Geert Lovink, directeur de l'Institute of Network Cultures à la University of Applied Sciences d'Amsterdam (Pays-Bas), est un théoricien de la culture numérique et du Web 2.0. Sa spécialisation pointue ne l'amène toutefois pas à prendre la posture d'évangéliste des nouveaux médias dans ses écrits, ce qu'il avait démontré par ses critiques souvent acerbes des blogues dans son essai Zero Comments (2007). Le titre de son plus récent livre, Networks Without a Cause (Polity Press, 2012) et le sous-titre, A Critique of Social Media, laissent présager que le chercheur se montrera à nouveau sceptique, voire vitriolique, face à la plus récente «révolution numérique».
Il s'avère que Lovink n'est ni prophète de malheur, ni optimiste face à la situation actuelle dans le monde de la culture numérique (et son pendant académique). La position mitoyenne du chercheur ne prend toutefois pas la forme d'une neutralité; à l'inverse, Lovink ne ménage pas ses critiques envers l'enlisement des études médiatiques dans le chapitre «Media Studies: Diagnosctics of a Failed Merger», mais croit à un avenir radieux pour la radio guérilla diffusée en direct sur le Web dans le chapitre «Radio after Radio». Tout en faisant preuve d'une rigueur analytique considérable, Lovink n'hésite pas à prendre position, notamment en faveur des socialités virtuelles du Web 2.0 et en défaveur du manque de rigueur au sein du projet WikiLeaks. Au final, la lecture de l'essai, au ton souvent pamphlétaire, est donc instructive et étonnante par moments.
On peut acquiescer aux propos de l'auteur sur la méconnaissance des penseurs traditionnels face à une réalité en transformation perpétuelle, mais on peut évidemment juger qu'il va un peu loin en accusant les pratiques institutionnelles d'être poussiéreuses et dépassées :
This dialogical manifesto intends to shuffle away institutional rubble. Needless to say, this is done with interests of new media, digital culture, Internet, and software studies in mind. The time in which we could have made a case for “the media” in general is well behind us. The term “media” has become an empty signifier. The same can be said of “digital media” since everything is digital anyway. In times of budget cuts, creative industries, and intellectual poverty, we must push wishy-washy convergence approaches and go for specialized in-depth studies of networks and digital cultures. The presumed panoramic overview and historical depth suggested in the term “media” no longer provides us with critical concepts. It is time for new media to claim autonomy and resources in order to leave the institutional margins and finally catch up with society. (p. 76-77)
On s'étonne même qu'un académicien de sa trempe et de son statut pourfende ouvertement une propension à vouloir «lire» les nouveaux médias à l'aide d'outils théoriques qu'il juge mésadaptés à cette tâche :
Unfortunately, these concepts are ill-prepared for the fluid media objects of our real-time era. Such analysis will by default favour visual representations (because this is what these scholars with their film, television, or art history backgrounds are trained to analyse) but neglect social and interactive dynamics. Do we truly expect to find truly exciting openings and applicable insights by “reading” Youtube under Spivak’s guidance, and watching Heroes with Zizek in our favourite interpassive mode, flowing through the national libraries with Castells, understanding Google a la Deleuze, or interpreting Twitter via Butler? (p. 78) [1]
En fait, on juge globalement que Lovink va un peu trop loin; le renouveau important dans les concepts employés pour aborder la culture numérique contemporaine, appelé de ses voeux peut s'effectuer sans avoir recours à la politique de la terre brûlée.
Néanmoins, Lovink tient des propos éclairants, les meilleurs chapitres de son essai portant sur les médias sociaux, comme le passage suivant le démontre : «We are told to believe there is no true face behind the mask, or rather, told to ask what the mask is hiding, instead of what its wearer is performing. What we need to make clear is that the Internet provides the potential for self-performance and creative play.» (p. 49). De plus, l'essai, en tentant d'aborder un phénomène émergent avec un regard aussi frais que possible, ne s'enlise pas dans des explications nébuleuses. La lecture de l'essai n'est donc ni trop exigeante ni pénible. En fait, c'est Lovink qui exige beaucoup [2], et si on se fie à ses déclarations, le programme de recherche à propos des mutations contemporaines de la culture numérique est fort chargé; il nous faudrait retrousser nos manches, s'enfoncer sans crainte dans le flux 2.0 et en tirer des conclusions pertinentes.
[1] Il est d'ailleurs important de mentionner que Lovink lui-même ne parvient pas à se défaire de ce qu'il décrit dans ce passage comme une habitude nuisible. Le chapitre suivant celui contenant le passage cité s'ouvre sur une citation de... Zizek! Cette incohérence dans le discours de Lovink est la plus frappante, puisque la plus explicite, mais elle n'est cependant pas la seule commise dans un essai de moins de 200 pages.
[2] Je n'ai d'ailleurs pas pu m'empêcher de me poser la question à plusieurs reprises lors de la lecture de Networks Without a Cause : de qui exactement Loving exige-t-il tout ceci? L'insistance que déploie Lovink à rappeler aux lecteurs qu'il faut que quelque chose change, que l'on revoit nos façons de faire, de penser et de travailler la recherche appliquée aux cultures numériques, a quelque chose d'assez agaçant. Cet appel aux armes trouverait des échos dans une réunion de travail ou dans une conférence de spécialistes, et il est évident que Lovink s'adresse à des lecteurs spécialistes, mais j'ai souvent senti que l'auteur m'admonestait personnellement plutôt que de concentrer ses énergies à démontrer le type de perspectives de recherches originales, dont il clame l'urgente nécessité sans totalement les mettre en pratique.