Salon double - ATWOOD, Margaret http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/918/0 fr Un mythe canadien? http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-mythe-canadien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/du-bon-usage-des-etoiles">Du bon usage des étoiles </a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">La maison d’édition de Québec Alto se distingue notamment grâce à la publication de traductions d’œuvres canadiennes anglaises. Dominique Fortier, auteure de trois romans et traductrice de six titres canadiens pour la jeune maison d’édition, se trouve au cœur de ce dialogue entrepris entre les deux cultures du Canada. Son premier roman, <em>Du bon usage des étoiles</em> (2009), finaliste pour de nombreuses distinctions (Prix littéraire du Gouverneur Général, Prix des libraires du Québec, Grand prix littéraire Archambault, Prix Senghor du premier roman) et bientôt adapté au cinéma par Jean-Marc Vallée, nous montre un autre versant des échanges culturels qui se développent entre les cultures québécoise et canadienne: celui de l’imaginaire.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><em>Du bon usage des étoiles</em> relate le périple historique des navires <em>Erebus</em> et <em>Terror</em> dans l’océan Arctique à partir de l’été 1845 selon les perspectives parallèles des marins se dirigeant vers leur mort et de leurs flammes demeurées en Angleterre, liant la trame épique à une intrigue amoureuse. L’expédition, commandée par l’explorateur de renom Sir John Franklin et son second Francis Crozier, reste prisonnière des glaces. Les quelque 130 membres de l’équipage périssent dans des conditions terribles. Cette exploration avortée du «passage du Nord-Ouest», pratiquement inconnue au Québec, constitue un sujet de fascination ailleurs au Canada, où la chanson folklorique «Northwest Passage» de Stan Rogers a contribué à immortaliser l’équipée dans l’imaginaire collectif. Des auteurs de renom tels que Margaret Atwood, avec la nouvelle «Age of Lead» parue dans <em>Wilderness Tips</em> (1991), Mordecai Richler, avec <em>Solomon Gursky was Here</em> (1989), ou plus récemment Elizabeth Hay, avec <em>Late Nights on Air </em>(2007) se sont inspiré de l’épopée britannique. Atwood, dans <em>Strange Things: the Malevolent North in Canadian Literature </em>(1995), l’associe même à une sorte de mythe fondateur destiné à entrer dans le folklore afin d’être ressassé par chaque génération. En ce sens, le choix de Fortier d’«importer» au Québec un tel récit pourrait s’apparenter à un transfert culturel continental <strong><a href="#1">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong>. Il s’agirait, dans ces circonstances, non pas seulement d’habiter, par les artifices de la fiction, un événement marquant de l’Histoire impériale britannique et du Canada, mais surtout de s’approprier un mythe fondateur d’une collectivité américaine et de l’enrichir d’une nouvelle sensibilité.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Mythe américain</strong></span><br />À première vue, cette épopée s’inscrit pleinement dans ce qu’il est convenu de nommer le «mythe américain». Jean Morency (1994) indique que &nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />le mythe américain raconterait bientôt comment les hommes, aux temps héroïques de l’exploration du continent, c’est-à-dire aux temps primordiaux –[…]– se sont arrachés à un monde caractérisé par la stabilité, ou imaginé en tant que tel, pour s’enfoncer dans l’espace américain, à la recherche d’un éden [sic] ou d’une utopie, pour s’y retrouver face à face avec&nbsp; l’Indien, et en revenir finalement transformés (12).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />L’organisation narrative du mythe «qui met en place des réseaux d’oppositions traduisant une hésitation de nature ontologique et débouchant sur l’expression d’une nouvelle réalité» (Morency, 2007: 354) s’inspire directement du «parcours initiatique» qu’ont décrit notamment les anthropologues Claude Lévi-Strauss et Mircea Eliade. Parmi les oppositions les plus emblématiques de ce schéma mythique qui définirait l’américanité, notons par exemple le Nomade contre le Sédentaire, l’Indien contre le Blanc, la Liberté contre l’Ordre, la Civilisation contre la Sauvagerie, etc. Les personnages de <em>Du bon usage des étoiles</em> semblent d’ailleurs pleinement imprégnés de cet imaginaire lorsqu’ils veulent motiver leur entreprise. Ainsi, Franklin part «à la conquête du <em>mythique</em> passage du Nord-Ouest, toujours pour la plus grande gloire de l’empire» (13, je souligne). On raconte même qu’il s’agirait de «la découverte du siècle, qui n’a peut-être d’égale dans l’histoire que la découverte de l’Amérique» (143). Crozier, dans son journal, traite quant à lui avec un vocabulaire biblique de son exaltation de «baptiser le territoire» de ce «nouvel Éden»: «Avant nous, le paysage grandiose fait de glace et de ciel n’existait pas; nous le tirions du néant où il ne retournera jamais, car désormais il a un nom. […] Il a rejoint le domaine toujours grandissant de ce qui est nôtre sur cette Terre» (43).</p> <p style="text-align: justify;"><br />Lorsque l’équipage rencontre une famille d’Esquimaux, la narration insiste également sur la dimension mythique de ce «premier contact»: «On jurerait qu’ils ont découvert quelque créature mythique, une baleine blanche, une licorne qu’ils ne connaissaient que par les livres, et que cette rencontre les fait, eux, entrer dans la légende» (119). Le clin d’œil (tout à fait anachronique) à <em>Moby Dick</em>, le chef-d’œuvre de Melville paru en 1851 que Morency considère comme emblématique de l’américanité, rattache clairement <em>Du bon usage des étoiles</em> à cette matière mythologique. Attrait de la nouveauté, contact bouleversant avec l’Indien (qui engage moult débats au sein de l’équipage entre les partisans du «mythe du Bon Sauvage» et ceux du «primitif» proche de la bête), quête de domestication de la Nature par la Main civilisatrice: à première vue, la perspective que Fortier donne à l’expédition de Franklin se rattache à l’appréhension euphorique du mythe.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Revoir les stéréotypes de l’américanité</strong></span><br />Pourtant, malgré l’impression d’une mission divine, le recours à la forme narrative du journal de bord permet à Fortier de dévoiler les motivations toutes personnelles du second capitaine, Crozier, qui ne satisfont pas nécessairement au portrait du «héros civilisateur» à qui on pourrait l’associer. Indiquant qu’il quitte à regret la jeune Sophia qui refuse ses avances, il écrit: «Je ne pars plus vers quelque chose comme je l’ai fait tant de fois, le cœur battant, l’esprit enflammé à la pensée de découvrir une partie de notre monde que personne n’avait aperçue, je quitte quelque chose […]» (35). Au «voyageur dionysiaque» ou au héros civilisateur généralement associés au mythe américain se substitue donc un amant rejeté et nostalgique de celle qui serait «&nbsp;[s]a femme, [s]a maison et [s]on pays» (35).</p> <p style="text-align: justify;"><br />L’enlisement des navires dans les glaciers permet d’ailleurs de présenter la dimension tragique de l’épopée continentale, ce triomphe de la Nature contre la Conquête des Hommes qui s’assimile désormais à un quelconque crime d’<em>hubris</em>: «Venus en découvreurs arpenter une terre inconnue et sillonner des eaux légendaires, les hommes voient leur royaume réduit aux dimensions de deux navires de bois dont ils connaissent […] chaque centimètre carré» (254). Véritable voyage immobile, l’expédition s’avère un échec complet tant aux yeux de l’histoire collective que de celle, personnelle, de Crozier.</p> <p style="text-align: justify;"><br />D’ailleurs, <em>Du bon usage des étoiles</em> traite presque autant des voyageurs perdus dans l’Arctique que de l’épouse de Sir Franklin, lady Jane, demeurée en Angleterre. Si la tradition de l’américanité relègue souvent les femmes au rôle de «gardiennes du foyer», «victimes de ces départs», «avocates de la sédentarité» ou de «vestales chargées de garder le feu sacré» (Lemire, 2003: 108), lady Jane, qui prend sa nièce Sophia sous son aile, se présente volontiers comme une scientifique, une femme de culture qui, sous le couvert de ses activités d’aquarelliste, se permet de redessiner les cartes du Nouveau Monde. Celle qui épouse Franklin en raison de ses mœurs domestiques libérales recommande d’ailleurs à Sophia de tout simplement ne pas se marier (312). Ces éléments correspondent à une véritable mise à mal du voyageur, une sorte d’immense bémol sur l’aventure américaine où on réintègre désormais une sensibilité féminine.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une occasion ratée&nbsp;?</strong></span><br />Cependant, il m’est d’avis que la problématisation du mythe américain que propose Dominique Fortier demeure insuffisante parce qu’<em>elle se prend encore au sérieux</em>. Certes, Fortier, en épilogue, prend bien soin d’avertir que son texte ne constitue qu’une fiction dérivée de faits historiques. <em>Du bon usage des étoiles</em> est donc, fondamentalement, une fabulation, une réinvention libre de l’Histoire. L’occasion ratée de Fortier, selon moi, est précisément de ne pas avoir <em>joué</em> suffisamment avec elle. Pourtant, on connait de nos jours l’objectivité vacillante de l’Histoire, son asservissement au <em>récit</em>, le récit d’un sujet avec son propre biais, ses propres intentions pragmatiques. Si un «roman historique traditionnel» entend être jugé entre autres pour la part qu’il donne à son exactitude factuelle, un roman historique «postmoderne» s’affaire plutôt à scander avec des artifices ludiques la <em>fragilité</em>, voire l’<em>obsolescence</em> de ce savoir soi-disant objectif sur lequel les nations fondent leur unité grâce à divers mythes fondateurs. Or <em>Du bon usage des étoiles</em>, s’il ne prétend qu’à la fabulation en revendiquant ses libertés prises face à l’Histoire, ne va pas assez loin dans son travail de déconstruction. À mon avis, il manque à <em>Du bon usage des étoiles</em> un narrateur servant de médiateur entre l’Histoire et le roman. Ce personnage d’archiviste-ethnologue parcourant divers documents aurait d’ailleurs pu mieux justifier l’insertion dans le roman de textes hétéroclites&nbsp; tels un cantique biblique (21), un texte dramaturgique (91), un manuel d’instructions navales (39), un recueil de vers (116) ou un poème en prose (187-188), un traité de sciences appliquées (135-139), un l’herbier (223), une chanson (233), un menu et une recette (267 et 276) ou une partition musicale (304). Cette nature composite du texte, aussi intéressante puisse-t-elle sembler, m’apparaît plutôt comme une sorte de rendez-vous manqué avec le «grand roman américain» <strong><a href="#2">[2]</a><a id="2a" name="2a"></a></strong>. Tout au long du roman, le collage de textes scientifiques m’a semblé digressif, accessoire&nbsp;à une intrigue déjà ténue. En présence d’un narrateur-archiviste aux prises avec une documentation lacunaire afin de circonscrire le mythe historique, ces insertions auraient pu avoir du sens, car elles auraient pu être liées au cheminement ontologique de ce narrateur. Car c’est bien ce qui manque à <em>Du bon usage des étoiles</em>: pourquoi revit-on cette Histoire dont nous connaissons déjà la fin? Pourquoi devons-nous lire ces pages sur le magnétisme, cette recette de pouding qui nuisent à l’avancée de l’intrigue? Pourquoi ce délire encyclopédique s’il ne provient pas du plaisir de fabuler d’un sujet mégalomane désireux de défigurer un mythe national? <em>Du bon usage des étoiles</em>, il me semble, ne cultive pas une intrigue assez soutenue pour constituer un véritable roman historique «traditionnel» où on s’identifie aux émotions des personnages –les amours de Sophia sont traitées de manière très secondaire− mais ne questionne pas assez la conception de l’Histoire pour être un <em>jeu</em> tout postmoderne avec celle-ci. Pire, on voit, dans la scène du «premier contact» des Blancs avec les Esquimaux narrée à la fois par un narrateur hétérodiégétique, par Crozier dans son journal et par Franklin dans le sien (où il ne manque pas de s’interroger sur l’efficacité de sa plume et les modifications que son épouse apportera au récit pour l’embellir), que Fortier flirte avec cette envie de dévoiler la faillibilité du récit officiel, de carnavaliser un mythe national. L’ajout d’un narrateur-archiviste en tant que témoin mais aussi <em>créateur</em> d’une histoire à la fois personnelle et continentale aurait pu rendre mon expérience de lecture véritablement jouissive.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />MORENCY, Jean (1994), <em>Le mythe américain dans les fictions d’Amérique. De Washington Irving à Jacques Poulin</em>, Québec, Nuit Blanche éditeur.<br /><br />MORENCY, Jean (2007), «Les tribulations d’un mythe littéraire américain : l’odyssée continentale d’Évangéline, poème de Longfellow», dans BOUCHARD, Gérard et ANDRÈS, Bernard [dir.], <em>Mythes et sociétés des Amériques</em>, Montréal, Québec/Amérique (Essais et documents), p. 349-367.</p> <p style="text-align: justify;">NAREAU, Michel (2008), <em>Transferts culturels et sportifs continentaux. Fonctions du baseball dans les littératures des Amériques</em>, thèse de doctorat en études littéraires, Montréal, Université du Québec à Montréal.<br /><br />NAREAU, Michel (2007), «Les taches solaires de Jean-François Chassay», dans Gilles Dupuis, Klaus-Dierter Ertler [dir.], <em>À la carte Le roman québécois (2000-2005)</em>, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2007, p. 87-106.</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><a href="#1a"><strong>[1]</strong></a><a id="1" name="1"></a> Dans sa thèse de doctorat, Michel Nareau donne cette définition des transferts culturels continentaux: «Les chercheurs des transferts culturels se sont surtout attardés à l’analyse de la sélection des objets transférés, puis à celle des méthodes employées pour assurer la médiation des éléments choisis (traduction, amalgame, métissage, discours de la différence, appropriation discursive) et enfin à la réception de l’échange (interdiscursivité, utilisation de l’objet, déplacement de sens, modification de l’usage, etc.). Ces trois éléments (sélection, médiation et réception) permettent une juste compréhension des enjeux identitaires et culturels (perception de l’Autre, émergence d'une identité renouvelée, résolution de contradictions, acceptation d'une interculturalité constitutive) des transferts culturels.» (Nareau, 2008 : 54)</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#2a"><strong>[2]</strong></a><a id="2" name="2"></a> Michel Nareau (2007) définit le «grand roman américain» à partir de trois caractéristiques: l’usage du principe de témoignage pour rendre compte de l’expérience originale des Amériques, corollaire de la recherche d’une forme originale, puis la nécessité de se distinguer de l’Europe par des pratiques singulières et enfin, le renversement de ce modèle européen. À cela, il faut ajouter une expérimentation concrète de l’espace continental et une perspective singulière à propos du temps historique (91).</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-mythe-canadien#comments Amérique ATWOOD, Margaret Autochtone Autorité narrative Canada Déplacements Dialogues culturels Espace Espace culturel FORTIER, Dominique Histoire Imaginaire Littératures nationales NAREAU, Michel Quête Récit de voyage Roman Sat, 14 Sep 2013 14:09:24 +0000 Laurence Côté-Fournier 792 at http://salondouble.contemporain.info Déprime profonde http://salondouble.contemporain.info/lecture/d-prime-profonde <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/apn-e">Apnée</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">Aborder le thème de la maladie mentale dans une œuvre d’art est un choix périlleux, parce que cette décision entraîne dans son sillage un paradoxe: traiter d’une affliction mentale par le spectre étroit du rationalisme est sans doute une approche juste eu égard aux implications médicales du sujet abordé, mais peut laisser de côté les aspects émotifs très pénibles corollaires à cette condition. En revanche, la représentation des aléas d’un esprit atteint par le figuré et le symbolique parvient à restituer de manière plus frappante et émouvante l’épreuve que constitue un épisode de maladie mentale. L’expressivité accrue de cette approche contribue à faire des dérèglements psychologiques une forme de «détraquement» mystérieux analogue à une possession démoniaque, et entérine malencontreusement les préjugés quant aux causes et aux traitements de ces problèmes —par ailleurs largement démystifiées par la psychologie et la psychiatrie actuelles. Il faut donc savoir ménager la chèvre et le chou, aborder la réalité de la maladie mentale en la dépeignant avec authenticité et rigueur, tout en dépassant le «traitement clinique» de la maladie pour être en mesure d’engranger l’empathie du lecteur.</p> <p style="text-align: justify;">Au Québec, plusieurs œuvres de bande dessinée québécoise ont déjà abordé la maladie mentale. Celle-ci tient un rôle déterminant mais implicite dans<em> Hiatus</em> de Benoit Joly (2006), compendium de plusieurs récits parus entre 1985 et 2006 et comprenant un «hiatus» de 5 ans pendant lequel l’auteur a été interné dans un institut psychiatrique —sa dédicace remercie d’ailleurs les gens «qui [l]’ont soutenu pendant [qu’il était] insoutenable». <em>Victor et Rivière</em>, d’André-Philippe Côté (2003), représente avec une intelligence graphique admirable (notamment par l’emploi de métaphores visuelles résonnantes) les hallucinations d’un poète et professeur d’université en pleine crise de la quarantaine, mais aborde de manière trop vague la condition mentale du personnage pour permettre de déterminer clairement si le personnage est atteint de <em>delirium tremens</em> ou de schizophrénie. <em>12 mois sans intérêt</em> de Catherine Lepage (2007) multiplie les trouvailles formelles et les jeux croisés ingénieux entre texte et image pour exprimer symboliquement le passage à vide psychologique et le processus de rétablissement d’une personne en dépression. Le plus récent en date, <em>Apnée</em> de Zviane (2010), est toutefois celui qui réussit le mieux à rendre compte d’une étape pénible dans la vie d’un individu souffrant intérieurement d’un mal complexe et difficile à exprimer à son entourage, voire à soi-même.</p> <p style="text-align: justify;">L’un des qualificatifs qui décrit le mieux Zviane, de son vrai nom Sylvie-Anne Ménard, est «prolifique». Elle publie en 2006 son premier album, <em>Le point B</em>, qui fait déjà état d’un sens impressionnant de la composition graphique et d’une compréhension innée et inouïe du découpage. Depuis, elle a publié deux recueils de récits tirés de son blogue (<em>La plus jolie fin du monde</em>, 2007, et <em>Le quart de millimètre</em>, 2009) et une bonne demi-douzaine de fanzines, participé à plusieurs anthologies, touché à l’animation, étudié en musique à l’université et a alimenté avec sa collègue Iris une bande dessinée diffusée sur le Web, <a href="http://legolaslove.canalblog.com/"><em>L’ostie d’chat</em></a> , dont la publication sous forme d’albums a commencé cet automne chez Delcourt dans la collection Shampooing. Son amour de la musique, son sens de l’observation et sa capacité à trouver matière à rire de bien des situations caractérisent la grande majorité de ses projets. C’est sans doute pourquoi <em>Le mat</em> (2009) détonne tant dans sa bibliographie: prenant la forme d’une liste en 36 points des symptômes et effets d’une personne dépressive, chaque item accompagné d’un pictogramme semblant hanté par une forme de nuage noir accroché près de sa tête, ce «catalogue du marasme» exprime un état intérieur avec candeur, délicatesse et retenue sans avoir recours à un récit narratif (<a href="#image1"><strong>images 1 à 6</strong></a>). N’empêche, la bédéiste a revisité le sujet dans son projet subséquent, de manière encore plus réussie.</p> <p style="text-align: justify;"><strong><span style="color:#696969;">Le « calme plat » de la vie intérieure sous-marine</span></strong></p> <p style="text-align: justify;"><em>Apnée</em> présente quelques mois pénibles dans la vie de Sophie, étudiante en musique travaillant pour une société de concerts, partageant sa couche sans grand enthousiasme avec un «ami moderne» et vivant dans un état de stase perpétuelle. Les contacts avec son entourage et le monde extérieur lui sont pénibles et elle alimente peu les discussions auxquelles elle prend part. Elle a tiré une croix sur l’aide professionnelle pour se médicamenter elle-même à l’aide de cannabis, plutôt, ce qui ne lui procure aucune joie et qui ne lui réussit pas tout le temps. Sophie assume la narration à la première personne, à travers laquelle elle dit peu mais révèle beaucoup. Cette retenue est conditionnée par la parcimonie du personnage dans sa volonté de communiquer, et fait état de la précision exemplaire dont Zviane est capable, à l’instar d’écrivaines chevronnées comme Alice Munro dans <em>Too Much Happiness</em> (2009) et Margaret Atwood dans <em>The Tent</em> (2006).</p> <p style="text-align: justify;">Un autre aspect où se révèle la maestria de la bédéiste est un changement important dans son style graphique. Alors que son dessin avait été jusque là marqué par une forme de spontanéité et d’élasticité dans le trait qui seyait à merveille à ses projets précédents, dans <em>Apnée</em>, Zviane a préconisé une approche plus lisse et précise. Ce trait affûté ne se traduit pas par des dessins rigides et inexpressifs. Bien au contraire, le style adopté par Zviane est mis à bon escient: les trois pages qui ouvrent<em> Apnée</em> démontrent à quel point la bédéiste peut faire passer beaucoup d’information grâce à son dessin en présentant une série d’images où est manifesté l’inconfort de Sophie par la position crispée de ses mains (<a href="#image7"><strong>image 7</strong></a>). Le noir et le gris posés en aplat et les nombreux blancs forment des planches épurées où chaque objet, chaque visage et chaque lieu est accentué du fait même de sa rareté. Le choix de l’austérité et de la méticulosité, rappelant le manga <em>Blue</em> de Kiriko Nananan (2004), s’appliquent parfaitement au sujet traité: les compositions aérées, l’immobilisme des lieux et des personnages rendent compte de la perception de Sophie, tellement retranchée à l’intérieur d’elle-même qu’elle s’arrête au&nbsp; minimum des stimuli l’entourant.</p> <p style="text-align: justify;">L’expression de l’état dépressif de Sophie est transmise par un autre choix formel brillant: tous les personnages sont représentés sans yeux. On comprend à travers cette absence toute la difficulté qu’a Sophie à supporter le regard d’autrui, à affronter les rapports avec les membres de son entourage, voire la volonté d’engager un contact visuel, trop difficile à supporter en cette période creuse qu’elle traverse. Un peu de la même manière, lorsque les personnages ne parlent pas, leur bouche est absente —autre façon de révéler l’apathie perçue ou vécue par une personne dépressive face à ceux et celle qui l’entourent (<a href="#image8"><strong>image 8</strong></a>).</p> <p style="text-align: justify;">Une exception notable à cette absence d’expressions faciales vient dans ce qui forme la séquence charnière d’<em>Apnée</em>. Partie à Québec dans l’espoir de s’éloigner des lieux et gens qui lui rappellent trop son marasme, Sophie se réfugie chez sa mère, mais elle constate que cette parade ne parvient pas à changer sa situation. Au cours de ce séjour, pendant que sa mère sort faire des courses, Sophie décide de jouer un peu de piano. Considérant sa difficulté, exprimée plus tôt, à effectuer intentionnellement la moindre action lorsque laissée à elle-même, et son désir explicite de «ne plus penser à rien» (p.48), la brève séance de musique, au début de laquelle on peut voir sur les lèvres de Sophie l’esquisse d’un sourire, lui permet de sortir d’elle-même et d’atteindre une forme de paix intérieure, ce qui est exprimé par une séquence où le cadre de la case accomplit une ascension graduelle jusqu’à devenir vide et rester vierge de tout signe pendant deux planches (<a href="#image9"><strong>images 9 et 10</strong></a>). Cette représentation plastique d’une forme de vide mental, contrastant avec la tache noire qui suivait le pictogramme dans <em>Le mat</em>, forme un ilôt de calme que l’on peut associer au bien-être, une échappée temporaire face aux pensées sombres.</p> <p style="text-align: justify;">En 88 pages, <em>Apnée</em> n’introduit pas une pléthore de personnages et ne multiplie pas les développements narratifs et les rebondissements. L’essentiel du récit est consacré aux états d’âme insurmontables du personnage principal, aux situations qui reflètent ses souffrances sourdes, à travers lesquelles on devine en creux une condition psychologique&nbsp; champignonnaire pénible, difficile à s’expliquer et longue à guérir. C’est une œuvre qui se mesure et s’apprécie à l’aune de sa charge émotive, étonnamment puissante. Rarement l’expression d’une fragilité psychologique a-t-elle été aussi bien rendue par le biais du texte et de l’image, grâce à une série de choix stylistiques et narratifs judicieux. <em>Apnée</em> est un album bref et dense à la fois, qui marque une ascension spectaculaire dans l’œuvre de Zviane, dont le talent a trouvé, dans cette œuvre à mille lieues du jargon technique sur la dépression, un sujet à la mesure de son potentiel.</p> <p style="text-align: justify;"><em>L’auteur tient à exprimer sa gratitude envers Sylvie-Anne Ménard pour l’autorisation de reproduire des extraits de </em>Le mat<em> et envers Luc Bossé des éditions Pow Pow pour ceux tirés d’</em>Apnée<em>.</em></p> <p style="text-align: justify;"><em>Lire les premières pages d'</em>Apnée<em> en se rendant à l'adresse suivante : </em><a href="http://editionspowpow.com/bandes-dessinees/apnee/">http://editionspowpow.com/bandes-dessinees/apnee/</a></p> <p style="text-align: justify;"><strong>Bibliographie</strong><br /><br />ATWOOD, Matgaret (2006), <em>The Tent</em>,Toronto, McElland &amp; Steward.<br /><br />CÔTÉ, André-Philippe (2003), <em>Victor et Rivière</em>, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, .</p> <p style="text-align: justify;">JOLY, Benoit (2006) <em>Hiatus</em>, Montréal, Mécanique générale.</p> <p style="text-align: justify;">LEPAGE, Catherine (2007), <em>12 mois sans intérêt</em>, Montréal, Mécanique générale.</p> <p style="text-align: justify;">MUNRO, Alice (2009), <em>Too Much Happiness</em>, New York, Douglas Gibson.<br /><br />NANANAN, Kiriko (2004), <em>Blue</em>, Paris, Casterman, collection «écritures».<br /><br />ZVIANE (2006), <em>Le point B</em>, Montréal, éditions Monet.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (2007), <em>La plus jolie fin du monde</em>, Montréal, Mécanique générale.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (2008), <em>Le quart de millimètre</em>, Montréal, Grafigne.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (2009), <em>Le mat</em>, Montréal, Colosse.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (2010), <em>Apnée</em>, Montréal, Pow Pow.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Images</strong></p> <p style="text-align: justify;"><a name="image1"></a>Image 1 (<em>Le mat</em>, p. 41)</p> <p style="text-align: justify;"><img alt="" src="http://nt2.uqam.ca/sites/nt2.uqam.ca/files/mat041.jpg" style="width: 425px; height: 65px;" /></p> <p style="text-align: justify;">Image 2 (<em>Le mat</em>, p. 42)</p> <p style="text-align: justify;"><img alt="" src="http://nt2.uqam.ca/sites/nt2.uqam.ca/files/mat042.jpg" style="width: 425px; height: 268px;" /></p> <p style="text-align: justify;">Image 3 (<em>Le mat</em>, p. 43)</p> <p style="text-align: justify;"><img alt="" src="http://nt2.uqam.ca/sites/nt2.uqam.ca/files/mat043.jpg" style="height: 112px; width: 425px;" /></p> <p style="text-align: justify;">Image 4 (<em>Le mat</em>, p. 44)</p> <p style="text-align: justify;"><img alt="" src="http://nt2.uqam.ca/sites/nt2.uqam.ca/files/mat044.jpg" style="width: 425px; height: 255px;" /></p> <p style="text-align: justify;">Image 5 (<em>Le mat</em>, p. 45)</p> <p style="text-align: justify;"><img alt="" src="http://nt2.uqam.ca/sites/nt2.uqam.ca/files/mat045.jpg" style="width: 425px; height: 63px;" /></p> <p style="text-align: justify;">Image 6 (<em>Le mat</em>, p. 46)<br /><img alt="" src="http://nt2.uqam.ca/sites/nt2.uqam.ca/files/mat046.jpg" style="width: 425px; height: 232px;" /></p> <p style="text-align: justify;"><a name="image7"></a>Image 7 (Apnée, p. 12)</p> <p style="text-align: justify;"><img alt="" src="http://nt2.uqam.ca/sites/nt2.uqam.ca/files/apnee_gabriel_p12.jpg" style="width: 425px; height: 596px;" /></p> <p style="text-align: justify;"><a name="image8"></a>Image 8 (Apnée, p. 25</p> <p style="text-align: justify;"><img alt="" src="http://nt2.uqam.ca/sites/nt2.uqam.ca/files/apnee_gabriel_p25.jpg" style="width: 425px; height: 612px;" /></p> <p style="text-align: justify;"><a name="image9"></a>Image 9 (Apnée, p. 54)</p> <p style="text-align: justify;"><img alt="" src="http://nt2.uqam.ca/sites/nt2.uqam.ca/files/apnee_gabriel_p54.jpg" style="width: 425px; height: 572px;" /></p> <p style="text-align: justify;">Image 10 (Apnée, p. 55)</p> <p style="text-align: justify;"><img alt="" src="http://nt2.uqam.ca/sites/nt2.uqam.ca/files/apnee_gabriel_p55.jpg" style="width: 425px; height: 580px;" /></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/d-prime-profonde#comments ATWOOD, Margaret CÔTÉ, André-Philippe Dépression JOLY, Benoit LEPAGE, Catherine Maladie mentale MUNRO, Alice NANANAN, Kiriko Québec Silence ZVIANE Bande dessinée Mon, 21 Nov 2011 16:39:23 +0000 Gabriel Gaudette 413 at http://salondouble.contemporain.info