C’est le 27 mars, à l’UQAM, que se tenait la conférence d’Annie Abrahams dans le cadre du programme ICI (Intervenants culturels internationaux) en collaboration avec le CIAM (Centre interuniversitaire des arts médiatiques), le Doctorat en études et pratiques des arts, l’École des arts visuels et médiatiques et le Laboratoire NT2. L’exposé était suivi d’une discussion au Laboratoire NT2. En arrière-fond, avant le début de la conférence, les quelques dizaines de visiteurs entendent les bribes du projet News Series. Celui-ci se greffe au célèbre work in progress Being Human/Étant humain, sortes d’archives rhizomatiques de l’ensemble des projets de l’artiste et œuvre en soi. News Series intègre les voix de plusieurs hommes politiques, celles qui nous rassurent tout en nous manipulant, affirme l’artiste. Un algorithme génère l’enchaînement des « unes » de plusieurs journaux sur le Web. Une réflexion qui s’inscrit plus généralement dans une observation de la société actuelle, une société où il y a un « trop-plein d’informations, mais très peu de communication ».
Derrière la globalisation du code numérique, nous rappelle Abrahams, se retrouvent des individus isolés devant un ordinateur. Du coup, l’artiste parle d’Internet comme d’un « espace public de solitude ». L’œuvre SolitudeS, comme bien d’autres, pose une question à l’internaute et celui-ci, à son tour, peut répondre et participer de la réflexion. De cette collaboration résulte un texte en bribes. Dans une perspective de « cartographie de l’autre », l’artiste choisit de donner corps à ces pensées lors de ses performances où le public est invité à lire les réponses des internautes à haute voix. La pionnière du Net Art affirme que si les œuvres ne sont pas lues ou vues, elles ne sont que potentialités sur le Web. Si elles demeurent uniquement dans le réseau, elles ne sont que lumière à l’écran. Ainsi, les performances s’inscrivent dans cette perspective de réinvestissement de l’œuvre par une énergie corporelle. Empreintes de spontanéité, celles-ci sont propices à engendrer l’imprévu, la rencontre de l’autre dans toute sa profondeur. La volonté de déployer les projets d’Étant humain dans l’espace physique est essentielle dans la démarche de l’artiste.
Son travail avec l’artiste Igor Stromajer s’inscrit dans cette volonté. Fascinée par la performance de Stromajer pour laquelle il choisit de chanter le code HTML d’une page Web pour présenter son travail, Abrahams sollicite l’artiste pour une collaboration. Ainsi, le projet aboutit en une sorte d’opéra Net composé d’une chanteuse interprétant le code HTML, de Stromajer faisant jouer des fichiers sonores repiqués directement sur le Web et d’Abrahams lisant à haute voix les textes des internautes compris dans ses œuvres collaboratives.
L’artiste emprunte l’image de la bulle pour décrire la situation d’un internaute devant l’écran d'ordinateur. Celui-ci est seul dans cette enceinte où il tente toujours de prendre contact avec l’autre. La performance réalisée avec Nicolas Frespech, L’un la poupée de l’autre, incarne cette idée. Les artistes installent leur tente dans le musée Georges Pompidou à Paris. Chacun dans leur bulle de tissu, les artistes communiquent par une webcaméra et un microphone. Les spectateurs assistent, puisque l’intérieur des tentes est capté par les webcaméras des artistes et projeté au mur, à un « échange plein d’impossibilités » dans lequel « les moments les plus intimes sont les plus vides ».
Diplômée en biologie, Abrahams observe dans son travail artistique la même visée qui anime ses études antérieures : comprendre l’être humain. Une question persiste : « quelle est ma place dans le monde, que puis-je y faire? ». Elle investigue, comme une chercheure, la relation de l’homme à l’autre lorsque cette relation passe par l’ordinateur. Le projet Je n’ai que mon nom vérifie l’une des hypothèses de l’artiste, celle de l’impossibilité de reconnaître et, par ricochet, de connaître un individu par une séance de clavardage. Ainsi, quatre « Annie » (une vraie, trois fausses) répondent aux questions des internautes se prêtant au jeu dont le but est de découvrir la vraie Annie. Non seulement cette tâche se révèle impossible pour les participants, mais l’artiste confie à son auditoire qu’elle y trouve une part d’elle-même dans chacune de ses doublures.
L’artiste évoque une période de sa vie où elle a dû quitter son ordinateur pour cause de douleurs musculaires et psychologiques. Problèmes qu’elle identifie à un « oubli du corps devant l’appareil ». Lorsqu’elle retourne à son ordinateur après un an et demi de séparation, un logiciel est programmé de manière à solliciter l’artiste toutes les vingt minutes afin de lui proposer des exercices. Ainsi, l’œuvre Séparation renvoie l’internaute à sa posture devant l’écran. Des exercices loufoques lui sont proposés. Annie Abrahams fait rire son auditoire en présentant son œuvre I don’t Want to Be a Nice Girl. Abrahams a toujours rêvé de chanter, mais on lui a dit qu’elle n’était pas douée. Sur un fond musical Dance Pop, elle chante sans retenue son désir de ne pas être une fille sage. La trame sonore accompagne une image se dévoilant par la manipulation d’une barre de défilement. L’internaute y découvre…Allez voir vous-même!
La discussion, qui s’est poursuivie au laboratoire NT2, portait davantage sur la question de la diffusion des œuvres Web. Alors que les musées et les galeries assurent une reconnaissance sur le plan artistique, le cas d’Internet est un peu différent. Il n’y a pas toujours un intermédiaire permettant de qualifier un projet artistique. L’artiste peut espérer se faire découvrir par le hasard, par le bouche à oreille ou encore par des portails agissant comme des institutions de reconnaissance. Par ailleurs, les œuvres participatives ne peuvent fonctionner sans l’aide de la publicité. L’artiste réfléchit sur la possibilité d’alimenter un blogue pour organiser l’information relative à son travail, parallèlement au développement du projet Étant humain, plus rhizomatique dans son expérience. Abrahams soulève à la fois le gain et la perte qu’engendrent les sites formatés du Web 2.0. Alors que le Web est plus facile à utiliser, ses outils se démocratisent, on perd un peu l’idée de l’hypertexte, cet univers où l’on s’égare. Étant humain échappe encore au formatage et propose une navigation qui va de surprises en surprises. Si on observe la propagation phénoménale de tous ces artéfacts numériques formatés, Annie Abrahams demeure convaincue que la richesse d’une expérience rhizomatique sera redécouverte et explorée davantage.