Salon double - KING, Stephen http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/969/0 fr Meilleurs vendeurs et Fidèles Lecteurs http://salondouble.contemporain.info/article/meilleurs-vendeurs-et-fid-les-lecteurs <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/bonin-pierre-alexandre">Bonin, Pierre-Alexandre</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/les-meilleurs-vendeurs">Les meilleurs vendeurs</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br />C’est une évidence, un «meilleur vendeur» obtient son titre par ses chiffres de vente. Divers outils existent pour mesurer l’impact commercial d’un livre (qu’il soit roman ou ouvrage pratique), comme les palmarès ou les suggestions des librairies. Ces derniers cherchent également à cerner l’intérêt du joueur le plus important de «l’industrie du meilleur vendeur». Nous pensons évidemment au lecteur, pour qui les palmarès sont dressés chaque semaine et qui est directement visé par les stratégies éditoriales (bandeaux promotionnels vantant le nombre d’exemplaires déjà vendus, ou annonçant le dernier titre d’un auteur à la mode, etc.).</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Le fan, plus qu’un simple lecteur</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Mais existe-t-il un lecteur type pour les meilleurs vendeurs? Répondre par l’affirmative serait réducteur, puisqu’on assimile ainsi une frange de la population à un type de lecture bien précis. Toutefois, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’auteurs qui développent une base de lecteurs qui suivent avec attention la sortie d’un nouveau roman. On pourrait penser que celui qui attend avec impatience le dernier Patrick Sénécal n’est pas le même qui se précipite également à sa librairie pour se procurer le nouveau Danielle Steel. Ce qui nous intéresse particulièrement est un aspect spécifique du lectorat des meilleurs vendeurs, soit le concept de<em> fan</em>.</p> <p style="text-align: justify;">Pour simplifier les choses, nous définirons le<em> fan</em> comme un lecteur inconditionnel, qui a lu tous les ouvrages de son auteur favori, et qui connaît l’univers du romancier sur le bout des doigts. Mentionnons également que le terme «fan» est en fait un diminutif de «fanatique», comme le démontre parfois le comportement de certains lecteurs! Le «fan» qui nous intéresse particulièrement ici est celui des univers de fiction, des auteurs de romans. Puisqu’il nous est impossible d’aborder la question du lecteur dans son ensemble, tout comme il est inconcevable de parler de tous les types d’ouvrage pouvant être qualifiés de meilleurs vendeurs, nous avons choisit de ne pas tenir compte des ouvrages de cuisine ou de développement personnel, par exemple, et de nous en tenir aux romans.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Fan et Fidèle Lecteur: quelle relation?</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Afin de développer notre réflexion sans nous éparpiller, nous avons choisi de nous attarder à un seul auteur, et d’articuler notre analyse autour de l’intégralité de son œuvre. Ce faisant, nous sommes convaincus qu’il devient possible d’établir certains constats qui, bien que n’étant tirés que de l’œuvre d’un auteur unique, pourront tout aussi bien s’appliquer à d’autres auteurs de meilleurs vendeurs, permettant ainsi de nouvelles études complémentaires. Le romancier que nous avons choisi pour cette étude est actif depuis 1974 et, dès la sortie de son premier roman, a vu son œuvre occuper régulièrement la première position du palmarès du <em>New York Times</em>. Depuis, il a publié quarante romans, une novella, un scénario de téléfilm, sept romans sous un pseudonyme, deux essais, neuf recueils de nouvelles et treize nouvelles publiées ailleurs que dans un recueil. De plus, sa première comédie musicale sera présentée sur scène à partir d’avril 2012. Son nom est depuis longtemps synonyme de meilleur vendeur, et il a vendu pas moins de trois cent cinquante millions d’exemplaires de ses romans à travers le monde. Il s’agit de Stephen King, considéré par plusieurs comme le «maître de l’horreur».</p> <p style="text-align: justify;">Chez King, le <em>fan</em> a un statut particulier. En effet, l’auteur s’adresse&nbsp; régulièrement à ses lecteurs dans le paratexte. Toutefois, un changement important se produit dans la préface de <em>Skeleton Crew </em>: «I hope you’ll like this book, Constant Reader. I suspect you won’t like it as well as you would a good novel, because most of you have forgotten the real pleasures of the short story» (1985: 21). L’appellation «Constant Reader» <a href="#note1" name="renvoi1">[1]</a> illustre très bien, selon nous le rapport que King entretient avec ses<em> fans</em>. En effet, il est parfaitement conscient que, sans le (Fidèle) lecteur, son art ne peut exister. Il le démontre de manière éclatante dans la dédicace de <em>The Dark Tower</em> (2004), septième et dernier tome du cycle du même nom: «He who speaks without an attentive ear is mute. Therefore, Constant Reader, this final book in the <em>Dark Tower</em> cycle is dedicated to you.» Bien que le terme Fidèle Lecteur ne soit pas utilisé systématiquement par King (on le retrouve seulement dans neuf de ses œuvres), il a tout de même son importance dans la lecture et l’appréciation même du corpus kingsien.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Le Fidèle Lecteur: raisons d’être et conséquences sur la lecture</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">King s’adresse à son Fidèle Lecteur pour deux raisons. La première est pour le remercier d’être de nouveau au rendez-vous à la publication de l’œuvre en question. On en retrouve un exemple dans <em>Skeleton Crew</em> :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Most thanks are to you, Constant Reader, just like always –because it all goes out to you in the end. Without you, it’s a dead circuit. If any of these do it for you, take you away, get you over the boring lunch hour, the plane ride, or the hour in detention hall for throwing spitballs, that’s the payback (1985: 22).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">La seconde raison est, à nos yeux, la plus intéressante. En effet, lorsque King ne remercie pas son Fidèle Lecteur, il s’applique plutôt à créer un sentiment de complicité avec lui, sentiment sur lequel nous construirons la suite de notre analyse. Ainsi, dans <em>Nightmares and Dreamscapes</em>, King avoue candidement que</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">the job is still getting to <em>you</em>, Constant Reader, getting you by the short hairs and, hopefully, scaring you so badly you won’t be able to go to sleep without leaving the bathroom light on. It’s still about first seeing the impossible... and then saying it. It’s still about making you believe what I believe, at least for a little while (1993: 5).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cet extrait démontre parfaitement la dynamique qui existe entre King et son Fidèle Lecteur. D’une part, l’auteur qui cherche à tout prix à terrifier son lecteur, et d’autre part, un lecteur consentant qui recherche activement les sensations fortes promises par l’auteur. Bien que cette dialectique puisse paraître malsaine aux yeux de certains, il reste qu’elle illustre tout à fait, à notre avis, ce qui fait la force de King, en plus de lui assurer une popularité constante, à savoir un désir de la part de l’auteur de partager une connaissance, voire des croyances qui seraient normalement «interdites».</p> <p style="text-align: justify;">D’autres interventions sont beaucoup moins sérieuses, comme dans la postface de <em>From a Buick 8 </em>: «What bothers me, especially when it’s late and I can’t sleep, is that sneermouth grille. Looks almost ready to gobble someone up, doesn’t it? Maybe me. Or maybe you, my dear Constant Reader. Maybe you» (2002: 487). Cet aspect ludique du rapport que King entretient avec son Fidèle Lecteur est un autre facteur sur lequel nous souhaitons insister pour la suite de notre analyse.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Le Fidèle Lecteur et l’œuvre kingsienne: quels avantages?</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Le sentiment de complicité que nous avons mentionné plus haut, tout comme l’aspect ludique de l’utilisation de l’adresse au lecteur par King, ne se retrouvent pas uniquement dans le paratexte. En fait, le Fidèle Lecteur entretient une relation particulière avec l’œuvre de King. On pourrait aller jusqu’à dire qu’il retire davantage de l’œuvre qu’un simple lecteur occasionnel. Comme le mentionne Marie Loggia-Kee dans <em>Stephen King’s Constant Reader: An Insider’s Perspective</em>,</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Stephen King refers to his regular readers as Constant Readers. A relationship thus exists between a writer and a reader who is very familiar with the author’s work. In a sense, having Constant Readers is less work for the author because the backstory has already been created, and the readers who are aware of the backstory and intertextual references tend to get more out of the tale (2005: 11).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">La question se pose: existe-t-il réellement des antécédents romanesques et des références intertextuelles dans l’œuvre de King? La réponse courte est oui. Mais dans les faits, la situation est beaucoup plus complexe. En fait, l’œuvre de King est traversée par un véritable réseau d’antécédents intertextuels. À tel point qu’un livre a été écrit sur la question : <em>The Complete Stephen King Universe</em>, publié en 2006 par Stanley Wiater, Christopher Golden et Hank Wagner, s’intéresse effectivement à tous les liens qu’il est possible de tisser entre les divers romans et nouvelles de King. Un exemple de ce réseau servira pour illustrer l’ensemble de ceux qui existent.</p> <p style="text-align: justify;">Le point de départ de ce réseau d’antécédents intertextuels se situe dans <em>The Dead Zone</em>, publié en 1979, premier roman de King à mettre en scène la ville fictive de Castle Rock, dans le Maine. On y retrouve Johnny Smith, un jeune professeur de littérature qui acquiert d’étranges pouvoirs à la suite d’un coma causé par un violent accident de voiture. Grâce à son nouveau don, il parvient à aider le shérif de Castle Rock, Georges Bannerman, à résoudre une série de meurtres sordides, commis par son adjoint, Frank Dodd. C’est avec <em>Cujo</em>, publié en 1981, que le lecteur retrouve la ville de Castle Rock. L’introduction du roman emprunte au conte de fées, en reprenant la formule du «il était une fois».</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Once upon a time, not so long ago, a monster came to the small town of Castle Rock, Maine. [...] He was not werewolf, vampire, ghoul, or unnameable creature from the enchanted forest of from the snowy wastes; he was only a cop named Frank Dodd with mental and sexual problems. A good man named John Smith uncovered his name by a kind of magic, but before he could be captured –perhaps it was just as well– Frank Dodd killed himself (1981: 2-3).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que King, rappelle à ses lecteurs, sans jamais nommer le roman, l’existence de <em>The Dead Zone</em>, en plus d’assurer la continuité ontologique de l’univers (fictif) de Castle Rock. En plus de Dodd et Smith, le shérif Georges Bannerman fait également un retour dans <em>Cujo</em>, mais il se fait tuer par Cujo, le saint-bernard enragé, avant d’avoir pu mettre fin à son règne de terreur. Par la suite, Cujo et Dodd sont mentionnés épisodiquement dans d’autres romans de King, pour le plus grand plaisir du Fidèle Lecteur, puisqu’il s’engage avec King dans un jeu de cherche-et-trouve littéraire où le but est de découvrir le plus de références possible à des œuvres précédentes.</p> <p style="text-align: justify;">C’est d’ailleurs le cas avec <em>Needful Things</em>, roman publié en 1991 et racontant la destruction de Castle Rock. On y retrouve le shérif Alan Pangborn, remplaçant du shérif Bannerman, qui a trouvé la mort dans<em> Cujo</em>. Pangborn a d’abord été présenté dans <em>The Dark Half</em>&nbsp; (paru en 1989), où il enquête sur une série de meurtres apparemment commis par Thad Beaumont, un auteur à succès. <em>Needful Things</em> est particulièrement intéressant, parce qu’il permet au Fidèle Lecteur d’établir des liens entre plusieurs œuvres antérieures de King (en plus d’avoir des échos dans certains textes postérieurs). Ainsi, en plus de Pangborn, on retrouve Ace Merill, une crapule notoire qui a commencé sa carrière criminelle comme adolescent violent et tyrannique dans <em>The Body</em>, une nouvelle tirée de <em>Different Seasons</em> (1982). Ace est le neveu de Reginald «Pop» Merrill, ancien propriétaire du <em>Gallorium Emporium</em>, mélange de marché aux puces et comptoir de prêteur sur gages. Pop meurt dans l’incendie de sa boutique à la fin de <em>The Sun Dog</em>, une autre nouvelle, tirée cette fois de <em>Four Past Midnight </em>(1990). Norris Ridgewick, l’adjoint du shérif Pangborn, revient quant à lui pour une brève apparition dans <em>Bag of Bones</em> (1998), où il mentionne que Pangborn et Polly Chalmers, l’amoureuse de ce dernier et ancienne propriétaire d’une boutique de couture à Castle Rock, habitent maintenant le New Hampshire.</p> <p style="text-align: justify;">Ce que l’exemple de <em>Needful Things</em> et des autres histoires se déroulant à Castle Rock démontre hors de tout doute, c’est la valeur ajoutée que le Fidèle Lecteur retire de la structure intertextuelle complexe érigée dans l’œuvre de King, qui constitue en quelque sorte une récompense pour l’assiduité de sa lecture. Comme le mentionne Loggia-Kee,</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">King creates a world of interweaving storylines and returning characters that makes his Constant Readers feel like they possess special knowledge. The interconnected worlds created by Stephen King develop a reader who shares a common history with other readers. If the reader is “constant” in the author’s work, then he possesses the framework of knowledge of what came before, even if that knowledge is not evident at the time (2005: 9).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Ainsi, la présence de multiples références intertextuelles incite le lecteur à rester fidèle à King. En effet, ces dernières font partie du plaisir de la lecture et c’est le propre du Fidèle Lecteur que de chercher à tirer le plus d’informations possible du réseau de références intertextuelles présent dans l’œuvre de King. L’importance de ce savoir est au centre de la lecture du travail le plus ambitieux de King, à savoir le cycle de <em>The Dark Tower</em> (1982-2004), comprenant sept tomes et une nouvelle <a name="renvoi2"></a><a href="#note2">[2]</a>. Non seulement King fait-il constamment référence à des événements présentés dans les tomes précédents ou présentés sous un jour nouveau dans les tomes subséquents, mais, de plus, il ramène des personnages tirés de romans n’ayant de prime abord absolument rien à voir avec <em>The Dark Tower</em>. L’exemple le plus probant de cette situation est sans contredit le retour de Father Callahan, le prêtre déchu incapable de faire face au vampire qui sévit dans sa congrégation, que l’on retrouve dans <em>Salem’s Lot</em> (1975). King ne fait pas qu’intégrer un personnage tiré d’un roman publié antérieurement, il inclut également les antécédents propres à <em>Salem’s Lot</em> sans les rappeler complètement, se fiant ainsi à la mémoire et aux connaissances de son œuvre que devrait posséder tout Fidèle Lecteur qui se respecte.</p> <p style="text-align: justify;">Cette manière de faire n’est pas une invention de King. En effet, il existe des antécédents importants à cette pratique. Le meilleur exemple est probablement Balzac, avec sa <em>Comédie humaine</em>, où des personnages reviennent d’un roman à l’autre, donnant ainsi l’impression d’une seule histoire continue, découpée en divers romans. D’un point de vue contemporain, d’autres auteurs ont suivi la même voie. Par exemple, Irvine Welsh, autre romancier habitué de la liste des bestsellers, reprend de roman en roman les personnages de <em>Trainspotting </em>(par exemple en mentionnant Renton et Begbie dans <em>Filth</em> et en les reprenant dans <em>Porno</em>), ou encore Will Self qui reprend le personnage de Zack Busner dans ses nouvelles et romans. Toutefois, deux éléments distinguent King de ces auteurs. Le premier est le véritable foisonnement intertextuel, comprenant à la fois des lieux, des personnages, voire même des événements qui sont repris d’un roman à l’autre. Cela donne à l’œuvre de King une unicité et une cohérence qui se rapproche de <em>La Comédie humaine</em> tout en la dépassant (ne serait-ce qu’en terme d’œuvres uniques concernées). Le second est la complicité nécessaire de la part du lecteur, dans le but d’actualiser l’ensemble des références intertextuelles présentes dans l’ensemble des romans de King. Comme le rappelle Nathalie Piegay-Gros, dans <em>Introduction à l’intertextualité</em>, «L’intertextualité sollicite fortement le lecteur: il appartient à celui-ci non seulement de reconnaître la présence de l’intertexte, mais aussi de l’identifier puis de l’interpréter» (1996: 94).</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Le Fidèle Lecteur, un modèle pour les auteurs de meilleurs vendeurs?</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Comme nous avons pu le voir au cours de notre analyse, non seulement King cherche-t-il à fidéliser son lecteur, en lui donnant un titre qui lui est propre, mais il «récompense» cette fidélité en permettant au Fidèle Lecteur de découvrir des liens plus ou moins cachés entre ses différentes œuvres, en plus de lui proposer une certaine forme de connaissance qui lui sera utile dans la compréhension d’œuvres à venir. Bien que cette façon de faire ne soit pas une véritable tendance au sein des meilleurs vendeurs, il reste qu’il s’agit là d’une manière à la fois efficace et originale de s’assurer une place de choix dans les nombreux palmarès, en mettant à contribution le lecteur lui-même. Et certains auteurs semblent avoir compris cette réalité. En effet, quel lecteur assidu de Patrick Sénécal ne s’est pas exclamé en découvrant l’identité de la Reine Rouge, à la fin d’<em>Aliss</em> (2000)? Il faudra donc voir, au cours des prochaines années, si l’utilisation de l’intertextualité comme processus de fidélisation du lecteur se transforme en tendance, ou si, au contraire, le procédé ne demeure que le fait de quelques auteurs désirant sortir des sentiers battus.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Bibliographie</strong><br /><br />KING, Stephen (1979), <em>The Dead Zone</em>, New York, The Viking Press.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (1989), <em>The Dark Half</em>, New York, Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (1990), «The Sun Dog», dans <em>Four Past Midnight</em>, New York, Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (1991), <em>Needful Things</em>, New York, Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (1993), «The Body», dans <em>Different Seasons</em>, New York, Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (1998), <em>Bag of Bones</em>, New York, Scribner.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (1999), <em>Salem’s Lot</em>, New York, London, Toronto, Sidney, Pocket Books.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (2002), <em>From a Buick 8</em>, New York, London, Toronto, Sidney, Pocket Books.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (2004), <em>Nightmares and Dreamscapes</em>, New York, Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (2004), <em>The Dark Tower VII: The Dark Tower</em>, New York, Pocket Books.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (2009), <em>Cujo</em>, New York, Signet.</p> <p style="text-align: justify;">--------- (2009), <em>Skeleton Crew</em>, New York, Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">LOGGIA-KEY, Marie (2005), «Stephen King’s Constant Reader: An Insider’s Perspective», mémoire de maîtrise, Californie, National University.</p> <p style="text-align: justify;">PIÉGAY-GROS, Nathalie (1996), <em>Introduction à l’intertextualité</em>, Paris, Dunod (Lettres supérieures).</p> <p style="text-align: justify;">WIATER, Stanley, Christopher GOLDEN et Hank WAGNER (2006), <em>The Complete Stephen King Universe: A Guide to the Worlds of Stephen King</em>, New York, St Martin’s Griffin.</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a> Puisque le texte a été traduit en français, c’est donc le terme français de Fidèle Lecteur que nous retiendrons pour les suites de notre analyse.</p> <p style="text-align: justify;"><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2]</a> Il convient de noter qu’un nouvel opus de <em>The Dark Tower</em> est prévu pour avril 2012. Ce nouveau roman, intitulé <em>The Wind Through the Keyhole</em> se déroulera entre les tomes 4 et 5 du cycle.<br />&nbsp;</p> GOLDEN, Christopher JARMUSH, Jim KING, Stephen LOGGIA-KEY, Marie PIÉGAY-GROS, Nathalie WAGNER, Hank WIATER, Stanley Roman Sat, 14 Jan 2012 02:26:08 +0000 Pierre-Alexandre Bonin 445 at http://salondouble.contemporain.info Pour en finir (une fois pour toutes?) avec Stephen King http://salondouble.contemporain.info/article/pour-en-finir-une-fois-pour-toutes-avec-stephen-king <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gravel-jean-philippe">Gravel, Jean-Philippe</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/criture-m-moires-dun-m-tier">Écriture, mémoires d&#039;un métier</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/les-meilleurs-vendeurs">Les meilleurs vendeurs</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;">«Je suis convaincu que la peur est à l'origine de la plupart des mauvais textes.»<br />Stephen King (2001&nbsp;: p.150)</p> <p style="text-align: justify;"><br />Le monde du livre abonde en ouvrages conçus comme des guides de survie et du «bien écrire» à l'intention des écrivains débutants ou pas très sûrs d’eux, des livres qui essaient d’apporter des réponses à des questions comme <em>Qu’est-ce que vivre en écrivant?</em>, mais aussi, surtout, <em>Où trouver mes idées? Pourquoi lire si je veux écrire? Qu’est-ce qu’une bonne description, un bon dialogue, un agent littéraire, une lettre de refus? Comment écrire mon premier roman en un mois et le faire publier?</em> Ces livres ont généralement en commun qu’ils ne sont pas dus à la plume d’auteurs de best-sellers brevetés, mais de celle de <em>coachs</em> d’écriture, de professeurs d’ateliers d’écriture et de directeurs de revues littéraires —d’auteurs dont l’œuvre, si estimable qu’elle soit, loge rarement à l’enseigne des palmarès des plus gros vendeurs de la planète.</p> <p style="text-align: justify;">Dès lors, que se passe-t-il lorsqu’un des plus grands écrivains à succès consent à parler boutique, comme Stephen King le fait dans un intéressant ouvrage pratico-biographique, <em>Écriture, mémoires d’un métier</em> (2001)? On tend l’oreille, évidemment, quoique l’on pense de ses romans.</p> <p style="text-align: justify;">Et ce que j’en pense est assez compliqué, très personnel aussi. C’est à Stephen King que je dois mes premiers émois de lecteur de romans. J’ai lu <em>The Shining</em> (1977) en cachette à onze ans; premier roman que je lus de ma propre initiative, dans une ambiance grisante de secret et de clandestinité. Je ne conçois toujours pas de meilleure porte, aujourd’hui, pour entrer dans le monde de la littérature que celle-là: montrez-moi un lecteur assidu de Beckett et de Proust, et je vous montrerai un adolescent qui a fait ses premières classes littéraires en lisant des auteurs comme King.</p> <p style="text-align: justify;">Mais la suite de l’histoire se complique. Au cours des six années suivantes, j’ai lu du King à m’en écœurer. Et c’est à <em>It</em> (1986) que revient le mérite de m’avoir écœuré de ses histoires pour de bon. Peut-être y a-t-il, dans la carrière de King, un «avant» et un «après»<em> It</em>:&nbsp; depuis <em>It</em>, King semble publier ce qu’il veut, allongeant au kilomètre des romans plus ou moins bien ficelés, dans une apparente absence de contrôle éditorial, lui permettant de devenir une industrie à lui tout seul. Son nom fait confortablement recette, même si son imaginaire n’a pas su imposer à l’horreur moderne des figures aussi marquantes, iconiques, que celles de ses débuts: Carrie White, figure-type d’adolescente souffre-douleur devenue tourmenteuse et bourreau dans <em>Carrie</em> (1974), ou Jack Torrance, écrivain que l’échec et la bouteille finissent par rendre fou dans un hôtel hanté (<em>The Shining</em>).</p> <p style="text-align: justify;">«Et pourtant, nous autres prolos, nous nous soucions de la langue que nous employons [...]; nous avons la passion de l’art et la manière de raconter des histoires par le biais de l’écrit», se défend l’auteur dans&nbsp;<em>Écriture, mémoire d’un métier</em>&nbsp;(p.11-12). On tâchera d’en rendre compte, quand se pointera la tentation de n’offrir ici qu’une lecture ad hominem de son livre —par seul désir&nbsp;d’employer ses propres paroles pour prouver l’inconstance de son talent.</p> <p style="text-align: center;">*</p> <p style="text-align: justify;">Il est un registre où Stephen King excelle,&nbsp;particulièrement dans ses essais et ses préfaces: celui de la candeur, de ce ton conversationnel et décomplexé, cette attitude d’hôte sympathique et d’artisan humble qui sait nous parler boutique sans forfanterie. Et c’est porté par cette voix entraînante qu’<em>Écriture, mémoire d’un métier</em> dispense ses conseils, ainsi qu’une forme de confession biographique et d’auto-analyse qui se prête d’autant plus au jeu de la <em>lecture littéraire</em>, c’est à dire à une recherche, en quelque sorte, de l’<em>inconscient</em> du texte, qu’elle finit par dresser, de manière sans doute peu exhaustive mais révélatrice, l’autoportrait d’une écriture et de ce que j’appellerais son «fonds de commerce».</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Scan #1</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">L’ouvrage, excepté ses avant-propos et les annexes qui le complètent, se structure en quatre parties. La première, «CV», raconte les années d’apprentissage et de galère de l’auteur, ses débuts difficiles dans la vie, de son enfance traumatisée par les docteurs aux débuts de son mariage, avec son cortège de boulots minables et les pétrins dans lesquels sa plume turbulente le mettait à l’école. On y découvre, en outre, comment le manuscrit de <em>Carrie</em>, fut sauvé des poubelles par sa femme Thabita avant de connaître le destin que l’on sait. Mais un coda sur les problèmes de King avec la bouteille suggère que le début de la célébrité ne mit pas un terme à ses déboires; on apprendra aussi que sa pratique d’écriture a souvent pris la forme d’un combat contre une honte profonde et fondamentale, un «complexe de l’imposteur» qui le hantera longtemps.</p> <p style="text-align: justify;">La seconde partie, «Boîte à outils», est celle qui s’apparente le plus au «guide pratique» proprement dit; c’est aussi l’une des plus courtes (30 pages). Ayant déjà mentionné que ce qu’il pourrait en dire a déjà été abordé dans <em>The Elements of Style</em> de William Strunk Jr. et E.B. White (1918), King se met à une défense concise du respect de la grammaire, de la phrase active, du paragraphe construit, du vocabulaire et de la précision lexicale, par l’entremise d’une comparaison filée qui assimile les composantes de la «bonne» langue littéraire à une boîte à outils. La troisième partie, «Écriture», entre plutôt&nbsp;dans ce qu’est, pour King, le métier d’écrire&nbsp;comme <em>Vitas Novæ</em>. Bien que l’auteur s’y autorise quelques conseils, c’est plutôt la défense de sa propre posture qui occupe l’avant-scène: un portrait assez libre de ce que sont ses habitudes, ses routines de travail, ses convictions personnelles, ses arrangements avec l’inspiration. De bonnes pages y sont consacrées, en outre, à la genèse de <em>Misery</em> (1987), aux difficultés du massif <em>Fléau</em> (<em>The Stand</em>, 1978), et aux enjeux dramatiques et moraux de <em>Dead Zone</em> (1979). Enfin, la dernière partie, «De la vie: un post-scriptum», clôt l’ouvrage sur une dernière touche biographique, puisque King y raconte comment, en juin 1999, il manqua de trouver la mort lorsque la camionnette d’un chauffard le happa violemment sur une route de campagne, un incident qui avait fait les manchettes à l’époque. Le récit de sa convalescence et de son retour à l’écriture permet à l’auteur d’exprimer de nouveau sa gratitude envers sa famille et spécialement sa femme, Thabita, dont <em>Écriture, mémoires d’un métier</em> aura maintes fois illustré le soutien «héroïque».</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Une écriture conjuratoire?</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Les amateurs du genre s’étonneront de voir Stephen King piloter ses <em>Mémoires d’un métier</em> avec un ton aussi invariablement serein. C’est que le texte de présentation de l’édition française permettait de s’attendre (un peu) à autre chose. En effet, on y lit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Stephen King explique sa fascination pour l’horreur comme un moyen de combattre l’angoisse, une sorte de psychanalyse à l’envers: écrire les pires choses qui puissent arriver aide à se débarrasser de la peur. Il écrit non sans humour: «Je suis le malade, et on me paie pour l’être» (p.3).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Or, <em>Écriture, mémoires d’un métier</em> ne comporte aucune trace de pareil aveu. Les éditeurs se seraient inspirés d’autres sources, articles et entrevues, qui rendent effectivement ce son de cloche. Par exemple, un article publié en ligne sur le site Web du quotidien <em>Daily Mail</em> à l’occasion d’une biographie non-autorisée, évoquait sensationnellement les débuts difficiles de King et son alcoolisme:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Forced to work in a laundry during the school holidays to help pay the bills, and receiving a string of rejection letters from publishers, King became increasingly frustrated at his failure as a novelist. When he was drunk, his anger became focused on his children.</p> <p style="text-align: justify;">«I wanted to grab them and hit them», he has admitted. «Even though I didn’t do it, I felt guilty because of my brutal impulses. I wasn’t prepared for the realities of fatherhood.»</p> <p style="text-align: justify;">The death of his mother at the end of 1973 sent him into a depression which did not lift even after the publication of his first success, <em>Carrie</em>, the following year.</p> <p style="text-align: justify;">[...]</p> <p style="text-align: justify;">Still tormented by a desire to hurt his children, he turned the technique he had learned as a child himself —believing that <em>if he wrote about something bad, then it would never happen</em>. This resulted in <em>The Shining</em>, the story of a little boy whose alcoholic father tries to kill him [...] (Leafe, 2009: <a href="http://www.dailymail.co.uk/tvshowbiz/article-1178151/Stephen-Kings-Real-Horror-Story-How-novelists-addiction-drink-drugs-nearly-killed-him.html">en ligne</a>; je souligne).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Ce passage jette un éclairage cru sur ce qu’<em>Écriture, mémoires d’un métier</em> n’aborde pas, peut-être parce que cela ne se traduit pas en conseil raisonnable («<em>If you write about something bad, then it will never happen</em>») à l’adresse des débutants. Mais c’est un aveu qui touche, assurément, un ressort fondamental, presque archaïque, de la poussée créatrice de cet auteur (comme pour bien d’autres), éclairant la question du <em>pourquoi</em> en dehors du <em>comment</em>, quant à elle assez bien détaillée dans le livre. Tout écrivain se doute qu’écrire est une activité qui, en dehors de la discipline qu’elle exige,&nbsp;repose <em>aussi</em> sur un socle obsessionnel, qu’elle peut s’accompagner d’une dimension magique et superstitieuse&nbsp;—un chèque en blanc adressé à la «toute-puissance des pensées» chère à Freud, clé des songes que chacun doit trouver pour lui-même. Il n’empêche que cette conception de l’écriture comme un acte conjuratoire et un exorcisme éclaire trop bien ce qui fonde l’écriture de King (et son fonds de commerce) pour être abandonnée.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>La honte, la vérité et la merde: une histoire édifiante</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">L’anecdote est classique. Revenu du cinéma, où il a vu<em> Le Puits et le pendule</em>, King, jeune adolescent, «novélise» l’adaptation d’Edgar Allan Poe par Roger Corman, en tire quelques copies ronéotypées et entreprend de les vendre à ses camarades de classe. «[À] midi, j’en avais vendu deux douzaines [...].&nbsp;[C]ela paraîssait trop beau pour être vrai», dit-il (p.57). Et ça l’était: le lendemain, la directrice de son école l’oblige à rembourser ses «clients» en lui assénant un discours des plus familiers:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">«Ce que je ne comprends pas, Stevie [...], c’est ce qui te pousse à écrire des bêtises pareilles. Tu as du talent. Pourquoi le gâcher ainsi?» [...] [J]e dois dire, à son crédit, que sa question n’était pas entièrement rhétorique —mais je n’avais rien à offrir pour ma défense. J’avais honte (p.58).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Un an après pourtant, non seulement King récidive-t-il, mais il en rajoute: dans la tradition de <em>Mad Magazine</em>, il conçoit <em>The Village Vomit</em>, dont le contenu verse dans l'humour de toilettes et le calembour douteux, et où il s’en prend particulièrement au corps professoral de son école. Une Miss Margitan, professeure de secrétariat, prenant très mal d’y avoir été surnommée «Miss Maggot» (mademoiselle asticot), demande l’expulsion de Stevie pour quelques jours. Il s’en tirera après avoir présenté des excuses officielles, subi une poignée de retenues, vu radier son nom du tableau d'honneur de l'école et, assurément, angoissé beaucoup (car qu’en aurait pensé maman?). Il introjecte à cette occasion un sévère critique intérieur qui le tourmentera longtemps: «Depuis lors je n’ai guère touché à la satire» (p.64) dira-t-il, ce qui est assez vrai. Et il ajoute:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">J’ai passé pas mal d’années par la suite —trop, j’en ai l’impression— à avoir honte de ce que j’écrivais. Je crois que j’ai dû attendre d’avoir quarante ans pour me rendre compte que la plupart des auteurs de fiction et de poésie ayant publié ne serait-ce qu’une ligne ont été un jour ou l’autre accusés de gâcher le talent que Dieu leur avait donné. Si jamais vous écrivez (ou peignez ou dansez ou sculptez ou chantez, peu importe), il y aura toujours quelqu’un pour essayer de vous faire croire que vous êtes un minable, c’est tout. Je n’invente pas: ce sont les choses telles que je les vois [et j’ai continué longtemps] d’entendre [la directrice de l’école]&nbsp;me demander pourquoi je gaspillais mon talent, pourquoi j’écrivais des âneries (p.58-59).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Tout écrivain ayant exercé sa plume turbulente de bonne heure porte en lui le souvenir d’humiliations comparables, et celles de King nous amusent parce qu’elles n’ont rien qui puisse distinguer ses épreuves des nôtres. C’est dans les cours d’écoles et les bureaux des proviseurs que des générations d’apprentis écrivains ont un avant-goût de l’idée que les «démons de l’écriture» demandent, quand on y cède, qu’on leur paie un certain tribut. Ce n’est pas une pratique innocente, reste que l’épreuve de la honte peut avoir ses vertus, et finir par rapporter. <em>Carrie</em>, par exemple, n’aurait pas vu le jour (ni connu le succès que l’on sait), si l’épouse de King n’en avait tiré le premier manuscrit des poubelles pour l’enjoindre à le terminer:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">[Et] j’ai compris que le fait d’arrêter la rédaction d’un texte simplement parce que c’est difficile, sur le plan affectif ou sur celui de l’imagination, est une mauvaise idée. Il faut parfois continuer même quand on n’en a pas envie, et il arrive qu’on fasse du bon boulot alors qu’on a l’impression d’être là, à pelleter bêtement de la merde, le cul sur une chaise (p.93).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">De fait, dans <em>Écriture, mémoires d’un métier</em>, la «merde» ne semble pas un terme banal. C’est plutôt un trope récurrent, dont on pourrait suivre la trajectoire comme suit: après avoir constitué une faiblesse (l’auteur se demandant si ce qu’il écrit en serait), elle se reconvertit en force, sous le couvert d’un parti-pris pour l’honnêteté, et le maniement d’une langue authentique. Non seulement l’auteur refuse de se taire, mais il saisit toutes les occasions possibles pour appeler une crotte une crotte; honnêteté nécessaire défendue comme «une bouffée d’air frais et vivifiant [<em>sic</em>] dans une pièce que d’aucuns préféreraient garder fermée» (p.224) :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Il est important de dire la vérité; tellement de choses en dépendent [...]. La <em>legion of Decency</em> n’aime pas le terme <em>merde</em>, et si ça se trouve, vous ne l’aimez pas non plus; mais [...] jamais un gamin n’a couru jusqu’à sa mère pour lui rapporter que sa petite sœur avait <em>déféqué</em> dans la baignoire. Il a pu employer diverses expressions comme <em>fait caca</em> ou simplement <em>fait</em>, mais a <em>chié</em>, j’en ai bien peur, est ce qui lui sera spontanément venu à l’esprit [...] (p.221).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Petite esquisse d’un fonds de commerce</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Pourquoi les livres de King vendent-ils si bien? Hormis les considérations commerciales à rendre jaloux n’importe qui, c’est certainement parce que les valeurs qu’il défend, les angoisses qu’il y conjure et la langue qu’il emploie sont celles d’une bonne majorité. Prenons d’abord le fonds commun, souvent trivial, dans lequel King puise l’arsenal de ses objets phobiques: hormis, bien sûr, le forfait gothique standard avec ses cryptes, ses araignées et ses esprits malfaisants, c’est du côté de l’horreur dite «moderne» que l’imagination de King ne connaît pas de limites. Il semble chez lui que<em> tous</em> les objets de la vie domestique s’exposent à devenir les hôtes de quelque <em>anima</em> maléfique. Voitures hantées et téléphones cellulaires maléfiques, climatiseurs maléfiques, sécheuses maléfiques, aspirateurs maléfiques, hôtels maléfiques, supermarchés maléfiques, jouets maléfiques, réfrigérateurs maléfiques, ordinateurs et logiciels de traitement de texte maléfiques, placards maléfiques, broyeurs à déchet maléfiques et rasoirs électriques maléfiques menacent tous, tôt ou tard, de se retourner contre le malheureux consommateur, devenu victime des produits de la vie courante qui assurent son confort en même temps que son esclavage. Si Dieu est dans les détails, le Diable est dans les objets: c’est en partie le <em>mantra</em> que ressasse l’œuvre de King, tel un catalogue raisonné, parfois loufoque, d’un authentique «cauchemar climatisé». Et ce,&nbsp;de la nouvelle au pavé, sans compter son unique film à ce jour, <em>Maximum Overdrive</em> (1986), où les distributrices de sodas utilisent leurs cannettes comme des projectiles, les guichets automatiques envoient les clients se faire foutre et une tribu de camions autopilotés fait basculer l’Amérique dans la terreur.</p> <p style="text-align: center;">*</p> <p style="text-align: justify;">Dans <em>Mémoires d’un métier</em>, le portrait que le «roi de l’horreur» présente de lui-même est celui d’un travailleur obstiné, doublé d’un croyant (il est catholique) et d’un homme de famille heureux et reconnaissant. En mitan de carrière et passé la cinquantaine, King semble s’être relativement débarrassé de ses démons familiers et de ses vieilles hontes, du moment où ils ne semblent plus hanter autre chose que les pages qu’il écrit. Mais le passé qu’évoque la première partie de son livre ne cache en rien la marque profonde qu’a laissé sur son écriture les humiliations de ses débuts difficiles, ses penchants autodestructeurs, sa nature inquiétée par l’échec, et son imagination portée à exacerber le potentiel catastrophique de n’importe quelle situation.</p> <p style="text-align: justify;">Pourtant, en dehors de ce chaos, ses romans ne défendent pas moins le même ensemble de valeurs chrétiennes, testées et approuvées, qu’encense le King serein d’<em>Écriture</em>: la foi en la bonté de l’homme, la fonction de pilier social (et identitaire) accordée au couple et à la famille, la possibilité du salut par l’épreuve, les vertus rédemptrices de l’amour, et la tolérance enfin. Car c’est lorsque ces valeurs sont mises en crise ou menacées que l’horreur survient. Chez King, le chaos et la peur interviennent souvent lorsqu’une entité maléfique, mélange de péché personnel et de manifestation paranormale, perturbe cet équilibre naturel ou chrétien des choses, qu’il faudra bien sûr restaurer. Si on peut qualifier d’opposés ces deux termes, l’imagination de King demeure somme toute plus portée sur la morale que la perversion, se faisant volontiers manichéenne (il distribue maintes fois, en commentant d’anciens romans, les rôles de ses personnages entre «les bons» et «les méchants»), au contraire, par exemple, d’un écrivain comme Clive Barker. <a name="renvoi1"></a><a href="#note1">[1]</a></p> <p style="text-align: justify;">De plus, il est clair que l’expérience de la honte —de ses hontes—&nbsp;n’a cessé de compter dans son œuvre. Celle-ci, du moins, s’avère particulièrement sensible aux épreuves et aux anxiétés de l’<em>Average Joe</em>, du gars ordinaire, trimant dur dans un job ingrat, ne sachant jamais s’il joindra les deux bouts, s’il trouvera enfin la paix. <a name="renvoi2"></a><a href="#note2">[2]</a> «[Je] n’ai pas été élevé parmi ceux de la haute. Je sors de la classe moyenne inférieure américaine, et c’est à elle qu’appartiennent les personnes dont je peux parler avec le plus d’honnêteté, car ce sont celles que je connais le mieux», avance-t-il (p.223). De fait, il est assez constant que l’horreur, dans ses livres, se construise à partir d’événements quotidiens, des crises les plus domestiques: comment annoncer la mort d’un chat à ma fille? Comment gérer mon sentiment d’échec, mes pulsions agressives, ma tentation de boire? Comment faire face aux tourments de la paternité, à tout ce qui m’excède?</p> <p style="text-align: justify;">La famille est peut-être la cellule du bien et un pilier moral, mais elle est aussi le berceau de toutes les frustrations: aussi les responsabilités qu’elle impose ouvrent souvent la voie aux tentations maléfiques, comme lorsqu’un personnage, souvent un jeune père de famille, cède à un expédient surnaturel pour régler ou pallier un conflit domestique potentiel (cf. <em>The Shining, Pet Sematary</em> [1983]). Pour certains, le seul accroissement de tension de ces situations lorsqu’elles se mettent en place, l’exploration des tourments imposés par ces épreuves et le désir de s’en défiler (conflits intérieurs que King évoque généralement avec un réalisme terre à terre et une certaine compassion pour ceux qui les traversent), sont en soi une force de son talent, parfois jugée supérieures aux dérives horrifiques qui surviennent quand le Diable s’en mêle. <a name="renvoi3"></a><a href="#note3">[3]</a></p> <p style="text-align: justify;">Et dans ce domaine, l’imagination de King semble intarissable.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Une industrie à lui tout seul</strong></span></p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Un bon texte peut souvent être le fruit d’une attitude: celle de quelqu’un qui n’a plus peur et qui est sans affectation (p.150-151).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Examinons un peu la nature de la productivité exceptionnelle de King, en partant de ce que dans les <em>Mémoires</em>, l’auteur, pragmatique, conseille à ses ouailles d’écrire 2000 mots en trois heures tous les jours. Ok mettons mille, mais comme on devine que c’est sa méthode, appliquons-lui ce calcul, sur une échelle de 40 ans de carrière. Au bout d’un mois et de 90 heures de travail, 60 000 mots auront été écrits, déjà un roman de modeste envergure, ou un traitement bien développé. Au bout d’un an, on aura obtenu 720 000 mots, autrement dit deux gros pavés de 800 pages à 450 mots la page, ce qui est un ratio mots/page assez élevé mais commun chez les <em>hardcovers</em> gourmands. <a name="renvoi4"></a><a href="#note4">[4]</a> Quarante années de ce régime verraient donc produire quatre-vingt pavés de 800 pages de 450 mots chacune, donc 64 000 de ces pages. Actuellement, la somme (calculée rapidement) du nombre de pages alloué à chacun des titres de la bibliographie de Stephen King sur <em>Wikipédia</em> s’élève à 32 000 pages, les livres écrits sous le pseudonyme de Richard Bachman inclus. Le nombre moyen de mots par page, très variable, n’est pas indiqué. Mais on peut estimer raisonnablement que Stephen King voit environ d’un quart à un peu moins d’une moitié des pages qu’il écrit, d’après ce régime, se retrouver tôt ou tard dans un livre.</p> <p style="text-align: justify;">Une telle cadence d’écriture n’est pas humainement impossible, mais elle exige certainement des dispositions spéciales: un certain manque d’inhibition (la honte d’autrefois étant bel et bien levée), la capacité de pouvoir écrire sous la dictée de l’esprit ou de quelque «film intérieur», une imagination prolixe enfin, prompte à faire flèche de tout bois...</p> <p style="text-align: center;">*</p> <p style="text-align: justify;">Affaire de renouer avec les vertus comme les vices de son écriture fictionnelle, j’ouvre au hasard un roman de King: ce sera <em>Needful Things</em> (1991), le roman qui devait liquider une fois pour toutes Castle Rock, cette bourgade imaginaire du Maine qui avait, en outre, servi de décor à <em>Dead Zone, Cujo</em> (1981) et <em>The Dark Half</em> (1989). Les premières pages, celles du prologue, sont absorbantes, pleine de verve bonimenteuse: «Come on here, let me shake your hand! Tell you somethin’: I recognized you by the way you walk even before I saw your face good. You couldn’t have picked a better day to come back to Castle Rock [...]» (p.3). Le ton narratif se situe d’entrée de jeu du côté de l’oralité, même si la narration, à l’exception du prologue et de l’épilogue, est plutôt d’un type omniscient à focalisations variables. Ce bonimenteur mystérieux, un peu cynique et au parler franchement local, plante à merveille le décor matériel et mental du roman: c’est-à-dire le réseau d’antipathies et de griefs qui, sous le vernis des apparences, gruge la petite communauté. Le lecteur est ainsi introduit de façon vivante à une multitude de personnages, à leur situation et leurs griefs potentiels envers tel ou telle. L’écheveau compliqué de tensions qu’elle dessine rappelle un peu les récits aux personnages proliférants de Robert Coover, tels <em>John’s Wife</em> (1996) et «Suburban Jigsaw» (2005), où l’intérêt de la lecture, s’il en est un, consiste à avoir quelque idée du réseau des liens particuliers qui unissent les personnages entre eux.</p> <p style="text-align: justify;">Au terme de ses quelques 700 pages, <em>Needful Things</em> devrait nous présenter une Castle Rock réduite à un charnier. C’est qu’elle sera tombée sous la coupe d’un étrange brocanteur, Leland Gaunt, qui ouvre une boutique bien spéciale au début du récit: une boutique —«Needful Things»— où l’on trouve immanquablement l’objet de ses rêves. Carte de baseball autographiée, abat-jour en vitrail ou talisman porte-bonheur: il s’avère que ces simples babioles comportent une telle valeur de fétiche pour ceux <em>qui les désirent vraiment</em>, qu’ils tueraient pour garder la leur. D’une certaine manière, <em>Needful Things</em> illustre le thème, décrit plus tôt, de la malignité des objets, ou de notre attachement excessif pour eux: c’est un conte moral.</p> <p style="text-align: justify;">Cela dit, les détenteurs de ces objets n’auront pas déboursé beaucoup pour les obtenir. Mais ils auront conclu un pacte faustien avec Leland Gaunt: «jouer un tour» à quelque citoyen désigné (déterrer un secret, détruire quelque chose, commettre une quelconque infraction) de sorte qu’éventuellement le propriétaire accusera son voisin, les paroisses ennemies se feront la guerre, chacun se montera contre l’autre jusqu’à ce que la situation dégénère en hécatombe:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">“It’s best not to think too deeply about these things,” Mr. Gaunt said. He spoke idly, but there was nothing idle about his eyes, which were studying Brian’s face closely. “When I say, ‘Brian Rusk, what do you want more than anything else in the world at this moment?’ what is your response? Quick!”</p> <p style="text-align: justify;">“Sandy Koufax,” Brian responded promptly (p.30).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Premier client de la boutique, Brian Rusk est un garçonnet de 11 ans qui reçoit une carte de baseball en échange de son âme. C’est aussi la victime qui laisse la plus forte impression, car tout est encore nouveau pour lui —comme pour les lecteurs. Mais lorsque ceux-ci auront vu une dizaine de clients se laisser ensorceler de la même manière —chacun son tour et à peu de variations près—, le rituel aura perdu depuis longtemps son mystère, pour se réduire à un simple procédé narratif.</p> <p style="text-align: center;">*</p> <p style="text-align: justify;">La prose de <em>Needful Things</em> me rappelle aussi combien Stephen King affectionne la comparaison. «Bien ciblée, une comparaison nous ravit autant que de rencontrer un vieil ami au milieu d’une foule d’inconnus», dit-il à ce sujet dans <em>Écriture</em> (p.212), ce qui fait déjà une comparaison de plus. La comparaison est en effet une figure de prédilection, pour ne pas dire une manie de l’écriture de King: elle y abonde bien plus que les autres figures d’analogie —la métaphore, la métonymie, la synecdoque par exemple— bien qu’elle me semble aussi la tare évidente d’un style résolument <em>moyen</em>. Car si pour un styliste comme William Gass, «une rose qui saigne ses pétales» (1979: 71) transforme aussi bien la nature du sang que celle de la rose, la comparaison maintient la hiérarchie comparé/comparant bien en place; elle confond peu le lien d’identité entre les termes qu’elle rapproche. En fait, et tout comme <em>rencontrer un vieil ami dans une foule d’inconnus</em>, la comparaison chez King sert une fonction rassurante, elles nous rendent familières des notions abstraites en les attachant à des images concrètes. Par exemple, dans <em>Écriture, mémoires d’un métier</em>, le développement des comparaisons filées entre la «langue littéraire» (objet abstrait) et un coffre à outils (image concrète), entre le processus qui consiste à écrire un récit (objet abstrait) et le travail que demande l’excavation d’un fossile (image concrète), traversent de grandes fractions du livre. Mais il s’en trouve, bien sûr, de plus brèves à chaque page de ses histoires: voici, par exemple, comment King évoque le vertige de Brian Rusk, revenant d’une transe hypnotique après avoir tenu dans sa main un objet mystérieux: «It had been like holding a conch shell to your ear and hearing the sound of the ocean... only in 3-D Sensurround» (<em>Needful Things</em>, p.29). Comparaison kinguienne typique.</p> <p style="text-align: justify;">Or il est surprenant que la langue de Stephen King s’exerce si peu à la <em>défamiliarisation </em>dans sa manière d’employer les figures de rhétorique, qu’il privilégie un trope aussi rassurant alors qu’il travaille en plein cœur du genre fantastique. Ne serait-il pas plus juste, ou du moins plus inquiétant, et plus intéressant au niveau du style, que son langage s’exerce à nous<em> faire rencontrer une foule d’inconnus dans un vieil ami</em> plutôt que l’inverse?</p> <p style="text-align: center;">*</p> <p style="text-align: justify;">Parcourir <em>Needful Things</em>, enfin, rafraîchit mon souvenir de l’hypertrophie, de l’expansionnisme narratif si cher à la prose de King, car il est difficile, ici, de ne pas sentir un effort volontaire, délibéré de <em>faire gros</em>, de tout détailler, de porter le récit jusqu’à l’exhaustion, l’excès, la redite, d’autant plus que la technique d’une narration omnisciente à variations focales multiples encourage potentiellement cette expansion jusqu’à l’infini. Par exemple, le passé (et ses traumas) d’un personnage important (et un roman de King peut en comporter beaucoup) sera construit une première fois pour le bénéfice du lecteur, puis raconté par le personnage lui-même une seconde fois —lors d’un moment dramatique—&nbsp;à son éventuelle douce moitié qui, elle, aura été construite de la même façon et se confiera aussi éventuellement de façon similaire. Une situation qui a d’emblée peu de secrets pour le lecteur (par exemple, la manière dont Leland Gaunt ensorcelle la population de Castle Rock) peut prendre de nombreuses pages à être élucidée par tel ou tel personnage (comme Alan Pangborn, shérif du comté et héros de l’histoire), tout cela comme si «raconter», pour Stephen King, était synonyme de «répéter». Dans les moments où la tension monte, les variations focales permettent de conjuguer un nombre excessif de trames narratives. Par exemple, les chapitres 17 et 18 du roman (p.485-542) se subdivisent au total en 42 sous-chapitres dont chacun amorce un changement de point de vue et de lieu&nbsp;(«At about the same time Alan was heading across town to arrest Hugh Priest, Henry Beaufort was standing in his driveway» (p.485); «In the process of tearing apart George T. Nelson’s bedroom, Frank Jewett found half an ounce of coke under the mattress» (p.486); «Lenny Partridge, Castle Rock’s oldest resident [...], also drove one of Castle Rock’s oldest car» (p.487), etc.). Cette méthode pourrait prouver une certaine maîtrise, chez King, de l’enchevêtrement alterné d’une myriade de sous-intrigues (qu’il a peut-être écrites séparément avant de les monter ensemble), mais elle accuse aussi, du moins pour le lecteur, comment l’auteur peut s’éprendre de certaines techniques narrative et les user jusqu’à la corde.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>En finir</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">«Ma conviction la plus profonde, quant à l’invention des histoires, est qu’elles se fabriquent en grande partie d’elles-mêmes» (p.192), révèle King dans ses <em>Mémoires</em>, et il n’est certes pas le premier à défendre qu’écrire, et raconter, soit une descente dans l’inconnu. Étant son premier lecteur, l’écrivain doit chercher à se surprendre puisque c’est là sa meilleure ou sa seule garantie que le lecteur, en le lisant, se laissera surprendre aussi:&nbsp;«Tôt ou tard, une histoire doit bien aboutir <em>quelque part</em>» (p.195). &nbsp;</p> <p style="text-align: justify;">En dépit de certaines rumeurs, le présent article a pris son parti de présumer que Stephen King était l’auteur de chacune des lignes qu’il publie —et cela, en outre, parce que ses fictions accusent couramment les tares d’une écriture rapide et fonctionnelle, donnant parfois l’impression d’être improvisée, et cultivant des obsessions, des procédés qui sont un peu la signature ou la marque de commerce de l’auteur. Leur niveau stylistique est généralement moyen, les intrigues sont souvent chaotiques, la «psychologie» des personnages y est souvent surexposée, les comparaisons surabondent, l’humour de toilettes aussi, si bien que les moments cohésifs qu’ils comportent parfois empêchent rarement que quelques pages plus tard on plonge dans des visions grotesques ou que King recoure à d’évidentes facilités narratives, telles cette bombe qui explose en plein cœur du <em>Fléau</em>, à un moment de l’intrigue où, du propre aveu de l’auteur, le repeuplement de l’Amérique (qu’une pandémie fulgurante décimait au début du roman) avait atteint des proportions qui lui posaient problème: «Un bon coup d’épée dans le nœud gordien», dit-il non sans candeur (p.242-243).</p> <p style="text-align: justify;">Doit-on penser, pour autant, que <em>la littérature de King est foncièrement mauvaise</em>? Il y a trop de preuves, au contraire, qui indiquent qu’à travers (ou grâce à) ces écueils, King parvient à faire quelque chose de bien, à être <u>efficace, à savoir</u> émouvoir, toucher certaines cordes sensibles, bref, savoir exercer son art, dussent ses forces nous paraître souvent des faiblesses sous d’autres aspects. Pour la critique littéraire spécialisée, le best-seller est peut-être le plus atypique des objets: son succès massif et populaire semble le disqualifier d’emblée en tant qu’objet d’étude sérieux, et pourtant il arrive qu’il comporte d’évidentes qualités artistiques et qu’il puisse exsuder un univers d’obsessions privées aussi fourni que la plus excentrique, la plus personnelle des créations. Pour des raisons qu’il ne nous appartient pas d’expliquer, le critique littéraire se fait encore, dans sa spécialité, un dilemme de cette dichotomie entre l’art et le commerce —un problème qu’a pourtant résolu depuis longtemps celui qui s’intéresse, par exemple, au rock et au cinéma, où il va presque de soi d’accepter les œuvres à la fois comme des créations personnelles et des objets de communication de masse. Et d’ailleurs (pour paraphraser Malraux), la poésie est (aussi) une industrie.</p> <p style="text-align: justify;">Comme le suggère le double et paradoxal épigraphe qui coiffe <em>Écriture, mémoires d’un métier</em> (où, à un mot de Cervantès —«L’honnêteté est la meilleure stratégie»— succède celui d’une source anonyme —«Les menteurs prospèrent»—&nbsp;qui est peut-être de King lui-même), il faut peut-être concevoir qu’on puisse être<em> à la fois</em> honnête et prospère.</p> <p style="text-align: justify;">Comme Stephen King. Ou peut-être pas.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Bibliographie</strong></p> <p style="text-align: justify;">BARKER, Clive (1988), <em>Le Jeu de la damnation</em>, Paris, J’ai Lu.</p> <p style="text-align: justify;">COOVER, Robert (1992),<em> La femme de John</em>, Paris, Seuil.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (2005), «Suburban Jigsaw»,&nbsp; <em>A Child Again</em>, San Francisco, Mc Sweeney’s, p.194-216.</p> <p style="text-align: justify;">GASS, William H. (1979), <em>Fiction and the Figures of Life</em>, Boston, Goodine.</p> <p style="text-align: justify;">KING, Stephen (1974) <em>Carrie</em>, New York, A Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1977), <em>The Shining</em>, New York, A Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1978) <em>The Stand</em>, New York, A Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1979), <em>The Dead Zone</em>, New York, A Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1981), <em>Cujo</em>, New York, A Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1983), <em>Pet Sematary</em>, New York, A Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1986) [scénario et réalisation], <em>Maximum Overdrive</em>, De Laurentiis Entertainment Group, film.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1986), <em>It</em>, New York, A Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1987), <em>Misery</em>, New York, A Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1989), <em>The Dark Half</em>, New York, A Signet Book.</p> <p style="text-align: justify;">-------- (1991) <em>Needful Things</em>, New York, Viking</p> <p style="text-align: justify;">-------- ([2000] 2001), <em>Écriture, mémoires d’un métier</em>, traduit de l’anglais (États-Unis) par William Olivier Desmond, Paris, Albin Michel.</p> <p style="text-align: justify;">LEAFE, David (2009), «Stephen King’s Real Horror Story: How the novelist’s Addiction to drink and drugs nearly killed him», <em>Mail Online</em> [en ligne]. <a href="http://www.dailymail.co.uk/tvshowbiz/article-1178151/Stephen-Kings-Real-Horror-Story-How-novelists-addiction-drink-drugs-nearly-killed-him.html">http://www.dailymail.co.uk/tvshowbiz/article-1178151/Stephen-Kings-Real-Horror-Story-How-novelists-addiction-drink-drugs-nearly-killed-him.html</a> (Page en ligne depuis le 12 mai 2009).</p> <p style="text-align: justify;">PATRICOT, Ameyric (2011), «King en toc?», <em>La Littérature sous caféine</em> [en ligne]. <a href="http://www.aymericpatricot.com/dotclear/index.php?2011/01/25/545-king-en-toc#co">http://www.aymericpatricot.com/dotclear/index.php?2011/01/25/545-king-en-toc#co</a> (Page en ligne depuis le 25 janvier 2011).</p> <p style="text-align: justify;">PYNCHON, Thomas (1973), <em>Gravity’s Rainbow,</em> New York, Penguin Books.</p> <p style="text-align: justify;">STRUNK, William et E.B. White (1918), <em>The Elements of Style</em>, New York, Penguin Press.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><a href="#renvoi1" name="note1">[1] </a>Les premières pages des romans de genre sont souvent les meilleures ou, à défaut de l’être, les plus extrêmes. Ainsi, quand Clive Barker, au début de son premier roman, <em>Le Jeu de la damnation</em> (1988 [1985], p.9), installe le décor d’une Berlin occupée dans l’après-guerre (qu’a également exploré Thomas Pynchon dans <em>Gravity’s Rainbow </em>[1973]), où toutes les perversions sont permises, j’éprouve pour ainsi dire en une page un «frisson» d’amoralité absolue, horrifique, proprement sadienne et de permissivité tentatrice plus intense que ne m’ait jamais apporté la somme des romans de King que j’aie lu. Le passage concerné est le suivant:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">[...] Aucun appétit, aucune curiosité ne demeurait insatisfaite en ces lieux. Les plus profonds secrets du corps et de l’esprit étaient disponibles pour quiconque se sentait l’envie de les découvrir. On en faisait des jeux. Pas plus tard que la semaine précédente, le voleur [soit le personnage du point de vue duquel est racontée cette scène] avait entendu parler d’un jeune homme qui jouait à l’ancien jeu du bonneteau (vous avez vu la carte? hop! vous ne la voyez plus) en substituant, avec le génie de la folie, aux trois cartes deux sceaux et la tête d’un bébé.</p> <p style="text-align: justify;">Ce n’était pas le pire; le bébé était mort et les morts ne souffrent pas. Il y avait d’autres passe-temps à la disposition de ceux qui pouvaient payer, les plaisirs qui utilisaient les vivants comme matière première. Pour ceux qui possédaient certains désirs et l’argent pour les satisfaire, un trafic de chair humaine s’était mis en place. [...] La moitié d’un quignon de pain suffisait à acheter une des filles de réfugiés —dont certaines étaient si jeunes qu’elles avaient à peine des seins à caresser— pour en retirer un plaisir plusieurs fois renouvelé dans les ténèbres complices; personne n’entendait leurs plaintes et celles-ci étaient bien vite interrompues d’un coup de baïonnette quand les mignonnes avaient perdu leur charme. De tels homicides passaient inaperçus dans une ville où des milliers d’êtres humains avaient déjà péri. L’espace de quelques semaines —le temps de passer d’un régime à l’autre— tout devenait possible: aucun acte n’était répréhensible, aucune perversion n’était taboue. (p.9)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2]</a> Une autre figure familière, bien sûr, est celle de l’adolescent complexé, impopulaire, qui va toujours s’asseoir dans le fond de la classe et qui est victime des mauvaises plaisanteries de ses camarades: voir, en outre, Carrie.</p> <p style="text-align: justify;"><a name="note3"></a><a href="#renvoi3">[3]</a> Voir, par exemple, ce billet du blogue d’Ameyric Patricot, «King en toc?» (2011: en ligne). (J’ajoute que les commentaires présentés sous le pseudonyme de «Beast Language», du 29 au 30 janvier 2011, sont de moi.)</p> <p style="text-align: justify;"><a name="note4"></a><a href="#renvoi4">[4]</a> <em>Hardcover</em> : couverture rigide (ou cartonnée). <em>Softcover</em> : couverture souple. Il est courant que les premiers tirages de romans importants, aux États-Unis, soient publiés en «hardcover», donc en ouvrages brochés cartonnés, contrairement à ce qui se passe dans la francophonie, où même les premiers tirages présentent une couverture souple —les «couvertures rigides» demeurant une spécialité de certains fournisseurs ou d’éditions spéciales (la Pléiade de Gallimard, Québec Loisirs, le Cercle français du livre, etc.) En seconde édition, un roman américain ne sera pas nécessairement imprimé en «format poche», mais en «softcover», soit un ouvrage de même format, mais en couverture molle —le format «poche» étant en perte de vitesse sur ce marché particulier, et n’étant réservé aujourd’hui qu’aux best sellers (titres meilleurs vendeurs).<br /><br /><br />&nbsp;</p> ACIMAN, Alexandre, et RENSIN, Emmett BARKER, Clive COOVER, Robert GASS, William H. KING, Stephen LEAFE, David PATRICOT, Ameyric PYNCHON, Thomas STRUNK, William WHITE, E.B. Roman Sat, 14 Jan 2012 01:47:16 +0000 Jean-Philippe Gravel 443 at http://salondouble.contemporain.info