Traquer le détail
John Jeremiah Sullivan est l'un de ces rares auteurs capables de capter l'attention du lecteur, peu importe le sujet qu'il aborde. Son intérêt pour les sujets qu'il se propose d'explorer est non seulement authentique, il sait aussi le partager, et son sens de l'observation, qui relève de la prédation tant il est aiguisé, donne à sa prose une tournure romanesque, comme s'il lui suffisait de raconter la vie pour la rendre captivante. Quand ses amis Debbie et Jack lui font visiter le véhicule récréatif de 29 pieds qu'il utilisera pour se rendre à Creation, le plus gros festival de rock chrétien des États-Unis, véritable Godstock, Sullivan décrit ainsi l'odeur qui assaille ses narines: «The interior smelled of spoiled vacations and amateur porn shoots wrapped in motel shower curtains and left in the sun. I was physically halted at the threshold for a moment. Jesus had never been in this RV.» (p. 8)
Qu'il écrive à propos de Michael Jackson, dont le corps représente pour lui la plus importante pièce de sculpture postmoderne américaine, ou encore à propos du retour d'Axl Rose, qu'il compare à la mère du Predator, dans le film du même nom, Sullivan le fait avec une forme étonnante de révérence qui ne se refuse jamais l'humour. Si la plupart des essais portent sur la culture contemporaine, certains textes confèrent une profondeur historique à l'ensemble: je pense à l'essai émouvant où l'auteur raconte sa relation particulière avec Andrew Nelson Lytle, l'un des Twelve Southerners, ou encore à celui qui porte sur la vie de Constantine Samuel Rafinesque, le naturaliste du 19e siècle ayant, c'est du moins ce que suggère Sullivan, tracé dans ses écrits les contours de la théorie de l'évolution bien avant Darwin.
C'est d'ailleurs dans cet essai sur Rafinesque, grand observateur de la nature, qu'on retrouve le passage qui décrit le mieux l'écriture de Sullivan, qui est une école d'attention à l'autre et aux détails qui échappent habituellement à l'œil usé par le quotidien. Ce qui permet de faire le pont entre soi et les autres, c'est l'observation, si bien que se profile, en creux, quelque chose comme une métaphysique du regard: «Nature became conscious in us, perhaps in order to observe itself.» (p. 213)