Salon double - SOLLERS, Philippe http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/960/0 fr Vie éclatée, lectures éclectiques, vie électrocutée. Studio de lecture #1 http://salondouble.contemporain.info/lecture/studio-de-lecture-1 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/fontille-brigitte">Fontille, Brigitte</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/hivert-ariane">Hivert, Ariane</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lamoureux-d-sir-e">Lamoureux, Désirée</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/vie-electrique">Vie électrique</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><strong>Pierre-Luc Landry [PLL]: </strong>Faut-il entamer ce premier studio de lecture par un résumé du bouquin choisi? La question se pose d’emblée, selon moi, parce que l’exercice est périlleux; comment, en effet, résumer un tel objet, qualifié de «roman» dès la première de couverture par l’éditeur, alors que le projet lui-même erre entre les genres? <em>Vie électrique </em>est un roman en trente chapitres, trente jours, au cours desquels l’auteur entre en dialogue avec lui-même, avec son musée personnel: le lecteur est mis face à des impressions et des réminiscences, des notes de lecture, une sorte de collage réunissant entre deux couvertures la liste des œuvres littéraires, musicales et visuelles que l’auteur a particulièrement appréciées, des considérations sur les lieux qu’il a visités, sur les amitiés qu’il a entretenues, etc. Le projet, Rossignol le résume ainsi:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Dans ce roman vécu, on croisera des fleuves et des livres à soi. Aucune théorie magistrale, aucun <em>conseil</em>. Juste le temps, celui que j’ai passé, que je passe à lire et à partir, la lecture et le départ qui ne sont jamais vraiment des activités mais une autre façon de boire ou de grimper aux arbres. […] Trente jours. Ce qui se passe pendant un mois. Roman continu d’un genre particulier. Roman, c’est-à-dire pulsations, vacillements, vertige, journées précises. Voici le premier jour dans l’exploration du détachement. Et avec lui les vingt-neuf suivants. Sarabande (p.14-16).</p> </blockquote> <p>C’est donc un «roman à soi», un «roman continu» dans lequel chaque pulsation correspond à une journée, une œuvre littéraire, un auteur qu’on apprécie, un lieu qu’on a aimé. Un drôle de roman, en somme, qui ne ressemble pas du tout à un roman mais qui donne envie d’aller lire ailleurs pour voir si on y est.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Désirée Lamoureux&nbsp;[DL]:</strong> Je dois affirmer, en toute honnêteté, que j’ai trouvé l’œuvre de Rossignol pénible. Mais à travers les discussions suscitées par ce studio et dont le présent texte est une trace, je vois en quoi elle peut nous interpeler, nous obliger à ouvrir un livre longtemps ignoré, nous encourager à écouter une mélodie trop souvent perdue dans le brouhaha du quotidien. Sorte de <em>Monde de Sophie</em> de l’art, le livre de Rossignol m’a bombardée de suggestions, de routes, sans jamais me laisser le temps de me couler dans ses pages. Trop préoccupé par son propre parcours, l’auteur semble oublier que des lecteurs tentent de le suivre dans son aventure à travers contrée et forme artistique.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Brigitte Fontille [BF]:</strong> En effet, l’auteur nous propose de traverser des univers artistiques en jouant les guides touristiques. Toutefois, si son programme avait fort de piquer ma curiosité et mon intérêt (classiques revisités –Stendhal, Tolstoï– et découverte d’artistes qui m’étaient inconnus –Jan Zabranan? Italo Svevo?­–, dans un mélange artistique singulier –orchestrer Claudel, Thoreau et Charlie Parker!), j’ai également été tentée à maintes reprises de quitter le musée... Les œuvres dépoussiérées ou ramenées à la lumière du XXIe siècle me laissent&nbsp;désenchantée: mais où est passé le romancier? Un peu lasse du rythme en fiche de lectures, je pars écouter d’autres ritournelles. Et, c’est peut-être là que j’entends finalement la voix de l’auteur...</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Ariane Hivert [AH]: </strong>Pendant et après ma lecture, de multiples questions se bousculaient dans ma tête. Et maintenant, les commentaires de mes collègues en soulèvent de nouvelles… À quel moment voit-on le personnage de Rossignol soulever un livre? Peut-il vraiment avoir lu tous les bouquins dont il parle en trente jours? Si c’est un «roman à soi» au point d’en oublier le lecteur, quel est l’intérêt d’en faire un roman? Le rôle de guide touristique est-il vraiment le meilleur moyen pour faire découvrir des œuvres artistiques si profondes? Des questions superficielles, j’en conviens, mais ma propre fibre d’auteure en herbe est choquée par ce manque de réalisme dans un livre qui semble s’apparenter à l’autofiction avec cette «voix de l’auteur» dont parle Brigitte, si forte et si personnelle. Les réponses à ces questions sont-elles si importantes ou bien ces interrogations ne sont-elles que la cristallisation de mon propre désir d’abandonner devant un livre qui m’apparait au premier abord si aride?</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>Je suis content que Désirée soulève de telles réticences parce que, comme mes collègues, je me suis heurté moi aussi à des envies d’abandonner, parfois, alors que le propos devenait trop «obscur», trop personnel. Je ne connais pas Rossignol, je ne suis pas familier avec son travail et je sais peu de chose de lui sinon qu’il est éditeur chez Payot &amp; Rivages. Circule sur le Web une photo le représentant cigarette à la bouche, chemise blanche et cravate noire, barbe de trois jours, les yeux posés sur la clope qu’il tient entre ses doigts; un petit quelque chose à la Bret Easton Ellis, une gueule paillarde, un brin baveuse. Voilà tout ce que je connais de l’auteur, qui nous invite dans son livre à assister à un monologue mis en scène expressément pour nos yeux de lecteurs; exercice de voyeurisme s’il en est un, mais dont l’étrangeté séduit. Ce sont des notes de lectures et un carnet d’errance ainsi qu’un journal personnel et tout cela invite à l’écoute, au voyage. Les textes qui sont lus et commentés par Rossignol —et j’entends textes au sens sémiotique d’<em>œuvres</em>, peu importe leur support—, paraissent essentiels; que peut-on comprendre de cette «vie électrique» si l’on n’a pas lu les livres dont il est question, si l’on n’a pas fréquenté les musiciens dont Rossignol discute, etc.? Il y a toutefois dans ce bouquin un beau paradoxe: malgré le caractère essentiel de ces textes premiers, le lecteur peut s’en passer. Si certains titres font partie d’un «savoir encyclopédique commun», d’autres sont des hapax, des livres étranges, des objets dont on peut ne jamais, même, avoir entendu parler. Au final, toutefois, ce n’est pas important: celui ou celle qui aime la littérature (et les autres arts) n’en n’a rien à faire.</p> <p>Je voudrais revenir à ma propre obsession de lecteur (bien sûr!), c’est-à-dire au genre annoncé en première de couverture: au romanesque de ce projet éclaté. Dans un entretien accordé à Albert Gauvin de <em>Pileface</em>, site Internet consacré à tout ce qui touche Philippe Sollers, Rossignol explique en quoi son projet est, pour lui, bel et bien un <em>roman</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">J’appelle ça roman parce qu’il n’y a pas de distinction entre la bibliothèque et les destinations. Le fil d’un narrateur qui passe de Trieste à New York en lisant B. S. Johnson et Alix Cléo Roubaud, pour moi c’est l’histoire d’un roman. Tous ces écrivains sont des personnages de romans. Cela m’intéresse plus que d’inventer un personnage réaliste dans lequel je ne me reconnaîtrais pas (Rossignol, cité par Gauvin, 2012, <a href="http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265">[en ligne]</a>).</p> </blockquote> <p>On lit dans cette déclaration le désir de faire du roman sans s’engager dans l’imaginaire ou, plus précisément, dans <em>l’invention</em>. Il existe bien sûr tout un pan de la littérature qui se réclame d’un tel mouvement et tout un autre pan qui se réclame de son contraire. Je ne souhaite pas ajouter d’eau au moulin de la dualité roman vrai / roman imaginaire. Cela n’est pas important, surtout pas en ce qui concerne le commentaire et la lecture du livre de Rossignol. Néanmoins, je trouve que le choix éditorial est étonnant. Pourquoi s’acharner à nommer ainsi un livre qui, au final, n’a pas grand-chose à voir avec la production romanesque actuelle? Alors que les témoignages et autres documents ont la cote, pourquoi vouloir à tout prix faire du roman plutôt que de, plus simplement, faire <em>un livre</em>? Que les écrivains soient des «personnages de romans»,&nbsp;soit. Reste que <em>Vie électrique</em> a peu d’atomes crochus avec le genre romanesque, d’autant plus que le livre fait une très grande place à tout ce qui ne l’est pas. On devine en effet à la lecture une préférence de Rossignol pour les œuvres hétéroclites, pour les livres protéiformes, étranges, à mi-chemin entre ceci et cela, pas vraiment romans mais pas vraiment essais. Par exemple, il dit de Rolf Dieter Brinkmann qu’il est disparu du paysage littéraire en raison du mélange des genres qui est au cœur de ses œuvres, notamment de <em>Rome, regards</em> et de <em>La lumière assombrit les feuilles</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Brinkmann choisit de briser le roman traditionnel, de ne plus s’en tenir à une représentation réaliste et paisible du monde. Il décide de projeter ses images et une poésie directe dans un ouvrage indéfinissable, un livre-album qui fait appel à tous les motifs, lettres, photos, factures, billets de train, et qui donne lieu à un récit cinglant (p.107).</p> </blockquote> <p>Un ouvrage indéfinissable, donc. Qualificatif qui pourrait très bien être accolé au livre de Rossignol. Je réfléchis à «voix haute» ici, je ne propose pas de commentaire définitif sur <em>Vie électrique</em>. Si je remets en question l’étiquette de «roman», c’est que je me demande en quoi elle peut être efficace, importante, nécessaire. Réinventer le roman, briser les cadres rigides, oui, je veux bien —et j’aime tout particulièrement les auteurs qui ont cette «audace». Mais pourquoi choisir le label contraignant, s’il ne nous convient pas? Peut-être que mes collègues de ce studio de lecture auront quelque chose à dire à ce sujet…</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>DL: </strong>En effet, pourquoi choisir d’indiquer le genre alors que le projet d’écriture ne va pas du tout dans ce sens? À ma première lecture de l’œuvre, je ne me suis pas posée la question; je me suis plutôt demandée où l’auteur voulait en venir. Avec son début déroutant à Berlin qui semble annoncer une espèce d’histoire d’amour étrange, j’ai attendu en vain que l’auteur termine son histoire. Ce n’est qu’en fermant le livre que j’ai réalisé que le début n’avait en fait peut-être rien à voir avec le reste. En relisant maintenant le premier chapitre, je vois que Rossignol nous annonce bel et bien son projet – «Trente jours. Ce qui se passe pendant un mois. Roman continu d’un genre particulier» (p.16) – au moment même où il quitte Petra pour revenir à Paris. Il semblerait que le roman dont il est question sur la page couverture ne dure que 4 pages pour se perdre dans les méandres d’un autre projet d’écriture. Serait-ce un roman de quelques pages accompagné d’un journal de bord, ou plutôt un journal de bord amorcé par un mini-roman?</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>AH:</strong> Je me suis posée la même question: <em>Vie électrique</em> est-il vraiment un roman? Je comprends le point de vue de Rossignol et, en un sens, je suis d’accord. Les auteurs sont aussi des personnages de roman. Ce récit, parce que je lui accorde que c’en est un, enchaîne les observations littéraires et artistiques sans m’emporter dans un autre monde. Personnellement, c’est ce que je recherche dans un roman: m’évader, que ce soit dans un univers imaginaire ou réel. Tandis qu’en lisant Rossignol, j’ai eu l’impression d’assister à une conférence sur la littérature sur fond musical. Intéressant, certes, mais pas ce à quoi je m’attendais. Il ne faut pas sous-estimer l’importance des attentes que peut avoir un lecteur par rapport à un livre. Avec le temps, le roman s’est imposé comme genre hégémonique —une certaine idée du roman, même— et a pris une grande place dans le spectre littéraire; c’est ainsi que l’étiquette de roman commande tout un horizon s’attente qui a été déçu avec <em>Vie électrique</em>. Comme le dit Pierre-Luc, cela ne doit pas empêcher les auteurs d’essayer de nouvelles choses et de briser les conventions. Mais apposer l’étiquette de «roman» sur un livre, c’est le comparer à tous les autres romans qui ont été écrits avant et lui donner une signification qu’il n’a pas lorsqu’on l’ouvre. Le lecteur est déstabilisé, déçu et souvent se décourage au point de poser ledit roman et de ne pas en terminer la lecture. Je crois que les livres sont écrits pour être lus (et je ne parle pas de l’aspect commercial de la chose), mais lorsque les lecteurs abandonnent le livre d’un auteur, ils sont moins enclins à acheter les suivants et à continuer de faire vivre l’œuvre de cet auteur. À leurs proches, ils diront qu’ils ont été déçus ou, pire, n’en parleront pas du tout, au contraire des ces romans qui ont fait vibrer la corde émotive qui nous traverse tous et dont on veut parler autour de nous. La corde cognitive est plus difficile à faire résonner; elle n’est pas toujours bien tendue, selon l’éducation et l’état d’esprit de chacun. Il faut préparer son lecteur à ce genre de récit qui appelle à la raison avec une étiquette appropriée, autre que celle de «roman», qui elle s’adresse à un nombre grandissant de lecteurs de tous les âges. Il existe cependant des gens qui n’auraient pas acheté le livre s’il n’était pas écrit «roman» sur la couverture, mais plus persévérants, ils continuent leur lecture et, intéressés par le propos de Rossignol, ils poursuivent leur découverte des auteurs qu’il cite. Convenons-en, ces gens sont peu nombreux. Je suis de ceux qui ont été déçus. Et sans ce studio de lecture, j’aurais rapporté le livre à la bibliothèque sans le terminer.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF:&nbsp;</strong>Je résiste à ce propos orienté vers l’analyse mercantilisante des œuvres littéraires ou qui suggère un lecteur au premier degré qui se laisse influencer par l’étiquette ou qui utilise l’art pour «s’évader». Il n’en demeure pas moins que l’étiquette de cette œuvre semble bien étrange et suscite avec raison nombre de questions. Je pourrais toutefois voir ce «roman» s’inscrire dans un mouvement de contamination romanesque amorcée dans les années 80. Je pense notamment aux romans <em>réflexifs</em> de Milan Kundera, à certains romans de Pascal Quignard, <em>Vie secrète</em> notamment, dont la charge d’érudition en font à la fois des essais, des biographies, des études anthropologiques, des récits mythologiques, des contes, des traités, etc. Sans nécessairement inscrire Rossignol dans cette généalogie d’écrivains confirmés, je peux percevoir dans <em>Vie électrique </em>un écho de cette démarche poétique qui met au défi le récit. Démarche téméraire pour une œuvre dont la forme et le contenu remettent en cause la jouissance esthétique du lecteur. Or, il faut bien en convenir, <em>Vie électrique</em> produit un effet déceptif par rapport à l’&nbsp;«horizon d’attente» du lecteur. Un romancier qui se propose à l’image d’un simple compilateur et se réduit à une instance énonciative qui dit timidement «je» en se diffractant en une narration plurielle et démultipliée de tous les livres lus pose à juste titre un enjeu vital au lecteur déjà mis en abyme dans cet auteur-lecteur. Chaque livre a son lecteur implicite. Et c’est peut-être dans cette avenue qu’il faudrait tenter de porter notre attention afin de cerner les enjeux d’une œuvre qui semble désorienter le lecteur au point qu’il en questionne sa propre existence (un lecteur fictif au lieu d’un personnage romanesque imaginaire?). À moins que Rossignol soit tout simplement passé à côté de son «pacte de lecture»...</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>DL:</strong> Je ne crois pas que Rossignol soit passé à côté de son «pacte de lecture», comme le propose Brigitte. Il me semble plutôt que son «pacte» participe d’un désir de perdre le lecteur, de l’ennuyer à un tel point qu’il vienne à apprécier ce qu’il lit. L’importance de la patience face à l’ennui, suggérée dès la page 15 dans une citation de John Cage, joue-t-elle un rôle moralisateur? Rossignol nous dit-il que nous sommes trop pressés à comprendre, à être divertis en tout temps? Qu’il faut nous arrêter, prendre le temps d’apprécier les belles choses de la vie, malgré l’ennui qu’elles peuvent parfois susciter? Je vois maintenant en ce roman une critique de notre société actuelle: société qui mise sur un divertissement si envoûtant qu’il nous fait oublier notre existence superflue. Au contraire, le roman de Rossignol, dans ses longueurs et ses langueurs, ne cherche pas à nous procurer une évasion, mais plutôt à nous obliger à nous plonger dans un art trop longtemps mis de côté. &nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>Il est évident que <em>Vie électrique</em> n’est pas un roman d’évasion. Le lecteur averti le saura déjà par sa publication dans la collection «L’infini», dirigée par Philippe Sollers. Ici, pas d’illusion romanesque ou de suspension de l’incrédulité; pas de catharsis programmée et, n’en déplaise à Odette qui répond à la question «Le Roman permet -il de s’évader ou lui attribuez vous d’autres fonctions?» [<em>sic</em>] sur <em>Yahoo! Questions/Réponses</em> [<a href="http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH">en ligne</a>], pas de résonnance de l’hridayagranthi ou de quelque «nœud du cœur» que ce soit. <em>Vie électrique</em>, ce n’est pas cela. Ce n’est pas non plus ce best-seller qui nous emmène, justement, sur d’autres rives, dans des aventures rocambolesques et sentimentales. J’ai peut-être l’air méprisant, mais je ne le suis pas. Il n’y a pas de fiction à grand déploiement dans <em>Vie électrique</em> et cela ne lui fait pas défaut. Ce que je tente de dire, c’est que le plaisir de lire ce livre, il est ailleurs; il se trouve dans les nombreuses références à la littérature et à la musique, dans le parcours intellectuel de l’auteur, dans la forme, dans l’espace étrange que Rossignol a aménagé pour lui et son lecteur et où la rencontre opère quand même. On a beaucoup glosé avec Umberto Eco sur la coopération interprétative et le rôle du lecteur dans le roman; dans cette même veine, j’apprécie tout particulièrement ce commentaire d’Alain Robbe-Grillet que je me permets de reproduire ici (et qu’on me pardonne la longueur de la citation):</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Cette idée que le monde est toujours à faire est au fondement de l’esprit moderne. C’est, en somme, ce que Sartre a appelé la liberté. Si le monde est fait, nous ne sommes pas libres, nous ne pouvons que reproduire les formes du monde telles qu’elles sont. Mais si le monde est à faire, notre liberté est sans cesse en jeu. Car dans notre existence, en dehors même de la littérature, nous sommes sans cesse les bâtisseurs d’un monde. Cette situation va aussi se refléter dans celle du lecteur. Celui-ci est appelé à refaire le livre qu’il lit, comme si ce livre était déjà tombé en ruine et que lui-même allait y introduire de nouvelles possibilités de signification. Il ne s’agit pas de construire des cathédrales, mais l’idée est la même: ce sont des cathédrales de pensée. Cette situation est souvent mal comprise par les lecteurs, car ils considèrent que la lecture est une sorte de repos. On a affronté les bizarreries du monde et l’incompréhensibilité de plus en plus flagrante de certains éléments du monde, et quand on rentre chez soi le soir, on lit pour se reposer. Dans ce cas, mieux vaut prendre un Balzac qu’un Kafka ou un Joyce. La lecture de la littérature vivante n’est pas reposante, puisqu’il faut sans cesse s’impliquer soi-même comme créateur du livre, comme si on réécrivait ce livre qu’on est seulement en train de lire. Je le lis, il est tout fait, mais il n’est pas fini. Il continue à vivre (2005, p.41-42).</p> </blockquote> <p>Une chose est sûre: on ne se repose pas dans le livre de Rossignol. Au fil de ce studio de lecture, j’apprends à l’apprécier davantage. C’est une sorte de <em>Dernier inventaire avant liquidation</em> ou de <em>Premier bilan après l’Apocalypse </em>(Beigbeder, 2001 et 2011) en plus intello, un <em>projet</em> au sens fort du terme, une aventure d’écriture <em>et</em> de lecture.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF: </strong>Malgré tout, malgré quelques déroutes, je demeure ambiguë face à ce livre. Il a pourtant des traces à même de susciter une curiosité, un intérêt qui vient l’inscrire dans une certaine lignée du roman contemporain. J’entends par là la double posture artistique que présente ce livre intriguant. Pertinemment présenté sous une épigraphe de Céline, le roman de Rossignol dévoile clairement son penchant pour la musique et continue de fonder des liens entre la littérature et la musique. C’est à un roman-voyage à la forme «d’un temps mobile et dansé» (p.169) que je me sens conviée, un voyage binaire comme la danse qu’il annonce: sarabande spatiale et temporelle. Si une suite de grands auteurs vient y faire quelques pas, c’est toutefois la dimension sonore de ce roman qui m’intrigue le plus. D’emblée est annoncé l’objectif du voyage entrepris: «C’est un contact avec les sonorités dont j’ai besoin. En France, j’entends toujours les mêmes sons, c’est éreintant» (p.11). Il m’est difficile de ne pas y entendre Marcel Proust qui s’était mis au pastiche à ses débuts littéraires pour se «purger du vice si naturel d’idolâtrie et d’imitation» (Proust, 1919, p.380). Pour l’instant, l’écho des «grands auteurs» agit en basse continue tout au long de ce premier roman de l’auteur, mais je me demande si ce ne serait pas aussi une démarche initiatique afin de trouver sa propre voix, sa voix auctoriale. Cette voix qu’il traque bien patiemment: «J’attends une voix, une seule voix. Je ne crois pas que ce soit demander l’impossible» (p.32). C’est sans surprise Ulysse qui est présenté comme premier guide à Berlin pour amorcer le premier jour de cette grande traversée de «l’exploration du détachement» (p.16).</p> <p><em>L’oreille des yeux</em> du lecteur est grandement sollicitée tout au long du roman pour y entendre, à chacun des trente courts chapitres, un nouveau son, un nouvel écho d’un auteur, une nouvelle «ritournelle» (p.11). Outre une écriture qui tire par l’oreille vers le monde sonore de la «percussion d’un mot» (p.94), d’une «voix basse» (p.117) ou d’un texte lu à «voix haute» (p.46), une terminologie musicale file un réseau de métaphores qui poursuit la séduction de l’oreille du lecteur, mélomane ou pas. C’est ainsi que le narrateur parle du «second mouvement» d’<em>Underwood Memories </em>de Kerouac, d’«improvisation» ou du «souffle du trompettiste» (p. 93) pour qualifier de mouvement d’écriture de Fitzgerald, de «polyphonique» (p.84), «modulation» (p.117 et 154), «danse», «cadence» (p.145), «phrase musicale» (p.154), «partition» (p.37, 98, 154 et157), «gamme» (p.165) ou encore «[l]eitmotiv» (p.165).</p> <p>Un arrière-fond sonore accompagne subtilement le lecteur de ce court roman: un morceau de Thelonious Monk joue pendant qu’il écrit l’épisode du voyage en Espagne de la première journée pour se terminer au bruit d’un match de foot, des élans d’espagnol viennent sonner lors de la lecture silencieuse d’un poème baroque de Luis de Gongora, jusqu’au son du «saxophone merveilleux d’un type qui s’appelait Allen» (p.98) à New York, pour clore avec la célèbre violoniste Julia Fisher qui interprète du Bach. À cette suite, doit s’ajouter, pour le lecteur mélomane les musiques de Chostakovithc, de Buxtehude, la <em>Sarabande</em>, la <em>Chaconne</em> et le deuxième <em>Concerto&nbsp;</em>de Bach. Le lecteur dilettante est même convié à aller écouter l’interprétation de Fisher sur <em>Youtube</em>. Ce sont aussi des écrivains influencés par la musique dans leur écriture qui s’ajoutent à cette basse continue qui constituent l’écho littéraire bien sonore de ce roman: Céline, Joyce, la graphie musicale&nbsp;de Kerouac, Fitzgerald, Wittgenstein, Italo Svevo.</p> <p>Il ne sera donc pas anodin que le vingt-neuvième jour soit celui des musiciennes. Ce parcours musical aux allures de littérature est conduit comme le «toc-toc [d’un] un hoquet qui guiderait les aveugles à la lettre» (p.11). Du «chœur» (p.42) issu des partitions musicales des grands auteurs ayant résonné en Jean-Philippe Rossignol, à cette danse de la séparation, à la voix solitaire de l’auteur Rossignol qui s’accompagne à la harpe, au trentième jour, «[l]e morceau s’arrête» (p.169). Ce roman prend la forme de véritables «suites électriques» (p.169) sur lesquelles l’auteur, le temps d’une danse aux musiques des écrivains qu’il admire, remettra le morceau mais peut-être seul cette fois-ci, «suivant en cela la règle nette qu’un écrivain sans oreille est comme un boxer sans main gauche» (p.37-38).</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL:</strong> Je me permets un aparté métaréflexif, une digression peu pertinente mais quand même essentielle. Je découvre, à travers ce studio, toute la pertinence de mener une lecture à plusieurs têtes d’un même roman. Brigitte, informée par ses propres intérêts, met au jour toute une dimension qui m’avait échappée à la première lecture du roman de Rossignol. Maintenant, cette omniprésence de la musique m’apparaît évidente, voire fondamentale, alors que je m’étais concentré sur tout autre chose lors de mon premier parcours du roman.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF:</strong> Il semble toutefois, au consensus, que ce roman ne nous aura été qu’une pause, suivie d’un long soupir avant de s’éteindre dans un profond silence.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>AH: </strong>Aller lire ailleurs si on y est, suggère Pierre-Luc à la suite de Rossignol. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis rarement tentée de le faire. Je suis pourtant curieuse de nature, mais voilà que j’ai peine à sortir de ma zone de confort; lire et relire les livres que j’ai tant aimé, encore et toujours au point d’en perdre le compte au fil des ans. L’an dernier, mon grand-oncle m’a légué quelques-uns (trois cents) des livres de sa riche bibliothèque (dix mille). Des bouquins assez vieux, qui sentent la poussière et le temps qui passe. Parmi eux, une collection rassemblant une œuvre de chaque auteur ayant été récompensé d’un prix Nobel entre 1901 et 1970. Hemingway, Mistral, Pirandello, Hesse, Gide, Sartre, Kipling… Je sais qu’ils méritent d’être lus. Eux comme bien d’autres. Pourtant, je n’en ai pas ouvert un seul. J’ai l’impression d’avoir besoin que quelqu’un m’insuffle l’envie de les ouvrir, m’en parle avec toute la passion ressentie à sa lecture… comme si les livres n’étaient pas capables de parler pour eux-mêmes, eux qui contiennent tant de mots. Aujourd’hui, ouvrons-en quelques-uns pour voir ce qu’ils ont à dire:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">À temps le vieillard aux brins d’osier – acheva sa chanson marine, – car sa voix dans les pleurs allait se noyer; –mais trop tôt, certes, pour les garçons de labours,– car, sans mot dire, la tête éveillée –et les lèvres entrouvertes,– longtemps après le chant ils écoutaient encore (Mistral, 1960, p.56).</p> </blockquote> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">–Votre peinture sent le tabac et le sang, lui avait-elle dit un jour? Ne savez-vous donc faire que des soldats?</p> <p style="margin-left:70.8pt;">– Hélas!... répondit-il doucement.</p> <p style="margin-left:70.8pt;">Et tout bas, il se disait: «Je pourrais faire d’elle, si elle voulait, un portrait qui serait un chef-d’œuvre» (Kipling, 1960, p.129).</p> </blockquote> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Tous les matins, à la même heure, ni une minute avant, ni une minute après, je le voyais déboucher sur quatre pieds (y compris les deux cannes, une à chaque main, qui lui servaient plus que ses pieds). À peine arrivé, […] il s’asseyait, ses deux bâtons entre les jambes, tirant de sa poche sa calotte, sa tabatière et un grand mouchoir à carreaux rouges et noirs; il reniflait une grosse prise de tabac, s’essuyait, puis ouvrait le tiroir de la table et en extrayait un bouquin qui appartenait à la bibliothèque: <em>Dictionnaire historique des musiciens, artistes et amateurs morts et vivants</em>, imprimé à Venise en 1758 (Pirandello, 1963, p.90).</p> </blockquote> <p>Ce n’était pourtant pas si difficile… Et alors que j’écris ces lignes et que je me questionne sur mes habitudes littéraires, mon copain écoute de la musique classique. Schubert, Beethoven, Mendelssohn. Et, comme chaque fois, je dois lui demander le nom du compositeur, même si je reconnais l’air. À bien y penser, je n’ai pas besoin de connaître leur nom, aussi illustre soit l’homme, pour apprécier la puissance de l’œuvre qui fait vibrer quelque chose en moi, tout comme les mots de ces grands auteurs qui peuplent ma bibliothèque. Rossignol parle d’auteurs que je ne connais pas, que je n’ai pas lus ou, si je les ai lus, dont je ne me souviens pas des propos exacts, si ce n’est cette puissance qui se dégage de leur œuvre. Comme pour la musique, je me souviens d’avoir vibré avec les mots, mais à moins de les entendre à nouveau, ils se perdront dans l’immensité de la mer de la littérature.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>En guise de conclusion, je ne peux m’empêcher de penser à Richard Millet, malgré les horreurs qu’il a récemment professées, en refermant le livre de Rossignol. Pas que j’établisse quelque parallèle que ce soit entre l’œuvre des deux écrivains, mais bien parce que Rossignol fait une très grande place dans son musée aux inclassables, classiques comme oubliés de l’histoire littéraire. Et j’en viens à me demander ceci: est-ce que Millet n’aurait pas raison, après tout, et que la littérature ne se déploierait vraiment que dans ce qui n’est pas roman? Puis ma question perd tout son sens, dès lors que j’accepte enfin que <em>Vie électrique</em> soit un roman. Au final, on se balance pas mal de savoir, dans l’immédiat, ce que cela veut dire. On dirait qu’avec les inclassables comme <em>Vie électrique</em>, j’en arrive toujours à la conclusion qu’ils affirment, par leur impudence, la toute-puissance de la littérature. Et j’entends littérature comme le voudrait Luc Lang, c’est-à-dire comme quelque chose de dangereux, comme désordre, chaos, comme «une force imprévisible d’inattendues propositions quant à la question du <em>sujet</em>, et [qu’]il est toujours plus urgent de […] cerner dans cet espace livresque de la “fiction”, que l’on parcourt en ses <em>heures perdues</em> de loisir et de distraction, où l’on s’accorde précisément à perdre son temps avec ce qui n’est que… littérature» (2011, p.26).</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Frédéric BEIGBEDER (2001), <em>Dernier inventaire avant liquidation</em>, Paris, Grasset.</p> <p>Frédéric BEIGBEDER (2011), <em>Premier bilan après l’Apocalypse</em>, Paris, Grasset.</p> <p>COLLECTIF (2008), «Le Roman permet -il&nbsp; de s’évader ou lui attribuez vous d’autres fonctions?», dans <em>Yahoo! Questions/Réponses</em>, [en ligne]. <a href="http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH">http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH</a> (Page consultée le 9 octobre 2012).</p> <p>Albert GAUVIN (2012), «La <em>vie électrique</em> de Jean-Philippe Rossignol», <em>Pileface</em>, [en ligne]. <a href="http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265">http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265</a> (Texte en ligne depuis le 8 mars 2012).</p> <p>Rudyard KIPLING (1960), <em>La lumière qui s’éteint</em>, chapitre VII, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1907).</p> <p>Luc LANG (2011), <em>Délit de fiction. La littérature, pourquoi?</em>, Paris, Gallimard (Folio essais / Inédit).</p> <p>Richard MILLET (2010), <em>L’enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature</em>, Paris, Gallimard.</p> <p>Frédéric MISTRAL (1960), <em>Mireille</em>, Chant premier, «Le Mas des Micocoules», verset XIII, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1904).</p> <p>Luigi PIRANDELLO (1963), <em>Feu Mathias Pascal</em>, chapitre V, Maturation, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1934).</p> <p>Marcel PROUST, «Lettre de 1919 à Ramon Fernandez», <em>Correspondances</em>, t. XVIII, Paris, Plon.</p> <p>Alain ROBBE-GRILLET (2005), <em>Préface à une vie d’écrivain</em>, Paris, France Culture / Seuil (Fiction &amp; Cie).</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/studio-de-lecture-1#comments Autoréférentialité BEIGBEDER, Frédéric Critique littéraire Déplacements Dialogue médiatique Dialogues culturels Éclatement textuel Écriture Fiction Fonctions du récit France Genre Indétermination Journaux et carnets KIPLING, Rudyard LANG, Luc Littérature «monde» Mélange des genres MILLET, Richard MISTRAL, Frédéric Nomadisme Obsession Obsessions d'écrivains PIRANDELLO, Luigi Poétique du recueil Portrait de l'artiste PROUST, Marcel Récit de voyage ROSSIGNOL, Jean-Philippe Savoir encyclopédique SOLLERS, Philippe SOLLERS, Philippe Théories des genres Voyage Essai(s) Roman Tue, 16 Oct 2012 18:28:19 +0000 Pierre-Luc Landry 601 at http://salondouble.contemporain.info Jacques Lacan trente ans après http://salondouble.contemporain.info/article/jacques-lacan-trente-ans-apr-s <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/balint-babos-adina-0">Balint-Babos, Adina</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/les-meilleurs-vendeurs">Les meilleurs vendeurs</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>Le palmarès des ventes de livres met en lumière la préférence des lecteurs contemporains pour un certain type de fiction, d’essai ou de biographie. Les ventes de livres disent aussi quelque chose du désir d’être au courant des «nouveautés», des prix littéraires, des titres que les médias mettent de l’avant dans les journaux ou sur les plateaux de télévision. En France, l’automne est une période d’engouement commercial dans le domaine des livres: c’est la rentrée littéraire, le temps du Goncourt et des autres prix, et tout particulièrement en septembre 2011, il y a eu le trentième anniversaire de la mort de Jacques Lacan. C’est de ce dernier événement dont je voudrais parler ici, en posant deux questions: Qu’est-ce qui nous reste aujourd’hui de la pensée de Lacan? Ses écrits et les écrits sur lui se vendent-ils?</p> <p>En tant que lectrice basée au Canada anglais, je choisis d’interroger la réception de Jacques Lacan en France aujourd’hui, en avançant quelques hypothèses à partir des textes lus dans des quotidiens et magazines, <em>Le Monde</em>,<em> Lire, Magazine Littéraire</em>,<em> Lacan Quotidien</em>, en passant par des vidéos sur Internet (le documentaire <em>Jacques Lacan, la psychanalyse réinventée</em>) et des blogues d’idées ou littéraires, ceux de Daniel Sibony et de Pierre Assouline. Il s’agira de réfléchir aux sens du contemporain par le biais d’un penseur psychanalyste marquant de la modernité, Jacques Lacan.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Jacques Lacan: la pensée réinventée</strong></span></p> <p>Né au début du XXe siècle, et ayant vécu les deux Guerres mondiales, Lacan commence à être reconnu dès les années 1930. Mais c’est entre 1950 et 1975 qu’il exerce la plus grande influence sur la pensée française, lors de son fameux Séminaire, à une période où des intellectuels débattent les sens du gaullisme et du communisme, puis de la décolonisation, vivent le dynamisme culturel de Mai 1968 et pensent les valeurs de la République française. Dans ce contexte d’aspirations fondées sur le progrès, le projet de Lacan, qui s’obstine à affirmer que l’avancée freudienne est l’horizon possible par où on peut saisir toutes les facettes de la complexité humaine, le pire comme le meilleur, prend à merveille. C’est réactionnaire, et surtout, il est question d’améliorer collectivement le sort de ceux atteints de troubles psychiques: névrosés, psychotiques, dépressifs, délinquants. Le mythe Lacan est suffisamment connu pour que je ne m’y attarde pas longuement. Des «fans» et des rivaux ont nourri et continuent de nourrir sa mémoire, et de transmettre ses écrits. Mais que comprend-on de cette transmission? Et de quoi est-elle faite?&nbsp;</p> <p>Daniel Sibony, psychanalyste et écrivain français, dans un texte sur son blogue, «30 ans après Lacan, que reste-t-il de son discours?», met en garde contre le danger de se retrouver trop en adoration avec l’homme et sa pensée. Il parle du décalage entre le discours de l’homme et ses textes, en soulignant que «son discours était vivant tant que l’homme qui le tenait était vivant» (Sibony, 2011: <a href="http://danielsibony.typepad.fr/danielsibony/2011/09/30-ans-apr%C3%A8s-que-reste-t-il-du-discours-de-lacan.html">en ligne</a>). Ceux de sa génération se souviennent des séminaires où, avec érudition, Lacan déroulait des références, de la Bible à Homère, Parménide, Héraclite, en passant par Shakespeare, Sade, Mallarmé ou Joyce. Pourtant, les écrits lacaniens demeurent hermétiques, difficiles à comprendre. Envie de poser cette autre question: si on est dans la trentaine aujourd’hui, et qu’on n’a pas fréquenté ses séminaires, comment entrer dans ses écrits? Daniel Sibony, ayant assisté aux séminaires dans les années 70, et depuis, ayant réfléchi entre autres à la pensée de Lacan, confie avec justesse que «la jouissance de Lacan était de tenir cet auditoire en haleine le plus longtemps possible» (Sibony, 2011: <a href="http://danielsibony.typepad.fr/danielsibony/2011/09/30-ans-apr%C3%A8s-que-reste-t-il-du-discours-de-lacan.html">en ligne</a>), ce qu’il a bien réussi pendant un quart de siècle. &nbsp;<br /><br />Vu ces affirmations, et peut-être grâce à elles, je souhaite aller plus loin: acheter les derniers Séminaires parus chez Seuil, <em>Le Séminaire: Livre XIX…ou pire</em> (1971-1972) et <em>Je parle aux murs</em>, et lire, tenter de décrypter. Mais en lisant, très vite, je bute contre des mots alambiqués, compliqués, des raisonnements et des analogies complexes, au point où j’abandonne: comment cette pensée sert-elle aujourd’hui à la vie? Ces questions, Daniel Sibony se les pose avec précision, et à travers son expérience de psychanalyste et de penseur, il est sceptique; il avoue avoir de la difficulté à transférer la méthode et les idées de Lacan dans le travail avec des patients. Cela m’amène à imaginer qu’il y a des lecteurs et des psychanalystes qui achètent les <em>Séminaires</em> de Lacan sans nécessairement parvenir à les lire. Bien entendu, ces ventes bénéficient aux librairies et aux maisons d’édition, et maintiennent une certaine aura d’illusion autour de la figure du maître. Le trentième anniversaire de sa mort joue aussi à emballer la machine commerciale. Suivront peut-être dans les prochaines années des temps morts, d’oubli ou presque, quand Lacan dormira dans les rayons des bibliothèques, jusqu’à ce qu’une nouvelle secousse ne le remette au premier plan, car sa légende est désormais suffisamment ancrée dans la mémoire culturelle pour pouvoir rebondir.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Jacques Lacan: la mémoire culturelle</strong></span></p> <p>Cette mémoire, de quoi est-elle faite?</p> <p>Du Séminaire, on retient le corps de Lacan en train de parler. Philippe Sollers, dans une entrevue intitulée «Lacan même», publiée dans la revue<em> L’Infini</em> en 2002, parle «du corps impressionnant qui sort de la voix et pas le contraire» (2002: 23). On retient l’effet séducteur, chamanique, le parler qui n’est pas du semblant, la liberté, l’insolence qui produit quelque chose de dérangeant, de l’effervescence. On a aussi entendu parler de ses fameuses «séances courtes», de ses formules qui traversent l’horizon jusqu’à nous comme des sentences ou des maximes: «Dieu est inconscient», «la Femme n’existe pas», «il n’y a pas de rapport sexuel», le «parlêtre». Avec Lacan s’impose d’emblée la nécessité d’être assez ouvert et détaché pour pouvoir entendre ce que l’homme est en train de dire; entendre, être à l’écoute, tenter d’être présent. Pourtant, Daniel Sibony le dit: «tout cela était possible lors du vivant de Lacan». Mais aujourd’hui?</p> <p>Comment «utiliser»&nbsp; Lacan pour penser notre époque, pour penser à notre époque? Acheter ses livres, ce serait peut-être la réponse la plus simple: lire, découvrir sa pensée, comprendre les croisements qu’il a tenté de tisser entre le discours philosophique et le théâtre, entre la mythologie grecque et le surréalisme... Il s’agirait aussi de reconnaître notre monde habité par l’incertitude, la désorientation et la crise, questions auxquelles Lacan a réfléchi pendant un demi-siècle, dans ses efforts de saisir l’ordre immanent dans le désordre, la perte du symbolique, l’omniprésence de la monnaie. Malgré tout, il faudrait pouvoir imaginer que l’accès à ces idées est impossible sans passer par «l’objet» livre, sans se procurer les <em>Séminaires</em> ou les<em> Écrits</em> de Lacan, d’où l’intérêt pour un sujet comme celui du présent dossier: «les meilleures ventes». Lacan se vend pour sa pensée; il se vend parce qu’il y a quelque chose d’énigmatique autour de lui, qui ne cesse d’appeler à être décrypté: une sorte de multiplicité inhérente à sa personne et à ses textes.</p> <p>Mais qu’en est-il de Lacan et la littérature? Lacan et la philosophie?</p> <p>Si Freud fait figure d’écrivain du XIXe siècle, par son écriture riche, à laquelle s’ajoute une correspondance impressionnante, pour sa part, Lacan entretient un rapport fécond, pas avec le romanesque, mais avec le théâtre, avec la phrase orale, brève et alerte. Ce dernier est un grand commentateur de dramaturgie, surtout de Shakespeare et de Sophocle. Lacan n’est pas autant attiré par le roman que par les maximes et les sentences philosophiques des XVIIe et XVIIIe siècles. Une formule comme «il n’y a pas de rapport sexuel… ou pire», rappelle La Rochefoucauld, par exemple. Bien entendu, il y a aussi Lacan qui ramène la philosophie à la psychanalyse, qui traverse la phénoménologie de Sartre et de Merleau-Ponty et le structuralisme de Lévi-Strauss, pour inventer des concepts, tels «la crise des idées», qui servent aujourd’hui à penser l’Histoire de la culture.</p> <p>Lacan reste «vendable» aujourd’hui, car il est à la fois un «révolutionnaire» de la psychanalyse et un penseur des sciences humaines et de la culture. Naturellement, Lacan est étudié dans des départements de psychiatrie, aussi bien que dans des centres d’anthropologie ou de Queer Studies. Après tout, Lacan demeure une figure marquante du contemporain parce qu’il nous oblige à penser la fictionnalité du mythe qu’il incarne lui-même, et les effets de réalité que celui-ci produit trente ans après la mort de l’homme. Difficile d’affirmer que l’héritage lacanien est ceci ou cela, que c’est la refonte de la psychanalyse de Freud ou la théorie du sujet, ou sa pensée hétéroclite. Toutes ces composantes forment et déforment le «mythe» Lacan, et entretiennent une ambigüité fertile, qui entraîne l’intérêt pour ses livres, et certes, leur achat. Trente ans après, on pourrait toujours poser cette question sur l’envie de connaître: pourrait-elle laisser ouverte la possibilité qu’une image «vivante» de Lacan se renouvelle? Comment serait-ce possible?</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Jacques Lacan: le palmarès des ventes de livres</strong></span></p> <p>Je reviens au propos initial du palmarès des meilleures ventes, pour parler de deux biographies de Lacan qui sont parues à l’automne 2011, et qui ont attiré l’attention des médias et des lecteurs. D’une part, <em>Vie de Lacan</em> de Jacques-Alain Miller, psychanalyste, rédacteur des<em> Séminaires</em> de Lacan, marié à sa fille, qui nous livre un portrait de Lacan au quotidien, assez loin de l’image du savant. Et d’autre part, l’ouvrage de l’historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco, <em>Lacan, envers et contre tout</em>, qui parle à son tour d’un Lacan personnel, et révèle des épisodes marquants d’une vie et d’une œuvre à laquelle toute une génération fut mêlée:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>un vagabondage dans des sentiers méconnus: un envers et une face cachée venant éclairer l’archive comme dans un tableau crypté où les figures de l’ombre, autrefois dissimulées, reviennent à la lumière. J’ai voulu évoquer par brins un autre Lacan confronté à ses excès, à sa «passion du réel», à ses objets: en un mot, à son réel, à ce qui a été forclos de son univers symbolique. Un Lacan des marges, des bords, du littéral, transporté par sa manie du néologisme (Roudinesco, 2011b: <a href="http://www.lexpress.fr/culture/livre/lacan-envers-et-contre-tout-d-elisabeth-roudinesco_1028245.html">en ligne</a>).</p> </blockquote> <p>Ces deux livres se sont très bien vendus à leur parution en septembre dernier (voir «Le Palmarès répond aux questions de Français»,<em> L’Express</em>, 9 septembre 2011); par analogie, et pour des raisons énoncées plus haut, je pourrais présupposer qu’ils continuent de se vendre aujourd’hui. Encore faudrait-il demander: pourquoi?</p> <p>Une dernière hypothèse s’impose: le fait que Lacan, dans son enseignement et sa pensée, a su annoncer les temps qui sont devenus les nôtres. Il a prévu la société du spectacle et la fascination pour l’image, pour les apparences; il a pressenti la montée du racisme, la passion de l’ignorance et le mépris des idées, la haine entre peuples et communautés, le marché de la dépression, les impasses de l’humanisme, des Lumières et de la Révolution en France; et à la fois, le danger de réduire l’être humain à son existence biologique. «Nous allons être submergés avant pas longtemps, disait-il en 1971, de problèmes ségrégatifs que l’on appellera le racisme et qui tiennent au contrôle de ce qui se passe au niveau de la reproduction de la vie, chez des êtres qui se trouvent en raison de ce qu’ils parlent, avoir toutes sortes de problèmes de conscience» (Lacan, 2001a: 87). Parler de Lacan aujourd’hui, et assumer que ses deux derniers <em>Séminaires</em> se vendent, c’est aussi croire à une aventure intellectuelle qui tient une place importante dans notre contemporanéité; aventure porteuse d’un certain souffle pour qui peut et veut l’entendre: espoir de comprendre la folie, la famille, le désir; plaisir des transgressions, liberté de parole et des mœurs, envie d’émancipation.</p> <p>Depuis un demi-siècle, Lacan n’a pas fini de nous étonner. Les hommages à la mémoire du maître s’accompagnent paradoxalement de dissensions assez tonitruantes. Après quarante-cinq ans de fidélité, Jacques-Alain Miller interrompt la collection «Champ freudien», et claque la porte du Seuil. C’est à la Martinière que Miller devrait désormais publier les dix livres restants du <em>Séminaire</em> (Assouline, 2011: <a href="http://passouline.blog.lemonde.fr/2011/11/16/mort-et-resurrection-de-jacques-lacan-au-tribunal/">en ligne</a>). Pourtant, ces incidents ne sauraient être surprenants, car Lacan semble nous avoir avertis que tout peut se renverser en son contraire, que la vie déjoue la programmation, d’où peut-être une certaine sympathie pour sa figure, qui était ce qu’elle était: «gourou», «maître spirituel» et, à la fois, homme avec des forces et des faiblesses, en quête de «points d’amour» (Sibony, 2007: 209), joueur avec des mots et des mathèmes; vers la fin de sa vie, un être immergé dans le silence de plus en plus vaste, happé par la mélancolie. De Jacques Lacan, c’est ce paradoxe même qui se transmet jusqu’à nous, et qui continuera probablement à se transmettre après nous; un Lacan qui est un grand moment dans la culture du XXe siècle, et dont la résonnance nous touche aujourd’hui par la modernité de ses idées: crise, transgression, événement inconscient…, et une aura énigmatique autour de son legs. Comment ne pas acheter ses livres et des livres sur lui, dans cette pulsion infiniment humaine de savoir plus, ou d’un plus de savoir?</p> <p><strong>Références bibliographiques</strong></p> <p>ASSOULINE, Pierre (2011), «Mort et résurrection de Jacques Lacan au tribunal»,[en ligne]. <a href="http://passouline.blog.lemonde.fr/2011/11/16/mort-et-resurrection-de-jacques-lacan-au-tribunal/">http://passouline.blog.lemonde.fr/2011/11/16/mort-et-resurrection-de-jacques-lacan-au-tribunal/</a> (Page consultée le 19 novembre 2011).</p> <p>HECHT, Emmanuel (2011), «Le palmarès répond aux questions de Français», <em>L’Express</em>, 9 septembre 2011, p. 46.</p> <p>LACAN, Jacques (2011a), <em>Le Séminaire: Livre XIX…ou pire(1971-1972)</em>, Paris, Seuil,(Champ freudien).</p> <p>LACAN, Jacques (2011b), <em>Je parle aux murs</em>, Paris, Seuil, (Paradoxes Lacan).</p> <p>MILLER, Jacques-Alain (2011), <em>Vie de Lacan</em>, Paris, Navarin.</p> <p>ROUDINESCO, Elisabeth (2011a),<em> Lacan, envers et contre tout</em>, Paris, Seuil,(Débats).</p> <p>ROUDINESCO, Elisabeth (2011b), <em>Lacan, envers et contre tout</em>, d’Elisabeth Roudinesco, Lire, 9 septembre 2011, [en ligne]. <a href="http://www.lexpress.fr/culture/livre/lacan-envers-et-contre-tout-d-elisabeth-roudinesco_1028245.html" title="http://www.lexpress.fr/culture/livre/lacan-envers-et-contre-tout-d-elisabeth-roudinesco_1028245.html">http://www.lexpress.fr/culture/livre/lacan-envers-et-contre-tout-d-elisa...</a> (Page consultée le 19 novembre 2011).</p> <p>SOLLERS, Philippe (2005), <em>Lacan même</em>, Paris, Navarin,(Cliniques).</p> <p>SIBONY, Daniel (2007), <em>L’Enjeu d’exister. Analyse des thérapies</em>, Paris, Seuil,(La couleur des idées). &nbsp;<br /><br />SIBONY, Daniel (2011), « 30 après, que reste-t-il du discours de Lacan?», [en ligne]. <a href="http://danielsibony.typepad.fr/danielsibony/2011/09/30-ans-apr%C3%A8s-que-reste-t-il-du-discours-de-lacan.html">http://danielsibony.typepad.fr/danielsibony/2011/09/30-ans-après-que-reste-t-il-du-discours-de-lacan.html</a> (Page consultée le 19 novembre 2011).</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> AGAMBEN, Giorgio HECHT, Emmanuel LACAN, Jacques MILLER, Jacques-Alain ROUDINESCO, Elisabeth SIBONY, Daniel SOLLERS, Philippe Écrits théoriques Essai(s) Thu, 12 Jan 2012 22:57:26 +0000 Adina Balint-Babos 440 at http://salondouble.contemporain.info