Jérôme Game, vidéopoèmes.

Source: Jean-Pierre Balpe dans HyperFiction

Dans une note récente (Vidéopoésie), j’avais commencé une réflexion sur les relations de la poésie et des autres modes d’expression, notamment de la vidéo car se manifestent de plus en plus de créations qui se réclament d’une approche multimédia de la poésie, c’est-à-dire d’œuvres voulant exploiter dans leur création même et non dans leur diffusion les possibilités offertes par d’autres techniques de création. On peut penser que ce n’est pas nouveau et que, depuis ses origines la poésie a été souvent illustrée ou mise en musique. Cette pensée repose pourtant sur une erreur fondamentale car, en effet, les créations actuelles ne se considèrent pas comme des illustrations mais comme des œuvres d’un type nouveau dont les constituants expressifs forment un tout. Un peu comme confondre un poème illustré et un calligramme. Un exemple élémentaire en est, par exemple, la performance poétique dont le texte en aucun cas ne peut être réduit à ses aspects purement scripturaux mais qui repose, pour l’essentiel, sur la co-présence indispensable, en public et en temps réel, d’une écriture et de sa performativité, c’est-à-dire dans une convocation de la présence réelle et de tout ce qu’elle implique. C’est de ce tout, avec d’autres moyens techniques, que se réclame la poésie média dont fait partie la poésie vidéo

Une parution récente me donne l’occasion d’essayer d’aller un peu plus loin dans cette réflexion. Jérôme Game, en effet, vient, dans la collection «le point sur le i»; de réaliser, sous le titre «Ceci n’est pas une légende ipe pe ce», en collaboration avec Nebahat Avcioglu, plasticienne, et Valérie Kempeneers, réalisatrice, un DVD sous-titré «vidéopoésie» (JEROME GAME Éditions Incidences 1 rue Saint Mathieu 13002 – Marseille). Ce travail se présente donc bien comme un ensemble de vidéopoèmes et non comme des poèmes illustrés par de la vidéo. Il est constitué de six vidéopoèmes :

1. s surf (51 secondes)
2. travail du non-travail le trava je travaille ? non pas je (6 minutes 20)
3. ceci n’est pas une légende ipe pe ce (4 minutes 45)
4. dispositif avec hoto et tex e (50 secondes)
5. un mince filet qui accompagne arfaitement tous les rôtis vos repas les (5 minutes 50)
6. fluid e lease roose p (2 minutes 17)

où l’on reconnaîtra, dès les titres mêmes, la diction si personnelle, heurtée, hésitante, à la limite du bégaiement de Jérôme Game qui fait de chaque lecture de ses textes un moment d’émotion particulière qui ne peut être atteinte qu’en performance. Cette particularité permet déjà, en soi, une avancée dans la réflexion. Jérôme Game joue sur un aspect possible du langage et c’est ce jeu qui confère à sa diction une qualité «poétique» originale.

Petit détour analytique: contrairement à une vulgate trop répandue, un texte ne porte un sens que très exceptionnellement. Une phrase comme «la victoire est au dieu / portant la lune en son diadème» (extrait d’un poème khmer), si elle feint de porter un sens est, en fait, totalement incompréhensible si, du moins l’on estime que la compréhension permet une action sur le monde (pragmatique ou des idées): on ne sait pas qu’en faire. Il en est de même pour une autre phrase qui pourtant paraît plus évidente: «il pleut». On ne peut comprendre ces phrases qu’à partir d’expériences personnelles plaquées sur l’accroche sémantique qu’elles constituent. Si je vis aux Philippines, je ne comprendrai pas «il pleut» comme si je vis en Bretagne. Le mot «pluie», le verbe «pleuvoir» ne sont que des abstractions d’expériences pragmatiques or ces expériences ne reposent que sur des vécus obligatoirement différents. Autrement dit, une langue ne signifie pas mais donne des orientations dans des ensembles de significations rendues possibles par le vie même de ses usagers. Pour une grande part, c’est sur cela que fonctionne la poésie: permettre de faire sien des énoncés insignifiants et non pragmatiquement partageables, rendre communicable des expériences particulières. Il faudra y revenir… Disons pour aller vite que cette communicabilité spécifique s’appuie sur ce que j’appelle (en abusant un peu — mais pas trop, je m’expliquerai là-dessus plus tard — des théories mathématiques du chaos) «les attracteurs étranges de la langue», ces possibilités techniques marginales à l’usage habituel du langage mais qui, utilisées en nombre, construisent des modalités linguistiques nouvelles ouvrant sur de nouvelles possibilités de communication.

C’est ainsi que fonctionne la diction de Jérôme Game: elle construit un système signifiant à partir de marqueurs rythmiques, intonatifs et grammaticaux détournés et dont il fait un système qui lui est propre.

Les vidéos qui font une partie de ces textes se trouvent donc confrontées à cette difficulté: que produire qui ne soit pas une illustration et donne un niveau d’expression supplémentaire à la diction du poète. Ce DVD présente donc plusieurs essais vidéos qui s’efforcent dans le langage propre à la technique vidéo d’être un autre niveau poétique sur la diction tout en restant dans le système stylistique des textes.

Deux poèmes qui jouent avec les codes visuels me semblent, à cet égard, particulièrement réussis. Il s’agit de "ceci n’est pas une légende ipe pe ce" où l’image, partant apparemment d’un fragment «cette lumière entre les immeubles», utilise la dynamique propre à la vidéo et les possibilités d’image dans l’image pour introduire une image fragmentée, bégayante comme le texte lui-même tout en ignorant ce que le texte dit ; l’autre est «fluid e lease roose p» où, jouant sur les mélanges franco-anglais, une vidéo très abstraite utilise constamment le texte comme image même mettant le lecteur-spectateur dans la situation bien connue de sous-titrage mais utilisant les possibilités standard du sous-titrage pour les faire éclater vers autre chose amenant sans cesse l’esprit à basculer de l’audition à la lecture à la vision, renforçant ainsi là encore ce qui fait l’écriture poétique propre à Jérôme Game.

Les autres propositions vidéos me semblent plus faibles mais, après tout, je ne suis qu’un lecteur parmi des milliers d’autres possibles. Du moins je l’espère car ce DVD essayant de vraiment inventer un langage de vidéopoésie mérite d’être largement vu et diffusé.