L’information comme trouble du privé et du public

(Un billet de Gregory Chatonsky.)


Bruce Nauman: Self-Portrait as a Fountain, 1966-67.

L’information apparaît comme une notion tout aussi bien vague que massive. Nous avons bien du mal à la définir et dans le même temps elle semble nous envahir de toute part comme si elle était la structure même de ce sentiment de débordement. Nous n’arrivons plus à suivre le rythme effréné de l’information et on peut bien promettre dans quelques théories post-modernes le plaisir d’une fuite en avant sur la surface fugace de l’information reconfigurant nos identités liquides, on aura pas pour autant approché les raisons de ce malaise.

Supposons que l’information vient perturber la relation classique entre le privé et le public et tentons une classification partant du présupposé que l’information n’est rien d’immatériel (ce qui je vous l’accorde est une formulation étrange), que son apparence d’immatérialité n’est que le résultat de traduction et de transport complexes dont il nous faut tirer à présent les fils.

À cette fin nous partirons de la question artistique non par quelques intérêts pour l’autoréférencialité de ce microcosme mais plutôt par souci d’y voir un symptôme. Nous nous interrogerons pour savoir pourquoi depuis au moins Marcel Duchamp, l’information est au coeur de la création contemporaine et quelles sont les stratégies artistiques par rapport à elle.

L’enregistrement

Cette première stratégie consiste à changer la surface d’inscription d’une information et par ce changement en général de rendre le privé public. Cette démarche est celle de la photographie et des techniques d’enregistrements tant analogiques que numériques, mais c’est aussi celle de Warhol ou des paparazzis et de tous les phénomènes contemporains consistant en une diffusion du privé dans la sphère public.
L’enregistrement d’une information permet sa diffusion et donc l’indétermination de sa destination. Il ne s’agit plus de la configuration un destinateur / un destinataire mais un destinateur, un diffuseur et un public.

Le détournement

Changer le mode de visibilité et/ou la fonction d’une information. En modifiant ainsi l’apparition, on vient éclairer le mode de visibilité antérieure qui était accepté. Il y a là une instrumentalité négative. C’est le cas de l’ensemble des stratégies informationnelles consistant à se réapproprier un matériel déjà existant pour lui faire dire autre chose que ce qu’on croyait qu’il disait à l’origine (nous verrons comment la présupposition sémantique de l’information est une illusion). Le détournement est la pratique dominante aujourd’hui dans le champ de l’art contemporain.

La tra(ns)duction

Ce concept que nous avons déjà proposé dans le passé, nous semble être à même de cerner la situation actuelle d’articulation entre la traduction tout azimut du numérique et la capacité de diffusion décentrée du réseau. Ce double aspect ouvre des possibilités nouvelles aux pratiques artistiques encore peu utilisées. La tra(ns)duction traduit ce qui veut dire qu’elle change le langage et donc la fonction même de l’information et produit de nouvelles fonctions qui se répandent et se transforment de proche en proche sur les fils du réseau. L’information devient le phénomène même de sa diffusion (alors qu’avec le détournement elle est fonction de sa réception). Avec la tra(ns)duction nous nous éloignons de l’information comme activité strictement anthropomorphique. Il faudrait revisiter la notion de feedback à l’aune de ce concept afin de comprendre comme le premier est performatif et produit des effets nouveaux à partir d’une répétition.

L’information peut donc se définir comme un certain rapport entre un enregistrement et une diffusion. Nous écartons la conception énergétique de Simondon ainsi que la conception sémantique de la communication. Entre l’enregistrement et la diffusion il y a un paradoxe que des artistes comme Bruce Nauman ont largement exploré au cours des années 70 par l’intermédiaire de dispositifs de délai. Bergson pourrait nous être fort utile pour comprendre comment le délai entre l’enregistrement et la diffusion affecte d’une manière si forte notre perception,

Ce serait là une manière nouvelle de problématiser le concept d’interactivité mettant en doute la relation entre ce qui a été enregistré, fut-ce dans un sentiment de temps réel, et ce qui est diffusé (est-ce bien moi qui ait fait cela?). Ce doute sur la causalité entre les deux serait une question posée à la perception elle-même. Ou encore: quelle est la relation spatio-temporelle entre l’enregistré et le diffusé? Voici le doute posé par les grandes oeuvres interactives. Ce serait là un véritable laboratoire esthétique, un doute sur le moment même du retour du senti sur la perception, donc du “sujet” qui (se) sent. Ce (se) sentir ne serait pas après coup, il serait toujours déjà là hantant le dispositif esthétique de son impureté.

L’information serait en rapport avec un support de diffusion, un support d’inscription, des unités discrètes, mais ne supposerait pas l’intentionnalité, le message, le langage, l’être humain (il peut y avoir du transfert d’information entre machines), mais supposerait le signe et une causalité. Cette dernière question est complexe (nous avons déjà traité ailleurs du paradoxe de l’ordinateur machine très déterministe au moment où le modèle physique quantique met en cause la relation de cause à effet) car elle fait de l’information une forme variable (ion), elle est l’élément d’un réseau causal. L’information produit des effets.

Quelle différence dès lors dans le régime de l’information entre le langage et le signe. Un signe peut-il être sans langage? Une unité binaire est bien un signe mais est-il pour autant du langage porteur d’une visée? Cette visée n’est pas dans le signe lui-même mais dans sa possible transformation sous forme de traduction (le signe informatique est signe d’autre chose pour autre chose, une interface, un traitement, etc.). Le signe n’est pas obligatoirement lié à l’idéalité d’un monde ou à une visée phénoménologique alors que le langage présuppose toujours un des deux.

Il faudrait encore distinguer la visée de la direction pour cerner la notion d’information qui a toujours une direction. La direction est un mouvement alors que la visée est une anticipation. En ce sens la direction produit de l’espace tandis que la visée produit du temps et on trouvera là l’une des raisons profondes qui fait des arts du XXème siècle des arts temporels (cinéma, vidéo et photo à sa manière) tandis que les arts du XXIème sont avant toutes choses des constructions spatiales (un jeu vidéo par exemple). C’est du fait de la visée que par exemple le hors-champ cinématographique prend du sens. Les nouveaux médias sont spatiaux, ce sont avant tout des directions.

Toute oeuvre produit et réagit à des informations. Ce double jeu permet de comprendre pourquoi la question du contexte est devenue très importante dès le début du XXème siècle avec Marcel Duchamp. Nous ne saurions comprendre cette prise en compte du contexte comme un retour au monde, mais plutôt comme l’irruption d’une nouvelle catégorie esthétique: l’information.