Y mettre du coeur
Depuis plusieurs années, on discute de sincérité littéraire, de new-sincerity, parfois pour s'en moquer, à d'autres moments pour valoriser cet éthos où l'on écrirait les vraies affaires, délaissant la pyrotechnie et les fleurs de rhétoriques visant à séduire les lecteurs ou encore à avoir l'air vraiment brillant. On a aussi parfois l'impression, à suivre les discussions à ce sujet, que l'ironie et la sincérité ont été inventées dans les années 90. Le livre Sincerity, de R. Jay Magill Jr., permet de prendre ses distances quant à cette scission un peu abstraite et parfois grossière de l'énonciation littéraire.
La grande valeur de cet essai réside dans le survol historique qu'il propose en remontant aussi loin qu'au réformisme de Luther, pour qui le croyant sincère n'avait pas besoin des rituels et de l'or des églises. Magill Jr. nous rappelle également, fort à propos, les épanchements de Montaigne et de Rousseau, lointains parents de Bon Iver, mais aussi l'impérissable traité politique de Machiavel, pour qui la sincérité n'était qu'un artifice pour duper le peuple. Le sous-titre de Sincerity donne une bonne idée des propos de Magill Jr.: «How a moral ideal born five hundred years ago inspired religious wars, modern art, hipster chic, and the curious notion that we ALL have something to say (no matter how dull).» Cet essai passionnant permet d'établir des ponts transhistoriques entre des auteurs à la posture semblable, nous extirpant ainsi un moment de notre présentisme théorique où les idées, étrangement, semblent être nées en même temps que nous. Par exemple, en lisant le chapitre où il est question des maximes de La Rochefoucauld, j'ai été étonné de voir à quel point ses réflexions sur les vertus et les vices humains étaient essentielles pour comprendre le projet (qui est aussi le problème) de David Foster Wallace: la complexité et les contradictions internes de l'humain font en sorte que la simple prétention à la sincérité est suspecte. L'écrivain qui aspire à la sincérité court toujours le risque de se duper lui-même, ou encore d'éveiller la méfiance du lecteur. Car ultimement, la sincérité repose sur une présomption et, par la force des choses, l'auteur qui cherche à convaincre ses lecteurs qu'il est sincère risque de se mettre le pied dans la bouche. À partir de ce constat de l'interchangeabilité des pôles sincérité/artifice, il devient (peut-être) possible d'être sincèrement ironique, ironiquement sincère, où tout simplement sincèrement détaché. L'important étant, comme toujours, d'y mettre du cœur.