Sur un blogue évoquant les expériences de pensée dans son titre même, l’allégorie de la caverne est incontournable. Je l’aborde dès maintenant à cause de son importance, mais aussi parce que certains futurs billets s’y référeront de manière plus ou moins subtile.
C’est une «fiction utile», comme les autres mythes de Platon: un récit inventé — de nature assez fantastique — qui sert de tremplin à la réflexion. Mais elle est peut-être encore plus utile que les autres, pour au moins deux raisons: 1) on peut faire correspondre la plupart de ses aspects à la conception du monde de Platon; 2) on peut l’appliquer très facilement à des phénomènes contemporains, surtout depuis l’essor du virtuel et la multiplication des écrans (j’y reviendrai plus loin).
Platon raconte cette histoire dans le septième livre de la République.
Imaginons des prisonniers, tout au fond d’une caverne. Derrière eux, il y a du feu et des objets qu’on fait défiler devant les flammes; cela produit des ombres qui sont projetées sur le mur leur faisant face. Ils ont passé leur vie à voir ces reflets, et n’ayant jamais vu autre chose, ils sont persuadés que ceux-ci sont vrais et bien réels.
Imaginons maintenant qu’un prisonnier réussisse à se libérer. En escaladant la caverne puis en atteignant la surface, il se rendra compte qu’il se trompait depuis le début; il aura enfin accès aux réalités naturelles, et non aux seuls reflets. Il éprouvera sans doute une des réactions suivantes: l’aveuglement suscité par le soleil pourrait l’amener à retourner dans la caverne afin de rester dans cette «erreur confortable»; tout au contraire, il pourrait se satisfaire de son nouveau savoir et chercher à en tirer profit (par orgueil ou par soif de richesse); mais il pourrait, aussi, revenir dans la caverne pour tenter de délivrer les autres. Tâche difficile, puisqu’il n’est pas agréable d’apprendre qu’on s’est trompé…
Cette histoire est une illustration de la conception du monde — des deux mondes, plutôt — selon Platon: la caverne correspond au monde sensible, rempli d’objets (et de leurs reflets/ombres) variables et relatifs, accessibles par nos cinq sens; la surface, en revanche, correspond au monde intelligible, rempli d’Idées stables et universelles accessibles par la pensée.
Platon estime que la connaissance véritable est celle des Idées (la Beauté, le Bien, le Vrai, etc.), qui permettent, à leur tour, la connaissance des choses sensibles particulières. Mais sa conception du monde implique une sorte de «communication» entre les deux mondes, qui ne sont donc pas complètement étanches: on utilise généralement la notion de participation pour expliquer le lien entre les Idées (ex: la beauté) et les choses sensibles (ex: cette belle peinture, ce beau paysage, etc.).
Le philosophe, dit Platon, correspond au prisonnier délivré qui, plutôt que de se satisfaire de son propre savoir, revient dans la caverne pour aider les autres. Ce geste altruiste représente toutefois un défi considérable, puisqu’il pourrait être perçu comme une insulte — on sent bien, ici, l’influence de Socrate (le maître de Platon), dont la méthode a été perçue comme une intrusion désagréable par certains de ses détracteurs. (On sait que Socrate a subi un procès, et qu’on l’a notamment accusé de corrompre la jeunesse.)
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À la lumière de l’allégorie de la caverne (et, plus largement, du rapport entre le sensible et l’intelligible), on considère généralement que Platon serait contre le virtuel tel qu’il se déploie à notre époque. Ce virtuel implique après tout une proliférations d’images qui seraient considérées comme autant de reflets et d’ombres.
Une caricature classique a d’ailleurs tracé un parallèle entre le mur de la caverne et l’écran d’un téléviseur; en effectuant un bond technologique, on pourrait penser à l’ensemble des écrans (cinéma, ordinateur, téléphone cellulaire, etc.). Plus précisément: à notre rapport au contenu diffusé sur ces écrans. Des images que nous savons fausses peuvent cependant exercer une force d’attraction remarquable, comme lorsqu’on dit qu’on «s’identifie» à un personnage de fiction, ou quand une scène violente ou horrifiante nous fait bondir de notre siège. L’imagerie 3D et les images de synthèse, entre autres avenues technologiques, s’efforcent de faire entrer le spectateur dans des mondes virtuels de plus en plus convaincants et immersifs.
Assiste-t-on aujourd’hui à la victoire des images et du virtuel contre Platon? C’est ce qu’estiment des penseurs comme Gilles Deleuze (qui soutient, contre les détracteurs anciens du virtuel, que celui-ci «possède une pleine réalité, en tant que virtuel») et Jean Baudrillard, qui (parmi d’autres) ont écrit sur le triomphe du simulacre et de la simulation: victoire du virtuel sur un réel qui n’arrive plus à rivaliser avec lui, parce que le virtuel ne cherche plus simplement à reproduire le réel, mais à l’engendrer.
Dans La puissance du simulacre. Dans les pas de Platon (2013), l’essai qu’il a consacré au rapport entre la pensée de Platon et le virtuel, Jean-François Mattéi (1941-2014) tente une approche différente. Loin de congédier l’Idée telle que l’entendait Platon, suggère Mattéi, le virtuel y renvoie sans cesse. De sorte que le virtuel s’inscrirait plutôt «dans les pas de Platon», et non contre lui.
«Ce n’est pas le simulacre, mais l’Idée, qui met en branle la simulation» (page 148), écrit Mattéi. Reproduire un univers, c’est après tout reproduire des corps qui ne sont pas virtuels. Les nouveaux mondes virtuels «ne sont à aucun moment réels, quels que soient nos souhaits ou nos illusions; ils sont un effet de réel qui incite la réflexion à remonter à leur cause.» (149) Les simulacres ne sont donc jamais autonomes : ils «nous confortent dans le pouvoir de l’intelligible, et donc de l’idéalité, qui les porte à une existence fictive» (151).
Que l’on considère les réflexions anciennes ou contemporaines sur le virtuel, on peut considérer ce dernier comme un work in progress: le débat est donc loin d’être clos.