoire «sans encre ni clavier» (174) est un échec romanesque, égaré dans la vie du personnage qui ne saurait se raconter. À cet égard, les cours professés par Sylvestre exposent la cohérence –voire l’originalité– de la non-entreprise narrative. Il parle de Rousseau:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">à ses yeux, pour écrire un livre original, il faut déjà, soi, être un peu original. En retour, parler de soi, faire un livre qui traite d’un homme différent de tous les autres vient en quelque sorte confirmer le caractère singulier de son entreprise. Autrement dit, l’auteur est original parce qu’il s’apprête à faire une chose qui n’a jamais été accomplie, et son œuvre le sera également parce qu’elle parlera de lui (22).</p> </blockquote> <p>Parce que la vie de Vincent Sylvestre n’est pas celle d’un homme différent –Chantal Guy l’a souligné– et que l’entreprise autobiographique de Rousseau, pour originale qu’elle fût, n’a plus aujourd’hui l’avantageuse nouveauté de jadis, le monologue de Vincent Sylvestre est effectivement sans aucune originalité. Disant cela, le roman souligne aussi, avec la cohérence qui est la sienne, qu’on s’en fiche un peu. Voyez: le récit, ponctué de chapitres sur l’enfance du narrateur et sur son rapport au père, propose une relation privilégiée et constituante; cette authentique expérience familiale s’échoue pourtant, du moins en apparences, sur les rives du <em>déjà-dit</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">Avant de vous laisser partir, je vous rappelle que vous avez un travail à me remettre la semaine prochaine. C’est assez simple. Il s’agit de répondre à la question suivante: à partir de votre lecture du roman <em>Adolphe</em> de Benjamin Constat, montrez de quelle manière la relation du narrateur à son père, développée dans les toutes premières pages du livre, annonce et pour ainsi dire contient en germe l’ensemble du roman (53).</p> </blockquote> <p>Rien de plus commun en effet que des consignes de travaux. <em>Comme des sentinelles</em> évoque ainsi moult intertextes qui semblent n’avoir d’autres rôles que de ridiculiser l’intrigue, la montrer dans sa naturelle banalité, manière de hausser les épaules et d’avouer –de confesser– les limites mêmes de l’invention. Ce que suggère ce roman, avec une cohérence et une intelligence qu’il faut expliciter –trêve d’équivoque: cette œuvre est un charme!–, c’est le ridicule de notre époque en regard du romantisme des Constant et Rousseau, c’est l’usure de la littérature longuement frottée par des cohortes d’auteurs, c’est cette classe de lettres à laquelle enseigne Vincent Sylvestre et qui se jettera bientôt, à son tour, dans cet incessant mouvement de partage vers l’avant et de reproduction du même. On peut en ressentir une certaine lassitude. Certaines lassitudes sont salvatrices.</p> <p><strong>Le style, disons</strong></p> <p>S’il faut décrire la structure générale de l’écriture de <em>Comme des sentinelles</em>, on peut résumer la chose par une attitude prosaïque, voire terre-à-terre: nulle emphase, nul lyrisme, on reste dans la narration qui suit volontiers le rythme des péripéties –peu nombreuses, au demeurant. Classique, pour ainsi dire, l’écriture de Martel ne réinvente rien mais tout est maîtrisé: des éclats de virtuosité parfois –l’incipit, remarquable–, un rythme –on ne s’attarde jamais–, et quelques descriptions un peu laides qui trouvent leur justesse dans leur force d’évocation –«je me suis assis sur des blocs de béton dans lesquels ils mettent des fleurs, l’été. Les fleurs étaient mortes, et les bacs étaient submergés de mégots et d’éclats de verre» (111). &nbsp;</p> <p>En fait, ce manque de prétention stylistique convient fort bien au projet à l’œuvre: la prose détachée donne aux actions et aux pensées du narrateur cette modestie; à la moindre enflure, les traits du chargé de cours en auraient souffert, le pédant lecteur de Maurice Sachs aurait transparu et le littéraire, comme dans trentenaire-littéraire-enamouré-et-sans-espoir, aurait pris un brin trop de place. Mieux vaut se tasser dans un coin. Laisser parler Camus, Théophile Gautier et Apollinaire, puis pourquoi pas, Jacques Mesrine, qui, «en tant que révolté, s’était engagé dans une lutte qu’il n’avait pas gagné» et qui «en tant qu’écrivain, [avait] donné un texte dont l’intérêt ne tenait qu’à la matière biographique, et encore» (118-119). On souffre toujours de ce genre de comparaisons. Vincent Sylvestre ne saurait faire exception:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">Tandis que moi, je n’étais engagé dans aucune lutte et n’aspirais plus qu’à me rejoindre, quelque part entre mes cheveux et mes pieds, ou entre les premier et dernier mot d’une histoire vraie.&nbsp; (119)</p> </blockquote> <p>L’échec, tout relatif, devient rapidement un mode de vie lorsqu’on est trop souvent porté, dans les livres, à converser avec les grands de ce monde. Se développe une lassitude. Un dédain pour la sacro-sainte originalité. On se prend à ne vouloir faire qu’une grande œuvre, de celles qui n’inventeraient rien. Quelque chose comme l’éloge d’une absence d’ambition.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>BERGERON, Steve, «L’autofiction critiquée par… l’autofiction», <em>La Tribune</em>, 24 octobre 2012, p. 33.&nbsp;</p> <p>GUY, Chantal, «<em>Comme des sentinelles</em>: qualité de l’écriture», <em>La Presse</em>, 17 décembre 2012 [en ligne]. <a href="http://www.lapresse.ca/arts/livres/critiques-de-livres/201212/17/01-4604701-comme-des-sentinelles-qualite-de-lecriture-12.php">http://www.lapresse.ca/arts/livres/critiques-de-livres/201212/17/01-4604701-comme-des-sentinelles-qualite-de-lecriture-12.php</a></p> <p>MARTEL, Jean-Philippe, « Jean-Philippe Martel –questionnaire&nbsp;», <em>La recrue du mois. Vitrine des premières œuvres littéraires québécoises</em>, janvier 2013, [en ligne]. &nbsp;<a href="http://larecrue.net/2013/01/jean-philippe-martel-%E2%80%93-questionnaire/">http://larecrue.net/2013/01/jean-philippe-martel-%E2%80%93-questionnaire/</a></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/a-la-fin-il-est-las-de-ce-monde-ancien#comments Autofiction Autofiction BERGERON, Steve Dépression Genre GUY, Chantal Histoire Intertextualité MARTEL, Jean-Philippe Québec Style Roman Wed, 30 Jan 2013 18:46:15 +0000 David Bélanger 668 at http://salondouble.contemporain.info Déprime profonde http://salondouble.contemporain.info/lecture/d-prime-profonde <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/apn-e">Apnée</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">Aborder le thème de la maladie mentale dans une œuvre d’art est un choix périlleux, parce que cette décision entraîne dans son sillage un paradoxe: traiter d’une affliction mentale par le spectre étroit du rationalisme est sans doute une approche juste eu égard aux implications médicales du sujet abordé, mais peut laisser de côté les aspects émotifs très pénibles corollaires à cette condition. En revanche, la représentation des aléas d’un esprit atteint par le figuré et le symbolique parvient à restituer de manière plus frappante et émouvante l’épreuve que constitue un épisode de maladie mentale. L’expressivité accrue de cette approche contribue à faire des dérèglements psychologiques une forme de «détraquement» mystérieux analogue à une possession démoniaque, et entérine malencontreusement les préjugés quant aux causes et aux traitements de ces problèmes —par ailleurs largement démystifiées par la psychologie et la psychiatrie actuelles. Il faut donc savoir ménager la chèvre et le chou, aborder la réalité de la maladie mentale en la dépeignant avec authenticité et rigueur, tout en dépassant le «traitement clinique» de la maladie pour être en mesure d’engranger l’empathie du lecteur.</p> <p style="text-align: justify;">Au Québec, plusieurs œuvres de bande dessinée québécoise ont déjà abordé la maladie mentale. Celle-ci tient un rôle déterminant mais implicite dans<em> Hiatus</em> de Benoit Joly (2006), compendium de plusieurs récits parus entre 1985 et 2006 et comprenant un «hiatus» de 5 ans pendant lequel l’auteur a été interné dans un institut psychiatrique —sa dédicace remercie d’ailleurs les gens «qui [l]’ont soutenu pendant [qu’il était] insoutenable». <em>Victor et Rivière</em>, d’André-Philippe Côté (2003), représente avec une intelligence graphique admirable (notamment par l’emploi de métaphores visuelles résonnantes) les hallucinations d’un poète et professeur d’université en pleine crise de la quarantaine, mais aborde de manière trop vague la condition mentale du personnage pour permettre de déterminer clairement si le personnage est atteint de <em>delirium tremens</em> ou de schizophrénie. <em>12 mois sans intérêt</em> de Catherine Lepage (2007) multiplie les trouvailles formelles et les jeux croisés ingénieux entre texte et image pour exprimer symboliquement le passage à vide psychologique et le processus de rétablissement d’une personne en dépression. Le plus récent en date, <em>Apnée</em> de Zviane (2010), est toutefois celui qui réussit le mieux à rendre compte d’une étape pénible dans la vie d’un individu souffrant intérieurement d’un mal complexe et difficile à exprimer à son entourage, voire à soi-même.</p> <p style="text-align: justify;">L’un des qualificatifs qui décrit le mieux Zviane, de son vrai nom Sylvie-Anne Ménard, est «prolifique». Elle publie en 2006 son premier album, <em>Le point B</em>, qui fait déjà état d’un sens impressionnant de la composition graphique et d’une compréhension innée et inouïe du découpage. Depuis, elle a publié deux recueils de récits tirés de son blogue (<em>La plus jolie fin du monde</em>, 2007, et <em>Le quart de millimètre</em>, 2009) et une bonne demi-douzaine de fanzines, participé à plusieurs anthologies, touché à l’animation, étudié en musique à l’université et a alimenté avec sa collègue Iris une bande dessinée diffusée sur le Web, <a href="http://legolaslove.canalblog.com/"><em>L’ostie d’chat</em></a> , dont la publication sous forme d’albums a commencé cet automne chez Delcourt dans la collection Shampooing. Son amour de la musique, son sens de l’observation et sa capacité à trouver matière à rire de bien des situations caractérisent la grande majorité de ses projets. C’est sans doute pourquoi <em>Le mat</em> (2009) détonne tant dans sa bibliographie: prenant la forme d’une liste en 36 points des symptômes et effets d’une personne dépressive, chaque item accompagné d’un pictogramme semblant hanté par une forme de nuage noir accroché près de sa tête, ce «catalogue du marasme» exprime un état intérieur avec candeur, délicatesse et retenue sans avoir recours à un récit narratif (<a href="#image1"><strong>images 1 à 6</strong></a>). N’empêche, la bédéiste a revisité le sujet dans son projet subséquent, de manière encore plus réussie.</p> <p style="text-align: justify;"><strong><span style="color:#696969;">Le « calme plat » de la vie intérieure sous-marine</span></strong></p> <p style="text-align: justify;"><em>Apnée</em> présente quelques mois pénibles dans la vie de Sophie, étudiante en musique travaillant pour une société de concerts, partageant sa couche sans grand enthousiasme avec un «ami moderne» et vivant dans un état de stase perpétuelle. Les contacts avec son entourage et le monde extérieur lui sont pénibles et elle alimente peu les discussions auxquelles elle prend part. Elle a tiré une croix sur l’aide professionnelle pour se médicamenter elle-même à l’aide de cannabis, plutôt, ce qui ne lui procure aucune joie et qui ne lui réussit pas tout le temps. Sophie assume la narration à la première personne, à travers laquelle elle dit peu mais révèle beaucoup. Cette retenue est conditionnée par la parcimonie du personnage dans sa volonté de communiquer, et fait état de la précision exemplaire dont Zviane est capable, à l’instar d’écrivaines chevronnées comme Alice Munro dans <em>Too Much Happiness</em> (2009) et Margaret Atwood dans <em>The Tent</em> (2006).</p> <p style="text-align: justify;">Un autre aspect où se révèle la maestria de la bédéiste est un changement important dans son style graphique. Alors que son dessin avait été jusque là marqué par une forme de spontanéité et d’élasticité dans le trait qui seyait à merveille à ses projets précédents, dans <em>Apnée</em>, Zviane a préconisé une approche plus lisse et précise. Ce trait affûté ne se traduit pas par des dessins rigides et inexpressifs. Bien au contraire, le style adopté par Zviane est mis à bon escient: les trois pages qui ouvrent<em> Apnée</em> démontrent à quel point la bédéiste peut faire passer beaucoup d’information grâce à son dessin en présentant une série d’images où est manifesté l’inconfort de Sophie par la position crispée de ses mains (<a href="#image7"><strong>image 7</strong></a>). Le noir et le gris posés en aplat et les nombreux blancs forment des planches épurées où chaque objet, chaque visage et chaque lieu est accentué du fait même de sa rareté. Le choix de l’austérité et de la méticulosité, rappelant le manga <em>Blue</em> de Kiriko Nananan (2004), s’appliquent parfaitement au sujet traité: les compositions aérées, l’immobilisme des lieux et des personnages rendent compte de la perception de Sophie, tellement retranchée à l’intérieur d’elle-même qu’elle s’arrête au&nbsp; minimum des stimuli l’entourant.</p> <p style="text-align: justify;">L’expression de l’état dépressif de Sophie est transmise par un autre choix formel brillant: tous les personnages sont représentés sans yeux. On comprend à travers cette absence toute la difficulté qu’a Sophie à supporter le regard d’autrui, à affronter les rapports avec les membres de son entourage, voire la volonté d’engager un contact visuel, trop difficile à supporter en cette période creuse qu’elle traverse. Un peu de la même manière, lorsque les personnages ne parlent pas, leur bouche est absente —autre façon de révéler l’apathie perçue ou vécue par une personne dépressive face à ceux et celle qui l’entourent (<a href="#image8"><strong>image 8</strong></a>).</p> <p style="text-align: justify;">Une exception notable à cette absence d’expressions faciales vient dans ce qui forme la séquence charnière d’<em>Apnée</em>. Partie à Québec dans l’espoir de s’éloigner des lieux et gens qui lui rappellent trop son marasme, Sophie se réfugie chez sa mère, mais elle constate que cette parade ne parvient pas à changer sa situation. Au cours de ce séjour, pendant que sa mère sort faire des courses, Sophie décide de jouer un peu de piano. Considérant sa difficulté, exprimée plus tôt, à effectuer intentionnellement la moindre action lorsque laissée à elle-même, et son désir explicite de «ne plus penser à rien» (p.48), la brève séance de musique, au début de laquelle on peut voir sur les lèvres de Sophie l’esquisse d’un sourire, lui permet de sortir d’elle-même et d’atteindre une forme de paix intérieure, ce qui est exprimé par une séquence où le cadre de la case accomplit une ascension graduelle jusqu’à devenir vide et rester vierge de tout signe pendant deux planches (<a href="#image9"><strong>images 9 et 10</strong></a>). Cette représentation plastique d’une forme de vide mental, contrastant avec la tache noire qui suivait le pictogramme dans <em>Le mat</em>, forme un ilôt de calme que l’on peut associer au bien-être, une échappée temporaire face aux pensées sombres.</p> <p style="text-align: justify;">En 88 pages, <em>Apnée</em> n’introduit pas une pléthore de personnages et ne multiplie pas les développements narratifs et les rebondissements. L’essentiel du récit est consacré aux états d’âme insurmontables du personnage principal, aux situations qui reflètent ses souffrances sourdes, à travers lesquelles on devine en creux une condition psychologique&nbsp; champignonnaire pénible, difficile à s’expliquer et longue à guérir. C’est une œuvre qui se mesure et s’apprécie à l’aune de sa charge émotive, étonnamment puissante. Rarement l’expression d’une fragilité psychologique a-t-elle été aussi bien rendue par le biais du texte et de l’image, grâce à une série de choix stylistiques et narratifs judicieux. <em>Apnée</em> est un album bref et dense à la fois, qui marque une ascension spectaculaire dans l’œuvre de Zviane, dont le talent a trouvé, dans cette œuvre à mille lieues du jargon technique sur la dépression, un sujet à la mesure de son potentiel.</p> <p style="text-align: justify;"><em>L’auteur tient à exprimer sa gratitude envers Sylvie-Anne Ménard pour l’autorisation de reproduire des extraits de </em>Le mat<em> et envers Luc Bossé des éditions Pow Pow pour ceux tirés d’</em>Apnée<em>.</em></p> <p style="text-align: justify;"><em>Lire les premières pages d'</em>Apnée<em> en se rendant à l'adresse suivante : </em><a href="http://editionspowpow.com/bandes-dessinees/apnee/">http://editionspowpow.com/bandes-dessinees/apnee/</a></p> <p style="text-align: justify;"><strong>Bibliographie</strong><br /><br />ATWOOD, Matgaret (2006), <em>The Tent</em>,Toronto, McElland &amp; Steward.<br /><br />CÔTÉ, André-Philippe (2003), <em>Victor et Rivière</em>, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, .</p> <p style="text-align: justify;">JOLY, Benoit (2006) <em>Hiatus</em>, Montréal, Mécanique générale.</p> <p style="text-align: justify;">LEPAGE, Catherine (2007), <em>12 mois sans intérêt</em>, Montréal, Mécanique générale.</p> <p style="text-align: justify;">MUNRO, Alice (2009), <em>Too Much Happiness</em>, New York, Douglas Gibson.<br /><br />NANANAN, Kiriko (2004), <em>Blue</em>, Paris, Casterman, collection «écritures».<br /><br />ZVIANE (2006), <em>Le point B</em>, Montréal, éditions Monet.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (2007), <em>La plus jolie fin du monde</em>, Montréal, Mécanique générale.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (2008), <em>Le quart de millimètre</em>, Montréal, Grafigne.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (2009), <em>Le mat</em>, Montréal, Colosse.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (2010), <em>Apnée</em>, Montréal, Pow Pow.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Images</strong></p> <p style="text-align: justify;"><a name="image1"></a>Image 1 (<em>Le mat</em>, p. 41)</p> <p style="text-align: justify;"><img alt="" src="http://nt2.uqam.ca/sites/nt2.uqam.ca/files/mat041.jpg" style="width: 425px; height: 65px;" /></p> <p style="text-align: justify;">Image 2 (<em>Le mat</em>, p. 42)</p> <p style="text-align: justify;"><img alt="" src="http://nt2.uqam.ca/sites/nt2.uqam.ca/files/mat042.jpg" style="width: 425px; height: 268px;" /></p> <p style="text-align: justify;">Image 3 (<em>Le mat</em>, p. 43)</p> <p style="text-align: justify;"><img alt="" src="http://nt2.uqam.ca/sites/nt2.uqam.ca/files/mat043.jpg" style="height: 112px; width: 425px;" /></p> <p style="text-align: justify;">Image 4 (<em>Le mat</em>, p. 44)</p> <p style="text-align: justify;"><img alt="" src="http://nt2.uqam.ca/sites/nt2.uqam.ca/files/mat044.jpg" style="width: 425px; height: 255px;" /></p> <p style="text-align: justify;">Image 5 (<em>Le mat</em>, p. 45)</p> <p style="text-align: justify;"><img alt="" src="http://nt2.uqam.ca/sites/nt2.uqam.ca/files/mat045.jpg" style="width: 425px; height: 63px;" /></p> <p style="text-align: justify;">Image 6 (<em>Le mat</em>, p. 46)<br /><img alt="" src="http://nt2.uqam.ca/sites/nt2.uqam.ca/files/mat046.jpg" style="width: 425px; height: 232px;" /></p> <p style="text-align: justify;"><a name="image7"></a>Image 7 (Apnée, p. 12)</p> <p style="text-align: justify;"><img alt="" src="http://nt2.uqam.ca/sites/nt2.uqam.ca/files/apnee_gabriel_p12.jpg" style="width: 425px; height: 596px;" /></p> <p style="text-align: justify;"><a name="image8"></a>Image 8 (Apnée, p. 25</p> <p style="text-align: justify;"><img alt="" src="http://nt2.uqam.ca/sites/nt2.uqam.ca/files/apnee_gabriel_p25.jpg" style="width: 425px; height: 612px;" /></p> <p style="text-align: justify;"><a name="image9"></a>Image 9 (Apnée, p. 54)</p> <p style="text-align: justify;"><img alt="" src="http://nt2.uqam.ca/sites/nt2.uqam.ca/files/apnee_gabriel_p54.jpg" style="width: 425px; height: 572px;" /></p> <p style="text-align: justify;">Image 10 (Apnée, p. 55)</p> <p style="text-align: justify;"><img alt="" src="http://nt2.uqam.ca/sites/nt2.uqam.ca/files/apnee_gabriel_p55.jpg" style="width: 425px; height: 580px;" /></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/d-prime-profonde#comments ATWOOD, Margaret CÔTÉ, André-Philippe Dépression JOLY, Benoit LEPAGE, Catherine Maladie mentale MUNRO, Alice NANANAN, Kiriko Québec Silence ZVIANE Bande dessinée Mon, 21 Nov 2011 16:39:23 +0000 Gabriel Gaudette 413 at http://salondouble.contemporain.info