Après un tremblement de terre, un berger trouve dans une crevasse un géant qui porte un anneau; lorsqu’il insère l’anneau à son doigt et en tourne par hasard le chaton, le berger devient invisible. Il profite du prodige pour être l’un des messagers du roi, comploter contre lui et lui ravir sa reine. Il ira même jusqu’à le tuer afin de s’approprier son pouvoir.
Les lignes qui précèdent ne sont pas le synopsis d’un roman ou d’un film de science-fiction, mais une histoire racontée par un philosophe (Platon) dans un de ses livres les plus célèbres (la République). Comme d’autres récits inventés par Platon — dont l’allégorie de la caverne et l’Atlantide, qui seront éventuellement approfondis dans ce blogue –, le mythe de l’anneau de Gygès a traversé les époques, influençant des productions culturelles fort variées.
Le mythe de l’anneau apparait dans la foulée d’une discussion sur la justice et ses bienfaits. Ce que nous souhaitons vraiment, estime Thrasymaque (un des personnages de la République), c’est moins être juste — ou subir la justice de nos pairs — que commettre l’injustice sans être puni(e). Certes, en public, on complimentera volontiers la personne juste, mais on le fera moins par admiration que par frustration: celle de ne pouvoir se vouer à l’injustice en toute impunité. Il croit donc qu’on n’est juste que par contrainte.
Socrate fournira une réplique optimiste à ce point de vue somme toute fataliste à propos de la nature humaine: il estime plutôt que le propriétaire de l’anneau qui agit mal le fait parce qu’il s’abandonne à des appétits déjà présents chez lui (ce n’est donc pas l’anneau — et l’invisibilité subséquente — qui le fait mal agir); en revanche, celui qui possède l’anneau et ne l’utilise pas gardera le contrôle de ses actes et de son existence — il sera même heureux.
Malgré la grande confiance de Socrate en l’être humain, c’est l’interprétation pessimiste qui domine dans les réappropriations modernes du mythe. On le constate facilement en s’attardant à quelques fictions littéraires et cinématographiques de l’invisibilité, qui plongent régulièrement leurs personnages dans les bas-fonds de la moralité.
Le classique The Invisible Man (1897) de H.G. Wells est généralement considéré comme une interprétation moderne du mythe de l’anneau de Gygès. Wells l’assumait amplement: on trouve dans le quatrième chapitre de son Expriment in Autobiography (1934) des allusions à sa lecture fascinée de la République de Platon pendant son adolescence, ce qui nous incite à croire qu’il connaissait très bien le récit grec. Il lui a cependant fait subir un tournant typique de son époque: dans sa version, l’invisibilité est le résultat d’un projet scientifique.
Griffin, l’homme invisible du roman, rappelle le personnage du mythe de Platon puisqu’il profite de son invisibilité afin de bafouer la morale (il vole et tue pour parvenir à ses fins, comme le fera d’ailleurs Sebastian Crane dans le film Hollow Man [2000], influencé par Wells). Le projet scientifique du personnage principal rapproche le roman d’autres œuvres mettant en vedette des savants fous, dont Frankenstein et une autre créature de Wells: le docteur Moreau. L’invisibilité de Griffin accentue en outre l’isolement qui guette toujours les savants fous, déjà éloignés de leurs collègues par leurs recherches radicales.
Notons que si Wells s’intéressait davantage que Platon aux «détails pratiques» de l’invisibilité, cet intérêt sera encore plus grand chez H.F. Saint, l’auteur énigmatique du roman Memoirs of an Invisible Man (1987). Saint a renouvelé le genre en faisant du personnage principal (invisible) le narrateur de l’histoire. Ce choix lui permet d’approfondir toutes les facettes de l’être-invisible, des aventures les plus banales au vol en passant par l’érotisme. Il en profite pour s’attarder à des aspects souvent laissés de côté par ce genre d’œuvres.
Une anecdote sur Saint: Memoirs of an Invisible Man est le seul et unique roman de son auteur, qui l’a surtout écrit (à 45 ans!) pour subvenir aux besoins de sa famille — le roman ayant obtenu un franc succès commercial, sans parler des gains substantiels générés par la vente des droits (presque 2 millions et demi de dollars en vue de l’adaptation cinématographique, qui a paru en 1992), Saint ne s’est jamais remis à la tâche…
On pourrait multiplier les références à des fictions sur le thème de l’invisibilité. J’en évoquerai une dernière, moins connue: la bande dessinée The Nobody (2009), de l’auteur-dessinateur canadien Jeff Lemire. La plupart de ses histoires se déroulent dans des villages ou petites villes, et celle-ci ne fait pas exception.
Dans The Nobody, l’homme invisible est un vagabond qui devient rapidement un sujet de discussion privilégié pour ses hôtes; ancien professeur d’Université, il porte les marques (ou leur absence!) d’une expérience scientifique mystérieuse qui a mal tourné.
Si les fictions de ce type se concentrent généralement sur leur personnage principal, Lemire s’intéresse au moins autant à l’impact de l’étranger (nommé John Griffen, en clin d’oeil à Wells) sur les habitants du village. Le récit est d’ailleurs narré par Vickie, une jeune femme qui avait 16 ans quand Griffen a passé du temps dans son patelin.
Lemire fait généralement peu de cas de son invisibilité, mais il multiplie les allusions aux pertes et aux absences. Il décrit l’assimilation de Griffen à Large Mouth comme une autre sorte d’invisibilité: «as weird as he looked, he was very good at not being noticed» (la narratrice lui dit d’ailleurs: «I haven’t seen you around lately»). Le récit est aussi rongé par d’autres disparitions, dont celle de la mère de Vickie.
Par-delà ses dispositifs fantastiques (anneau magique et invisibilité), le mythe de l’anneau de Gygès porte principalement sur la surveillance et ses effets sur le comportement. On peut donc facilement le transposer à notre époque remplie de caméras et d’écrans. Et les mêmes questionnements éthiques subsistent aujourd’hui: un criminel sera sans doute plus encouragé à voler dans un lieu sans surveillance que dans une pièce munie de caméras. Que fera cependant une personne honnête? Notre réponse à cette question risque fort d’être liée à notre point de vue sur la nature humaine (si cette nature existe…).
L’invisibilité libératrice décrite dans le mythe peut être mise en parallèle avec un phénomène omniprésent sur Internet: le trolling, quand des individus — le plus souvent anonymes — essaient de faire dérailler une discussion. Une employée de Facebook, Julie Zhuo, avait elle-même proposé une comparaison entre cet usage abusif de l’anonymat et le mythe de l’anneau de Gygès dans un texte publié dans le New York Times, en novembre 2010 («Where Anonymity Breeds Contempt»). Le propriétaire de l’anneau annonce après tout l’attitude de certains internautes: il s’insinue de manière égoïste dans des interactions humaines qui ne le concernent pas, sans se rendre vulnérable.
Il choisit donc de porter un masque. Mais n’est-ce pas là justement une autre fonction de l’écran — qui montre, certes, mais qui peut aussi cacher et protéger?
(Je m’en suis tenu ici au thème de l’invisibilité, mais l’autre grand thème du mythe — l’anneau magique — a lui aussi exercé une profonde influence culturelle. Ce sera pour un autre billet.)