De l'écran

Source: Jean-Pierre Balpe dans HyperFiction.

La place de plus en plus grande prise par les écrans dans le monde contemporain a donné à ce mot un sens nouveau. Si l’écran est, à l’origine, ce «qui protège», «qui s’interpose» entre une réalité plus ou moins menaçante et un individu, il est en même temps ce qui signale la présence de cette réalité masquée. Le cache de l’écran est un révélateur de ce qui voudrait être là. Un mur n’est un écran que si l’on sait que, derrière, se dissimule quelque chose. Sinon il reste un mur. L’écran n’est rien d’autre qu’un intermédiaire. Insensiblement, du fait de la multiplicité et de la sophistication de ses usages, d’intermédiaire, l’écran est devenu médiateur. La différence ne semble pas considérable; elle est fondamentale. La caractéristique des écrans, n’est plus de cacher pour protéger mais, tout en protégeant, de montrer ce qui est derrière. Et ce quelle que soit la distance de l'arrière-plan. L'écran devient une ouverture sur la totalité de l'univers.

Une bonne partie du monde, celle qui se trouve là, quelque part, mais qui ne peut ou ne doit être atteinte directement, ne se révèle plus que par la médiation focalisante des écrans, de cinéma, de télévision ou d’ordinateur. Cette médiation, renforçant l’effacement de la notion de distance, est peu à peu devenue indispensable à notre civilisation au point de la caractériser.

L’écran de cinéma est un substitut du réel dans lequel le spectateur est invité à s’immerger — ce qu'il ne peut faire que dans l’obscurité absolue des salles. Celui de la télévision, qui s’accommode du jour, est une «lucarne» à travers laquelle un spectateur passif, relativement distant, assiste aux spectacles de mondes qui ne le concernent pas directement et sur lesquels il ne peut agir que par l’intermédiaire de «télécommandes» pour se promener en zappant.

Écrans numériques

L’écran d’ordinateur exige la proximité. Il se place à portée de main. Il en devient un objet individuel de médiation. Les mondes qu’il présente sont des mondes offerts, des mondes «pour soi». L’écran n’est pas «support de spectacle» mais «offre personnalisée de services». Objet technique mis à portée d’action, il invite à l’interaction, à une adaptation progressive, constante et réciproque des demandes de l’utilisateur aux propositions de la machine. Les rapports aux écrans dépendent des possibilités des technologies qui les animent.

Si des comportements interactifs sont possibles c’est que «l’image» diffusée par l'«écran» d’ordinateur est sans consistance. Elle n’a pas d’existence matérielle. Sur l’écran d’ordinateur, l’image n’est pas un bloc statique prédéfini projeté sur une surface mais une construction dynamique. Une trace quelconque, une lettre, un signe, une image ne sont qu'une matrice de points pouvant chacun prendre isolément des valeurs colorées. Leur nature est «virtuelle». Tout texte est à la fois, et de façon inséparable, image. Toute image est texte. Mieux encore, tout son est texte comme tout texte peut-être son et/ou image… Joël de Rosnay peut dire de l’ordinateur qu’il est le premier «unimédia». L’ordinateur abolit la différenciation superficielle des médias. Il est multimédia parce qu'il supporte tous les médias; unimédia parce qu'il réduit leurs différences superficielles, les gère sur un même espace.

Les signes qu’affiche l’écran numérique sont interchangeables. Passer de la lettre "d" à la lettre "a" ou à n'importe quel autre dessin, n'est que faire subir aux codages binaires une opération mathématique. Dans les mémoires des ordinateurs, le dessin d'un tigre n'est pas analogue à l'image d'un tigre, de même que l'écriture du mot tigre n'est pas représentée par la séquence graphique «t.i.g.r.e». Elle est le résultat d'une chaîne complexe de traitements de données... La matérialisation de l'image des signes est le produit d'opérations abstraites prédéfinies leur attribuant temporairement une existence. Un simple traitement de textes montre que cette visibilité est toujours susceptible de nouvelles opérations. On peut remplacer automatiquement, en temps réel, tous les "a" d'un texte par n'importe quelle autre lettre, faire placer des "s" à la fin des mots, ajouter des mots, en remplacer par d'autres, changer les polices de caractères... On peut modifier un dessin, le faire agrandir, le faire réduire, le faire transformer, l'ajouter à d'autres, bouger, apparaître, disparaître... Tout signe graphique a la même nature qu'un dessin ou un son. Les tablettes graphiques ou la reconnaissance optique de caractères abolissent même la traditionnelle séparation technologique entre écriture manuscrite et mécanique qui permettent, à partir des traces émises par un capteur de transformer les mouvements d'une main en dessins ou en codes typographiques choisis par l'utilisateur.

Cette dématérialisation profonde confère à l'image informatisée, aux textes qui en sont le produit, des caractéristiques que jusque là ils ne possèdent sur aucun autre support. Ils sont potentiels, dynamiques et interactifs.

Écrire l’écran

L’image perçue est le résultat de la juxtaposition d’un ensemble de points — les pixels — dont chacun est autonome par rapport à l’ensemble des autres; chacun de ces points n'obéit qu'à un «alphabet» spécifique composée des deux seuls caractères 0 et 1 : l’écriture binaire. Abolissant les différenciations contextuelles, cette écriture numérique installe ainsi une simplification absolue de la représentation des objets dont elle rend compte. Elle prolonge l’opération pragmatique de réduction des différences que les langues naturelles font de la «lecture» du monde. L’informatique prolonge ainsi la constante avancée dans l’abstraction qui oriente l'instrumentation de la communication humaine. Pour ses usages, une langue a besoin de concepts. Le mot «rame» est représentatif d’une immense classe d’objets particuliers. Il ne fonctionne que parce que le français a renoncé à nommer de façon spécifique chaque rame réelle et «choisi» de créer le concept abstrait de «rame» ne désignant en fait aucune d'entre elles. Donc les désignant toutes. Au-delà des propriétés individuelles, toute langue privilégie les propriétés collectives. Elle est une analyse du monde. Pourtant le niveau d’abstraction de l'écriture d'un terme est relatif parce que fortement contextualisé. Composé des quatre mêmes signes ce que désigne «rame» n’a rien de commun avec «arme», ni «amer» ni «mare». Une séquence comme «rmae» est insignifiante. Un signe comme «a» est indépendant de tout lien au monde. Mais il s’inscrit dans les contextes prédéterminées des alphabets, des systèmes de numération, des symboles… Pour atteindre le maximum d’abstraction, il faut que le signe ne soit ni relié directement à un «objet» du monde, ni partie d’un ensemble marqué de signes. Cette contrainte est respectée par une opposition réduite à deux termes. Pour un système de représentation, le numérique définit le niveau maximal d’abstraction. Il ne représente directement rien. Il reste disponible à la construction de n’importe quelle évocation. Le codage numérique est une nouvelle langue universelle, quelque chose comme un espéranto technique.

Un mot quelconque d'une langue, un dessin ne sont rien d’autre que des séquences de chiffres. Pour que ces séquences «signifient» il faut leur faire subir divers traitements. Les signes traduits sous forme de suites codées de zéros et de uns sont illisibles sans programme spécialisé. Toute image d’un écran d’ordinateur est une image «écrite» ouverte à des opérations numériques. Et ce quel que soit le média qu'elle présente à la surface de l'écran.

L'image d'une simple page de traitement de textes, par exemple, telle que perçue par un lecteur, est une image trompeuse : elle ne montre à son lecteur que les signes que celui-ci, à son niveau est en mesure d'interpréter. Pourtant, elle contient infiniment plus d'informations. Ces informations, bien que non directement perceptibles, sont indispensables au logiciel pour construire une image «lisible» : indications de formatage, de la police de caractère, indications typographiques… Toutes dépendent de diverses couches d'autres écritures : celles des algorithmes du logiciel utilisé, du système qui fait fonctionner l'ordinateur, du codage binaire correspondant au type de microprocesseur… Or toutes ces couches sont «écrites». La plupart du temps elles mêlent à des fragments de diverses langues naturelles des fragments de pseudo-anglais ainsi que des ensembles de signes spécifiques structurés par une grammaire artificielle qui n'obéit qu'à des règles formelles, refusant les approximations des grammaires naturelles. Cette situation, pourrait être anarchique et ingérable. Elle est au contraire très productive parce que les écritures des diverses couches obéissent à des ensembles de codes, de conventions et de normes respectées par l'internationale des programmateurs. Quelque chose comme la nouvelle «lingua franca» d'une internationale d'initiés. Les bouleversements profonds qu'introduit, par exemple, Internet dans la communication humaine ne sont que le résultat d'un ensemble d'accords sur les normes de codage et les protocoles de transfert des données. Or ce sont des accords «de fait». Aucun organisme national ou supranational n'est à son origine. Les concepteurs et utilisateurs de réseaux informatiques se sont spontanément donnés une langue et des règles d'usage communes. Ils ont littéralement inventé un écrit de l'écran qui gère l'ensemble de la communication médiatisée par les ordinateurs. Si l'on prend en compte le flux global d'informations numériques, ces écrits prennent en charge la plus grande part de la communication moderne.

Écrire pour l’écran

Malgré les apparences, écrire pour l'écran numérique est donc extrêmement différent d'écrire avec une machine à écrire ou un stylo.

Écrire pour un écran c'est afficher l'image d'opérations complexes toujours présentes mais souterraines. Si les utilisateurs débutants de traitements de textes considèrent l'écran comme simple support d'affichage, un usage un tout peu plus poussé montre que l'écriture au moyen de l'écran numérique oblige à de nouvelles acquisitions techniques. Aucun utilisateur d'un même traitement de texte n'a recours aux mêmes fonctions. La production technique d'écrit se personnalise. Outil collectif, le traitement de texte est, malgré les idées reçues, bien plus individualisé qu'un stylo. Les possibilités offertes par l'informatique sont en effet immenses. Leur grand nombre offre à chaque utilisateur le moyen de définir le groupe de fonctions qui lui est intellectuellement le plus proche. Qu'il le veuille ou non, le scripteur sur écran, devient un programmateur. Avec l'écrit de surface il doit écrire indirectement une partie des couches abstraites qui le gèrent. En ce sens, l'outil multimédia est la nouvelle imprimerie. Elle met à portée de tous des possibilités d'expression antérieurement inaccessibles sans recours à des techniciens spécialisés. Chaque scripteur devient un multi-spécialiste. L'étendue du champ des possibilités techniques de l'outil créent de nouveaux champs de spécialités ouvrant des espaces inédits au déploiement au texte. Ces possibilités exigent un niveau «d'alphabétisation» supplémentaire.

Le fait qu'il y ait dissociation entre l'écran d'affichage et le lieu de stockage de ce qui est affiché contribue à détacher l'écrit de son support matériel. Une page numérisée n'a ni forme fixe ni lieu réel d'assignation. Une bibliothèque virtuelle peut être consultée, de chez soi, à des milliers de kilomètres. Tout document est l'affichage dans un contexte donné, à un moment donné, d'une infinité d'autres documents virtuels. Ni lieu ni forme, un document est indéfiniment copiable et transférable. Mieux encore, un document affiché sur l'écran peut en fait être la résultante d'opérations invisibles de calculs plus ou moins complexes comme c'est le cas pour les hypertextes ou la génération automatique de texte. Il existe ainsi aujourd'hui des lettres, des analyses statistiques, des bulletins météorologiques, mais aussi des poèmes, des romans que personne n'a jamais directement écrits et dont les pages affichées — ou imprimées — sont la production de calculs algorithmiques. Dans ces cas précis, il y a dissociation complète entre l'écrit lu et les procédures de production d'écrit. L'auteur de textes génératifs n'écrit pas des textes, mais programme des modèles abstraits de textes. L'auteur de textes génératifs écrit, dans une langue particulière, des textes que personne ne lira jamais mais qui, interprétés par l'ordinateur, provoquent sur l'écran numérique l'affichage d'écrits que le lecteur est invité à lire comme textes d'auteurs. La confusion entre les différents niveaux d'écrits qui font l'image de l'écrit sur l'écran numérique est ici à son comble. Sous l'écrit que montre l'écran se cachent une infinité d'autres textes en attente. Chaque écrit masque et désigne la potentialité virtuelle d'accès à la totalité des autres écrits disponibles. Tel est le bouleversement de la métaphore hypertextuelle du World Wide Web, cette toile d'araignée mondiale qui enferme tous les textes de l'humanité. Certains «moteurs de recherche» spécialisés sont ainsi capables d'analyser chaque jour des millions de pages dispersées sur les mémoires électroniques de la planète et de les mettre à la disposition de chacun.

L'écrit universel

Si sur l'écran de cinéma ou sur celui de télévision l'écrit est un intrus et sa présence marginale, il n'en est rien sur l'écran numérique. L'écrit y est un constituant fondateur. Internet en est la manifestation la plus éclatante qui réalise une communauté virtuelle instantanée de tous les écrits numérisés dans l'ensemble du monde. Sur le World Wide Web, n'importe qui peut publier un journal, parcourir les archives du Monde, consulter les ouvrages de la bibliothèque du Congrès à Washington, participer par écrit à des groupes de discussion, envoyer un message au Président Clinton, admirer les enluminures rares de la Bibliothèque de France ou découvrir les gravures rupestres de la grotte Cosquer.

Loin de bannir l'écrit, l'écran informatique lui donne une nouvelle jeunesse. Les prophètes de la mort de l'écrit devront réviser leurs prédictions. Les possibilités techniques de l'écrit sur écran numérique sont multiples. Encore jeunes, elles réservent des surprises notamment en ce qui concerne la recherche et la personnalisation automatique des informations. Demain, une partie de l'écrit sera produit directement par les machines qui gèrent les écrans. L'écrit sera en partie le résultat de l'analyse automatique de l'ensemble des documents enregistrés sur les mémoires, de leur collationnement et de leur réécriture. Il sera alors très difficile de faire la différence entre ce qui appartiendra à l'homme, ce qui appartiendra à la machine, ce qui relèvera de modifications introduites par la machine sur des écrits humains… et réciproquement. L'écrit de l'écran sera une prothèse des capacités de communication humaines.

Encadré «Hypertextes et hypermédias»

L'hypertexte est une des techniques nouvelles permise à l'écriture numérique. Cette technique repose sur une particularité de la mémoire informatique : sur une mémoire d'ordinateur, quel qu'il soit, un texte n'est pas un ensemble compact d'écrit, mais un ensemble de fragments d'écrit dont, au moment de l'affichage sur l'écran, l'ordinateur assure l'intégrité. Par exemple un texte A est composé des fragments a, b, c, d ou x… en fonction des possibilités d'enregistrement sur la mémoire de stockage. Pour reconstituer le texte A, il suffit que l'ordinateur sache que A = a + b + c + x… Cette particularité technique fait que tout texte est une virtualité de texte et que si existe quelque part un texte A = a + b + c + x et un texte B = d + e + f + g, rien n'interdit de constituer un texte C = a + d + b… Tout document n'est que la résultante de parcours dans des fragments. Si l'on utilise des logiciels adéquats, il est donc soit possible à un auteur de déclarer que, à partir d'un fragment donné, plusieurs lectures sont possibles — par exemple : d + e ou d + b —, soit de donner à l'ordinateur la mission de calculer les parcours possibles — par exemple, «rassembler tous les textes contenant l'expression traitement des névroses» ou, mieux encore «classer par ordre de pertinence tous les documents parlant d'œnologie». Les outils qui, sous Internet, sont appelés des «moteurs de recherche» fonctionnent de cette façon et peuvent ainsi réunir à la demande d'un lecteur tous les documents numériques qui, n'importe où dans le monde, traitent de tel ou tel sujet. Il suffit pour cela que les mémoires sur lesquelles sont stockés les documents A, B, C ou X soient physiquement reliées par un réseau, l'ensemble constituant alors quelque chose comme une immense mémoire d'écrits collective. On comprend que cette technique ouvre d'immenses perspectives à la recherche d'informations. Elle est d'ailleurs la technique de base de la plupart des CD-ROM qui permettent ainsi des explorations non-linéaires d'ensembles informatifs.

Divers écrivains l'utilisent également pour produire des récits interactifs dont la lecture dépend des choix du lecteur.

Il n'y a pas de différence théorique entre «hypertexte» et «hypermédia» puisque, dans l'univers digital, il n'y a pas de différence théorique entre texte, son et image. Un «hypermédia» est donc seulement un ensemble de documents comportant des images et du son, entre lesquels est possible une circulation de type hypertexte. C'est le cas d'Internet et de la grande majorité des CD-ROM actuels.